L’Enfer des femmes/Le médecin de village

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 151-156).


LE MÉDECIN DE VILLAGE


Les deux jeunes époux avaient quitté Paris le soir. Le lendemain, au point du jour, le train qui les emmenait s’arrêta devant une petite station. Dunel descendit et prit sa femme dans ses bras comme un enfant. Il l’emporta jusqu’à la maison pour que la fraîcheur de la rosée ne mouillât pas ses pieds ; mais l’air du matin l’avait frappée, quand il la déposa, elle était évanouie.

Les premières lueurs du jour jetaient sur sa pâleur un ton bleuâtre ; tout le monde la crut morte. Adolphe assurait qu’un instant avant elle avait encore sa connaissance, on paraissait ne pas le croire. Il avait une frayeur terrible. Il ne savait pas qu’une fois déjà Lydie s’était évanouie, et que les émotions fortes ébranlaient son organisation, il craignait lui aussi qu’elle ne fût morte car cette femme était pour le moment son bonheur. Il demandait du secours comme un homme crie au voleur quand on lui prend son bien. Il laissa partir le train et transporta Lydie dans une petite auberge voisine. Le médecin du village qui commençait sa tournée passa précisément devant la porte ; il entra, comme chaque matin, pour demander à l’hôtesse si personne n’était malade, il rassura les assistants sur l’état de la jeune femme. En effet, elle ouvrit bientôt les yeux. La première personne qu’elle vit, fut son mari ; il était presque pâle, ses traits étaient altérés. Lydie lui serra la main et le remercia de s’être inquiété sur son compte. Le vieux médecin dit à Mme Dunel une de ces phrases qui ont pour but de faire sourire les malades et partit. Adolphe sortit quelques minutes après, le rejoignit en courant pour lui demander son avis sur la santé de Lydie.

— Vous l’aimez beaucoup, madame votre épouse ? dit-il.

— Oh ! oui, monsieur.

— Eh bien ! tâchez de l’aimer assez pour ne pas l’aimer trop. Voilà tout ce que je puis vous dire.

Le vieux docteur prit une prise de tabac et s’éloigna en s’appuyant sur son bâton : ses paroles furent une énigme pour le jeune homme qui le suivit des yeux en se demandant s’il était fou.

Les époux se dirigèrent sur les Pyrénées, où la santé de Lydie pouvait se consolider.

Adolphe la fit monter à cheval, courir à travers champs, tirer le pistolet. Il lui assurait que les exercices du corps pouvaient seuls lui donner les forces qui lui manquaient. Tout ce qui se rapprochait des usages masculins répugnait à Lydie, elle se faisait violence pour obéir à son mari, ou du moins ne pas le contrarier ; lui était heureux de triompher de cette nature timide et essentiellement féminine. Tout étonnait la pensionnaire ; les collines couvertes d’arbres ou de vignes, les blés fauchés et amassés en meules ; puis les bois avec leurs parfums, les forêts aux senteurs sauvages, et les cours d’eau serpentant dans les prairies. Elle manifestait le désir de s’arrêter partout, et de passer sa vie entière dans les endroits qu’elle voyait.

— J’adorais Dieu, et je ne savais pas tout ce qu’il a fait pour nous, disait-elle ; je comprends maintenant seulement que notre cœur n’est pas assez grand pour contenir la reconnaissance que nous lui devons. Dès que nous serons arrivés nous irons à l’église, n’est-ce pas ? pour le remercier de ses bontés.

— À l’église ? Oh ! non, je n’y vais jamais, je ne suis pas dévot.

Lydie se tut, cette parole l’avait chagrinée, elle y réfléchit pendant quelques minutes, puis elle trouva moyen d’excuser Adolphe. Sans doute, il n’avait pas été élevé dans la crainte de Dieu, et puis il était habitué aux merveilles qui la charmaient, et n’en comprenait pas toute la grandeur. Elle entreprit de réparer cela en lui expliquant la bonté du Seigneur.

— Comment, reprit-elle doucement, cette nature si belle n’excite pas votre imagination, et ne vous élève pas vers votre Créateur ? Vous n’entrevoyez rien de divin dans ce spectacle, et n’interprétez pas autrement que par une admiration des yeux ces beautés qui s’offrent à vous ? Ne comprenez-vous pas le sens de cette vie immense qui ne respire que par une volonté suprême ?

Pour réponse Dunel prévint sa femme que si elle ne se méfiait de ces dispositions, elle tomberait dans le travers trop commun aux jeunes personnes de son âge ; qu’elle deviendrait romanesque, excentrique, et lui fit une tirade contre les femmes exaltées qui commencent par admirer la nature, la poésie, à se promener au clair de lune, au lieu de dormir, et finissent par devenir des bas bleus, ou des folles tout à fait.

— Vous ne comprenez pas ma pensée, dit Lydie. Je ne veux tomber dans aucune de ces exagérations qui, au contraire, me font horreur ; mais je pense que nous avons une vie intellectuelle comme une vie physique, nos âmes doivent s’aimer autant que nos cœurs ; et comme nous ne pouvons nous montrer nos âmes, il faut nous les faire connaître en nous initiant à nos différentes impressions ; cette fois me comprenez-vous ? dit-elle tendrement.

Dunel la regardait avec amour sans lui répondre.

— Que pensez-vous de ce que je viens de vous dire ? reprit-elle.

— Je pense que vous êtes charmante et que je vous aime lui répondit-il en l’embrassant.

Il ne comprend pas, pensa Lydie, mais il m’aime ; et elle se consola. Chaque fois qu’elle exprimait une sensation délicate de son âme, Adolphe lui répondait par un baiser. Elle se demandait si tous les hommes étaient de même. Si Violette ne s’était pas trompée en décrivant l’amour comme l’union des pensées et des sensations ; elle ne pouvait se le persuader, elle obéissait à la loi naturelle, tout ce qui existe cherche en soi-même le principe de vie et se trouve ainsi reporté vers son créateur. Avant tout Lydie avait un immense besoin d’être aimée, elle s’était trouvée jetée dans la vie avant d’avoir conçu des désirs. Les soins, l’admiration continuelle, les tendresses de son mari charmaient si bien son cœur, qu’elle s’engourdissait doucement dans ses caresses.