L’Enfer des femmes/Entre amis

H. Laroche et
E. Dentu, éditeur. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie (p. 193-202).


ENTRE AMIS


Au moment où Lydie commençait sa lecture, Adolphe était assis en tête-à-tête avec de Flabert, et ils déjeunaient tous les deux en garçons chez Breban.

À la troisième bouteille, Edmond s’écria :

— Eh bien ! et cet immense amour que devient-il ? Cet amour conjugal d’un genre nouveau ?

— J’aime toujours ma femme… Je l’aime beaucoup… certainement… mais que vous disais-je ? Elle m’aime… oui… mais ce n’est point là cet amour qui me rendrait heureux.

— Que voulez-vous dire ?

— Rien ! Si vous n’étiez pas mon ami intime, je ne vous parlerais pas de cela, mais…

— Que de mais !

— Voyez-vous, il y a des femmes qui ne considèrent l’amour que comme un poème. Que diable ! c’est bien une réalité. J’avais trouvé Mlle de Cournon naïve et charmante avec ses yeux innocents, et je m’étais dit qu’elle deviendrait une femme délicieuse. Eh bien ! Mme Dunel est et sera toujours Mlle de Cournon. C’est une sainte et aimable femme, mais voilà tout.

— Et vous vous plaignez ?

— Non pas, je suis enchanté de l’avoir épousée, car je suis certain qu’il n’existe pas de femme plus vertueuse. Je suis heureux de la savoir à mon foyer ; mais, un homme ne peut passer toute sa vie à genoux devant une madone. Mme Dunel m’embrasse au front et me dit : « Je vous aime, » d’une voix douce et tranquille, comme elle l’entendait dire par les sœurs qui priaient leur divin époux ; mais moi, je ne suis ni un Dieu ni un saint, je suis un homme. Depuis plus de six mois je ne vis point, je suis au régime comme un malade, je me porte trop bien, enfin j’ai besoin de vivre plus à la fois. Depuis six mois je me contiens et je sens que je vais éclater. Mme Dunel est très délicate, moi j’ai une poitrine de fer, et je crains parfois de renverser ma femme en respirant. D’abord cette situation m’a plû beaucoup, je la croyais provisoire, ensuite l’ennui m’a pris, et puisque le mot en est lâché, mon cher, je m’ennuie depuis deux mois. Si je persistais dans cette vie, je deviendrais méchant. Ce n’est pas sa faute si elle est une ange ; d’ailleurs j’en suis ravi. Elle est vraiment d’une douceur et d’une soumission admirables ! Mais, d’un autre côté, je trouve cela trop monotone, et je m’éloigne !

— Elle sera malheureuse de ne pas vous voir à tout instant.

— Elle s’y fera ; puis j’ai trouvé un moyen délicieux. Lydie n’a jamais rien lu ; je viens de lui envoyer une bibliothèque. Le désœuvrement va la forcer à lire ; avec sa nature impressionnable, elle s’attachera vite à tous ces sentiments peints avec l’exagération poétique ; elle pensera moins à moi, et prendra l’habitude de rester seule.

— Mais est-ce prudent ? Notre littérature moderne est un peu hardie.

— Oh ! il n’y a pas de danger. Rien n’aura de prise sur les principes de Mme Dunel, et puis votre femme sera pour elle une charmante société.

— Allons, vous me consolez un peu du chagrin que vous m’aviez fait éprouver à Cologne. Vous voilà revenu au point de départ, et vous finissez par où j’ai commencé.

— Non, car j’aime toujours Lydie, et vous n’avez jamais aimé la duchesse.

— Le mariage n’est décidément pas un roman, mais une affaire, et vous avez eu par hasard un caprice pour Mlle de Cournon, qui se trouvait être délicieusement jolie.

Dunel se défendit de cette opinion qui était pourtant l’expression de la vérité. Il se trompait lui-même sur ses propres sentiments. Ce n’était pas un méchant homme, il chérissait encore Lydie, mais l’amour s’en était allé ; sans cela, lui, qui ne voulait pas la laisser regarder un fou, lui aurait-il mis dans l’esprit les vers d’Alfred de Musset ?… Non.

— À propos, dit Adolphe, Anna donne une soirée ; on m’a dit que vous y alliez.

— Mais oui ; deux de mes parents qui sont mariés y vont.

— Ils ont tort, et vous-même…

— Ce n’est pas fort amusant ; pourtant, les femmes sont jolies et assez drôlettes ; puis, il faut bien faire quelque chose. Adèle y sera. La dernière fois, je ne m’y suis pas trop ennuyé, j’y ai vu le comte de Cournon.

— Mon cousin y va. Je puis y aller aussi, alors !… et j’irai ; mais n’en dites rien à votre femme, elle pourrait le répéter à la mienne.

— Elle a bien trop peur de troubler le bonheur de Mme Dunel.

— Pourquoi le lui dire ?

— Je n’en parlerai pas ; mais vous ne connaissez point la duchesse et ne savez pas le genre qu’elle a pris ; depuis quelques jours, elle sait tout ce que je fais et même tout ce que je pense.

— Ce n’est pas possible.

— Je sors ; je dis à ma femme que je vais chez M. de Bernon ou bien chez un autre, il faut bien dire quelque chose. Alors elle me répond, sans s’émouvoir, ceci par exemple : « Vous vous trompez, je crois, M. de Bernon demeure rue de Taranne, 25, et vous allez ce soir, 2, rue des Mathurins, au premier, la porte à gauche. » C’est l’adresse d’Anna.

— En vérité, dit Dunel en riant.

— C’est renversant ! Je prends une figure innocente, je n’ai pas l’air de comprendre, elle plaisante, je veux me fâcher, elle me rit au nez : cela me démonte, cela m’irrite. La première fois, j’étais si surpris et si furieux que, pour n’en avoir pas le démenti, j’ai été chez un ami. Le lendemain, ne m’a-t-elle pas dit d’un air narquois : « Vous avez donc changé d’idée hier au soir ? »

— Alors, elle vous fait suivre ? elle vous espionne ?

— Pas du tout ! Aucun domestique n’est dans sa confidence, personne ne me suit et elle sait tout.

— C’est inouï !

— C’est insupportable, au point que pendant huit jours d’impatience, de fureur, de rage, je n’ai pas bougé.

— Eh bien ! qu’est-il arrivé ?

— Qu’elle m’a dit : « Mais, monsieur, je suis désolée, je n’ai jamais voulu vous gêner et troubler vos plaisirs ; reprenez-les, si vous ne voulez pas me désespérer. Vous me feriez passer, à vos yeux, pour ridicule, je ne veux pas l’être. Vous ne pouvez supposer que je me fâche de vos actions, car je ne vous fais jamais de reproche. »

En effet, le caractère le plus égal, une gaieté, une conversation pétillante. J’ai cru d’abord qu’elle voulait avoir des armes contre moi pour prendre des droits de liberté. Il n’en est rien. Elle est sage, vertueuse et ne se laisse pas même faire un compliment.

— C’est incompréhensible !

Elle se moque de moi, voilà tout, et je suis forcé d’en prendre mon parti. Que voulez-vous ? Il m’a fallu de force reprendre ma vie un instant interrompue par ses découvertes. Ne me demandait-elle pas en riant si j’étais tombé subitement amoureux d’elle. Et ne s’étonnait-elle pas de ne point me voir avec une mandoline. Tenez, je ne puis y penser. Elle m’était indifférente, j’avais même de l’amitié pour elle. Maintenant, elle m’agace à un tel point, que je finirai par la détester. Vous n’imaginez pas à quel point elle m’irrite.

— Mais vous m’inquiétez, si elle allait conseiller à ma femme d’en faire autant.

— Oh ! bien oui ! Elle dit à tout le monde que je la rends très heureuse et que je suis le modèle des maris. Je ne connais pas de femme plus insupportable. Si vous m’accusiez, elle me défendrait, et, dès que vous seriez parti, elle me rirait au nez. C’est un démon, enfin. Demain matin elle va me dire : « Eh bien ! vous êtes-vous amusé à votre soirée ?, vous êtes arrivé à telle heure, parti à telle autre. Vous avez dansé avec celle-ci, soupé avec celui-là, vous avez gagné ou perdu tant de louis, puis elle rira de mon air stupéfait, me donnant l’humiliation d’une indifférence qui ressemble à du mépris. »

— Savez-vous que cela devient très amusant.

— Je ne trouve pas. On n’a jamais vu pareille chose. Rien que d’en parler, je suis tout hors de moi. Ce n’est pas de la colère que j’éprouve, c’est de la vexation.

— Bah ! que vous importe ! Vous n’êtes que plus libre.

— Je le sais bien, mais que voulez-vous ? Cela m’énerve ! Voici l’heure du diner, je vous laisse. Quel supplice que de rentrer chez soi.

— Mais vous dinez à six heures et il n’en est que cinq.

— C’est juste !

— Venez un instant chez moi.

— Je le veux bien.

Ils arrivèrent chez Dunel. Madame n’était pas visible Adolphe, après avoir fait entrer de Flabert dans le fumoir, fit prévenir Lydie qu’il était revenu et alluma un cigare en disant à son ami d’un air triomphant :

— Absorbée par sa lecture, elle n’a pas même pris le temps de s’habiller. Je réussis très bien.

Quelques instants après, le domestique rentra disant que madame était au salon. Ils s’y rendirent.

Lydie fut aimable, parla davantage que de coutume. Elle n’était déjà plus l’éternelle jeune fille dont Dunel s’était plaint ; son âme quittait son visage et se retirait en elle-même.

Adolphe ne s’aperçut pas du changement survenu chez sa femme, ou plutôt il l’interpréta dans un sens à lui, et s’applaudit du moyen qu’il avait trouvé pour la distraire, en acquérant de la liberté.

— Eh bien ! lui dit-il, lorsqu’Edmond se fut retiré, que pensez-vous de mes livres ?

— D’abord je vous remercie ; mais vous êtes un sournois de ne m’avoir rien dit. Que de choses ils doivent renfermer ! Je n’en ai regardé qu’un encore, et s’il faut le croire…

— Vous devez en prendre quelques passages pour bons et en laisser d’autres comme mauvais. La vérité s’y trouve, mais exagérée, bourrée d’événements ; après tout c’est un peu de la réalité.

— Pourquoi donc me disiez-vous que je savais tout ?

— Pour laisser à nos poètes le soin de vous instruire. Qu’avez-vous appris ?

— Que les amours passent.

— Non pas tous.

— Voilà ce qui me console.

Adolphe prit la main de sa femme et la porta à ses lèvres.

Le domestique annonça que le dîner était servi. Dunel offrit le bras à Lydie, et ils quittèrent le salon.