L’Enfer des femmes/L’ouvrage de M. de Cournon

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 313-322).


L’OUVRAGE DE M. DE COURNON


Il s’était écoulé beaucoup de temps. Mme  Dunel trouva sa parure sous ses doigts, sa robe devant ses yeux, et, se rappelant cette phrase de la lettre : « Venez, si vous me pardonnez, » elle sonna et dit à sa femme de chambre de prévenir monsieur qu’elle l’accompagnerait.

— Mais, madame, monsieur est parti depuis longtemps. Il doit être au bal, il est une heure du matin.

— Une heure ! répéta Lydie, qui comprenait à peine s’il faisait jour ou nuit. Allons, dit-elle en sortant brusquement de son lit, habillez-moi, je vais au bal, et, surtout, hâtez-vous. Dites qu’on attèle, et coiffez-moi.

La jeune femme se laissa parer, coiffer, tourner comme un enfant.

En ce moment, la duchesse de Flabert arriva dans l’intention de passer la nuit à veiller son amie ; celle-ci lui fit dire qu’elle la retrouverait chez la baronne. Violette fut terrifiée par cette nouvelle ; elle retourna bien vite à son hôtel, et se fit conduire au bal par le duc.

Lydie était adorablement belle, mais comme une apparition, un rêve, une ombre. Son corps, blanc et frêle, disparaissait sous les draperies de tulle. Sa pâleur se fondait dans les tons doux de sa toilette ; la transparence de sa peau lui donnait un aspect si vaporeux, qu’elle ressemblait plus à un mirage qu’à une femme. On ne voyait que ses yeux étincelants ; elle avait peine à se soutenir ; cette faiblesse l’étonna, elle voulait la surmonter, mais en vain, elle était écrasée sous le poids de ses bijoux et de ses fleurs. Elle descendit et s’accommoda dans sa voiture ; elle arriva bientôt chez la baronne. Un domestique restait en bas pour diriger les personnes qui venaient au bal ; elle le suivit, cherchant des yeux si rien ne lui indiquerait la partie de la maison que la lorette habitait.

— Comment, Mme  de Bertal tolère-t-elle ce voisinage ? se demandait la jeune femme.

La baronne occupait au fond d’une vaste cour un corps de bâtiment isolé et se trouvait comme dans un petit hôtel. Elle n’avait rien de commun avec les locataires qui habitaient la maison sur la rue, si ce n’était de passer sous la porte cochère.

Lydie entra donc dans le bal ; elle possédait dans ce moment un charme surnaturel, elle fascinait. Les hommes s’empressèrent pour la voir, les femmes, les jeunes filles ne songèrent plus à leur beauté, à leur succès, tant l’étonnement les dominait. Ce n’était que la première apparition de Mme  Dunel dans cette société, personne ne la connaissait et ces mots se glissaient de bouche en bouche :

— Comme elle est pâle !

— Comme elle est belle !

— L’étrange femme !

— On dirait une ombre. Il semble qu’un souffle va la disperser.

La maîtresse de la maison, toute fière de sa nouvelle venue, se perdait en présentations. Lorsqu’elle fut satisfaite sur ce point, elle s’approcha de Lydie et lui dit à voix basse :

— Tout ce monde vous admire, chère ; mais ne vous voyant jamais, on ne peut s’apercevoir de ce qu’il y a de singulier en vous ce soir. Qu’avez-vous ? Je vous trouve l’air triste et souffrant.

— Je suis un peu malade.

— Oui, M. Dunel nous l’avait dit, et vous êtes venue, malgré cela. Que vous êtes bonne !

— Je voulais vous voir, et surprendre mon mari. Où est-il ?

— Il a quitté le bal à onze heures.

— À onze heures ! répéta Mme  Dunel en se demandant où il était.

M. de Cournon vint, salua sa cousine, qui le reçut très froidement. Tout le courage que la pauvre femme avait déployé se trouvait perdu.

La musique, le parfum des fleurs agirent sur elle, dont la sensibilité était excitée. Tout se troublait devant ses yeux, elle ne voyait rien qu’un nuage : elle faillit perdre connaissance. Tout le monde avait les regards sur elle ; on donnait à son état le nom de poésie, on lui trouvait des airs mélancoliques délicieux.

La duchesse entra, vint se placer près de son amie, qui la reconnut à peine. Celle-ci, qui seule savait le secret de cette âme, fut atteinte horriblement quand elle entendit ces mots :

— Violette ! je ne te voyais pas.

Le duc s’approcha de Mme  Dunel pour lui parler. Elle le regarda fixement, puis fronça le sourcil et serra les lèvres sans répondre ; M. de Flabert, sur un signe de sa femme, s’éloigna.

— Cet homme, je le hais, dit-elle tout bas à la duchesse.

— Pourquoi ?

— Je le hais, je le hais, ajouta-t-elle en pressant tendrement la main de Mme  de Flabert.

— Taisez-vous, dit Violette, qui voyait clairement l’état de son amie et avait peur à cause du lieu où elles se trouvaient. Elle tâcha de l’entraîner dans un salon voisin où l’on ne dansait pas, pour la mettre à l’abri des regards.

— Tu es si belle que tout le monde a les yeux sur toi, lui dit-elle ; je ne puis t’avoir à moi seule, viens ici.

Elle la fit asseoir. Il y avait bien çà et là d’autres groupes, mais assez éloignés pour ne pas entendre une conversation à voix basse. La duchesse employait tout ce que sa parole pouvait avoir de captivant et de persuasif pour arriver à cette intelligence presque en délire.

— Ma chère, lui disait-elle, tu souffres et ton âme te domine tellement que tu ne te soucies plus des choses réelles du monde qui t’entoure ; ton corps seul est ici, ton esprit n’y est plus. Moi, je te comprends ; mais les autres… Reviens à toi… aie de la force, il t’en faut ; ne compromets pas ton mari, ton nom, ta réputation, là est le triomphe. Il n’est pas difficile de se révolter contre le mal ou d’en mourir, mais de savoir souffrir sans se plaindre. Ici tu te trahirais, je vais te reconduire chez toi. Espère encore, tu es jeune, belle, si belle que tout le monde en est émerveillé ; avec cela et de la volonté, tu peux être heureuse. Tu ne m’as pas dit ta peine ; en la devinant, je te contrarierais ; mais, crois-moi, rentre chez toi et espère. Je ne dis pas là des paroles vides et banales, je suis convaincue que tu peux espérer !

Violette mentait à son amie, elle ne trouvait pas un rayon d’espérance dans son ciel ; mais elle voulait employer tous les moyens pour l’arracher de ces lieux où elle allait se perdre. La duchesse tremblait de tous ses membres.

— Je pars, lui dit Lydie, je ne sais pas pourquoi je suis ici ; mais reste, je veux sortir seule, je le veux.

Mme  de Flabert la quitta pendant un instant pour lui faire donner son burnous. Au même moment, deux personnes s’arrêtaient à la portière soulevée qui fermait le petit salon : c’était la maîtresse de la maison qui causait avec un de ses vieux amis.

— Je ne resterai pas ici, disait-elle ; un semblable voisinage est indigne.

— Pauvre baronne !

— Ces créatures envahissent tout !

— Ne peut-on chasser celle-là !

— Je ne pardonnerai jamais à mon propriétaire. Il n’y a que trois mois que je suis arrivée ; ne devait-il pas me prévenir ? Je ne serais pas entrée. Pensez donc qu’elle est au rez-de-chaussée et qu’en passant ma robe frôle sa porte.

La baronne et son cavalier se retirèrent, et Lydie n’entendit plus rien.

— Au rez-de-chaussée ! se dit-elle.

La duchesse revint avec le comte de Cournon, qui apportait le burnous de sa cousine.

— Vous êtes adorable, madame, dit-il en l’enveloppant.

— Adieu, Violette, murmura Lydie, adieu.

Elle fixa tendrement les yeux sur son amie, qui avait peine à la quitter.

— Laisse-moi, lui dit-elle.

La maîtresse de la maison serra les mains de Mme  Dunel.

— Voulez-vous me donner votre bras pour descendre, monsieur, dit Lydie à son cousin.

— Volontiers, ma belle, répondit le comte.

Ils sortirent ensemble.

— Vous êtes toujours heureuse ?

— En effet.

— Je me suis bien acquitté de la tâche que votre père en mourant m’avait donnée ?

— Où aviez-vous connu M. Dunel ?

— Au Jockey, aux courses.

— C’est donc au hasard bien plus qu’à vous que je dois mon bonheur.

— Sans doute !

— Si j’avais été malheureuse, je vous aurais dit qu’il eût mieux valu ne pas accepter cette mission sacrée que de vous en acquitter ainsi ; me laisser seule chercher ma vie et ne pas me jeter sur un écueil ; car vous m’auriez tuée. Croyez-vous, monsieur, que le ciel ne vous eût pas demandé compte de ce crime ?

Le comte ne comprenait rien à ce que lui disait la jeune femme.

— Vous avez des idées bien noires pour une personne qui sort du bal, lui dit-il.

En approchant du corps de bâtiment qui était sur la rue, Lydie regardait les fenêtres du rez-de-chaussée, où la lumière vacillait encore.

— S’il était là ! pensait-elle.

Il y avait sous la porte cochère deux marches conduisant à un petit vestibule carré, où se trouvaient plusieurs portes desservant l’appartement de la lorette.

Mme  Dunel se sentit clouée devant cette place, elle ne pouvait plus faire un pas.

— Je vous remercie, monsieur, dit-elle au comte, n’allez pas plus loin, remontez chez la baronne.

— Point du tout, si je ne vous reconduis pas, je veux au moins vous mettre dans votre voiture.

— C’est inutile.

— Vous êtes bien nerveuse ce soir.

— Ne me contrariez donc pas.

Le comte s’éloigna très étonné de l’air décidé qu’il voyait à sa cousine, et se contenta de penser que les femmes étaient des êtres inférieurs.

Pierre tenait la porte de la rue ouverte.

— Sortez, lui dit sa maîtresse à mi-voix, et attendez dehors.