L’Enfer des femmes/Promenade sur l’Adriatique

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 169-172).


PROMENADE SUR L’ADRIATIQUE


Les époux étaient à Venise. Un soir qu’ils se promenaient en gondole, ils passèrent devant un balcon où riait un groupe d’enfants.

Dunel, après les avoir regardés, dit à sa femme :

— Seriez-vous heureuse d’être mère, ma Lydie ?

— Oui, mais ma joie serait mêlée d’inquiétude.

— Pourquoi ?

— Il est si difficile de s’acquitter de cette tâche que Dieu nous donne.

— Difficile ? non pas. À Paris, les enfants s’élèvent tout seuls. D’abord on leur donne une nourrice ; ensuite, si ce sont des garçons, on les envoie au collége, et plus tard ils choisissent eux-mêmes une carrière ; si ce sont des filles, on les marie.

— Sans doute, aussi n’est-ce pas cela que j’entends, je parle des soins que nous devons donner à leur nature, à leur caractère pour en faire des hommes honnêtes et droits ou des femmes bonnes et pures.

— Vous avez raison, ma chère amie, ce point est très important, mais cela ne nous regarde pas. C’est l’affaire des gens que nous chargeons de s’occuper de nos enfants. C’est leur devoir, et nous n’avons qu’à bien choisir nos précepteurs, ou nos gouvernantes.

— Et vous croyez que là se bornent nos obligations ? lui demanda sa femme en le regardant profondément.

— Évidemment, et je serai très sévère là-dessus.

Lydie ne pouvait émettre un doute sur ses devoirs à ce sujet. Toute femme naît avec les instincts de la maternité ; on n’a pas besoin de lui enseigner les devoirs de mère. Adolphe ne trouva donc pas d’excuse cette fois dans le cœur de sa compagne. Dès ce moment elle vit qu’il y avait une lacune dans la nature de son mari.

— Il ne comprend pas les devoirs les plus saints, se dit-elle. Cependant il est bon, il m’aime et je dois lui pardonner. Je prendrai sur moi toute la responsabilité ; avec l’aide de Dieu, je me sens assez forte pour m’occuper seule de mes enfants. Il se fit un long silence ; on n’entendait plus que le gondolier diriger son frêle esquif, et les promeneurs chanter des airs italiens de leurs voix riches et expressives.

— La délicieuse soirée, s’écria Dunel, n’est-ce pas ?

— Oui, charmante, répondit Lydie dont les pensées erraient bien loin. Entre les personnes qui doivent ressentir des plaisirs et des peines réciproques, dans une existence à deux, une parole fait quelquefois un ravage immense sans qu’on le devine dans le moment même. Jusqu’alors Lydie avait considéré Dunel comme son maître, un maître qui lui obéissait par tendresse pour toutes les futilités ; mais qui devait avoir, comme homme, une force, une intelligence plus mâle et plus grande que la sienne, elle se trouvait enfant près de lui. Sa disposition d’esprit se modifia.

La nuance de leur bonheur changea dès ce moment sans qu’ils s’en aperçussent.