L’Enfer des femmes/Une mission sacrée

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 15-22).


UNE MISSION SACRÉE


Monsieur de Cournon avait terminé sa toilette ; il quitta sa chambre pour déjeuner. Les deux époux commencèrent leur repas en échangeant un bonjour plus froid que leur salle à manger. Le comte se tenait si droit qu’il semblait faire corps avec sa chaise.

Lorsqu’il eut fini son œuf à la coque, il essuya ses moustaches avec précaution et dit en entamant sa côtelette :

— Madame, je me vois forcé de vous demander un service : vous avez sans doute entendu parler d’un mien cousin colonel d’artillerie qui fut tué lors de la révolution de 1848 ?

— Oui, monsieur.

— À cette époque, j’appris par une lettre qu’il avait écrite en mourant, que j’étais chargé, comme dernier membre de la famille, de veiller sur sa fille unique et de la marier lorsque je la croirais en âge d’entrer dans le monde. Cette enfant était au couvent de Sainte-Marie où elle est encore.

— Pourquoi donc depuis dix ans ne m’en avez-vous rien dit, monsieur ?

— Le colonel étant mon parent, cette affaire se trouvait la mienne et non la vôtre ; je ne vous en aurais jamais parlé si la jeune fille n’était pas tout à fait seule, ce qui m’oblige à la marier ici. Jusqu’à ce jour je m’occupais fort peu de cette enfant, je faisais seulement payer sa pension et son entretien ; mais hier j’ai réfléchi qu’elle avait vingt ans et qu’il fallait prendre un parti.

— Mais vous ne songez pas, monsieur, au dérangement que cela va nous causer, et aux frais dans lesquels nous allons nous engager.

— Les frais seront de peu d’importance.

— Après dix ans de tranquillité voir une étrangère chez soi ! Vous avouerez, monsieur, que c’est fort désagréable.

— La famille a ses exigences, dit le comte d’un air solennel ; d’ailleurs nous serons bientôt quittes de cet ennui. Rassurez-vous, mon cousin possédait un million de fortune qui constitue la dot de la petite, elle ne sera donc pas difficile à marier ; quelques jours me suffiront pour lui trouver un parti convenable ; pendant ce temps vous vous occuperez de son trousseau, et dans trois semaines, à peu près, tout sera terminé,

— Et vous l’enverrez chercher ?…

— Ce matin même. Je compte sur votre bonté, madame.

— Il est bien heureux que je n’aie pas de cousin aussi, moi, car cela ne finirait plus. Mais il me semble, qu’à votre compte, comme je n’ai pas de descendants, votre parente serait mon héritière ?

— À mon compte et au compte de tout le monde elle est en effet notre héritière.

La comtesse à cette pensée détesta d’avance la jeune fille. Il y a des gens qui poussent l’égoïsme au delà de la tombe et ne peuvent supporter la pensée de laisser leurs biens à quelqu’un.

Monsieur de Cournon termina son repas comme si de rien n’eût été, puis il fit demander son valet de chambre ; Victoire reprit sa tapisserie tout en grommelant.

Le groom qui servait à table et la femme de chambre qui apportait un écheveau de laine pour sa maîtresse, entrèrent au moment où le comte disait à son domestique :

— Vous ferez remettre cet argent et cette lettre à la supérieure du couvent de Sainte-Marie. Vous demanderez mademoiselle Lydie de Cournon et vous l’amènerez ici. Prenez un fiacre et partez.

Le vieux comte sortit, le groom et la femme de chambre s’arrêtèrent court en entendant les derniers mots de leur maître. La foudre en tombant sur l’hôtel n’eût pas produit un plus vif coup de théâtre que ces paroles qui annonçaient un nouveau visage.

— Eh bien ! qu’avez-vous donc, mademoiselle, dit sèchement Victoire en arrachant la laine des mains d’Éléonore. Sortez, et faites préparer les deux chambres qui touchent à la salle de billard.

Tous les gens revinrent à l’office pour manger et en même temps caqueter sur la grande nouvelle.

— Quelle chance ! une jeunesse, s’écria le groom. Je n’en suis pas fâché, moi, qui ne vois jamais que des vieux ici.

La femme de chambre et les autres domestiques se révoltèrent.

— Qu’est-ce que c’est ? fit le cuisinier, rouge comme un homard.

— C’est, répondit le valet de chambre, que je vais chercher la nièce de monsieur.

— Sa nièce ?

— Ou sa cousine, puisqu’elle s’appelle mademoiselle de Cournon et que monsieur n’a pas d’enfant. Il ne faut pas beaucoup de pénétration pour deviner cela ; vous voilà tous ébahis ! Il n’y a rien d’étonnant là dedans. Une jeune fille qu’on va marier sans doute : eh bien ! tant mieux, il nous en reviendra quelque chose.

— Oh ! oui, voilà une fameuse maison pour les profits, dit le groom.

— Laissez faire ; cette petite-là montera sa maison, et ce sera l’occasion de placer nos parents et nos amis ; pour moi, j’ai un beau-frère qui lui ferait un bien bon cocher.

— Pardieu ! on sait bien que vous tirez toujours votre épingle du jeu, fit Éléonore. Monsieur a plus d’argent à lui seul que madame et nous tous ensemble, et vous ne vous en ressentez pas mal.

— Oui, oui, farceur, vous avez un magot, et ce morceau-là est plus gras que celui-ci, interrompit le groom, en mettant sur la table les débris d’un poulet ; mais mademoiselle Éléonore a beau se plaindre, continua-t-il, elle ne s’en ira d’ici que pour se marier, Donc, suffit, elle est avec nous à perpétuité.

La vieille fille lui lança des yeux foudroyants.

— Dam ! c’est que la vie est difficile, dit le gros cuisinier, en vidant un verre d’excellent vin ; mais ici, vraiment, il n’y a pas d’eau à boire. Ne faites pas attention, c’est un petit reste du civet d’hier.

— Dans lequel vous n’aviez pas mis de bordeaux, riposta le groom.

— Tout juste, mon cadet, c’est ce qui fait qu’il en reste ; on en donne si peu que si j’en mettais dans le lièvre, je n’en aurais plus du tout.

— Allons, dit le valet de chambre en tirant un cigare de sa poche, les maîtres ne sont pas généreux, j’en conviens ; mais vous voyez bien, qu’il y a toujours moyen de vivre. Je m’en vais, gardez-moi mon déjeuner, et vous, Éléonore, déridez-vous donc, si c’est possible, tenez, il me vient une idée : vous avez une nièce ?

— Les vieilles filles, ça n’a jamais que des nièces, murmura le groom.

— Eh bien ! ce serait une gentille femme de chambre pour la demoiselle que je vais chercher.

Éléonore, frappée de cette pensée subite, sourit gracieusement.

Le valet de chambre disparut, en marchant autant que possible comme son maître. Le groom se leva doucement et contrefit son camarade à la grande hilarité des assistants ; puis il se posa devant le carreau d’une fenêtre ouverte, il ramena ses cheveux sur ses tempes, replaça sa casquette, et tira les basques de sa veste en disant :

— Il me semble, puisqu’on place tout le monde, que je suis du bois dont on fait les valets de pied de bonne maison. Je dis valet de pied, car je ne pourrais pas, je crois, me présenter en qualité de groom, quoique ici, j’en aie conservé les fonctions malgré mes six pieds et mes vingt-huit ans. Je vais dévaster le jardin pour orner la chambre de ma nouvelle maîtresse.

Éléonore, rêvant à son projet, fit préparer l’appartement de mademoiselle de Cournon avec un soin tout particulier, puis elle se rendit auprès de sa maîtresse pour préparer les voies.