L’Enfer des femmes/Les trois âges de l’amour

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 181-186).


LES TROIS AGES DE L’AMOUR


L’amour qui n’est pas dans l’esprit et dans l’âme dure plus ou moins longtemps et finit toujours. Il se présente sur trois côtés, puis s’en va.

L’amour qui demande ;

L’amour qui reçoit ;

Et l’amour qui se lasse.

Autrement dit : le désir, la possession et la satiété. Ensuite la passion est morte, on écrit sur son tombeau : indifférence, amitié ou haine. Les uns y renoncent en riant, d’autres en pleurant, d’autres se vengent ; mais tous à la fin se consolent et prennent leur parti.

Si quelqu’un eût dit ces paroles à Lydie, elle eût ouvert de grands yeux et n’eût pas cru.

Cependant, depuis quelque temps déjà, nos époux étaient dans la deuxième période qui fut la plus longue.

Depuis quelques jours la jeune femme remarquait un certain changement dans la manière d’être de son mari. Il paraissait moins empressé. Ayant en lui une foi inébranlable, elle fut bien éloignée de penser que son amour eût diminué, et s’expliqua cette circonstance par les préoccupations nouvelles que nécessite l’intérieur d’une maison.

La première chose qu’elle fit en arrivant ce fut d’envoyer à l’hôtel du duc. Le jeune ménage était réuni depuis un mois, la duchesse avait avancé son retour. En apprenant l’arrivée de son amie, Violette accourut chez elle, et la première question qu’elle lui adressa fut celle-ci :

— Êtes-vous heureuse ?

— Oui, mon mari m’aime et je crois en lui.

— Je savais ce que vous alliez me répondre, mais je voulais vous laisser le plaisir de me le dire.

Lydie n’osait interroger son amie, car, elle aussi, croyait deviner sa réponse. Pourtant, voyant que Violette ne paraissait ni triste ni malheureuse, elle se hasarda et lui dit :

— Comment vous trouvez-vous dans votre nouvelle condition ?

— Moi ?… Je me trouve… duchesse. Mon mari n’est ni très laid ni très sot.

— En effet.

— Mon amie est bien mariée. Il ne m’en faut pas davantage. Je vivrais cinquante ans encore que ma situation et mes dispositions d’esprit ne changeraient pas, car mon histoire est finie et le livre en est fermé. Ainsi nous ne parlerons jamais de moi, n’est-ce pas ? ce serait trop ennuyeux ; nous causerons de vous. Je veux vivre de votre vie, vous me raconterez vos sensations, jusqu’à vos moindres pensées ; ne me refusez pas, j’ai compté là dessus.

— Vous m’effrayez : si vous souffrez, je veux partager vos douleurs.

— Je ne souffre pas du tout ; mais en supposant que j’eusse une peine, que gagnerais-je à vous la confier ? Je vous affligerais, et ce serait un chagrin de plus pour moi puisque nous ne faisons qu’un.

— Que je vous plains de vivre avec un homme que vous n’aimez point !

— Eh bien ! cela n’est pas si difficile que vous le croyez. Quand une idée sombre me vient, je mange des bonbons, c’est un remède excellent ; si l’idée résiste, je m’achète une robe ; si cela ne suffit pas, je vais jusqu’aux bijoux, et tout est dit. Quand l’ennui me gagne, je vais au spectacle. Là, je vois des lorgnettes se tourner de mon côté, on me regarde, on parle, on me regarde encore. Je crois qu’on me trouve excessivement jolie. Je m’imagine que je suis fort séduisante ; il n’en est rien, mais je le crois, ce qui revient exactement au même, pour ma satisfaction personnelle.

— Et vos études ?

— Oh ! elles vont très bien. Ma gouvernante est émerveillée. J’en sais déjà autant qu’une enfant de douze ans très avancée. Je gagne plus d’une année par mois.

— Et le grand monde ?

— Ici, je suis allée deux fois seulement dans cette société beaucoup plus distinguée qu’amusante. J’ai parlé avec peu de prudence et tout s’est bien passé. On dit que je suis très spirituelle. En attendant que je sois savante, j’adopte ce système qui me réussit très bien et qui est le secret des ignorants : parler peu, pour laisser croire qu’on pense beaucoup, avoir l’air de critiquer, pour faire croire qu’on a une opinion. Voilà tout le mystère. Et maintenant que j’ai dit, racontez-moi tout ce qui s’est passé depuis notre séparation.

— Depuis que vous m’avez quittée, quand j’étais encore Mlle  de Cournon, et vous Violette, jusqu’au moment où nous nous retrouvons, vous duchesse et moi roturière, dit en riant Mme  Dunel. Elle raconta tout son voyage ; parfois, croyant entendre Violette soupirer, elle lui demandait ce qu’elle avait, et Mme  de Flabert répondait toujours par une gaieté qui rassurait Lydie.

Elles passèrent ensemble une partie de la journée, bavardant comme deux pensionnaires. Les deux ménages semblaient s’entendre à ravir ; ils dînèrent ensemble boulevard des Italiens, et se séparèrent à onze heures.

La duchesse, en descendant, dit à son mari :

— Vous avez beaucoup regardé Mme  Dunel. Je vous ai vu, ne vous excusez pas : vous la trouvez charmante. Eh bien, cela me fait un véritable plaisir.

— Comment ?

— Oui. Vous m’avez ravie ce soir, je vous le jure, et je suis de bonne foi.

— Vous avez, lui dit Edmond en l’aidant à monter en voiture, une originalité contrariante parfois…

— Et vous un petit air piqué qui vous va très bien, répondit-elle en éclatant de rire.

De Flabert ne put s’empêcher d’en faire autant. Sa femme était si franche et si gaie, qu’il lui était impossible de se fâcher avec elle.

Malgré toutes les explications que Lydie avait reçues, elle comprenait les raisons de son changement, mais ne les admettait pas comme justes.

Elle ne voulait pas que des causes sociales pussent changer la nature que Dieu nous a donnée. Mais elle se proposa de ne pas parler de cela. Son amie avait arrangé définitivement sa vie, et son devoir maintenant était d’en supporter les conséquences.

Après avoir recommandé son âme et celle d’Adolphe à Dieu, la jeune femme s’endormit en se disant : Ce n’est plus ma délicieuse petite Violette, c’est la duchesse de Flabert, née princesse de Varloff. Une femme accomplie au point de vue du monde.