L’Enfer des femmes/Violette

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 35-50).


VIOLETTE


En quittant l’hôtel, la femme de chambre avait monté les cinq étages de la maison voisine. C’était là que, sans en rien dire à personne, elle avait logé sa nièce. Elle s’imaginait qu’il suffisait, pour la retenir dans le bon chemin, de se sentir près de celle qui seule pouvait lui demander compte de ses actions.

Violette travaillait jusqu’à midi, puis se rendait au magasin de modes, où sa journée se terminait. Le soir, elle emportait de l’ouvrage pour le lendemain, souvent même pour la nuit, quand il lui fallait s’acheter une robe ou un ruban.

Ne trouvant pas sa nièce dans la mansarde, la vieille fille alla rue Vivienne, dans la maison Victorine. La petite modiste était en marché avec une jeune dame fort jolie, quoique d’aspect assez égrillard, depuis les ondes effarouchées de ses cheveux jusqu’à l’habit galonné de son cocher.

Violette fit signe à sa tante d’entrer dans la petite arrière-boutique, celle-ci se casa le mieux qu’elle put sur un monceau de crêpes, de laitons et sur un million d’épingles renversées. Les apprenties tâchèrent de rester sérieuses ; elles avaient toutes les peines du monde à ne pas rire quand elles voyaient les toilettes tant soit peu comtesse de Cournon que portait Éléonore.

La conversation que la jeune ouvrière avait avec sa belle pratique s’anima peu à peu, devint d’abord une discussion, puis une dispute, enfin la porte se ferma bruyamment.

Violette revint avec un petit air de coq en colère qui colorait ses joues et la rendait gentille à croquer. Elle s’assit à sa place et reprit vivement son ouvrage.

— A-t-on jamais vu, dit-elle, cette mijaurée, qui, autrefois était honnête et qui ne veut pas aujourd’hui qu’on gagne sa vie !

— Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— Qu’est-ce que c’est ? demandèrent toutes ensemble les têtes folles de l’atelier.

Violette, trop animée pour prendre garde à la présence de sa tante, répondit en continuant de travailler :

— D’abord, c’est Adèle, vous savez bien Adèle, elle était ici il y a deux ans, et faisait toujours des cabas que je ne pouvais pas vendre, il fallait pour les placer guetter au passage les vieilles caricatures. Madame de Cournon n’avait jamais que de son ouvrage ; je crois même, ajouta-t-elle, en montrant le chapeau de la vieille fille, que voilà encore un échantillon de la marchandise. Eh bien ! maintenant on ne peut pas lui faire avaler la moindre galette. « Ce n’est pas comme il faut par ci, cela ne me sied pas par là, cela me brunit, cela me vieillit, cela me pâlit, » et puis c’est toujours trop cher ! Il faut la traiter avec égards ; elle ne vient ici que pour prouver qu’elle n’est pas fière et ne rougit point d’avoir travaillé. Je vous demande s’il n’y a pas de quoi vous faire partir comme une fusée ?

— Oh ! c’est trop fort, dirent les ouvrières.

— Figurez-vous qu’elle voulait un chapeau maïs avec de la dentelle jusque dans le dos, des grappes de maïs partout et des brides n° 20, tout cela pour 30 francs. J’étais déjà montée, je lui ai dit sur son ton de fausset :

— Si madame veut aller chercher son maïs en Turquie, on pourra lui faire une diminution de cinquante centimes. Alors, elle a pincé les lèvres et m’a dit :

— Vous êtes une insolente, ma petite.

— Petite, allons donc ! J’ai la tête et le cœur de plus que vous.

— Vous oubliez la distance qui nous sépare.

— Vous trouvez une distance entre nous ? Parce que vous avez un entresol, une victoria, du blanc, du rouge, et des robes d’une lieue de tour !

— Et que vous êtes une pauvre petite ouvrière.

— Pas si pauvre ! Nous étions aussi riches l’une que l’autre. Seulement j’ai gardé mon capital et vous avez placé le vôtre à fonds perdu.

Tout le monde se mit à rire, Éléonore seule ne comprit pas.

— Enfin, croiriez-vous qu’elle m’a appelée fille de rien ! Ma foi ! je l’ai appelée fille de marbre.

Un grand éclat de joie et d’approbation termina le récit de cette scène.

— J’ai peut-être été un peu loin ; mais, baste ! Mademoiselle était sortie et j’en ai profité pour remettre cette créature-là à sa place. Cela fait, la belle a fermé la porte avec rage et s’est jetée dans sa voiture où elle découvre depuis le soulier jusqu’à la jarretière.

Les petites modistes allaient commencer la dissertation sur leur ancienne camarade lorsqu’on entra dans le magasin.

— Mademoiselle ! dit avec frayeur une apprentie.

Toutes reprirent leur travail et baissèrent attentivement la tête comme si, depuis le matin, elles eussent été dans la même attitude. On n’entendait plus que la soie qui craquait sous les aiguilles.

La maîtresse traversa la boutique, donna quelques ordres et monta le petit escalier qui conduisait à sa chambre.

— Eh bien ! ma tante, dit Violette, c’est donc vous ! Je vous demande pardon de ne pas vous avoir parlé plus tôt ; mais vous êtes arrivée dans un moment où je n’y étais pour personne. Comment allez-vous ? Avez-vous quelque chose à me dire ? ou venez-vous simplement pour le plaisir de me voir ?

— Ma chère enfant, je vous prie de quitter ce ton familier, vous devez me respecter.

— Parce que vous êtes plus âgée que moi ? Je puis l’avouer sans vous fâcher, n’est-ce pas ? Mais outre cela… vous n’êtes pas ma tante, vous me l’avez dit. Ainsi quels sont vos titres…

— Je ne suis pas votre tante, mais je vous ai servi de mère.

— Vous pouvez bien vous vanter d’avoir mal fait votre service.

— Est-ce que je n’exige pas que vous demeuriez près de moi ?

— Oui, ce qui me gêne beaucoup, car la rue Madame et la rue Vivienne ne se donnent pas la main, et je fais le trajet deux fois par jour.

— Ingrate ! Vous me devez de savoir qui vous êtes…

— Oui, oui, vous m’avez dévoilé le secret de ma naissance, parlons-en. Si du moins vous trouviez quelque chose de croyable !

— Ah ! raconte-nous cela, dirent ensemble toutes les ouvrières.

— Jamais, répondit Violette avec un sérieux comique.

— Mais pourquoi ? Crains-tu que nous bavardions ?

— Non ; mais c’est une histoire. Moi, je dirais un conte, pourtant je veux flatter Éléonore. Une histoire donc, et c’est ennuyeux, je me mets à votre place. Il n’y a rien que je déteste comme d’entendre parler long-temps.

— Et tu parles toujours, dit sa voisine.

— Oh ! moi, c’est différent, cela ne m’ennuie pas.

— Alors, parle.

— Vous le voulez, mesdemoiselles ? Préparez vos mouchoirs de poche.

Toutes les assistantes, à l’exception d’Éléonore, tirèrent leur mouchoir.

Violette, après s’être penchée du côté de l’escalier pour s’assurer que la maîtresse ne descendait pas, mit sur sa tête le chapeau qu’elle tenait, ayant soin de le retourner de manière à ce que le bavolet lui formât un diadème.

— Mademoiselle, ne plaisantez plus, je veux vous parler d’affaire, dit la vieille fille.

— Je suis à vous.

La petite modiste se posa tragiquement et commença d’un air grave, en faisant signe à tout le monde de se taire :

— Je suis issue d’un seigneur et de sa vassale, comme du temps où les rois épousaient des bergères. Mon père, un noble étranger, un prince, sans doute. Éléonore, était-il prince ?…

— Peut-être bien.

— Il devait être prince : Ma mère était une simple…

— Bergère ! dit la voisine.

— Ne m’interrompez pas. Une simple subalterne. Mon père la vit, l’aima, et le lendemain…

— Il l’épousa ?

— Non.

— Il l’enleva ?

— Non. Il lui donnait rendez-vous au Cadran-Bleu.

— Je vous attends, folle.

Violette se remit à coudre.

— Ce fut la seule faute de ma mère, à ce que m’a dit Éléonore. Un peu moins d’un an plus tard, une charmante créature voyait le jour, c’était moi. Quelque temps après ma mère avait disparu.

— Et votre père ?

— Il avait disparu.

— Et vous !

— Moi, je n’avais pas disparu, vous le voyez bien. Le reste vous est connu. Voilà, mesdemoiselles, l’histoire touchante de votre amie. La véracité des faits n’est pas garantie ; vous pouvez serrer vos mouchoirs. Ah ! maligne Éléonore, je suis sûre que vous avez reçu de ma noble famille une forte somme dont vous n’avez jamais parlé et que vous gardez pour vous acheter des gants de coton gris, vilains comme ceux que vous avez là.

Sans le savoir, Violette avait rencontré juste.

— Soyez tranquille, ajouta-t-elle, je ne pense pas ce que je dis.

— Mademoiselle Éléonore, interrompit la première ouvrière, votre nièce n’est pas aussi mauvaise qu’elle veut le paraître, elle ne parle jamais de vous qu’en bien.

— Je sais que c’est une bonne fille, et si je veux qu’elle prenne garde à ses paroles, ce n’est pas pour moi ; mais pour elle qui va changer de situation. Je lui ai trouvé une place.

— Où donc ? dit Violette.

— À l’hôtel.

— Une place à l’hôtel ! Oh ! je n’en veux pas. Quand nous allons au spectacle avec ces demoiselles, cela nous coûte un franc cinquante. Puisqu’on paie pour voir quelque chose de joli, qui amuse, on doit être payé pour voir quelque chose de laid qui ennuie. Eh bien ! trois, quatre, cinq et six cents francs par an ne seraient pas assez pour voir tous les jours votre affreuse comtesse.

— Il ne s’agit pas d’elle ; mais de sa cousine.

— Je n’en veux pas, elle doit être laide.

— Pas du tout.

— Horrible !

— Encore moins elle est jeune et jolie, c’est une orpheline confiée depuis dix ans aux soins du comte et de la comtesse.

— Pauvre enfant ! elle a dû bien souffrir.

— Vous vous trompez, ils ne s’en sont pas occupés du tout.

— Tant mieux !

— On la retire aujourd’hui du couvent pour la marier.

— Tant pis ! Avec qui ?

— Monsieur cherche. Avec une belle dot les maris ne sont pas difficiles à trouver, et dans trois semaines je parie que la noce sera faite.

— C’est superbe ! Quand les poulets sont gras, on les porte au marché.

— Qu’est-ce que vous dites ?

— Rien… Avec cette différence que les poulets on les vend, et que les demoiselles, souvent on paie pour s’en défaire plus vite.

— Mais je ne comprends pas.

— Cela ne fait rien, continuez.

— Je suis chargée de faire aujourd’hui quelques achats ; mais je ne connais pas beaucoup les modes, madame non plus, d’ailleurs tout ce tracas la fatiguerait ; nous sommes donc décidées à prendre une personne très entendue qui s’occupera de tout cela, et restera comme femme de chambre auprès de la jeune mariée. J’ai pensé que ce serait, pour vous, une excellente occasion, vous êtes assez coquette, assez au courant des nouveautés pour vous entendre à former le trousseau d’une demoiselle, enfin vous devez avoir du goût puisque c’est votre état. La seule chose sur laquelle vous pourriez être en faute, c’est le service et la tenue ; mais vous serez aux ordres d’une pensionnaire qui ne sait pas ce que c’est que de commander. Observez-vous seulement avec la comtesse et quand votre dame pourra comprendre les choses, vous aurez eu le temps, avec votre intelligence, de profiter de mes leçons.

— Savez-vous, ma tante, que vous parlez bien quand vous voulez. C’est une orpheline ?

— Oui, elle a même l’air assez triste.

— Il y a de quoi, ce n’est pas gai d’être seule au monde.

— Quand je l’ai conduite à sa chambre, que nous avions arrangée mieux qu’on ne l’avait ordonné, elle m’a remerciée d’un air bien doux. La comtesse l’avait tout effrayée.

— Pauvre petit ange ! Et nous nous plaignons, mesdemoiselles, nous qui avons des ailes et des chansons comme les oiseaux ; les filles riches souvent n’ont pas même une amie pour les plaindre. Vous dites qu’elle est jolie ?

— Oui.

— Qu’elle a l’air d’être bonne ?

— Oui, décidez-vous, venez avec moi.

— Pour la seconde fois aujourd’hui la colère me gagne.

— Pourquoi donc ?

— En voyant votre prévoyance et celle de la comtesse ! vraiment je vous admire. Il vous vient une jeune fille, qui sort de pension, elle est timide, innocente, il lui faut quelqu’un près d’elle, et vous allez chercher une personne rue Vivienne où l’on est rarement vertueuse et jamais ingénue, vous venez prendre dans une arrière-boutique un démon d’atelier, qui s’est élevé seule, sans guide, sans principes, dont la malice a tout deviné ; un gamin de Paris enfin dont vous ne connaissez pas même la conduite, cela vous fend le cœur.

Violette se leva vivement, parut frappée d’une pensée subite et dit avec résolution :

— Eh bien ! vous avez raison ! Si le bon sens vous donne tort, je veux que le hasard vous fasse rencontrer juste. Je suis plus sage que je n’en ai l’air, j’ai assez de cœur pour comprendre les devoirs de chaque position, et assez de force pour être ce que je veux être. Angelina, dit-elle en mettant son ouvrage sur les genoux de sa voisine, je n’ai plus que la traverse à poser là dessus, mets-la toi-même et je te paierai un bouquet de violette à ma première sortie.

— Tu t’en vas ?

— Oui.

— Tu as une idée…

— J’en ai toujours. Ah ! cela me rappelle que cette dame veut des pensées sur son chapeau. — Elle y tient beaucoup. N’oublie pas ses pensées, à cette pauvre femme, elle n’en a pas dans la tête, alors mets-lui en dessus.

— Comment, toi, qui te récriais tant sur la domesticité tu vas…

— Cette enfant n’a pas d’amie, je vais lui en donner une.

— Une amie ! Mais vous oubliez que vous êtes une ouvrière, dit Éléonore.

— Mon père n’était-il pas un noble étranger ?

— Mais…

— Si vous ne me laissez pas croire cela, je dis que vous êtes ma mère.

La vieille fille fit un mouvement de terreur.

— Rassurez-vous. Je serai convenable, je ne vous compromettrai pas, je veux qu’on soit enchanté de moi.

— Tu veux être femme de chambre ! reprit Angelina.

— Oui, répondit gaiement Violette en mettant son chapeau, et cette fois cela m’est bien égal.

Mademoiselle Victorine, attirée par le mouvement que cette scène avait produit dans l’atelier, descendait alors.

— Mademoiselle je vous quitte, dit la jeune fille, si je voulais revenir un jour vous me reprendriez, n’est-ce pas ? Vous êtes si bonne !

— Mais pourquoi partir ?

— Il le faut ! Vous me reprendriez. Qui donc empêcherait vos ouvrières de travailler en bavardant toujours ? Qui donc vous ferait gronder ? Qui vendrait les vilaines coiffures ?

Les yeux de Victorine s’étaient emplis de larmes. Violette comprit qu’une maîtresse de maison ne devait pas perdre sa dignité et la tira d’embarras en l’embrassant.

— Allons, allons c’est entendu, merci. Ma tante, commençons. Que devons-nous acheter ?

— Une toilette complète.

— Alors il faut un chapeau ; lequel est le plus joli ? Celui-ci. Il est tout blanc et bien simple. Voilà ce qu’il nous faut. Le prix est de 45 francs pour tout le monde, et de 40 francs pour les amis.

— Donnez 40 francs, Éléonore. Vous voyez, j’économise déjà. Que faut-il encore ?

— Un vêtement. Voici les mesures.

— Tiens, ce sont les miennes. Je servirai de mannequin. De quelle couleur faut-il la robe ?

— Bleue.

— La demoiselle est blonde ?

— Brune.

— Jamais de bleu pour une brune ; un petit quadrillé noir et blanc.

— Mais…

— Mais je me charge de lui faire entendre raison. Elle serait noire comme un corbeau si vous lui mettiez du bleu ; je veux que ma maîtresse soit jolie, moi.

— Vous oubliez votre rendez-vous, dit Victorine.

— Ah ! ce monsieur qui demande à me parler.

— Qu’entends-je ! fit Éléonore révoltée.

— Rassurez-vous, mademoiselle, reprit Victorine, je devais être présente à l’entretien, et puisque Violette s’en va, je recevrai ce monsieur ; peut-être est-il question d’une demande en mariage.

— Il faut le voir alors, dit la vieille fille ; mais lui dire que ma nièce n’a rien.

— Nous le saurons ; vous le répétez assez souvent. Ma chère maîtresse, si ce monsieur veut se marier, vous lui direz de repasser plus tard, je ne suis pas pressée. Adieu, mes bonnes camarades, je ne vous demande pas votre bénédiction, parce que le temps manque.

La sonnette de la porte couvrit les dernières paroles de la petite fille.