L’Enfer des femmes/Le gant blanc

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 239-244).


LE GANT BLANC


Pendant cette même nuit, Lydie, après avoir lu tout entier un de ses livres chéris et presque le dernier de sa bibliothèque, s’endormit avec la douce pensée de passer la journée suivante avec Violette. Elle rêva de son amie et la vit dans la plus grande peine, malheureuse, le cœur déchiré, le visage en pleurs, et souffrit horriblement. Le timbre de sa pendule sonna trois heures, et l’éveilla ; elle avait besoin de bien se persuader qu’elle ne rêvait plus. Les cauchemars laissent toujours un trouble qui fait mal. Elle sonna sa femme de chambre ; celle-ci ne vint pas. Jamais Mme  Dunel n’appelait ses domestiques pendant la nuit, et, se croyant libre, cette fille avait sans doute été sauter dans quelque mascarade.

Lassée d’agiter sa sonnette, Lydie, qui ne pouvait se remettre, ne voulut pas rester seule et alla trouver son époux pour lui faire part de sa frayeur.

— S’il dort, se disait-elle, je ne l’éveillerai point ; mais il me semble que si je le vois j’aurai moins peur.

Elle alluma sa bougie, traversa le grand salon et arriva tout doucement à la chambre d’Adolphe.

— Je vais lui faire peur, pensa-t-elle, avec mon peignoir blanc.

Lydie avança la tête et fut terrifiée : son mari n’était pas dans la chambre. Plusieurs fois elle ferma, puis rouvrit les yeux ; elle croyait rêver encore. Enfin, s’asseyant sur le fauteuil placé près du lit, elle se perdit en suppositions. Une seule chose lui semblait possible : il était certainement arrivé quelque accident à son mari. Que faire ? Elle voulait s’habiller et sortir ; mais où aller ? Elle restait immobile ; un grand désordre se faisait dans son esprit. Elle posa sa main sur une petite table qui se trouvait près d’elle, et sans s’en apercevoir saisit un objet qu’elle froissa, tout en se livrant toujours à ses inquiétudes. Cet objet cédait sous ses doigts, ses yeux le rencontrèrent et s’y fixèrent longtemps sans le voir, puis tout à coup son excessive blancheur attira son attention. C’était un gant ! un gant déchiré. Le moindre indice peut éclairer une femme qui aime. Elle l’examina, comme pour l’interroger. Il était neuf ! C’était en essayant de le mettre qu’on l’avait fait craquer. Dunel se trouvait donc au bal ou en soirée, du moins pouvait-on le supposer. Lydie fut un peu tranquillisée. Mais, au bal sans moi, pensait-elle.

On mit la clef dans la serrure, Adolphe rentrait. Par prudence et pour que personne dans sa maison ne pût savoir ce qu’il faisait, il avait eu soin de faire coucher tous ses domestiques. Il fut assez désagréablement surpris en voyant sa femme venir au devant de lui.

— Où étiez-vous donc, mon ami ? s’écria-t-elle.

— Au bal, répondit Dunel qui n’avait pas eu le temps de chercher un mensonge. Il n’aurait rien eu de mieux à dire.

— Je vous croyais malade, me voilà rassurée ; mais au bal, où donc ?

— Chez un de mes amis.

— Un ami qui ne m’invite pas ?

— Un bal de garçons.

— Comment, sans femmes ?

— Non, je veux dire un bal un peu trop sans cérémonie pour vous, une société mêlée.

— Je comprends. Mais pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

— Je ne voulais point y aller, mais on m’a décidé ce soir, et quand je suis venu pour m’habiller vous étiez déjà couchée.

Dunel reprenait son assurance à mesure qu’il parlait, et la fin de son mensonge avait si bien l’air d’une vérité, que sa femme ne lui fit plus de questions.

— Par quel hasard êtes-vous levée, ma chère, me soupçonnez-vous ? lui dit-il en souriant.

— Oh ! non ; quelle vilaine pensée !

— Je plaisante.

— J’ai fait un songe affreux, j’ai eu peur et je suis venue, voilà tout.

— Que rêviez-vous donc ?

— Que le duc trompait Violette.

— On voit toujours en dormant le contraire de la réalité, dit Dunel qui avait peine à ne pas rire.

— Je le sais ; mais c’est égal, ce souvenir me trouble encore.

— Ne restez pas ainsi, ma chère aimée, vos mains sont glacées.

Adolphe reconduisit sa femme dans sa chambre, la mit dans son lit comme un enfant et l’embrassa, puis la quitta en lui recommandant de n’avoir plus peur.

Lydie s’endormit heureuse et cependant fut tourmentée par le même rêve.

Le lendemain matin elle résolut d’interroger son amie ; non parce qu’elle prenait un songe comme l’avertissement d’un malheur prochain, mais parce que cette circonstance ravivait des inquiétudes qui l’agitaient souvent. Elle pensa que, sans doute, elle n’avait pas assez insisté, s’accusa d’indifférence, se reprocha sa tiédeur et prit la ferme résolution de forcer son amie à parler, d’exiger des confidences nécessaires à sa tranquillité personnelle.

Le dimanche avait été choisi par les deux ménages comme jour de réunion. Lydie et la duchesse passaient ensemble la journée, le soir on dinait avec les maris ; à neuf heures les hommes partaient et laissaient les deux jeunes femmes seules. Le lendemain du bal de l’Opéra se trouvait donc être jour de réunion.