L’Enfer des femmes/Un tête-à-tête

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 219-230).


UN TÊTE-À-TÊTE


Les maris désœuvrés ce soir-là voulurent bien accepter la proposition de leurs femmes et sacrifièrent leur soirée. On alla à la Porte-Saint-Martin dans une baignoire. La même où se trouvaient, la veille, le duc avec son Anna. La duchesse, qui s’était chargée de retenir des places, n’avait pas manqué de faire ce choix.

En entrant au théâtre, Edmond se plaignit de l’affreuse loge que Violette avait retenue.

— Mon ami, répondit-elle, on m’a dit au bureau que vous preniez toujours celle-ci, j’ai cru bien faire.

Cette dernière circonstance l’irrita de nouveau ; il se promit de lui parler très catégoriquement ; cet état de choses lui devenait tout à fait insupportable. Le lendemain, il aborda donc la question. Comme il l’avait pressenti avec justesse, Violette ne prit pas au sérieux ce que lui dit son mari. Il la menaça d’une séparation. Elle éclata de rire en lui répondant :

— Une séparation ! C’est impossible, monsieur. Un duc de Flabert et une princesse de Varloff se séparer ? Vous n’y pensez pas ! Et le monde ! Vous vous plaignez de moi. Qui sait si je ne vous manquerais pas, et si vous ne regretteriez pas mes railleries qui vous décontenancent si bien, mes taquineries, mes sourires.

Elle s’approcha de son mari et lui dit cela d’un air mutin, coquet, elle n’avait jamais été plus gracieuse.

— Il y a des moments, dit Edmond, où il me prend envie de savoir ce qu’il y a dans votre tête.

— Vraiment ! je vous intéresse ? je pique votre curiosité ! Oh ! monsieur le duc, vous me gâtez…

De Flabert, dépité, se leva :

— Décidément, il est impossible de causer avec vous. Quand il n’y a pas quelqu’un là, vous ne pouvez dire un mot sans rire, et, pour obtenir de vous une réponse sérieuse, je serai obligé de vous interpeller en plein salon.

Il sortit. Violette commenta ses derniers mots et s’en demanda l’explication. Sans doute, se disait-elle, il n’a pas mis dans sa phrase toute l’importance que j’y cherche. Quoi qu’il en soit, je suis presque sensible à ce reproche et je veux savoir s’il était de bonne foi. Ce jour-là, Violette devait faire une tournée de bal. Quand elle fut habillée, on vint lui annoncer que sa voiture l’attendait ; mais, dominée par son idée fixe, elle donna contre ordre, et resta pour attendre son mari.

Le duc rentra fort tard. Enfin, vers trois heures du matin, la duchesse entendit la porte de l’hôtel se fermer. Elle ouvrit ses rideaux et, au clair de lune, elle vit Edmond traverser la cour d’un pas lent, fatigué de l’existence qu’il menait. Sa figure semblait verte. Mme  de Flabert avait donné l’ordre au valet de chambre de dire au duc qu’elle le priait d’entrer chez elle avant de regagner son appartement. Son mari sortait d’une soirée comme celle dont nous avons déjà parlé et n’était pas gris, parce qu’il ne pouvait plus l’être. Il fut excessivement surpris de ce que lui dit son domestique, et se fit répéter plusieurs fois les ordres de la duchesse, au point que le brave garçon eut envie de rire en voyant la stupéfaction de son maître. Enfin, de Flabert obéit autant par curiosité que par égard pour les convenances.

Il entra chez Violette qui, avec sa toilette, sa chevelure blonde, visage jeunet, ressemblait à un bouton de rose. Son frais aspect étonna de Flabert, bien qu’elle fût sa femme et qu’en principe il ne la remarquât jamais. En sortant de la réunion qu’il quittait, il éprouva cette sensation que produit sur nous le jour après un bal. Il passa sa main sur ses yeux et s’imagina qu’il était sale ; il eut honte de lui.

— Vous voilà bien surpris, monsieur, dit-elle ; mais vous m’avez adressé hier soir un reproche qui m’a fait réfléchir et j’ai voulu vous montrer que j’étais sérieuse parfois.

— Vous riez encore.

— Patience.

— Vous avouerez, madame, que vous avez une singulière heure pour devenir sérieuse.

— Cette heure n’est pas la mienne, mais la vôtre. Je vous ai attendu, ce n’est pas ma faute si vous rentrez si… tôt.

— Vous étiez donc bien pressée ?

— Je voulais vous adresser une prière, la première et la dernière ; mais avant, voulez-vous m’accorder ce que je vous demanderai ? Il faudrait dire oui ou non.

— Oui, dit le duc.

— Merci d’abord.

Elle le fit asseoir sur un canapé.

— Il s’agit seulement de répondre à une question que je vais vous adresser.

— Ce n’est pas difficile.

Violette vint près de son mari qui disparut presque entièrement sous les dentelles et les gazes ; il ne savait pas ce que signifiait cet élan subit. Les vapeurs spiritueuses qui se dégageaient de la poitrine du duc suffoquèrent la jeune femme et la forcèrent de reculer vivement son visage par un mouvement involontaire. Toutes les pensées intimes qu’elle allait exprimer s’arrêtèrent sur ses lèvres comme si son esprit eût éprouvé la même répulsion. Elle se remit cependant et de Flabert ne s’aperçut de rien.

— Qu’y avait-il dans votre esprit, monsieur, quand vous m’avez dit que par moments vous voudriez savoir ce que je pense ?

— Rien que ce que je disais, sur l’honneur.

— Allons, tant mieux, répondit gaiement Violette.

— Si vous riez, je vous quitte, je ne suis chez vous à pareille heure que pour vous voir sérieuse, vous me l’avez promis.

— L’heure vous effraie, vous craignez de me compromettre. Je ne ris plus d’ailleurs, je ne veux pas vous quitter sans éclaircir un doute, sachez que je ne puis m’endormir avec un doute.

— Ceci m’explique bien des choses.

— Hélas ! non ; avec vous, monsieur, je n’ai jamais eu le bonheur de douter de rien. Vous ne m’avez donné que des certitudes, jusqu’à ce jour du moins. Revenons au fait. Qu’avez-vous pensé de moi jusqu’ici et qu’en pensez-vous maintenant ?

— D’abord vous m’avez horriblement agacé, je ne vous le cache point.

— Je le sais. Ainsi, je vous suis vraiment désagréable. Vous me détestez bien, dit-elle avec un sourire de satisfaction…

De Flabert ne répondit point.

— Trêve de galanteries, avouez que vous me détestez, ne fusse que pour m’être agréable.

— Eh bien ! oui, dit avec humeur le duc, je vous déteste.

Elle prit vivement les mains de son mari, les serra fortement dans les siennes, le regarda bien en face et lui dit d’une voix douce et pénétrante :

— Je ne voudrais pourtant pas que vous le dissiez si cela n’était pas vrai.

Edmond fixa ses yeux sur sa femme pendant plusieurs secondes. Il y avait un charme irrésistible dans l’étreinte de ses petites mains, dans la jeunesse de ce regard, dans la fraîcheur de cette bouche rose qui interrogeait si doucement, un piquant dans cette malice qui devinait tout, un esprit pétillant qui exaltait.

— Sur l’honneur, dit le duc, je ne sais si je vous hais ou si… je ne sais si j’ai envie de vous battre ou de vous embrasser.

En disant ces mots, il quitta les mains de Violette, prit sa tête blonde et l’embrassa d’un mouvement rapide comme l’éclair.

— Il me semble que, pour le moment, vous avez plus envie de m’embrasser que de me battre, dit-elle sans se déconcerter ; mais je suis dans un moment d’indulgence ; je vous pardonne, à la condition que vous prendrez un parti sur vos sentiments à mon égard.

— Vous êtes un démon, vous m’avez ensorcelé, et je crois, Dieu me pardonne, que je suis amoureux de vous, moi qui ne l’ai jamais été de personne.

— Amoureux ! vous me dites cela, et vous voyez que je ne ris pas.

— C’est vrai, dit de Flabert, en glissant son bras autour de la taille de la duchesse, qui se dégagea et conduisit son mari devant une glace.

— Regardez-nous tous deux, dit-elle, n’êtes-vous pas frappé d’un singulier contraste ?

— Oui, vous êtes mieux que moi, sans contredit, vous êtes jolie, il y a bien longtemps que je m’en aperçois en enrageant et que je ne veux pas me l’avouer à moi-même.

— Je ne suis pas jolie, je suis jeune, voilà tout, et vous…

— Moi, je suis vieux et fané comme un homme de soixante ans, c’est juste.

— Eh ! vous ne pensez pas que l’amour soit impossible entre nous… À moins que vous ne puissiez redevenir jeune.

— Très volontiers ! Comment, mais je ne demande pas mieux.

— Vous pourriez retrouver votre jeunesse en aimant et cherchant dans la paix la santé et les joies du cœur, avec moi, seuls tous deux, seuls loin du bruit qui vous avait perdu.

— C’est impossible.

— Non, si vous vous sentez malheureux et si vous ne pouvez plus vivre sans l’amour d’une femme pure et vraie.

— Chère duchesse, je suis fort heureux de vous avoir pour femme, mais rien n’est plus agréable que notre vie présente, et l’on peut s’aimer partout.

— Je suis votre femme, mais vous n’avez rien de moi, car vous n’avez pas ma tendresse.

— Je le sais bien, vous êtes une méchante, et vous voulez me tourmenter ce soir par une comédie pastorale.

— En effet, dit Violette dans un éclat de rire nerveux, tout ceci n’est qu’une plaisanterie. J’ai voulu vous montrer que je pouvais au besoin paraître grave et même sentimentale. N’est-il pas vrai qu’on s’y serait trompé et qu’on m’aurait crue de bonne foi ?

— Vous êtes un petit diable adorable.

— Maintenant, bonsoir, duc.

— Madame, vous avez fait ma conquête, et moi je vous le dis en le pensant. Je ne vous quitte point.

— Monsieur de Flabert, je ne suis pas femme à aimer un soir. Vous êtes trop léger, trop inconstant pour moi. Je le sais et refuse la conquête que vous m’offrez. Veuillez sortir, je vous prie.

— Décidément vous êtes délicieuse ce soir, dit Edmond en s’installant dans un fauteuil. Avez-vous donc oublié nos conventions ? Il n’y a pas dans tout Paris une femme qui soit plus séduisante que vous aujourd’hui. Je donnerais la moitié de ma fortune pour vous posséder, si vous n’étiez à moi ; mais comme vous êtes ma femme, je vous déclare qu’il est complétement inutile de me prier de sortir.

Violette se leva pour sonner sa femme de chambre. Edmond arrêta sa main sur le cordon de la sonnette.

— Si vous tenez absolument à faire venir quelqu’un, je vais sonner mon valet de chambre qui vous apportera le code.

Elle fronça le sourcil, froissa de ses doigts la dentelle de sa robe, puis tout à coup reprit sa gaieté habituelle.

— N’appelez personne, dit-elle au duc.

— Vous êtes une femme d’esprit, duchesse.

— Écoutez-moi. Ne me fâchez point, je ne me sentirais pas la force de vous le pardonner. Je ne vous aime point, vous ne m’aimez pas non plus, tâchons au moins de nous supporter l’un et l’autre ; ne m’enlevez pas le courage que j’ai, et qu’il me faut, pour vivre auprès de vous. La satisfaction d’un caprice vous coûterait trop cher. Je ne m’occuperai plus de vos actions, je vous le jure. J’agissais dans un but qui, maintenant, n’aurait plus de raison d’être, et que vous ne connaîtrez jamais. Je vous rends donc votre tranquillité. Faites en échange quelque chose pour moi, sortez.

— Je pars, mais je suis furieux. Rendez-moi mon baiser et maintenant dites si je ne suis pas un gentil-homme.

Le duc rentra chez lui.

La répulsion involontaire qu’avait éprouvée Violette en s’approchant de son mari s’était affaiblie peu à peu ; mais dès qu’elle le retrouva tel qu’il était en réalité, c’est à dire bien différent de ce qu’un moment elle se l’était imaginé, son dégoût se raviva.

À partir de ce moment, elle ne le taquina plus. Il fut réellement libre, et elle plus rieuse que jamais. On citait leur ménage comme un ménage modèle, Lydie elle-même finit par les croire heureux.

Les amis de la duchesse fréquentaient beaucoup son salon. Un des plus assidus était le petit vicomte de Maguet. Toutes les femmes l’adoraient, et, lui, paraissait n’en aimer aucune. Ce jeune homme était lancé dans la diplomatie, et les indifférents prétendaient que l’intérêt seul de son avancement l’attirait chez la fille du prince Varloff.