Grammaire de l’hébreu biblique/Écriture/Paragraphe 29

Paul Joüon
Institut biblique pontifical (p. 72-75).
§ 29. Changements de voyelles.

a Les changements de voyelles, soit par rapport aux voyelles primitives (§ 6 i), soit à l’intérieur de l’hébreu, sont extrêmement fréquents. La grande mobilité de la vocalisation est un trait caractéristique de l’hébreu. Cette mobilité est du reste très inégale, selon la quantité des voyelles et la nature des syllabes. Les changements de voyelles sont souvent dus au déplacement du ton. (De même les chutes de voyelles § 30).

b Les voyelles longues ọ̄ (provenant de ā ou de au̯), ū, ī sont généralement très stables[1]. Cependant ọ̄, en syllabe devenue atone, s’affaiblit souvent en ū (avec l’affaiblissement il y a un certain abrègement). Le phénomène est régulier dans la flexion du nifal נָקוֹם des verbes ע״ו au parfait : l’ọ̄ devient ū quand il est privé du ton principal ou secondaire : נָק֫וֹמָה, נְקֹֽמוֹתֶם, mais נְקוּמ֫וֹתִי (§ 80 l)[2]. On observe sporadiquement la même alternance dans certains doublets : מָנוֹחַ repos et מְנוּחָה, מָלוֹן lieu où l’on passe la nuit et מְלוּנָה, מָנוֹס fuite (avec suff. מְנוּסִי) et מְנוּסָה[3].

c La voyelle moyenne ◌ָֽ, en devenant atone, devient normalement ◌ַ : דָּבָר, état cst. דְּבַר ; יָם mer, יַמִּים.

La voyelle moyenne ◌ֹ, en devenant atone, devient normalement ◌ָ ou (surtout en syllabe aiguë) ◌ֻ : כֹּל, כָּל־ ; יָסֹב, וַיָּ֫סָב ; יָסֹ֫בּוּ, תְּסֻבֶּ֫ינָה ; חֹק, חֻקִּי.

La voyelle moyenne ◌ֵ, en devenant atone, devient normalement ◌ֶ ou (surtout en syllabe aiguë) ◌ִ : אֵת, אֶת־ ; יָסֵב, וַיָּ֫סֶב ; יָסֵ֫בּוּ, תְּסִבֶּ֫ינָה ; אֵם, אִמִּי.

d L’affaiblissement de ◌ֵ en ◌ֶ a été parfois trouvé excessif ; alors le ◌ֵ devient simplement ◌ַ. Ainsi, au piel, קִטֵּל est la forme normale et pausale, קִטַּל est une forme secondaire de liaison (§ 52 c). Dans les verbes quiescents פ״א, יֹאכֵל est la forme pausale, יֹאכַל la forme de contexte (§ 73 d). Dans la flexion du type זָקֵן l’état cst. est זְקַן (§ 96 B d)[4].

À la pénultième fermée tonique on a souvent ◌ַ pour ◌ֵ : כָּבֵד, כָּבַ֫דְתָּ ; קִטֵּל, קִטַּ֫לְתָּ, et semblablement au hifil הִקְטַ֫לְתָּ (pour *hiqṭilta, הִקְטֵ֫לְתָּ*). La finale pluriel fém. du futur ẹlnå devient souvent a̦lnå, à savoir : ẹlnå reste au hifil תַּקְטֵ֫לְנָה (afin de garder quelque chose de l’i caractéristique) ; ẹlnå reste généralement au piel, tandis qu’à l’hitpael on a généralement a̦lnå ; au nifal on a toujours a̦lnå, même en pause (donc comme dans les conjugaisons passives pual, hofal, et peut-être à l’analogie de ces conjugaisons) ; au qal des verbes פ״ו on a toujours a̦lnå : תֵּשַׁ֫בְנָה. À l’impératif on trouve seulement לֵ֫כְנָה † (malgré תֵּלַ֫כְנָה) et le piel לַמֵּ֫דְנָה (Stade, § 612). On trouve une fois la forme anormale e̦lnå : וַתְּהַלֶּלְנָה Éz 13, 19.

e La voyelle brève ◌ַ peut s’affaiblir soit en ◌ֶ, soit en ◌ִ (§ g). Ces deux degrés d’affaiblissement ne semblent pas affecter sensiblement la quantité.

Le premier degré d’affaiblissement de ◌ַ en ◌ֶ est fréquent[5]. Il se trouve :

  1. 1) dans le type segolé nominal מֶ֫לֶךְ (cf. מַלְכִּי) et verbal יֶ֫גֶל (apocopé de יַגְלֶה) où ◌ֶ tonique, pour ◌ַ, est dû à l’influence du ◌ֶ auxiliaire, § 96 A b.
  2. 2) probablement dans la plupart des formes me̦qṭål, me̦qṭelåh devant une non-gutturale, par exemple מֶרְכָּבָה « char », מֶמְשָׁלָה « domination »[6].
  3. 3) dans quelques cas isolés, dont le plus notable est יֶדְכֶם « votre main » de יָד, cst. יַד. (De même en araméen biblique on a יֶדְהֹם « leur main » Esd 5, 8).

f De plus, ◌ַ devient régulièrement ◌ֶ devant une gutturale suivie du qameṣ moyen ou du ḥaṭef qameṣ. Exemples : אַחִים mais אֶחָיו, אַחַי mais אֶחָ֑י (§ 20 c) ; בַּחֶ֫רֶב mais בֶּחָ֑רֶב ; יִתְנַחֵם* mais יִתְנֶחָ֑ם « il se repentira » ; הֶֽחָכָם « le sage » et « num sapiens ? » ; — הַחֹ֫דֶשׁ mais הֶֽחֳדָשִׁים (§ 35 d).

Si le qameṣ est bref (donc en syllabe fermée atone) le ◌ַ se maintient, p. ex. הַחָכְמָה « la sagesse ». La raison de cette exception n’apparaît pas.

Le changement de ◌ַ en ◌ֶ ne peut guère être considéré ici comme un affaiblissement. Les deux timbres , sont deux voyelles ouvertes symétriques dans l’échelle vocalique de l’hébreu (§ 6 b) : elles sont en effet séparées d’un degré de la voyelle centrale . La loi en question s’explique donc par une tendance d’harmonisation vocalique.

Cette suite vocalique [7] est très aimée et se trouve encore en dehors de la loi citée. Ainsi :

  1. A) Devant gutturale : 1) יִקְטְלֵ֫הוּ mais יִקְטְלֶ֫הָ ; 2) on a יַֽחֲבשׁ « il liera », וַיַּֽחֲבָשׁ־, mais יֶחְבָּ֑שׁ Job 5, 18 † (où l’on a un ō̦ long, provenant de u, en pause, § 32 c) ; dans deux mots étroitement unis, p. ex. מֶ֤ה עָשִׂ֙יתִי֙ (pour מַה (§ 37 c), דְּעֶה חָכְמָה (pour דְּעָה ; devant un qameṣ bref !) Pr 24, 14 « connais la sagesse ».
  2. B) Devant non-gutturale : 1) סוּסֵ֫נוּ, mais סוּסֶ֑ךָ (ici le ◌ֶ est allongé en pause) ; 2) סוּסֵ֫ינוּ, סוּסֵיכֶם mais סוּסֶ֫יךָ ; 3) פְּרִי, פִרְיִי, mais פֶּרְיְךָ ; 4) פַּדָּן (nom propre) mais פַּדֶּ֫נָה[8].

g Le second degré d’affaiblissement de ◌ַ en ◌ִ est également très fréquent.

Un a primitif est devenu ◌ִ dans les parfaits נִקְטַל, הִקְטִיל (mais fut. יַקְטִיל), קִטֵּל (en syllabe aiguë, mais fut. יְקַטֵּל) ; dans le futur qal des verbes d’action יִקְטֹל (§ 41 e), dans le type d’état cst. pl. דִּבְרֵי (de דָּבָר) pour daḇrẹ̄ (§ 96 B b).

L’affaiblissement de ◌ַ en ◌ִ se trouve fréquemment dans la flexion nominale : 1) dans les types צִדְקִי auprès de מַלְכִּי, בִּגְדֵי auprès de מַלְכֵי, נִסְכֵּי auprès de כַּסְפֵּי, כִּבְשָׂה auprès de כַּבְשָׁה (ainsi on a l’infinitif fém. קִטְלָה auprès de קַטְלָה § 49 d) ; 2) dans la flexion du type מַרְבֵּץ, cst. מִרְבַּץ (ici dissimilation ; cf. § 96 C c) ; 3) dans la forme דִּמְכֶם « votre sang ». (De même en araméen targumique on a דִּמְכוֹן ; cf. Dalman, Aram. Grammatik2, p. 202).

h Dissimilation. Certaines voyelles ne peuvent s’expliquer que par une tendance à éviter une suite de deux voyelles de timbre identique ou voisin.

La 1re voyelle est dissimilée dans רִאשׁוֹן de רֹאשׁ, חִיצוֹן de חוּץ, תִּיכוֹן de cst. תּוֹךְ, אֱנוֹשׁ § 21 h, יֵשׁוּעַ pour *יוֹשׁוּעַ de יְהוֹשׁוּעַ (nom propre).

La 2e voyelle est dissimilée dans לוּלֵא (4 fois ; לוּלֵי 10 f.) « si ne… pas » de לוּ + לֹא ; dans le type אֹכֵ֑ל du futur des verbes פ״א quiescents, pour ʾọ̄ḵọl (§ 73 c).

  1. Voir une exception pour ọ̄ § 89 i, pour ī § 89 f.
  2. Cette alternance ọ̄ > ū a pu être favorisée par l’alternance fréquente > u, p. ex. יָסֹ֫בּוּ, תְּסֻבֶּ֫ינָה ; חֹק, חֻקִּי.
  3. Dans certains mots, pour lesquels il n’existe pas de doublet, p. ex. תְּבוּנָה intelligence, l’ū semble provenir d’un ọ̄ (et donc d’un ā primitif) ; cf. Biblica 1, 369. Voir aussi p. ex. des mots comme מוּסָר § 88 L e.
  4. Par contre ◌ֵ peut devenir ◌ַ֑, p. ex. הֵפֵר, הֵפַ֑ר (§ 32 c).
  5. Dans la prononciation babylonienne le est devenu ä (= ), § 6 d N.
  6. Devant une gutturale le ◌ֶ provient probablement de l’assimilation partielle d’un i primitif à la gutturale (§ 21 d), p. ex. dans מֶֽחֱזָה « fenêtre » (opposer מַֽחֲזָה « vision »).
  7. En parlant de cette suite vocalique, nous transcrivons, le qameṣ provenant de a, à savoir å, d’une façon purement phonétique : , puisqu’il s’agit d’attirer l’attention sur un phénomène phonétique.
  8. Voir encore §§ 68 e, 79 q, 88 L g, 93 c, 94 c, d, h, 96 A q, f.