Lui (Colet)/Texte entier

Lui (1859)
Calmann Lévy (p. --couv.).




LUI





CALMANN LÉVY, ÉDITEUR




OUVRAGES
DE
LOUISE COLET


Format grand in-18


QUARANTE-CINQ LETTRES DE BÉRANGER
1 vol.


Format in-32


QUATRE POÈMES COURONNÉS PAR L’ACADÉMIE
1 —



Paris. — Charles Unsinger, imprimeur, 83, rue du Bac.
LUI
ROMAN CONTEMPORAIN
par
LOUISE COLET


NOUVELLE ÉDITION
augmentée d’une préface inédite



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
rue auber, 3 et boulevard des italiens, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1880
Droits de reproduction et de traduction réservés.



PRÉFACE


« La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité ; elle fait que l’homme vain ne paraît point tel et se fait valoir, au contraire, par la vertu opposée au vice qui fait son caractère.

Vous dites qu’il faut être modeste, les gens bien nés ne demandent pas mieux : faites seulement que les hommes n’empiètent par sur ceux qui cèdent par modestie et ne brisent pas ceux qui plient. »

C’est la Bruyère qui a dit cela ; comme on a tenté de me briser à l’occasion de ce livre, je relève la tête ; je ramasse le gant qu’on m’a jeté.

Je quittai Paris le lendemain du jour où parut la première édition du roman qu’on va lire ; quatre éditions se succédèrent sans qu’il me fût possible d’en revoir les épreuves et de prémunir le lecteur contre les attaques des journaux, dans une courte préface. Ces attaques furent nombreuses et ardentes. Quoique deux romans du genre qu’on me reprochait, eussent précédé la publication du mien, les journaux sérieux, comme on dit, formant un bataillon sacré, concentrèrent contre moi leurs indignations et leurs exorcismes. « Ne lisez pas, disait aux femmes du monde le plus autorisé des critiques, ne lisez pas ce livre impur ! » m’appliquant ainsi le mot orgueilleux que Rousseau mit en tête de sa Nouvelle Héloïse. Un autre me traitait de madame Cottin, doublée de Mogador ; un troisième, de païenne regrettant les priapées antiques. Les plus modérés me jugèrent une âme fourvoyée par l’audace et le doute, et qui devait rentrer bien vite dans la règle salutaire du respect humain et des attermoiements dévots.

« Quelques-uns qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n’ont pas compris le sens, et qu’ils altèrent encore par tout ce qu’ils y mettent du leur, et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs impressions, ils les exposent à la censure. »

C’est encore la Bruyère qui définit de cette façon délicate et profonde les détracteurs d’un livre. Oh ! oui, c’est bien cela ! l’ouvrage, corrompu et défiguré par tout ce qu’ils y mettent du leur, est exposé de la sorte à la censure aveugle du public, sciemment trompé par des critiques fallacieux. Ce sont eux que l’équité devrait condamner comme violateurs et falsificateurs de la pensée, qui, de toutes les propriétés humaines, est la plus sacrée.

Quel était donc mon crime ? On ne pouvait pas m’accuser d’avoir amoindri les puissantes individualités qu’on se plaisait à reconnaître dans mon livre : je leur avais laissé leur grandeur troublée mais réelle, et, par respect, j’avais poétisé et ennobli les personnages secondaires qui leur font cortége. C’est ainsi que j’ai doué d’une beauté irrésistible l’amant d’aventure qui distrait un moment l’héroïne. Or, s’il faut en croire la tradition vénitienne[1], le pauvre docteur Tiberio était fort laid. La beauté a perdu de son prestige dans les sociétés modernes, trop dédaigneuses de la plastique, et les femmes néochrétiennes se font une vertu de préconiser la laideur, comme le rachat de leur chute, toujours produite, prétendent-elles, par l’attrait de l’union des âmes et non par la convoitise des corps périssables. L’antiquité fut plus naïve et plus friande en matière d’amour ; la puissance de la beauté y était reconnue si grande, qu’elle suffisait à justifier l’amour des déesses pour de simples bergers et celui des patriciennes pour des esclaves. Ai-je diminué mon héroïne en lui prêtant un reflet antique ? Pour n’insister ici que sur la question générale de cette attraction foudroyante de la beauté, n’est-il pas évident que les femmes qui s’obstinent à cet idéal charnel et en font une des conditions exclusives de l’amour, sont d’un entraînement moins facile et partant d’une nature plus chaste ? — La beauté physique de l’homme est devenue aussi rare que l’a toujours été sa beauté morale, et à celles qui, l’exigent pour s’abandonner au vertige de l’amour, moins d’occasions sont offertes de faillir comme les déesses et les patriciennes antiques. Quoi qu’il en soit, ce livre fut déclaré impur et l’auteur voué au mépris. De ces arrêts de la calomnie, prononcés en se jouant, sort parfois la ruine et le désespoir d’un écrivain. Mais qu’importe cette immolation aux juges frivoles d’un tribunal éphémère !

Je me souviens que j’étais à Venise dans la grande salle de l’Académie des beaux-arts, où se trouve l’Assunta du Titien. Assise en face de ce tableau, je contemplais avec ravissement le groupe admirable que forment les apôtres éperdus : la tête renversée, saisis d’un effarement douloureux, ils tendent leurs bras et leurs regards vers la mère de Jésus, prête à disparaître dans le ciel. Quels mouvements ! quelles attitudes suppliantes et navrées ! on entend ces âmes prier et crier ; ces lèvres, ces gestes, ces muscles composent une suprême évocation ! « Reste parmi nous, disent les apôtres à Marie, ton fils est parti en nous laissant sa doctrine et sa mère ; mais l’esprit vacille au souffle de la terre ; oh ! reste pour nous guider, toi, créatrice visible et palpable du divin Rédempteur ! »

Ainsi nous pleurons et nous nous lamentons quand l’amour, cet idéal humain, nous échappe.

Je regardais attentivement chaque tête expressive et vivante de ce magnifique tableau, lorsque le cameriere de mon hôtel entra et me remit un paquet de journaux et de lettres en retard qu’il savait que j’attendais impatiemment.

Je parcourus les journaux et j’y trouvai les aménités dont j’ai parlé ! J’ouvris une des lettres, portant le timbre du ministère de l’instruction publique, et j’y lus la suppression de la pension littéraire que j’avais depuis vingt ans. La semence de la critique avait porté des fruits hâtifs et empoisonnés. Nos ministres n’ont pas le temps, comme faisait M. de Cavour, de lire des romans ; ils avaient cru les folliculaires sur parole ; j’étais une Euménide dangereuse qu’il fallait châtier au plus tôt. Une lettre m’annonçait que le directeur d’un grand journal refusait de publier un de mes romans qu’il avait accepté, à cause des rumeurs malséantes qu’avait soulevées le dernier.

Ainsi j’étais frappée de tous côtés. Mais, par un de ces hasards providentiels qui sont un adoucissement aux blessures du poëte, je recevais ces coups réitérés en face des chefs-d’œuvre de l’art et en communion, pour ainsi dire, de toutes ces figures immortelles, filiation du génie ; elles me regardaient pensives : les unes compatissantes, les autres altières, toutes sereines et inaltérables ; elles me pénétraient de leur calme et de leur dignité. Au dehors, Venise esclave, Venise en deuil portait fièrement ses chaînes dans l’attente de sa délivrance ; flottante sur la lagune, immobile, elle souriait mélancoliquement à son beau ciel d’un azur radieux.

Je sortis de la salle des grands maîtres de l’école vénitienne ; je pris une gondole et me fis conduire au Lido. Absorbée dans la splendeur et la quiétude du jour, je gardais à peine au cœur un point noir, vague, déjà éclairci.

— Pourquoi donc, me disais-je m’enivrant de lumière et de solitude, faut-il au poëte et à l’artiste, aussi bien qu’aux autres hommes, le pain de chaque jour ? Cette nécessité inexorable les replonge incessamment dans le courant troublé d’où ils voudraient sortir, et assombrit pour eux les joies de la nature et les rayonnements du beau.

Quelques jours après, je partis pour Milan ; mon roman, dénigré par la presse française, y avait éveillé la curiosité ; il me fit des amis dans la société italienne, étrangère à nos coteries. C’est après avoir lu ce livre, que M. de Cavour désira me connaître[2]. Massimo d’A zeglio et Giorgini, tous deux gendres de l’illustre Manzoni, le lurent à leur tour et le firent lire à l’incorruptible auteur des Promessi Sposi, auquel je n’aurais pas osé offrir ce récit d’une passion orageuse. Voici le jugement qu’en porta le vertueux poëte :

— Au point de vue chrétien, me dit-il, je ne saurais approuver cette préoccupation fiévreuse et exclusive de vos héros, d’un bonheur terrestre qui nous échappe toujours. Au point de vue humain, j’ai trouvé dans ce livre une psychologie sincère, une émotion noble et une satire courageuse de la société moderne.

Il est une autre appréciation que je tiens, quoique obscure, à constater ici, parce qu’elle est sortie d’un des cœurs les plus droits et les plus moraux que je connaisse. Lorsque je revins d’Italie, je m’arrêtai quelques jours, dans le midi de la France, chez un vieux parent de ma mère ; comme nous causions, un matin, dans sa vaste bibliothèque remplie des chefs-d’œuvre de la littérature antique et moderne, je vis, relié avec luxe, sur un des rayons, mon pauvre roman vilipendé par la presse parisienne.

— Eh quoi ! dis-je au solitaire bienveillant, ce malheureux livre a trouvé grâce devant vous ?

— Ma chère enfant, répliqua-t-il, vous avez écrit là une œuvre d’une audacieuse vérité, que les esprits factices et malsains de l’époque ne vous pardonneront jamais. De là l’orage gonflé de venin qui a éclaté sur vous. La vertu tranquille n’a pas de ces emportements ; vous avez irrité tous les faux semblants dont se compose la morale du jour : les simulacres d’amour, les simulacres de talent, les simulacres de convictions politiques et religieuses. La parole rude et ferme d’un croyant, jetée dans cette mêlée de consciences incertaines, sera toujours traitée de séditieuse et d’impie ; mais il est encore, Dieu merci, quelques âmes honnêtes et recueillies qui ne confondent point les glapissements d’une morale de parade avec la voix immuable de la morale éternelle ; ces âmes vous absoudront comme je vous absous.

Ô la Bruyère, Montaigne, Molière, Diderot, Voltaire ! grands prêtres immortels du culte impérissable de la justice et de la vérité, et toi, Balzac, leur frère glorieux, toi, le hardi révélateur des lâches passions contemporaines qui dissimulent leur lèpre sous un masque puritain ! ô fiers et libres esprits, qui n’avez jamais accepté les timides compromis des écrivains enrégimentés ! je ne sais si mon orgueil m’abuse, mais il me semble que, si vous viviez, le jugement de ce pur solitaire serait ratifié par vous, et, qu’applaudissant à mon esprit impliable, inaccessible à la peur, vous diriez à ceux qui m’ont insultée : « Laissez chanter en paix cette âme qui croit encore au beau, à la liberté, à l’amour ! »

Louise Colet.

Août 1863



LUI



i


— Vous qui écrivez, me disait un soir la marquise Stéphanie de Rostan, un de ces rares et nets esprits du dix-huitième siècle qui semble avoir sauté à pieds joints sur les années écoulées jusqu’à notre époque indécise où les intelligences cherchent leur route, les consciences leur morale, et les écrivains leur style ; vous qui écrivez, gardez-vous du pathos en amour et ne dissertez pas de ce sentiment naturel et simple, de cet attrait puissant et bien caractérisé qui attire et confond les êtres, avec le langage de la métaphysique et du mysticisme. Si les héroïnes des romans modernes sont si ennuyeuses et à mon avis si immorales, c’est qu’à propos d’amour elles parlent de Dieu ou de maternité, et obscurcissent par des idées tout à fait à part cette belle flamme de la jeunesse qui ne réchauffe plus aucun cœur et ne colore plus aucun récit. Depuis la Julie de Rousseau et l’Elvire de Lamartine, toutes les femmes ont plus ou moins prêché à propos d’amour tantôt la philosophie, tantôt la religion, tantôt le socialisme ; si bien que l’amour s’est trouvé étouffé par ces aspirations sublimes ou prétentieuses qui ne sont guère de sa compétence qu’accidentellement.

— Pour que je vous comprenne mieux, répondis-je, faites-moi donc, marquise, une définition de ce que vous entendez par l’amour.

— Définir l’amour ! y pensez-vous ? Si je l’essayais, je tomberais dans le ridicule de celles que je critique. Je ne définirai donc pas l’amour ; mais je l’ai senti par le cœur, par l’esprit et par les sens d’une façon très-complète, et je vous assure qu’il ne ressemble guère aux descriptions qu’on en écrit et aux aveux hypocrites de bien des femmes ; très-peu osent être franches sur ce sujet ; elles craindraient de passer pour impudiques, et je crois, pardonnez-moi mon orgueil, qu’il n’appartient qu’aux plus honnêtes de dire en cette question la vérité : L’amour n’est pas une déchéance, l’amour n’est pas un remords et un deuil ; il peut amener tout cela, par l’angoisse d’une rupture, mais au moment où il est ressenti et partagé, il est l’épanouissement de l’être, la joie et la moralisation du cœur.

— Vous ne regrettez donc pas d’avoir aimé, lui dis-je, malgré la douleur et le vide où vous a laissé l’amour ?

— Moi, répliqua-t-elle avec feu, je voudrais pouvoir aimer encore, si une passion nouvelle et entière devait anéantir les vestiges de la passion éteinte ; mais comme cela est impossible et que nous n’avons pas la faculté du rajeunissement et de l’oubli, je me contente de savourer le souvenir de ce que j’ai ressenti ; car, ne voulant que des satisfactions complètes, je repousserais toujours l’à peu près en amour ; mais je ne suis pas assez glacée et mystique à quarante ans pour me repentir des heures lumineuses de la jeunesse. Ce sont encore les meilleures malgré le trouble, les larmes, et, comme vous l’avez bien dit, le vide qu’elles ont laissés après elles. Est-ce que le navigateur poussé par le sort dans les glaces du Groenland ne se souvient pas avec délice de quelque belle plage tiède et fleurie de Cuba ou des Antilles ?

— Oh ! marquise, m’écriai-je, vous devriez bien me conter votre histoire ou plutôt vos sensations.

— Il me serait douloureux de parler de moi, reprit-elle ; j’ai recouvré une sérénité que je ne veux plus perdre, et vous ne voudriez pas, vous qui m’aimez, faire jaillir des étincelles de la cendre refroidie, ou des larmes du roc poli sur lequel je marche tranquille ? mais je vous parlerai de lui, de cet ami célèbre que vous avez connu, dont le monde s’occupe, sur lequel on dit et on écrit tant de choses mensongères ; et en vous racontant comment nous nous sommes rencontrés, comment il m’a aimée, comment je lui suis restée attachée après sa mort, vous trouverez dans le récit de notre amitié ce qu’il entendait par l’amour, lui, le grand poëte, et ce que moi-même je lui en disais avec une franchise qu’un lien plus intime eût peut-être enchaînée, mais que notre sympathie intelligente et fraternelle laissait s’épancher sans entraves.

C’était dans le jardin de son joli hôtel de la rue de Bourgogne que la marquise de Rostan me parlait ainsi, par une belle soirée de mai : nous étions assises au bord de la vasque de marbre blanc qui forme le centre du jardin ; un arbre de Judée qui commençait à fleurir étendait ses rameaux d’un rouge tendre sur nos têtes, le ciel était d’une limpidité calme, et l’air si doux qu’il nous apaisait comme un philtre bienfaisant. La taille encore svelte de la marquise, son cou blanc et flexible et sa belle tête expressive couronnée d’une abondante chevelure d’un blond doré, jaillissaient, pour ainsi dire, au-dessus des plis nombreux d’une robe violette à deux jupes ; la finesse et les flots du tissu soyeux l’enveloppaient avec grâce ; son buste était appuyé et cambré contre le dossier d’un fauteuil en fer creux, tandis que ses deux petites mains croisées soutenaient son genou ployé. Dans cette attitude de la Sapho de Pradier, ses larges manches pendantes laissaient à découvert jusqu’au coude deux bras d’un modelé parfait et d’une blancheur éblouissante ; l’haleine chaude de cette magnifique soirée de printemps colorait ses joues d’un rose nacré ; je la contemplais avec ravissement et je me disais : — On devrait encore l’adorer.

Elle sembla deviner ma pensée, car elle s’écria tout à coup :

— Mieux vaut ne pas être aimée que de l’être mal ou de l’être à demi ; pour une âme ardente l’hésitation et l’inquiétude sont pires que le désespoir. Je dois à la tranquillité que j’ai acquise l’adoration de la nature et le bien-être que me donne ce beau soir.

Ne parlons plus de moi, parlons de lui : c’est par une journée semblable qu’il mourut, il y a deux ans ; je n’aime pas qu’on touche si vite à la chère poussière des morts, et j’aurais voulu qu’on laissât la sienne reposer encore quelques années ; mais il est des cendres glorieuses qui se soulèvent d’elles-mêmes ; leur éclat attire les regards investigateurs ; l’envie s’attaque aux spectres comme aux vivants, et parfois l’amour irrité les outrage ; c’est alors que l’amitié leur doit la vérité, cette justice éternelle.


ii


Avant de vous dire comment je le connus et comment nous nous liâmes, laissez-moi vous raconter comment je le vis passer tourbillonnant dans une valse, en 1836. L’apparition rapide du jeune homme de génie qui glissa un jour devant moi, en balançant avec grâce sa tête blonde, m’est toujours restée comme un de ces tableaux dont le souvenir dessine nettement tous les contours. C’était à l’Arsenal, dans ce salon que l’esprit et la poésie emplissaient chaque dimanche soir. Les femmes en ce temps-là, celles du plus grand monde, aimaient et recherchaient encore les écrivains de génie ; il n’était pas permis, comme aujourd’hui, de n’avoir rien lu, rien admiré, rien senti de grand et de beau, rien aimé d’illustre ! On eût rougi d’enfermer sa vie dans l’incommensurable ampleur d’une robe, et de forcer une jolie tête couverte de diamants à l’incessant et abrutissant calcul d’un luxe ruineux ; on avait alors des toilettes moins riches, mais plus de sentiments dans le cœur et plus d’idées dans le cerveau ; on faisait des coquetteries et des avances aux gens d’esprit et aux littérateurs. Des princes et des princesses donnaient l’exemple.

C’était donc une faveur, même pour une jeune marquise, d’être reçue aux dimanches intimes de l’Arsenal. Nos grands poëtes y disaient leurs vers ; nos compositeurs célèbres y faisaient entendre leur musique ; puis pour finir la soirée, les jeunes femmes et les jeunes filles dansaient au piano.

J’étais mariée à peine depuis deux mois quand j’allai, pour la première fois, à l’Arsenal. Mon mari, bizarre et jaloux, me contraignait à ne paraître dans le monde qu’avec des robes montantes et les bras cachés sous des manches longues. J’obéissais, très-indifférente alors à tout ce qui ne tenait pas aux choses du cœur et de l’esprit. Je portais ce soir-là une robe de velours noir qui m’emprisonnait jusqu’au cou ; mes cheveux, frisés à l’anglaise, retombaient en longues boucles abondantes de chaque côté de mes épaules enfermées. Des traînées de liserons blancs entouraient le chignon et flottaient par derrière. Cette coiffure aurait pu être gracieuse, se dégageant sur le nu ; mais, amoncelée sur le velours noir du corsage, elle n’était qu’étrange. Quand j’entrai dans le salon de l’Arsenal les lectures et la musique étaient finies ; une jeune fille au piano jouait le prélude d’une valse. On me regarda beaucoup car, excepté pour le maître de la maison qui avait connu mon père, j’étais pour tous ceux qui étaient là une étrangère. Un jeune homme, que plusieurs femmes complimentaient, s’avança tout à coup vers moi et m’invita à valser.

Je lui répondis que je ne valsais jamais.

Il me salua, tourna les talons et je le vis, une minute après, passer en valsant devant moi ; il tenait enlacée une jeune femme brune, la muse aimée de ce salon.

— Pourquoi donc avez-vous refusé de valser avec Albert de Lincel ? me dit le maître de la maison.

— Quoi, c’était lui ! lui ! m’écriai-je ; lui que je désirais tant connaître !

— Lui-même ! il valse en ce moment avec ma fille.

Je me mis à considérer le valseur : il était svelte et de taille moyenne, habillé avec un soin extrême et même un peu de recherche ; il portait un habit vert bronze à boutons de métal ; sur son gilet de soie brune flottait une chaîne d’or ; deux boutons d’onyx fermaient sur sa poitrine les plis de batiste de sa chemise. Son étroite cravate de satin noir, serrée au cou comme un carcan de jais, faisait ressortir le ton mat de son teint ; ses gants blancs dessinaient d’une façon irréprochable la délicatesse de ses mains ; mais c’était surtout dans l’arrangement de ses beaux cheveux blonds qu’un soin particulier se révélait. À l’exemple de lord Byron, il avait su donner une grâce pleine de noblesse à cette couronne naturelle d’un front inspiré ; des boucles nombreuses ondulaient sur les tempes et descendaient en grappes vers la nuque : je fus frappée, à mesure que le cercle rapide décrit par la valse le ramenait sous la lumière du lustre, des teintes diverses de cette chevelure pour ainsi dire diaprée. Les premiers anneaux qui caressaient le front étaient d’un blond doré, ceux qui suivaient avaient la nuance de l’ambre, et ceux plus abondants qui se pressaient sur le sommet de la tête se graduaient du blond au brun. Je le retrouvai plus tard avec ces beaux cheveux d’un effet si rare et qu’il garda inaltérés jusqu’à sa mort. À l’inverse des hommes blonds qui ont souvent des favoris rouges, les siens étaient châtains et ses yeux presque noirs, ce qui donnait à sa physionomie plus de vigueur et plus de feu ; il avait le nez parfaitement grec et sa bouche, fraîche alors, montrait en souriant des dents blanches. L’ensemble de ses traits frappait par une distinction aristocratique qu’illuminait l’éclat des yeux et qu’agrandissait la courbe idéale du front. C’était le génie primant les signes de race. Tandis qu’il valsait, sa tête renversée en arrière se montrait à moi dans toute sa beauté. Par deux fois les temps d’arrêt de la valse le placèrent à quelques pas de la chaise où j’étais assise ; la première fois, il me regarda et je l’entendis qui disait à sa valseuse :

— Cette dame blonde, qui est si scrupuleusement emmitouflée dans son velours noir, est sans doute une anglaise, une quakeresse peut-être ?

— Vous vous trompez étrangement, lui répondit la jeune femme.

La seconde fois, sa valseuse lui dit en me désignant :

— Je vous assure que c’est une fille du soleil, et comment vous étonnez-vous qu’elle soit blonde, vous qui avez vécu à Venise, et vu en chair et en os les femmes du Titien.

Il la regarda presque tristement.

Elle reprit : — Il est vrai qu’en ce temps-là vous n’aviez d’yeux et d’attrait que pour les cheveux noirs !

— Comme aujourd’hui, répliqua-t-il en souriant galamment à sa brune valseuse. Mais il me sembla qu’un nuage avait passé sur son front.

La valse finie, il prit son chapeau et sortit du salon.


iii


Bien des années s’étaient écoulées depuis cette soirée à l’Arsenal ; j’avais perdu mon mari et un procès désastreux m’enleva momentanément toute ma fortune ; cet hôtel où j’étais née, où mon grand-père et ma mère avaient vécu, fut mis en vente et, en attendant qu’il trouvât un acquéreur, il fut loué tout meublé à une riche famille ; me confiant dans un pressentiment qui ne m’a point trompée et qui me disait que cet hôtel redeviendrait un jour ma propriété, je ne voulus pas le quitter ; je fis louer, pour m’y installer, un petit appartement disposé au quatrième auquel on arrivait par un escalier de service. Des cinq pièces qui le composaient, deux avaient servi autrefois de cabinet d’étude et de laboratoire à mon grand-père, qui y avait fait, avec le grand Lavoisier, des expériences de chimie. Les fenêtres de mon humble logement s’ouvraient sur ce jardin où j’avais joué enfant ; levez la tête et vous les verrez là-haut souriantes sous les toits. La cime des arbres qui nous abritent les effleurent de leurs branches.

Je m’entourai là de quelques chères reliques, de quelques meubles et de quelques portraits de famille qui avaient échappé à l’inventaire ; je gardai pour me servir une ancienne fille de cuisine, bonne et vieille paysanne, nommée Marguerite, que j’avais fait venir autrefois de Picardie et qui m’était dévouée.

Il ne me restait que deux mille francs de rente ; c’était presque la misère après la fortune que j’avais eue, mais je possédais deux opulences et deux splendeurs qui planaient et rayonnaient sur toutes les gênes mesquines et vulgaires, comme un beau soleil sur des landes. J’avais un magnifique enfant, un fils de sept ans, répandant le rire et le mouvement autour de moi, et j’avais dans le cœur un profond amour, aveugle comme l’espérance et fortifiant comme la foi. J’attendais tout de cet amour, et j’y croyais comme les dévots croient en Dieu ! Jugez quelle énergie j’y puisais pour vivre dans ce que le monde appelait la pauvreté et quelle indifférence je ressentais pour tout ce qui n’était pas ce bonheur ou mes joies de mère. Cependant l’homme que j’aimais était un sorte de mythe pour mes amis ; on ne le voyait chez moi qu’à de rares intervalles ; il vivait au loin, à la campagne, travaillant en fanatique de l’art à un grand livre, disait-il ; j’étais la confidente de ce génie inconnu ; chaque jour ses lettres m’arrivaient et, tous les deux mois, quand une partie de sa tâche était accomplie, je redevenais sa récompense adorée, sa volupté radieuse, la frénésie passagère de son cœur, qui, chose étrange, s’ouvrait et se refermait à volonté à ces sensations puissantes.

J’avais été abreuvée de tant de mécomptes durant les années mornes de mon mariage ; je m’étais trouvée, jusqu’à trente ans, dans un isolement si triste, qu’au début cet amour me prit tout entière, et me parut la fête de la vie si vainement attendue.

Je sortais de la nuit ; cette flamme m’éblouit et m’aveugla ; elle m’avait lui d’abord comme un bonheur défendu dans mes jours enchaînés ; libre, je m’y précipitai comme vers le foyer de toute chaleur et de toute lumière. L’enchaînement de ce récit me force à toucher à cette image qui est devenue cendres, et à lui rendre un corps. Je le ferai discrètement, car s’il est sinistre d’évoquer les morts de la tombe, il l’est plus encore d’évoquer les morts de la vie.

Je trouvai dans cet amour une atmosphère d’exaltation immatérielle qui ne me faisait plus goûter que les joies qui en découlaient : recevoir tous les jours ses lettres à mon réveil, lui écrire chaque soir, tourner dans le cercle de ses idées, m’y enfermer et m’y plonger à me donner le vertige, telle était ma vie.

Il semblait si indifférent, pour les autres et pour lui-même, à tout ce qui n’était pas l’abstraction de l’art et du beau, qu’il en acquérait une sorte de grandeur prestigieuse à la distance où nous vivions l’un de l’autre. Comment se serait-il aperçu de ma mauvaise fortune, lui qui n’attachait de prix qu’aux choses idéales ?

Cependant il est, pour les illuminés et les extatiques de l’amour, des heures positives, où la terre et ses nécessités les étreignent. J’étais rappelée à la réalité par mon fils, par ce cher enfant qui formait la moitié naturelle et vraie de ma vie. Pour lui donner une nourriture meilleure, des habits plus élégants et toutes les gâteries maternelles, je songeai à faire quelques travaux qui pourraient ajouter chaque mois une petite somme à nos ressources si restreintes. J’avais reçu de ma mère une éducation sérieuse, et progressivement mon goût, très-vif pour la lecture, me fit acquérir une instruction étendue. Mon grand-père, après les agitations d’une vie politique qui avait traversé la révolution, trouvait un plaisir de vieillard à m’apprendre, enfant, un peu de latin et quelques vers grecs ; il me rappelait, en souriant, que les femmes de la cour de François Ier et celles de la cour de Louis XIV étaient restées, sans pédantisme, belles et attrayantes tout en connaissant, à l’égal des hommes, les langues de Sophocle et de Virgile.

Plus tard, j’appris facilement l’italien et l’anglais. Combien je me félicitai, quand le temps de ma pauvreté arriva, de pouvoir trouver dans les choses de l’esprit une ressource inespérée.

Vers cette époque, les romans étrangers étaient recherchés du public ; j’en traduisis deux ; un éditeur les accepta et m’en donna six cents francs. Ce fut une des plus grandes et des plus fières joies de ma vie, que celle que j’éprouvai en sentant ces billets de banque frissonner dans ma main. Ce jour-là, je louai une calèche pour conduire mon fils au bois de Boulogne, comme je l’y conduisais dans ma voiture quand sa nourrice, assise devant moi, le tenait enveloppé dans ses langes brodés.

Le soir de ce jour mémorable, je réunis quelques amis qui m’étaient restés attachés ; parmi eux se trouvaient trois de nos grands poëtes et plusieurs écrivains célèbres. Je leur dis, en riant, que j’étais un peu des leurs, que la mauvaise fortune me forçait d’écrire, et que, encouragée par le résultat de mes premières traductions, je leur demanderais désormais leur appui auprès des éditeurs. Ils me répondirent tour à tour, ce qui était vrai, que, par un malheureux hasard, ils étaient brouillés avec le libraire en vogue qui publiait les romans étrangers.

— Mais, j’y pense, ajouta tout à coup René Delmart, un des trois poëtes, nous avons des amis qui ont fait la fortune de Frémont, l’autocrate de la librairie, et qui peuvent beaucoup sur sa lourde cervelle ; ils seront, marquise, très-empressés de parler à cet éditeur pour vous.

— Toujours bon, dis-je à René, que j’aimais depuis dix ans comme un frère. Eh bien ! voyons, à qui allez-vous me recommander ?

— Je verrai demain Albert de Lincel, et je suis certain qu’il se mettra à votre disposition.

— Albert de Lincel ! m’écriai-je, me souvenant que je ne l’avais jamais revu depuis la soirée de l’Arsenal.

— Albert de Lincel ! répétèrent à l’unisson de l’étonnement tous les assistants.

— Y songez-vous, ajouta Albert de Germiny, le poëte philosophique, ce fou d’Albert de Lincel va devenir amoureux de la marquise et nous supplanter dans son cœur, nous qui n’obtenons que son amitié.

— En vérité, repris-je en riant, vous pourriez bien prophétiser juste ; Albert de Lincel est une des plus vives préoccupations de mon esprit ; il a glissé un soir devant moi comme un fantôme : il y a de cela plus de douze ans ; depuis ce soir-là, je ne l’ai point revu ; mais j’ai lu, et je sais par cœur tout ce qu’il a écrit. Et regardez là, dans le petit nombre de mes livres préférés, j’ai les siens, et chaque jour je les ouvre, attirée et ravie par cette inspiration si vive, par ce style net et précis, qui sait être éloquent sans être diffu, et chaleureux sans être ampoulé. Albert de Lincel me semble sans prédécesseur parmi les écrivains français. Sa verve et son humour, comme les jets de flamme d’un soleil d’été, se dégagent de la brume ; sa passion a des traits soudains, inattendus et superbes, que j’appellerais volontiers olympiens, tels que des flèches sacrées décochées par les dieux sur les mortels. On croirait entendre la vibration de l’arc de Diane chasseresse, car sur sa grandeur courent l’élégance et la légèreté. Albert de Lincel, comme tous les esprits originaux et tranchés, a fait et fera de détestables imitateurs : on prend si aisément la familiarité pour l’ironie, et le cynisme pour la passion inquiète. J’en reviens à l’auteur ; convaincue de la vérité de ce mot immortel de Buffon : Le style, c’est l’homme, je suis bien sûre qu’Albert de Lincel porte en lui la séduction de ses écrits ; mais, Dieu merci, je me sens désormais invulnérable : le vertige n’atteint pas les gens heureux, et, je vous l’ai dit, mes amis, j’ai le bonheur.

— N’eussiez-vous pas le bonheur, ou tout au moins son rêve auquel vous croyez, me dit en souriant mon vieil ami Duverger, le poëte patriotique, je crois Albert de Lincel sans danger pour vous ; sa vie d’aventures en a fait depuis quinze ans l’ombre de lui-même ; ce n’est plus le beau valseur que vous vîtes passer un soir ; c’est un corps dévasté, qui ne peut plus inspirer l’amour ; c’est un esprit malade et fantasque qui se manque sans cesse de parole à lui-même et qui, dans un élan bienveillant, vous promettrait de parler pour vous à son éditeur Frémont, et l’oublierait une heure après. Je croirais plus sûr de vous faire recommander par ce vieux pédant de Duchemin, un homme grave, une intelligence d’élite, comme disent les journaux du gouvernement, un ancien grand maître de l’Université ! C’est le patron officiel de Frémont, et il peut tout sur lui.

— Mais un si important personnage ne se dérangera point pour moi.

— Écrivez-lui, marquise, répliqua le vieux Duverger avec malice, et je suis certain qu’il accourra ; il passe pour très-galant encore.

— Galant avec son enveloppe et son pédantisme. Oh ! cher poëte narquois, repris-je, vous raillez toujours !

— Eh ! eh ! ma chère enfant, vous oubliez en me parlant ainsi que je suis fort laid, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir un cœur. Et Duverger me jeta un de ces regards mélancoliques qui donnaient parfois une navrante expression à sa face réjouie.

— Je suis de l’avis de Duverger, reprit Albert de Germiny ; écrivez au docte Duchemin ; c’est une de ses vanités et de ses glorioles de se croire le protecteur des lettres, et il tiendra à honneur de vous le prouver, tandis qu’Albert de Lincel affecterait peut-être un dédain qui vous blesserait.

— Vous êtes dans l’erreur, dit René Delmart, qui nous avait écoutés en silence, Albert est resté bon et cordial ; et, se tournant vers moi, il ajouta : Je vous réponds de lui, marquise.

— Il vous fait donc l’honneur de vous voir encore, quoique vous soyez poëte, mon cher René, poursuivit de Germiny.

— Je vais chez lui quand je le sais malade et triste, et il me reçoit toujours comme un ami.

— Eh ! pourquoi donc nous a-t-il fui, reprit de Germiny, nous tous qui l’aimions comme un jeune frère glorieux à qui nous décernions sans jalousie toutes les palmes ? N’avons-nous pas été, dès qu’il est apparu, ses bons et loyaux compagnons ? N’avons-nous pas acclamé son génie avec une ardeur cordiale ? N’a-t-il pas été l’enfant gâté de notre admiration sincère ? Eh bien ! il nous a quittés tout à coup comme s’il rougissait d’être l’un des nôtres ; il a affecté à l’endroit des poëtes contemporains une sorte de dédain aristocratique que Byron n’a jamais eu pour Wordsworth et Shelley.

— Vous vous trompez, s’écria l’excellent René, il a rendu un hommage public à Lamartine, et quand il parle du grand lyrique exilé, il le proclame notre maître à tous pour la science du vers.

— Ce qui n’empêche pas, répliqua Duverger avec un rire sardonique, qu’il nous préfère de riches banquiers et quelques Anglais débauchés, débris du fameux club du Régent. Comment peut-il faire son camarade de cet Albert Nattier, qui, pour dernier exploit de sa vie tapageuse, vient de raser traîtreusement, après une nuit d’amour, les beaux cheveux de sa maîtresse endormie qu’il soupçonnait d’infidélité ! Comment peut-il traiter en amis ce lord Rilbum et son frère lord Melbourg, dont les débauches ont épouvanté Londres, et qui promènent aujourd’hui leurs millions et leur hâtive décrépitude dans les rues de Paris ? — Je le plains, continua Duverger, mais je pense comme Germiny qu’il eût mieux fait de rester l’un des nôtres.

— Oh ! si vous le jugez en politiques et en moralistes, il est perdu, répliqua le bon René. Mais, pour Dieu ! faites appel un moment à vos entraînements de jeunesse et à vos fantaisies de poëtes, et vous serez plus justes envers lui ! Souvenez-vous surtout de son organisation mobile ; il essaye de toutes les saveurs, de toutes les émotions ; il se figure y trouver une poésie nouvelle et inconnue, et je n’oserais dire qu’il n’ait su tirer souvent de ses débordements mêmes des cris de douleur et d’amour plus navrants et plus sublimes, et partant qui en enseignent plus aux âmes que toute la morale d’œuvres honnêtes faites à froid. Vous vous étonnez qu’il accepte parfois pour compagnons de plaisir de riches oisifs mal famés ! Mais leur fortune est pour lui un tréteau où il les voit se pavaner, et leurs orgies un spectacle qu’il se donne : il y puise des images fantastiques, poignantes, hardies, et que le premier il a introduites dans la littérature française ; de ces fêtes nocturnes de la débauche, comme des noirs couloirs creusés dans une mine, il retire des pierreries éclatantes ; il est le spectateur plus que le complice de ces turpitudes des riches ; si son corps s’abandonne parfois, son esprit veille à son insu ; il domine cette ivresse factice, la revomit, la stigmatise et en tire en définitive des tableaux de maître ! Gardez-vous de croire que ces hommes, que vous appelez ses compagnons de plaisir, le possèdent : le génie d’Albert est de ceux qui échappent à toute influence ; il a été longtemps l’ami d’un jeune prince : qui donc de nous a jamais pensé qu’il était un courtisan ? Comment en vouloir à sa nature enthousiaste et charmante ? Son inspiration de poëte plane toujours au-dessus de ses folies de jeune homme ; elle les ennoblit, les dépouille pour ainsi dire de leur fange et les change en rayons ; on dirait ces jets de feu qui s’élèvent tout à coup sur un marais !

— Vous êtes un brave ami, s’écria Germiny, et c’est plaisir, René, que d’être défendu et loué par vous ; mais enfin vous conviendrez qu’un poëte est chose sacrée, et que c’est pitié de voir Albert accepter pour amphitryons ces riches parvenus et ces grands seigneurs avinés.

— D’autant plus qu’il n’y a plus de grands seigneurs, pas plus en Angleterre qu’en France, répliqua Duverger, et que ceux qui s’affublent aujourd’hui de ce titre, ne ressemblent guère à ceux qui le portaient autrefois. Parbleu ! milords et messieurs, leur dirais-je, si vous singez leurs dehors, tâchez aussi d’avoir l’esprit d’un Bolingbroke, d’un Horace Walpole, d’un Grammont, d’un François Ier, d’un Henri IV ou d’un maréchal de Richelieu ! on ne peut être un poétique débauché qu’à ce prix !

— Nous voilà bien loin, mes maîtres, dis-je en riant, du point de départ de notre entretien ; voyons, mon cher René, vous qui êtes l’ami d’Albert de Lincel et qui connaissez aussi le savant Duchemin, à qui des deux dois-je me recommander ?

— Écrivez d’abord à ce cuistre de Duchemin, répliqua René ; je pense, comme Duverger, qu’il en sera flatté et viendra vous donner le spectacle de sa personne. Mais, si vous n’êtes pas contente de lui, je réponds d’Albert.


iv


Aussitôt que mes amis m’eurent quittée, j’écrivis quelques lignes à Duchemin pour lui demander sa protection auprès du libraire Frémont ; je le fis sans peine : on se préoccupe peu de l’amour-propre quand on a l’amour. La joie que je cachais au cœur répandait sur toutes mes factions quelque chose de facile et d’heureux. C’était comme ces gais refrains qui charment le travailleur.

Après ce court billet, j’adressai, ainsi que je le faisais chaque soir, ma confession du jour à celui que j’aimais. Chateaubriand a dit : « Si je croyais le bonheur quelque part, je le chercherais dans l’habitude ! » Je trouvai à lui écrire ainsi toutes mes pensées un bonheur profond et une sorte de moralisation inexpugnable. Je n’aurais rien voulu commettre d’indigne, dans la journée ; car le soir, plutôt que de lui mentir et de lui confier ma défaillance, la plume me serait tombée des mains. Ce fut là le temps le plus pur et le plus fier de ma vie, celui où mon esprit embrassa le plus les rayonnements du beau et du bien.

Aussitôt que ma lettre était close, j’allais soulever les rideaux blancs du petit lit où dormait mon fils ; je posais sur son front riant un long baiser et j’essayais de dormir à mon tour. Ce soir-là, je restai longtemps éveillée, pensant involontairement à tout ce que mes amis m’avaient dit d’Albert de Lincel. Je savais gré à René Delmart de l’avoir défendu ; j’avais pour René autant d’estime que d’amitié, et je me disais que sa parole, qui était toujours vraie, n’avait pu mentir au sujet d’Albert.

René est un des plus nobles et des plus rares esprits de notre temps, et si sa gloire littéraire n’est pas montée à l’égal de son talent, cela vient de la beauté même de son caractère, qui puise son originalité dans une honnêteté absolue et dans une insouciance de demi-dieu pour tout ce qui facilite la renommée des écrivains. Il brilla tout à coup, sous la Restauration, au milieu de la pléiade des grands poètes lyriques. Après un voyage en Italie, il publia une imitation de l’Enfer, où il sut faire passer dans ses vers inspirés toute la précision et toute la grandeur de la poésie dantesque. Il fit aussi une suite de tableaux, compositions achevées, sur les mœurs, les paysages et les œuvres d’art de l’Italie. Une maladie nerveuse ferma son cœur et ses lèvres durant quelque temps ; ses amis proclamèrent que son cerveau était atteint : comme si les facultés ne pouvaient se reposer ou s’exercer dans des rêves muets ! Il revint bientôt à la vie réelle, mais avec un cerveau plus vaste et plus fort. Il dut à cette interruption du commerce des hommes le superbe mépris de tout ce qui aiguillonne leur vanité et leur ambition ; il est le seul parmi les contemporains qui n’ait jamais songé à une croix, à une place, aux articles des journaux et aux louanges des salons. Duverger a eu de ces dédains-là, mais il a courtisé la popularité. René n’a jamais flatté personne, pas même ses amis : il les aime et les sert.

Heureuse, je le voyais deux fois par mois ; quand le chagrin me terrassa et que la mort faillit me prendre, il fut le seul qui vint chaque jour me consoler et me distraire par cette verve ironique, mais grandiose, du vrai sage qui fait contribuer l’infini à la guérison de nos misères bornées. Il ne raillait jamais la douleur ; mais il raillait ceux qui la causent, depuis les persécuteurs des nations jusqu’aux oppresseurs des femmes. Il avait le génie d’amoindrir et de vulgariser les êtres méchants ; il les dépouillait ainsi de leur puissance et de leur prestige, et, les faisant apparaître dans leur laideur et leur infériorité à leurs victimes, il inspirait à celles-ci l’étonnement de les avoir aimés ou de les avoir craints.

Je songeais donc que puisque ce fier et généreux cœur avait défendu Albert, il restait à coup sûr à celui-ci beaucoup de sa grandeur et de sa sensibilité premières ; je sentis s’accroître le désir très-vif que j’avais toujours eu de le connaître, et, pour en faire naître l’occasion, je souhaitai presque que Duchemin me refusât son appui.

Mais le lendemain, dans l’après-midi, je reçus de l’important personnage une réponse, du tour le plus galant, où il me disait qu’il mettait à mes pieds son faible crédit, et qu’il s’empresserait de venir le soir même, à l’issue du dîner, prendre mes ordres pour les exécuter.

Je me souviens qu’il faisait ce jour-là un froid très-vif, dont une pluie noire augmentait encore l’intensité. Frileuse comme une créole, j’avais un feu énorme dans le cabinet où je travaillais, entourée de mes livres et de mes chers souvenirs.

Duchemin arriva beaucoup plus tard qu’il l’avait annoncé ; si bien que mon fils, qui s’était endormi sur mes genoux, venait d’être emporté dans son lit par Marguerite, quand le savant parut. Il me trouva donc seule auprès de ce feu flamboyant, la tête éclairée par une lampe à globe d’opale.

Je n’ai jamais vu saluer aussi bas que saluait la taille torse du pédant ; c’étaient des inflexions dégingandées, où le dos et la tête luttaient de mouvement à qui mieux mieux ; son front, blême et luisant comme un crâne, et couronné ou plutôt hérissé de cheveux ras et grisonnants, se couvrait de rides mouvantes quand sa bouche essayait de sourire. Les flatteurs de Duchemin, les jeunes cuistres qu’il a formés et les journalistes gagés, ont répété jusqu’à satiété qu’il avait l’esprit, le sourire et le regard de Voltaire. Pour ce qui est de l’esprit, les écrits même de l’important personnage se chargent de réfuter cette monstrueuse hyperbole ; quant à son sourire, il m’a toujours paru une grimace, que ses petits yeux perçants et louches accompagnent de leur clignotement. Le sourire ironique et mordant, le regard ouvert et profond de l’amant de Mme du Châtelet, étaient d’une autre trempe.

Je voulus me lever pour recevoir Duchemin ; il s’y apposa en se courbant vers moi comme un cerceau, et, en saisissant ma main qu’il baisa :

— À vos pieds, madame la marquise, à vos pieds, répétait-il avec l’accent de l’oraison.

Je me reculai et l’engageai à s’asseoir, et, après l’avoir remercié de son empressement à répondre à mon appel, je lui exposai, d’un ton froid et rapide, en quoi il pouvait me servir.

— Oh ! pauvre femme ! s’écria-t-il avec componction, vous songez donc au triste métier des lettres ? Quoi ! vous voulez écrire et tacher d’encre cette jolie main qui sollicite les baisers ? vous voulez aller sur nos brisées ? Oh ! croyez-moi, l’amour vaut mieux que la gloire !

Tandis qu’il me débitait ces banalités, je le toisai avec un ricanement qui le déconcerta.

— Je croyais, monsieur, m’être mieux expliquée en vous écrivant, lui dis-je ; je n’ai pas la prétention de faire de la littérature, mais seulement des traductions d’anglais, d’allemand et d’italien. Quant à la gloire, je n’y prétends pas plus qu’au talent. C’est la nécessité qui me décide à ce travail.

— Oh ! bel ange ! répliqua-t-il du ton d’un chantre qui entonne un cantique, et en saisissant ma main et palpant mon bras à travers ma manche large, la nécessité ! quel vilain mot prononcez-vous là ! Vous que j’ai vue si brillante et si fêtée dans tous nos salons, est-ce possible que vous soyez exposée à la nécessité ?

— Ne me plaignez pas, repartis-je en riant, et en me dégageant de sa patte crasseuse et velue, je n’ai jamais été plus heureuse.

— Oh ! ce n’est pas vous que je plains, héroïque femme, poursuivit-il avec le même accent pieux, mais ces prétendus grands poëtes qui vous entourent, qui se disent vos amis, qui ont peut-être le bonheur d’être mieux que cela (à ces mots son œil louche pétilla), et, poursuivit-il, qui n’ont jamais trouvé le moyen de vous aider dans les peines de la vie. Sans me donner le temps de répondre, jugeant à l’expression de mon visage que sa pitié familière me déplaisait, il se mit à me parler avec un dédain superbe de tous les grands poëtes contemporains. Les pédants et les critiques n’aiment pas les poëtes ; ils s’imaginent qu’ils sont leurs supérieurs ; ils ne les comprennent réellement jamais, mais ils en font l’éloge lorsque la postérité les a couronnés ; ils les analysent pour les décomposer ; ils ne sont pourtant quelque chose que par eux ; ils s’approprient leurs beautés et font passer leur souffle créateur dans leur critique stérile. Sans le génie des poëtes, leur esprit serait à néant ; leur verve jaillit de l’envie.

Après des généralités jalouses et haineuses, Duchemin concentra ses coups contre les trois ou quatre poëtes qu’il savait être de mes amis ; il s’acharna surtout contre Albert de Germiny, dont la longue jeunesse et la bonne mine irritaient sa laideur.

— Oh ! celui-là, me dit-il, est bien heureux, car il passe pour vous plaire ; comment donc, lui qui a de la fortune, vous laisse-t-il en proie à la nécessité, et il appuya sur ce mot que j’avais prononcé.

— Encore ! m’écriai-je avec colère, est-ce que vous pensez, monsieur, que je demande l’aumône à mes amis ?

— Ne comprenez-vous pas que ce sont eux seulement que j’accuse, reprit-il en faisant un mouvement pour ressaisir de nouveau ma main que je lui retirai. Si jamais j’avais le bonheur d’être aimé, ou seulement souffert par vous, vous disposeriez de ma fortune et de ma vie ; et le vieux fou, en prononçant ces mots, se précipita à mes pieds ; il saisit les plis flottants de ma robe entre ses deux genoux comme dans un étau, et, prenant dans la poche intérieure de son habit un portefeuille crasseux, il l’ouvrit et en tira à demi plusieurs billets de banque ; laissez-donc faire à un ami, me dit-il, en les tendant vers moi et aimez un peu celui qui sent tant de flamme pour vous !

Il avait les allures d’un Tartuffe grotesque ; un moment, je crus que l’hilarité l’emporterait en moi sur le mépris ; mais mon indignation fut la plus forte ; du revers de ma main gauche je souffletai le portefeuille qui alla tomber au bord du feu, et de l’autre je poussai si rudement le vieux cuistre vacillant sur ses genoux, qu’il roula à la renverse sur le tapis. Son premier soin ne fut pas de se relever, mais d’étendre précipitamment sa main osseuse vers le portefeuille béant qui touchait aux cendres chaudes et qui pouvait s’enflammer. J’avoue que j’aurais été ravie de voir flamber ces insolents billets de banque.

Je n’invente rien dans la scène que je raconte.

Il n’y a que les vieillards de soixante-six ans pour avoir de ces façons-là ; les pédants surtout ; sitôt qu’ils flairent un tête-à-tête avec une femme du monde, ils mettent à la hâte une cravate blanche sur une chemise sale, leurs cheveux gras s’appuient sur le col de leur habit fripé ; leurs mains sont à demi lavées, et ils osent s’agenouiller, ainsi faits, aux pieds d’une femme élégante, si cette femme n’est pas défendue par un entourage qui leur impose ou par la fortune ; la pauvreté les provoque et les pousse à la tentation et à la profanation ; comme ils n’ont jamais touché dans leur laideur qu’à de pauvres filles vendues, ils se figurent qu’avec une bourse pleine ils auront raison de toutes les répulsions des sens et de toutes les fiertés de l’âme ; quelle joie on éprouve à les bafouer !

Quand Duchemin eut ressaisi son portefeuille et se fut remis sur ses pieds, je le poussai vers la porte et je la refermai sur lui.

Il ne me pardonna jamais cette scène-là ; il devint mon ennemi et empêcha son libraire Frémont de publier aucune de mes traductions.

À peine était-il sorti, que je fus prise d’un fou rire ; toute sa personne se représentait devant moi dans son attitude bouffonne. Je riais si fort que ma vieille servante vint me dire que j’allais réveiller mon fils. J’avais dans ce temps de ces bonnes gaietés-là ; et je les racontais de même que mes tristesses, et tout ce que je voyais et tout ce que j’éprouvais à ce Léonce, que j’aimais tant. Son nom vient de m’échapper ; il était nécessaire à la clarté de ce récit ; mais je ne le prononce jamais qu’avec une douloureuse hésitation ; en montant de ma gorge à mes lèvres il y fait toujours passer une saveur profondément amère.

Je lui écrivis sur l’heure la scène étrange qui venait de se passer ; il avait vu autrefois Duchemin dans une tournée en province qu’avait faite le grand homme, et je me figurai sa surprise moqueuse en se le représentant à mes pieds m’offrant son amour et son argent ! Cependant quand j’en arrivai, dans le récit que j’écrivais à Léonce, à ce dernier trait de cynique espérance, je ne pus me défendre de quelques réflexions poignantes sur le sort des femmes, de manière que ma lettre qui avait commencé gaiement finissait sur un ton sombre et amer. Mes réflexions étaient générales, mais un cœur bien tendre et bien épris y eût puisé des élans d’amour et de dévouement.

Dans la réponse que me fit Léonce, je ne trouvai, et ce fut avec un peu de surprise, qu’une énumération curieuse et très-érudite de tous les vieillards débauchés et lascifs que les poëtes ont raillés depuis l’antiquité jusqu’à nos jours. Il citait les vieillards d’Aristophane, ceux de Plaute et de Térence, ceux de Shakespeare et de Molière ; il empruntait même au théâtre chinois une scène qui met en évidence les amoureuses perplexités d’une barbe grise. Sa lettre était ingénieuse et amusante ; je n’y vis qu’une nouvelle preuve de son intelligence qui me fascinait ; plus tard, mes yeux se dessillèrent et cet esprit où il n’y avait pas d’âme m’apparut sans grandeur. Les cœurs qui aiment ont la cataracte ; ils n’y voient plus.

Lorsque René Delmart revint chez moi et que je lui racontai ma scène avec Duchemin, il la prit au sérieux, tout en raillant le pédant : — Chère, chère marquise, me dit-il en me serrant affectueusement les mains, voulez-vous que je donne une leçon à cet homme-là ?

— Bah ! m’écriai-je, ce serait lui prêter trop d’importance.

— Il est vrai, répondit-il, car il est bien connu qu’il agit de même envers toutes les femmes.

— Si son amour est une monomanie, repris-je en riant, il mérite le respect comme la dévotion, comme le fanatisme.

— C’est possible, répliqua-t-il, mais Duchemin est méchant, il vous nuira.

— Hâtons-nous, repartis-je, pour le contre-miner de nous adresser à Albert de Lincel.

— Malheureusement il est malade, me dit René, il garde le coin du feu et ne pourra venir chez vous avant quelques jours.

— Et pourquoi n’irions-nous pas chez lui mon bon René ?

— En effet, c’est ce qu’il y aurait de plus simple ; il en sera touché, et nous l’aurons peut-être arraché, ne serait-ce qu’une heure, aux inquiétudes de son génie.


v


Le lendemain, dans l’après-midi, René vint me chercher en voiture pour me conduire chez Albert de Lincel ; il habitait près de la place Vendôme le premier étage de la maison où il devait mourir. Nous traversâmes une petite antichambre lambrissée de panneaux en bois de chêne, sur lesquels se détachait un tableau de l’école vénitienne. C’était une Vénus, de grandeur naturelle, couchée nue dans les plis d’une draperie de pourpre. Cette figure, fort belle, était tellement en relief qu’elle vous frappait en passant comme une réalité.

Nous trouvâmes Albert dans un petit salon qui lui servait de cabinet de travail ; des rayons en chêne couverts de livres s’étendaient sur toute la paroi du fond ; deux portraits au crayon, celui de Mlle Rachel et celui de Mme Malibran, étaient placés parallèlement. De grands fauteuils, un piano, un bureau en palissandre, et une pendule couronnée d’un bronze d’après l’antique, complétaient l’ameublement. Albert se tenait à moitié étendu sur une causeuse en cuir violet ; il se leva précipitamment, ou plutôt automatiquement, en nous voyant entrer comme si un ressort l’eût redressé. Je le considérai avec une tristesse visible qui m’empêcha d’abord de lui parler. Quel changement s’était fait en lui depuis le soir où je l’avais vu à l’Arsenal ! Son corps amaigri avait peut-être plus de distinction encore, et la pâleur mortelle de sa tête en augmentait l’expression idéale ; mais quels ravages, mon Dieu ! les pommettes, luisantes et blêmes, étaient en saillie ; les yeux caves brillaient d’un feu étrange ; ses lèvres étaient presque blanches ; son sourire contraint laissait voir des dents altérées. Oh ! ce n’était plus le frais et gai sourire de la jeunesse où l’amour pétille ! l’amertume de l’âme semblait être remontée jusqu’à la bouche et l’avoir brûlée d’un corrosif. Son front seul était resté pur, harmonieux et sans rides ; sa chevelure jeune et frisée l’ombrageait mollement. René l’avait averti la veille au soir de notre visite. Il s’était vêtu avec ce soin extrême qui était dans ses habitudes : une redingote noire d’un drap très-fin serrait sa taille cambrée.

Tandis que je l’examinais avec émotion, René lui expliquait ce que je désirais de lui.

— Oh ! de tout mon cœur, dit-il, j’écrirai ce soir même à Frémont de passer chez moi.

Je le remerciai en ajoutant qu’il était bien indiscret à une inconnue de venir l’importuner.

— Oh ! me dit-il, vous n’étiez pas une inconnue pour moi ; je vous connaissais beaucoup par mon ami René et je suis fort heureux de vous connaître tout à fait, car vous êtes très-bonne à voir ; et il arrêta longtemps sur moi ses grands yeux profonds.

— Et cependant, lui dis-je tout en baissant mes regards sous la fixité des siens, vous ne m’avez pas reconnue ?

— Reconnue ? répéta-t-il d’un ton interrogatif.

— Mais oui, nous nous sommes déjà vus un dimanche soir, à l’Arsenal, il y a de cela bien des années, et vous me prîtes ce soir-là pour une quakeresse !

— Quoi ! c’était vous ! oh ! oui, c’était vous avec de longues boucles flottantes sur un corsage de velours noir ! Vous voyez bien que je n’ai rien oublié, vous refusâtes de valser avec moi et vous eûtes tort, marquise, car, vrai, nous aurions pu nous aimer !

— Comme vous y allez, dit René ! Vous serez donc toujours le même, Albert ? Vous ne pourrez jamais voir une femme sans lui parler d’amour ?

— Et de quoi voulez-vous donc qu’on leur parle, reprit Albert en riant, madame ne m’a pas l’air d’un bas bleu, et je suppose que le socialisme et la métaphysique à fortes doses ne seraient pas de son goût.

— Eh ! qui vous fait penser que l’amour en soit, répliqua René !

— Ce que vous dites là sent l’amoureux et le jaloux d’une lieue, répondit Albert en riant plus fort.

— Je n’ai que des amis, repartis-je.

— Ce qui implique, reprit Albert, un amour secret. Êtes-vous heureuse ?

— Plus que je ne l’ai jamais été.

— Ah ! fit-il, vous dites cela avec une flamme dans les yeux qui vous rend fort belle.

— Je ne veux pas vous prendre en traître, repris-je pour le détourner de ce langage, je suis aussi un peu bas-bleu. Non-seulement j’ai traduit un roman anglais, mais j’y ai ajouté une courte préface sur l’auteur inconnu en France.

— Oh ! voyons, me dit-il : le style c’est la femme !

Et prenant le livre où était écrite une ligne d’admiration pour lui, Albert parcourut la notice que j’avais faite.

— Bien ! murmurait-il à mesure qu’il lisait, c’est d’un style naturel et concis, et avec de l’élégance et parfois un éclair de sensibilité. Vous devez avoir un esprit droit et décidé, un cœur bon et franc.

— Vous en jugerez plus tard, répondis-je, car j’espère que nous nous reverrons.

— Plus tôt que vous ne pensez et que vous ne désirez peut-être, répliqua-t-il en me prenant la main.

Nous allions nous retirer, lorsqu’on annonça la mère d’Albert de Lincel.

C’était une grande femme, svelte encore, au visage fier et aristocratique ; son fils lui ressemblait beaucoup, mais avec quelque chose de plus intellectuel et de plus exquis dans les traits. Albert embrassa sa mère et ses joues se colorèrent de plaisir en la voyant. Il avait pour tous ses parents une affection très-vive. Au milieu de sa vie de chagrin et d’orages il avait gardé le culte de la famille ; il parlait toujours de sa mère avec respect et émotion ! — C’est une remarque de tous les siècles qu’il n’est que les êtres méchants ou médiocres qui n’aiment pas leurs mères. Ceux qui ont la flamme du cœur ou de l’esprit sentent qu’ils l’ont puisée dans le sein qui les a portés.

Albert me présenta sa mère et me nomma à elle. Nous échangeâmes quelques paroles du monde ; puis, je me levai pour partir. Albert serra la main de René, et prenant la mienne qu’il baisa, il me dit : Au revoir !


vi


J’écrivis le soir même à Léonce ma visite à Albert de Lincel ; il me répondit vite et avec une sorte d’ardeur curieuse : Il serait charmé, me disait-il, de connaître par moi un des êtres qui l’avait le plus intéressé dans sa vie. Il me demandait sur Albert tous les détails imaginables et m’engageait à le voir le plus souvent possible. Je fus ainsi disposée tout naturellement à accepter sans scrupule et sans inquiétude la sympathie d’Albert ; je l’avais trouvé enjoué et cordial ; j’aimais les allures simples de son génie qui ne s’était pas offert à moi avec cette pompe solennelle à laquelle tous les hommes célèbres se croient plus ou moins tenus dans une première entrevue.

Le lendemain de ma visite à Albert, il faisait un de ces jours d’hiver radieux si rares à Paris ; le ciel était d’un bleu vif, les moineaux voletaient au soleil sur la cime dépouillée des arbres, et s’aventuraient parfois jusqu’à la balustrade de la haute fenêtre où j’étais accoudée. Je faisais comme les moineaux, je humais l’air vivifiant et tiède de ce jour d’Italie, et je regardais courir, dans les mêmes allées où nous sommes maintenant assises, mon fils qui jouait à la balle. Le portier, qui nous avait en affection, lui ouvrait chaque jour le jardin qui m’avait appartenu autrefois.

Je regardais mon enfant s’ébattre joyeux ; il me saluait par de petits cris, et lorsque mes yeux se détournaient de lui, il m’obligeait en m’appelant à le regarder encore. J’avais devant moi les toitures et les clochers d’une partie du faubourg Saint-Germain ; les bruits des voitures et les voix de la rue montaient jusqu’à ma fenêtre. Ce spectacle et ces rumeurs m’empêchèrent d’entendre le coup de sonnette qui retentit à ma porte ; tout à coup, je sentis une main tirer à mon côté les plis de ma robe ; c’était ma vieille servante qui me disait avec sa grosse mine toujours réjouie :

— Madame, voilà un monsieur !

Je tournai la tête et je me trouvai en face d’Albert de Lincel.

Il était plus pâle que la veille et si essoufflé qu’il semblait défaillir ; je lui pris la main et je l’obligeai à s’asseoir ; il tomba comme anéanti sur un fauteuil.

— Vous voyez, me dit-il, que je n’ai pas tardé à vous rendre votre visite.

— Oh ! que vous êtes bon, répondis-je, d’être venu si vite et d’être monté si haut.

— Il est vrai que c’est un peu haut, marquise, mais c’est bien à vous de ne pas avoir quitté votre hôtel et d’avoir eu le courage de vous y loger sous les toits. Je vois en ceci un présage de bon augure ; un jour vous redeviendrez, comme autrefois, propriétaire de l’hôtel entier.

— Les poëtes sont prophètes, lui dis-je en riant ; ce que vous dites là me portera bonheur et je gagnerai mon procès. En attendant, regardez quelle belle vue ; et je le conduisis vers la fenêtre, puis me retournant vers l’intérieur de mon petit salon, j’ajoutai : J’ai d’ailleurs ici, autour de moi, mes plus chères reliques, et je ne regrette rien de mon grand appartement du premier étage.

Il se mit alors à considérer avec intérêt trois portraits, qui séparaient les rayons de bibliothèque dont les murs étaient couverts. C’était le portrait de ma mère : un grand dessin à la gouache dont les demi-teintes rendaient à merveille la douceur et la distinction des traits. C’était ensuite le portrait de mon grand-père, figure sévère, presque sombre, dont la bouche, large et serrée, avait une expression d’amertume, tandis que les yeux éclatants et le front calme donnaient au haut du visage une extrême sérénité. Cette peinture au dessin pur et sobre de couleurs rappelait la manière de David ; la chevelure, disposée en ailes de pigeons, était poudrée à frimas ; l’habit bleu barbeau, coupe de la République, avait deux vastes revers en pointes, de même que le gilet blanc à la Robespierre ; entre ces revers, se groupait le nœud bouffant de la cravate de mousseline qui s’enroulait en plis profonds autour du cou.

Tout l’ajustement contrastait avec la pâleur et l’expression grave de la tête.

Le troisième portrait, magnifique miniature de Petitot, représentait un chevalier de Malte, mon grand-oncle ; la tête, jeune et superbe, était couverte de la longue et abondante perruque de la fin du règne de Louis XIV, le cou reposait dans une cravate blanche à plis majestueux ; la cuirasse était en bel acier bruni rehaussé d’or et d’émail bleu ; un manteau de pourpre flottait sur l’épaule gauche.

Après avoir regardé attentivement ces trois portraits, Albert feuilleta quelques-uns de mes livres ; il fut frappé par une édition des œuvres de Volney, et par un volume de Condorcet, que ces auteurs avaient donnés à mon grand-père. En voyant leur signature, il me dit :

— Savez-vous, marquise, que nous sommes un peu du même monde ; mon père aussi a été lié avec ces hommes célèbres que Bonaparte appelait des idéologues ; bien souvent mon père m’a parlé de ses amis les grands philosophes, comme il disait, et à sa mort j’ai retrouvé de leurs lettres dans ses papiers.

Tandis que nous causions ainsi, sa voix était si altérée et son oppression si forte, que je lui dis tout à coup :

— En vérité, je suis bien peu hospitalière de ne pas vous avoir offert un verre d’eau sucrée après votre ascension de mes quatre étages.

Et prenant un verre à semis d’étoiles d’or, dont je me servais habituellement, je le lui tendis plein d’eau et de sucre.

Il se mit à rire comme un enfant.

— Eh ! quoi ! marquise, pensez-vous me rendre des forces avec ce fade breuvage ?

— Voulez-vous, lui dis-je, y mettre un peu de fleurs d’oranger ?

— De mieux en mieux, dit-il en riant plus fort.

— Oh ! j’y pense, repris-je, j’ai d’excellent chocolat d’Espagne, il sera bientôt fait ; permettez-moi de vous en offrir. Je n’ose vous proposer du thé ou du café, c’est trop irritant.

— Ne cherchez pas tant, marquise, et faites-moi apporter simplement un verre de vin généreux.

Née et élevée dans le Midi, je n’avais jamais, comme presque toutes les femmes des pays chauds, approché une goutte de vin de mes lèvres. J’avais mis mon fils au même régime, et, depuis ma ruine, je n’avais plus de cave.

Je dis tout cela à Albert, ajoutant que ma servante seule buvait du vin dans la maison.

— Eh bien ! reprit-il gaiement, j’accepte ce vin de cuisine, et, croyez-moi, marquise, faites-en boire aussi à votre fils si vous ne voulez pas qu’il devienne lymphatique et mièvre.

Je sonnai Marguerite, qui apporta aussitôt une grosse bouteille noire et un verre. Albert la vida à moitié et, à mesure qu’il buvait, son teint se colorait et ses yeux se remplissaient d’une vie nouvelle.

— Ah ! me dit-il en touchant la bouteille, ceci et ces bons rayons de soleil qui s’allongent jusqu’à moi par votre fenêtre, me rendent vigueur et joie. Maintenant, marquise, je pourrai marcher, causer et même écrire longtemps.

— Le vin vous fait donc du bien, repris-je toujours étonnée.

— On m’a calomnié sur l’abus prétendu que j’en fais, répliqua-t-il ; mais si jamais, marquise, vous étiez mourante ou désespérée, vous verriez quelle force y trouve le corps ; quels enchantements et quel oubli l’esprit peut y puiser.

— Horreur ! lui dis-je en riant, jamais je ne souillerai mes lèvres à cette liqueur aux parfums âcres. Parlez-moi de l’arome du citron et de l’orange ! Je me souviens encore que lorsque les larges pieds des vignerons foulaient la vendange au château de mon père, je fuyais épouvantée de la senteur des cuves, et que j’allais bien loin m’asseoir sur quelque hauteur pour respirer le vent du ciel.

— Avec vos cheveux que le soleil empourpre et dore en ce moment vous eussiez pourtant fait une fort belle Érigone, reprit-il galamment. Croyez-moi, votre dédain pour le breuvage que tous les peuples ont appelé divin, a quelque chose d’affecté et de maniéré qui n’est pas digne de vous.

— Mais je n’affecte rien, je vous jure ; c’est en moi un instinct de répulsion, et le jour où cette répugnance cesserait, je vous promets d’essayer de boire avec vous.

— Oh ! reprit-il, quelle bonne femme vous êtes ! N’est-ce pas, vous ne croirez pas ce qu’on vous dira de moi : que je m’abrutis, que je me jette tête baissée dans cet oubli de l’ivresse ? Non, non, je vois sciemment ce que je fais et ce que je veux quand parfois je m’abandonne. Chère marquise, si jamais votre cœur est déchiré, ne regardez pas un homme du peuple ivre, chantant et riant dans sa misère, cela vous donnerait le vertige et l’envie de l’imiter.

— C’est un expédient aveugle et matériel, lui dis-je ; ne peut-on s’étourdir par l’amour, par le dévouement, par le patriotisme, par la gloire ?

— J’ai essayé de tout, et l’oubli seul est là, répliqua-t-il en frappant la bouteille du revers de ses doigts blancs et effilés ; mais je ne m’enivre que lorsque je souffre trop et que le désir impérieux d’oublier la vie me fait envier la mort.

Tout ce qu’il me disait à propos de ce bienfait de l’ivresse dont on l’accusait d’avoir pris l’habitude me causait une sorte de malaise ; je ne comprenais pas même la force réelle que le vin prêtait à sa santé défaillante et qui insensiblement en avait fait pour lui une nécessité. Plus tard, quand ma poitrine malade courba et affaiblit mon corps, autrefois si robuste, quand le souffle manqua à ma marche, l’air à ma respiration, l’étreinte à mes mains maigres et amollies, j’approchai par contrainte de mes lèvres ce breuvage qu’elles avaient repoussé si longtemps ; insensiblement il me ranima, et, s’il avait vécu encore, lui, mon grand et bien-aimé poëte, je lui aurais demandé de célébrer en mon honneur les coteaux du Médoc, comme Anacréon avait chanté les vins de Crète et de Chio.

— Vous aimez la poésie, marquise, et je voudrais, continua Albert, pour vous faire apprécier celle qu’il y a dans le vin, vous citer tous les beaux vers par lesquels les grands poëtes de l’antiquité, et les vrais poëtes modernes l’ont célébré ; croyez-bien que tous l’ont aimé, car on ne parle en poésie que de ce qu’on aime. Mais je deviens pédant et j’oublie de vous dire que j’ai vu Frémont ce matin, ou plutôt, j’hésite à vous le dire, car je n’ai pas une bonne nouvelle à vous donner.

— Je devine ; votre éditeur refuse mes traductions.

— Il les a refusées d’un ton qui m’a fait soupçonner un parti pris et qui pourrait bien me brouiller avec lui, répliqua Albert.

— Je vois en ceci une vengeance de Duchemin, lui dis-je, il vous a prévenu auprès de Frémont et l’a mal disposé pour moi. Ce n’est donc pas à votre libraire que j’en veux, mais à cet affreux satyre.

— Du reste, marquise, je vous trouverai un autre éditeur.

— Merci, répondis-je en lui tendant la main, mais laissez-moi goûter votre première visite sans vous fatiguer de cette affaire.

En ce moment une petite main gratta à la porte de mon cabinet et la poussa doucement ; c’était mon fils qui ne me voyant plus à la fenêtre s’était ennuyé de son jeu et revenait vers moi. Les enfants veulent toujours avoir un compagnon ou un spectateur dans leurs amusements ; c’est le prélude de la sympathie et de la vanité humaines.

— Oh ! je pensais bien que tu avais une visite, me dit mon fils en m’embrassant ; mais je ne connais pas ce monsieur, ajouta-t-il en regardant Albert.

— Voulez-vous me connaître et m’aimer un peu, lui dit Albert en l’attirant vers lui.

— Oui, vous me plaisez beaucoup.

— Vous êtes privilégié, dis-je à Albert, car ce terrible enfant n’aime guère ceux de vos confrères qui sont mes amis.

— J’aime René, parce qu’il est bon pour toi et qu’il me caresse, me répondit l’enfant, mais les autres ne parlent jamais que d’eux et me renvoient quand ils sont là.

— Et moi pourquoi m’aimez-vous ? lui dit Albert.

— Parce que votre figure est si triste et si pâle que vous me rappelez mon père quand il allait mourir.

Et, en prononçant ces mots l’enfant s’assit sur les genoux d’Albert et l’embrassa.

— Puisque vous m’aimez un peu, demandez donc à votre maman qu’elle ne nous refuse pas à vous et à moi un grand plaisir.

— Et lequel ? reprit mon fils.

— Voyez cette belle carte, répliqua Albert, en tirant de sa poche un carré de carton rose, elle nous ouvrira toutes les serres et toutes les galeries de la ménagerie du Jardin des Plantes. J’ai une voiture en bas et si votre maman veut bien y monter avec nous, avant un quart d’heure nous serons arrivés,

— Oh ! ma petite mère, ne refuse pas, dit l’enfant en m’entourant de ses bras ; quel bonheur de voir tous ces animaux féroces qui font peur !

— Et, par ce beau soleil, tous les beaux oiseaux au plumage étincelant, ajouta Albert.

— Oh ! oh ! partons, partons vite, s’écria l’enfant en frappant des pieds.

— Ne le privez pas de cette grande joie, me dit Albert avec un bon sourire.

— Je le veux, je le veux ; dis oui, répétait l’enfant en me tirant par ma jupe.

— Il faut bien obéir, répliquai-je en riant, mais convenez, M. de Lincel, que nous allons un peu vite sur le chemin de l’amitié.

— Oh ! j’aimerais bien mieux que ce fût sur un autre chemin, dit Albert en baisant ma main ; je me sens disposé, marquise, à devenir amoureux de vous.

— En ce cas là, je ne sors pas, répliquai-je, car vous m’effrayez.

Et je fis mine de dénouer le chapeau que je venais de mettre.

— Je le veux ! je le veux ! répétait l’enfant.

— Voyez ce beau soleil qui nous sollicite, ajouta Albert, allons, marquise, partons vite ; j’écris, vous écrivez aussi, voilà notre confraternité établie.

En disant ces mots, il ouvrit la porte et nous sortîmes ; mon fils nous précédait joyeux. Albert s’appuyait, pour descendre l’escalier, sur l’épaule robuste de l’enfant et sur sa blonde tête frisée. Je les suivais, marchant derrière Albert, et le considérant avec tristesse.

Nous montâmes en voiture, Albert s’assit à côté de moi, et l’enfant devant nous ; le soleil se répercutait en plein sur les vitres et répandait une chaleur de serre.

— Que je suis bien, me disait Albert, il y a longtemps que je n’avais éprouvé un tel apaisement de toute douleur. On m’a calomnié, marquise, en me prêtant des passions sans frein ; je vous assure qu’il m’en aurait fallu bien peu pour être heureux ; ainsi, en ce moment, je ne désire rien : ce jour radieux qui me réchauffe, ce bel enfant qui me regarde, et vous si charmante à voir et si bonne à entendre, me semblez le souverain bien.

— Je suis toute joyeuse de ce que vous me dites là, répondis-je avec amitié ; vous pourrez donc revenir à une vie naturelle et douce, car ce qui vous semble en ce moment le bonheur est facile à trouver.

— Et pourquoi ne pas me dire simplement que je l’ai trouvé ?

— Je ne vous comprends pas bien, répliquai-je en retirant ma main qu’il voulait prendre.

— Tenez, marquise, fit-il avec une sorte de colère, vous êtes coquette comme toutes les autres, et moi je suis un fou incurable de ne pouvoir me trouver auprès d’une femme quelconque sans que mon vieux cœur broyé ne s’agite.

Sa bouche, en prononçant ces paroles, eut une expression d’amertume et de dédain, et il avait laissé tomber le mot quelconque avec un accent qui me blessa.

L’enfant nous dit de sa voix perlée :

— Allez-vous donc vous fâcher si vite ensemble ! Vous feriez mieux de regarder comme l’église est belle, là, sur l’eau, tout près de nous.

La voiture avait marché le long des quais, elle venait de dépasser Notre-Dame dont la grande nef aux arêtes puissantes si finement sculptées se détachait sur l’azur du ciel comme un grand navire sur une mer bleue.

— Votre fils sera peut-être un artiste, me dit Albert, il vient d’être frappé d’une chose vraiment belle que nous ne songions pas à regarder.

En parlant ainsi il fit arrêter la voiture, baissa la vitre de gauche et me dit :

— Voyez !

Sa tête se pencha à la portière à côté de la mienne ; nous contemplâmes quelques instants le vaisseau majestueux de la cathédrale qui semblait suspendu dans l’air ; les arbres de l’espèce de square, qui remplace aujourd’hui l’ancien archevêché saccagé, étendaient leurs branches dépouillées autour du clocheton gothique.

Ce lieu est charmant le soir, en été, me dit Albert, quand les arbres sont verts et qu’on remonte le cours de la Seine, couché dans un bateau ; on pense alors à la Esméralda fuyant le sac de Notre-Dame, et voyant la grandeur et la beauté de l’église sombre à la lueur des étoiles :

— Quelles pages que cette description du poëte ! Oh ! c’est un sublime peintre que Victor, sans compter qu’il est notre plus grand lyrique !

C’était une des qualités attrayantes d’Albert que cette justice qu’il rendait au génie.

Tandis que nous admirions l’église si bien groupée derrière nous, l’enfant s’était agenouillé sur la banquette, avait baissé la glace de devant, et tirant l’habit du cocher il lui criait :

— Marchez ! marchez ! nous arriverons trop tard pour voir les animaux.

La voiture se remit en route et nous nous trouvâmes en quelques secondes à la porte du jardin des Plantes.

Une foule d’enfants la franchissaient avec leurs mères ou leurs bonnes, leurs pères ou leurs précepteurs ; la plupart s’arrêtaient d’abord devant les petites boutiques de gâteaux, d’oranges, de sucre d’orge et de liqueurs adossées de chaque côté de la grille extérieure ; les marchandes attiraient les enfants en leur criant :

— Venez vous fournir, mes petits messieurs et mes belles demoiselles !

Albert dit à mon fils :

— Il faut faire aussi notre provision de brioches pour les ours, les girafes et les éléphants.

Et il se mit à remplir les poches et le chapeau de l’enfant de pâtisseries et de bonbons.

— Vous pouvez y goûter d’abord mon petit ours bien léché.

Et, comme pour engager mon fils, Albert se fit servir un verre d’absinthe qu’il avala.

— Oh ! poëte ! cela se peut-il ? m’écriai-je.

— Marquise, reprit-il gaiement, je me donne des jambes pour vous accompagner dans les galeries, dans les allées et dans les serres, et vous m’eussiez montré un bon cœur et un esprit sans préjugé en n’y prenant pas garde.

— Mais c’est que je sens que cela vous fait mal.

— Les fumeurs d’opium que l’on sèvre trop vite, meurent tout à coup, répliqua-t-il.

Tandis qu’il parlait, un peu de sang rose affluait vers ses joues et en colorait l’effrayante pâleur ; ses yeux étaient vifs, l’air pur du jour animait tout son visage, et la brise des grands arbres agitait sur son front inspiré ses boucles blondes ; en ce moment il était encore très-beau et sa jeunesse semblait revenue.

— Je me suis souvent promené ici avec Cuvier, reprit-il, je vous montrerai bientôt son habitation. Son traité de la formation du globe m’a fait rêver d’un poëme où auraient figuré des personnages d’avant notre race. Vous sentez quelle fantaisie on pourrait répandre sur des êtres et sur un temps qui n’ont pas d’historiens !

— Oh ! je vous en supplie, écrivez ce poëme, lui dis-je, voilà si longtemps que vous n’avez rien fait.

— Écrire encore ? et à quoi bon ? dit-il avec un éclat de rire.

— Mais ce serait une noble distraction.

— Oh ! tenez, j’aime mieux l’amusement que se donne en cet instant votre fils en jetant des gâteaux aux ours.

Et, s’avançant près de l’enfant, il prit dans son chapeau un gâteau qu’il lança par morceaux aux lourdes bêtes pantelantes.

Après avoir régalé les ours, mon fils voulut faire visite aux singes ; mais il me vit une si grande répulsion pour les gambades impures et pour les grimaces humaines de ces animaux, qu’il dit tout à coup à Albert qui riait de mon malaise :

— Éloignons-nous puisque maman a peur.

Il prenait mon dégoût pour de l’effroi.

— Allons voir des bêtes plus nobles et vraiment bêtes, dis-je à Albert, malgré moi les singes me font l’effet d’une ébauche informe de l’homme

Nous passâmes dans le bâtiment circulaire où s’abritent les rennes, les antilopes, les girafes et les éléphants. Albert était tout joyeux et redevenait enfant lui-même en voyant la joie de mon fils, tandis qu’un énorme éléphant enlevait avec sa trompe les gâteaux que lui tendait sa petite main ; puis vint le tour des girafes qui abaissaient jusqu’à l’enfant leur long cou flexible et onduleux, le sollicitaient d’un regard de leurs grands yeux si doux, et lui tiraient leur langue noire pour recevoir leur part du festin. Un des gardiens plaça mon fils sur un magnifique renne, à l’allure élégante et rapide, qui s’élança aussitôt autour de l’énorme pilier servant d’appui à l’édifice. L’enfant riait aux éclats, le gardien le tenait d’un bras ferme fixé à l’animal et le suivait au pas de course. Le jeu était sans danger, je rejoignis Albert qui m’appelait pour me montrer une svelte et belle antilope dont les yeux semblaient nous regarder.

— Voyez, me dit Albert, comme elle s’occupe de nous ! ne dirait-on pas qu’elle pense et qu’elle nous parle à sa manière avec ses ondulations de tête. Que ses yeux sont vifs et pénétrants ! Je trouve, marquise, qu’ils ressemblent aux vôtres.

— Mais ils sont noirs, répliquai-je.

— Et les vôtres sont d’un bleu sombre, ce qui produit dans le regard la même expression.

Il se mit alors à caresser l’antilope, à la baiser au front et sur le cou et il lui disait, tandis que la jolie bête le considérait de ses yeux grands ouverts :

— Tu caches peut-être l’âme d’une femme ; je n’oublierai jamais ma belle, de quelle façon tu m’as regardé !

Le gardien avait fait descendre mon fils de sa monture et nous avait prévenus que c’était l’heure du repas des animaux féroces. Nous nous rendîmes dans la longue galerie où étaient enfermés les tigres, les lions et les panthères, dont les rugissements terribles se faisaient entendre au dehors ; une odeur âcre et fauve remplissait cette galerie très-chaude. On se sentait pris à la gorge et comme étouffé en y pénétrant. La pâleur d’Albert s’empourpra subitement, et ses yeux brillèrent d’un feu étrange. Cet air lourd et malsain lui portait à la tête, et lui causait une sorte de vertige. D’abord je n’y pris pas garde, occupée à éloigner mon fils des barreaux de fer, et à contempler la magnifique posture de deux tigres, allongés et tranquilles, qui, tout à coup, s’élancèrent d’un bond furieux sur les tronçons de viandes saignantes qu’on venait de leur jeter. Albert nous suivait à distance et sans me parler. Il semblait ne rien voir et ne rien entendre. On l’eût dit absorbé par une vision intérieure.

Je m’étais arrêtée devant la cage d’un colossal lion du Sahara, arrivé depuis peu de nos colonies africaines. La superbe bête, reposait majestueusement, la tête appuyée sur ses deux pattes de devant, dont les ongles recourbés se dissimulaient sous de longs poils roux. Ses yeux ronds nous regardaient sans méchanceté, il se leva lentement et comme pour nous faire fête ; il secoua contre les barreaux sa vaste crinière dorée, elle était si soyeuse et si brillante qu’elle attirait involontairement le toucher. Quelques touffes passaient en dehors et, oubliant mes recommandations à mon fils, d’un mouvement machinal j’y portai la main. Le lion poussa un rugissement formidable ; l’enfant cria plein de terreur et Albert qui s’était précipité vers moi, saisit ma main dégantée dans les siennes, la porta à ses lèvres et la couvrit de baisers frénétiques.

— Malheureuse ! me dit-il avec une exaltation effrayante, vous voulez donc mourir ! vous voulez donc que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête ouverte, les cheveux détachés du crâne et n’étant plus qu’une chose sans forme et sans beauté, comme les corps dissous dans un cimetière !

En parlant ainsi, il m’avait saisie dans ses bras, et malgré sa faiblesse il m’emportait, en courant, hors de la galerie ; mon fils nous suivait en criant toujours. Les gardiens nous regardaient étonnés et pensaient que j’étais évanouie. Arrivés dans une salle voisine où étaient enfermés des animaux moins redoutables, je me dégageai des bras d’Albert, et je m’assis sur un banc ; mon fils se précipita sur mes genoux, et suspendu à mon cou, il m’embrassait en pleurant.

— Vois donc, je n’ai aucun mal, lui dis-je ; puis, me tournant vers Albert, dont l’angoisse était visible : — Mais qu’avez-vous donc, mon Dieu ! vous m’avez effrayée plus que le lion.

Il me regardait sans parler et avec une fixité qui me troublait. Tout à coup, il saisit brusquement mon fils par l’épaule et le détacha de moi.

— Sortons, me dit-il, et prenant mon bras sous le sien, il ajouta : vous voyez bien que ces caresses me font mal.

Je feignis de ne pas l’entendre.

L’enfant lui dit :

— Vous êtes méchant et je ne vous aimerai plus.

Mais bientôt nous nous trouvâmes dans l’allée des vastes volières : les tourterelles, les perroquets, les pintades, les hérons, lissaient au soleil leurs plumes lustrées ; les paons, en faisant la roue, jetaient dans l’air des glapissements d’orgueil satisfait ; les perruches qui jasaient semblaient leur répondre en se moquant. Les autruches secouaient leurs longues ailes en éventail, la lumière vive filtrait à travers les rameaux dépouillés des arbres, et projetait sur le sable des ombres dentelées. Insensiblement la sérénité riante du jour nous ressaisit tous les trois et effaça le souvenir de ce qui venait de se passer.

— Réconcilions-nous, dit Albert à mon fils, en lui donnant la main, je vais vous conduire sous le cèdre manger du plaisir.

Nous fîmes une halte sous l’arbre centenaire, que Jussieu a planté et que Linnée a touché de ses mains, mais bientôt le babil des bonnes d’enfants, les rumeurs des marmots et les cris de la marchande de plaisirs fatiguèrent Albert et irritèrent ses nerfs.

— Allons nous asseoir dans les serres, me dit-il, nous y serons seuls, car l’entrée est interdite au public.

Je ne voulus pas refuser, j’aurais eu l’air de craindre et par le fait je ne craignais rien ; j’avais pour sauvegarde l’amour, l’amour éloigné mais toujours présent.

Nous entrâmes dans la grande serre carrée toute remplie de plantes et de fleurs des tropiques. J’éprouvais un bien-être infini à respirer cette atmosphère tiède et embaumée. Nous nous assîmes vis-à-vis du bassin limpide d’où surgissait, telle qu’une naïade, une statue de marbre blanc ; ses pieds étaient caressés par les nymphéas en fleurs flottant à la surface de l’eau, tandis que sa tête se déployait à l’abri des bananiers aux larges feuilles et des magnolias fleuris.

— Que c’est beau, disait mon fils, ravi de cet aspect des plantes inconnues tout nouveau pour lui. Que cela sent bon ! je dormirais bien sur cette mousse chaude comme dans mon lit, ajouta-t-il, en s’étendant au bord du bassin ; mais j’ai faim et j’ai donné tous mes gâteaux aux animaux.

Albert alla parler à l’homme qui nous avait ouvert la porte de la serre, et je l’entendis qui lui disait :

— Prenez ma voiture, vous irez plus vite.

Il revint s’asseoir auprès de moi, tandis que mon fils étendu sur l’herbe, d’abord silencieux et en repos, finit par s’endormir.

— N’êtes-vous pas fatigué, dis-je à Albert, dont la pâleur avait reparu.

— Question maternelle ou fraternelle, répliqua-t-il d’un ton railleur, soyez donc un peu moins bonne et un peu plus tendre, marquise.

— La bonté et la tendresse ne s’excluent pas, lui dis-je, voyez plutôt dans l’amour d’une mère.

— Oh ! nous y voilà ; nous retombons encore dans le même ordre d’idées, la maternité et la fraternité, c’est le jargon actuel des femmes du monde ; cela leur sert de coquetterie décente quand elles ne veulent pas comprendre ou qu’elles n’aiment plus.

— Dans cette hypothèse ce jargon m’est inutile, et partant étranger, lui dis-je, car notre connaissance est de trop fraîche date pour que j’aie encore songé à la resserrer ou à la dénouer.

— C’est franc, du moins et j’aime mieux ceci qu’un détour. Ainsi donc, si vous ne me revoyiez jamais, ce serait sans regret ?

— Non certes, lui dis-je, car vous n’êtes pas de ceux qu’on oublie.

— Merci, répliqua-t-il, en me serrant la main ; ceci me suffit pour le moment, parlons d’autre chose pour ne pas gâter ces mots-là. Plus je vous regarde, ajouta-t-il, plus je vous trouve les yeux de l’antilope ; si je le pouvais, j’emporterais cette charmante bête chez moi ; elle remplacerait mon chien qui jappe et que je n’aime plus. Serait-elle gracieuse là couchée près de votre fils et le caressant comme vous le caressiez tout à l’heure quand vous m’avez inspiré un mouvement féroce. J’avais eu pour vous peur du lion, et une minute après j’aurais voulu être moi-même le lion ; vous emporter dans mes griffes et vous dévorer.

— Sont-ce ces arbres et ces lianes formant autour de nous une espèce de jungle qui vous inspirent ces idées carnassières, lui dis-je en riant ; tâchons d’être sérieux. et dites-moi plutôt les noms de toutes ces plantes.

— Me prenez-vous pour un professeur du jardin des Plantes, répliqua-t-il d’un ton railleur. M. de Humboldt avec qui je suis venu ici il y a un an, m’a bien dit les noms en us de tous ces arbustes enchevêtrés ; mais c’est tout au plus si j’en ai retenu deux ou trois ; j’ai mieux aimé me pénétrer de la saveur des dissertations ingénieuses, si neuves et si pleines d’images du savant inspiré. Ce qu’il y a de merveilleux dans ces grands génies allemands, c’est l’étendue et la diversité de leurs aptitudes ; ils participent de l’âme universelle et parfois on dirait qu’ils l’absorbent en eux ; c’est ainsi que le poëte Goethe s’assimile la science et la revêt de son génie, tandis que le savant Humboldt emprunte à la poésie une grandeur dont il pare son savoir.

— En France, nous restons parqués dans nos facultés distinctes ; un savant est un pédant ; un poëte est un ignorant ou à peu près, nos musiciens et nos peintres sont illettrés. L’Allemagne semble avoir hérité de l’intelligence synthétique de la Grèce qui voulait que le génie embrassât toutes les connaissances de l’humanité. M. de Humboldt est un de ces esprits dont la manifestation se produit sur tous les sujets, avec cette facilité divine qui caractérisait les demi-dieux de l’antiquité. Je n’oublierai de ma vie tout ce qu’il a répandu d’éloquence et de verve devant moi à cette même place où nous sommes assis. Ne l’avez-vous jamais entendu, marquise ?

— Je l’ai rencontré, répliquai-je, dans le salon du peintre Gérard, de cet homme à l’esprit incisif dont la causerie valait mieux que les tableaux ; M. de Humboldt me prit un soir en amitié et écrivit pour moi sur une large page de vélin, un passage inédit de son Cosmos, auquel il ajouta une aimable dédicace ; c’est aussi chez Gérard, poursuivis-je, que j’ai connu Balzac. L’aimez-vous et qu’en pensez-vous ?

— Oh ! celui-là, reprit-il, était d’une grande force ; son génie était bien caractérisé par sa puissante et lourde encolure de taureau ; ses créations sont parfois abondantes et plantureuses à s’étouffer elles-mêmes. On voudrait les dégager en les élaguant çà et là, mais peut-être les gâterait-on, comme si on essayait de tailler symétriquement ces arbres entremêlés qui nous prêtent leur ombre. Le beau, radieux et toujours noble, suivant l’acception antique, ne convient guère, je crois, qu’à la poésie ; la prose a des allures plus émancipées et plus familières ; elle se mêle à tout et se permet tout ; c’est là l’échec du goût qui est le raffinement suprême du génie : Le goût de Balzac ne me semble pas toujours très-pur ; pas plus que ses caractères, et surtout ceux de ses femmes du grand monde ne me paraissent toujours vrais. Il outre la nature et il la boursoufle quelquefois. L’océan profond a des écumes visqueuses ; les métaux en fusion produisent des scories.

Tandis que nous causions de la sorte l’homme qu’Albert avait envoyé, je ne sais où, revint dans la serre tenant un plateau d’argent sur lequel étaient des glaces, des fruits confits, des gâteaux et un flacon de rhum.

Mon fils s’éveilla au cliquetis du plateau qui passait devant lui et il accourut vers nous alléché et ravi par ces friandises ; je remerciai Albert de son attention et je l’engageai à goûter aux sorbets et aux fruits.

— Manger est une fatigue qui m’est souvent insupportable, me répondit-il ; quand j’ai dîné la veille, je ne suis jamais sûr de déjeuner le lendemain ; laissez-moi donc me soutenir à ma guise et sans vous inquiéter de mon régime ; en parlant ainsi il but deux petits verres de rhum. Je n’osai rien lui dire, mais je redoutai que sa tête ne s’enflammât de nouveau.

— L’air de la serre me fatigue, repris-je en me levant, regagnons l’air froid et vivifiant du jardin.

— Nous étions pourtant bien ici, répliqua Albert.

— Oh ! pour cela, oui, ajouta mon fils, et cette fois c’est maman qui a tort ; elle vous empêche de boire et moi de manger.

Je les pris tous deux par la main et les entraînant vers la porte je leur dis : vous êtes deux enfants ! Nous traversâmes rapidement le jardin, mon fils se remit à courir devant nous ; je m’appuyai à peine sur le bras d’Albert qui chancelait presque ; il ne me parlait pas et retombait dans son humeur sombre ; cependant quand nous fûmes remontés en voiture sa gaieté lui revint tout à coup ; il me proposa de traverser le pont d’Austerlitz, de faire le tour de l’Arsenal, vide aujourd’hui de ses hôtes poétiques d’autrefois, puis de rentrer chez moi par les boulevards, la rue Royale et le pont de la Chambre, ou ce qui serait bien mieux, ajouta-t-il, d’aller dîner dans quelque cabaret des Champs-Élysées.

— Voyons, marquise, il le faut, je le veux, cela nous amusera, poursuivit-il avec cette insistance capricieuse et juvénile qui était un des charmes de sa nature.

— Oh ! pour cela non, répliquai-je, je refuse, je m’insurge, et si vous voulez dîner absolument avec moi, ce sera chez moi que vous dînerez.

— J’accepte, me dit-il, mais à condition qu’une autre fois je serai l’amphitryon.

— Que dirait notre ami René, s’il nous voyait ainsi passer toute une journée ensemble ?

— Ma foi, j’y pense, reprit Albert, si nous allions le chercher ce bon René dans sa retraite d’Auteuil pour dîner avec nous ?

— Y songez-vous ! De la sorte, vous pourriez me conduire jusqu’à Versailles ; oh ! comme vous y allez, poëte !

— Je vais comme l’inspiration et l’instinct, je suis mon cœur qui me pousse. Avez-vous donc, marquise, quelque amoureux qui vous attende ce soir pour vouloir rentrer si vite ?

— Vous voyez bien que non, puisque je vous engage à dîner.

— Ainsi donc, vrai, vous êtes libre ?

— Libre comme le travail et la pauvreté.

— Ce qui signifie d’ordinaire l’esclavage, répliqua-t-il.

— Non, repartis-je, le monde ne s’occupe guère que des riches et des oisifs, et laisse aux autres leurs coudées franches dans la tristesse et la solitude.

— Oh ! si vous étiez tout à fait libre, répétait-il, que ce serait bon ! mais bah, vous me trompez !

Je ne savais plus que lui répondre et nous nous mîmes à jouer assez gaiement sur les mots jusque chez moi. Parvenue au bas de mon escalier, je le montai précipitamment pour ordonner à ma vieille Marguerite d’aller chercher un poulet et du vin de Bordeaux. Albert et mon fils me suivaient plus lentement ; quand ils arrivèrent je m’étais déjà débarrassée de mon chapeau et de mon châle, j’avais noué un tablier blanc autour de ma taille et je me disposais à aider au dîner.

— Allez vous reposer dans mon cabinet, dis-je à Albert, feuilletez les livres et les albums, et, si vous voulez être bien aimable, faites-moi un de ces dessins à la plume que vous faites si bien, le croquis du beau lion du Sahara qui vous a tant effrayé !

— Jamais, répliqua Albert ; vous êtes comme les autres ; vous voulez que je note mes angoisses pour les constater froidement ; je reste ici avec vous et je vais vous aider à faire la cuisine.

Cette idée me fit rire.

— Oh ! vous croyez que je ne m’y entends pas ; voyons, qu’ordonnez-vous, quel mets allez-vous préparer ?

— Un plat sucré, lui dis-je, des poires meringuées, et, puisque vous le voulez absolument, vous allez battre des blancs d’œufs.

— C’est cela, me voilà prêt.

Il s’était emparé d’une serviette et l’avait liée gaiement sur les basques de son habit noir.

— Que je vous donne du moins un vase élégant et digne de vous, ô poëte. Je lui tendis une écuelle en vrai Sèvres, qui avait appartenu à ma mère, et une fourchette en ivoire, et le voilà fouettant auprès de la fenêtre les blancs d’œufs qui, bientôt, montèrent en neige sous les coups de sa main nerveuse. Il fallut aussi occuper l’enfant : je pris sur une étagère quelques belles poires et les lui donnai à peler ; en un instant mon plat sucré fut dressé, et, quand Marguerite arriva, elle n’avait plus qu’à le mettre sur le feu.

Albert et mon fils m’aidèrent ensuite à disposer le couvert.

— Tout ceci me rappelle ma vie d’étudiant, dit Albert ; depuis longtemps je ne m’étais senti si heureux, et moi, qui ne mange plus, il me semble avoir ce soir une faim dévorante.

Cependant quand nous nous mîmes à table, il mangea à peine un peu de blanc de poulet, et goûta, par courtoisie, du bout des lèvres, à mes poires meringuées ; à ma grande surprise il ne but que de l’eau rougie. Me voyant en peine de sa santé, il redoubla de gaieté et d’esprit pour me convaincre qu’il se portait à merveille. Après le dîner, il se mit à jouer avec mon fils comme un écolier. Cependant l’enfant, fatigué de sa journée passée en plein air, commença à s’endormir vers dix heures, et Marguerite l’emporta ; je restai seule avec Albert, éprouvant moi-même un peu de lassitude. J’étais assise immobile sur un grand fauteuil, Albert, placé en face de moi, au coin du feu, roulait dans ses doigts une cigarette que je lui avais permis de fumer.

Nous ne nous parlions pas, et insensiblement j’oubliai presque qu’il était là ; une autre image prenait sa place et se dressait jeune, souriante et aimée, vis-à-vis de moi ; machinalement, je me courbai vers la table où j’écrivais chaque soir ; je pris une plume et je touchai un cahier de papier à lettre ; c’était l’heure où j’écrivais à Léonce, et l’habitude de mon cœur était si impérieuse, que, même au théâtre ou dans le monde, où je n’allais plus que rarement, lorsque l’heure de ma lettre quotidienne arrivait, je sentais une vive contrariété de ne pouvoir l’écrire.

— Vous avez affaire et je vous gêne, me dit Albert, qui s’était aperçu de la rêverie où j’étais tombée et qui suivait du regard tous mes mouvements.

Sa voix me fit tressaillir et me rappela sa présence. Je rougis si visiblement qu’Albert reprit comme s’il m’avait devinée :

— Vous pensez à un absent.

— Je suis un peu lasse de cette bonne journée, lui dis-je, sans lui répondre directement.

— Ce qui m’avertit que je dois me retirer, répliqua-t-il sans se lever. Oh ! marquise, vous ne savez pas où vous m’envoyez !

— Mais dormir tranquillement, j’espère.

— Tranquillement ! vous me répondez comme une coquette, car, à votre âge on n’est plus naïve ; si vous voulez que je sois tranquille laissez-moi là encore deux ou trois heures ; qu’est-ce que cela vous fait ?

Il était si pâle et si défait que je n’eus pas le courage de le contrarier ; puis, malgré ma préoccupation secrète, j’éprouvais un grand charme dans sa compagnie.

— Si cela vous paraît bon, lui dis-je, restez encore.

Il me prit la main et la garda dans les siennes, en me disant merci !

Nous étions éclairés par une lampe aux lueurs pâles, recouverte d’un abat-jour rose ; la lune, dans son plein, était suspendue en face de ma fenêtre et projetait son éclat à travers les vitres ; aucun bruit du de hors ne montait jusqu’à nous. Un grand feu flambait dans la cheminée ; c’était un mélange de chaleur et de clarté douces, qui inspiraient comme une mollesse et une rêverie involontaires ; il tenait toujours ma main et demeurait tellement immobile que, sans ses yeux grands ouverts, j’aurais pu croire qu’il dormait. Je n’osais faire un mouvement dans la crainte d’attirer sur ses lèvres quelque parole trop vive. J’éprouvais un grand malaise du silence que nous gardions tous deux, et cependant je ne savais plus comment le rompre. Enfin, je me décidai à lui dire que j’espérais qu’il me reviendrait un soir où j’aurais Duverger, Albert de Germiny et René.

— Oui ! répondit-il, si vous me permettez de revenir tous les autres soirs quand vous serez seule ? Sinon, non. — Et il secouait ma main en me répétant : Voyez-vous, je ne veux plus souffrir !

— Quelle âme tourmentée avez-vous donc, lui dis-je, pour me parler ainsi le second jour où vous me voyez ? J’avais cru être avec vous cordiale et simple, je n’ajouterai pas fraternelle puisque le mot vous déplaît.

— Et la chose encore plus, répliqua-t-il.

Il s’assit sur le tapis de foyer à mes pieds, et continuant à tenir ma main il poursuivit :

— Si vous me laissiez là oublier les heures, la tête appuyée sur vos genoux sans vous parler, sans vous demander rien de plus, mais certain que je pourrai tout vous demander un jour, que je suis le préféré, l’attendu, qu’avant moi vous n’aviez que des amis, que la place était vide et que je puis la remplir ; que vous m’aimerez enfin, quoique je ne sois plus que l’ombre de moi-même et que le passé m’ait submergé.

Je me levai tout à coup et, par ce mouvement, je repoussai sa tête et ses mains.

— Vous altérez trop vite, repris-je, la douce joie que j’ai goûtée à vous connaître ; vous troublez l’amitié, vous voulez dans mon cœur une place à part, vous l’avez dans mon admiration cette place choisie et presque exclusive, et cela vous explique le charme qui suspend mon esprit au vôtre, mais pour l’autre attrait, celui qui foudroie, entraîne et confond, je…

— N’achevez pas, marquise, je comprends ; cet attrait-là vous l’avez pour un autre. Mais comment donc n’est-il pas là ? Et comment y suis-je, moi ! Ah ! je devine, il est peut-être dans votre chambre attendant tranquillement que je vous aie donné le spectacle de mon esprit.

En me disant ces mots d’une voix mordante, il alluma une cigarette, prit son chapeau et, me saluant presque cérémonieusement, il se disposa à sortir.

— J’ignore, lui dis-je, quelle interprétation vous donnerez à ce que je vais faire, mais suivez-moi ; et prenant un bougeoir, je le conduisis dans ma chambre où mon fils dormait.

— Voilà qui veille sur moi et qui m’attend, ajoutai-je en lui montrant le petit lit de l’enfant.

— Eh bien ! alors, aimez-moi et sauvez-moi de la vie que je mène, s’écria-t-il en s’emparant de mon bras qu’il étreignait ; il en est peut-être encore temps, vous me guérirez !

— Restons-en sur ce mot là, lui dis-je, oui, je veux vous guérir, vous voir, vous entendre, raffermir votre âme, mais n’ayez plus de ces élans auxquels je ne peux répondre et qui nous sépareraient, ce qui pour moi serait une douleur.

— Suis-je bête, dit-il en ricanant et en s’éloignant de moi ; vous n’êtes pourtant point taillée comme une femme mystique, et si l’amant n’est pas dans la chambre il est à coup sûr dans le cabinet de toilette. D’un geste, je lui montrai la porte en lui disant :

— Bonsoir, M. de Lincel.

— Bonne nuit, marquise ; je vais me divertir un peu à mon tour ; souper et voir quelque belle femme qui ne me fera pas de métaphysique.

Je ne trouvai pas un mot à lui répondre ; des paroles de morale m’eussent paru froides et superflues ; un démenti m’aurait semblé hypocrite ; il avait deviné que j’en aimais un autre ; éloigné ou présent, cet autre existait et m’avait tout entière. Je marchai donc silencieuse, derrière lui, l’éclairant jusqu’à la porte de sortie. Là, je lui tendis la main :

— Non, me dit-il en la repoussant, car avant une heure ce seront des mains banales qui m’enlaceront.

Il descendit l’escalier précipitamment et en chantant un refrain moqueur. Je l’entendis fermer la porte cochère avec fracas.

Je restai quelques instants comme pétrifiée ; mais que pourrai-je donc faire pour lui ? me demandai-je. — Rien, me répondit la voix d’une inflexible logique, puisque tu ne l’aimes pas d’amour. Il court en ce moment au cabaret, puis ailleurs, et, pour le sauver, il faudrait lui ouvrir les bras, et lui dire : Reste ici, tu seras mieux.

Quand je me retrouvai assise dans mon cabinet, prenant la plume pour écrire à Léonce, sa belle et chère image agrandie par la solitude dans laquelle il vivait, chassa bien vite de son regard calme l’image agitée d’Albert. Il n’avait pas, lui, de ces inquiétudes, et de ces transports d’enfant, l’amour l’éclairait sans le brûler ; c’était la lampe de son travail nocturne ; la récompense de sa tâche accomplie. Oh ! voilà le véritable amour, me disais-je : fort, radieux, certain de lui-même, et persistant sans altération, à distance de l’être aimé !

C’est ainsi que dans l’excès de mon amour, je blasphémai l’amour même : l’amour exigeant, fantasque, anxieux, emporté, tel qu’Albert l’avait ressenti dans sa jeunesse, et dont l’écho se réveillait en lui. Est-ce que l’amour véritable peut être tranquille, résigné, exempt de désir ? Impétueux seulement dans certains jours de l’année et relégué le reste du temps dans une case du cerveau ? Ô pauvre Albert, dans ta folie apparente c’est toi qui aimais, toi qui étais l’inspiré de la vie ! L’autre, là-bas, loin de moi, dans son orgueil laborieux et l’analyse éternelle de lui-même, il n’aimait point ; l’amour n’était pour lui qu’une dissertation, qu’une lettre morte !


vii


J’avais passé une partie de la nuit à écrire à Léonce le récit de cette étrange journée. — Il me répondit bien vite que je m’effrayais trop de l’exaltation et de l’inquiétude d’une âme malade ; guérir ce grand esprit tourmenté, si cela était encore possible, serait une tâche assez belle pour m’y consacrer. Malgré l’amour immense qu’il avait pour moi, il ne se reconnaissait pas le droit de s’interposer entre les désirs d’Albert et mon entraînement vers lui si jamais je venais à l’aimer. Le bonheur d’un homme de la valeur d’Albert imposait tous les sacrifices, mais ajoutait-il, il ne pensait pas que ce bonheur fût encore possible ; il croyait son être en ruine et son génie écroulé comme ces merveilleux monuments de l’antiquité qui ne nous frappent plus que par leurs vestiges.

Ce passage de la lettre de Léonce me causa une profonde tristesse ; à quoi bon exprimer de pareilles idées à une femme aimée ? il est vrai qu’en finissant il ne me parlait plus que de sa tendresse ; il me disait que j’étais sa vie, sa conscience ; le prix adoré de son travail ; il songeait à notre prochaine réunion avec transport. La dernière partie de sa lettre effaça l’impression du début et je ne trouvai plus dans ce qu’il m’avait dit sur Albert qu’un culte exagéré mais généreux pour son génie ; si ce n’était pas tout à fait là le langage d’un amant, c’était celui d’un esprit philosophique et vraiment grand.

Cette lettre de Léonce m’était parvenue dans la soirée du lendemain de la promenade au jardin des Plantes. J’avais craint dans la journée de voir revenir Albert et le soir quand l’heure possible de sa visite fut dépassée, j’éprouvai une sorte d’allégement de ce qu’il n’avait pas paru. Je lus, je fis quelques pages de traduction, J’écrivis de nouveau à Léonce ; je repris l’habitude de mon amour. Ma nuit fut aussi calme que la dernière avait été agitée. À mon réveil Marguerite me remit un petit paquet renfermant un livre. C’était un ouvrage d’Albert accompagné du billet suivant :


« Chère Marquise,

« Beauzonet a relié ce livre et l’a rendu moins indigne d’être ouvert par vos belles mains. Permettez-vous à l’auteur d’aller vous revoir avec René ? il fait un temps de printemps glacial et je me dis qu’on serait très-bien au coin de votre feu !

Recevez, chère marquise, mes affectueux hommages. »


Je ne me décidai pas à lui répondre et à le remercier avant d’avoir consulté Léonce ; mais le soir comme je me disposais à écrire à celui-ci on sonna à ma porte et ma vielle Marguerite introduisit Albert.

— Vous ne vous doutez pas d’où je viens ? me dit-il, ne m’en veuillez pas si j’arrive seul ; j’ai passé cinq à six heures à la recherche de René ; il avait pris la clef des champs. Je me suis déterminé à dîner dans un cabaret d’Auteuil, pour l’attendre et pour venir chez vous avec lui ; mais j’ai fini par perdre patience et me voilà. Recevez-moi, marquise, comme si notre ami m’avait accompagné.

— Je ne demande pas mieux, lui dis-je, et je compte sur l’influence du bon René pour vous inspirer un peu de l’amitié qu’il a pour moi. J’ajoutai : — Vous voyez, j’ai là votre beau livre près de moi, combien il m’a fait plaisir !

— J’ai offert le pareil à ma sœur, reprit-il, et c’est en le lui envoyant ce matin que j’ai pensé à vous.

Tout ce qu’il me dit ce soir-là semblait tendre à effacer l’impression pénible qu’avait pu me laisser son ardeur inquiète. Ses manières furent exquises ; mais je remarquai avec chagrin sa faiblesse et sa pâleur toujours croissantes ; ses yeux mêmes, qui, les jours précédents, éclairaient son visage d’un rayon de vie, paraissaient désormais éteints. Il se courbait vers la flamme du foyer comme s’il eût voulu s’y ranimer.

— On prétend, me dit-il, que c’est un signe de mort prochaine que le retour obstiné de notre esprit aux souvenirs de l’enfance ; je ne sais si le présage s’accomplira pour moi, mais il est certain que depuis quelque temps, ma pensée revient sans cesse sur les tableaux de famille et sur les scènes de collége qui ont autrefois ému mon cœur. Je revois mes camarades de classe ; nos jeux, nos études se raniment pour moi ; je revois surtout ceux qui sont morts ; quelques-uns à la guerre, quelques-uns en duel, plusieurs de consomption. Entre tous m’apparaît comme le plus aimable, le plus intelligent et le plus regretté, ce jeune prince qui fut mon ami et que la destinée a terrassé tout à coup. Que d’heures charmantes nous passâmes ensemble dans les cours mornes et nues du collége ! On nous avait surnommés les inséparables. Durant les heures des classes quand nous ne pouvions pas nous parler, nous trouvions encore le moyen de nous écrire nos pensées et nos projets pour les jours de sortie. Souvent il me venait en aide pour des versions de grec, et à mon tour je lui rendais le même service pour des compositions de vers français. Voyez, chère marquise, quelle franche et entière camaraderie se révèle dans ces petits billets signés par le fils d’un roi !

En me parlant ainsi, il tira de sa poche une large enveloppe contenant un grand nombre d’étroites bandes de papier-écolier qui, primitivement repliées en minces carrés, avaient passé de main en main sous les tables d’études ; les élèves transmettaient de la sorte, d’un bout de la salle à l’autre, les courtes missives du prince au poëte.

Je lus avec attendrissement quelques-uns de ses petits papiers jaunis par le temps ; ils sont restés dans mon souvenir.


« Si ta maman le permet, écrivait le prince, viens dimanche prochain à Neuilly, nous nous divertirons bien, nous irons en bateau et nous ferons une collation avec mes sœurs. »


Sur une autre bande de papier je lus :


« Dis-moi donc si ce vers est juste, je crois que j’ai fait un hiatus ; je ne serai jamais qu’un mauvais versificateur ! »

Sur un autre il y avait :

« Je suis désespéré : me voilà en retenue pour huit jours ; pas de goûter à Neuilly possible. Maman n’a pu obtenir mon pardon de père ; hélas Son Altesse est inflexible. Encore si toi et les autres amis pouviez y aller sans moi ! »

Puis sur un autre :

« J’aurais bien envie de m’échapper : ma foi si je n’étais pas un aussi important personnage je tenterais l’aventure. Mais où irais-je ? il me vient une idée : veux-tu me recevoir chez ta mère ? nous nous amuserons sans sortir. »

Pendant que je lisais Albert murmurait :

— Quelle attrayante et quelle gracieuse nature il avait ! quelle fatalité que sa mort ! quelle dérision de toute belle espérance ! il a emporté dans sa tombe une partie de mon énergie et de ma volonté ; lui vivant je me serais cru tenu dans la vie à quelque chose de plus ferme et de plus glorieux. Peu de temps après sa mort sa pauvre femme qui savait notre amitié m’a envoyé son portrait que vous avez pu voir chez moi !

— Oh ! merci ! lui dis-je, de ranimer pour moi ces émotions touchantes. Voilà des billets qui valent bien des lettres d’amour !

— Oh ! répliqua-t-il, avec un accent de reproche, c’est vous qui venez de prononcer le mot flamboyant que je voulais m’interdire. Vous êtes la lampe insensible et moi le moucheron inquiet qui court s’y brûler.

— Vous êtes, répondis-je, un cœur de poëte qui m’est bien cher et qui m’attire.

— Oui, comme le cœur de René, moins peut-être ? comme celui de Germiny ou de Duverger ; me voilà au nombre de vos amis ; c’est très-consolant pour ma vanité, très-insuffisant pour mes rêves.

— Vous me sembliez tranquille tantôt, presque heureux.

— Oh ! certainement, je n’ai pas bu et j’ai à peine mangé depuis deux jours, je suis très-calme.

Je cherchais en vain une parole à lui répondre, je regardais son pâle et doux visage qui avait en ce moment une navrante expression. Deux larmes s’échappèrent involontairement de mes yeux, il les vit rouler sur mes joues.

— Ah ! je voudrais les boire, me dit-il, merci chère marquise, et pardon ! — Je deviens bête, poursuivit-il, comme une médiocre élégie, et vous allez me prendre en dédain ; c’est bien la peine de vous faire visite si je n’ai pas l’esprit de vous distraire un peu ; allons, il ne sera pas dit qu’Albert de Lincel a donné le spleen à la marquise de Rostan. Laissez-moi vous conter quelques anecdotes qui me reviennent pêle-mêle :

Parmi mes souvenirs d’adolescent, il en est un qui me fait toujours rire. Lorsque je commençai à barbouiller du papier (triste exercice qui nous fait ressasser sans trêve nos joies et nos peines, les flétrir et nous y appesantir au point que nous gâtons les réalités par les rêves), je lisais en famille ma prose et mes vers. Mon père, qui était un classique, un esprit philosophique très-net que n’obstruaient jamais les brumes de la métaphysique moderne, se demandait où j’avais pris cette raillerie tourmentée qui jetait des cris d’angoisse à travers les sarcasmes, et cette légèreté où perçaient des pointes douloureuses comme celles d’un cilice. Mon style le déroutait autant que mes idées ; ce n’étaient pas le vers pur et sec et la phrase limpide et calme des écrivains français des deux derniers siècles ; c’était un mélange, disait-on, de l’humour anglaise et des boutades de Mathurin Régnier. J’avais eu un grand-oncle maternel qui avait écrit des essais en prose et en vers sans songer à la publicité, sans se préoccuper de la renommée. Mon père, en sa qualité de classique, avait une sorte de dédain pour ces pages inédites qui étaient, disait-il, des boutades incorrectes. Je les avais découvertes dans une vieille armoire et les avais lues avec un vif attrait. J’y avais trouvé une originalité et une verve ennemies du banal qui charmaient mon esprit ; je m’imprégnais de ce génie inconnu et m’en assimilais l’allure libre et fougueuse. Ainsi que cela arrive lorsqu’on écrit très-jeune, tout en croyant être moi-même, j’étais un peu le reflet de cet esprit primesautier. Un soir où je faisais une lecture à mes parents assemblés, mon père se promenait à grand pas dans la chambre, montrant de temps en temps sa surprise et son humeur de ce qu’il appelait une littérature toute nouvelle pour lui. Je reniais les maîtres, s’écriait-il ; où donc allais-je puiser mon style et mes idées ? de qui donc étais-je sorti ? tout à coup s’arrêtant devant ma mère, qui m’écoutait en souriant, il lui dit avec une colère comique : « Madame, de qui donc sort cet enfant ? il ne me ressemble en rien : c’est le bâtard de son grand-oncle ! »

Ma mère partit d’un éclat de rire auquel nous fîmes tous écho, mon père le premier, quoiqu’il répétât en gesticulant : « Mauvaise souche ! mauvaise école ! »

À mesure qu’Albert parlait, son visage se ranimait, ses yeux pétillaient ; j’admirais la flexibilité de ce charmant génie.

Il poursuivit :

— Vous vous êtes étonnée l’autre jour de mon habileté à battre des blancs d’œufs ! Apprenez, marquise, que durant huit jours de ma vie, je me suis fait cuisinier.

— Je devine, cuisinier par amour.

— Voilà encore que vous prononcez le mot cabalistique, reprit-il, mais cette fois-ci je continue sans m’y arrêter : Au temps où je fréquentais le quartier latin, avant d’avoir connu tout à fait l’amour (triste connaissance), j’avais essayé de l’amour sous toutes les formes du caprice. Je rencontrai un soir au bal de la Chaumière une grisette ravissante, ne riez pas ; le type des grisettes est perdu aujourd’hui, elles sont toutes devenues des lorettes. Ma grisette était une sorte de Diana Vernon plébéienne, effarouchée comme une mésange et très-fière de sa gentillesse ; elle était patronnée par un grand gaillard d’élève en médecine dont la gaucherie et l’air bête contrastaient avec la grâce piquante de la jolie enfant.

— Comment diable pouvez-vous l’aimer, lui dis-je en dansant, tandis que le galant nous suivait de ses yeux farouches, comment ne m’acceptez-vous pas tout de suite pour remplaçant de ce grotesque amoureux ?

— Sans doute, vous êtes bien mieux que lui, répliqua-t-elle, en me toisant avec ses grands yeux étonnés, ce qui ne me flatta guère dans ma prétention de cavalier bien tourné, mais, ajouta-t-elle avec un ton sérieux, il a des qualités.

Je lui répondis par un de ces mots grossiers qu’on se permet avec les grisettes ; elle n’eût pas l’air de me comprendre.

— Oh ! si vous saviez, poursuivit-elle, comme il tient notre ménage ! il m’aide à faire mon lit, à balayer, à repasser mon linge et il fait à lui seul la cuisine, ajouta-t-elle d’un ton admiratif ; ce qui me permet de garder mes mains blanches, de me reposer et de dîner avec plaisir.

— Si ce n’est que cela, lui dis-je, je vous promets d’être un excellent cuisinier.

— Vous plaisantez, reprit-elle, vous êtes un dandy, un beau, un noble, qui n’avez jamais touché à une carotte ni fait un pot-au-feu.

— Non, repartis-je, mais j’excelle dans quelques plats recherchés, que j’ai vu faire dans la cuisine de mon père, et si jamais vous y goûtez ; vous m’en direz des nouvelles.

Quelques jours après, lorsque j’eus triomphé de ses indécisions, je me piquai au jeu et je lui tins parole : durant huit jours, je lui servis tour à tour des fricassées de poulet, des filets de sole, des côtelettes à la Soubise, des omelettes au rhum, et une foule d’autres plats qui la ravissaient par leur diversité. Elle préparait les matières premières en mettant des gants ; j’allumais les fourneaux, j’opérais le mélange des ingrédients, beurre, lard, etc., et je faisais sauter les casseroles. Je ne jurerais pas, marquise, que mes sauces fussent toujours orthodoxes ; je devais confondre souvent une recette avec une autre, comme lorsqu’on pratique d’après le souvenir d’une théorie ; mais ma grisette n’y regardait pas de si près, et lorsque nous nous mettions à table elle me disait, en savourant les mets que je lui servais :

— Ma foi, vous aviez raison, vous êtes plus fort que lui ; il ne savait faire que les biftecks aux pommes et les rognons au vin bleu.

Je riais de bon cœur, tandis qu’elle parlait :

— Que vous êtes aimable et cordial ce soir ; dis-je à Albert, allons, contez-moi encore une de vos jolies histoires que vous contez si bien.

— J’aurais dû faire de même le premier jour et ne pas vous ennuyer de boutades de mon cœur, reprit-il, mais je vais à l’aventure suivant mon instinct et comme le diable me pousse.

Il disait vrai et c’est ce qui faisait son charme indéfinissable ; il n’avait pas le travers des écrivains et des poëtes, qui posent presque toujours ; il vivait à sa fantaisie ; sans projet de fortune, sans poursuite systématique de la célébrité ; ses sentiments et ses paroles étaient, comme sa vie, imprévus et poétiques. Il avait bien toutes les qualités de l’amoureux : une imagination toujours en haleine ; une insouciance d’enfant du positif et du temps qui fuit ; la raillerie de la gloire, l’indifférence de l’opinion et un oubli absolu de tout ce qui n’était pas le désir du moment, l’attrait de son cœur. Il poursuivit :

— Si je n’avais été arrêté par une émotion involontaire, peut-être aurais-je procédé avec vous (et j’avouerai que j’y ai un moment songé), suivant la méthode de mon ami le prince X., ce bel étranger, qui chantait mieux que tous les ténors de nos théâtres, et qui avait le corps et la tête d’une statue antique.

— Je l’ai connu, répondis-je, et sa façon d’agir auprès des femmes m’intéresse moins que vos histoires ; pourquoi cette digression ?

— Parce que je ne saurais être didactique et monotone comme un discours académique, et que si vous ne me laissez pas la bride sur le cou, je ne parle plus.

— Allons, dites tout ce qui vous plaira.

— Je suis bien tenté d’user de la permission et de vous dire très-nettement que je vous aime. Le prince X. n’y aurait pas manqué et il aurait joint l’action aux paroles.

— Sauf à être jeté à la porte ; repartis-je.

— Il prétend, au contraire, que toutes les portes se refermaient sur lui, tendrement et mystérieusement. Il avait l’habitude de dire qu’avec toutes les femmes, et surtout les élégiaques, il fallait toujours procéder par le contraire de l’élégie ; je crois qu’il avait surpris ce secret-là à sa femme, qui aurait pu lui en remontrer en fait d’expérimentation audacieuse, avant qu’elle n’eût écrit des ouvrages sur le dogme et qu’elle n’allât se distraire en Asie avec des Arabes. En voilà une poursuivit-il, qui a bien été créée pour faire donner un amant à tous les diables. J’ai été huit jours entre ses pattes de velours, et j’en garde encore les traces dans mon imagination, je ne dirai pas au cœur, la griffe n’a pas pénétré si avant.

— À la bonne heure, voici une histoire qui point ; je suis tout oreilles, lui dis-je.

— J’étais allé la voir à Versailles où elle avait loué près du parc un fort bel hôtel. J’avais le cœur vide ; la beauté trop maigre de la princesse me plaisait médiocrement ; mais ses grands yeux extatiques et ses provocations, interrompues brusquement par quelque dissertation sur l’autre monde, me piquaient au jeu. Nous nous promenions un soir dans le parc ; elle me demanda de lui dire des vers d’amour ; et les vers dits, je voulus les mettre en action. Elle m’échappa, et courut légère et véloce à travers les allées et les labyrinthes ; je la poursuivis, mais au détour d’un quinconce le pied me tourna ; je voulus me lever et courir encore, impossible : j’avais une entorse. Je me traînai vers un banc en gémissant ; elle m’entendit et revint à moi. Elle fut tout à coup affectueuse, caressante, presque passionnée, et semblait disposée à m’accorder ce qu’elle m’avait si fièrement refusé quelques minutes avant. C’est qu’elle me voyait sous sa dépendance et qu’elle est de ces femmes qui veulent avant tout sentir qu’un homme leur est soumis, soit par une infériorité morale, soit par une faiblesse physique, soit même par une déchéance dont elles ont surpris le secret. L’idée de pouvoir faire d’une âme ou d’un corps à peu près ce qu’elles veulent les ravit. Après m’avoir accablé de tendresses auxquelles la très-vive douleur de mon pied me rendait presque insensible, elle m’aida à m’étendre sur le gazon, et couru chez elle prévenir ses domestiques ; deux laquais arrivèrent tenant un grand fauteuil sur lequel on me transporta à l’hôtel de la princesse. Elle avait fait disposer une chambre pour moi qui s’ouvrait sur le jardin à côté du grand salon du rez-de-chaussée. On me mit au lit, le médecin vint visiter ma jambe et me prescrivit l’immobilité pendant plusieurs jours. Je me soumis facilement à son ordonnance, car il m’était impossible de remuer le pied sans une horrible douleur.

J’étais donc devenu l’hôte forcé et la chose de la princesse ; j’étais comme ces taureaux cloués sur le flanc dans l’arène et qu’un toréador peut impunément aiguillonner et harceler du bout de sa lance. Elle pouvait me torturer à l’aise ; prendre son temps, son heure ; s’éloigner, revenir, et jouer sur mes nerfs comme sur un clavier ; je vous assure qu’elle n’y manqua pas. — Si un lièvre n’a pas autre chose à faire qu’à dormir dans un gîte, un galant homme retenu dans un lit par une blessure chez une femme à la mode n’a d’autre distraction que d’en devenir amoureux. Dans mon oisiveté, je me figurais aimer la princesse beaucoup plus que je ne l’aimais réellement, et quand elle s’approchait de mon lit pour m’offrir un sorbet ou ranger mes couvertures je me sentais tout en flamme. En ce temps-là, elle avait une cour nombreuse, et pour favoris deux hommes fort dissemblables : un personnage politique, grand, digne et froid, et un petit pianiste, joli garçon, sémillant, sûr de lui-même et qu’on eût dit l’épagneul de la princesse. Tous deux étaient tour à tour et fort assidûment auprès d’elle, et moi, le patito du moment, je me voyais condamné par mon entorse à la regarder se promener dans le jardin avec le diplomate, y disparaître et se perdre dans les allées obscures ; ou bien je l’entendais dans le salon roucouler les duos avec le pianiste. Quand je lui faisais quelque jaloux reproche, elle s’intéressait aux affaires de l’Europe, me disait-elle, et voulait se perfectionner dans le chant. Mais comment pouvais-je penser qu’elle me préférât de tels hommes, à moi son cher, son jeune, son beau poëte ! et elle avait, en parlant ainsi, des câlineries si tendres que j’étais disposé à la croire, tant je désirais qu’elle dît vrai. Pourtant, ne vous figurez pas, marquise, que cette femme m’ait jamais causé le moindre attendrissement, c’était plutôt une sorte d’irritation qui me poussait vers elle ; cela tenait des mauvais désirs.

Un matin où elle m’avait provoqué plus que de coutume, en partageant mon déjeuner servi auprès de mon lit, elle m’arracha tout à coup sa main, que je la priais de laisser dans la mienne, et voulut me quitter sous prétexte de sa leçon de chant. J’entendais en effet le pianiste préluder au piano. Je l’aurais envoyé à tous les diables, mais j’étais rivé à la patience et je dus vois disparaître la princesse qui riait et s’enfuyait en me narguant ; elle ne ferma pas même la porte de ma chambre, et la portière seule du salon retomba derrière elle ; elle savait bien que cette barrière suffisait. Ne rien voir c’était l’essentiel. Qu’importe d’ailleurs ce que je pouvais soupçonner, puisqu’il m’était interdit de m’en assurer, sous peine de retarder d’un mois ma guérison. Elle compta trop sur ma prudence : je ne sais quelles vapeurs de colère me montèrent au cerveau, en les entendant jeter dans l’air des notes brûlantes et passionnées ; je rejetai comme un fou ma couverture, je défis le bandage de ma jambe blessée, et me voilà franchissant à cloche-pied la distance qui séparait mon lit de la porte du salon ; je soulevai le rideau en tapisserie et j’apparus comme un spectre aux deux chanteurs. En ce moment, la princesse appuyait ses lèvres sur la joue du pianiste, qui la regardait dans une pose de vignette anglaise, tout en répétant très-correctement le refrain d’amour de leur duo. La princesse eut un mouvement d’épouvante en m’apercevant, ma présence la frappait dans son orgueil, mais elle se redressa tout à coup en éclatant de rire, et me dit :

— Je vous savais là, je vous avais vu, je voulais vous éprouver !

— Eh bien ! princesse, l’épreuve est faite, répondis-je sur le même ton, j’ai assez de votre hospitalité et je m’ennuie chez vous. Toute cette musique m’empêche de dormir ; que monsieur, qui me semble un peu le maître de maison, veuille sonner un domestique, qu’on m’habille, qu’on me mette en voiture et qu’on me conduise à Paris.

Le pianiste se mordait les lèvres, mais il fut contraint d’obéir à un homme blessé, en chemise, et que la souffrance contraignait à se laisser tomber sur un canapé. La princesse fit les plus aimables mais les plus vaines instances pour me retenir. Je donnai à ses gens d’énormes étrennes comme pour payer la dépense que j’avais faite chez elle. Quand sa berline qui me conduisait partit, elle me cria avec un accent de certitude accompagné d’un sourire :

— Vous me reviendrez !

Il y a de cela dix ans, jamais je n’ai songé à la revoir.

— C’est donc une manie de ces femmes à effet, dis-je à Albert que la passion des pianistes ? à l’exemple de la princesse, la comtesse de Vernoult s’est éprise d’un de ces héros de clavier ; et, pour agrandir sa passion par le bruit, ne pouvant l’agrandir par l’objet, elle a enlevé l’inspiré ! le Dieu de l’art, comme elle disait. Elle a rivé la vanité de son jeune amant à son orgueil de femme amoureuse sur le retour. Il est encore une troisième femme, plus célèbre et plus intelligente que les deux autres, qui pourtant a voulu traîner en laisse un de ces virtuoses sans cerveau. Les instrumentistes sont à l’écrivain et à l’artiste créateur, ce qu’un jeu d’orgue passager est aux voix éternelles de la mer.

— Eh ! pourquoi donc ne la nommez-vous pas, cette troisième femme, puisque vous avez nommé les deux autres ? me dit Albert en se levant et en me regardant fixement. Vous croyez donc que son spectre me fait mal et que son nom m’épouvante ?

— Je ne sais, répondis-je, mais je regrette l’allusion qui vient de m’échapper.

— Vous avez tort, répliqua-t-il, il faudra bien que nous en parlions tôt ou tard de Antonia Back, dont l’image s’interpose peut-être entre vous et moi. La voyez-vous ? la connaissez-vous ? l’aimez-vous ? Allons, marquise, répondez-moi sincèrement et sans crainte de me blesser.

— Je la connais à peine, voilà bien des années que je ne l’ai vue ; j’admire son talent, le labeur incessant de sa vie, et je crois à sa bonté dont plusieurs m’ont parlé.

— Oui, repris Albert, elle est très-bonne pour ceux qui ne l’aiment pas, comme elle apparaît un grand génie à tous ceux qui ne sont pas du métier. En amour il lui manque la sensibilité, dans l’art la condensation. Quand l’avez-vous vue ? Que vous a-t-elle dit ? contez-moi donc ce que vous savez d’elle, poursuivit-il avec une ardente curiosité. Je vous en parlerai moi-même quelque jour.

— Je la rencontrai pour la première fois, deux ans après la soirée où je vous vis à l’Arsenal : son nom qui, depuis 1830, remplissait les journaux, m’était arrivé flamboyant et sonore, au loin dans le château de ma mère, où je vivais avant mon mariage. Vous ne sauriez croire combien on se passionnait en province, à propos de cette renommée retentissante. À chaque ouvrage nouveau que publiait Antonia Back, c’était autour de moi une polémique irritée qui dégénérait parfois en querelle. Le plus grand nombre disait un mal affreux de l’auteur, mais quelques esprits éclairés, et de ce nombre ma mère, intelligence supérieure, tolérante, philosophique, admirait Antonia et la défendait comme on défend ce qu’on aime. Cette sympathie de ma mère avait passé en moi, et je fus très-impatiente de voir Antonia quand mon mariage me fixa à Paris.

Vous avez peut-être connu le baron Alibert, le railleur et sceptique médecin de Louis xviii, qui m’a conté sur le vieux roi une foule de piquantes anecdotes dont je vous amuserai un jour ? Je rencontrais souvent chez lui une vieille marquise du faubourg Saint-Germain, dont la beauté avait été célèbre et qui au grand scandale des siens, avait épousé un fort bel Italien, son dernier amour ; elle lui avait fait obtenir un titre, puis un emploi dans la diplomatie. Un peu éloignée de son monde, surtout des femmes, par ce mariage, la vieille marquise avait cherché à former un salon où les artistes et les littérateurs se mêlaient à d’anciens ministres de Charles x, et à quelques ambassadeurs étrangers. L’ex-marquise s’était liée avec les femmes artistes les plus célèbres d’alors ; elle avait attiré la sœur de la Malibran, miss Smithson[3], Mme  Dorval, et au moment où je la connus elle appelait Antonia Back ma sœur ! les amis d’Antonia étaient devenus les siens, elle ne pensait et n’agissait plus que d’après l’inspiration de celle qu’elle nommait : la grande sibylle de la France.

Sachant combien je désirais connaître Antonia, la vieille marquise m’invita à une soirée où elle devait se trouver. Antonia, qui était la curiosité de cette réunion, arriva fort tard ; pour tromper l’impatience des assistants, on fit en attendant un peu de musique. J’avais à cette époque une assez belle voix de contralto négligemment cultivée, mais dont l’expression plaisait dans certains chants. La vieille marquise me demanda de chanter ; je refusai, elle insista et me dit : « Quand elle sera là vous chanterez pour elle ! » Presque aussitôt, Antonia entra s’appuyant sur le bras du gros philosophe Ledoux, qu’elle appelait son Jean-Jacques Rousseau ; elle était suivie du jeune Horace que dans son admiration fantasmagorique, elle avait surnommé son jeune Shakespeare. Horace était un assez beau cavalier, son regard vif et hardi semblait redoubler d’intensité en s’échappant de l’œil unique dont s’éclairait son mâle visage. Il était l’auteur d’un drame échevelé, récemment joué avec succès sur un théâtre des boulevards, ce qui lui avait valu le surnom hyperbolique que lui donnait sérieusement Antonia.

Ce qui m’a toujours choqué dans cette femme de génie, c’est l’absence presque absolue du sens critique. Si irrévocablement, dit-on, elle finit par annihiler ses amants, il faut convenir qu’elle commence toujours par exalter outre mesure ses amis ! C’est ainsi que du nébuleux et chimérique Ledoux elle a voulu faire un Platon, d’un avocat à l’éloquence bornée un Mirabeau, et qu’elle a juché imprudemment au-dessus de Michel-Ange un de nos peintres modernes.

Lorsque Antonia entra dans le salon de la vieille marquise, tout le monde se leva pour la saluer et presque pour l’acclamer. J’étais très-émue en la regardant et je ne pus d’abord l’examiner de sang-froid. Ce qui me frappa dès que je l’aperçus, ce fut la beauté et la splendeur de son regard. Ses grands yeux sombres laissaient tomber comme une flamme intérieure, tout son visage s’en éclairait. Ses épais cheveux noirs se courbaient en bandeaux lisses sur son front, et coupés courts, s’enroulaient sur la nuque en deux gros anneaux ; le reste de son visage me parut assez disgracieux ; le nez était trop fort, les joues pendantes ; la bouche laissait voir des dents longues, le cou était prématurément rayé. Depuis quelques temps elle avait renoncé à ses habits d’homme ; elle portait ce soir-là une robe de soie grise fort simple. Le corps me sembla trop petit pour la tête, et la taille pas assez mince, toute d’une pièce avec les épaules et les hanches. Je crois que les vêtements d’homme l’avait déformée. Sa main dégantée était d’une forme accomplie, elle l’agitait comme un sceptre naturel et la tendait à ceux des assistants qui étaient de ses amis. La vieille marquise me présenta à Antonia et insista devant elle pour me décider à chanter.

J’avais fait sans prétention un chant sur la mort de Léopold Robert ; encouragée et soutenue par un regard d’Antonia je me décidai à le dire. Ma voix tremblait et mon émotion fut si forte qu’au dernier couplet, je m’évanouis presque. Antonia vint à moi, et me dit en me considérant :

— Madame, vous avez des épaules et des bras de statue grecque.

Ces paroles, prononcées à brûle-pourpoint, avaient quelque chose d’étrange ; on eût dit qu’en faisant un compliment à la femme elle voulait dédaigner l’artiste ; mais comme je n’avais aucune prétention à la célébrité, je n’en fus pas blessée et je lui exprimai avec effusion mon enthousiasme pour son génie.

— Vous en rabattrez quelque jour, me dit-elle, et elle tourna les talons.

Le trouble que j’avais éprouvé en chantant me causa un malaise subit ; ma tête était en feu et mes tempes comme serrées dans un cercle de fer. Je fus contrainte d’aller respirer dans un boudoir attenant au grand salon et qui était suivi d’un salon plus petit où la vieille marquise recevait ordinairement ses visites. L’amie de Byron, la belle comtesse G…, qui assistait à cette soirée, m’accompagna : je la connaissais depuis plusieurs années et lui devais, sur le noble poëte dont elle fut aimée, des détails qui le firent revivre pour moi dans sa véritable grandeur. Jugé par le sentiment, Byron n’était plus cet être bizarre et altier grimaçant sous la plume des biographes et des journalistes ; il était bon, généreux et fier ; pour dernière manifestation de son génie, il faisait avec simplicité l’abandon de sa fortune et de sa vie à la liberté.

L’aimable et poétique comtesse m’avait fait étendre à demi sur un canapé du boudoir, et, se tenant debout près de moi, sa tête courbée au-dessus de la mienne, elle faisait courir par bouffées rapides et régulières son haleine rafraîchissante sur mon front brûlant. Le souffle froid et pur qui glissait entre ses dents perlées me pénétrait par tous les pores du cerveau d’une sorte de magnétisme bienfaisant. En quelques minutes, je me sentis soulagée.

Tandis que je me reposais dans le boudoir, Antonia passa escortée de son Jean-Jacques Rousseau et de son Shakespeare ; la vieille marquise la suivait ; Antonia lui disait :

— Ma chère amie, je m’ennuie profondément au milieu de tout votre monde empesé qui me regarde comme une bête curieuse ; laissez-moi donc aller respirer l’air et fumer un peu dans votre petit salon.

— Voulez-vous qu’on vous y serve des glaces et du thé ? répondit la marquise.

— J’aimerais mieux manger des huîtres répliqua Antonia, c’est une fantaisie qui me prend.

— Moi aussi, je me sens grand faim, ajouta le philosophe.

— Et moi, dit à son tour le jeune auteur dramatique, je leur tiendrai volontiers compagnie.

Bientôt je les entendis souper dans le petit salon ; ils fumaient en mangeant ; la porte du boudoir restait entr’ouverte, et insensiblement la fumée des cigares, mêlée à l’odeur des mets, y pénétra et le remplit. Sentant ma migraine revenir, je me décidai à partir.

Je ne revis Antonia que huit ans plus tard ; la vieille marquise habitait dans un square un fort bel appartement. Antonia s’était logée auprès d’elle. Un jour que j’arrivais chez la marquise, elle se disposait à faire visite à sa célèbre amie. Elle m’engagea à la suivre, m’assurant qu’Antonia serait charmée de me revoir. Nous trouvâmes la grande sibylle encore au lit, dans une vaste chambre où étaient épars des vêtements d’homme et de femme ; ses enfants jouaient sur le tapis : le pâle pianiste, qui était son amour du moment, était étendu sur une causeuse. Il semblait exténué. Il avait beaucoup toussé toute la nuit, nous dit-elle, et elle n’avait pu dormir. Tout en nous parlant, elle fumait des cigarettes qu’elle tirait d’une petite blague algérienne posée sur la table de nuit. Elle ne s’interrompait que pour offrir de la tisane au musicien qu’elle tutoyait.

Ce laisser-aller, devant ses enfants, me choqua profondément ; il ne faut pas dérouter la pureté et l’ignorance de l’enfance par cette familiarité des passions de l’âge mûr.

Depuis ce jour je n’ai jamais revu Antonia.

Pendant que j’avais parlé, Albert était resté debout, adossé à la cheminée, immobile et muet ; on eût dit une statue du souvenir ; son attention semblait moins me suivre dans mon récit que se replier sur elle-même, évoquant sans doute les scènes du passé : son regard ne s’était pas levé une fois sur moi.

Mon silence seul parut lui rappeler que j’étais là. Il me prit la main :

— L’Antonia d’autrefois n’était pas la même que celle que vous avez connue, me dit-il, elle était bien belle et avait le charme étrange qui provoque et fascine.

— Vous l’avez profondément aimée, lui répondis-je.

— Oui ; anxieusement. Mais n’en parlons plus ; c’est assez ; il est des fantômes qu’il ne faut pas ranimer le soir, car ils s’obstinent autour du chevet, et sans le vouloir, marquise, vous m’avez préparé une de ces nuits qui sont l’explication de mes jours. Quand mes visions se lèvent menaçantes, il faut bien que je les chasse par l’ivresse et par la débauche.

— Oh ! chassez-les plutôt par mon amitié, lui dis-je en le forçant à s’asseoir près de moi, mais il resta inerte et distrait, et ce soir-là c’est lui qui voulut partir.

VIII

Deux jours se passèrent sans qu’Albert reparût ; j’allais envoyer savoir de ses nouvelles lorsqu’à ma grande surprise il arriva un matin chez moi vers midi : j’étais encore en robe de chambre et je déjeunais avec mon fils.

— Je viens vous voir trop matin, me dit-il, mais je n’ai pu résister aux sollicitations de ce brillant soleil qui inonde Paris. Il m’a poussé dehors à une heure où je ne sors guère, je suis monté en voiture et me voilà, marquise, prêt à vous enlever, vous et votre fils, pour une longue promenade.

L’enfant l’embrassa en le remerciant.

— Mais avez-vous déjeuné ? lui dis-je.

— Non, répliqua-t-il, et je vais déjeuner à l’instant avec vous si vous consentez après à me suivre.

— Je ne m’engage pas aveuglément, où donc irons-nous ?

— À Saint-Germain ; vous savez que je vous dois un dîner ; vous m’avez promis de l’accepter et une femme aussi nette et aussi tranchée que vous dans ses sentiments et ses décisions n’a qu’une parole.

— Ne pourrions-nous aller nous promener puis revenir dîner ici ? je l’aimerais mieux.

— Mais c’est justement le soir que la forêt de Saint-Germain est belle à parcourir, repartit Albert ; je vous raconterai une chasse fantastique. Voyons, marquise, si vous refusez, vous allez me donner de la fatuité ; je penserai que vous avez peur de moi.

— Ne lui fais pas de la peine, me dit mon fils en se suspendant à mon cou, il est si bon.

Comment les refuser ? dans l’isolement où je vivais j’éprouvais parfois le désir impérieux d’un peu d’expansion, d’une promenade, d’une visite, d’une participation au mouvement extérieur qui m’arrachât à moi-même et à l’absorption de mon amour. Albert s’offrait à moi comme un frère aimable, un compagnon intelligent dont l’esprit me ravissait ; j’étais à la fois trop charmée par son génie et trop sûre de mon cœur pour affecter avec lui une réserve formaliste. Quand il n’était pas irrité par l’ivresse ou par le souvenir de ses chagrins, il joignait la bonté et la grâce d’un cœur de poëte aux manières accomplies d’un homme du monde.

— Eh bien ! je consens, lui dis-je.

— Croyez-moi, marquise, ne vous donnez pas l’ennui de vous mettre en toilette : jetez une mante de taffetas noir sur votre robe de chambre ; posez un chapeau quelconque sur vos cheveux relevés à l’aventure et partons.

— Oui, dépêche-toi, reprit mon fils, pendant que tu te prépareras je vais faire déjeuner Albert.

Je les quittai en souriant ; quand je revins, au bout de quelques minutes, Albert avait mangé deux œufs frais et bu une tasse de café noir ; il était moins pâle que de coutume ; ses yeux profonds et clairs avaient dépouillé le nuage des jours précédents. Je vis avec joie qu’il descendait l’escalier avec moins de peine.

Nous trouvâmes devant ma porte une calèche attelée de deux chevaux, je me récriai sur ce luxe inutile pour nous rendre au chemin de fer.

Albert me dit :

— Cette voiture doit nous conduire jusqu’à Saint-Germain ; jamais je ne monterai avec vous dans un wagon banal où la flânerie et la causerie sont interdites.

— Il a toujours raison, dit l’enfant ; nous sommes bien mieux seuls et chez nous dans cette bonne voiture.

Nous traversâmes rapidement Paris et bientôt nous nous trouvâmes dans les champs où le printemps commençait à germer ; les arbres avaient des bourgeons et les blés étaient tout verdoyants ; des troupes de moineaux s’ébattaient des branches aux sillons avec des bruits d’ailes et des petits cris joyeux ; le soleil éclairait au loin tous les accidents de terrain. Dans le ciel bleu pas un point gris ; sur la route unie pas une pierre, pas une flaque d’eau. La calèche volait au galop de deux bons chevaux qu’excitait un cocher fringant : nous respirions un air vivifiant et salubre qui ravissait notre odorat de Parisiens casaniers.

Mon fils s’amusait à tous les tableaux mouvants de la route ; les paysages, les passants, les fermes, les chiens aboyant après notre voiture ; les coqs qui jetaient leur chant clair en gonflant leur crête rouge, étaient pour lui autant de sujets d’exclamation et de plaisir. Nous le laissions à sa joie et restions immobiles, Albert et moi, dans le fond de la calèche.

Albert savait répandre dans sa conversation la merveilleuse variété qu’on trouve dans ses écrits ; d’une pensée profonde et saisissante qui ouvrait les horizons de l’infini, il passait tout à coup à un trait caustique et acéré, rapide comme un de ces javelots antiques dont Homère a décrit la précision ; puis c’étaient des idées mélancoliques et sombres qui noyaient le cœur dans une brume anglaise subitement éclairée par les rayons d’une gaieté d’enfant naïve et folle, raillant, par son entrain la pesanteur de la tristesse et de l’expérience :

— Sentons, rions, goûtons les heures, s’écriait-il alors ; à quoi bon les assombrir en nous ressouvenant !

Avec une intelligence de la trempe de celle d’Albert l’ennui était impossible. Même dans ses jours de trouble et de délire il pouvait contrister le cœur, il ne lassait jamais l’esprit.

La route de Paris à Saint-Germain faite en sa compagnie me parut si courte et si animée que, lorsque je l’ai parcourue depuis en chemin de fer, elle m’a toujours semblé lente et monotone.

La voiture franchit, en allant au pas, la vaste terrasse du château d’où l’on découvre ce superbe panorama trop souvent décrit et admiré, mais dont la beauté est toujours nouvelle au regard. Nous entrâmes sans nous arrêter dans les avenues de la forêt, et nous parcourûmes en tous sens les plus vieilles allées. Les grands arbres où frissonnaient à peine quelques feuilles naissantes, laissaient tomber à travers leurs rameaux la lumière pure du jour. La voiture roulait sans bruit sur le sable ; c’était un mouvement doux et régulier qui berçait ; je ne sais si Albert en sentit l’influence mais il devint tout à coup silencieux. Je jugeai que ses pensées étaient sereines, car son visage restait calme.

— Allez-vous donc vous endormir ? lui dis-je. Pourquoi ne parlez-vous plus ?

— En ce moment, répliqua-t-il, je voyais défiler devant moi une chasse pompeuse de Louis XIV : le jeune roi à la mine hautaine passait entouré des grands seigneurs de sa cour ; les trompes sonnaient, les piqueurs et les meutes s’élançaient au loin, les dames de la maison de la reine en habits de gala suivaient dans des voitures découvertes ; entre toutes m’apparaissait Louise de la Vallière en robe gris pâle relevée par des nœuds de perles comme dans son portrait de la galerie de Versailles ; ses longs cheveux blonds flottaient à l’air et ruisselaient en grappes sur ses joues empourprées par la chaleur. Tenez, nous voici dans un carrefour où la chasse royale fit une halte. Voulez-vous que nous nous y reposions aussi ?

— Oh ! oui, s’écria mon fils, descendons de voiture, je veux voir ce qu’il y a de suspendu à ce grand arbre, courir un peu dans le bois et goûter, si c’est possible, car j’ai grand faim.

Il dit cela avec cette naïveté indiscrète de l’enfance qui n’admet pas une entrave à ses désirs.

— Voici d’abord de quoi repaître votre faim, lui dit Albert en tirant d’une poche de la voiture des bonbons et des fruits.

— Vous êtes donc un magicien ? répliqua l’enfant.

— Point ; mais je vous traite comme Louis XIV traitait Mlle  de la Vallière et je veux satisfaire à chacun de vos souhaits.

Nous étions descendus de voiture et, tout en croquant des pralines et des poires, mon fils s’amusait à regarder les ex-voto et la petite chapelle suspendus au tronc du grand chêne ; bientôt il prit ses ébats dans les sentiers voisins.

Albert et moi nous nous assîmes sur le gazon et nous nous pénétrâmes de la chaleur bienfaisante du jour.

— C’est donc ici, reprit Albert, que la chasse s’arrêta. Mlle  de la Vallière, haletante d’émotion, suivait de son œil bleu si tendre le regard du roi ; l’accablement d’une journée d’août et l’amour dont son cœur débordait l’enveloppaient de langueur et doublaient son charme : elle s’assit, comme épuisée, au pied d’un de ces arbres. Le roi s’approcha d’elle et lui dit avec un sourire aimable :

« — Que souhaitez-vous ?

— Oh ? sire, fit-elle avec une grâce enfantine, un sorbet serait en ce moment une royale volupté. »

Le roi donna un ordre, deux piqueurs partirent à franc étrier et rapportèrent bientôt du château de Saint-Germain des sorbets et des sirops à la glace.

J’ai cru voir tantôt, là, à la même place où vous êtes, marquise, Louise de la Vallière tenant, dans sa main effilée, une petite coupe de cristal remplie d’une glace à la fraise, ses lèvres purpurines humaient avec délices la neige rose et ses yeux disaient au roi : Merci !

Eh ! bien, chère marquise, savez-vous que ce sorbet savouré de la sorte a causé plus tard la mort de l’aimable pécheresse.

— Et comment cela ? lui dis-je.

— Quand elle fut devenue sœur Louise de la Miséricorde, Mlle  de la Vallière, qui portait un cilice et faisait pénitence de son amour, se souvint tout à coup en traversant le cloître par une journée brûlante, de la sensation ineffable de ce sorbet qu’elle avait pris par un jour pareil dans la forêt de Saint-Germain. Elle se demanda comment elle pourrait expier cette sensualité, et s’agenouillant sur une tombe, elle fit vœu de ne plus approcher de ses lèvres une goutte d’eau fraiche ; elle subit héroïquement l’épreuve et la mort s’ensuivit rapidement. Qui ne serait touché de ce dernier trait de la vie de cette grande amoureuse qui devint une sainte ? Plus tard, quand les siècles auront passé sur ce souvenir, il se transformera, n’en doutez pas, en pieuse et touchante légende.

Lorsque Albert eût fini son récit, je me levai, je pris son bras et nous nous élançâmes dans les allées à la poursuite de mon fils.

— Remontons en voiture, me dit Albert, quand nous eûmes rejoint l’enfant, et profitons des dernières heures du jour pour parcourir quelques carrefours lointains de la forêt.

Nous fûmes bientôt emportés dans des allées plus sombres, où, en été, quand les grands arbres avaient leurs feuilles, le jour ne devait pas pénétrer ; ces allées s’entre-croisaient sur des escarpements sauvages coupés par des ravins.

— Il faudra que nous venions revoir ces gorges au temps où les ronces et les lianes s’y entrelacent, reprit Albert ; en attendant nous les traverserons de nouveau ce soir, et vous verrez l’étrange effet de ces grands squelettes d’arbres à la clarté de la lune.

La nuit commençait à tomber lorsque nous arrivâmes à la maison d’un garde-chasse qui tenait un cabaret. Nous dînâmes rapidement et gaiement ; Albert but une bouteille de vin et fit boire mon fils, ce qui plongea presque instantanément l’enfant dans un lourd sommeil. Je le déposai dans la voiture sur la banquette de devant et il ne se réveilla qu’à Paris. Jamais plus belle nuit ne s’était levée dans ce ciel parisien si souvent brumeux ; on pouvait compter dans l’éther les constellations ; les milliers d’étoiles de la voie lactée faisaient cortège à une pleine lune d’une limpidité radieuse.

Tandis que les astres nous éclairaient d’en haut, les grandes lanternes de la voiture qu’Albert avait fait allumer, projetaient sur la route des zones de lumière.

— C’est par une nuit de septembre aussi pure, me dit Albert, que j’ai suivi dans cette forêt une grande chasse aux flambeaux, conduite par le prince qui fut mon ami ; il y avait convié tous ses compagnons d’enfance et de jeunesse ; ceux qui l’avaient aimé au collège et ceux qui l’avaient accompagné à la guerre. Nous étions là une trentaine en habits de chasse et montant des chevaux arabes que le prince nous avait fait distribuer ; la partie de la forêt que nous devions parcourir était illuminée et les piqueurs nous précédaient en portant des torches ; les lointaines avenues s’éclairaient d’une façon fantastique et les arbres centenaires prenaient sous ces lueurs inusitées des postures formidables ; on eût dit d’une forêt enchantée.

L’air retentissait de fanfares joyeuses coupées par intervalles de chœurs du Freyschütz et de Robert le Diable ; les échos prolongeaient indéfiniment ces mélodies ; cette musique nocturne participait de l’immensité de la forêt et de celle du ciel étoilé. Tout à coup on lança deux cerfs qui venaient de bondir dans un taillis et dont les ramures se découpèrent sur le fond de lumière où ils glissaient en courant de toute la vélocité de leurs jambes fines ; les yeux effarés des nobles bêtes, brillaient comme des escarboucles et nous regardaient de côté avec l’expression tendre qu’ont des yeux de femmes ; les cors de chasse sonnaient plus fort et nos chevaux couraient plus vite ; bientôt les deux cerfs furent traqués dans un carrefour formé par des arbres gigantesques et que nous cernâmes comme une place forte, le fusil en joue et nos couteaux de chasse luisant à la ceinture : on sonna l’hallali et les deux victimes furent immolées. Je me souviens que le grand œil d’un des cerfs mourants s’arrêta sur moi, j’en vis jaillir des larmes et j’eus comme un tressaillement sympathique. Ce regard de la pauvre bête me rappela celui d’une jeune femme que j’avais vue mourir ; les hommes qui portaient des torches entourèrent l’enceinte où les deux cerfs étaient tombés sur le flanc : on eût dit des varlets du moyen âge, précédant des chevaliers armés. Le grand veneur procéda au dépècement des pauvres bêtes chaudes encore ; la curée se fit sur l’heure, on lâcha les chiens irrités par la course et l’attente sur ces lambeaux de chair sanglante. Cent langues rouges et acérées se tendirent comme des dards, et happèrent des fragments de vertèbres et d’intestins ; les piqueurs les excitaient de leurs cris ; les fanfares de leurs clameurs, et les fluctuations des torches sur la forêt sombre, faisaient ressembler cette meute affamée à une meute infernale. Quand elle eut humé jusqu’à la dernière goutte de sang, on donna le signal du départ et nous reprîmes notre course effrénée à travers les magiques avenues ; bientôt nous débouchâmes sur la terrasse illuminée où la musique militaire de plusieurs régiments nous salua au passage. Nous étions comme emportés à travers la double magie des sons et des lumières ; nous arrivâmes à la porte du château, là nous mîmes pied à terre et après quelques minutes nous fûmes introduits dans une ancienne salle d’armes où une vaste table somptueuse était dressée. Le souper fut gai à nous faire croire à une éternelle jeunesse ; nos voix bruyantes ébranlèrent jusqu’à l’aube les murs du vieux château.

Tandis qu’Albert parlait, je me demandais si réellement il avait assisté à cette chasse nocturne ou si c’était une vision de son esprit ; ce doute m’est toujours resté : mais qu’importe que ce fût là un souvenir ou un rêve, je l’écoutais charmée, tandis que la voiture nous ramenait rapidement vers Paris.

L’enfant dormait devant nous d’un calme sommeil et Albert semblait emprunter à cette pureté et à la douceur de la nuit un apaisement complet. Plus de mots amers, plus de soubresauts de passion ; on eût dit que l’âme du poëte flottait sereine à travers la nature tranquille.

Quand nous arrivâmes à ma porte, Albert baisa mon front en murmurant : À demain.

Comment lui dire : Ne venez pas ? Comment renoncer à l’espérance de relever ce génie et de le voir planer encore !

IX

J’avais connu Albert de Lincel à la fin de l’hiver, le printemps était venu vite avec de beaux jours à son début, comme il arrive souvent à Paris.

Les femmes surtout sentent l’influence de ce changement rapide des saisons ; passer des glaces de l’hiver à une température tiède, sentir en soi la sève des arbres et des plantes qui poussent et qui fleurissent, c’est, près d’un être aimé, un épanouissement plein d’orgueil et d’ivresse ; mais dans la solitude cette surabondance de l’être se transforme en souffrance et en tortures. Que faire du trop plein de son cœur ? à quoi bon les rougeurs subites qui colorent les joues, et la flamme plus vive qui jaillit du regard ? à quoi bon se sentir plus forts et plus beaux si l’amour manque à l’énergie et à la beauté ?

Léonce m’avait promis d’arriver au printemps, et voilà m’écrivait-il, que la première partie de son grand livre à finir l’enchaînerait encore durant un mois dans la solitude. Je devais le plaindre me disait-il ; mais une abstraction puissante était comme la religion, comme le martyre, il s’y devait tout entier ; puis l’âpre labeur accompli, de même que le dévot a pour récompense le paradis, il savourerait avec bien plus d’intensité la joie immense de l’amour.

Ces lettres me causaient une douloureuse irritation ; cette quiétude réelle ou feinte me semblait une cruauté, j’y voyais parfois la négation de l’amour ; mais alors mon désespoir était si grand que je me rattachai, pour croire encore, aux paroles tendres et parfois passionnées qui me dérobaient le froid et inébranlable parti pris de ce cœur de fer. Il répondait à mes cris de douleur par des cris de passion ; il souffrait plus que moi, me disait-il, mais la souffrance était une grandeur : il se plaisait à se comparer aux pères du désert, brûlants de désirs et immolant au dieu jaloux du Thabor leur chair et leur cœur. Pour lui, le dieu jaloux c’était l’art qu’on ne peut posséder et s’assimiler qu’en se vouant tout à lui dans la solitude.

J’étais brisée par son obstination et je renonçais parfois à lui exprimer mes angoisses, mais alors mes lettres respiraient un tel abattement qu’il s’en effrayait ; il me conseillait de me distraire, de voir souvent mes amis, et d’attirer de plus en plus Albert qu’il fallait guérir à tout prix.

Que de fois j’ai pleuré en lisant ces lettres stoïques ! que de fois quand minuit sonnait et que je n’entendais autour de moi que la respiration du sommeil de mon fils et le frissonnement de la cime des arbres du jardin qu’agitait le souffle de la nuit, tandis que debout devant mon miroir, je dénouais mes cheveux avant de les emprisonner pour dormir, que de fois je me sentis prise du désir immodéré de le voir ! j’aurais voulu m’enfuir vers lui, le surprendre dans son travail nocturne, l’enlacer dans mes bras et lui dire en sanglotant : Ne nous séparons plus ! la vieillesse viendra vite, puis la mort ! pourquoi passer dans les larmes de l’attente ces beaux jours si rapides où l’âme et le corps sont en fête ? Oh ! ne pas dépenser sa jeunesse quand on aime, c’est être l’avare qui languit de faim auprès d’un trésor ou le malade qui, sachant un secret qui peut le sauver, préfère mourir.

Tandis que celui à qui j’avais donné ma vie me laissait en proie à toutes les anxiétés de l’amour, Albert, qui trouvait près de moi une sorte de distraction calme, prenait insensiblement l’habitude de me voir chaque jour. Tantôt ses visites m’étaient douces et tantôt elles m’irritaient ; j’avais le cœur obsédé par mon tourment secret.

Eh ! que m’importait cet homme que je ne pouvais aimer ? Ce n’était pas lui que j’attendais, c’était la jeunesse, la beauté, la force ! l’être que n’avait pas effacé la banalité des passions et qui, par sa dureté altière, exerçait sur moi un ascendant irrésistible ; Albert, maladif et frêle, resté brisé et flétri de l’amour, m’intéressait comme un frère et me touchait comme un enfant ; mais le complément de mon être, mais mon dominateur, il ne l’était pas, et peut-être dans le passé même ne l’aurait-il jamais été ! Il y avait dans nos natures trop de fibres sensitives analogues, trop de parités d’idées et d’imagination. Les semblables restent frères, mais l’union tourmentée des amants exige les contraires. J’oserai vous faire ici un aveu complet. Parfois, dans le désespoir où me laissait Léonce, je désirais presque qu’Albert m’inspirât un attrait plus vif ; que mon cœur battît en l’entendant venir et sentît près de lui un trouble précurseur d’une infidélité. Mais non, j’étais calme et triste quand il était là ; il parvenait toujours à me distraire par son esprit, mais il ne me dégageait pas de mon chagrin. Il m’arrivait quelquefois d’être avec lui brusque et fantasque et, comme il tenait à me voir, il redoublait alors de douceur et d’expédients d’imagination pour m’amuser quelques heures.

Mon fils avait pris pour lui une très-vive affection, il lui sautait au cou lorsqu’il entrait, il me disait parfois :

— Maman, tu le traites bien durement ; il est si pâle et il a l’air si malade qu’il faut l’aimer ! Pour moi, je l’aime bien mieux que ce grand monsieur brun qui vient ici tous les deux mois et qui ne me regarde seulement pas.

Lorsque j’avais appris que l’arrivée de Léonce serait retardée j’étais tombée dans un tel marasme que, durant plus de huit jours, je refusai obstinément de sortir. Albert me reprochait ce qu’il appelait mes méfiances. N’étais-je pas bien sûre à présent qu’il était un ami ? Il venait presque chaque jour passer une heure ou deux avec moi. Nous faisions des lectures, il me donnait des conseils de style pour mes traductions, m’apprenait à faire des vers et me suppliait de m’y essayer. Quand il voulait partir mon fils le retenait ; il consentait alors à dîner avec nous, il mangeait à peine et ne buvait que de l’eau. Il semblait avoir renoncé à chercher le vertige et l’oubli dans le vin.

J’avais le cœur attendri de cette métamorphose et, m’arrachant à moi-même, je sentais que je devais à ce génie renaissant des paroles d’affection et d’encouragement.

— Voyons, lui dis-je un soir, il faut tenter quelque chose de grand ; vous êtes au moment où votre génie, sûr de sa force, peut agir avec autorité, certain d’être écouté de la jeunesse intelligente comme un clairon dans la bataille par les soldats. Mettez donc ce beau génie au service de quelque grande cause, proclamez ces fiers principes qui furent la foi de votre père et de mon aïeul et ne murez plus votre intelligence dans la recherche du bonheur et les aspirations du Moi.

Tandis que je parlais, Albert m’écoutait dans cette pose attentive que Philippe de Champagne a donnée au beau portrait de La Bruyère[4] : c’était la même pénétration du regard, la même finesse douce et railleuse du sourire, la même grandeur sur le front pensif. Cette ressemblance me frappa et tout à coup un éclair de l’œil profond et satyrique du poëte me coupa la parole ; il me dit alors avec un mélange de tristesse et d’ironie :

— Vous venez de me tenir, marquise, un petit discours digne de Mme  de Staël, et cette morale genevoise ne vous messied pas à vous la petite-fille d’un philosophe. Mais sommes-nous de la trempe de nos pères et pourrions-nous revêtir leurs convictions comme un habit ? D’ailleurs à quoi nous serviraient-elles ? et par qui les ferions-nous partager ? On n’improvise pas plus un public à son intelligence que des croyants à sa foi ; notre temps est aussi insensible au génie du poëte que le désert l’est à la fatigue du voyageur ; un poëte a dit quelque part, marquise : « Nous ne vivons plus que de débris, comme si la fin du monde était arrivée, et au lieu d’avoir le désespoir nous n’avons plus que l’insensibilité ; l’amour même est traité aujourd’hui comme la gloire et la religion : c’est une illusion ancienne ; où donc s’est réfugiée l’âme du monde ? » Regardez autour de vous, marquise, vous chercherez en vain la grandeur ! Républicains, monarchistes, prêtres et philosophes n’ont plus de conviction ; ils arborent un drapeau propre à éblouir, comme la pourpre que le toréador agite dans l’arène ; mais ce drapeau n’est plus gonflé par le souffle des grandes croyances ; tous ces hommes vides de doctrines marchent assoupis poussés seulement par leurs convoitises mesquines ! Est-ce la peine de tenter un effort pour réveiller et diriger ce troupeau ? Je n’ai pas toujours pensé ainsi, j’ai commencé par espérer et croire ! j’ai cru au patriotisme et j’ai fait un chant guerrier contre l’étranger ; j’ai cru à la liberté et j’ai fait un drame sur un Brutus moderne ; j’ai cru à l’amour et j’ai répandu dans mes vers mes transports et mes blessures : tout cela a été jeté au vent par l’indifférence de la foule qui n’a goûté que les sarcasmes de mon esprit. Après être monté sur toutes les hauteurs j’en suis descendu par dégoût. Que m’importe un public nombreux s’il est ignare ? La dilatation de la lumière est aux dépens de son intensité. Il poursuivit : « Le règne bourgeois de Louis-Philippe a fait une nation de bourgeois froids et lourds qui n’entendent plus rien à la poésie et, comme si l’on redoutait un jour son invasion, partout on abâtardit la jeunesse : on la repousse des grands emplois publics, on lui ferme les carrières de l’esprit, on lui interdit les carrières politiques ; les hautes fonctions de l’État sont accaparées par des vieillards semblables à Duchemin, qui cachent l’immoralité et la sécheresse de cœur sous le pédantisme ; on dirait des spectres préposés à dessécher le cœur et la vie de la France que les élans et les tentatives de la jeunesse auraient peut-être ranimés ! Cherchez donc où elle est cette jeunesse ? Vous la trouverez à la Bourse, chez les filles ou dans les tabagies ! Quant aux hommes de quarante ans qui comme moi ont senti, cru, aimé et souffert, tous, comme moi, se sont arrêtés découragés, car ils n’ont plus d’espérance.

J’étais frappée par la vérité de ces paroles ; mais, désirant le rattacher à quelque illusion glorieuse, je lui répondis :

— Eh bien ! restez artiste, du moins : l’artiste peut s’élever et briller encore au milieu des ruines d’un peuple mort ; c’est la flamme qui domine le cratère quand tout est cendre à l’entour. Écrivez, si vous ne pouvez agir ; écrivez vos doutes, vos angoisses ; écrivez, pour l’art, vos fantaisies de poëte. Ne laissez pas dire que l’instrument est brisé comme les convictions.

— J’essayerai, marquise, me dit-il en souriant et en me baisant la main ; mais remarquez que vous voulez faire de moi un instrumentiste. Encore si vous vouliez m’aimer comme les trois femmes ont aimé leurs pianistes !

— Je vous aime mieux, repris-je ; je vous aime d’une sincère affection, qui survivra à la mort.

Il me jeta un long et profond regard plein d’attendrissement et sortit.


X

J’eus le jour suivant la visite de René, qui avait fait une petite absence de Paris. Il me trouva triste et pâlie ; il me surprit à ma fenêtre aspirant les émanations du printemps qui montaient du jardin en fleurs.

— Que c’est beau et bon cette jeune et riante saison qui revient ! lui dis-je ; comme on voudrait rompre ses chaînes et partir pour le pays des rêves !

— Et pourquoi donc n’allez-vous pas à la campagne ? me dit-il ; cette vie de concentration vous fait mal.

— Vous oubliez ma pauvreté.

— Mais vous pourriez vous promener un peu, et je sais que depuis quelques jours vous ne voulez plus sortir.

— Les tressaillements et la plénitude de la nature me font souffrir ; je suis trop seule, mon bon René. Et, malgré moi, je me pris à lui parler de Léonce.

René secoua la tête et me dit :

— En vérité, cet homme est étrange de sacrifier ainsi les joies vivantes à je ne sais quelle abstraction !

— Ce sacrifice a sa grandeur, repris-je, et lorsque nous nous reverrons notre bonheur s’en ressentira : il sera plus intense et plus complet.

— Je m’étonne parfois de votre esprit philosophique, répliqua René ; car vous avez une âme crédule faite pour tous les martyres. Léonce vous a dit que, sa tâche accomplie, il serait tout à vous ; et moi j’ai peur que, son œuvre faite, fût-elle informe et vulgaire, il ne soit tout à elle. Une passion abstraite, poussée à l’excès, atrophie le cœur.

Ces paroles de René jetèrent sur mon amour un vague effroi.

— Si je n’étais attendu à Versailles par mon frère malade, je vous forcerais à sortir aujourd’hui même, reprit René ; à mon retour, je viendrai vous chercher, et nous irons respirer l’air des bois avec votre fils. D’ici là, promenez-vous un peu en compagnie d’Albert ; vous lui faites du bien, il n’est plus le même depuis qu’il vous connaît. Et, me serrant cordialement la main, René sortit en me répétant : Courage !

Il faisait une de ces journées chaudes et énervantes qui produisent sur les organisations méridionales des orages intérieurs : on sent d’abord comme une grande lourdeur, puis le pouls bat plus vite, puis des bouffées brûlantes montent au cerveau ; l’esprit flotte indécis dans les bouillonnements du sang, ainsi qu’une liane emportée sur l’écume d’un torrent ; l’âme se déracine ; la volonté, la résistance sont anéanties par les forces formidables de la nature. Froids et faux moralistes que ceux qui n’ont jamais tenu compte de l’influence de l’atmosphère, d’un regard qui nous atteint, d’un souffle qui nous pénètre !

Frappée par ce mal indicible, je fus oisive jusqu’au soir, rêvant aux heures d’amour que j’avais goûtées et qui ne revenaient pas. Les souvenirs enflammés de la passion gâtent tous les autres bonheurs de la vie. Les pures caresses de mon fils me fatiguaient ; j’avais un désir impossible d’autres étreintes. Après dîner, j’envoyai l’enfant jouer au jardin, pour être seule avec ma rêverie ardente.

Je restai inerte sur mon grand fauteuil, sans regarder par la fenêtre les jeux de mon fils qui m’appelait de temps en temps. Durant deux heures, il courut et s’ébattit avec quelques petits camarades du voisinage. Quand il remonta, il était si las qu’il s’endormit subitement ; Marguerite l’emporta dans son lit, et je demeurai seule, la fenêtre ouverte, enveloppée dans la molle clarté de la lune, aspirant avec ivresse le parfum des acacias qui s’élevait vers moi.

Un coup de sonnette me fit tressaillir et m’arracha à mon immobilité extatique. Je me précipitai vers la porte en m’écriant mentalement : C’est peut-être Léonce !

Il est des heures où ces immenses désirs de l’amour devraient être exaucés par la destinée ! C’était Albert, radieux, le front inspiré, et qui me parut rajeuni.

— Je vous ai obéi, me dit-il ; j’ai travaillé, j’ai commencé une œuvre de fantaisie : ce n’est qu’une bluette sur Mme  de Pompadour ; mais enfin j’ai fait acte de bonne volonté, et, partant, acte d’homme. Je vous lirai cela demain ; en attendant, je viens vous demander ma récompense.

— Parlez, lui dis-je avec une sorte de lassitude et d’indifférence.

— Allons faire une promenade aux étoiles, reprit-il ; voyez, quelle belle nuit ! elle nous convie.

— Mon fils est couché et je n’aime guère sortir sans lui.

— Eh ! qu’importe, s’écria Albert, impatienté de ma froideur, que cet enfant ne nous suive pas ? Allez-vous faire de votre vertu une question de murs mitoyens, comme cette bourgeoise héroïne de la dernière comédie représentée aux Français, quand elle dit à son bonhomme de procureur de mari, qui offre l’hospitalité à son premier clerc, aimé secrètement par la dame :


Et quoi ! vous permettez qu’il couche ici ce soir ?


Ce qui m’a paru plus indécent, je vous jure, que toutes les crudités de Molière.

— Je crois vous avoir prouvé, lui dis-je, que je ne redoutais point de me trouver seule avec vous.

— Oh ! c’est que de vous à moi il n’y a pas l’attrait, comme vous me l’avez laissé entendre un soir, reprit-il amèrement, sans cela vous auriez déjà senti la vérité de ces deux vers d’une comédie du vieux Corneille :


Lise, lorsque le ciel nous créa l’un pour l’autre,
Vois-tu, c’est un accord bientôt fait que le nôtre.

— Ne faisons plus de dissertations, lui dis-je, partons. Nous descendîmes l’escalier sans parler, et je m’assis près de lui dans le coupé qui venait de le conduire à ma porte.

Il prit ma main qu’il garda dans les siennes, et me dit :

— Vous êtes la bonté même.

Je ne répondais point ; après les sensations de la journée, ce contact de ses doigts frémissants sur les miens me troublait.

— Quel empire vous exercez sur moi, poursuivit-il, depuis un an je n’avais pas travaillé ; votre voix m’a stimulé, vous m’avez parlé de la gloire qui n’était plus pour moi qu’un écho mort, et l’écho s’est réveillé ; toute mon âme a vibré dès que vous l’avez voulu ; je viens d’écrire huit heures de suite sans désemparer. Vous voyez bien que vous pourrez me faire renaître, si vous m’aimez. Quelle belle vie, marquise ! donner ses journées à l’art et ses soirées à l’amour !

— Je l’écoutais, l’âme navrée ; je pensais : Pourquoi Léonce n’a-t-il pas ces idées-là ? Pourquoi ne trouve-t-il pas auprès de moi l’inspiration et la cherche-t-il dans une solitude cruelle qui nous sépare ?

Il continua :

— Oh ! chère, chère Stéphanie ! (c’était la première fois qu’il m’appelait par mon nom) si à défaut de l’amour vrai et complet que je voulais dans ma jeunesse, j’ai cherché l’à peu près de l’amour parmi les femmes du monde, et son simulacre désespéré auprès des belles courtisanes, ce qu’on nomme mon inconstance et mon immoralité pourraient bien être, croyez-moi, l’incessante et douloureuse poursuite de l’amour ! Avec une femme telle que vous, je redeviendrais moi-même ; heureux, confiant et fier ; cet abrutissement de l’ivresse qu’on me reproche et dont j’ai honte parfois, c’est l’aveuglement nécessaire pour me jeter dans les bras de certaines femmes ; une fois ébloui, je les transforme et je ne rougis plus d’elles ni de moi. Croyez-vous que de sang-froid je pourrais toucher à cette chair sans âme ! Voyons Stéphanie, aimez-moi un peu et laissez-moi pleurer sur votre cœur et redevenir jeune !

— Oh ! c’est moi qui pleure, lui dis-je, en repoussant ses bras qui voulaient m’étreindre.

En ce moment, la voiture qui remontait les Champs-Élysées était éclairée par la lune ; il vit mon visage couvert de larmes.

— Mon Dieu ! qu’avez-vous ? me dit-il, en courbant sa tête vers la mienne. Ses cheveux effleurèrent mes tempes.

Je me reculai d’un bond, et mon émotion convulsive refoulée toute la journée éclata en sanglots.

— Que pensez-vous, que sentez-vous pour moi ? me dit-il, de grâce, parlez-moi !

— Vous m’avez émue, vous êtes bon et tendre, répliquai-je, mais je vous en supplie, ne m’interrogez pas et goûtons sans trouble la douceur de ce beau soir.

Comme s’il avait craint de perdre un espoir que mes larmes lui avaient involontairement donné, il fit taire son cœur, et son esprit flexible et charmant ne parut plus songer qu’à me distraire. Nous étions arrivés sous une allée du bois de Boulogne, sombre et haute, dont le long arceau se déroulait devant nous.

— Mettons pied à terre, me dit-il, l’air vous fera du bien, et nous causerons en marchant, moins contraints et moins troublés que dans cette voiture.

Je lui obéis ; j’avais soif de l’air de la nuit, il me semblait qu’il me délivrerait des obsessions brûlantes du jour.

Je m’appuyais à peine sur son bras, et nous glissions comme deux ombres dans l’allée sombre et profonde. Nous arrivâmes dans une espèce de petite clairière où s’élevait une croix de pierre ; c’était un lieu de rendez-vous célèbre pour les duels. Albert me fit asseoir au pied de la croix et s’assit à côté de moi ; la lumière de la lune tombait à plein sur son front, et le scintillement des étoiles se jouait sur la cime mouvante des arbres qui frissonnaient au vent de la nuit. Une calmante fraîcheur courait sur tout mon être.

— Qu’on est bien ici, dis-je à Albert, ne songeant qu’à l’apaisement que je ressentais.

— Je ne connais pas, répliqua-t-il, de spectacle plus saisissant et plus beau que celui d’une nuit étoilée ; dans le jour, le firmament paraît désert et vide ; mais par une nuit claire le voilà qui se peuple et s’anime comme l’incommensurable cité de Dieu. On a prétendu que les découvertes modernes de la science anéantissaient l’imagination. Je pense, au contraire, que la science en s’agrandissant a agrandi les voies de la poésie ; si la terre paraît étroite et bornée à nos regards, depuis que nous croyons à ces mondes innombrables qui flottent sur nos têtes, quel champ pour notre âme que cette évolution sans borne qu’elle accomplit dans l’infini ! Mais par cet infini même. Dieu perd, dit-on, pour nous de sa personnalité et échappe à ces myriades d’êtres infimes dont il ne saurait s’occuper, tant ils sont nombreux ! Eh ! qu’importe la quantité à l’infini ? Dieu embrasse tout d’une étreinte facile, et nous, nous sentons mieux sa puissance en le pensant le maître de ces milliers de globes innommés que le possesseur mesquin de notre univers connu et en tous sens exploré.

Tandis qu’il parlait, Albert s’était levé, il se tenait debout sur une des marches du piédestal de la croix, la lueur de ces belles étoiles qu’il me montrait du geste caressait son front inspiré. Ainsi éclairé d’en haut, son visage était superbe ; sa taille un peu grêle et petite me semblait toucher le ciel, il prenait à mes yeux les proportions et le prestige du génie.

— Parlez, parlez encore, lui disais-je, en le contemplant en extase.

Mais tout à coup il me regarda d’une façon amère et sarcastique.

— Vous êtes une prude, une femme de marbre, s’écria-t-il, vous me faites vibrer comme un instrument au lieu de m’aimer. Et me saisissant énergiquement dans ses bras, lui si faible, il se mit à courir dans l’allée sombre, en répétant d’une voix sourde : Il faut m’aimer ! il faut m’aimer !

Bientôt il me déposa comme épuisé au pied d’un arbre.

— Oh ! n’ayez pas peur de moi, me dit-il avec douceur, voyez, je suis à vos pieds, moi qui n’ai jamais mis le genou en terre sans y mettre le cœur.

Il y avait dans sa soumission quelque chose de si tendre que j’en fus saisie ; il restait là, tremblant devant moi, comme un pauvre enfant, lui, le grand poëte tourmenté, l’implacable railleur vaincu par la passion.

J’eus un moment d’orgueil et d’ivresse.

— Vrai ! vrai, vous m’aimez ! lui dis-je, en tendant vers lui mon visage étonné. Je sentis alors ses lèvres courir frénétiques et rapides sur mon front, sur mes yeux, sur ma bouche ! Je lui échappai violemment et m’élançai au hasard dans les allées. J’atteignis la voiture et m’y blottis ; un instant j’eus la pensée de partir sans l’attendre, mais toute mon âme se révolta contre cette tentation de dureté que me suggérait mon aveugle passion pour Léonce. Le laisser là, seul, dans la nuit, exposé à une longue marche, lui malade, attendri, aimant et cherchant encore dans la passion la vie qui lui échappait ? Il me faisait donc bien peur pour que j’eusse conçu l’idée de cette lâcheté ? Je l’aimais donc ? Hélas ! je n’aimais que l’amour, et en ce moment l’amour c’était lui !…

Cependant, il se mit à ma poursuite comme un insensé. Quand il m’eut rejointe, il s’élança dans la voiture, et secouant mes bras avec une sorte de rage, il me répétait convulsivement :

— Vous ne voulez donc pas m’aimer ?

La voiture avait repris sa course dans les avenues désertes ; un nuage qui passait sur la lune nous plongea dans l’obscurité. Je ne voyais plus le visage d’Albert, mais tout à coup je sentis ses larmes qui tombaient sur mes mains. À son tour il pleurait : j’eus vers lui un élan de tendresse irrésistible.

— Oh ! ne pleurez pas, lui dis-je, je voudrais vous aimer.

— Je comprends votre effort et c’est ce qui me navre, répliqua-t-il. Allez, allez, je sais bien ce qui me manque pour vous attirer et vous le sentez aussi sans vous l’avouer. Vous n’êtes pas coquette et fausse vous ! Non, vous suivez les aspirations de votre nature forte et vivace. Oh ! cela est certain, il y a dans l’amour des lois physiques et impérieuses trop négligées par les sociétés modernes, je suis trop faible, trop grêle et trop vieilli pour vous, belle et robuste ; si j’avais la même âme dans une stature puissante et le même cerveau sous un crâne recouvert de cheveux noirs, vous m’aimeriez ? je ne suis pour vous qu’un spectre qui rêve la vie ! Oh ! vous avez raison, le pâle et maladif Hamlet ne saurait animer la Vénus de Milo ! et en parlant ainsi, il se rejeta éperdu dans l’angle de la voiture.

Peut-être disait-il vrai, mais cette appréciation toute matérielle de l’amour me fit honte sur moi-même. Je sentis une sorte de chaleureux enthousiasme pour cette fière intelligence désolée et saisissant sa tête dans mes mains, je posai sur son front mes lèvres brûlantes. En ce moment j’oubliais ses traits flétris ; ce n’était pas le bouillonnement du sang ni l’élan du désir, c’était l’appel de l’esprit au génie. Lui crut à un tressaillement et à un transport de la chair et il me pressa sur son cœur dans une telle ivresse que j’en perdis comme le sentiment ; excepté Léonce, aucun homme ne m’avait jamais embrassée de la sorte. Prise subitement de vertige, j’eus un instant la sensation que c’était Léonce qui était là ; mais la lune qui reparut éclaira le visage d’Albert.

— Oh ! vous n’êtes pas lui, m’écriais-je en le repoussant, et c’est lui ! lui seul que j’aime !

Il ne chercha pas à me ressaisir, il tomba dans un morne silence qui finit par m’effrayer mais que je n’osai rompre.

Cependant comme nous approchions de chez moi, il me dit d’une voix calme qui me surprit :

— Chère marquise, il est vrai que je ne suis pas le lui idéal que désirent votre cœur et votre imagination ; je ne suis plus même le lui d’autrefois qui sût aimer et se dévouer ; mais je ne suis pas non plus l’être dégradé et mauvais qu’on vous a dépeint, car maintenant je l’ai compris, vous m’aimeriez si l’on ne m’avait calomnié près de vous : vos combats, vos larmes, votre éclair d’amour de tantôt, tout m’atteste que vous m’aimeriez si vous ne doutiez point de moi ! Eh bien ! marquise, vous m’aimerez quand vous m’aurez entendu.

Il me supplia de le laisser monter, il voulait me raconter le soir même sa douloureuse histoire.

— Mais ne voyez-vous pas, m’écriai-je, qu’un autre…

— Chut ! chut ! fit-il en m’interrompant, ne dites rien d’irrévocable avant de m’avoir écouté. À demain donc, puisque vous êtes sans pitié.

J’entendis du seuil de la porte la voiture qui l’emmenait. Je me reprochai ma dureté ; j’étais mécontente de moi-même et irritée contre Léonce ; en ce moment Albert me paraissait le meilleur de nous trois.

Une lettre de Léonce que je trouvai en rentrant sur ma table changea le cours de mes pensées ; il allait, me disait-il, hâter son arrivée ; avant quinze jours il serait près de moi. Oh ! c’était bien lui, lui seul que j’aimais ! et toute la nuit il m’apparut en songe dans sa beauté, sa jeunesse et sa force.

xi

La journée du lendemain est une de celles de ma vie dont le souvenir m’est resté le plus vif et le plus présent ; je n’en ai oublié aucun détail.

Vers midi je m’étais mise courageusement au travail afin de chasser par cette discipline salutaire tout retour de pensées molles et d’égarement malsain ; Marguerite qui savait l’utilité et le résultat de mes traductions de romans, avait emmené mon fils à la promenade pour m’assurer quelques heures de tranquillité ; j’espérais qu’Albert, un peu blessé de la façon dont nous nous étions séparés la veille, ne viendrait pas ou viendrait tard. Il arriva vers deux heures ; j’étais à peine vêtue d’un peignoir blanc ; mes cheveux relevés et massés en désordre retombaient çà et là sur mon front et sur mon cou en boucles inégales. À ce négligé et aux feuilles fraîchement écrites éparses sur ma table, Albert comprit que je ne l’attendais pas et que je travaillais ; je ne l’avais jamais vu si pâle et si défait, ses traits décomposés m’effrayèrent.

— Comme vous êtes calme, me dit-il avec un sourire sardonique, et belle et fraîche ! on voit que vous avez dormi du sommeil de la vertu et de l’indifférence. Moi j’ai passé une nuit de forcené, je ne me croyais plus tant de jeunesse et de désir dans le cœur ; j’ai été tenté de revenir ici et de vous dire : « Si vous m’aimez, aimez-moi tout de suite ! » Mais j’ai pensé que vous seriez formaliste, que votre porte me serait fermée et pourtant vous m’avez aimé hier soir un moment ! une minute ! quoi qu’il arrive ne l’oubliez jamais. — Si vous disiez non, marquise, votre conscience vous crierait que vous mentez !

— Mais, répondis-je pour apaiser son exaltation croissante, je ne renie rien de mes sentiments pour vous, aucune de mes paroles, aucun des élans de mon cœur.

— Oh ! c’est bien, reprit-il, je le sais, je le sens, vous finirez par m’aimer ; c’est ce qui m’a retenu, voyez-vous, quand cette nuit j’ai eu l’idée de toutes les ivresses. En vous quittant hier soir j’étais tenté d’aller vous oublier dans les bras d’une autre, car vous me faites souffrir et je ne veux plus souffrir ; vous voyez bien que la vie m’échappe. Mais au lieu de m’abrutir je me suis souvenu de vos lèvres sur mon front, je les sentais toujours, je les sens encore et je n’ai point profané ce baiser. C’est une promesse, un lien ; c’est un présage que vous serez à moi ! — Quelque chose nous sépare encore, j’ai cherché longtemps et je crois que j’ai trouvé. Je viens remuer avec vous la cendre des morts ; je viens vous ouvrir mon cœur toujours saignant, je viens vous raconter mes amours avec Antonia Back.

Il fit un grand effort pour prononcer ce nom ; puis, se levant, il continua en marchant avec agitation d’un angle à l’autre de mon cabinet :

— Vous admirez, vous aimez cette femme, et son image s’interpose entre nous. Vous pensez que de son côté est la bonté et la grandeur, car elle a marché dans la vie pratiquant la charité, se faisant des prosélytes et travaillant avec un patient effort à réhabiliter ses sentiments par ses doctrines : tandis que moi, brisé et blessé à mort, poussé à tous les vents par le désespoir, j’ai déserté l’idéal et accepté pour consolateur la débauche. Aux yeux d’un grand nombre je représente l’égoïsme dégradé ! Rien de généreux ni d’utile ne dirige plus ma vie : comme si un soldat dont un boulet a coupé les deux bras pouvait encore tenir ses armes ! Quant à elle, elle a saisi d’une main agile et résolue le drapeau du socialisme, mot sonore et creux qui laisse une grande élasticité à la morale ; elle s’est fait des partisans parmi les utopistes, dans les écoles et dans la foule ; elle passionne la jeunesse que je ne fais plus que distraire. Même ceux qui la combattent conviennent que le travail incessant et souvent funeste de son esprit est une sorte de moralisation de sa vie. Elle aime ces attestations publiques, cette mise en scène de ce qu’elle nomme ses croyances humanitaires et sa foi dans le progrès. C’est le jargon moderne pour exprimer ce qui s’appelait autrefois la perfectibilité. Ces idées sous une autre forme et dans une juste mesure ne me sont pas étrangères ; je suis de l’avis d’un poëte contemporain qui a dit : « La perfection n’est pas plus faite pour nous que l’immensité, il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien ; ni à l’amour, ni à la beauté, ni à la vertu ; mais il faut l’aimer pour être vertueux, beau et heureux autant que l’homme peut l’être. »

La foule, poursuivit-il, ne se passionne que pour l’exagération et l’emphase ; je n’aspire pas à plaire à ce public banal ; je vous ai dit pour lui mon dédain ; je ne suis véritablement connu et aimé que par quelques amis qui savent ce que j’ai souffert dans la recherche douloureuse de l’amour, qui est aussi la recherche de l’idéal ; où le vulgaire n’a vu qu’une passion personnelle, vous verrez, j’espère, la manifestation de mon âme et, partant, de l’âme humaine. Ne croyez pas que, dans le récit que je vais vous faire, je cherche à amoindrir et à avilir Antonia comme d’autres le feront peut-être un jour pour me venger ; non, non, je vous parlerai d’elle avec tendresse et justice, mais avec une inexorable vérité, et, quand vous m’aurez entendu, vous m’aimerez !

Malgré la curiosité très-vive que m’inspirait cette histoire, je crus devoir lui dire loyalement :

— Mais je vous jure que ce n’est point le souvenir d’Antonia qui est entre nous, l’obstacle à l’amour vient d’ailleurs.

— Je sais, je sais, reprit-il, je l’ai deviné, et je vous l’ai déjà dit : je suis maladif et vieilli, mais quand vous m’aimerez vous n’y penserez plus ; ce sera, comme hier soir, dans les ténèbres, quand mon âme vous attirait tout entière ; d’ailleurs, je redeviendrai si jeune et si gai en vous aimant que vous finirez par en être séduite. C’est ainsi que j’étais quand j’aimais Antonia.

En disant ces mots, il s’assit sur un coussin à mes pieds, et, appuyant son menton sur la paume de sa main il allait poursuivre. Je me levai, et me plaçant en face de lui, je fis un grand effort sur moi-même pour lui dire :

— Mais si j’en aime un autre ? si…

— Bah ! interrompit-il, c’est impossible ! cet autre, je l’aurais rencontré chez vous et je sais que vous vivez comme une sainte ! Qu’est-ce que ce serait d’ailleurs que cet amant fantastique qu’on ne voit jamais, qui vous laisse seule dans l’abandon, qui vous livre à toutes les tentations de l’isolement et ouvre un champ libre aux désirs de vos amis ? Je ne redoute point un spectre ! vous êtes une femme romanesque et vous voudriez, dans votre orgueil, que ce lui idéal que cet être imaginaire vous suffît. Mais, hier soir, sur mon cœur, n’avez-vous pas vu que c’était chimérique ! Eh bien ! je suis là, moi, la réalité et non le rêve. Pourquoi me repoussez-vous ? Vous avez trop d’esprit pour persister dans cette lutte ! Oh ! chère, chère, confions-nous à la nature et ne subtilisons plus.

Je me rassis, attendrie par sa persistance aveugle ; mais je me sentais si glacée en face de lui, que je compris bien qu’il ne m’avait point convaincue.

— Je vous écoute, lui dis-je, parlez-moi de l’amour de votre jeunesse dont le monde a tant parlé.

— Le monde, reprit-il, ne voit jamais que l’apparence des choses : J’avais vingt-cinq ans, et déjà quelques rapides et heureux succès littéraires avaient attiré sur moi l’attention du public et celle plus recherchée de quelques salons qui faisaient à cette époque la réputation des écrivains. D’ailleurs, le nom de mon père m’ouvrait tout naturellement cette société exquise, attrayante par ses dehors, et qui finit par donner, à l’esprit et au cœur, des habitudes délicates. Les femmes étaient délicieuses dans ce grand monde ; plusieurs me distinguèrent et m’aimèrent comme elles savent aimer, du bout des lèvres et du bord du cœur. Leur vie facile et élégante est tellement remplie de choses nouvelles et charmantes qu’un amant n’y tient guère la place que d’une fantaisie de plus. Moi, je les aimais, tête baissée, avec toutes les puissances de ma jeunesse et de mon imagination. Je m’indignais de leur légèreté et du vide de leur âme ; j’étais mal appris et injuste ; elles ne pouvaient changer leur nature en m’aimant. De leur côté ces frivoles amours se dénouaient sans déchirement ; tandis que mon cœur en éprouvait une rage ironique, que je traduisais par des satires sentimentales sur des duchesses et des comtesses espagnoles, qui étaient autant de nobles dames françaises.

À l’exemple de don Juan, « rien ne pouvait alors arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sentais un cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je souhaitais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. » Je recherchai l’intimité des grisettes, espérant qu’elles auraient plus de cœur et plus de passion que les femmes du monde ; je leur trouvai plus de naturel, une certaine droiture et souvent une bonté qui m’attendrissait ; mais il y avait entre nous d’autres discordances qui choquaient toutes mes susceptibilités de gentilhomme et de poëte ; elles me disaient tout à coup de ces vulgarités qui, tantôt me faisaient éclater de rire, et tantôt m’impatientaient violemment. Leur esprit était un tel abîme d’ignorance, qu’à part quelques naïvetés de tendresse je n’y trouvais rien qui valût la peine d’être recueilli ; leur pensée ne répondait jamais à la mienne, excepté dans les moments où les sens nous rapprochaient ; les femmes du monde n’en savent guère plus, mais elles y suppléent par un jargon qui fait illusion, et elles cachent ce qui leur manque sous des dehors exquis.

C’est vers ce temps que je me liai avec Albert Nattier, fort recherché dans le monde des plaisirs, à cause de sa grande fortune et de son esprit aimable ; il n’était ni littérateur, ni artiste, mais il aimait les choses de l’esprit et de l’art. La publication de mes premiers livres l’attira vers moi ; il me témoigna une amitié très-vive que rien n’altéra et qui dure encore. Albert Nattier m’aima comme le luxe de son esprit. J’étais aussi nécessaire à ce qu’il y avait d’intellectuel et d’idéal en lui que ses maîtresses et ses chevaux l’étaient à ses habitudes de dissipation ; il m’aimait cordialement et simplement ; pourquoi donc aurais-je repoussé sa sympathie ? On m’a reproché d’avoir préféré son amitié à celle des poëtes contemporains. Ce qui m’a toujours tenu un peu à distance de ces hommes de génie, ce n’est certes pas l’envie, et je l’ai prouvé en les louant dans mes ouvrages et en les applaudissant en public ; mais presque tous les littérateurs, excepté René, visent trop à l’effet : tantôt par une raideur et une morale de convention ; tantôt en voulant être des hommes politiques, et en dédaignant eux-mêmes les lettres qui les ont fait grands. Vous savez le cri désespéré que j’ai poussé vers l’un des plus célèbres ? Eh bien ! cette lamentation d’une âme saignante resta sans réponse ; ce qui n’empêchera peut-être pas ce grand lyrique de faire un jour sur ma tombe quelque attendrissante élégie !

J’aime les esprits simples et humains qui s’émeuvent de nos passions et de nos douleurs, sans songer à nous enchaîner à leur ambition ou à leurs systèmes.

Albert Nattier me plut dès l’abord par son laisser-aller, la franchise de sa vie et son insouciance de l’opinion. Me voyant dégoûté des femmes du monde et des grisettes, il m’introduisit dans le monde des actrices et des courtisanes qui dévoraient sa fortune ; je fus un moment ébloui, car ces sortes de femmes ont vraiment la science du luxe et une certaine apparence poétique. Elles s’ajustent à ravir, possèdent le geste et le regard vrais des sentiments qu’elles veulent feindre, et quand elles ne parlent pas trop, elles sont plus séduisantes que d’autres pour les sens et pour l’imagination. Malheureusement, même dans mes liaisons les plus futiles, j’ai toujours voulu pénétrer jusqu’à l’âme, analyser le fond des êtres. Vous pensez de quel dégoût je fus bientôt pris pour cette espèce de femmes, qui, presque toutes, ont auprès d’elles leur mère, dont elles font leur servante ou leur entremetteuse ! Plus tard, quand le désespoir m’a rejeté dans leurs bras, ce n’a pu être qu’en m’enivrant que j’ai cherché et reçu leurs caresses.

Je commençais à me lasser de mes évolutions amoureuses dans les diverses sphères de la société, lorsqu’un soir je rencontrai Antonia Back dans une petite réunion d’artistes, où la curiosité de la voir m’avait attiré. Depuis un an ou deux on parlait beaucoup d’elle, et chaque ouvrage qu’elle publiait obtenait un succès d’éclat. J’avais remarqué dans ses livres de très-belles pages qui révélaient un écrivain, chose rare et presque introuvable parmi les femmes. J’aimais surtout ses descriptions de la nature ; là, elle est vraiment grande et ne saurait être surpassée ; j’admire moins ses héros et ses héroïnes : leurs caractères sont souvent factices, faussement philosophiques et prétentieusement tendus dans les sentiments ; leurs paradoxes et leurs raisonnements imperturbables m’irritent, quoiqu’elle les revête d’éloquence et d’un style toujours limpide dans sa diffusion même. Telle qu’elle était, cette femme offrait une glorieuse et curieuse exception, bien faite pour m’attirer. Je savais, d’ailleurs, que sa façon de vivre était étrange et débarrassée de tout préjugé ; je m’en promettais mille nouveautés. Avant d’aimer avec notre cœur, nous aimons déjà par l’imagination. J’avais recueilli sur sa beauté une foule d’opinions contraires : les uns la trouvaient irrésistiblement belle ; pour d’autres, elle n’avait que de très-grands yeux fort expressifs. Elle portait la plupart du temps, assez disgracieusement, disait-on, des habits d’homme ou des costumes fantasques. Le jour où je la vis pour la première fois, elle était en toilette de femme un peu à la turque, car sur sa robe flottait une veste brodée d’or. Sa taille mignonne se jouait sous ce vêtement large et avait des ondulations pleines de grâce : sa main, dont la beauté parfaite vous a frappée, s’échappait blanche et effilée du cercle d’or d’un bracelet égyptien ; elle me la tendit quand je m’approchai d’elle, et je la pressai un moment avec surprise, tant elle me parut petite. Je n’analysai point son visage ; il avait alors un doux velouté de jeunesse, l’éclat de ses yeux magnifiques et l’ombre de ses épais cheveux noirs lui donnaient quelque chose de si pénétrant et de si inspiré, que j’en eus le sang et l’âme bouleversés. Elle parlait peu et juste ; son front et son regard semblaient renfermer l’infini.

Elle parut heureuse de mon attention, et se mit à causer à part avec moi ; elle n’aimait pas beaucoup, me dit-elle, mes vers légers et satiriques, mais elle augurait de mon talent de très-grandes choses. Ses premières paroles furent des conseils ; elle se plut toujours à prêcher un peu ; c’était la pente naturelle de son esprit qui finit par en contracter quelque lourdeur. Ce qui la charmait en moi, ajouta-t-elle, c’étaient mes manières polies d’homme bien né.

Elle vivait entourée à cette époque de quelques amis dont l’un, assurait-on, était un peu son amant ; tous étaient des hommes de quelque valeur et d’assez bons écrivains, mais complètement vulgaires de figure, de langage et de maintien ; ils affectaient avec elle une familiarité qu’elle encourageait dans ses heures de laisser-aller et d’ennui, mais qui la révoltait parfois dans sa fierté et sa distinction natives. Elle avait eu pour aïeule une femme aux nobles manières, et elle savait prendre à volonté les allures du meilleur monde ; puis la politesse d’un homme lui paraissait toujours une déférence de cœur qui la touchait dans la vie tout à fait libre qu’elle menait.

En nous quittant, elle m’engagea à aller la voir. J’y courus dès le lendemain ; je sentais déjà que je l’aimais. Au bout de trois jours, nous étions l’un à l’autre. Jamais, jamais, je n’avais goûté l’amour si beau, si ardent, si entier. Je me sentais une exaltation, un délire, une joie d’enfant, une mollesse d’âme presque maternelle, mêlée d’une force de lion. J’avais des élans généreux et superbes, j’étreignais dans mes bras la création, j’étais vingt fois plus poëte qu’avant de la connaître ; sans doute cet amour immense reposait en moi ; elle n’en avait été que l’éclosion : c’était ma jeunesse qui débordait, mais le choc venait d’elle. Avant elle, aucune femme ne m’avait produit cet éblouissement et cette ivresse. Je lui dois d’avoir connu l’amour autrement qu’en rêve, et je l’en bénis. Je l’en bénis encore à travers le temps, je l’en bénis malgré les angoisses qui suivirent ! Qu’importe que l’amour se soit évanoui ; en a-t-il moins été ? Est-ce que tout ne meurt pas, et nos sentiments et nous-mêmes ? Est-ce que les baisers et les serments échangés par tous les êtres des générations qui nous ont précédés n’ont pas été dispersés ? Nous passons, nous passons, et le temps nous emporte. Mais dans le lointain perdu où notre âme se noie, sitôt qu’elle ressaisit l’étincelle de l’amour, elle s’y réchauffe et s’y éclaire. Prêts à mourir, nous remuons encore cette cendre brûlante ; c’est le suaire où nous voulons dormir, nous sentons qu’il contient tout ce qui fut notre vie.

Il continua :

— En aimant Antonia, je me sentais fier d’aimer. Elle était belle, et elle avait un esprit qui valait le mien. On croit de bon goût, dans notre temps de mœurs grossières, entre deux cigares et deux pots de bière, et au sortir des filles de joie, de médire et de se railler des femmes intelligentes. Byron a appelé bas-bleus quelques Anglaises pédantes ; le mot a passé en France et a servi aux mauvais plaisants des petits journaux. Moi-même je me suis moqué de quelques médiocres femmes auteurs. Mais sitôt qu’une femme est douée d’un génie naturel, c’est-à-dire involontaire et sacré, que ce génie se révèle par des œuvres ou seulement par la parole, ainsi que cela arrive chez la plupart des femmes d’esprit qui meurent en emportant leur secret, ce génie attire le poëte comme une parenté. Avec ces femmes seules, on goûte la double et complète volupté de l’âme et des sens.

C’est surtout après l’expérience des femmes du monde, des grisettes et des courtisanes, qu’on s’enivre de ces nobles amours où l’esprit participe ; on se sent planer, et même dans les bras l’un de l’autre on ne touche pas la terre ; on mêle aux larmes et au rire de la volupté des cris sublimes, et on échange dans des heures bornées toutes les aspirations de l’infini. Cela est si vrai, que lorsqu’une de ces femmes a traversé la vie d’un homme, elle y creuse un sillon de feu : le cœur s’y consume, mais le génie en jaillit.

Vittoria Colonna a fait Michel-Ange ; Mme  d’Houdetot, Jean-Jacques ; Mme  du Châtelet, Voltaire ; Mme  de Staël, Benjamin Constant : je cite au hasard. Un poëte a dit, et c’est là l’expression sérieuse de mon cœur : « Il n’y a pas un peuple sur la terre qui n’ait considéré la femme ou comme la compagne et la consolation de l’homme, ou comme l’instrument sacré de sa vie, et, sous ces deux formes, qui ne l’ait adorée. »

Donc, il est très-vrai que les femmes supérieures nous attirent malgré nous et nous attachent d’un lien plus fort. Le nier serait une fausseté puérile ou un aveu d’infériorité. Mais avec de telles femmes les luttes inévitables en amour se multiplient ; elles naissent de tous les contacts de deux êtres d’égale valeur, et dont pourtant les sensations et les aspirations peuvent être très-diverses. En pareille union, les joies sont extrêmes, mais les déchirements le sont aussi. Les ayant élues au-dessus des autres, nous demandons à ces femmes l’impossible : l’idéal de l’amour. À leur tour, elles nous pénètrent, nous analysent, nous traitent de pair. Sitôt que quelque conflit s’engage, notre orgueil brutal d’homme habitué à la domination s’indigne de leur hardiesse. Dans les transports de l’amour, la parité était admise, exaltée, proclamée avec bonheur ; car la valeur de la femme doublait la puissance de l’homme. Dans toute autre occasion, elle est niée, outragée, et parfois rejetée comme une entrave à notre liberté. Il nous en coûte d’avoir à compter avec leur intelligence. Les femmes ordinaires nous cèdent et nous adulent dans tout ce qui est du ressort de l’esprit ; elles n’appliquent leur pénétration et leurs finesses natives qu’à nous enchaîner ou à nous tromper sans nous contredire et avec une passivité d’esclave.

Dieu m’est témoin qu’avec Antonia je ne commençai point la lutte : j’aimais ses facultés merveilleuses, sans songer à la diriger ni à la combattre, lors même qu’elle me heurtait par ses idées. Je hais le métier de pédagogue ; peu capable de me conduire moi-même, je me crois inhabile à conseiller personne. Ceux que j’aime me plaisent tels quels ; je ne me flatte pas d’être un plus grand maître que la nature : elle nous fait comme elle l’entend ; à peine si nous pouvons nous-mêmes nous transformer lentement par la réflexion et par la douleur.

Antonia eut dès le premier jour la prétention de me modifier. J’avais quatre à cinq ans de moins qu’elle, ce qui, joint à ses penchants de protection et de prédication, lui inspirait des manières maternelles qui me gâtaient ]’amour. Dans ses moments de plus vive tendresse, elle m’appelait : « Mon enfant. » Ce mot glaçait mes transports ou m’arrachait des paroles moqueuses qui la fâchaient. Alors elle allongeait sa lèvre supérieure, prenait son air le plus grave et commençait quelque discours de morale. Elle me disait qu’il fallait l’écouter ; que son âge, son expérience des passions et ses méditations dans la solitude lui donnaient une juste autorité sur moi. Je sortais, ajoutait-elle, d’un monde où on se jouait de tout, où on aurait voulu continuer L’ancien régime sans tenir compte de notre glorieuse révolution et de l’ère nouvelle qu’elle avait ouverte. Mes écrits témoignaient assez de la légèreté de mes doctrines. Il était temps de songer à être utile à la cause de l’avenir, comme elle l’essayait elle-même ; elle m’aimerait doublement si je la suivais dans cette voie, où les plus grands esprits contemporains l’encourageaient. Elle me citait alors quelques-uns de ses amis, écrivains nébuleux et médiocres, qu’elle traitait de sublimes philosophes ! Je bâillais légèrement en l’écoutant ; mais, sitôt que je la regardais, la flamme de ses yeux m’allait au cœur ; je la soulevais dans mes bras, je la couvrais de baisers, en lui disant : « Aimons-nous ! cela vaut mieux que tes longs discours ; ou, si tu veux parler, parle-moi de la nature, décris-moi quelque beau paysage ; alors tu es vraiment inspirée, plus belle et au-dessus des autres ; mais ta philosophie m’ennuie ; je la connais ; c’est pour moi une vieillerie que ne peut rajeunir l’emphase de tes amis : les encyclopédistes en ont rebattu les oreilles de mon père ; eux, du moins, étaient des esprits originaux. »

Quand je lui parlais de la sorte, elle tombait dans un froid silence. Si nous restions seuls, je finissais par rompre la glace à force de gaieté, de caresses et des plus douces câlineries que me suggéraient ma jeunesse et mon amour. Mais si un de ses doctes amis survenait pendant nos discussions métaphysiques, elle le prenait à témoin de l’infériorité de mon âme et du devoir qu’elle s’imposait de me convertir. Alors j’allumais mon cigare et je sortais pour échapper à ce fastidieux colloque. Elle m’aimait pourtant à cause de ma jeunesse et des transports qu’elle m’inspirait ; mais je ne crois pas lui avoir jamais fait ressentir la suprême ivresse que je lui devais. Elle était curieuse des choses des sens, plus qu’ardente et lascive ; ce qui souvent me la faisait trouver impudique dans sa froideur même. L’emportement de ma passion l’effrayait comme une force dont elle n’avait pas le secret, et très-souvent aussi elle me semblait déroutée par mon tempérament de poëte. En ce temps, chère marquise, ce tempérament de mon esprit, que les chagrins et la maladie ont assoupi, était de toutes les heures : il se traduisait diversement, mais il ne m’abandonnait jamais ; il éclatait dans la volupté, dans la causerie, dans le travail ; j’étais toujours le même homme, c’est-à-dire le poëte, l’être sensitif et incandescent, vibrant et s’enflammant sans cesse.

Antonia, au contraire, n’était intelligente et passionnée que par intermittences : elle déposait son exaltation avec sa plume ; elle devenait alors complètement inerte, ou bien elle avait des raisonnements à perte de vue sur ce qu’elle appelait la dignité humaine. C’était un être tout d’une pièce, à qui je sentais que ma nature complexe échappait, et qui devait presque me dédaigner en secret. Plus tard, quand je lui ai vu louer avec une apparence de bonne foi deux ineptes poëtes ouvriers, je me suis demandé si même le côté littéraire de mes ouvrages avait été compris par elle.

Mais, je vous le répète, ces dissemblances de nos esprits, qui dès les premiers jours se produisirent entre nous, n’atténuèrent en rien mon ardent amour pour elle, et ce n’était que lorsqu’un de ses ennuyeux amis se trouvait en tiers dans nos discussions que j’avais quelque mouvement d’humeur contre elle. Un jour où elle se montra froide et formaliste comme une nonne, il m’échappa de lui dire :

— On voit bien, ma chère, que vous avez passé votre enfance dans un couvent, vous en conservez des airs de béguine que tout votre esprit et toutes vos escapades auront de la peine à vous faire perdre.

Le plus adulateur de ses amis répliqua que j’avais le langage d’un libertin, et que je ne comprendrais jamais la grandeur du sacrifice et de l’amour d’Antonia. J’aurais voulu jeter cet homme par la fenêtre, et les autres aussi, car les camarades d’Antonia, comme elle appelait ces messieurs, irritaient mon bonheur par leur vulgarité. Je souffrais de les voir interrompre selon leur bon plaisir, nos belles heures de solitude.

Antonia me reprochait mes agitations sans trêve et ce qu’elle appelait la fièvre de mon amour ; je lui dis un jour :

— Quittons Paris, où l’on s’occupe trop de nous ; déjà on parle de notre liaison, bientôt tout le monde la connaîtra, et les petits journaux en feront le récit pour divertir les oisifs ; ne livrons pas nos cœurs en pâture aux badauds. La campagne est pleine d’attraits et les grands bois sont superbes par ces jours d’automne, partons ; choisis toi-même la solitude où nous irons nous cacher.

Elle me répondit avec une franche cordialité, en m’embrassant, que j’avais là une heureuse idée et qu’il fallait la mettre en pratique dès le lendemain.

Élevée à la campagne, elle a toujours eu l’amour des champs, elle s’y identifie, s’en inspire et en devient plus grande et meilleure.

Il fut décidé que nous irions sans tarder nous établir à Fontainebleau. Nous fîmes rapidement nos préparatifs, et, sans prévenir personne, nous nous échappâmes de Paris comme deux joyeux écoliers.

Une voiture de louage nous conduisit jusqu’à l’entrée de la forêt ; nous nous arrêtâmes devant la maison d’un garde-chasse, où nous louâmes une chambre très-propre dont de grands arbres ombrageaient la fenêtre. L’air vivifiant, la bonne odeur des bois, les aspects variés des masses de feuillages aux tons divers, nous ravissaient au réveil. Antonia, alerte et vive, aidait la femme du garde-chasse à préparer notre déjeuner ; puis nous partions pour nos excursions à travers la forêt. Chaque jour c’était une exploration nouvelle de quelque partie inconnue de cette immense étendue d’arbres séculaires. Antonia avait repris, pour faire plus commodément ces longues promenades, un habit d’homme sans prétention ; elle portait une blouse de laine bleue serrée à la taille par une ceinture en cuir noir. Jamais je ne la vis plus belle que dans ce simple costume ; parfois, quand la marche empourprait ses joues veloutées, que son grand œil noir si intelligent s’arrêtait ravi sur un aspect du paysage et que ses cheveux bouclés s’agitaient autour de sa tête comme des ailes d’oiseau, je me précipitais vers elle, je l’arrêtais par une de ses boucles soyeuses que je pressais de mes lèvres et que je serrais entre mes dents ; puis l’attirant ainsi vers moi, je la forçais à tomber dans mes bras.

Ô lits de bruyères embaumées, rayons filtrant à travers les branches, chants d’oiseaux, bruits des vents légers qui faisiez frissonner les feuilles ! Rumeurs lointaines des chasseurs et des bûcherons ! Étoiles qui le soir nous surpreniez dans les anfractuosités des rocs recouverts de mousse, lune claire et souriante qui me montriez sa beauté, vous savez si je l’ai aimée !

Nous étions tellement charmés de nos découvertes toujours nouvelles dans ces grands bois qui paraissaient nous appartenir, que nous résolûmes d’y pénétrer plus avant, d’y passer une journée entière et toute une nuit, couchés sur un lit de feuillage. Nous partimes un matin par une température très-chaude, nous portions suspendus en bandoulière de petits havre-sacs renfermant des provisions. Jamais Antonia n’avait été si gaie ; elle bondissait comme un chevreuil à travers les sentiers difficiles ; j’avais peine à la suivre dans son élan ; tantôt elle jetait les sons de sa belle voix perlée aux échos qui les répercutaient à l’infini ; tantôt elle entonnait un chant rustique de son pays. Puis elle butinait toutes les plantes et toutes les fleurs sauvages qu’elle rencontrait ; elle m’en disait les propriétés et les noms ; elle avait fait à la campagne des études pratiques de botanique et connaissait à fond l’ingénieuse science de Linnée et de Jussieu, qu’elle poétisait par l’expression ; je la regardais et l’écoutais ravi ; elle était redevenue aimante, simple, bonne, vraiment grande, elle s’harmoniait avec l’immense nature. Nous fîmes une halte près d’une source qui surgissait au pied d’un rocher. Nous nous assîmes sur l’herbe fine pour prendre notre repas du matin ; je la servais et j’allais lui puiser à boire dans le creux de mes mains. Le déjeuner fini, j’exigeai qu’elle fît une heure de sieste et reposât ses jolis petits pieds qui couraient si bien. Pour la bercer, je la pressai longtemps silencieusement sur mon cœur ; elle finit par s’endormir, et je la regardai en extase, soutenant sa tête sur mon genou ployé. J’étais aussi un peu las de notre longue marche, mais trop agité par mon bonheur pour que le sommeil pût me gagner. Je suivais la palpitation de ses longs cils noirs sur ses joues colorées, le mouvement de son sein, et son sourire errant dans un songe ; je me disais : « C’est mon image encore qu’elle caresse à son insu ! » Quand elle s’éveilla, elle m’entoura de ses bras, en me remerciant du soin que j’avais pris d’elle. Nous nous remîmes à marcher, nous racontant des histoires de notre enfance. Nous nous interrompions souvent pour regarder la majesté de la forêt dont les aspects variaient à chaque instant. Vers le soir, nous arrivâmes au milieu d’un amas de rocs géants et bouleversés qui était le but de notre excursion. C’était quelque chose de grandiose et de sinistre à la fois que ces énormes blocs recouverts de mousses et de végétations, et qui semblaient avoir été disjoints par quelque lointain tremblement de terre. Des plantes robustes avaient poussé dans leurs flancs déchirés ; de grands chênes montaient de leurs entrailles ; parfois un filet d’eau souriait et gazouillait autour de leur base formidable ; c’étaient des contrastes de force et de grâce inouïs ; je disais à Antonia :

— C’est comme ta personne où le génie et la beauté s’unissent.

Je voulus gravir jusqu’au sommet d’un des rocs le plus haut, et je lui criai de me suivre : mais elle, qui jusqu’alors s’était montrée infatigable, me supplia de la laisser en bas sur un tas de feuilles mortes où elle s’était assise. Ses forces défaillaient, me disait-elle, elle m’attendrait là sur ces feuilles qui formeraient un doux lit pour la nuit. Je la plaisantais sur sa fatigue, et je montais toujours en lui répétant : « Suis-moi ! suis-moi ! il faut que tu voies ce que je vois, l’horizon est splendide ! Viens ! viens, est-ce qu’on sent la lassitude quand on aime ! »

Le crépuscule disparaissait et faisait place à la nuit ; quelques étoiles se levaient, et le disque de la lune se dessinait pâle sur l’étendue des cimes vertes ; devant moi les dernières bandes de pourpre du soleil couchant s’étendaient en lignes enflammées ; elles projetaient sur ma tête des lueurs d’incendie. Antonia m’a dit, plus tard, que je semblais marcher à travers le feu et que mes cheveux blonds rayonnaient comme la chevelure d’une comète.

— Accours donc ! je le veux, je t’attends ! lui criais-je toujours transporté par le spectacle qui s’agrandissait sous mes yeux, à mesure que je montais. En tous sens, partout, jusqu’au plus lointain horizon s’étendait la forêt verte diaprée de teintes jaunes et rouges, paraissant aussi vaste que le ciel qui la recouvrait. J’étais parvenu au point culminant du roc et j’y avais trouvé une cavité ovale, espèce de demi-grotte formant comme une alcôve tapissée de mousse noire. — J’ai un gîte pour la nuit, criais-je à Antonia, rejoins-moi, je t’en supplie ! et je m’assis immobile au bord de cet enfoncement, la regardant venir. Elle s’était levée comme à contre-cœur et gravissait lentement le roc ardu que j’avais franchi si vite : parfois, elle s’arrêtait, regardait autour d’elle, faisait encore quelques pas, puis s’asseyait comme épuisée. Ma voix la stimulait, j’aurais voulu la soulever d’un souffle jusqu’à moi, et, cependant, je n’allais pas vers elle pour l’aider ; je me disais : « Si je la rejoins, elle me forcera à descendre et ne voudra plus monter. » Il me semblait que nous serions si bien, si loin du monde à cette place que je venais de découvrir, que j’étais moins occupé de sa fatigue que du ravissement que je voulais lui faire partager. En se traînant, peu à peu, elle arriva sur l’avant-dernier plateau. Alors, je me courbai, je tendis mes deux bras à ses petites mains et je la hissai jusqu’à moi. Je l’étreignis sur ma poitrine, et la soutenant la tête renversée, la face au ciel et ses beaux yeux tendus vers le firmament, je lui dis :

— Regarde, quelle tranquillité ! quelle solitude ! quel silence ! quel oubli délicieux de tout ce qui n’est pas nous !

Pas un souffle d’air ne troublait ce calme imposant, pas une rumeur ne se faisait entendre ; la terre en s’endormant paraissait s’immobiliser. La nuit devenait plus noire et les étoiles plus vives ; Antonia était très-pâle et frissonnait dans mes bras.

— Je suis bien lasse, me dit-elle, et il me semble que j’ai froid.

— Je vais te coucher dans notre abri, répondis-je, je te couvrirai de mes habits et en te reposant tu regarderas la double étendue du ciel et de la forêt.

Je la portai doucement, comme une mère fait d’un enfant endormi, dans la cavité tapissée de mousse sombre. Mais, à peine y fut-elle étendue, qu’elle s’écria :

— Oh ! j’ai peur ici, on dirait que tu me mets dans une bière recouverte d’un drap noir !

— Peur ! répliquai-je, peur ! quand je t’étreins sur mon cœur et que je t’aime, tu aurais donc peur de mourir avec moi ? Eh bien, si Dieu m’écoutait, moi, je voudrais, vois-tu, que cette nuit fût pour nous la dernière ; là, près de toi, finir la vie, m’endormir radieux, jeune, satisfait, aimant et aimé avant que l’âge n’ait glacé notre àme, avant que la lassitude ou l’infidélité n’ait flétri notre bel amour, avant que le monde ne nous ait séparés. Oh ! dis, chère âme, veux-tu que ce jour soit notre dernier jour ? précipitons-nous de ce roc, cœur contre cœur, et si étroitement enlacés qu’on ne pourra nous séparer dans la tombe ?

En parlant ainsi, fou d’amour et altéré d’infini, je l’inondais de caresses et de larmes ; je la soulevai dans mes bras et la pressai d’une si forte étreinte, tout en marchant vers le bord du roc, qu’elle poussa un cri aigu plein d’effroi ; elle se débattit dans mes bras, me repoussant des pieds et des mains avec frénésie et une sorte de haine. Elle parvint à se dégager.

— Je ne veux pas mourir ! me dit-elle, et, sans écouter mes supplications, elle se laissa glisser jusqu’au pied du roc ; je me précipitai sur ses traces, et, quand je l’eus atteinte, je m’agenouillai devant elle, et lui demandai pardon de la terreur que lui avait causé mon amour.

Amour si grand et si vrai, qu’un instant j’avais songé à le perpétuer par la mort !

— Ces extravagances sont criminelles, me dit-elle assez durement, et l’amour tel que vous l’entendez est une absorption et un égoïsme que Dieu doit punir. Nous vivons ici comme des enfants pervers, sans frein, sans croyance, nous repaissant de nos sensations et oubliant l’humanité qui souffre ; oubliant même le travail qui est notre devoir et notre moralisation ; dès demain je veux changer ce genre de vie et revenir à la raison.

— Oh ! froide, froide femme, m’écriai-je, tu es donc semblable à toutes les autres femmes, quand elles n’aiment pas ou qu’elles n’aiment plus ? Elles tiennent toutes le même langage ; toutes se parent de cette apparence morale : c’est toujours l’immolation des passions à la vertu ; elles nous flagellent sans pitié avec une abstraction ou un dévouement sacré et nous avons l’air impie en leur résistant. Je me souviens qu’une jeune comtesse rompit avec moi sous prétexte que je n’allais pas à l’église et qu’elle ne pouvait garder pour amant un homme qui ne croyait pas au même Dieu qu’elle ! Une autre, le jour où son mari fut nommé pair de France, me déclara qu’elle n’oserait plus donner au monde, dans cette haute région, le scandale de notre amour ! Une troisième, qui avait abandonné ses enfants pour se jeter dans mes bras, se sentit un beau matin prise de remords et me quitta pour… un autre amant ; une quatrième trouva que mes assiduités pouvaient nuire au mariage d’une jeune sœur dont elle était jalouse !

— Assez, assez, s’écria Antonia en m’interrompant avec colère, n’allez-vous pas faire passer devant moi le défilé de vos amours, et croyez-vous que j’ignore quel assemblage de femmes vous avez aimé ?

— J’ai aimé du moins, repartis-je, et vous, dont je ne suis pas le premier amant, qu’avez-vous donc ressenti, puisque la passion vous épouvante ? Quel était l’instinct de tourmenteur qui vous poussait dans vos curiosités malsaines ?

Tandis que je pariais, elle s’était mise à marcher d’un pas rapide, et cherchait à découvrir à travers la forêt la route que nous avions prise en venant ; je la suivais machinalement ; ma force était brisée, mon cœur n’avait plus de ressort.

Quand je fus auprès d’elle :

— Chère Antonia, lui dis-je, en la forçant de s’appuyer sur mon bras, cessons cette vaine querelle ; nous sommes partis ce matin si joyeux et si épris ! Suffit-il donc de quelques heures pour changer le bonheur en amertume, nos ravissements en récriminations et nos caresses en injures ? Non, non, ce n’est pas nous qui avons parlé, c’est quelque esprit malfaisant de la forêt dont nous avons troublé la solitude ; arrête-toi, tu n’en peux plus ; vois comme nous serons bien là sous ces grands arbres qui forment un arceau sombre, je vais réunir des mousses et des feuilles pour t’en faire un lit.

Je voulus l’embrasser et l’entraîner à la place que je lui désignais ; elle me résista et me dit avec une fermeté douce :

— Je ne veux pas dormir ici, j’y aurais peur !

— Peur de quoi ? m’écriai-je, peur de moi qui mourrais mille fois pour te défendre et te garder ! Oh ! c’est qu’alors tu ne m’aimes plus !

— Revenez donc à vous, Albert, reprit-elle avec le même ton calme ; est-ce que je vous quitte ? Est-ce que nous ne regagnons pas ensemble la maison pour nous y reposer ? Pourquoi m’en vouloir si ce bois incommensurable, si le ciel qui s’assombrit et le vent qui commence à rugir dans les branches, comme des voix de bêtes fauves, me causent un peu de terreur ? Après tout, je suis une femme, ajouta-t-elle, comme laissant échapper l’aveu d’une faiblesse feinte, et, se pressant contre moi, elle ajouta :

— Allons, allons, marchons plus vite et nous serons bientôt dans notre bon gîte.

— Nous avons pour trois heures de marche, répliquai-je ; la nuit devient tout à fait noire, plus d’étoiles, plus de lune, comment nous diriger ? Vois ces gros nuages qui roulent là-bas, on dirait qu’un orage va éclater.

— Eh ! ce sera beau, reprit-elle, plus tard nous le décrirons dans un livre !

— Tu n’as donc plus peur, lui dis-je, alors restons ici : voilà justement la cabane abandonnée d’un bûcheron qui nous servira d’abri.

— Non, je veux dormir dans mon lit et travailler dès demain, je te l’ai dit.

— Oh ! oui, repris-je ironiquement, travailler à heures fixes et réglées comme la couturière et le laboureur qui font le même nombre de points et de sillons par jour ! Oh ! ma pauvre Antonia, tu oublies que nous autres poëtes nous sommes un peu le lis de l’Écriture : nous filons et tissons notre trame quand il nous plaît, nous travaillons sous l’œil de Dieu et non attelés à quelque mécanique humaine ! Regarde donc ce grand frêne dont les branches touchent le ciel : est-ce qu’il a poussé régulièrement taillé et dirigé par la main des hommes ? Non ; il s’est répandu de lui-même et a monté librement dans l’espace. Sa sublime végétation n’a eu pour auxiliaire que les étoiles et le soleil ! Soyons libres comme cet arbre, sentons et aimons ; nos œuvres un jour en seront plus belles.

Elle semblait ne pas m’entendre et marchait toujours en m’entraînant en avant.

Cependant de grosses gouttes de pluie tombaient avec un bruit de grêle sur l’épaisseur des feuilles. Quelques coups de tonnerre lointain se faisaient entendre, l’orage menaçait d’éclater et de nous inonder.

— Allons donc plus vite, me répétait Antonia comme une sentinelle avancée qui donne un mot d’ordre.

— Le jour se levait, un jour blafard et gris, quand nous atteignîmes la maison du garde-chasse. Quel retour, mon Dieu ! Nous avions nos chaussures déchirées, nos pieds et nos mains en sang, nos habits tachés de boue et ruisselants d’eau. On eût dit d’un convoi de soldats blessés qui le matin seraient partis pleins d’entrain pour combattre et triompher !

On nous fit un grand feu flambant, Antonia harassée de fatigue se mit au lit et s’endormit d’un long somme.

Moi je la regardais dormir en frissonnant : mes dents claquaient et mon cerveau était en flammes. Durant cette insomnie de la fièvre je repassais à travers la forêt, je revoyais la cabane du bûcheron où elle n’avait pas voulu s’arrêter, et je me disais : « Cette nuit aurait pu être si belle et si douce pourtant ! »

Et dire que lorsqu’elle a parlé de cette nuit à ses amis elle a prétendu que j’avais été fou pendant plusieurs heures ; fou à la faire trembler pour sa vie ! pauvres âmes de poëtes avides de l’infini dans l’amour, vous ne serez donc jamais comprises ?

Après huit heures de sommeil, Antonia s’éveilla. Elle fut épouvantée de ma pâleur et de la contraction de mes traits. Me voyant assis au bord du lit, elle s’écria :

— Tu n’as donc pas dormi ?

— Non, lui dis-je, je t’ai regardée ; tu étais bien belle et bien calme, cela m’a reposé de te voir ainsi.

— Mais tu as la fièvre, reprit-elle, en serrant mes mains brûlantes dans les siennes, il faut rester couché ; je vais te guérir. Quelle inerte égoïste je suis d’avoir pu dormir tandis que tu souffrais !

Elle se leva à la hâte, m’enveloppa de couvertures chaudes, me fit de la tisane et me prodigua mille soins, avec sa tendresse tranquille et silencieuse. Elle fut pour moi, ce qu’elle était naturellement pour tous, une excellente femme d’un dévouement et d’une bonté inépuisables ; mais la sensibilité ardente, cette inspiration spéciale et exquise qui devine les blessures cachées ; la sensibilité qui est au cœur ce que le génie est à l’esprit, je doute qu’elle l’ait jamais comprise.

Je finis par m’endormir sous le magnétisme de son doux et calme regard. Ma fièvre cessa la nuit suivante, et deux jours après j’étais sur pied.

Tout en me soignant, Antonia avait refait le paquet de notre mince bagage, payé notre hôte et tout disposé pour notre départ.

— Nous retournons à Paris dans une heure, me dit-elle en riant, tandis que je m’habillais.

— Eh ! quoi, si vite ? N’étions-nous pas bien dans cette chère retraite. Qu’as-tu donc ? Je devine, tu veux me quitter ! Et je l’enlaçai dans mes bras comme pour la retenir et l’enchaîner,

— Tu seras donc toujours enfant et soupçonneux, me dit-elle. Nous partons, parce qu’une absolue solitude nous est mauvaise à tous deux, mais je ne te quitte pas,

— J’entends ; nous retournons à Paris retrouver tes amis qui m’ennuient et le monde qui nous espionne.

— Non, reprit-elle, si tu veux nous voyagerons, nous irons en Italie, nous serons seuls aussi, mais nous aurons pour compagnons et pour escorte les monuments, les vestiges des grandes civilisations, tout ce qui enflamme l’esprit, vivifie le talent et arrache le cœur aux brouillards de la solitude et aux subtilités de la passion. Ici nous ressemblions un peu trop à deux condamnés de l’amour mis en prison cellulaire dans une forêt.

Sans m’arrêter à ces dernières paroles, je l’embrassai avec ravissement ; elle ne me quittait pas, et nous visiterions ensemble cette terre d’Italie qui est restée la patrie idéale des artistes et des poëtes !

Xii


Quand j’annonçai ce voyage à ma famille et à mes amis, je rencontrai une opposition très-vive ; ma famille s’en affligea et mes amis me raillèrent de l’empire absolu qu’Antonia, disaient-ils, prenait sur moi. Rien de funeste à une liaison sérieuse d’amour comme les compagnons des amours faciles ; ils analysent la femme aimée, la jugent impitoyablement, lui en veulent des heures où elles nous dérobent à leur camaraderie, cherchent à nous prouver qu’elle n’est ni plus belle ni meilleure que des femmes bien moins exigeantes qu’elle, et qu’il est absurde de devenir invisible et d’oublier ses amis pour un amour qui tôt ou tard doit finir. Si alors pour leur prouver que notre maîtresse est supérieure à toutes les femmes, et que bien loin de nous éloigner d’eux elle s’empressera de les traiter en frères ; si, dis-je, nous les admettons dans notre intimité, nous courons inévitablement deux périls : ou bien nos amis chercheront à plaire à celle que nous aimons, ou bien ils tenteront de nous détacher d’elle en nous parlant légèrement de sa beauté et de son esprit et en amoindrissant l’idole par leur indifférence même.

J’avais à peine revu une ou deux fois Albert Nattier depuis ma liaison avec Antonia ; quand je lui appris que nous partions ensemble pour l’Italie, il se récria comme les autres.

— Vous n’avez pu, me dit-il, vivre tranquilles plus d’une semaine à Fontainebleau, que sera-ce donc pendant un long voyage, où les haltes dans les auberges, la fatigue de la route, les paysages, les monuments, les tableaux, la beauté des femmes italiennes, tout sera sujet de conteste entre vos deux âmes d’artistes ? Du reste, ajouta Albert Nattier, avec une naïveté qui me fit rire, nous courons risque de nous rencontrer en Italie, car dans huit jours je pars aussi pour Naples en compagnie d’une femme que j’aime un peu plus qu’aucune de celles que j’aie rencontrées jusqu’ici, sans pour cela me flatter d’avoir une grande passion pour elle.

— Eh ! répliquai-je ironiquement, avec cette femme la perspective de l’ennui et des tracasseries d’un long tête-à-tête ne t’épouvante pas ?

— Non, reprit-il, car c’est une cantatrice habituée à de pareilles aventures et que je puis quitter au premier relai si elle ne m’amuse point.

— Et moi ? repartis-je…

— Mais toi, tu peux en effet, si cela te convient, en faire autant avec Antonia.

À cette supposition d’Albert Nattier mes joues s’empourprèrent et mon cœur battit à rompre ma poitrine, j’aurais volontiers cherché querelle à mon ami pour cette idée injurieuse que je pourrais traiter de la sorte Antonia ; quant à l’hypothèse d’une rupture elle me bouleversait tellement que je fus près de m’évanouir.

— Oh ! comme je l’aimais !

Malgré tous, heureux et charmés, peu soucieux du reste du monde, nous partîmes un soir en chaise de poste. Quand nous eûmes franchi la barrière de Paris j’embrassai ardemment Antonia, en lui disant :

— Enfin, te voilà toute à moi ! Quel voyage enchanteur nous allons faire sans témoins, vraiment libres, confondus l’un à l’autre et nous enivrant des délices de la vie dans ce pays du soleil, de la poésie et de l’amour ! Ce sera comme un renouvellement de notre tendresse ! Vois-tu cette claire étoile qui se lève en face de nous ? c’est l’espoir de notre bel avenir.

En parlant ainsi, je riais, j’enlaçais sa petite main dans la mienne ; je chantai quelque refrain joyeux, et je stimulai le postillon en lui criant : « Plus vite ! plus vite ! »

On fait bien de fêter l’espérance : elle est la plus belle part du bonheur. Sitôt qu’elle se transforme en réalité, elle perd de son charme et de son infini et nous heurte toujours par quelque côté.

Nous arrivâmes sans fatigue à Marseille, prenant gaiement les incidents de la route et y trouvant sans cesse pâture à notre curiosité et à notre enjouement. Nous louâmes la plus belle cabine d’un bateau qui partait pour Gènes, et nous voilà lancés sur la Méditerranée ! La première heure de traversée fut un éblouissement. Assis l’un près de l’autre sur le pont, nous regardions l’immensité des flots bleus, arrondis comme d’énormes turquoises où le soleil radieux plongeait des lames d’or. Quelques vaisseaux à voiles couraient çà et là vers la grande mer ou regagnaient le port. Insensiblement les vagues grossirent, je sentis un malaise subit, et le ciel et l’eau se confondirent devant mes yeux troublés ; je ne voyais plus qu’une masse écrasante qui semblait peser sur ma poitrine : l’admiration était vaincue par le mal de mer. Antonia, plus forte que moi, résista à la funeste influence ; elle me fit étendre sous une tente où l’air circulait et qui me dérobait la lumière trop brûlante et trop vive. Durant tout le voyage, elle eut pour moi les attentions les plus intelligentes et les plus tendres, et je lui dus d’échapper à l’espèce d’abrutissement que cause cette fade souffrance. Je rougissais un peu d’être plus faible qu’elle ; mais j’étais heureux de l’appui qu’elle me prêtait.

Aussitôt que nous vîmes la terre et que Gènes nous montra en amphithéâtre ses palais de marbre, mon abattement disparut. J’avalai deux verres de vin d’Espagne ; je pus me tenir debout sur le pont, et je me ravivai à la brise qui soufflait plus forte. Nous débarquâmes au milieu d’une population toujours en fête et qui semblait s’enivrer de son soleil, de ses fleurs et de sa langue harmonieuse.

Une fois sur le port, je passai le bras d’Antonia sous le mien, et, le serrant fortement, je lui dis :

— À moi, ma belle, de te protéger à mon tour, de te guider et de te soigner ; je prétends, madame, vous faire les honneurs de l’Italie.

Nous logeâmes dans un des plus beaux hôtels.

Après avoir fait une toilette élégante et dîné de grand appétit, je dis à Antonia que sa voiture l’attendait. J’avais fait louer une berline, antique et solennel équipage, où nous nous assîmes fort à l’aise ; les domestiques de l’auberge, en nous voyant partir, firent l’éloge de la bonne mine des giovani sposi francesi.

Nous nous fîmes conduire à la promenade de l’Acquazola. C’était à la fin de septembre ; mais la soirée était plus chaude que les soirées d’août de Paris.

L’Acquazola est une esplanade charmante d’où l’œil embrasse une échancrure de la mer, les montagnes, les vallées, toute une campagne riante, embaumée et couverte de fleurs, de maisons blanches, vertes et rouges, à balcons, à jalousies et à façades peintes à fresques. C’est dans ce cadre, parmi les arbustes, les plantes odorantes et le long des allées ombreuses, que les femmes de Gênes se montrent, par les soirs d’été, dans une toilette vraiment fantastique. La mode parisienne s’est tyranniquement imposée au monde entier : elle a envahi la Turquie, la Perse, et gagne déjà la Chine. À Gênes, elle domine pendant l’hiver ; mais sitôt que les beaux jours arrivent, les femmes rejettent le mantelet et le chapeau parisiens ; elles le remplacent par le pezzotto. Le pezzotto est une longue écharpe de mousseline blanche, empesée et transparente. Sous ce voile, la femme génoise, naturellement belle, paraît plus belle encore. Le pezzotto permet aux coiffures toutes les bizarreries et toutes les fantaisies imaginables : ce sont des enroulements capricieux pleins de grâce ; les cheveux noirs sont nattés en espèces de corbeilles de formes variées, d’où s’échappe le pezzotto ; il descend et se déploie sur les épaules, ondule sur les bras, et forme des plis d’une ampleur et d’une harmonie que la statuaire grecque n’aurait pas dédaignés. Ce voile national est porté par toutes les femmes, sans distinction de rang ni d’âge. Les mères et les jeunes filles, les patriciennes, les bourgeoises et les paysannes, se montrent également sous le pezzotto, la taille dessinée à travers sa blancheur et le visage élancé et libre ; elles le revêtent surtout les jours de fête pour aller à l’église et à la promenade.

Nous fûmes ravis, Antonia et moi, de l’aspect de toutes ces femmes glissant suavement comme des ombres blanches sous les arbres sombres. Nous avions mis pied à terre, et nous parcourions, appuyés sur le bras l’un de l’autre, les beaux ombrages de l’Acquazola. Les marchandes de fleurs passaient en riant et nous jetaient leurs gros bouquets de tubéreuses, de cassies, de roses et d’œillets aux senteurs les plus vives. J’en couvris les genoux d’Antonia. Nous nous étions assis sur un banc abrité près de la pièce d’eau dont les jets rafraîchissants s’élançaient dans l’air. Les plateaux circulaient chargés de sorbets et de fruits confits. La brise de la mer agitait sur nos têtes les branches flexibles. C’était un dimanche : la musique militaire jouait des symphonies où nous retrouvions les airs les plus beaux des grands maîtres italiens. Tout était enchantement autour de nous et dans nos cœurs. Ô soirs ineffables et nuits caressantes de Gênes ne pouvez-vous revenir !

Tout est motif de fête à l’amour heureux ; on se croit un corps immortel durant cette phase ardente de la vie, on participe des dieux. Après de courtes nuits, plus remplies de bonheur que de sommeil, nous allions chaque matin visiter quelque jardin célèbre, puis nous sortions dans la campagne. Nous admirions la beauté de la lumière et l’effet magique qu’elle produisait sur les crêtes des montagnes ; elle les faisait parfois ressembler à des masses d’opales irisées. Pendant la chaleur du jour, nous errions dans les grands palais de marbre, contemplant avec ravissement les peintures et les statues des vestibules, des salons et des galeries. Quel luxe grandiose dans ces décorations ! Je disais à Antonia :

— Si j’étais riche, je te donnerais un de ces magnifiques palais ; j’y réunirais une troupe de musiciens choisis, qui, cachés dans une chambre éloignée, te feraient entendre, quand tu travailles, des harmonies inspiratrices ; je voudrais, à chacune de tes œuvres accomplie, que l’encens du monde montât vers toi ; je convoquerais dans des fêtes sans pareilles tout ce qui comprend l’art, le pratique et l’applaudit ; je te montrerais alors aux yeux éblouis de ces disciples du beau, toi la reine de mon cœur, en robe de velours traînante couverte d’hermine et de chaînes d’or, les saluant de ta tête inspirée, et portant au-dessus de ton front quelque énorme joyau de l’Orient moins éclatant que tes yeux.

Quand je parlais ainsi, Antonia m’entourait de ses bras et me disait avec une simplicité tendre :

— Mon pauvre Albert, tu me places trop haut : je ne suis qu’une vulgarisatrice de l’art et des sentiments ; c’est toi qui es le génie.

Parfois, il me semblait qu’elle disait vrai, et qu’elle n’arrivait qu’à une pénétration lente et réfléchie du beau, tandis que j’en avais l’intuition ou que j’en ressentais le choc soudain. Lorsque nous regardions ensemble quelque tableau de maître, les qualités dominantes lui échappaient d’abord ; elle en faisait ensuite une analyse raisonnée, un peu vague et parfois paradoxale. Moi, je ne disais rien ou ne disais qu’un mot ; mais je crois qu’il exprimait juste la pensée et le sentiment de l’artiste et l’effet que son œuvre devait produire. Quand nous allions le soir à l’Opéra, la musique que nous entendions éveillait aussi en nous des impressions divergentes. Les cris de passions vraies et caractérisées ne la frappaient pas ; elle était surtout émue par les morceaux d’ensemble religieux et par les chœurs exprimant des sentiments collectifs ; on eût dit qu’il lui fallait un assemblage d’âmes pour remuer la sienne. Dans ses ouvrages, ce que j’indique ici se constate plus clairement. C’est une intelligence flottante, éprise d’une sympathie universelle, qui se dilate à l’infini en charité, en amour, en utopie ; mais à qui le sens individuel et passionné échappe.

C’est surtout dans notre amour que se trahissait plus évidemment la dissemblance de nos deux natures. Même aux heures les plus complètes de félicité, je ne la sentais jamais tout entière à moi ; elle ne semblait point jalouse de ma possession, comme je l’étais de la sienne ; ses émotions étaient générales, rarement circonstanciées et concentrées en moi. Je me disais : « Tout autre lui plairait autant, je ne suis point indispensable à son cœur comme je sens qu’elle l’est au mien. »

C’était un être de prédilection mais qui semblait avoir été créé au souffle du panthéisme de Spinosa, tandis que moi j’étais bien l’incarnation d’un esprit absolu, une personnalité humaine reflet de la personnalité d’un dieu distinct.

Quand ces réflexions me frappaient d’un éclair ou tourbillonnaient dans mon cerveau lassé, je n’en tirais point alors de déduction critique contre elle ; je doutais plutôt de moi-même, je pensais : « Elle est plus grande, plus juste et plus forte que toi. Les personnalités superbes ont les sensations plus intenses et le génie plus énergique ; mais elles écrasent toujours quelqu’un autour d’elles, et tu pourrais bien n’être qu’un enfant tyrannique et cruel pénétrant moins largement qu’Antonia les mystères de l’humanité. Elle est bonne, attentive, compatissante pour tout ce qui souffre. Comme cette Charité de Rubens, qui semble presser sur son giron robuste et contre ses seins innombrables les délaissés du monde entier, elle voudrait tarir d’une aspiration toutes les misères et toutes les larmes. Sa mansuétude et sa tendresse ont des expansions sublimes. Qu’importe à cet immense amour ton amour borné et exclusif ? Concentre sur elle l’ardent foyer de ton cœur, mais laisse-la répandre sur tous son rayonnement bienfaisant. »

Ainsi parlait ma conscience ou plutôt ma prévention pour elle, et cette justice théorique m’était facile. Mais à chaque minute, dans la vie pratique, mon raisonnement était détruit par ma sensation ; presque jamais nous n’exprimions elle et moi, par la même parole, une pensée qui aurait dû être identique.

J’ai dit nos émotions diverses dans les choses de l’art ; elles différaient encore plus dans nos actions de chaque jour.

Lorsque nous rencontrions un pauvre, notre premier mouvement à tous deux était de porter la main à notre poche, et de lui faire l’aumône ; parfois, suivant l’aspect et le degré de la misère, il m’arrivait de sentir mes yeux se mouiller ; je n’étais donc pas dur et sans entrailles ; mais Antonia, elle, répandait son émotion en explosion dogmatique qui se traduisait par la censure de la richesse et la nécessité absolue d’en finir avec l’inégalité humaine. Je l’écoutais d’abord avec intérêt, puis avec distraction, et enfin avec une lassitude qu’elle devinait et qui la blessait. Elle me traitait d’esprit puéril, et gâtait, par une querelle, les impressions nouvelles qui auraient pu succéder à l’impression produite par la rencontre de ce pauvre.

Tout ce qu’il y avait de vif et d’inspiré en moi criait alors et se révoltait sous la pression de cette pesanteur d’esprit, et comme un lézard emprisonné sous une cloche pneumatique la brise et s’échappe pour frétiller au soleil, je me mettais à courir dans la campagne ou dans les rues, accomplissant quelque acte d’écolier pour ressaisir la liberté de penser à ma guise.


XIII


Un peu las de Gênes, nous en partîmes au commencement d’octobre ; nous nous arrêtâmes à Livourne, et nous fîmes un détour pour visiter Pise ; Pise avec sa tour penchée et son dôme qui rappelle Sainte-Sophie, donne l’idée d’une ville orientale, a dit Byron. Nous passâmes huit jours à Florence, puis nous traversâmes les Apennins pour nous rendre à Ferrare. Je ne vous ferai point la description de toutes ces villes : nous y vécûmes comme à Gênes, tantôt ravis, tantôt étonnés l’un de l’autre, mais heureux pourtant. J’aimais sa douce et sérieuse compagnie, et je sentais qu’elle m’était désormais indispensable. Nos bourses mises en commun se vidèrent promptement à travers ces attrayantes pérégrinations. Antonia, à qui j’avais donné la direction absolue de nos dépenses, m’avertit qu’il était temps de songer à planter notre tente et à nous mettre au travail. J’avais recueilli à Gênes, à Florence et à Pise, des souvenirs et des notes dont il me tardait de me servir. Tout en voyageant, j’avais ébauché le plan de plusieurs ouvrages ; je me croyais disposé à les écrire. La conception rapide d’un sujet nous fait illusion sur l’inspiration soutenue nécessaire pour le mettre à jour. Quel abîme pourtant entre la première pensée d’un livre et son éclosion !

Je répondis à Antonia que je brûlais comme elle du désir de travailler, et qu’il ne nous restait plus qu’à choisir le lieu où nous irions nous établir.

Venise nous parut une ville de recueillement et de silence faite exprès pour l’écrivain et le poëte, leur offrant l’inspiration des grands souvenirs et le délassement vivifiant des promenades sur mer. Byron y avait écrit ses plus beaux poëmes ; il me semblait qu’au bord des lagunes le souffle de l’immortel poëte passerait en moi.

Nous louâmes, dans un vieux palais près du Grand Canal, trois chambres dont la plus grande, qui nous servait de salon et de cabinet de travail, donnait sur les lagunes, tandis que les autres où nous couchions et qui communiquaient ensemble, avaient jour sur un de ces étroits impasses assez malpropres si communs à Venise. Antonia, qui savait être à volonté une excellente ménagère, fit disposer confortablement notre logis un peu délabré ; on posa des tapis, on mit aux portes et aux fenêtres d’épais rideaux, et on parvint à empêcher les larges cheminées de fumer. Tandis qu’on préparait notre nid où nous avions projeté de passer l’hiver nous parcourions Venise : le quai des Esclavons, la Piazzetta, Saint-Marc, le palais ducal, la prison des Plombs, tous les monuments mille fois décrits ; nous faisions chaque matin, des excursions sur mer ; un jour, nous allâmes à l’île des Arméniens ; nous visitâmes le couvent et sa célèbre bibliothèque. Je fus frappé de l’aisance avec laquelle un jeune religieux, à peu près de ma taille, portait sa robe de bure à larges plis, nouée à la ceinture par une corde. Je le priai de m’en faire faire une semblable, et aussitôt qu’on me l’apporta, elle me servit de robe de chambre. Antonia prétendit que j’étais charmant dans ce costume de moine, et moi, à mon tour, je la trouvai bien plus belle, depuis qu’elle revêtait chaque matin une robe de velours noir à la dogaressa que j’avais fait copier pour elle d’après le portrait d’une illustre Vénitienne. Quand nous sortions en ville, nous reprenions nos simples habits à la française, afin que rien d’étrange n’attirât sur nous l’attention. Seulement, chaque fois que je la conduisais à l’Opéra, j’exigeais qu’Antonia mit des fleurs ou des bijoux dans ses magnifiques cheveux. Sa beauté fut remarquée ; on sut qui nous étions, et le consul français, pour qui j’avais des lettres et dont le père avait connu le mien, vint un jour nous faire visite et nous proposa ses services pour tout le temps que nous resterions à Venise.

Antonia déclina noblement et poliment ses offres aimables. Nous avions à travailler, lui dit-elle. Nos premiers jours d’installation avaient pu être donnés aux plaisirs et à la visite des monuments, mais, désormais, notre curiosité étant satisfaite, nous ne sortirions plus que bien rarement.

— Vous avez tort de fuir le monde qui vous recherche, répliqua le consul ; vous auriez trouvé dans la société vénitienne des distractions attrayantes et des études curieuses à faire.

Antonia ne répondit rien, et se renferma aussitôt dans une froideur presque désobligeante qui me força à redoubler d’amabilité auprès de notre visiteur. Quand il sortit, je le remerciai de sa cordialité ; j’ajoutai que j’irais bientôt le voir, et que je serais heureux de me trouver dans sa compagnie et dans celle de quelques nobles Vénitiens dont il venait de me parler.

Sitôt que nous nous retrouvâmes seuls, Antonia éclata en reproches, m’accusant de légèreté et de projets de dissipations. À présent que notre logement était arrangé, l’heure était venue, me dit-elle, de nous mettre en retraite et de travailler. L’argent allait nous manquer, et nous devions nous faire un point d’honneur de ne jamais avoir recours à la bourse d’un ami.

Tout ce qu’elle me disait était parfaitement raisonnable, mais je trouvais la forme de son langage un peu didactique. Comme je l’en plaisantais, elle me quitta avec humeur, alla s’enfermer dans sa chambre, et ne reparut plus qu’à l’heure du souper.

Je l’appelai en vain plusieurs fois, la priant de revenir près de moi ; elle me répondit qu’elle travaillait et me pria de la laisser en paix.

J’essayai vainement de faire comme elle et d’écrire quelques pages d’un de ces livres flottant en germe dans ma pensée. Je n’ai jamais pu travailler qu’à mes heures et non par commandement et d’après une règle prescrite par moi-même ou par autrui. Je ne trouvai pas une seule phrase et, irrité de mon impuissance, du parti pris d’Antonia, je sortis pour aller flâner sur la place Saint-Marc. Je m’assis devant un café, fumant, prenant des sorbets et buvant du curaçao. Je goûtai là deux heures délectables à regarder les mouvants tableaux des passants et des groupes. C’était un spectacle nouveau et varié qui réjouissait mes yeux accoutumés à l’uniformité et à la monotonie de la population parisienne, dont le costume n’a rien de pittoresque et dont le type est dépourvu, avouons-le, de cette beauté et de cette force des races du Midi ; sur la place Saint-Marc, toutes ces races privilégiées du soleil semblaient avoir leurs représentants. À côté des beaux Italiens indigènes, c’étaient des Levantins aux longs yeux veloutés et aux pantalons larges ; puis des Illyriens à l’allure barbare et libre ; des Maltais à l’air narquois ; des Portugais présomptueux, et se drapant dans leur dénûment comme au temps où ils possédaient un monde ; des Espagnols mélancoliques, mais dont les yeux pénétrants et fiers projetaient la vie sur leur morne visage. Tous ces hommes passaient et repassaient, les uns vêtus avec luxe, fumant des pipes à tuyaux d’ambre et se promenant sans rien faire, d’autres habillés d’oripeaux ; des Turcs et des Arabes étalaient en plein vent de petites boutiques où scintillaient des verroteries, où brûlaient des pastilles du sérail et où se groupaient des pyramides de dattes et de pistaches. Le plus grand nombre était des hommes du peuple en guenille, transportant des marchandises, faisant des commissions, ou se couchant au soleil. Parmi ces derniers circulaient quelques nègres courbés sous leurs lourds fardeaux. Les femmes qui traversaient la place offraient la même diversité de types et de costumes : ici, une noble Vénitienne en toilette française glissait sous les galeries escortée d’un laquais ; de belles Grecques enveloppées d’un voile entraient dans un magasin de riches tissus. Quelques paysannes du Tyrol, dans leur costume pittoresque, regardaient ébahies la façade de Saint-Marc. Une baladine aux traits flétris, fière de son sarrau pailleté, étendait à terre un tapis troué et commençait en jouant des castagnettes une danse rapide ; une autre pauvre fille, en robe couleur safran, coiffée d’une espèce de turban vert, l’accompagnait du tambour ; celle-ci était jaune comme une orange et nous sollicitait de ses grands yeux veloutés aux longs cils noirs. C’était à coup sûr une épave jetée à Venise par quelque vaisseau marocain ; elle stimulait du geste et de la voix un tout petit Africain à la mine de vaurien qui tendait son fez crasseux aux oisifs des cafés. Tout près une pauvre enfant, à peine nubile, faisait danser des singes ; une autre, souriante comme un chérubin, chantait une barcarolle en s’accompagnant avec grâce sur la viole d’amour.

Je suivais avec intérêt chaque détail de ce fantasque ensemble de la place Saint-Marc. Je serais volontiers resté là une partie de la nuit ; car c’est surtout vers le soir, que ce point de Venise se peuple, s’anime et devient le théâtre des plaisirs de la ville entière. J’entendis sonner huit heures et je me souvins qu’Antonia m’attendait pour souper. Je regagnai le logis un peu confus comme un écolier qui craint d’être grondé.

Je trouvai Antonia radieuse, elle se disposait à se mettre à table, et me demanda ironiquement si j’avais travaillé ? Je lui avouai ma flânerie.

Mon esprit s’était peuplé d’images, j’avais senti et observé ; tout cela se retrouverait un jour dans mes vers et ma prose, mais en somme je n’avais pas écrit trois lignes, tandis qu’Antonia avait rempli vingt pages de son écriture, ferme et serrée. Elle mangea de grand appétit, et je la regardai sans parler.

Quand je voulus l’embrasser au dessert, elle me dit qu’elle allait fumer une heure à la fenêtre, puis qu’elle se remettrait au travail.

— Il vaudrait beaucoup mieux, répliquai-je, aller nous promener en gondole ou respirer l’air sur la Piazzetta,

— Va, si tu veux, me dit-elle, mais pour moi, je me suis promise sur l’honneur de ne prendre aucune distraction avant d’avoir envoyé un manuscrit à mon libraire.

Ce langage de femme à homme m’humiliait un peu, il me semblait qu’elle usurpait ma place.

Je m’accoudai près d’elle à la fenêtre d’où l’on embrassait une partie du Grand Canal et la rive des Esclavons, et tout en fumant les cigarettes qu’elle me tendait sans rien dire je passais mes doigts dans ses cheveux fins ; elle restait impassible regardant défiler les noires gondoles.

— Il serait pourtant bien bon, lui dis-je, d’être couché dans une de ces gondoles et de gagner la grande lagune. Nous reviendrons vite si tu veux, mais, je t’en supplie, sortons quelques instants.

— Ne me trouble pas, répondit-elle, la fumée du tabac et le mouvement de ces barques qui passent reposent ma pensée et tantôt, comme un bon cheval qui a mangé l’avoine, elle galopera sur le papier.

Ceci dit, ses grands yeux, se perdirent dans l’espace et elle parut oublier que j’étais là.

N’en pouvant tirer ni une parole ni un regard, je pris mon chapeau et je sortis. Je me dirigeai machinalement au théâtre de la Fénice, j’entrai et me tins debout près d’une colonne ; le consul qui nous avait fait visite le matin, m’ayant aperçu, vint me chercher et m’emmena dans sa loge ; j’y trouvai deux jeunes Vénitiens, l’un fort riche, l’autre très-beau, qui avaient pour maîtresses, le premier la danseuse en vogue, le second la prima donna applaudie. Ils me proposèrent de m’introduire dans les coulisses, et de faire visite à ces dames ; je les suivis, le consul nous accompagna, disant qu’il veillerait sur moi, dont il répondait auprès d’Antonia.

Je le priai tout bas de se taire et de ne pas jeter ainsi le nom de celle que j’aimais : rien qu’en l’entendant, ce nom si cher, j’avais senti comme un remords et je fus prêt à quitter ces messieurs. Une fausse honte m’en empêcha, puis un peu de curiosité m’attirait. Nous trouvâmes le premier sujet du ballet et le premier sujet du chant, dans un élégant petit salon, qui servait de loge à la danseuse. Celle-ci se tenait ployée sur un divan de velours noir, dans une pose coquette et câline qu’elle avait dû étudier longtemps devant son miroir. Elle avait la jambe droite levée jusqu’à la hauteur de sa hanche gauche, sur laquelle son pied mignon reposait ; elle était à peine voilée d’une tunique en gaze rose parsemée d’étoiles d’argent, et qui laissait à découvert ses bras, ses épaules et son sein un peu maigre ; le cou me parut d’un modelé parfait, et la tête, très-petite, était jolie et provoquante. Elle portait au milieu du front un croissant formé par d’énormes diamants qui projetait une irradiation sur ses noirs cheveux ; elle tendit la main au riche Vénitien, qui me présenta à elle, et je devins aussitôt l’objet de toutes ses agaceries. La prima donna était plus grave : elle était vêtue d’une sorte de péplum blanc bordé de pourpre et fixé à ses épaules larges et puissantes par des agrafes de rubis. Sous ces plis de draperie grecque se dessinait la poitrine bombée dont on devinait la beauté. Le cou superbe montait droit comme un fût de colonne ; le visage avait la régularité et l’expression pensive de celui de la Polymnie. Elle me tendit cordialement la main et me dit qu’elle aimait les poëtes. La danseuse, voulant renchérir sur son amabilité, m’engagea aussitôt à souper chez son amant à l’issue du spectacle. Elle m’appela caro amico, et s’écria en riant qu’un refus équivaudrait pour elle à un affront.

Je résistai sous prétexte d’une migraine et je quittai un peu brusquement cette attrayante compagnie. La danseuse me cria : A rivederia. Le consul me fit promettre de l’accompagner bientôt chez la cantatrice, qui voulait mettre en musique une de mes chansons.

Je sortis du théâtre tout ahuri et me demandant pourquoi j’étais seul, pourquoi Antonia n’était pas là à me sourire, à m’aimer et à m’ôter toute envie et toute possibilité même de regarder une autre femme ? car où elle était je ne voyais qu’elle. Je me jetai triste dans une gondole et me fis conduire au large pendant deux heures. Quand je rentrai il était plus de minuit, Antonia veillait encore, le rayon de sa lampe passait à travers la fente de la porte qui séparait sa chambre de la mienne, et qu’elle avait fermée à clef. Je fis du bruit en heurtant plusieurs meubles, pensant qu’elle me parlerait. Elle ne dit mot. Exaspéré, je me décidai à l’appeler.

— Que me veux-tu ? répondit-elle d’une voix douce.

— Pourquoi cette porte fermée ? ouvre-moi !

— Non, non, fit-elle en riant, tu me dérangerais et je veux travailler encore trois heures.

Voyant l’inutilité de ma prière, je me mis au lit espérant dormir, mais je fus pris d’une agitation fébrile qui chassait le sommeil et ne me laissait que des rêves. Le petit filet de lumière qui perçait à travers la porte venait vers moi direct et aigu ; tantôt il me semblait que c’était un sourire ironique qui me narguait, et tantôt une lame fine qui tailladait çà et là ma chair. Ce rayon malfaisant piquait mes yeux qu’il empêchait de se fermer et brûlait mon front comme un bandeau de feu.

Enfin, vers trois heures, la lampe d’Antonia s’éteignit et le rayon fascinateur disparut.

J’entendis Antonia se coucher.

— Ouvre donc cette porte, lui dis-je.

— Dors ! répondit-elle ; moi je vais dormir pour reprendre ma tâche demain.

Je ne lui parlai plus ; je mordis de rage mes couvertures, et sentant que je ne pourrais vaincre l’insomnie, je me décidai à me lever pour essayer d’écrire, j’y réussis. Mon cerveau surexcité était en cet instant propre à la création, qui pour moi fut toujours une douleur, une sorte d’explosion d’amertume et d’amour. J’entendais le souffle régulier d’Antonia qui s’était vite endormie, je l’entendis ainsi jusqu’au grand jour, pendant que ma pensée enflammée se précipitait comme un ouragan sur le papier. Je finis par tomber de lassitude dans un lourd sommeil, la tête renversée sur mon fauteuil. Antonia m’y surprit en entrant dans ma chambre pour m’avertir que le déjeuner était servi ; elle comprit que j’avais travaillé ; elle en fut sans doute touchée, car je me trouvai enlacé dans ses bras, et elle me dit :

— Tu as donc passé la nuit à écrire ? Oh ! c’est plus que je ne puis faire moi-même !

Elle me força à me coucher et fit servir le déjeuner auprès de mon lit. Le repas fut assez gai. La voyant de bonne humeur, je lui demandai instamment de renoncer à ses idées de retraite absolue et de m’accompagner le jour même dans quelque promenade.

Elle me répondit qu’elle ne revenait jamais sur une résolution prise ; que la distraire de son travail ce serait l’exposer à l’impossibilité de le finir, et que je savais bien l’impérieuse nécessité qui l’obligeait d’aller vite.

— Imite-moi, me dit-elle, et après nous aurons nos jours de vacance.

— Tu le sais bien, repartis-je, je ne puis travailler que par intervalles ; que deviendrai-je dans cette solitude où tu me laisses souffrir ?

— Es-tu malade ? me dit-elle, en ce cas je ne te quitte pas, je vais me mettre à coudre à ton chevet.

— Je n’ai que faire d’une sœur de charité, répliquai-je irrité.

— Bien ; puisque ce n’est qu’une inquiétude oisive je te dis adieu jusqu’au souper.

Et sans voir mes bras qui se tendaient vers elle, elle s’enferma de nouveau sous clef.

Le déjeuner m’avait ranimé, une heure de sieste acheva de me remettre ; je me levai, et tout en faisant ma toilette avec soin, je fredonnai quelques vers de la barcarolle que je devais porter à la prima donna. J’ouvris ma fenêtre ; le ciel était éclatant et le temps d’une douceur tiède. Nous étions à la fin de novembre, je pensai qu’à la même heure une atmosphère grise et froide enveloppait Paris, et qu’une brume plus noire encore pesait sur Londres. Je me dis que la jeunesse de là-bas avait bien raison d’avoir le spleen, mais que sous le ciel bleu de Venise, c’était une duperie. Secouant les vaines mélancolies, ainsi qu’on jette un vêtement qui accable, je sortis en faisant siffler ma canne. Comme je traversais le couloir, je vis la porte de la chambre d’Antonia entr’ouverte ; elle me cria sans lever la tête et sans quitter la plume :

— Divertis-toi bien.

Je répondis :

— Tant que je pourrai !

Les mots prononcés par elle provoquèrent ma réponse à laquelle je n’attachai aucun sens de défi. J’étais ravivé, gai de la gaieté de ce beau jour, content d’avoir travaillé ; je réfléchissais que ce serait folie de nous tourmenter l’un l’autre, qu’Antonia était une noble femme, et que son effort courageux de travail révélait toute sa fierté ; il m’était impossible de l’imiter en tous points, mais je travaillerais aussi à mes heures, en rentrant et après avoir fait pénétrer en moi l’air du dehors et l’inspiration de ma fantaisie.

Avant de monter en gondole pour me rendre chez le consul, je voulus traverser la place Saint-Marc. J’y retrouvai devant le café où je m’étais assis la veille, la petite saltimbanque du Maroc qui jouait du tambour ; comme le jour précédent, elle était vêtue de ses guenilles vertes et jaunes qui faisaient pitié à voir. Se souvenant sans doute que je lui avais donné quelques monnaies, aussitôt qu’elle m’aperçut elle arrêta sur moi ses yeux pensifs et tristes qui avaient l’expression de ceux d’Antonia dans ses moments de tendresse. Ces yeux dont j’aimais le regard me suivirent avec tant de fixité qu’ils finirent par exercer sur moi une espèce de fascination. Quoique la pauvre fille fût assez laide, son teint cuivré, ses dents blanches et son admirable regard profond et doux en faisaient un être qui n’avait rien de vulgaire.

Je la considérais en me préoccupant de sa destinée, et ce mystérieux attrait aurait pu me retenir jusqu’à la nuit, si une de mes connaissances de la veille n’avait traversé la place. C’était le beau Vénitien amant de la prima donna.

Il me demanda si je voulais monter dans sa gondole et le suivre chez sa maîtresse ? Je lui répondis que mon dessein était justement d’y aller, mais qu’avant je comptais faire visite au consul français.

— Eh bien, répliqua-t-il, passons ensemble chez Sa Seigneurie, puis nous nous rendrons chez la diva. Je le suivis, et quand nous fûmes à demi-couchés sur les coussins de la gondole, je le complimentai sur la beauté de sa maîtresse.

— Stella est aussi bonne que belle, me répondit-il simplement, je l’ai aimée en l’entendant chanter et elle en me regardant. Elle m’a dit plus tard, dans son langage imagé, que cela devait être, puisque nous portions notre âme sur notre visage. Elle m’a préféré, quoique je sois presque sans fortune, à des princes qui lui offraient des millions. « Tout ce qui est enviable ne s’achète pas, me dit-elle souvent ; l’amour, le génie, la beauté sont des dons divins que les plus riches ne peuvent acquérir. »

— On lit ces fières pensées sur le fier visage de Stella, répondis-je au Vénitien.

— Rien de ce qui tient à l’art ne lui est étranger, reprit-il, elle compose de la musique, fait des vers italiens et dessine de mémoire les lieux et les êtres qui l’ont frappée.

— Vous l’aimez bien ?

— Si entièrement que je l’épouserai le jour où un vieil oncle me fera son héritier ; en attendant je suis forcé de la laisser au théâtre.

— Il me semble, repris-je, que la première danseuse diffère complètement de votre belle amie ?

— La danseuse Zephira, répliqua-t-il, n’a ni cervelle ni cœur ; mais elle est fort méchante et gouverne l’impresario, tout en menant par le bout du nez ce pauvre comte Luigi. Ma chère Stella la ménage pour s’éviter des tracasseries au théâtre.

En devisant de la sorte, nous arrivâmes au consulat français. Le consul était sorti ; la gondole se remit en marche à travers le dédale des canaux et nous déposa bientôt devant le palais qu’habitait la prima donna.

Nous trouvâmes Stella au piano, repassant un rôle qu’elle devait jouer pour la première fois le lendemain ; en apercevant son amant, même avant de me saluer, elle lui sauta au cou avec ce laisser-aller de cœur des Italiennes qui m’a toujours ému ; puis se tournant vers moi, elle me tendit la main, en me disant :

— Oh ! c’est très-bien, signor d’être venu me voir ! Et mes couplets ! ajouta-t-elle aussitôt, j’y compte, je me sens en verve de bonne musique.

— Ces couplets sont là, lui dis-je, en touchant mon front ; et, demandant une plume et du papier, j’écrivis aussitôt une de mes chansons espagnoles.

La prima donna parlait fort bien français, et tout en parcourant mes vers, elle les fredonnait sur un motif encore indécis.

— J’y suis ! dit-elle tout à coup. Amico caro, emmène le seigneur français dans la galerie fumer un cigare ; buvez du café, et revenez dans une heure ; le chant sera fait.

Nous lui obéîmes, et, comme nous nous éloignions, j’entendis sa voix puissante qui faisait éclater mes vers dans une mélodie qu’elle improvisait.

— Écoutons-la sans qu’elle nous voie, dis-je à son amant.

L’air qu’elle avait trouvé, et qu’elle modifiait sans cesse en le répétant, était vraiment inspiré : il agrandissait mes vers et prêtait aux mots un sens plus idéal. Chaque fois que j’entends de la belle musique, il me semble que la poésie est à côté froide et incolore comme la raison l’est à la passion.

À mesure que Stella chantait, son amant me disait tout bas :

— N’est-ce pas, qu’elle a de l’âme ?

Je pensais à Antonia, et j’aurais voulu qu’elle partageât le plaisir que nous donnait cette belle voix.

Nous fûmes bientôt rejoints par la cantatrice. Elle avait trouvé son air, me dit-elle, et était toute disposée à me le faire entendre ; mais, ajouta-t-elle, avec une grâce affectueuse :

— Si vous étiez bien aimable, signor, vous resteriez à souper avec nous ; ce soir, je serai plus en voix, et notre chant vous paraîtra meilleur.

Son amant insista pour me retenir.

— C’est impossible, lui répondis-je, je suis attendu.

— Oh ! je comprends, una amica, reprit l’aimable femme. Eh bien, allons la chercher : j’aime ceux qui aiment.

Son idée me parut heureuse ; je pensai qu’Antonia serait émue à la vue de ce beau et jeune couple qui s’adorait, et qu’elle consentirait à venir passer la soirée avec nous. Nous montâmes en gondole. Arrivés devant la maison que nous habitions, je n’osai introduire mes nouveaux amis auprès d’Antonia avant de l’avoir prévenue. Je les priai de m’attendre.

Je trouvai Antonia à table.

— Je croyais que tu ne viendrais pas souper, me dit-elle.

— Je viens t’enlever, répliquai-je en riant et en l’embrassant pour rompre la glace ; et je lui racontai rapidement de quoi il s’agissait.

Elle me répondit, avec un étonnement superbe, que je divaguais ; qu’elle n’irait pas de la sorte courir les aventures. Amusez-vous, ajouta-t-elle ; moi j’accomplis un devoir et je reste.

Elle me parut en ce moment sentencieuse et dure comme un pédagogue qui gourmande un enfant caressant.

— Reste donc, repartis-je, et je tournai les talons.

Je dus mentir à la prima donna, et lui dire que j’avais trouvé mon amie souffrante. Alors elle s’offrit pour la soigner et m’engagea à ne pas la quitter.

Je répliquai qu’Antonia reposait, et que quelques heures de solitude lui seraient bonnes.

— En ce cas, vous soupez avec nous ? me dit Stella.

— Oui, j’aurai cet honneur, répondis-je, et je me rassis dans la gondole, qui reprit sa course. À l’angle d’un canal, elle se croisa avec celle de la danseuse Zéphira, qui, nous ayant aperçus, fit un bond vers nous, et s’écria :

— J’en étais sûre : voilà le signor Francese qui fait la cour à Stella !

— Venez à mon secours, Zéphira, répliqua gaiement l’amant de la cantatrice, sans cela je suis perdu ; et, la voyant prête à sauter dans notre gondole, il lui tendit galamment la main.

— Et où allez-vous comme cela ? reprit la danseuse.

— Souper chez moi, répliqua Stella.

— J’en suis, dit Zéphira ; Luigi m’ennuie, il est laid et jaloux ; cela m’amusera de le laisser se morfondre à m’attendre. Je ne danse pas ce soir, signor Francese, et après le souper je pourrai vous promener au clair de lune ; car il serait inhumain à vous et à moi de troubler le tête-à-tête de Stella et de son adoré.

La compagnie de la danseuse me gâtait un peu celle de mes nouveaux amis. Involontairement, j’étais triste de l’obstination d’Antonia. Dans cette dispositon d’esprit, la coquetterie de cette fille évaporée m’irrita les nerfs comme un vin aigre. Je m’étendis au fond de la gondole, et, sous prétexte que j’avais certainement la migraine et qu’il fallait me soulager, Zéphira vint s’asseoir auprès de moi ; elle agita vivement sur mon front et mes cheveux son éventail à paillettes. Sa beauté était piquante et ne manquait pas de grâce. Comment me fâcher et lui dire qu’elle me déplaisait ? J’eus la pensée de m’en aller. Stella, me devinant, me dit en anglais, langue absolument inintelligible pour la danseuse :

— Je vous en prie, ménagez-la à cause de moi ; car elle serait capable de me faire siffler demain soir.

— Que vous dit-elle là ? fit la danseuse d’un air rogue.

— Que je suis amoureux de vous et que le comte Luigi me tuera.

Elle me sourit alors gracieusement, et continua à m’éventer tout en allongeant ses doigts dans mes cheveux. Je lui débitai quelques galanteries, et, une fois lancé dans cette fiction, je dus jouer mon rôle d’adorateur.

Le souper fut fort gai ; Zéphira vida un grand flacon de vin d’Espagne et me força à lui tenir tête.

Quand nous passâmes au salon et que Stella se mit au piano pour me faire entendre notre barcarolle, Zéphira, un peu chancelante, s’affaissa sur une ottomane et s’y endormit presque aussitôt.

Nos bravos et nos battements de mains, à chaque couplet de la prima donna, ne troublèrent pas son lourd sommeil ; si bien que je pus m’esquiver seul, malgré le serment qu’elle m’avait arraché, en choquant nos verres, de la reconduire chez elle à minuit.


xiv


L’air frais de la nuit dissipa instantanément les vapeurs brûlantes que le souper, le vin, les provocations de la danseuse et le chant passionné de Stella avaient fait courir dans mon cerveau ; je me sentis tout à coup morne, désolé, et comme frappé d’abandon dans cette grande ville étrangère.

À la lueur vacillante des lanternes de ses gondoles, Venise noire et silencieuse flottait devant moi. On eût dit un immense cercueil éclairé par des cierges. Il me semblait que c’était mon cœur qu’on ensevelissait, et que jamais il ne renaîtrait plus à la vie et à l’amour. Je me pris à pleurer sur moi-même, comme on pleure sur un être qu’on aime et qui vient de mourir ; pourquoi ce deuil avant-coureur ? pourquoi ce présage ?

J’eus honte de ma faiblesse, et faisant un effort énergique pour ressaisir le bonheur que je sentais m’échapper, je résolus de briser à l’heure même la glace du cœur d’Antonia, et de me jeter avec passion dans ses bras.

— Après tout, me dis-je, je porte en moi ma destinée ; sachons aimer vaillamment ! Je la convaincrai et l’enchaînerai à moi. Pourquoi cette terreur d’un malheur que je puis conjurer à force d’amour ? Me quitter ! m’oublier ! le pourrait-elle ? En qui donc retrouverait-elle jamais ce qu’elle perdrait en me perdant ! Cet orgueil de l’amour prouve son excès même, et il renferme en soi la vérité ; car bien peu d’êtres ici-bas brûlent de cette flamme qui consume la vie. Elle est aussi rare que celle du génie.

Je rentrai sans bruit et me glissai sans lumière jusqu’à la porte de la chambre d’Antonia, qui donnait sur le couloir, et près de laquelle reposait la tête de son lit. Cette porte était fermée ; j’y collai mon oreille ; j’entendis qu’elle dormait, et je n’osai l’éveiller. Je me rendis à la cuisine où la femme qui nous servait m’attendait en ronflant, la tête renversée sur une table ; elle se souleva à ma voix.

— Madame est-elle malade ? lui demandai-je.

— Non, monsieur, mais elle est bien fatiguée ; madame a écrit tout le jour. À minuit, elle s’est mise au lit n’en pouvant plus ; il serait charitable à monsieur de la laisser dormir.

Je ne répondis rien à cette femme, mais par le même sentiment qui fait qu’une mère craint de troubler le sommeil de son enfant, j’entrai sans bruit dans ma chambre, je me déshabillai, revêtis ma robe de moine, et me mis au travail. Tandis que j’écrivais, des larmes montaient de mon cœur à mes yeux, et roulaient par intervalle sur le papier ; je pourrais vous montrer encore les pages où elles ont coulé. Je ne quittai la plume qu’au jour ; je dormis d’un sommeil agité et fiévreux ; vers midi, je fus éveillé par la voix d’Antonia qui se penchait près de mon lit : je me dressai vivement, je l’étreignis avec passion comme pour l’enlever à son indifférence et la ressaisir à jamais.

— Assez de souffrance ! assez d’oubli ! lui dis-je. Oh ! froide et folle que tu es ! tu ne songes donc pas que le seul bonheur c’est l’amour ! — Je la couvris de baisers et la serrai si fort, qu’elle poussa de petits cris en prétendant que je lui faisais mal ; puis elle se mit à rire sèchement sans repousser mes caresses, mais sans me les rendre. Elle me regardait avec ses grands yeux scrutateurs qui n’avaient rien de tendre.

— Qu’as-tu donc à te moquer de moi et à me considérer de la sorte, lui dis-je en me dégageant.

— J’ai que tu n’es qu’un enfant, et que tu ne comprendras jamais l’amour sérieux.

— De grâce, repartis-je irrité, pas de dissertation sur la façon d’aimer ; tout ce que je sais, c’est que je t’aime. Que faut-il faire pour te le prouver ?

— À quoi bon te le dire, tu ne le feras pas !

— Dis toujours.

— Il faut, reprit-elle, ne pas courir les cafés et les théâtres ; il faut accepter une règle et une discipline, — rester ici quand je travaille, — travailler toi-même, et attendre, pour nous permettre l’amour et ses distractions, d’avoir accompli notre double tâche.

— Ce que tu dis là serait possible, répliquai-je, si le ciel nous avait créés toi et moi tout à fait semblables ; mais nous différons de nature et d’aspirations ; ce qui t’enflamme m’éteint, ce qui te fait planer me jette à terre. Le cheval qui galope a-t-il le droit d’en vouloir à l’oiseau qui vole, parce qu’il se meut par un mode différent ? Pourquoi veux-tu me contraindre et m’humilier ? Pourvu que j’agisse, c’est-à-dire que je produise à mes heures et selon mes facultés, que t’importe ? Laissons-nous notre liberté ; d’ailleurs si tu pouvais me mettre à ton pas, je ne serais qu’un écolier ou un esclave, et alors tu me dédaignerais et ne m’aimerais plus !

— J’aimerais un honnête homme qui ne croirait pas amoindrir son génie en faisant vite une œuvre utile qui contribuerait à remplir notre bourse.

— Sois tranquille, j’arriverai à ce résultat ; mais je te l’ai déjà dit, je ne puis chaque jour, à heure fixe, faire un égal morceau de prose et de vers comme un tisserand fait sa toile.

— Non, répliqua-t-elle en ricanant, il faut au poëte gentilhomme, pour l’inspirer, les prodigalités et les distractions futiles.

Sur ces mots, elle me quitta comme un prédicateur sort de chaire après une sentence.

J’avoue que je l’aurais envoyée à tous les diables ; elle commençait à me faire sentir le joug du logis. Le mauvais côté des associations intimes et coutumières de l’amour, c’est d’engendrer bientôt tous les soucis et toutes les chaînes du mariage. Il faut voir sa maîtresse chez elle, à ses heures, et n’apparaître soi-même à ses yeux aimés qu’en fête et en santé et lorsque son cœur et ses lèvres nous désirent. Ne voulant pas m’exposer à un nouveau sermon d’Antonia qui aurait amené une querelle plus vive, je la laissai déjeuner seule et j’allai me faire servir dans un restaurant de la place Saint-Marc, une friture et du chocolat. Je n’avais plus dans ma poche que deux louis ; j’en changeai un pour payer mon déjeuner et acheter des cigares. Tandis que je fumais sous les arcades, j’aperçus la petite Africaine des jours précédents ; elle n’accompagnait pas sur le tambour la danseuse à jupe pailletée ; l’instrument silencieux était placé à côté d’elle, pendant qu’assise au soleil, à peine vêtue d’une pauvre robe d’indienne brune, elle raccommodait sa tunique jaune à clinquants d’or. C’était pitié de voir la loque qui la couvrait tristement, et l’oripeau qu’elle reprisait avec soin et qui devait faire sa parure. Je m’arrêtai à la regarder, et quoique je fusse posé obliquement et presque derrière elle sous un arceau, quelque chose parut l’avertir que j’étais là. Elle tourna la tête, arrêta ses yeux sur moi, et ne les en détacha plus. J’allais m’éloigner pour échapper à cette étrange créature, quand tout à coup il me sembla que son regard renfermait une prière : j’envoyai la main à ma poche, j’en tirai mon unique louis en lui disant en italien :

— Pour t’acheter une robe.

Si, signor, e grazie répliqua-t-elle, et elle joignit ses deux petites mains brunes les élevant vers moi en signe de bénédiction.

Je m’éloignai rapidement pour fuir sa reconnaissance, et j’entrai au palais ducal : j’y allais presque tous les jours admirer les tableaux et les plafonds des grands peintres de l’école vénitienne. À force de les considérer, j’en arrivai à rendre la vie aux personnages allégoriques, à ceux de l’histoire, et aux belles figures de femmes qui ont vécu, aimé, et semblent vivre et aimer encore, car l’art les a préservées de la mort. Les dieux de la fable, les héros et surtout ces femmes souriantes d’immortalité, ouvraient à mon imagination les champs sans limites de la fantaisie. Tantôt c’était une posture guerrière qui ranimait tout à coup devant moi la mêlée homérique d’une bataille antique ; tantôt un détail de costume, un pli de vêtement, qui faisaient errer ma pensée des robes de brocard des patriciennes aux péplums des jeunes Grecques qui suivaient les Panathénées.

Ce jour-là je m’oubliai longtemps dans cette compagnie de tous les âges et de toutes les civilisations. Vers la nuit, je me souvins que j’avais promis de me rendre au théâtre, pour entendre Stella dans son nouveau rôle. Je songeai aussi que je devais souper sans rentrer au logis. Quant à Antonia je ne voulais pas y penser, mais je sentais son souvenir au fond de mon cœur, comme un poids naturel et douloureux. Je soupai rapidement dans le même restaurant où j’avais déjeuné le matin, et comme en sortant je retraversais la place Saint-Marc éclairée par des réverbères, je vis dans un point lumineux la fille au tambour, vêtue d’une tunique rouge à paillettes d’argent ; dans ses noirs cheveux nattés riaient et sautillaient des grelots de corail. Elle était presque belle dans ce costume qui la rendait fière et hardie ; au lieu d’accompagner la baladine de la veille c’était elle qui dansait avec agilité et élégance ; elle avait saisi les castagnettes qui claquaient en cadence dans ses doigts. Tout à coup elle me vit, et laissant là sa danse et les spectateurs en suspens, elle s’approcha vers moi en secouant sa belle robe et en criant qu’elle me la devait.

Je lui répondis qu’elle dansait à ravir. Une pensée me vint subitement :

— Voudriez-vous être engagée au théâtre ? lui dis-je.

Jesu Maria ! fit-elle, comme en extase à cette idée.

— Cela vous ferait donc bien plaisir ?

— Oh ! oui, serais-je la dernière des figurantes, répliqua-t-elle, j’aurais du moins mon pain assuré et de quoi me faire respecter.

La fin de sa phrase me fit rire.

— Vous croyez donc, lui dis-je, qu’on respecte beaucoup ces dames ?

— C’est chez moi qu’on me respecterait, reprit-elle ; le maître me traite mal et ne m’épouse pas plus que mes camarades, quoiqu’il me l’ait promis. Mais si je gagnais seulement deux ou trois sequins par mois au théâtre, il m’épouserait et je mettrais bien vite hors de chez lui toutes les autres. Elle me conta alors comment, ainsi que cinq ou six petites danseuses ou saltimbanques de la Piazzetta et de la place Saint-Marc, elle composait une sorte de harem à un robuste marchand algérien qui vendait des pastilles du sérail :

— Mais je suis sa première femme, me dit-elle avec orgueil, il m’a amenée de là-bas, tandis que les autres il les a ramassées sur le pavé de Venise.

— Et lui êtes-vous fidèle ? repris-je en riant.

— Oui, quand la misère et la rage ne sont pas les plus fortes, ma, signor, le théâtre ! le théâtre ! et je deviendrai une brave femme tranquille qui aimera bien ses enfants.

J’ai toujours remarqué que la femme la plus tombée aspirait à sa réhabilitation.

Je la quittai en lui promettant de m’occuper d’elle. J’achetai avec mon dernier écu un gros bouquet et je me rendis à l’opéra. J’avais ma place dans la loge du consul ; j’y étais à peine que l’amant de la prima donna entra et vint à moi tout ému.

— Ah ! monsieur, me dit-il, la fureur de Zéphira ne connaît plus de bornes ; elle prétend que Stella a mêlé un philtre au vin qu’elle lui a fait boire hier en soupant, que ce philtre l’a rendue sotte et brute et vous a éloigné d’elle ; elle se vengera, dit-elle, et je redoute qu’à l’heure qu’il est, elle ne monte une cabale contre ma chère Stella. Je vous en prie, avant que la toile ne se lève, allez dans la loge de Zéphira essayer de l’apaiser. Offrez-lui même ce bouquet destiné, je le devine, à mon amie. Vous lui éviterez des coups de sifflets que toutes les fleurs de Venise ne pourraient étouffer.

J’obéis au jeune Vénitien et décidé à jouer un rôle, j’entrai gaiement dans la loge de Zéphira. Elle devint pourpre en m’apercevant, et pour éloigner le seigneur Luigi, son amant, elle lui ordonna d’aller lui quérir des oranges confites. Aussitôt que nous fûmes seuls, elle me demanda impétueusement pourquoi je l’avais abandonnée la veille.

— Vous dormiez si bien et avec tant de grâce, signorina, que vous m’avez semblé en ce moment une divinité de l’Olympe, je me suis senti indigne de vous, moi simple mortel, et je me suis retiré respectueusement en tremblant pour attendre vos ordres.

Je savais que le langage élogieux et un peu amphigourique plaisait toujours aux courtisanes.

Zéphira minauda.

— Mais, me dit-elle ensuite avec une sorte de finesse, vous voilà pourtant sans que je vous aie appelé.

— Voulez-vous que je sorte, répondis-je d’un air soumis.

— Non, car je vous attendais. Et elle ajouta plus bas : Je vous désirais. Ce beau bouquet que vous avez là, ajouta-t-elle, est sans doute pour Stella ?

— Vous voyez bien que non, puisque je l’apporte ici.

Elle s’en saisit et le baisa follement en s’écriant :

— Oh ! les beaux myrtes !

Je n’avais pas remarqué que ce bouquet se composait de myrtes et d’œillets blancs. Le comte Luigi rentra, tandis que Zéphira me disait :

— Trouvez-vous pendant l’entr’acte dans les coulisses, à la loge de Stella.

— J’espère que vous allez l’applaudir et la traiter en bonne camarade, répliquai-je tout haut.

— Oh ! soyez tranquille, je lui réserve une pluie de bouquets, mais je garde celui-ci, ajouta-t-elle à voix basse.

Je la quittai sous prétexte que le consul m’attendait.

— À tantôt, me dit-elle comme je sortais.

— Oui, après le triomphe de Stella, répondis-je.

Dès le premier acte, le succès de la prima donna fut immense, on lui fit des ovations à l’italienne, sonnets et couronnes pleuvaient sur sa tête. Zéphira tint parole, elle acclama Stella, lui battit des mains et lui jeta des fleurs. À chaque entr’acte, elle alla la féliciter et l’embrasser dans sa loge. Elle m’y trouva, ce qui la rendit encore plus expansive et plus tendre pour sa camarade. Elle voulait le soir même, improviser une fête chez le comte Luigi pour célébrer la réussite de Stella.

Et comme elle insistait auprès de son amie pour me décider à venir à cette fête :

— Toi seul tu peux entraîner le signor Francese, repartit la prima donna en riant.

Je répondis que je ne disconvenais pas de cet empire ; mais qu’un vieux parent malade m’attendait, et qu’avant quelques jours je ne serais pas libre.

À ces mots, Zéphira s’élança vers moi, et je crus qu’elle allait me griffer de ses jolis doigts. Elle s’écria qu’elle comprenait bien que tout ce que je disais était un prétexte et que je ne voulais ni l’aimer ni la voir.

Je répliquai galamment que mon unique désir était de passer ma vie auprès d’elle, et que, pour nous lier, dès ce soir j’allais lui demander un service. Je lui parlai alors de la petite danseuse du Maroc et de son ambition théâtrale. Comme je l’assurai que l’Africaine n’était pas belle, elle me promit de la recommander le soir même à l’impresario qui devait la reconduire dans sa gondole.

— Je n’y mets qu’une condition, ajouta-t-elle, c’est que vous viendrez dans trois jours à la fête que je donnerai.

— Non, dans huit jours, répliquai-je ; car l’oncle que je soigne est fort malade. Dans huit jours il sera guéri, vous aurez fait débuter la pauvre danseuse et je serai tout à vous, belle Zéphira.

Elle trépignait d’une jambe tout en balançant l’autre horizontalement. Je serrai le bout de son pied, chaussé de satin nacarat, puis, sans vouloir rien entendre, je m’aventurai dans le dédale des coulisses.

Je trouvai sous le péristyle du théâtre le consul de France. Il m’attendait, me dit-il ; il offrait le soir même un media-noche à quelques Vénitiens et à quelques étrangers de distinction ; leur compagnie me plairait et tous seraient heureux de me connaître. Il n’y aura pas de femmes, ajouta-t-il ; ainsi vous pouvez venir sans déplaire à votre belle amie.

Je suivis le consul. Aussi bien, pensai-je, à quoi bon rentrer au logis avant le jour, puisque je trouverai la porte d’Antonia close ?

Une vingtaine d’hommes étaient déjà réunis dans le salon du consul quand nous y arrivâmes. Quelques-uns étaient assis à des tables de jeux ; d’autres, debout, causaient, en groupes, musique ou politique ; plusieurs fumaient, accoudés aux balcons des fenêtres ouvertes. Le consul me présenta à ses amis. Nous échangeâmes quelques paroles cordiales, puis je me plaçai machinalement devant une table de jeu, cédant à l’instinct qui me poussait à m’étourdir. Comme je mêlais les cartes, je me souvins qu’il ne me restait pas un franc dans la poche : il n’était plus temps de me lever. J’appelai le consul et lui dis :

— Vous m’avez tantôt enlevé du théâtre sans me permettre de rentrer chez moi, et je m’aperçois que je n’ai pas ma bourse.

Il me remit cinquante louis.

Je ne suis joueur que par occasion, c’est-à-dire qu’il faut que le jeu vienne à moi et que je ne vais jamais au jeu ; mais si je rencontre par hasard, comme ce soir-là, une table et des cartes, un partenaire riche et passionné, calme en apparence, gagnant sans ivresse, et sachant perdre sans sourciller, cela m’aiguillonne : alors je joue comme je travaille, avec la fièvre, nerveusement et dans une sorte de volupté âpre. Ce soir-là, l’absorption du jeu me parut délicieuse ; elle me fit oublier jusqu’à Antonia : je jouais d’ailleurs avec une persistance de chance heureuse et de coups habiles qui semblaient tenir de la magie. Vers deux heures du matin, quand un domestique du consul vint avertir Leurs Seigneuries qu’elles étaient servies, j’avais gagné cent louis au noble Vénitien qui me faisait vis-à-vis. Je lui dis que je serais prêt à lui donner sa revanche en sortant de table. Il me répondit gaiement qu’après le vin de Chypre nous ne songerions plus qu’à dormir ; mais que si je voulais bien lui faire l’honneur de visiter un soir sa galerie de tableaux, il m’offrirait de recommencer la partie.

Nous étions à peu près trente hommes assis autour d’une table splendidement servie. Quoiqu’il n’y eût pas de femmes, on commença par parler d’elles. L’amour s’introduit partout où une fête se donne : quand il n’est pas en action, on se le raconte. Quelques jeunes gens firent le récit des dernières aventures galantes qu’ils avaient recueillies. Mais deux peintres et un poëte qui étaient là élevèrent bientôt la conversation jusqu’à l’art, cet amour idéal des grandes âmes. L’un d’eux s’écria : « L’art est d’ailleurs pour nous une question de patriotisme : que serait l’Italie moderne sans la poésie, la peinture et la musique ? Notre gloire à nous c’est la Renaissance et les génies épars qui n’ont cessé d’en perpétuer l’écho jusqu’à nos jours. Si l’Italie vit encore et garde son nom dans le monde, elle ne le doit point à la nation, mais à quelques grands hommes qu’elle produit comme pour protester contre son néant. »

— L’art nous énerve en berçant notre orgueil d’une gloire apparente, s’écria amèrement un noble Vénitien, ami du comte Confalonieri. Notre histoire aussi et le rôle qu’a joué Rome dans l’antiquité nous montent au cerveau. C’est une ivresse décevante d’où sort l’inertie. Malheur aux peuples qui ne vivent que du souvenir de leur grandeur passée ! ils perdent bientôt la vie active des nations et se décomposent dans l’oubli. « Il vaudrait mieux, — c’est Byron qui l’a dit en pleurant sur Venise, — que le sang des hommes coulât par torrents que de rester stagnant dans nos veines tel qu’un fleuve emprisonné dans des canaux. Plutôt que de ressembler à un malade qui fait trois pas, chancelle et tombe, il vaudrait mieux reposer, avec les Grecs aujourd’hui libres, dans le glorieux tombeau des Thermopyles, ou du moins fuir sur l’Océan, être dignes de nos ancêtres et donner à l’Amérique un homme libre de plus. »

— C’est trop vite désespérer de notre avenir, s’écria un jeune carbonaro échappé à la proscription. J’ai tâté en secret le pouls à l’Italie, et je vous assure qu’elle vit. Elle n’est point semblable à la Grèce, que Byron compare à une faible jeune fille morte. Non, l’Italie se lèvera dans sa force comme une de ces belles guerrières de la Jérusalem délivrée. Mais il faut que la France la regarde en sœur et non en ennemie.

Et, se tournant vers moi, il ajouta :

— Vous, monsieur, qui êtes l’ami du jeune prince appelé à gouverner la France, pensez-vous qu’il soit intelligent, généreux et libéral autant qu’on nous l’a dit ?

— Je vous suis garant, répondis-je en élevant la voix, que rien de ce qui est noble ne lui est étranger, et que rien de ce qui est grand ne le sera à son règne. Je vous demande, messieurs, de lui porter un toast et d’y associer la France et l’Italie. Dès demain je lui écrirai votre sympathie.

Le consul leva le premier son verre, et nous bûmes tous à ce prince aimé qui devait vivre si peu.

Malgré la vivacité d’une causerie qui changeait à chaque instant d’objet, les vins mêlés, la saveur des mets et les heures dérobées au sommeil, dont nous sentions l’influence, commençaient à nous engourdir. La conversation devint moins générale, et bientôt chacun ne parla plus qu’à son voisin de table. J’avais à ma gauche un aimable érudit de cinquante ans, qui avait la plus belle bibliothèque de Venise : des documents inédits et les chroniques les plus rares sur l’histoire publique et privée des hommes célèbres de Venise s’y trouvaient réunis.

— En les parcourant, me disait mon interlocuteur, vous verrez revivre nos doges, nos magistrats, nos généraux, nos artistes, nos aventuriers et nos courtisanes.

Je lui répondis que je profiterais au premier jour de son offre attrayante.

Quoique les rideaux de brocard des fenêtres eussent été hermétiquement fermés, chaque fois que les laquais de service ouvraient les portes une large raie de lumière se projetait sur nous ; elle venait d’une terrasse où le jour naissant éclatait. Bientôt quelques rayons de soleil se glissèrent à travers cette ligne opaque et blanche. Plusieurs convives dirent, avec un léger bâillement, qu’il était temps de se retirer. Nous nous levâmes tous et nous regagnâmes, un peu chancelants, les gondoles qui nous attendaient.

Quand je rentrai dans ma chambre, j’avoue que je ne songeai qu’à dormir, sans me préoccuper d’Antonia. Mais je vis avec surprise que la porte de communication entre nos deux chambres était ouverte. Je me précipitai, plein d’effroi, dans la chambre d’Antonia, craignant qu’elle ne fût malade ou sortie, partie peut-être ?

Je la trouvai tranquillement assise devant la table, où elle écrivait ; elle venait de se lever et recommençait à travailler. Son teint était reposé, ses noirs cheveux à peine liés, s’échappaient en boucles sur ses tempes, ses yeux brillaient de toute la flamme de l’inspiration ou peut-être d’une colère concentrée. Sa robe de chambre, dénouée, laissait à nu ses bras, son cou et une partie de ses épaules. Elle me parut si belle et si digne dans cette attitude du travail et de la solitude que, poussé par un invincible attrait, je m’agenouillai près d’elle et l’embrassai. Elle me laissa faire, mais sans me rendre mes caresses : elle me regardait tristement et avec froideur.

— J’avais pensé, en trouvant la porte ouverte, que la paix était faite, lui dis-je, et voilà que je te trouve comme un bloc de glace.

— J’ai ouvert cette porte, reprit-elle, pour vous donner un conseil ; vos traits sont altérés, vous êtes d’une pâleur effrayante et vous ne résisterez pas à cette vie de dissipations, et peut-être de débauches ; puis vous devez manquer d’argent. Je me demande qui est-ce qui vous héberge et vous nourrit quand vous passez les jours et les nuits loin d’ici. De deux choses l’une : ou vous vous endettez, et c’est une folie indigne d’un pauvre artiste ; ou les autres payent pour vous, et c’est alors une humiliation indigne d’un gentilhomme. Je vous en conjure, Albert, renoncez à ce genre de vie, je ne dirai point par amour pour moi, car votre conduite me prouve que vous ne m’aimez pas, mais par respect pour la dignité humaine. Si je cesse d’être votre maîtresse, je resterai toujours votre mère, Albert, et j’ai dû vous parler comme je parlerais à mon fils.

— Grand merci, lui dis-je en éclatant de rire, je vous ai écoutée sans vous interrompre, et si vous voulez bien à votre tour m’accorder cinq minutes d’attention, vous pourrez juger que dans votre petit discours maternel, très-peu tendre et encore moins charitable, vous m’avez fort gratuitement accusé d’indélicatesse, de dissipation et même de débauche. Je lui fis alors le récit circonstancié et véridique de l’emploi de ma journée et de ma nuit.

— Si vous aviez consenti à m’accompagner, poursuivis-je, vous n’auriez pas tout à fait perdu votre temps, en voyant et en entendant la belle prima donna. Elle aurait pu vous fournir, pour un de vos romans, un type de femme artiste, simple, grande et aimante. Cette figure serait très-sympathique, je vous assure, pourvu que vous n’eussiez pas la prétention de l’embellir en ajoutant à ses qualités naturelles des aspirations humanitaires ! Je prononçai ces deux mots en ouvrant démesurément la bouche, ce qui produisit un bâillement involontaire.

— Allez donc dormir, s’écria Antonia dépitée.

— Je n’ai plus que deux phrases à vous dire, repris-je, puis j’irai faire un long somme. Ma nuit passée chez le consul, en compagnie de nobles Vénitiens, m’a plus éclairé sur Venise et son histoire que bien des lectures solitaires. La vieille comparaison est toujours vraie, ma chère, le poëte est comme l’abeille, il butine sans effort et en se jouant les sucs dont il compose son miel. J’ai donc enrichi mon esprit, comme vous auriez pu enrichir le votre durant ces heures en apparence si oisives ; et pour dernier argument en faveur de la manière raisonnable dont je mène la vie, voici cent louis qu’un bienfaisant hasard m’a fait gagner cette nuit très-prestement et très à propos à un opulent Vénitien ; prenez-en la moitié pour remplir votre bourse, que vous me reprochez si souvent de laisser vide, — et en parlant ainsi, j’alignai cinquante louis sur une des feuilles du manuscrit d’Antonia ; elle secoua la page avec colère et fit jaillir les pièces d’or sur le parquet.

— Il ne vous manque plus que de devenir joueur ; avant peu vous partagerez vos nuits entre les tripots et cette petite saltimbanque africaine.

— Elle a ton regard Antonia, et c’est pourquoi elle me plaît, répondis-je du seuil de la porte qui séparait nos deux chambres. Allons, ma chère, viens me bercer dans tes bras ou trêve de tes sermons qui tombent sans fruit sur un homme endormi.

— Que Dieu vous sauve, moi j’y renonce, répliqua-t-elle sous forme de péroraison.

Jugeant à cette intervention de Dieu (dont les écrivains romantiques abusent par trop, soit dit en passant), qu’elle ne m’accorderait pas le plus petit baiser ; je fermai la porte et me mis au lit.

Mon sommeil fut long et réparateur. Antonia qui à la réflexion redevenait toujours une bonne et cordiale femme, rendit la maison silencieuse afin qu’aucun bruit subit ne m’éveillât.

Je ne me levai qu’à une heure et je fus charmé de voir qu’elle m’avait attendu pour déjeuner dans notre salon qui donnait sur le quai des Esclavons.

Je ne la regardais pas même, craignant d’être troublé par sa beauté toujours nouvelle pour moi, et, afin d’éviter tout orage et de ne plus irriter son humeur, je lui racontai d’un ton libre d’intéressantes particularités sur Venise que m’avaient apprises les hôtes du consul ; elle parut m’écouter avec intérêt et lorsqu’elle me vit prêt à sortir, elle me dit :

— Reviendras-tu souper ce soir ?

— Oui, répondis-je, si après tu consens à te promener un peu au loin ; nous irons à Saint-Nicolas du Lido.

— Encore ! répliqua-t-elle avec impatience, tu ne peux donc pas attendre que je sois délivrée du poids de mon cerveau.

— J’attendrai tant qu’il te plaira, repris-je en affectant une indifférence par laquelle j’espérais faire naître sa jalousie et réveiller son amour.

Mais non, elle reprit sa pose impassible en me regardant partir et comme je montais en gondole, je la vis à la fenêtre fumant avec tranquillité.

Je me trouvais bête et décontenancé ; je me demandai à quoi me servaient mon imagination et ma jeunesse si elles étaient sans pouvoir sur la volonté de cette femme obstinée. Je me promis bien, du moins de ne plus donner à son paisible orgueil le spectacle de mon agitation, et je me jurai de renfermer mes angoisses sous la double dignité du calme et du silence. Mais quand le cœur en arrive à cette contrainte que devient l’amour ?

Tout entier à mes sensations personnelles, je n’avais pas songé à traverser la place Saint-Marc pour remettre à la pauvre danseuse ma carte sur laquelle j’avais écrit l’adresse de Zéphira. Je me reprochai mon oubli et revins sur mes pas ; je trouvai la brune enfant à sa place accoutumée, vêtue comme la veille, de sa robe neuve et coiffée plus coquettement encore ; elle avait piqué dans ses épais cheveux noirs de gros œillets rouges parfumés.

— Préviens la danseuse Zéphira, lui dis-je en lui remettant cette carte, que je ne la reverrai que le jour de tes débuts à la Fénice ; d’ici là, comme elle le sait, je reste auprès d’un parent malade.

— Et moi, signor, ne vous reverrai-je pas ? répondit l’Africaine en me regardant étrangement.

— Toi pas plus qu’elle, fis-je avec humeur comme pour me débarrasser de ces deux obsédantes figures de femmes.

— S’il en est ainsi, caro signor, laissez-moi vous accompagner un peu dans votre gondole, à présent que je suis propre et pimpante, grâce à votre générosité. J’ai quelque chose à vous dire.

— Et moi je ne veux pas t’entendre, répliquai-je et je disparus sous les arcades, en lui lançant brutalement un louis à la face. Comme je tournais la tête, à l’un des angles de la place, je l’aperçus qui pleurait.

Je me mis à maudire toutes les femmes, leur influence fantasque, harcelante et incessamment incompatible avec le repos de l’homme ; en pensant ainsi je rejoignis ma gondole, je m’y étendis tout de mon long et j’ordonnai aux gondoliers de me conduire au large et de faire le tour du fort Saint-Andrea ; les vagues me berçaient mollement, la tente close et noire de la gondole m’enfermait comme les rideaux d’un lit ; ces mêmes figures de femmes, dédaignées tantôt, repassaient gracieuses devant moi, je leur tendais mes bras énervés de n’étreindre que le vide, et si, à ce moment, à défaut d’Antonia, la petite saltimbanque ou même Zéphira se fussent offertes à mes désirs, je ne sais ce que serait devenue la fidélité de mon amour. Une secousse des vagues m’arracha au vertige de ce rêve. Je tirai brusquement les stores de la gondole ; le grand jour et le vent de la mer y pénétrèrent à la fois. Nous étions arrivés au rivage méridional du Lido ; l’étendue des vagues bleues de l’Adriatique se déroulait devant moi. J’aspirais de toute la force de mes poumons l’air vivifiant qui soufflait du large. Je descendis à terre ; voulant faire seul le tour de ces rives sablonneuses, j’ordonnai à mes deux gondoliers d’aller m’attendre vers le bord opposé.

Je marchais à l’aventure ; j’enfonçais parfois jusqu’à la cheville, et je songeais à Byron essayant de diriger un cheval fougueux sur ce sol mouvant ; je revoyais le grand poëte anglais avec son front inspiré couronné de cheveux soyeux et bouclés ; ses yeux où son génie éclatait, sa bouche sérieuse et charmante comme celle d’une belle jeune fille qui aime et qui rêve ; son cou sculptural qu’une cravate large laissait presque toujours à nu. Cette tête superbe empreinte de la beauté idéale et que j’avais revue vivante dans l’admirable buste de Thorwaldsen[5], semblait me suivre du regard durant ma promenade solitaire. Je songeais à son long ennui qu’une mort glorieuse abrégea ; il m’apparaissait toujours fatigué de vivre et incertain de l’amour. Je m’appuyai sur ce compagnon invisible et je lui disais : Console-toi ; le mal qui t’a frappé m’a atteint, et je ne trouve plus ni en moi ni hors de moi, de quoi apaiser mon âme ! — Antonia m’aimerait-elle au gré de mes désirs infinis, je sentirais encore un tourment sans cause. L’ombre de Byron me répondit : C’est ton cœur de poëte qui gémit en toi. La connaissance de tout ce qui fût, la vue des passions et des misères humaines, la perception de l’infini dont il ne peut pénétrer le mystère,

le sentiment du beau dont la possession lui échappe, l’éblouissement de la gloire dont il mesure le néant, en voilà assez pour composer l’écrasant fardeau qui incessamment broie son âme. Tu souffres, ô mon frère ! du mal de la pensée, et ce mal est incurable ; regarde ce vaisseau qui glisse sur la mer calme ; il file vers l’Orient et va saluer en passant ma Grèce bien-aimée. Les matelots qui le conduisent étaient tristes tantôt à l’heure des adieux ; on a même vu des larmes rouler sur leurs bruns visages ; mais les voilà en mer : le soleil brille, une brise favorable enfle leurs voiles ; la traversée sera bonne et rapide, pourquoi s’affliger ? Entends-tu résonner sur les vagues leurs refrains joyeux ? Ils chantent comme ils pleuraient ce matin, ils s’abandonnent naïfs à l’animalité de leurs sensations. Mais essaye, toi en qui l’esprit domine, de monter comme passager sur ce navire ; les cieux auront beau te sourire, et les flots te bercer, toujours, toujours, tu ressentiras le reflet de tes propres douleurs, répercutées à l’infini par les douleurs immémoriales de la terre ; souviens-toi de ces mots de Leibnitz : « L’âme du poëte est le miroir du monde. » Vis donc sans te plaindre et sans espérer guérir.

La voix mourut en moi ou autour de moi ; car je n’oserais jurer qu’elle ne m’eût pas réellement parlé.

J’entrai dans le cimetière des juifs, et je m’assis à l’ombre de quelques arbustes. En considérant ces tombes, que l’intolérance de la vieille Venise avait parquées hors de ses murs, je pensais au mépris et à la proscription qui frappèrent si longtemps, même dans la mort, cette grande race juive. Belle, tenace, intelligente, à travers tant de siècles de persécutions, elle s’est maintenue distincte et forte ; sa patience héréditaire a triomphé des obstacles et des humiliations ; aujourd’hui ses fils régnent à l’égal des chrétiens : plusieurs par le génie des lettres et des arts, un plus grand nombre par l’industrie, cette puissance nouvelle des temps modernes. Leurs richesses les fait asseoir à côté des rois et les associe à la destinée des peuples. Qui donc oserait se détourner d’eux ! Où sont désormais les Shylocks persécutés et persécuteurs ? que deviennent nos haines et nos injustices ? où vont nos croyances ? Les convictions et les certitudes des nations et des individus dévient, se décomposent et disparaissent à travers le cours troublé de l’histoire. Ceux qui ignorent végètent en paix ; ceux qui savent et qui embrassent d’un regard ce passé anéanti, s’épouvantent. Ils voient bien que ce qui a été n’est plus, et ils se demandent ce qui sera. Que reste-t-il des symboles et des passions des âges détruits ? Un sentiment individuel, l’amour ! que beaucoup même commencent à nier. On raille déjà l’amour comme on a raillé la foi et la royauté avant de les détruire : le sarcasme est l’arme qui découronne avant le glaive qui décapite.

Tandis qu’assis dans le cimetière des juifs j’étais assailli par ces pensées, j’avais devant moi la mer tranquille où glissaient quelques barques ; je tournais le dos à Venise, sur laquelle le soleil qui déclinait allait répandre en se couchant des pourpres d’incendie. J’entendais mes deux gondoliers qui, profitant du repos que je leur laissais, avaient entonné une barcarolle : leur voix, agrandie par l’espace, montait en intonations superbes.

Un peu las de ma promenade à travers les sables, je me dirigeai vers un cabaret du Lido, célèbre par son vin de Samos. L’hôte, qui commençait à grisonner, me dit que lord Byron s’était souvent assis à la table où je me plaçai sous une tonnelle :

— J’étais jeune alors, ajouta-t-il, et chaque jour je suivais à la course le cheval de Sa Seigneurie ; puis, quand je voyais bête et cavalier n’en pouvant plus, j’offrais à milord de venir se reposer chez moi. Parfois milord dînait ici. Ne voudriez-vous pas, signor Francese, en faire autant ?

Le moyen de résister à un homme qui se recommandait à moi d’un aussi grand nom ? Ma course au bord de la mer m’avait affamé ; la tranquillité du lieu me tentait. Je me fis servir sous la tonnelle une dorade qu’on venait de pêcher, une polenta et du fameux vin de Samos. Je ne suis pas certain d’avoir bu réellement du vin grec, mais rien que le nom me charmait. J’aime ces noms euphoniques de la langue d’Homère ; ils abondent à Venise : on dirait que les flots et la brise de la mer du Pyrée les ont roulés jusqu’à l’Adriatique.

Ce vin généreux, la solitude de la plage et la fraîcheur du soir me plongèrent dans un bien-être qui m’apaisa. Quand je remontai en gondole pour regagner Venise, je n’étais pas le même homme que le matin. J’avais ouvert les stores de la barque pour contempler devant moi la poétique cité qui se détachait sur le fond rouge du soleil couchant : les coupoles de Saint-Marc s’élançaient dans le ciel lumineux. Je débarquai en face du pont des Soupirs, et je restai là jusqu’à la nuit, regardant autour de moi et répétant en anglais la première strophe du quatrième chant de Childe Harold.

« Me voici à Venise près du pont des Soupirs. De chaque côté j’aperçois un palais et une prison. Je crois voir sortir la ville du milieu des vagues comme si la baguette d’un magicien l’eût élevée tout à coup. Des milliers d’années étendent leurs ailes sombres autour de moi, et une gloire mourante étend ses lueurs sur ces temps éloignés où tant de contrées soumises à Venise admiraient ses monuments de marbre, son lion redoutable et où la reine de l’Adriatique dictait ses lois aux îles nombreuses qui formaient son empire.

» Elle semble la Cibèle des mers, couronnée dans le lointain d’un diadème de tours ! etc. »

Doublement absorbé par Venise, que baignaient des flots de lumière et par les vers du grand poète, qui me berçaient harmonieusement, je n’entendis pas marcher près de moi. Tout à coup une robe effleura ; je tournai la tête et j’aperçus la petite danseuse du Maroc. Mes yeux durent exprimer la colère ; car la pauvre fille frissonna et me dit humblement en joignant les mains :

— Pardon ! pardon ! signor ; mais c’est la signora Zéphira qui m’envoie vers vous.

— Eh ! que me veut-elle ? répliquai-je impatienté.

— Elle m’a dit, quand je lui ai remis votre carte, que si vous n’alliez pas chez elle aujourd’hui même, elle ne me ferait pas débuter. Elle prétend qu’il faut que vous me choisissiez un nom de théâtre ; car mon nom arabe est trop long et trop difficile à retenir.

— Eh bien, répondis-je, va dire à Mlle Zéphira que tu t’appelles Mlle Négra[6] : ce nom convient à ton visage. Et, en disant ces mots, je la quittai ; je traversai la cour du palais ducal, puis la place Saint-Marc, pleine de promeneurs.

Autant la nature et la solitude m’apaisent et font remonter l’âme en moi, autant la foule, le mouvement joyeux ou affairé d’une ville, la vue des couples riants m’agitent, aiguillonnent mon sang et m’entraînent au plaisir. Alors je ne suis plus poëte ; je suis une chair qui frémit et délire et veut sa part de la vie universelle.

Bien décidé pourtant à rester sous la calme influence de ma promenade au Lido, je parcourus la place sans rien regarder, et je rentrai aussitôt pour me mettre au travail.

Je vis Antonia accoudée à la fenêtre du salon. Je me rendis dans ma chambre sans chercher à lui parler, et je m’assis devant la table où j’écrivais ; j’aperçus sur les feuilles éparses une large enveloppe qui portait le sceau du consulat ; le cachet en était brisé, et je ne m’en étonnai pas en lisant sur l’adresse : Très-pressée. Antonia avait pu penser que c’étaient des lettres de France qui nous arrivaient. Je trouvai dans cette enveloppe le billet suivant du consul :

« Cette folle de Zéphira, qui ne sait pas votre adresse, m’envoie coup sur coup deux lettres pour vous, je n’aurais point consenti à servir d’intermédiaire à sa correspondance si elle ne m’assurait qu’il s’agit d’une bonne action que vous devez faire ensemble. »

Je lus avec humeur les deux billets de la danseuse qui n’avaient point été ouverts ; dans le premier, daté du matin, elle me disait :

« Cette petite coureuse est moins laide que vous ne le prétendiez, et je vous soupçonne de la protéger con amore ; n’importe, je tiendrai ma parole puisque vous m’aimez, carissimo. Venez vite chez moi, où je suis seule sous prétexte de faire la sieste ; il faut que nous baptisions ensemble d’un nom chrétien cette petite moricaude. »

Le second billet, écrit il n’y avait pas deux heures, renfermait ces mots :

« Si vous ne venez pas ce soir même vous promener dans ma gondole, je renvoie votre ragazza danser sur la place Saint-Marc et sur la Piazzetta ; je veux bien être complaisante pour vous, mais il ne faut pas que vous soyez un ingrat. »

Je lui répondis aussitôt :

« Un Français ne se laisse pas conduire en laisse comme un Italien, je vous ai dit que je vous verrais le soir des débuts de Mlle  Négra. Le lendemain je me rendrai à la fête que vous devez donner chez le comte Luigi. D’ici là je resterai à distance votre très-humble serviteur. »

Après avoir écrit ce billet, que je posai sans le cacheter près de ceux de Zéphira, je me mis à relire les pages que j’avais faites l’avant-veille ; tout à coup la porte de la chambre d’Antonia s’ouvrit et je vis celle que j’aimais par-dessus tout me sourire d’un air narquois.

— Je n’ai décacheté cette lettre du consul, me dit-elle, que parce que j’ai pensé qu’elle renfermait des nouvelles importantes de France. Mais vous avez vu que ma curiosité s’était arrêtée là ; je ne veux rien savoir de vos amours avec ces drôlesses.

— Et moi je veux que vous les connaissiez, repartis-je, en poussant devant elle les deux billets de la danseuse et ma réponse.

Entraînée sans doute par un peu de curiosité, elle les lut, et me dit :

— Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? À vos heures vous vous occupez de Mlle  Zéphira, et quant à Mlle  Négra, vous avez pour elle un tendre penchant.

— Comme il vous plaira, répliquai-je, bien résolu de ne plus entrer en lutte.

Lorsqu’elle me vit reprendre la plume et continuer à écrire, elle s’approcha de moi :

— Voyons, mon cher Albert, ne voulez-vous pas permettre que je vous parle comme une sœur ?

— Hier vous étiez ma mère, répondis-je, aujourd’hui vous êtes ma sœur.

— Je suis toujours une femme qui vous aime, ajouta-t-elle, en posant ses lèvres sur mon front ; patientez encore quelques jours et vous me retrouverez tout à vous.

— Ô femme irritante et impudiquement mystique, m’écriai-je, tu n’entends rien à l’amour ! Je voulus essayer de la presser sur mon cœur ; mais elle se dégagea, et sans souci du mal qu’elle me faisait elle s’enferma dans sa chambre.

Je travaillai toute la nuit, domptant ma tristesse et mes désirs.


xv


Les jours suivants s’écoulèrent sans trouble et sans événement ; je voyais à peine Antonia, et je mettais mon orgueil à lui paraître riant et dégagé. Je passai mon temps à errer dans Venise. Chaque matin je partais avant ou après déjeuner, suivant l’heure où je m’éveillais. Tantôt je visitais un monument, tantôt je me faisais conduire en pleine mer, tantôt je m’enfermais dans un musée ou dans la bibliothèque du riche Vénitien que j’avais rencontré chez le consul. Souvent je dînais ou je soupais au restaurant ; j’évitais de manger avec Antonia, car dans ces heures ordinairement si intimes d’un repas pris ensemble, sa froideur ou sa raillerie m’exaspéraient ; je fuyais aussi la vue des autres femmes ; je regardais à peine les belles Vénitiennes penchées à leurs balcons où, à travers leurs jalousies, leurs regards appellent les regards. Je ne voulais pas être infidèle à mon amour, même par une tentation passagère.

Je tenais mon esprit toujours en haleine : j’imaginais en marchant des plans d’ouvrages, je combinais des effets dramatiques, je façonnais quelques vers, et lorsque qu’à minuit je rentrais, je me mettais à écrire jusqu’à ce que la fatigue me brisât. Alors je me jetais sur mon lit, parfois tout habillé. Quand je me levais j’étais harassé ; je secouais mon malaise et mon cœur, et je recommençais à travers Venise mes courses vagabondes.

Un jour c’était Saint-Marc qui m’attirait ; je m’arrêtais d’abord devant son portique pour considérer les fameux chevaux de bronze que la victoire conduisit à Paris, et dont mon père m’avait si souvent parlé comme d’un des trophées de nos gloires. La vue de ces chevaux me suffisait pour ranimer tout l’Empire. Je revoyais Napoléon comme un héros antique tenant par la crinière ces coursiers grecs. À mesure que je pénétrais dans la basilique, la figure d’un autre empereur du moyen âge se dressait devant moi ; les marbres, les mosaïques, l’or et les pierreries des autels resplendissaient à la lueur des cierges ; le pape Alexandre, recouvert comme un Dieu d’un dais éblouissant, assis sur le seuil de l’église, entouré de ses cardinaux, des patriarches d’Aquilée, des archevêques et des évêques de Lombardie, tous revêtus de la pourpre et des robes pontificales, attendaient Frédéric Barberousse, que six galères vénitiennes avaient amené de Chioggia au Lido. Le doge, entouré d’un splendide cortège, escorta l’empereur, ils débarquèrent ensemble au quai de la Piazzetta et se rendirent devant Saint-Marc. Là, dit la chronique latine : « Barberousse, humiliant sa grandeur, dépouilla son manteau impérial et se prosterna aux pieds du pape, celui-ci, ému, releva l’empereur, l’embrassa, le bénit, et aussitôt toute l’assistance entonna le psaume : Nous te saluons, ô Seigneur ! Alors, Frédéric Barberousse prit le pape Alexandre par la main et le conduisit dans l’église. »

Cependant, tandis que le pape disait la messe, l’empereur ôta une seconde fois son manteau impérial, et tenant une baguette, il officia comme porte-verge à la tête des laïques du chœur. Après l’évangile, le pape prêcha et l’empereur s’assit au pied de la chaire ; on chanta ensuite le Credo. Barberousse fit son oblation, puis baisa la mule d’Alexandre : quand la messe fut terminée, l’empereur conduisit de nouveau le pape par la main jusqu’à son cheval blanc, il lui tint l’étrier et dirigea le cheval par la bride vers le bord de la lagune.

À cette époque, la papauté représentait l’intelligence et la liberté ; un vieillard infirme et sans armes domptait un potentat puissant et redouté ; la force s’inclinait devant l’esprit. Aujourd’hui nous allons à l’aventure, n’ayant plus rien à vénérer ni à croire.

Un autre jour, c’était l’arsenal que je parcourais, ranimant ces armes au repos et ces forces enchaînées de la gloire évanouie de Venise. Par les beaux soirs, j’aimais à monter au haut du campanile qui relie la place Saint-Marc à la Piazzetta. J’avais devant moi la colonne de marbre où se tient juché le lion ailé et sur une colonne parallèle le saint protecteur de Venise, la ville se déroulait à mes pieds entourée d’une ceinture de flots calmes qui commençaient à s’assombrir. Là, encore, les vers de Byron me revenaient et je les répétais comme pour fixer dans ma mémoire le tableau mouvant.

« La lune paraît[7], la nuit n’a pas encore commencé son règne silencieux, les derniers rayons du soleil lui disputent le ciel ; une mer de lumière se répand sur les cimes bleuâtres des monts du Frioul. Le firmament est pur et n’a pas un nuage ; on le dirait composé d’une suite de zones lumineuses ; on croirait qu’il va se fondre en un vaste arc-en-ciel du côté de l’occident où le jour qui finit se réunit à l’éternité ; du côté opposé le pâle croissant de la lune flotte dans une atmosphère bleue, comme une île aérienne habitée par des esprits.

» La lune accompagnée d’une seule étoile occupe la moitié du ciel, tandis que les flots de clartés que jettent les derniers rayons du soleil se suspendent aux sommets des Alpes Rhétiques ; il semble que le jour et la nuit refusent de céder l’un à l’autre jusqu’à ce que la nature les y force… Ces lueurs diverses donnent à la Brenta la teinte empourprée d’une jeune rose qui se réfléchirait dans un ruisseau. Ainsi le ciel se réfléchit dans le fleuve tranquille et lui fait partager son éclat.

» Les feux mourants du soleil et la lumière blanche de la lune déploient toutes les variétés de leurs reflets magiques ; mais déjà la scène change ; une ombre plus épaisse jette son manteau sur les montagnes, le jour qui cède meurt comme le dauphin blessé à qui chaque phase de son agonie prête une couleur nouvelle de plus en plus éclatante jusqu’à ce qu’il expire… C’en est fait ; partout s’étendent les voiles gris de la nuit. »

Ainsi je vivais, me plongeant dans toutes les ivresses de l’imagination et de la poésie.

Antonia, que ma tranquillité apparente dépitait peut-être, continuait impassiblement son travail.

La danseuse Zéphira semblait s’être soumise à ma volonté et ne m’importunait plus de son souvenir. J’avais vaincu mes désirs et mes inquiétudes par l’excès même de l’agitation ; vous connaissez cet aphorisme : « La sagesse est un travail ; pour être seulement raisonnable il faut se donner beaucoup de mal ; tandis que pour faire des sottises il n’y a qu’à se laisser aller. »


xvi


Un matin, comme je déjeunais avec Antonia, on m’annonça la visite de l’amant de la prima donna ; je m’empressai de le recevoir et je priai Antonia d’assister à notre entrevue : il se plaignit de mon oubli ; sa chère Stella s’étonnait de ne pas me voir, mais elle comprenait que je ne pouvais quitter la signora, ajouta-t-il en se tournant vers Antonia ; et si son amie avait osé, elle serait venue elle-même nous inviter tous les deux d’aller entendre chez elle un peu de musique.

Antonia répondit avec bonne grâce qu’elle serait très-empressée dans quelques jours de faire la connaissance de la grande cantatrice dont tout Venise parlait ; mais pour le moment elle ne pouvait perdre une minute.

L’amant de Stella, s’adressant alors à moi, m’apprit que le soir même, la pauvre danseuse à qui j’avais fait l’aumône débutait à la Fenice. — Elle était venue supplier humblement Stella de me déterminer à aller au théâtre.

— J’irai, répliquai-je.

Antonia me lança un regard sardonique.

— Ce n’est pas tout, reprit le Vénitien, Zéphira qui s’est montrée fort bonne créature à l’égard de votre protégée, donne, à l’issue du spectacle, une fête de nuit dans le palais du comte Luigi ; elle espère que vous y assisterez ; tout ce qu’il y a dans la ville de jeunes et riches oisifs sera là. Quant aux femmes, je ne vous promets pas des patriciennes ni des vertus : je dois même avouer que celles que vous rencontrerez me semblent une compagnie peu digne de ma chère Stella, mais des convenances de théâtre la forcent, vous le savez, à ménager Zéphira ; d’ailleurs on sera en masque et, on pourra, garder l’incognito. De sorte, poursuivit-il en s’adressant à Antonia, que si madame était tentée de vous accompagner, elle verrait, sans être connue, une de ces anciennes fêtes de Venise si rares désormais dans notre ville en deuil.

Je fus de l’avis de notre visiteur, et je pressai Antonia d’accepter cette distraction.

Le Vénitien ajouta, en riant, que par sa chère présence elle me garantirait de toute tentation.

Antonia repartit qu’elle me laissait parfaitement libre de me divertir avec ces dames ; qu’elle ne comprenait pas l’amour esclave ; qu’un sentiment aussi grand ne devait avoir sa force que dans la moralité de l’âme.

En prononçant cette docte maxime, elle se leva, salua l’amant de Stella et disparut.

— Elle est fort belle, me dit le Vénitien, mais elle a des yeux terribles.

Résolu à m’étourdir et à oublier cette femme impliable, je demandai à l’aimable jeune homme quel déguisement il comptait mettre pour cette fête ?

— Stella m’a fait faire, répondit-il, un costume de noble vénitien du seizième siècle ; et vous, quel habit choisirez-vous ?

— Un habit de chevalier de Malte.

— Fort bien ; c’est d’un bon augure, car vous tiendrez le vœu que cet habit impose, répliqua le Vénitien en riant.

Nous sortîmes ensemble ; nous passâmes d’abord chez un costumier, puis nous nous rendîmes chez la prima donna où je résolus de passer la fin de la journée à me laisser bercer par la musique et par la mansuétude que répandait autour d’eux l’amour de ces deux êtres heureux.

À peine étions-nous arrivés, qu’une voix aiguë appelant Stella nous annonça la visite de Zéphira. Je n’eus que le temps de me cacher derrière un rideau de porte en tapisserie.

— Eh bien ! viendra-t-il au théâtre ? viendra-t-il à ma fête ? s’écria la danseuse du fond de la galerie.

— Oui, bellissima, répondit la prima donna, il l’a promis à l’amico.

— Tiendra-t-il parole, ce fier invisible ? répliqua Zéphira.

— Sans aucun doute, dit le Vénitien, puisque nous sortons ensemble de chez le costumier.

— Ah ! bravissimo ! répondit la danseuse ; mais il fallait l’amener ici.

— Non, repartit Stella avec finesse, il faut qu’il te voie dans tout ton éclat. Tu t’agites trop depuis quelques jours ; tu pâlis et maigris : suis un conseil d’amie, va te baigner et faire la sieste jusqu’à ce soir ; les roses de ton teint reviendront et tu seras irrésistible.

— Suis-je donc si laide ? fit la danseuse en minaudant et en se plaçant devant une glace ; tu as raison, j’ai l’air d’un spectre, et mieux vaut que le signor Francese ne me voie pas ainsi.

Je la regardai en soulevant un peu le rideau qui me cachait à l’autre bout de la galerie ; elle me parut pâle et flétrie, et sa mante de taffetas noir, en s’entr’ouvrant, me laissa voir sa maigreur.

— Tu es une amie sincère, dit-elle à Stella en l’embrassant ; adieu, je vais dormir jusqu’à la nuit.

Quelques minutes après, nous entendions le bruit des rames de la gondole qui l’emportait.

— Nous voilà libres, s’écria la prima donna en se mettant au piano ; et, tandis que son amant et moi fumions des cigarettes, elle nous chanta tour à tour les airs les plus dramatiques de ses rôles, puis quelques piquantes barcarolles vénitiennes. Elle fut lasse de chanter avant que nous fussions las de l’entendre.

Sur son ordre, un domestique, plaça devant elle une grande corbeille d’osier pleine des plus belles fleurs. La galerie en fut embaumée. Stella, de sa main d’artiste, groupa en bouquets et tressa en couronne les roses, les œillets, les jasmins d’Espagne, les myrtes et les fleurs de grenades.

Je devinais son dessein et je souriais de sa bonté.

— Vous voulez donc rendre cette enfant folle de joie ? lui dis-je.

— Songez, répliqua-t-elle, que ce sera peut-être l’unique fête de sa vie. Demain on peut la siffler ; il faut donc que ses amis lui donnent un grand bonheur ce soir, dont le souvenir la soutiendra plus tard.

Quand elle eut fini son travail embaumé, Stella nous quitta quelques minutes pour faire sa toilette. Elle portait presque toujours des robes flottantes qui seyaient à ravir à sa taille de statue grecque. Ce jour-là, elle mit une robe de mousseline des Indes, assujettie aux épaules par des camées antiques. Trois cercles d’or resserraient vers la nuque, comme des bandelettes, les tresses et les boucles de ses cheveux noirs. Son amant la regardait radieux ; et moi, calme mais charmé en face de cette belle créature si parfaite, je me disais :

— C’est une muse qui s’ignore, une intelligence qui se manifeste sans orgueil ; inspirée et superbe avec tranquillité.

La gondole qui nous conduisit au théâtre emporta la cargaison de fleurs destinée à la petite Africaine.

Nous trouvâmes Zéphira déjà installée dans la loge de la prima donna. Elle était si éblouissante de joyaux, qu’elle rayonnait à l’égal des lustres qui éclairaient la salle à giorno. Sa poitrine et sa gorge, un peu maigres, se dissimulaient sous un large collier byzantin en diamants, émeraudes et rubis ; sur sa tête c’était toute une résille des mêmes pierreries, où se jouaient gracieusement ses cheveux ; sa tunique de gaze d’argent, parsemée de renoncules rouges, était le point de mire de tous les spectateurs ; le fard aidant, sa piquante beauté était ce soir-là fort attrayante.

Stella la complimenta sur sa toilette.

— Et vous, vous ne me dites rien, fit-elle en me tendant la main et en secouant la mienne en cadence.

— On ne parle pas aux astres ni aux déesses, répondis-je, on reste ébloui, anéanti ; c’est ce qui arrive aux Hindous dans leurs pagodes, lorsqu’on découvre à leurs yeux les images en or et en pierreries des incarnations de leurs dieux.

— Je vois bien, reprit-elle, que vous vous moquez de moi et que vous me trouvez trop parée ; soyez tranquille, cette nuit, pour la fête, j’aurai un tout autre costume.

L’orchestre préluda ; l’air du carnaval de Venise se fit entendre et bientôt l’attention de la salle entière se détourna de Zéphira pour se porter sur la scène. La toile s’était levée ; le théâtre représentait une cour moresque aux galeries en arcades, avec des vasques de marbre blanc où tombaient sur l’eau les fleurs des orangers et où se miraient les lauriers-roses. Le directeur de la Fenice en impresario consommé, avait fait composer un ballet pour les débuts de Mlle  Négra, une perle enfouie dans les impasses de Venise et découverte un beau jour par un poëte français qui l’avait mise en lumière. C’était en ces termes que les journaux de la ville et les affiches du théâtre annonçaient depuis huit jours la petite Africaine, m’associant à sa gloire présumée, mais sans me nommer, grâce au ciel.

Le ballet destiné à servir de cadre à la grâce de Négra n’avait pas coûté de grands frais d’imagination à son auteur. C’était toujours la vieille histoire d’un pacha blasé, voulant repeupler son harem et faisant défiler une à une devant lui les femmes qu’un marchand d’esclaves lui amenait. Quand la toile se leva, le gros pacha était assis sur des coussins, fumant sa longue pipe d’ambre et regardant à travers la fumée du tabac embaumé les beautés qui se trémoussaient pour lui plaire. Il fit une moue dédaigneuse aux quatre premières danseuses, qui se balancèrent, s’arrondirent et pirouettèrent en le regardant. Mais tout à coup Négra parut, elle glissa devant le pacha sans s’arrêter et comme épouvantée de sa corpulence. Ce fut elle qui, d’un geste de mépris, eut l’air de lui dire : Je m’appartiens ! Cette pantomime, qui n’était pourtant pas dans l’esprit du ballet, fut accueillie par de vifs applaudissements. Il est vrai que Négra était d’une beauté si étrange, si nouvelle, qu’elle s’emparait des sens comme par magie. C’était comme ces vins rares du midi, rayons liquides du soleil, qui montent à la tête dès le premier coup. Je n’avais pas pressenti que la petite danseuse des rues pût jamais m’apparaître ainsi. Elle était vêtue d’une première tunique rouge brodée de pierreries sur laquelle retombait une seconde tunique plus courte, fauve et tigrée d’or, dont le corsage adhérait à sa taille fine. Ses seins se soulevaient à demi, agitant trois rangs de sequins qui bordaient sa robe ; ses petits bras d’un modelé parfait avaient autour des poignets deux serpents d’or aux yeux de rubis. Je n’ai jamais vu de mains plus mignonnes, aux doigts plus minces et mieux ciselés. Son cou avait des ondulations de cou de flamant ; sa peau brune empruntait à l’éclat du lustre la teinte du plumage de cet oiseau et aussi le ton empourpré et poli des beaux coquillages roses ; c’était surtout ses jambes nues, ceintes de cerclés d’or et éclairées par la lumière de la rampe, qui faisaient songer à cette double comparaison. Mais on oubliait presque la morbidezza du corps en regardant la tête expressive où rayonnaient ses yeux flamboyants ; ses cheveux noirs rejetés en arrière étaient constellés de sultanis d’or reliés sur le front par une grosse opale. Elle dansa et parut se transfigurer dans un pas précipité et fougueux qui força la musique de l’orchestre à accélérer ses mesures : sa tête alors lança des éclairs ; les yeux, les dents, les narines mouvantes, semblaient s’irradier autour d’elle ; tout était en harmonie dans sa danse ; la flamme du regard courait dans sa taille frémissante, dans ses pieds qui vibraient sur l’orteil, dans ses bras tendus vers la volupté. Sa danse donnait le vertige, c’était quelque chose de non appris, d’inspiré par le sang.

Comme tous les spectateurs, je subissais la contagion de passion qui se dégageait d’elle. Il est vrai qu’elle m’enveloppait de son regard, m’appelait du sourire et semblait m’étreindre à travers l’espace. Dès son entrée en scène, ses yeux s’arrêtèrent sur moi et ne me quittèrent plus ; je me sentais attiré, emporté dans ses bras, pressé contre son cœur ; j’étais à coup sûr le maître de cette femme, le sultan préféré qu’elle voulait fasciner ; elle savait me vaincre à force de volonté et d’amour ; je ne m’appartenais plus et je tourbillonnais avec elle, enlaçant, enlacé, suivant l’expression de Goethe.

Les danses les plus brûlantes auraient paru glacées auprès de cette danse africaine. Ce n’était pas la lascivité, mais l’ardeur ; au lieu des tressaillements du plaisir et de la gaieté, c’était la frénésie indomptée et sombre, l’ivresse qui tue. Cette danse incandescente était à la danse italienne et espagnole ce qu’est Didon à une matrone romaine et Othello à Gonzalve de Cordoue. On devinait une de ces filles du Sahara, qui prouvent leur amour en faisant éteindre des charbons ardents sur leur chair. À chaque mouvement, à chaque geste se détachait d’elle un fluide ambiant qui remplissait la salle ; les spectateurs semblaient possédés de l’ardent démon qui frémissait dans ce jeune corps ; c’étaient des cris, des transports, des baisers lancés dans l’air, des mots hardis qu’on ne se dit que tout bas. Les fleurs tombaient en pluie aux pieds de Négra qui, sans rien voir, continuait à danser son rêve, si je puis m’exprimer ainsi ; tout à coup partageant l’ivresse commune, je fis comme la foule, je l’acclamai par son nom, je m’emparai des couronnes et des bouquets préparés par Stella et les lui lançai un à un ; le premier bouquet frappa contre son cœur ; elle l’y étreignit, le baisa et, par un mouvement plein de grâce, y reposa sa joue comme un enfant qui s’endort sur un oreiller. Ce geste fut applaudi par toute la salle ; les fleurs amoncelées autour d’elle l’ensevelissaient comme un poétique linceul. D’abord elle les écarta avec ses petits pieds, en dansant toujours ; mais insensiblement, comme prise de lassitude ou cédant à quelque extase de volupté, elle réunit en cadence, et en décrivant des pas aériens, tous ces bouquets épars, s’en fit un lit et s’y étendit avec grâce, la tête tournée vers moi. La toile tomba sur ce tableau.

Dans le libretto, elle devait se coucher ainsi aux pieds du pacha, mais ce comparse oublié s’était endormi en réalité sur ses coussins.

Les admirateurs passionnés, que la danse de Négra venait de lui susciter, accoururent dans les coulisses pour la féliciter ; je m’y rendis suivi de Stella, de son amant et de Zéphira, dont la rage étranglait la voix ; elle me poignardait de ses yeux aigus, et parfois son poing serré se levait pour me menacer.

Nous trouvâmes Négra à moitié évanouie dans un fauteuil ; le gros marchand arabe, dont elle m’avait parlé, lui faisait de l’air avec un éventail en plumes de paon, tout en répétant à l’impresario :

— Signor, ma fortune est faite.

Il se recula servilement en nous voyant entrer.

Négra, soit qu’elle m’eût pressenti, soit qu’elle m’eût aperçu, revint aussitôt à la vie ; elle se précipita à mes pieds, s’empara de mes mains et les baisa en répétant devant tous :

— Voilà mon bienfaiteur !

— Mais, pauvre fille, lui dis-je, je n’ai rien fait pour toi ; et voyant que la fureur de Zéphira allait éclater, j’eus la pensée d’ajouter en la désignant : C’est madame qu’il faut remercier.

Alors, avec une câlinerie charmante, elle s’inclina devant la danseuse détrônée, et lui exprima sa reconnaissance en termes si vifs et si doux, que Zéphira, vaincue, fut contrainte à la bonté. À tantôt, dit-elle à Négra, je t’attends à ma fête, et prenant mon bras, elle m’entraîna loin de ces yeux profonds qui me poursuivaient.

Stella et son amant marchaient près de nous et songeaient à me délivrer. Ils me rappelèrent qu’il était temps d’aller revêtir mon déguisement, et ils emmenèrent Zéphira dans leur gondole.

xvii


Le comte Luigi, l’amant en titre de Zéphira, habitait un des plus beaux palais donnant sur le Grand Canal. Vers une heure du matin, toutes les fenêtres de cette demeure patricienne brillèrent d’une clarté vive qui fit ressortir dans l’ombre les sculptures de sa façade. Des laquais en livrée, tenant des torches et des flambeaux, s’échelonnaient en deux rangs, depuis le seuil de la porte jusqu’au haut de l’escalier. Les flots paisibles et noirs de la lagune réfléchissaient et doublaient ce palais lumineux. Mais bientôt le va-et-vient des gondoles, qui amenaient les invités, troubla ce miroir tranquille, et ce fut durant une heure un mouvement, un bruit de rames et de voix rappelant les fêtes de la Venise des anciens jours. On voyait s’engouffrer dans l’escalier, qui se dessinait comme une échelle de feu, une cohue soyeuse, dont on ne distinguait que les têtes couvertes de plumes, de fleurs, de pierreries ou de coiffures étranges ; tous les visages portaient des masques identiques en velours noir ; toutes les tailles se confondaient sous l’ampleur des dominos qui cachaient les riches costumes historiques ou de fantaisie. À mesure que la foule parvint dans les salons et les galeries, plusieurs des conviés rejetèrent comme inutile le domino qui les enveloppait, et soulevèrent leur masque pour se faire reconnaître ; les femmes surtout se plaisaient à montrer leurs splendides ou gracieux costumes, et ce fut bientôt un coup d’œil magique que celui de ce palais monumental, fourmillant des habits de tous les temps. Les figures des fresques des grands maîtres semblaient attentives ; on eût dit qu’elles regardaient passer la fête. C’était un défilé de juifs couverts de dalmatiques ; des Grecs et des Turcs resplendissants de broderies et de cachemires ; puis venaient d’anciens Romains, des bohémiens, des Hindous, des chevaliers du moyen âge, armés de toutes pièces, des marquis poudrés et des marquises Pompadour, des Mexicaines en tuniques de plumes, des déesses de l’Olympe, des Tyroliennes, des arlequins, des pulcinelle ; tous les costumes permis revêtus à l’envi dans leur innombrable diversité. Je dis permis, car la police autrichienne défendait expressément de porter aucun déguisement religieux. Aussi fûmes-nous très-surpris de voir le comte Luigi, qui avait quitté son masque pour nous recevoir, couvert d’une robe de camaldule.

— Ce travestissement pourrait bien vous coûter quinze jours de prison, lui dit le consul français venu un moment pour voir la fête.

C’est une fantaisie de cette folle de Zéphira, répliqua le comte, elle prétend qu’elle a obtenu la permission de la police et que nous ne courons aucun risque ; tenez la voilà qui vient à nous, habillée en religieuse.

En effet, la danseuse s’approchait vêtue d’une robe d’abbesse ; un chapelet en perles noires de Venise serrait ce vêtement large autour de sa taille fine ; une grande croix en bois de rose à christ d’or et une tête de mort en émail noir et diamants se jouaient sur sa hanche gauche. Son voile en crêpe blanc était fixé en plis carrés et réguliers sur sa tête par une couronne de roses blanches. L’éclat de ses yeux semblait plus vif sous le bandeau monacal, et sa mine évaporée formait un provoquant contraste avec cet habit pudique.

L’amant de Stella qui se trouvait dans le groupe dont je faisais partie, ainsi que le consul, nous dit à voix basse à tous deux :

— Zéphira porte un autre déguisement sous sa robe de religieuse qu’elle n’a choisie, j’en suis sûr, que pour déterminer Luigi à mettre une robe de moine. Elle médite de lui jouer quelque vilain tour.

— J’y veillerai, répliqua le consul, et je vous promets bien que si le comte Luigi est puni pour son travestissement, Zéphira le suivra en prison.

Je ne sais si la dame s’aperçut que nous parlions d’elle, mais elle accourut vers nous riante et folâtre, et enlaçant son bras au mien, elle me dit :

— Parcourons la fête.

Je me laissai conduire dans le premier salon où les danses commençaient à se former aux sons des orchestres invisibles répandus dans tout le palais. Bientôt elle voulut m’entraîner dans une petite galerie déserte éclairée de lueurs douteuses.

Carissimo, me dit-elle, venez voir l’effet de la serre illuminée sur un canal sombre.

— Pas encore, lui dis-je, après souper peut-être.

J’aperçus, comme nous parlions de la sorte, vers le milieu du passage où nous étions, une femme masquée debout devant une glace de Venise. Je fus d’autant plus frappé de cette apparition qu’elle semblait tout à coup animer devant moi la Vénus couronnée de Pâris Bordone, un des tableaux que j’avais le plus admiré à Venise. Plus j’approchais, et plus je reconnaissais dans tous ses détails le costume dont l’élève du Titien a revêtu sa Vénus, qui n’est comme on sait que le portrait d’une grande dame Vénitienne : « les cheveux, noués sur le front et entremêlés de perles, tombaient sur les bras et sur les épaules en longues mèches ondoyantes. Un collier de perles, fixé au milieu de la poitrine par un fermoir d’or, suivait et dessinait les parfaits contours du sein nu. La robe en taffetas changeant bleue et rose était relevée sur le genou par une agrafe de rubis, laissant à découvert une jambe polie comme le marbre. Les bras étaient entourés de riches bracelets et les pieds chaussés de mules écarlates lacées d’or. »

Tel était ce costume si bien décrit par un poëte contemporain. Je me demandai quelle pouvait être cette femme qui paraissait avoir choisi pour me plaire l’habillement de cette Vénus de Bordone, que j’avais si souvent regardée avec amour. Cependant elle restait immobile, son visage masqué tourné de mon côté. Tout à coup s’apercevant que Zéphira me suivait, elle se mit à courir et disparut dans le fond de l’étroite galerie. Je me précipitai sur ses pas, mais je ne pus l’atteindre. J’arrivai en la poursuivant en vain dans un salon où un jeune marquis milanais, déguisé en Ludovic Sforce, était seul à une table de jeu ; il me proposa d’être son partenaire et je m’assis machinalement pour prendre haleine. Je jouai d’abord avec distraction, j’étais préoccupé de cette figure de femme qui venait de m’apparaître ; qui donc était-elle ? Négra ? c’était impossible ; comment cette inculte et pauvre Africaine aurait-elle songé à ce costume historique ? puis cette femme m’avait paru plus grande que la danseuse dont l’image me poursuivait depuis son triomphe de la Fenice. Elle avait jeté dans mes sens une fièvre inusitée et, je dois l’avouer, un désir tenace de la revoir. Insensiblement le jeu calma l’agitation de mon sang ou plutôt en changea l’objet. Je jouais avec un bonheur persistant qui irritait le marquis milanais et le poussait à doubler son enjeu ; je me sentais aiguillonné par la soif du gain, passion qui m’était inconnue et dont je me croyais incapable. L’or s’amoncelait près de moi, mais comme je commençais une partie nouvelle, un frémissement de robe me fit lever la tête, et je vis au-dessus de l’épaule de mon partenaire la Vénus de Pâris Bordone ; elle se tenait immobile, me regardant de ses yeux brillants à travers le masque ; je me mis à la considérer et je ne jouai plus qu’avec distraction. À la cambrure souple de la taille, je me disais : C’est Négra ; cependant les épaules, le cou et les bras étaient d’un blanc de lis et Négra était brune et cuivrée ; elle me semblait aussi bien moins grande ; il est vrai qu’en me penchant un peu, je découvris que mon apparition portait de hauts talons à ses mules. En examinant la chevelure, je m’aperçus que les boucles flottantes étaient les unes blondes et les autres noires. Je remarquai le même mélange dans les petits anneaux qui se jouaient sur la nuque. Quel art n’avait-il pas fallu pour amalgamer ainsi ces deux chevelures où s’égarait mon examen !

Ma curiosité redoublait par ce mystère même. J’avais perdu cette partie ; une femme masquée vint frapper sur l’épaule du Milanais et lui parler à l’oreille ; il lui répondit :

— Je vous suis.

Je pus donc me lever sans inconvenance ; d’une main, je ramassai sur la table l’or qui m’appartenait, et de l’autre, je saisis le bras de ma Vénus. Je la sentis frémir et vibrer pour ainsi dire comme une corde de harpe ; j’avais remis mon masque. En ce moment, l’orchestre d’une salle voisine fit entendre une valse précipitée qui devint bientôt frénétique sous l’élan des danseurs ; j’enlaçai la femme tremblante qui s’abandonnait à moi, et je l’emportai dans le tourbillon.

— Qui es-tu ? murmurai-je, dans le vol de notre course effarée.

— Seigneur, je suis votre esclave,

— Oh ! c’est donc toi.

J’avais reconnu la voix de Négra.

— Mais comment as-tu deviné, pauvre fille, que ce costume de Vénus me plairait ?

— Un jour, seigneur, j’ai osé vous suivre et je vous ai surpris en extase devant le tableau de la Vénus. Depuis ce jour, j’ai pensé : Je veux ressembler à cette femme.

— Et cette blancheur de ton teint, et ce mélange de ta chevelure ?…

— Ma mère a été servante au sérail de Constantinople, et m’a appris tous les secrets de la beauté des sultanes.

Tandis que nous échangions ces paroles presque lèvres contre lèvres, je la sentais tourner dans mes bras comme si un souffle nous emportait ; elle m’entraînait invinciblement dans les cercles décrits par l’agilité nerveuse de ses petits pieds.

Peu à peu elle m’avait fait sortir du salon de danse ; l’orchestre plus lointain nous guidait toujours ; nous nous trouvions dans une galerie moins éclairée et presque déserte. Je ne me rendais pas compte de ce changement de lieu ; il me semblait que c’étaient mes yeux qui se troublaient, et que mon sang, affluant vers mes oreilles, m’empêchait d’entendre la musique ; je ne m’appartenais plus ; à mon tour, je tremblais et je frissonnais dans les bras de Négra. Elle me fit asseoir sur un divan.

Tout à coup je me sentis prendre la main ; je regardai devant moi, et je vis dans sa robe de camaldule le comte Luigi démasqué, qui me dit en riant :

— Voulez-vous, beau chevalier de Malte, donner le bras à madame, et passer dans la galerie où le souper est servi.

— De tout mon cœur, répondis-je, et je suivis le comte en tenant à mon bras la pauvre Négra éperdue de bonheur.

À la porte de la galerie où nous conduisait le comte Luigi, nous trouvâmes Zéphira ; elle avait quitté son masque et rejeté son voile de nonne ; une couronne de bacchante, en pampre et raisin d’or, avait remplacé la couronne de roses blanches. Sa robe flottante, en s’entr’ouvrant, laissait voir un fantastique costume d’Érigone qui se composait d’une courte tunique en peau de tigre serrée aux flancs par une haute ceinture d’or damasquiné ; la gorge nue était voilée d’un bizarre et volumineux collier composé de petits thyrses d’or.

En m’apercevant avec Négra, elle bondit vers moi :

— Oh ! vous l’avez donc suivie et retrouvée, cette dame mystérieuse, s’écria-t-elle ; puis saisissant le bras de Négra, elle ajouta :

— Apprenez, ma charmante, qu’on ne s’assied point à table sans quitter son masque, et déjà sa main touchait le visage de la tremblante Africaine.

— Arrière ! dis-je à Zéphira avec colère.

Mais l’humble Négra, s’inclinant devant celle qu’elle appelait sa maîtresse, quitta son masque et lui dit d’une voix douce :

— C’est moi, madame, votre servante soumise.

— C’est elle ! c’est elle ! répéta-t-on aussitôt de toutes parts ; c’est la grande danseuse de la Fenice !

Plusieurs des invités l’avaient reconnue, et se mirent à l’applaudir comme au théâtre. Négra, confuse, n’osait approcher ; elle restait courbée devant Zéphira. Le comte Luigi, soit pour donner une leçon à sa maîtresse, soit qu’il cédât à un caprice qui lui traversait le cœur, tendit galamment la main à la pauvre Africaine, et la fit placer à table à sa droite, en m’engageant à m’asseoir près d’elle de l’autre côté. Pour conjurer l’orage que je voyais courir dans les yeux de Zéphira, je lui avais audacieusement offert mon bras.

— Je ne vous quitte plus, me dit-elle en enfonçant ses ongles dans ma main dégantée, et si vous regardez cette femme, je vous poignarde.

J’éclatai de rire et m’assis sur la chaise que me désignait le comte Luigi. Zéphira se plaça près de moi, et c’est ainsi que je soupai entre les deux danseuses. D’un côté la flamme souterraine d’un volcan, de l’autre le jet pétillant et criard d’un feu d’artifice. Zéphira remplissait mon verre sans désemparer, et me provoquait de son pied qu’elle enlaçait au mien sous la table. Négra m’enveloppait du rayon de ses yeux profonds, pleins de tristesse et d’amour, indifférente aux galanteries du signor Luigi.

Les orchestres du bal continuaient à jouer des symphonies ; les vins pétillaient dans les cristaux, les mets fumaient dans les plats d’argent, les fleurs vertigineuses et les fruits parfumés répandaient leurs arômes dans les corbeilles ciselées des surtouts. La galerie retentissait d’une longue rumeur de propos joyeux, de mots provoquants, et de paroles d’amour prononcées dans cette suave langue italienne, « doux idiome bâtard du latin, a dit Byron, qui coule des lèvres d’une femme comme des baisers, et résonne comme si on l’écrivait sur du satin ; dans les syllabes de cette langue semble courir l’haleine de l’heureux climat du midi[8]. »

Qui donc eût résisté à l’atmosphère énervante qui nous enveloppait ? Nous étions tous, hommes et femmes, ivres ou enivrés ; les nymphes et les faunes peints sur le plafond dans des postures lascives semblaient se mouvoir pour venir à nous.

Au dessert, Zéphira fit donner le signal à tous les orchestres qui jouèrent à la fois une valse étourdissante.

— À moi, me dit-elle d’une voix impérieuse et m’enlaçant étroitement, elle m’entraîna dans la danse véloce ; elle avait tout à fait rejeté sa robe de nonne ; je me sentais pressé contre sa gorge nue et contre la peau de tigre de sa tunique qui parfois bondissait jusqu’à mon visage. Mon cerveau était en délire, je ne savais plus si c’était Zéphira ou Négra qui m’emportait ; les mille tournoiements de la valse nous avaient conduits jusqu’à une serre qu’éclairait à peine une lumière voilée ; éperdus, haletants, nous allâmes nous affaisser sur une ottomane qu’abritaient des arbustes en fleurs.

— Pas ici, me dit Zéphira, mais dans un boudoir mystérieux, où personne ne nous suivra ; et, prenant ma main, elle me conduisit vers une porte s’ouvrant sur un escalier qui menait à une terrasse. La bouffée d’air froid qui monta vers nous dissipa mon ivresse ; je reconnus Zéphira.

— Mais le comte Luigi est le maître de céans, lui dis-je, il connaît tous les détours du palais, il peut nous découvrir.

Elle me répondit en éclatant de rire :

— Le comte Luigi est, à l’heure qu’il est, conduit en prison pour avoir revêtu dans un bal un habit de moine. Nous aurons donc, carissimo, quinze jours de liberté et de plaisir ; et elle s’efforçait de me faire descendre.

Je fus pris de je ne sais quel dégoût invincible, je la poussai sur les marches de l’escalier, et je rejetai sur elle la porte qui se refermait du côté de la serre. Je tournai la clef à double tour sans souci de ses cris qui se perdirent dans le bruit de l’orchestre. Comme je passais de la serre dans un cabinet moresque, représentant une des chambres de l’Alhambra, je vis là debout sur un grand coussin rond qui lui servait de piédestal ma Vénus de Pâris Bordone, qui me tendait amoureusement ses bras.

— Viens ! viens ! me disait-elle ; ses yeux magnétiques m’attiraient, son souffle courait sur mon visage. Merci, murmura-t-elle plus bas, de l’avoir quittée ; viens ! viens ! c’est moi qui te veux ! Je me sentis presser sur son cœur qui battait comme une vague ; elle m’étreignit avec tous les emportements de la passion ; c’était sa danse devenue amour. Je n’eus pas conscience de la réalité, et je fus heureux dans un rêve.

La chambre où nous étions était obscure, une seule lampe suspendue y jetait sa lueur. Comme je lui rendais ses caresses, une raie soudaine de lumière se projeta sur nous et éclaira son visage. Elle ouvrit ses grands yeux ; je poussai un cri ; son regard venait de me rappeler celui d’Antonia. Au même instant, un domino noir qui tenait un flambeau passa près de nous, en riant sardoniquement. Était-ce Zéphira ? Non, non, la voix de la danseuse n’avait point ce timbre grave ; cette voix, je crus la reconnaître, elle m’apportait comme un écho de celle d’Antonia !

Je m’arrachai des bras de l’Africaine, je la repoussai avec rage, je détachai violemment ses mains qui se cramponnaient à mes habits, et lui jetant tout l’or que j’avais dans mes poches, je lui criai :

— Va-t’en de Venise et que je ne te revoie jamais !

Cependant, le domino fuyait dans une galerie voisine ; je me mis à sa poursuite, mais sans pouvoir l’atteindre ; je le vis descendre le grand escalier du palais et monter dans une gondole qui disparut bientôt à mes yeux.

Stella et son amant qui quittaient la fête m’aperçurent en ce moment.

— Où courez-vous de la sorte, tête nue et sans domino, me dit la prima donna, entrez dans notre gondole et nous vous reconduirons.

Quand je fus assis près d’eux à l’abri des stores fermés, je courbai ma tête sur mes genoux et me pris à pleurer.

— Qu’avez-vous ? s’écria Stella effrayée.

Je saisis sa main, et la joignant à celle de son amant :

— Vous qui vous aimez, leur dis-je, ne vous quittez jamais ! ne vous faites pas souffrir l’un l’autre ; mieux vaut la mort.

Ils n’osèrent me questionner, et dans leur bonté ils restèrent silencieux devant mon chagrin.

Cependant l’aube naissante projetait des lignes blanches à travers la noire teinture de la gondole.

Je dis tout à coup à mes amis :

— Où voulez-vous me conduire ?

— Mais, chez vous, si vous le désirez, repartit le Vénitien.

— Non, non, pas encore, plus tard, donnez-moi pour quelques heures asile dans votre maison.

— De grand cœur, répliqua Stella, vous souffrez, votre pâleur effrayerait votre amie ! Venez d’abord vous reposer chez nous.

Leur maison était située sur le quai des Esclavons, près du palais qu’habita Pétrarque ; quand nous y arrivâmes, le jour commençait à se lever, mais Venise dormait encore. Mes amis me conduisirent dans une chambre et me supplièrent de me coucher. Je le leur promis ; mais, à peine seul, j’allai m’accouder au balcon de la fenêtre ouverte. J’y restai longtemps immobile, anéanti, regardant les brouillards se jouer sur la lagune déserte et couvrir d’un rideau les palais silencieux je pensais à ce réveil de Venise si fidèlement décrit par un de nos grands poètes. « Le vent ridait à peine l’eau ; quelques voiles paraissaient au loin du côté de l’usine, apportant à l’ancienne reine des mers les provisions de la journée. Seul au sommet de la ville endormie, l’ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crépuscule, et les premiers rayons du soleil étincelaient sur ses ailes dorées.

Cependant les innombrables églises de Venise sonnaient l’angelus à grand bruit ; les pigeons, comme au temps de la république, avertis par le son des cloches, dont ils savent compter les coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, à tire-d’aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur la grande place le grain qu’on y répand régulièrement pour eux à cette heure. Les brouillards s’élevaient peu à peu ; le soleil parut ; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et se mirent à nettoyer leurs barques. L’un d’eux entonna, d’une voix claire et pure, un couplet d’un air national. Du fond d’un bâtiment de commerce une voix de basse leur répondit ; une autre, plus éloignée, se joignit au refrain du second couplet ; bientôt le chœur fut organisé : chacun faisait sa partie tout en travaillant et une belle chanson nationale salua la clarté du jour. »

La fraîcheur du matin apaisait la fièvre de mon sang. Le bruit prolongé des cloches, le mouvement croissant de la ville et le chant des travailleurs m’arrachèrent à l’obsession d’une nuit de délire : j’en secouai le souvenir comme celui d’un songe impossible.

Et moi aussi j’avais ma tâche à accomplir : le travail m’attendait ; Antonia me donnait l’exemple du courage et du renoncement ; pourquoi ne l’avais-je pas imitée ? Elle avait raison : la règle est salutaire ; la discipline est indispensable à l’homme, toujours ondoyant et divers, suivant l’expression de Montaigne.

Me sentant dans l’esprit une vigueur nouvelle, résolu de tout réparer et de reconquérir celle que j’aimais, je me hâtai de quitter la maison de mes amis ; je leur laissai quelques lignes au crayon, les priant de ne pas chercher à me revoir avant huit jours.

J’avais soif d’une réclusion absolue avec Antonia ; autant j’avais poursuivi l’agitation, autant je souhaitais maintenant le repos auprès d’elle.

Je rentrai furtivement. Quoiqu’il fît grand jour, Antonia dormait encore. Elle resta couchée beaucoup plus tard qu’à l’ordinaire. Moi, je ne tentai pas même de reposer. J’écrivis tout d’un trait l’acte le plus ému d’un de mes drames italiens. Je ne quittai la plume que lorsque je crus ouïr un léger bruit dans la chambre d’Antonia. Alors j’écoutai et j’attendis plein d’anxiété. Je compris qu’elle s’habillait. Je devinais ses gestes, ses mouvements, à travers la cloison ; enfin la porte de sa chambre, qui donnait sur le couloir, s’ouvrit, et je l’entendis donner quelques ordres à la servante. Je crus qu’elle allait entrer chez moi. Ses pas se rapprochèrent ; mais, comme si une irrésolution l’eût arrêtée, elle me cria sans paraître :

— Albert, viens donc déjeuner.

— Je travaille, répondis-je, espérant qu’elle entrerait.

Elle ne répliqua rien : j’attendis encore quelques instants, et tout à coup elle poussa la porte de communication et m’apparut souriante.

— Comme j’ai dormi longtemps ce matin ! me dit-elle ; désormais c’est moi qui suis la paresseuse et toi le travailleur.

— Je suis la folie et toi la sagesse, répondis-je ; tu vas d’un pas ferme et régulier ; moi je cours, je chancelle et je tombe, et je finirai par m’engloutir.

— Est-ce une tirade de ton drame que tu me récites là ? répliqua-t-elle ; mon pauvre Albert ! quitte la plume et allons déjeuner, car tes fatigues de la nuit ont dû t’épuiser.

Je n’osais la regarder en face ; elle ne me questionnait pas, mais je pensais qu’elle me devinait. Son calme apparent me faisait songer à ces terrains minés qui renferment des abîmes ; je me figurais qu’elle souffrait et me méprisait peut-être, et que sa douceur pouvait bien cacher quelque vengeance.

— Te voilà sombre comme un remords ou comme un cachot des Puits, me dit-elle ; allons, Albert, un peu de gaieté, demain mon manuscrit part pour la France et nous recommencerons à vivre.

— Oh ! combien je vais t’aimer ! lui dis-]e en lui tendant convulsivement les bras.

Elle me regarda avec étonnement : ses yeux me firent l’effet de deux lames froides qui m’auraient traversé le cœur, et, comme si c’était le sang qui s’en échappait mes larmes inondèrent mon visage.

— Qu’as-tu donc à pleurer ? me dit-elle ; il faut absolument que tu ailles dormir, car tes nerfs sont malades.

Je la regardai avec amour : je la trouvai belle, fraîche et sereine ; j’aurais voulu qu’elle me berçât sur son cœur.

Elle reprit son ton d’affection maternelle, m’empêcha de boire du café, me reconduisit dans ma chambre, ferma les rideaux de la fenêtre et m’obligea de me mettre au lit. Je me laissai faire comme un enfant ; mes larmes m’avaient calmé et je tombais de lassitude. Quand elle vit mes yeux s’appesantir, elle s’éloigna sur la pointe des pieds. Je dormis bientôt d’un lourd sommeil plein de cauchemars ; je ne m’éveillai qu’à la nuit. J’appelai ; Antonia ne me répondit pas. La servante vint m’avertir que madame était sortie pour se promener ; elle n’avait pas voulu m’éveiller. Je sentis d’abord comme une grande terreur : m’aurait-elle quitté ? serait-elle partie ? Je courus dans sa chambre et je fus rassuré en y trouvant tout ce qui lui appartenait : son manuscrit, dont elle venait d’écrire les dernières pages, était ouvert sur sa table ; une lettre à son éditeur était placée à côté.

Une autre idée me vint. Elle aussi, pensais-je, a voulu se distraire, et je fus pris d’une jalousie subite. Je me disposais à m’habiller, à sortir, à courir après elle, quand je l’entendis monter l’escalier en chantant.

— Je viens de faire l’écolier en vacances, me dit-elle ; j’étais avide de liberté, d’air, d’excursion en pleine mer, et comme tu dormais je suis allée seule.

— Ne veux-tu pas que nous ressortions ensemble ? lui dis-je.

— Oh ! de grand cœur, fit-elle avec enjouement ; maintenant que me voilà débarrassée de mon fardeau, je suis femme à te lasser par mes fantaisies.

— Eh bien ! que désires-tu ?

— Allons souper au Lido.

— Oui, allons ! j’y sais un cabaret dont l’hôtelier a connu Byron.

Nous montâmes en gondole, et, quoique la nuit fût froide et sombre, nous accomplîmes notre dessein. Nous trouvâmes le cabaretier endormi, l’espoir du gain le fit se lever en hâte. Il nous servit du jambon, une omelette et de son fameux vin de Samos. Nous soupâmes gaiement comme aux premiers temps de nos amours ; je songeai à notre chambre chez le garde-chasse de Fontainebleau, à nos meilleures heures de Gênes, à nos premiers jours d’arrivée à Venise. La mer battait la plage, le vent soufflait à travers la fenêtre disjointe de la chambre enfumée où nous nous abritions.

— Si nous couchions ici, lui dis-je.

— Non, répliqua-t-elle, mieux vaut errer au large dans notre gondole.

Quelques instants après, nous étions bercés par les vagues comme dans un hamac ; les vitres et les volets de la gondole était hermétiquement clos ; Antonia s’étendit sur les coussins de cette alcôve flottante, je m’agenouillai près d’elle et je baisai ses mains et son front.

— Comme te voilà humble, ô mon orgueilleux poëte, me dit-elle en riant. Est-ce que je te fais peur ? Est-ce que tu as désappris l’amour ?

Je la couvris des plus tendres caresses auxquelles mes pleurs se mêlaient. Enfin je la retrouvais ! Enfin, elle était encore à moi ! elle effaçait ma déchéance ! elle me réconciliait avec le bonheur, avec la vie. Elle me parut plus aimante et plus passionnée qu’autrefois ; quelque chose de poignant et d’intense s’échappait d’elle.

Ce furent durant huit jours des renouvellements de jeunesse et de passion que je ne me croyais plus capable de ressentir et que je ne lui croyais plus le pouvoir de m’inspirer. Nous nous éloignions chaque matin de Venise ; nous visitions les îles voisines ou bien nous allions errer dans les campagnes que baigne la Brenta.

Nous cherchions sans cesse un nouveau cadre à notre félicité retrouvée ; il nous semblait que l’aspect des lieux inconnus ravivait nos sentiments et les rendait plus recueillis et plus tendres.

Parfois, elle me disait en riant et dans les moments de suprême volupté

— Je crois bien que tu m’as été infidèle ? Mais que m’importe ! Tu es jeune, beau, inspiré et je t’aime.

Quand elle parlait ainsi, j’étais prêt à la briser dans mes bras et à m’écrier :

— Non, tu ne m’aimes pas ; tu es froide de nature et passionnée à tes heures sans te soucier de ce que tu m’as fait souffrir. Mais je la regardais : son calme et beau visage me désarmait et je me disais : Elle est généreuse et grande ; elle vaut mieux que toi. Alors j’étais tenté de me jeter à ses pieds et de tout lui avouer ; au premier mot elle m’arrêtait.

— Tais-toi, tais-toi, je ne veux rien savoir, me disait-elle, ou plutôt je sais tout. Tu es trop faible pour t’abstenir, trop faible pour attendre, trop faible pour aimer.

Qu’elle eût mieux fait d’être jalouse, emportée, d’éclater en reproches comme une femme italienne ou grecque ! Nous nous serions querellés, puis réconciliés, puis aimés plus passionnément ; mais ses paroles sententieuses, sa prétendue supériorité en amour, me rappelaient involontairement à toute heure combien nous différions.


xviii


Ces alternatives de joie et de peine, de passion et de travail, de veilles excessives et de courtes immodérées, de désirs contenus et de transports subits ; cette vie sans

calme et sans bonheur certain m’abattit rapidement. Je sentais mes forces décroître et mon cerveau vaciller. Il me semblait que ma jeunesse m’échappait et que mon intelligence allait mourir.

Un jour, par un chaud soleil d’automne, comme nous parcourions l’île de Torcello, mes jambes défaillirent ; un frisson courut dans tous mes membres et je dus pour me ranimer me coucher sur la plage et me couvrir du sable tiède que soulevait le sirocco.

Mes tempes battaient avec force ; je sentais sur mes yeux clignotants un cercle de feu ; mes cheveux, que le vent agitait me semblaient d’un poids énorme ; mes pieds et mes jambes enfoncés dans les monticules de sable chaud, étaient froids comme si la glace les eût recouverts. Tout mon sang refluait à la tête ; mes joues devenaient de plus en plus pourpres et, vaincu par une fièvre ardente, je fus contraint d’avouer à Antonia que je souffrais. Elle me fit porter dans la gondole, m’étendit sur les coussins des banquettes et soutint jusqu’à Venise ma tête sur son bras ployé.

— Ma pauvre Antonia, lui dis-je, je crois que tes instincts de sœur de charité vont trouver à s’exercer ; je suis bien malade et si je n’en meurs pas je serai pour toi un long souci.

— Quelle funèbre idée, répliqua-t-elle, mourir ! y penses-tu ! à présent que nous pouvions passer de si beaux jours à nous aimer !

La voix de mon cœur lui criait : « Il fallait penser plus tôt à cette tendresse tardive ! ton bras, qui me soutient défaillant, il fallait l’étendre pour me préserver. »

Mais tout reproche expirait sur mes lèvres, je la remerciais de ses soins et je m’y abandonnais.

La traversée redoubla ma fièvre, et quand nous arrivâmes, Antonia s’effraya en voyant que je ne pouvais plus me tenir debout. Elle me mit au lit puis se hâta d’écrire au consul de France pour lui demander un médecin. Le consul accourut.

Ce n’est qu’un peu de fatigue, me dit-il ; l’irritant sirocco, maudit par Byron, me causa, il y a un an, le même malaise ; une saignée me soulagea, mais je ne voulus pas qu’elle fût faite par le médecin en renom à Venise. C’est un vieillard qui a la main tremblante et qui un jour a presque coupé l’artère à une belle comtesse. Je m’adressai à un jeune docteur nouvellement arrivé de Padoue. Sa main est sûre, il n’a pas de grandes prétentions à la science ; il ne discute jamais, comme les vieux dottissimi, mais, ce qui vaut mieux, il pratique avec assez de bonheur. Je suis certain qu’avant trois jours il vous tirera d’affaire.

Antonia remercia le consul avec effusion et le pria de se hâter de nous envoyer le médecin.

— Comment va Stella, dis-je au consul prêt à sortir. Veuillez m’excuser auprès d’elle et de son ami, vous voyez que désormais je suis forcément impoli.

— Ils viendront vous voir et vous distrairont, quand vous irez mieux, par le récit de plusieurs aventures.

— Et lesquelles, dites-les-moi vite en deux mots.

— Zéphira est en prison, elle y tient compagnie au comte Luigi.

— Quoi, répliquai-je, tous deux punis pour ces robes de moine et de nonne ?

— L’autorité autrichienne n’entend pas raillerie à ce sujet, répondit le consul. Mais une autre aventure, dont tout le monde parle, c’est le départ de la petite Négra, le lendemain même de son triomphe à la Fenice.

Je tressaillis malgré moi.

— Et sait-on pourquoi ? murmurai-je.

— On se perd en conjectures ; elle a rompu son engagement et forcé le gros Arabe qui l’aimait à quitter Venise.

Antonia se mit à rire et reconduisit le consul qui sortait.

L’obéissance aveugle de l’Africaine à ma volonté aurait dû me toucher ; mais quand l’amour, suivant l’expression de Champfort, n’a été que le contact de deux épidermes, il ne laisse qu’une trace passagère ; parfois même qu’un souvenir irritant qui nous humilie. Le contraire se produit lorsque l’âme est en jeu ; alors ce lien de l’amour devient si fort et nous tient tellement de toutes parts qu’il ne se brise qu’avec la vie.

Ma fièvre augmentait si vite que lorsque le docteur arriva, je n’avais plus la perception de ce qui se passait autour de moi. Un délire encore muet faisait tourbillonner dans ma tête mille images confuses. Je croyais voir la pauvre Négra pleurant sur le pont d’un navire : ses larmes coulaient avec tant d’abondance que bientôt elles la couvrirent tout entière, comme auraient fait des vagues ; puis je la voyais ainsi submergée, se confondre à la mer et s’y engloutir.

Le jeune docteur me fit adroitement une saignée qui dégagea instantanément mon cerveau et me rendit à moi-même ; j’ouvris les yeux et je vis celui qu’Antonia remerciait et qu’elle appelait mon sauveur ; c’était un grand jeune homme, d’une beauté parfaite quoique assez commune en Italie, où suivant la pittoresque expression d’Alfieri : la plante homme pousse plus belle et plus robuste que sur aucune autre terre. Il faut avoir vu les lazzaroni de Naples couchés au soleil, ou les matelots de Venise liant des cordages aux vergues des vaisseaux, pour comprendre la beauté native de cette race favorisée.

Même en haillons :

Ce sont des mendiants qu’on prendrait pour des dieux.

Le jeune docteur était grand, d’une taille bien prise et vigoureuse qui trahissait son élégance sous une redingote mal faite. Sa tête aux traits réguliers était couronnée d’épais cheveux bruns soyeux et bouclés ; son front était bas comme celui de l’Apollon, ses beaux yeux noirs lançaient une flamme toujours égale ; le nez aquilin avait des narines mouvantes ; sa bouche était souriante et charnue, et ses dents blanches embellissaient son sourire. C’était comme la personnification de la santé, de l’enjouement et de l’insouciance de la vie. Il me tâta le pouls de sa main un peu forte. Antonia l’interrogeait d’un regard anxieux.

— La fièvre persiste, dit-il en hochant la tête, la nuit peut être mauvaise, ne le quittez pas.

Il prescrivit je ne sais quelle potion, puis sortit en promettant de revenir le lendemain matin.

Antonia s’assit au pied de mon lit, je la voyais pâle dans sa robe de chambre de velours noir ; de temps en temps elle se levait et me faisait boire en me soutenant la tête. Bientôt il me sembla que tout tournait autour de moi et que la veilleuse s’éteignait ; un cercle de feu serrait de nouveau mon crâne ; je ne voyais plus ; je n’entendais plus et je finis par ne plus comprendre où je me trouvais. J’eus toute la nuit un délire effrayant que suivit une fièvre sans trêve. Je n’avais plus conscience de moi-même et je fus durant huit jours en danger de mort.

C’est par une froide matinée, sombre comme nos plus tristes jours d’automne parisien, que je recouvrai la sensation de la vie. J’entendis siffler le vent dans les corridors du vieux palais que nous habitions, et il me semblait que les vagues lointaines de l’Adriatique battaient les murs avec furie et montaient jusqu’à ma fenêtre ; c’était l’effet de la rafale qui s’engouffrait bruyamment dans le Grand Canal.

Quand j’ouvris les yeux, je vis Antonia au pied de mon lit assise sur un fauteuil ; elle cousait un gilet de flanelle qui m’était destiné : je suivais le mouvement de ses mains charmantes et de ses yeux qui ne se levaient pas sur moi ; il y avait dans sa physionomie quelque chose de si pensif et de si absorbé qu’on devinait que son âme était ailleurs.

Je fis un grand effort pour parler et je parvins à lui dire :

— Oh ! chère bien-aimée, je ne souffre plus.

Elle se leva, me fit avaler quelques cuillerées d’un cordial, puis posant ses doigts sur mes lèvres, elle m’interdit de parler. Je voulus faire un mouvement pour me soulever et l’embrasser, mais je retombai sans force sur mes oreillers. Pourquoi ne se courba-t-elle pas vers moi ?

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit et un jeune homme entra. Je reconnus le docteur qui m’avait saigné ; deux changements s’étaient opérés en lui : sa mise était plus recherchée et l’expression de son visage me parut plus sérieuse. Je percevais tout cela avec lucidité, quoique pour ainsi dire matériellement car ma pensée était encore indécise et sans réflexion comme celle d’un enfant.

Antonia me dit :

— Voilà le docteur Tiberio Piacentini qui vous a sauvé.

Ce nom terrible de Tibère me fit sourire, car on lisait sur les traits du docteur la douceur et l’aménité.

Il me tâta le pouls, déclara que j’étais en voie de convalescence, mais qu’il ne fallait pas faire d’imprudence.

— Vous entendez, me dit Antonia, en me recommandant de nouveau le silence.

Le docteur s’assit en face d’elle, lui remit quelques livres et quelques journaux, puis il lui apprit les nouvelles de Venise : on parlait beaucoup d’un chanteur célèbre qui venait de débuter à la Fenice et qui attirait la foule.

— J’irai l’entendre quand notre malade ira mieux, répondit Antonia.

— Dès aujourd’hui vous pourriez aller respirer l’air en gondole, répliqua le docteur, voilà dix jours que vous passez sans dormir.

— Dix jours, murmurai-je, oh ! ma pauvre amie, que de mal je vous ai donné.

— Ne parlez pas ! me dirent-ils tous les deux à la fois.

— Qu’elle pense à elle ! qu’elle se repose ! ajoutai-je avec tristesse, en m’apercevant qu’elle avait pâli et maigri.

— Voulez-vous venir, lui dit le docteur, vous ferez un tour sur le Grand Canal.

— Non, reprit-elle, un autre jour, quand il pourra se lever.

Le docteur partit, en disant ;

— À ce soir.

Antonia le reconduisit, et je les entendis causer quelques instants dans le couloir ; elle se rassit en rentrant près de mon lit et reprit son ouvrage.

Je la considérai d’un regard attendri, puis je m’assoupis et finis par m’endormir jusqu’à la nuit.

À mon réveil, la servante me fit boire un peu de bouillon ; je lui demandai où était Antonia.

— Madame se peigne et change de vêtements, me dit-elle, elle va venir.

Elle reparut quelques moments après ; ses beaux cheveux noirs étaient lissés sur son front inspiré ; elle portait une robe en damas violet à corsage collant ; elle me sembla rajeunie et charmante.

— Vas-tu sortir ? lui dis-je.

— Non, pas avant quelques jours, répliqua-t-elle.

— Comment te remercier et te bénir ?

— En guérissant, me répondit-elle avec un bon sourire.

Puis me faisant signe de reposer, elle se plaça auprès d’une lampe voilée par un abat-jour vert et ouvrit un livre. Je fermais à demi les yeux, mais je ne perdais pas un de ses mouvements. Ses doigts ne tournaient pas les feuillets et je compris qu’elle ne lisait point ; à quoi rêvait-elle ? Ma faiblesse était encore trop grande pour me permettre aucun effort de parole ou de gestes, mais mes sensations s’éveillaient et mes idées commençaient à s’enchaîner.

Elle restait toujours pensive tenant son livre ouvert. Tout à coup elle tressaillit et se leva ; elle s’approcha d’abord de mon lit, mais comme j’étais immobile et les yeux fermés elle s’imagina que je dormais. Ma respiration pénible et encore sifflante dans ma poitrine ajoutait à cette apparence de sommeil. J’entendis marcher dans le couloir ; elle alla vers la porte, l’ouvrit et introduisit le docteur.

— Parlons bas, dit-elle, il dort.

— C’est d’un bon augure répondit le docteur, il est sauvé.

Ils s’assirent alors tous les deux auprès de la table où était la lampe et ils se mirent à regarder des livres d’estampes ; ils en prirent un plus grand que les autres qu’ils feuilletèrent ensemble : quand leurs doigts s’allongeaient sous la page, je m’imaginais qu’ils se touchaient et parfois je croyais voir une pression fugitive. Comme ils ne prenaient pas garde à moi je tenais les yeux grands ouverts et je les dévorais tous deux de mon attention.

Antonia me tournait le dos ; je ne l’apercevais qu’en profil ; mais j’avais en face le beau visage de Tiberio sur lequel semblait se jouer comme une flamme intérieure ; un moment il arrêta sur elle ses yeux brillants et pleins de tendresse.

Carissima, lui dit-il bien bas, il faut absolument vous ménager, puisqu’il dort avec tant de calme, venez dormir aussi.

On connaît la pénétration de l’ouïe des malades, je ne perdais pas un seul de leur murmure.

— Je veux bien, dit-elle d’une voix presque insaisissable.

Mon lit faisait face un peu obliquement à la cheminée surmontée d’une grande glace de Venise penchée en avant et où se reflétait la porte de la chambre d’Antonia ; depuis que j’étais malade cette porte restait toujours ouverte. On en avait même enlevé les battants pour m’éviter le bruit des gonds et de la serrure.

Antonia se leva la première : elle alluma doucement une veilleuse placée sous ma cheminée ; elle prit ensuite la lampe couverte de l’abat-jour vert et se dirigea vers sa chambre. Tiberio la suivit :

Je ne sais quel soupçon me traversa l’esprit comme un glaive, mais par un élan de cette volonté énergique qui fait qu’un homme frappé à mort dans une bataille peut rester debout quelques secondes avant de tomber, je me roidis, moi inerte et incapable tantôt de lever un bras, je saisis d’une main convulsive le bois de mon lit et je me dressai sur mes pieds chancelants. Ils m’apparurent alors réfléchis par la glace inclinée. Ils étaient encore sur le seuil de la porte mais un peu enfoncés dans l’autre chambre ; Antonia tenait toujours la lampe d’une de ses mains, Tiberio s’empara de l’autre ; ils étaient tous deux livides à la lueur de la clarté verte, leurs visages se penchèrent l’un vers l’autre et je vis leurs lèvres se toucher. Je poussai un cri d’épouvante et je retombai sur mon lit comme un corps mort.

Antonia accourut seule.

— Mais qu’est-ce donc ? me dit-elle avec cette impassibilité qui a fait la force et l’invulnérabilité de sa nature. Et comme je frissonnais convulsivement agitant mes couvertures et mordant mon drap, elle crut ou feignit de croire qu’un accès de délire me reprenait ; elle appela la servante :

— Allez vite, lui cria-t-elle, et tâchez de rappeler le docteur.

Ma voix s’étranglait dans ma gorge, je ne pouvais prononcer un seul mot et je retombai bientôt dans un tel anéantissement que c’est à peine si je compris la servante quand elle revint lui dire qu’elle n’avait pu se faire entendre du docteur qui était déjà remonté en gondole. Lui sans doute avait deviné la signification de mon cri et n’avait pas été tenté de se montrer à moi.

Cependant Antonia relevait ma tête sur les oreillers, remettait mes bras sous la couverture et passait sa main légère sur mon front brûlant. La servante lui offrit de veiller près de moi pour la remplacer, elle refusa.

— Je souffrais trop, dit-elle, pour qu’elle pût me quitter un seul instant. Elle resta courbée auprès de mon lit jusqu’à ce que voyant mon souffle plus régulier et plus calme elle s’imagina de nouveau que je m’endormais. Elle s’assit alors sur le fauteuil où bientôt je la vis reposer la tête renversée. Son visage avait dans le sommeil une expression de force et de sérénité qui me faisait douter de ce que j’avais vu. L’abandon n’est pas à ce point dévoué ; la trahison n’est pas à ce point radieuse.

Pauvre cerveau malade, n’avais-je pas rêvé ? pouvais-je avoir la certitude de ce que j’éprouvais, quand je n’avais pas la certitude de moi-même ? Ce doute affreux et humiliant m’inspira une volonté vigoureuse qui domina mon abattement et en triompha ; je résolus de renaître, de revivre, de n’être plus un enfant ni un fou qu’on pouvait contraindre et tromper ; j’exerçai dès lors sur moi-même une sorte d’empire raisonné ; je m’imposai un régime dont je ne voulus pas démordre.

Je me prescrivis de dormir et je dormis. Au réveil je demandai impérieusement à manger ; Antonia voulait attendre pour me satisfaire l’arrivée du docteur, mais elle dût m’obéir. Mes idées se rafermissaient par degré ; je commençais à me rendre compte de ma situation. M’étant trouvé seul un moment avec la servante, je lui ordonnai de m’apporter un petit miroir qui me servait à faire ma barbe. Je m’y regardai et je tressaillis d’effroi ; c’était mon spectre qui m’apparaissait. La mort m’avait touché de si près qu’elle m’avait laissé son empreinte. Malgré ma force ou plutôt ma volonté renaissante, l’effort que je fis pour me lever fut impuissant, mais du moins j’avais la faculté de voir et de penser. Le souvenir me revenait comme remonte peu à peu à la surface un objet longtemps englouti. Je songeai à la France, à ma famille que j’avais laissée dans l’angoisse et qui devait se mourir d’inquiétude de mon long silence. Je songeai à mes amis qui attendaient surpris et railleurs l’apparition d’un de mes ouvrages. Qu’était devenu mon esprit ? créerais-je plus jamais un livre, une page ? Je me sentais triste et humilié comme une femme stérile. Qu’était-il resté de moi, mon Dieu ! dans cette crise de l’amour qui m’avait pris corps et âme ?

J’en revins à aimer et à désirer mon pays, mes parents, la gloire, tout ce qui m’avait paru inutile à ma vie quelques mois auparavant. Ces idées renaissantes me causaient une agitation extrême ; je voulais tout ressaisir et tout m’échappait encore. Si je l’avais pu J’aurais quitté à l’instant Venise en emmenant Antonia, car la possibilité de jamais m’en séparer ne se présentait pas à mon cœur ; elle était attentive, douce, glacée, impénétrable ; je me torturais l’esprit à deviner le secret de ce sphinx qui glissait autour de moi comme un supplice vivant. Elle me soignait ainsi qu’une mère, supportait mes irritations, ne répondait rien à mes colères subites ; mais jamais une caresse ni un mot qui fondît nos cœurs ne lui échappait. Comment la reconquérir ?

Tibério était revenu ; sans doute elle lui avait persuadé que je ne soupçonnais rien, car ses manières simples et amicales envers moi ne trahissaient aucun embarras. Il me soignait avec un zèle toujours égal. Cette tranquillité bienveillante me déroutait. La scène du baiser sans cesse présente à ma pensée, pouvait bien n’être qu’un effet de mon délire, et d’ailleurs si elle était vraie qu’y pouvais-je ? hélas ! il était jeune, plein de vie et d’une beauté irrésistible qui contrastait avec mon être chétif et flétri. Sa calme bonté devait plaire à Antonia, après les agitations de notre amour. Lasse du cœur tourmenté d’un poëte, elle essayait de cette nature placide ; puis sans doute elle était vindicative et m’en voulait d’avoir blessé son orgueil ? Avait-elle ignoré mon attrait fugitif pour Négra ? N’était-ce pas elle qui, sous le domino, un flambeau à la main, nous avait surpris dans le cabinet moresque ? Elle se croyait le droit, et peut-être l’avait-elle, de se ressaisir d’elle-même et d’en disposer. En la retrouvant après la fête du comte Luigi ; j’avais animé ce marbre, je lui avais donné toutes les ivresses de la chair.

La vibration durait encore lorsque la vie m’échappa tout à coup. Tiberio, lui, était apparu dans sa beauté, sa nouveauté et sa jeunesse, comment m’étonner qu’il eût été aimé ? — Ils s’aimaient donc ! et une sorte de certitude s’emparait de mon cœur et le serrait comme un écrou.

Il y aura toujours entre deux êtres qui vivent dans l’intimité un horrible doute, même dans l’enivrante et suprême étreinte ; c’est qu’aucun des deux ne peut voir à nu la pensée mystérieuse de l’autre. De là le divorce secret dans l’union apparente.

Je passais mes jours et mes nuits à analyser et à décomposer Antonia. Je l’épiais dans toutes ses actions ; quand Tiberio était là, je feignais toujours de dormir ou d’être distrait, pour découvrir quelque indice. Mais ce fut en vain ; je ne surpris plus rien qui pût me convaincre.

Un jour Antonia m’annonça l’arrivée d’un de mes amis de France.

— Qu’il vienne ! m’écriai-je, comme en tendant les bras à la patrie. Je vis entrer Albert Nattier ; je poussai une exclamation de bonheur, c’était ma jeunesse insoucieuse qui m’apparaissait.

Ma propre émotion m’empêcha de m’apercevoir de la sienne, qui fut douloureuse mais contenue ; il refoula quelques larmes en voyant la maigreur et la lividité de mon visage. Malgré sa vie de dissipation, Albert Nattier avait un excellent cœur.

— Tu as donc été bien mal, mon pauvre ami, me dit-il en me serrant la main ; mais enfin te voilà hors de danger.

— Oui, sauvé par elle, répliquai-je en lui présentant Antonia.

Antonia répondit que le docteur seul m’avait guéri par l’habileté et la prudence de ses prescriptions. Tiberio, qui venait d’entrer, dit à son tour avec simplicité, que la nature, secondée par l’affection d’Antonia, avait tout fait.

Antonia fit alors un éloge excessif du savoir de Tiberio. Celui-ci, embarrassé, se mit à parler à Albert Nattier de Venise, et lui offrit d’être son cicérone.

Mon ami accepta avec empressement, disant qu’il serait enchanté de se trouver dans la compagnie d’un homme à qui je devais la vie, et dont il se regardait désormais comme l’obligé.

J’engageai Antonia à les accompagner, mais elle refusa, ajoutant avec bonté qu’elle préférait rester avec moi. Sitôt que nous fûmes seuls, je la remerciai tendrement, et je voulus l’embrasser ; elle se recula en me disant :

— Ne vous agitez donc pas, Albert ; et, prenant un ouvrage de broderie, elle alla s’asseoir près de la fenêtre.

Je la considérais avec désespoir ; il était bien évident qu’elle ne m’aimait plus.

Lorsque Albert Nattier rentra de sa promenade avec le docteur, je lui trouvai le visage bouleversé ; il profita d’un moment où nous étions seuls pour me supplier de rentrer de suite en France, soit en partant le lendemain avec lui si je m’en sentais la force, soit en le rejoignant dans quelques jours à Milan, d’où nous gagnerions ensemble le mont Cenis.

Je m’étonnai de son insistance.

— Mais Antonia ? lui dis-je.

— Songe à ta famille, répliqua-t-il ; toute agitation t’empêchera de guérir ; l’atmosphère de Venise ne te vaut rien, il te faut l’air natal. Il consulta Tiberio qui survint en ce moment ; celui-ci fut de son avis, mais un départ immédiat lui sembla impossible ; j’étais encore trop faible pour supporter les fatigues de la route.

Albert Nattier partit le lendemain ; nous pleurâmes en nous séparant, ce qui nous surprit un peu, car la raillerie et une sorte de scepticisme contenait ordinairement notre amitié. Il me semblait, en le quittant, que je ne le reverrais jamais, que la mort allait me frapper dans cette ville étrangère, loin de tous ceux dont il venait de ranimer en moi le souvenir. Hélas ! c’est mon cœur qui devait mourir ; c’est sa cendre que Venise a gardée.

Les jours suivants, je pus me lever. On me porta, sur un large fauteuil, près de la fenêtre de notre salon qui s’ouvrait sur le Grand Canal. Tout mouvement m’était encore interdit ; je ressemblais à un vieillard paralytique. Je regardais tristement à travers les vitres les gondoles noires défiler. On eût dit autant de tombes flottantes ; le ciel était gris, le froid de l’hiver se faisait sentir, j’étais transi comme un moribond. Je demandai qu’on fît un grand feu dans ma chambre et je ne voulus plus quitter le coin de ma cheminée. J’avais mille fantaisies de convalescent ; j’exigeai des mets français difficiles à préparer, des vins rares qui me ranimaient, des fleurs qui plaisaient à ma vue, des fourrures qui me réchauffaient ; Antonia satisfaisait à tous mes caprices avec la sollicitude d’une mère. Intelligente et active malgré le temps que lui prenaient les soins qu’elle me donnait, elle trouvait encore le loisir d’écrire, de se parer et de sortir chaque jour. Tantôt elle partait seule, tantôt avec Tiberio à qui elle demandait devant moi de l’accompagner pour faire une promenade. Quand ils s’éloignaient ensemble avec cette apparence de bonne foi qui rassurait mon cœur, je souffrais moins que lorsque je la voyais me quitter furtivement sous quelque prétexte d’emplette ou d’étude. Alors je me disais : À coup sûr il l’attend ! elle va le rejoindre, je suis indignement trompé, et je ne peux m’assurer de leur trahison !

Que de fois, sitôt qu’elle avait disparu, j’essayai de me lever de mon fauteuil, de marcher dans ma chambre, puis de m’élancer sur ses pas. Mais mes jambes fléchissaient, et mon extrême faiblesse me donnait le vertige ; je me rasseyais alors, plein de rage et maudissant la vie qui ne revenait pas. Dans cet état d’impuissance, mon tourment redoublait d’intensité. Lorsqu’elle rentrait, riante et fraîche, j’étais brusque, parfois injurieux ou tellement taciturne, qu’elle ne pouvait m’arracher une parole.

Depuis une semaine elle avait cessé de veiller la nuit près de mon lit, et sitôt que j’étais couché, elle allait elle-même se reposer et dormir. Pauvre femme, elle avait passé quinze nuits à mon chevet, comme une sœur de charité héroïque ! Je sentais bien que j’étais ingrat envers sa bonté ; mais pouvais-je être reconnaissant en voyant que son amour m’échappait ? Quand je n’entendais plus de bruit dans sa chambre et que sa lumière s’éteignait, je me figurais qu’elle était sortie ; je me levais alors avec précaution et me glissais jusqu’à son lit : tantôt je la trouvais endormie, tantôt se soulevant à mon approche, elle me disait :

— Qu’as-tu donc ? si tu souffres, il fallait m’appeler.

J’étais honteux de mon espionnage ; mais l’amour a de ces crises désespérées qui ravalent le cœur et lui font perdre toute dignité.

Comme je me plaignais toujours du froid, elle me dit un jour qu’elle allait faire remettre les battants de la porte qui communiquait entre nos deux chambres.

— Non, répliquai-je, un rideau suffira, je ne veux pas m’exposer à me trouver mal la nuit sans que tu l’entendes !

Elle céda, mais avec un sourire qui me fit comprendre qu’elle avait deviné ma méfiance.

Toutes ces inquiétudes retardaient ma guérison et mes forces revenaient lentement. Je désirais ardemment partir et séparer Antonia de Tiberio. Venise et tout ce qui s’y rattachait m’était devenu odieux. J’avais refusé de recevoir l’amant de Stella, et chaque fois que le consul venait s’informer de mes nouvelles, je défendais qu’on le laissât entrer ; je ne voulais être un objet de pitié pour personne, et je me sentais si changé et si malheureux, que je comprenais bien qu’on n’aurait pu me revoir sans me plaindre.

Un matin, le calme Tiberio s’étant trouvé seul avec moi, je lui déclarai que j’étais résolu à retourner en France. Il tressaillit légèrement et me répondit que je pourrais partir sans danger. Antonia survint, je lui fis part de l’opinion du docteur, et lui déclarai que nous partirions les jours suivants :

— Cela ne se peut, repartit-elle en rougissant ; à mon tour j’ai commencé des études sur Venise que je veux terminer, et un mois de séjour ici m’est encore nécessaire.

— Eh bien ! ma chère, répondis-je, vous finirez ces études de souvenir, car je suis parfaitement décidé à partir à la fin de la semaine.

— Nous verrons bien, répliqua-t-elle en riant d’une façon singulière, et elle me quitta pour aller travailler. À l’heure du souper elle reparut, et je fus très-surpris de la voir en toilette de soirée. Elle avait une robe en satin noir brodée de jais, et sur la tête une mantille espagnole en dentelle, fixée aux cheveux par une branche de roses rouges.

— Où comptez-vous donc aller si parée ? lui dis-je.

— À l’Opéra, répliqua-t-elle, entendre ce fameux ténor dont tout Venise parle.

— Sans doute avec le beau Tiberio, repris-je, ne me contenant plus.

— Vous vous trompez, fit-elle dédaigneusement, je pensais tout bonnement aller en compagnie de la maitresse de la maison.

Pourquoi ne fit-elle pas alors acte de volonté libre et franche ?

— Vous n’irez pas, lui dis-je, me doutant qu’elle mentait.

— Vous êtes absurde et tyrannique, s’écria-t-elle, il ne vous manquait plus que de vous faire mon geôlier pour me récompenser de mes soins ; je cède, ne voulant pas de querelle, mais je vous déclare que je me crois parfaitement maîtresse de suivre ma fantaisie.

— Essayez ! lui répondis-je, de plus en plus irrité. Elle se tut et prit un livre ; je la regardai, furieux d’abord, puis calmé peu à peu et séduit par le charme de toute sa personne ; j’aurais voulu l’attirer à moi, la caresser et la presser sur mon cœur, comme au temps où elle m’appartenait.

Le docteur entra pour me faire sa visite du soir. Antonia le salua de la tête sans lui parler. Il s’approcha de moi et me tâta le pouls, comme pour se donner une contenance.

— Vous êtes glacé, me dit-il.

— Oui, j’ai grand froid ! et, en effet, mes dents claquaient comme dans un accès de fièvre.

Antonia posa son livre et se leva.

— Voulez-vous m’éclairer, docteur, dit-elle, j’irai chercher du bois, notre servante est sortie.

— Non, répliquai-je, j’ai assez de feu, restez, je vous prie, je trouve cette chambre brûlante.

J’avais compris qu’elle voulait avertir Tiberio qu’elle ne pourrait se rendre au théâtre, et je résolus de les empêcher de se parler en secret. Mordu par une poignante jalousie, j’étais bien décidé à ce qu’ils ne se revissent jamais seuls.

Elle se rassit en levant les épaules ; Tiberio, décontenancé, nous quitta bientôt.

À peine fut-il parti, qu’elle se retira dans sa chambre, en fermant sur elle l’épais rideau qui remplaçait la porte.

Je l’entendis se mettre au lit, je me couchai moi-même, mais je ne pus dormir. Après une heure d’insomnie silencieuse, je crus comprendre qu’elle écrivait. Je me levai sans bruit et j’apparus devant elle.

— Que fais-tu ? lui dis-je.

— Je travaille, fit-elle.

— Tu n’as pas de cahier sur ton lit, répondis-je, et si tu as écrit, c’était une lettre que tu viens de cacher.

J’avais cru entendre le froissement d’une feuille de papier sous son drap.

— Va-t’en, méchant fou, répliqua-t-elle irritée, et elle souffla sa bougie.

Je regagnai mon lit chancelant et désolé. Je rougissais de moi-même, je rougissais d’elle ; mon Dieu ! qu’avions-nous fait de l’amour !

J’essayai en vain de me calmer et de m’endormir ; j’étouffais mes pleurs sous mes couvertures, je sentais une angoisse indéfinissable. Que lui dire ? comment lui arracher la vérité ?

Comme elle n’entendait plus que ma respiration oppressée, elle s’imagina sans doute que je m’étais rendormi. Je vis un léger filet de lumière filtrer à travers le rideau, et je crus ouïr le grincement d’une plume qui court sur le papier.

Cette fois-ci je me précipitai.

Elle n’eut que le temps de froisser sa lettre et de la mettre dans sa bouche en y portant son mouchoir. Je restai surpris et incertain comme devant le tour d’un escamoteur.

— Je veux voir ce papier, lui dis-je impérieusement, sans bien savoir où elle l’avait mis.

Elle ne me répondit pas, s’élança de son lit et s’approchant d’une cuvette où était encore l’eau de sa toilette du soir, elle feignit d’être prise d’un vomissement.

Je n’invente pas, ceci est le procès-verbal exact de ce qui s’est passé.

Elle ouvrit ensuite d’une main rapide la fenêtre qui donnait sur l’impasse et jeta le contenu de la cuvette. Je savais bien que c’était sa lettre froissée qu’elle me dérobait de la sorte ; mais que lui dire ? En face de tant d’audace et de dissimulation, il fallait des preuves ; à quoi m’auraient servi les paroles ? Je me retirai muet et décomposé comme un spectre, et jusqu’à l’aube je restai immobile dans mon fauteuil. À la première lueur du jour, je m’enveloppai de ma robe de chambre, et me glissant dans le couloir je descendis dans l’impasse.

Il faisait encore très-obscur dans l’étroite et basse ruelle ; à peine si je distinguais çà et là sur le pavé noirâtre comme des taches blanches, je me courbai et je ramassai vivement des morceaux de papier froissés ; tandis que j’étais dans cette attitude, ma tête se heurta contre quelque chose de vivant, remuant dans les ténèbres.

C’était Antonia qui, poussée par la même pensée que moi, avait quitté son lit, voulant me dérober ce que je venais chercher ; mais il était trop tard. Je tenais dans ma main crispée le papier accusateur.

Je n’avais encore rien lu, mais sa présence même me donnait la certitude de sa trahison.

— À genoux, lui dis-je avec violence, la saisissant par le bras, demande-moi grâce à genoux ! je veux te tuer ! je veux en finir avec ta duplicité.

J’étais si désespéré que j’oubliais combien j’étais ridicule, elle se dressa sous ma main frémissante et me dit :

— De quel droit me parlez-vous ainsi, vous qui m’avez préféré toutes les impures ragazze de Venise ?

— Eh ! tu sais bien que tu mens, m’écriai-je, et que si tu l’avais voulu jamais le souffle d’une autre femme ne m’aurait effleuré.

Elle continua faisant semblant de ne pas m’entendre :

— Moi, du moins, j’ai pu aimer Tiberio sans honte, il est beau comme l’idéal et tellement bon que sa bonté vaut mieux que le génie.

— Tu avoues donc que tu l’aimes, lui dis-je d’une voix étranglée par le désespoir.

— Oui, je l’aime, s’écria-t-elle sans hésiter, mais d’un amour si pur que je puis en parler à la face du ciel. Vous autres, hommes grossiers, vous n’entendrez jamais rien à nos entraînements et à nos retenues. Le mystère en est trop divin pour que vous le pénétriez.

En me tenant ce mystique langage, elle rentrait dans la maison ; je la suivais plein de colère et d’hésitation ; d’accusateur, j’étais devenu accusé.

Cependant, à peine dans ma chambre, j’avais allumé une bougie et je lus le fragment de lettre que je serrais dans ma main.

Elle s’était assise en face de moi et croisait les bras dans l’attitude du calme et du dédain.

Je parvins à déchiffrer ce qui suit : « Ne m’attends pas ce soir, mon cher Tiberio, ce méchant fou m’empêche de sortir, mais demain je te rejoindrai au… » Le reste des mots était lacéré ou manquait.

— Mais convenez donc, m’écriai-je que vous appartenez à cet homme, ce tutoiement le prouve assez.

— Belle preuve, vraiment ! fit-elle avec ironie, vous oubliez mes habitudes de camaraderie ; est-ce qu’à Paris je ne tutoyais pas tous mes amis devant vous ? Et d’ailleurs, qui me forcerait à mentir ? ne suis-je pas libre de mes actions et dégagée envers vous ? Irritée hier soir par vos tyrannies, j’ai écrit cette lettre au seul être qui m’aime dans cette ville étrangère. Voilà mon crime.

— Mais tu es à lui, m’écriais-je, je le sais, j’en suis sûr, un soir j’ai vu ses lèvres sur les tiennes.

— Je vous ai dit que je l’aimais, répliqua-t-elle ; mais par pitié pour vous, j’ai lutté, j’ai résisté…

— Je ne veux pas de ta pitié, répondis-je ; dès aujourd’hui je pars et te laisse à ton nouvel amour.

Il me semblait en prononçant ces mots que les murs de ma chambre vacillaient autour de moi ; je m’affaissai sur mon fauteuil et mes larmes coulèrent silencieusement sur mes joues, comme si elles avaient été le sang de la blessure qu’elle me faisait.

Je ne lui parlais plus, je ne la voyais plus, tout disparaissait autour de moi ; je ne sentais que ma douleur inguérissable. Il se passa alors quelque chose d’inouï : elle s’agenouilla devant moi, attira ma tête sur son sein et but les pleurs que je répandais.

— Tu souffres, cher Albert, me dit-elle avec douceur, eh bien ! dis un mot, et je te sacrifie l’attrait que j’éprouve pour Tiberio.

Je la repoussai.

— Je ne veux pas de sacrifice, je ne veux plus de toi, lui dis-je, en mentant à l’amour, car je l’aimais encore de toute la puissance de mon être.

Elle s’était levée :

— Tu as tort de me parler de la sorte, poursuivit-elle d’une voix caressante ; j’aurai la raison et la tendresse que tu n’as plus. Je comprends maintenant qu’il faut nous séparer et soumettre nos cœurs à la terrible épreuve de l’absence : nous nous retrouverons un jour plus affectueux et moins exigeants.

— Que veux-tu dire, répliquai-je, parle sans phrases ?

— Je crois qu’il est bon que tu partes ; ta famille t’attend ; l’air de la France t’est nécessaire ; nos cœurs se sont aigris l’un l’autre dans un perpétuel contact. Peut-être ce que j’éprouve pour Tiberio n’est qu’une illusion. Quand tu ne seras plus là, peut-être c’est toi que j’aimerai ; alors tu me reverras, non plus troublée et incertaine, mais ravie comme au premier jour où tu m’aimas ; oui, cher Albert, quelque chose me le dit, je te reviendrai, mais laisse-moi mon libre arbitre, quittons-nous pour mieux nous réunir un jour.

Je la laissai parler sans l’interrompre ; dans tout ce qu’elle me disait je sentais le mensonge se heurter contre la vérité.

— Eh bien ! que décides-tu, fit-elle après un assez long silence qui l’embarrassait.

— Je partirai ce soir même.

Le peu de force qui m’était revenu succomba dans cette crise suprême. Je m’affaissai sur mon lit et je fus repris par la fièvre.

Antonia ne me quitta pas et recommença ses soins de mère. Vers le soir, me sentant mieux, je lui dis que j’étais déterminé à quitter Venise le lendemain. Elle me conjura de retarder d’un jour mon départ ; j’étais trop faible, objecta-t-elle pour me mettre en route ; elle exigeait cette dernière preuve d’affection ; elle m’accompagnerait jusqu’à Padoue et ne me quitterait que rassurée sur ma santé.

Je l’écoutais stupéfait. Quel mélange inexplicable de sollicitude et de cruauté ! Peut-on être à ce point ange secourable et bourreau ? Il n’y a que les femmes capables de cette dualité.

Je ne combattis plus son désir ; je n’avais plus qu’une volonté arrêtée, celle de m’éloigner et d’échapper au tourment incessant de cet être inexplicable.

Il fut convenu que je partirais le surlendemain. Elle m’épargna l’angoisse et l’humiliation de revoir Tiberio ; je lui en sus gré. Durant ces deux jours d’attente, elle ne s’occupa que de moi ; elle me prodiguait ces empressements excessifs qu’on prodigue durant leur agonie à ceux qui vont mourir. C’est elle-même qui fit ma malle ; elle la remplit de mille gâteries maternelles. Je me souviens qu’en arrivant en France j’y trouvai des bijoux charmants qu’elle avait achetés pour moi ; elle mit dans ma bourse la moitié de l’argent que lui avait envoyé son éditeur, me fit faire un manteau bien chaud et m’accabla de recommandations dévouées sur ce que je devais faire en route. Lorsque l’heure de partir arriva, elle s’embarqua avec moi.

— Tu vois bien que je ne te quitte point, disait-elle ; il faut que ces lagunes, que nous avons saluées ensemble à l’arrivée, nous voient réunis au départ.

Tandis qu’elle parlait, je regardai fuir Venise, couverte d’un voile de brume, lugubre et triste comme une ville du Nord. Ce n’était plus la cité riante qui nous était apparue, couronnée de soleil, quelques mois auparavant ; on eût dit qu’émue et sombre, elle prenait le deuil du poëte.

Antonia me conduisit jusqu’à Padoue ; là, nous nous séparâmes. Je n’avais plus le courage ni de pleurer ni de me plaindre.

Elle me dit d’une voix ferme et avec un accent qui me parut sincère :

— Je t’écrirai la vérité : si je succombe, nous ne nous reverrons jamais ; si je me garde à toi, avant un mois je te rejoindrai.

Je ne l’écoutais plus : déjà la séparation était accomplie, et mon cœur s’était brisé à jamais.

Ce qu’Antonia avait de plus beau, c’était le regard : ceux qui ont été caressés ou maudits par ces yeux tour à tour si tendres et si terribles, y penseront jusque dans la mort.

Je me souviens qu’en passant le mont Cenis, à l’aspect des Alpes dans leur calme éternel, je m’écriai :

« Quel spectacle pourra donc me faire oublier et ôter de devant moi ces yeux que je vois toujours ? » J’avais à mes pieds l’abîme, l’avalanche au-dessus ; un aigle noir planait sur la cime des bois immobiles. J’avançais pensif, apercevant sans cesse, comme deux flammes qui me devançaient, ces yeux maîtres de mon cœur. Ainsi, dans le moyen âge, la superstition croyait voir des feux inextinguibles précéder la marche des damnés. Les sombres sapins semblaient me faire cortège : les uns étaient debout comme des fantômes ; les autres couchés comme des cadavres. En passant sous leur ombre, je me souvenais du mot dit par Byron dans le même lieu : « Ces arbres ont un air de cimetière qui me fait songer à mes amis. » Ô Byron ! quand tu traversais ce désert immense et que les rameaux morts de ces troncs foudroyés craquaient sous tes pieds, ton cœur, j’en suis sûr, entendait leur silence ! Ils en savent peut-être plus que nous, ces vieux êtres muets attachés à la terre.


XiX


À mon arrivée à Paris, on eût pu me comparer à un de ces impétueux soldats qui, partis gaiement pour la guerre pleins d’ardeur et d’espérance, en reviennent obscurs, mutilés, le front balafré et le cœur dégoûté des promesses de la gloire. J’étais si changé, que ma famille et mes amis laissèrent échapper un cri d’épouvante en me revoyant ; bien plus grande encore eût été la compassion, si l’on avait pénétré le ravage effrayant de la blessure de l’âme. À quoi allais-je me rattacher ? De quel sentiment pourrais-je vivre ? J’ai toujours peu tenu à la gloire, puisqu’elle ne peut nous donner l’amour. C’est une vérité devenue banale qu’elle nous suscite des envieux et des détracteurs, et détourne de nous les cœurs qu’elle devrait attirer. La puissance de l’esprit, par cela même qu’elle est incontestable et illimitée, parait une tyrannie à ceux qui sont forcés de la reconnaître. Nous avons beau être naturellement tendres et dévoués et nous faire humbles, on nous sent superbes, éclairés, scrutateurs ; nous effrayons et l’on nous condamne à l’ostracisme de l’isolement.

Antonia elle-même qui devait cependant, par affinité, être partiale envers les poëtes, ces éternels proscrits du monde, ne m’avait-elle pas dit à propos de Tiberio ce mot cruel : « Il a la bonté qui vaut mieux que le génie ! »

À ceux qui n’ont aucune supériorité visible, on prête volontiers des trésors cachés, tandis qu’on refuse jusqu’aux qualités communes aux êtres exceptionnels doués de dons plus rares. La passivité est une sorte de culte et de soumission qui flatte les cœurs médiocres, tandis que tout empire s’exerçant, même sans le vouloir, effarouche leur orgueil inquiet.

Dans l’abandon où me jetait Antonia, je subissais cette navrante humiliation de la destinée et du malheur qui fait souhaiter aux âmes d’élite le sort des âmes inférieures. Hélas ! c’est là ce qui nous rattache au monde par ses petits côtés et amène nos chutes. Nous doutons de nous-mêmes en nous voyant dédaignés et ne pouvant faire planer ceux qui nous entourent, nous coupons nos ailes pour marcher dans leurs ornières.

Vis seul ou soumets-toi bestialement à la compagnie de la plèbe humaine ! Telle est la sentence définitive que tout poëte qui accepte la vie se prononce à lui-même.

Avant de s’étonner qu’une âme élevée s’altère, il faudrait savoir de quels coups elle a été frappée et meurtrie, et ce qu’elle a souffert par sa grandeur même.

— Prends-moi donc, dis-je à la vie qui me revenait, et fais-moi ton esclave, puisque je n’ai pu te soumettre à mes fières aspirations.

Je n’eus donc pas la force de vivre seul face à face avec le spectre de mon amour ; c’est ce qui précipita ma déchéance.

Ceux à qui j’étais cher, même ceux qui me portaient l’affection la plus grave et la plus sainte, me conseillèrent le mouvement du monde et des plaisirs pour raffermir ma santé et mes facultés défaillantes.

Je me replongeai dans toutes ces passions factices qui m’avaient si vite dégoûté avant mon amour pour Antonia ; que me paraîtraient-elles donc désormais après que j’avais passé par une ivresse sincère ? Elles n’étaient plus que l’aiguillon qui me faisait à toute heure sentir ma blessure.

J’avais retrouvé Albert Nattier à Paris ; il fut radieux de me revoir.

— Enfin, te voilà libre ! s’écria-t-il gaiement.

— Libre et seul, répliquai-je.

— Et c’est de quoi je te félicite : ne la regrette jamais.

— Est-ce qu’on est le maître de déposer sa douleur et de changer de sentiments comme on change d’habits ? lui dis-je ; je m’étais fait à l’aimer.

— Tu es trop fier et trop frondeur pour rester le jouet d’une illusion, reprit-il.

— Mais, répliquai-je, elle était encore la meilleure et la plus grande des femmes ; ceci était bien une réalité ; si je n’ai pas su garder son amour, c’est ma faute ; j’aurais dû la disputer à ce bellâtre de Tiberio ; un stupide orgueil m’en a empêché. Que puis-je lui reprocher ? Elle a été avec moi tendre et sincère.

À ce dernier mot, Albert Nattier éclata de rire.

— Tu deviens pleurnicheur comme une élégie de Lamartine, s’écria-t-il, et tu me fais l’effet d’un mari trompé qui s’attendrit en racontant ses malheurs. Allons, allons, appelle l’ironie à ton aide, c’est le meilleur baume à jeter sur ces blessurea-là.

— Que fait-elle à cette heure ? murmurai-je sans l’écouter.

— Et, parbleu, elle se divertit avec Tiberio, et lorsqu’elle en sera lasse, elle le quittera comme elle t’a quitté.

— Non, elle lutte encore, et me reviendra peut-être sans avoir succombé. — Je me souviens que je prononçai ces mots sur la place de la Concorde ; c’était le soir, nous marchions lentement, et en cet instant un réverbère éclairait le visage d’Albert ; j’y lus un sourire sardonique qui me navra.

— Que sais-tu donc sur elle, lui dis-je, en lui secouant le bras.

— Je sais que si tu la revois jamais je ne te reverrai plus, moi qui t’aime, car je ne veux pas que tu sois berné comme un Géronte, toi jeune, élégant, célèbre, et qui en définitive as le droit de quitter et non d’être quitté.

Il avait en amour les maximes du monde qui s’inquiète peu de la passion tyrannique et se préoccupe avant tout que la vanité soit sauvegardée. En me parlant ainsi il fit une pirouette et voulant se dérober à toutes mes questions, il s’élança dans un cabriolet qui passait.

Le lendemain j’allai chez lui pour lui demander une explication ; on m’apprit qu’il était parti pour l’Angleterre où il devait rester trois mois.

Je n’avais pas le courage de chercher à m’étourdir par le travail, mais le bon René, qui était dès lors mon ami, vint me voir sitôt qu’il apprit mon retour et m’engagea à publier ce que j’avais écrit en Italie ; je lui lus un drame, un petit roman et quelques poésies.

— Voilà de quoi faire la fortune de Frémont, me dit-il avec cette confraternité cordiale que je n’ai trouvée qu’en lui, et, le jour même, il alla monter la tête à mon éditeur sur les trésors que j’avais en portefeuille. Affriandé par les éloges que me prodiguait René, Frémont vint me faire des offres brillantes ; je les acceptai bien vite, j’avais hâte de renvoyer à Antonia plus que je ne lui devais. L’argent que nous prête une femme m’a toujours semblé un outrage. Je ne lui écrivis point, j’attendais qu’elle commençât : enfin sa première lettre arriva, longue, étudiée, ainsi que je le sentis plus tard. C’étaient des phrases ingénieuses, éloquentes et travaillées comme dans les belles pages de ses romans.

Elle me peignait sa tristesse après mon départ, elle avait voulu revoir tous les lieux que nous avions vus ensemble ; seule, enveloppée dans une mante noire et portant pour ainsi dire le deuil de notre amour ; Tiberio avait vainement insisté pour l’accompagner durant ces promenades commémoratives, elle s’y était refusée, elle aurait craint de profaner mon souvenir par une sensation nouvelle, car elle devait bien me l’avouer, son attrait pour Tiberio persistait. Soumis comme un fils, tendre comme un jeune frère, il lui donnait des heures d’une sérénité et d’une quiétude d’autant plus chères qu’elles n’étaient jamais troublées par les exigences de l’amour et l’emportement de la passion. Ils en étaient encore à la pureté de la tendresse et à l’idéal du désir.

Je reçus vingt lettres écrites dans ce pathos élégant qui trahissait la plume exercée du romancier.

Enfin, sa dernière lettre déroulait la péripétie de son entraînement, de ce qu’elle appelait sa chute ; elle s’était donnée à Tiberio mais elle était à moi aussi, car, dans ses bras, elle me voyait encore. J’étais le mort adoré qui toujours vivait et s’agitait en elle et qu’elle voulait retrouver dans l’éternité. Je me souviens que ces paroles cherchées, ambitieuses et mystiques pour exprimer le fait simple, naturel mais brutal et terrible de l’infidélité, me firent horreur. C’était comme un poignard enjolivé de fleurs, comme une strangulation faite avec un lacet d’or et de soie. Je lacérai cette lettre avec désespoir et je n’y répondis que ces mots : « Je vous sais gré de votre franchise, mais vous pouvez vous dire que vous avez tué ma jeunesse. »

Mes nouveaux ouvrages avaient paru ; j’avais laissé faire à mon éditeur comme je laissais faire à l’imprévu pour tout ce qui me concernait. Le matin je me levai, sans désir, sans but, décidé à m’abandonner à toutes les sensations fugitives qui se présenteraient. Quand le cœur ne porte pas en lui sa ferme direction, amour, ambition, devoir ou religion ; il n’est plus qu’une chose flottante. Je passai les jours dans des flâneries bêtes ou dans des distractions folles et coûteuses. J’errais sur les boulevards avec des habits de dandy, je montais à cheval, je dînais dans les cafés les plus en renom, et chaque soir j’allais dans le monde.

Le succès de mes livres, joint au bruit qu’avait fait ma liaison avec Antonia, me rendirent, pendant quelque temps un des objets de la curiosité parisienne ; les salons du grand monde et ceux de la littérature me recherchaient comme une étrangeté qu’on est flatté de montrer à ses invités. Cest à cette époque, chère marquise, que je vous rencontrai, un dimanche soir à l’Arsenal ; je fus frappé par votre air de jeunesse et par l’expression franche de vos traits. Oh ! pourquoi ne nous sommes-nous pas aimés alors ! je pouvais encore être sauvé et redevenir un être énergique que vous auriez dirigé.

Vous ne fûtes pour moi que le mirage d’un instant. J’allais, durant ces jours troublés, à chaque lueur qui m’apparaissait ; mais trop perdu dans un aveugle scepticisme pour chercher obstinément la vraie lumière et m’y retremper, je ne songeai pas à voir votre âme ; je n’étais pas guéri de mon amour.

Dans de tels déchirements, il faudrait pouvoir fuir dans un désert et y cacher sa blessure ; elle finirait, peut-être par se fermer. Mais le monde la heurte et la rouvre sans cesse. On rencontre des gens qui nous rappellent le temps heureux ; des amis qui nous plaignent ou nous raillent en nous répétant : « Nous l’avions bien prévu ! » des femmes coquettes qui nous provoquent du regard ou de la voix et nous parlent de notre amour trahi en se jouant ; il n’est pas jusqu’aux choses inanimées qui ne soient poignantes et cruelles. Nous étions ensemble la dernière fois que j’ai regardé ce monument, traversé ce jardin, ou entendu cette musique ! Pourquoi n’est-elle plus là celle qui doublait mes émotions ?

Un soir où j’avais erré longtemps sur les quais, en sortant d’un bal à l’ambassade d’Espagne, me rappelant à la même place mes promenades nocturnes avec Antonia, je trouvai en rentrant chez moi une lettre de mon éditeur qui m’engageait à dîner pour le lendemain ; il devait avoir, me disait-il, une piquante réunion de célébrités en tous genres parmi lesquelles je rencontrerais à coup sûr une curiosité inattendue.

Je fis peu d’attention à cette lettre, laissant à mon caprice du lendemain le soin d’accepter ou de refuser l’invitation.

À mon réveil j’eus la visite de René, qui venait ainsi quelquefois me surprendre le matin pour me dire des vers ou me demander de lui en lire,

— Dînez-vous ce soir avec moi chez Frémont ? lui dis-je.

— Non, répliqua-t-il, et vous devriez ne pas y aller ; il ne faut pas trop gâter ces impresari de notre esprit qui finissent par se croire nos collaborateurs.

— Je le lui permets pour ce qui me concerne, repartis-je en riant, et comme il me fait espérer pour ce soir quelque distraction j’accepte son dîner.

— Il vous prépare une surprise qui sera peut-être une douleur, reprit René, et voilà pourquoi je vous engage à refuser.

— Expliquez-vous, René.

— Eh bien, Antonia est de retour, et Frémont trouve plaisant de vous faire dîner ensemble.

— Elle est ici ! depuis quand ? L’avez-vous vue ? où habite-t-elle ?

— Elle habite la même maison où vous l’avez connue ; elle est arrivée il y a trois jours avec Tiberio, et je les ai rencontrés hier dans le jardin des Tuileries. Chaque parole de la réponse de René me faisait l’effet des pointes de fer d’une discipline.

Elle l’aimait donc bien pour l’amener ainsi en triomphateur, dans la ville où je vivais !

— Je n’irai pas chez Frémont, dis-je simplement à René ; puis je m’efforçai de cacher mon agitation en lui récitant de fort belles strophes de Léopardi que je venais de lire.

Lorsque je fus seul, je m’abandonnai à la vérité de mon émotion : elle tenait de la rage et de la honte. L’idée de les revoir ensemble m’épouvantait ; pour éviter même la possibilité et l’humiliation d’une rencontre, je résolus de m’enfermer chez moi et de travailler. Je mis dès le jour même ce projet à exécution, et le lendemain matin j’avais déjà écrit plusieurs pages d’un roman sur l’Italie, quand je vis paraître Frémont.

— Vous arrivez à propos, mon cher éditeur, lui dis-je ; car je vous taille de la copie.

— J’en suis enchanté, répliqua-t-il, et je vous pardonne si c’est l’inspiration qui vous a empêché hier de venir dîner chez moi.

— Je n’aime pas certaine surprise, répondis-je sèchement, et je vous prierai à l’avenir de ne plus projeter de me donner en spectacle à nos amis.

— Ma plaisanterie était sans fiel ; je vous croyais guéri, reprit le madré Frémont avec cette espèce de brusquerie cordiale et franche qu’affecte envers les auteurs ce paysan du Danube des libraires.

— Je suis guéri depuis longtemps des épidémies de l’enfance, répliquai-je avec ironie, ce qui ne me fera pas toutefois rechercher la vue de la rougeole et de la coqueluche.

— Pauvre Antonia ! vous la comparez à une maladie. Elle était pourtant fort séduisante hier soir, et elle a fait feu de toute la flamme de ses yeux et de son esprit pour nous faire supporter son Italien.

— Eh bien ? lui dis-je avec une certaine curiosité.

— Son beau docteur a fait un fiasco complet, reprit Frémont ; il est superbe, je n’en disconviens pas ; mais il ne faut pas dépayser ces beautés indigènes : celle de Tiberio est presque choquante dans notre monde parisien ; c’est comme si on transplantait les arènes de Vérone au milieu des boulevards. La gaucherie de Tiberio lui fait perdre son prestige. C’est un bel amoureux dans la solitude, mais qui fera rougir Antonia devant ses amis.

— À qui donc l’aviez-vous réuni ? lui dis-je.

— À Dormois, à Sainte-Rive, à Labaumée et au pianiste Hess, qu’Antonia voulait connaître ; car la passion de la marquise de Vernoult pour ce bel Allemand double en ce moment sa célébrité. Dormois, qui met dans sa conversation l’esprit et la chaleur qu’on trouve dans ses tableaux, a entrepris l’Italien sur Michel-Ange, Titien et Tintoret ; Tiberio s’est montré d’une telle ignorance, qu’Antonia en était déconcertée. À son tour, Sainte-Rive a voulu le faire causer poésie et il a haussé les épaules en l’entendant avouer qu’il préférait Métastase à Dante. Hess lui a fait une moue dédaigneuse à propos de plusieurs sottises qu’il a dites sur la musique. Antonia, pour venir en aide au pauvre garçon et le relever à nos yeux, a prétendu qu’il était très-fort en archéologie, et qu’elle était d’avis qu’il fallait être spécial et ne pas permettre à son intelligence une diffusion qui l’affaiblissait. En prononçant ce docte axiome elle ignorait que Labaumée, qui l’écoutait, était un très-profond archéologue, cachant son savoir sous son atticisme littéraire. Aussitôt il s’est mis à embarrasser Tiberio en lui adressant une foule de questions sur les antiquités romaines et étrusques. Le malheureux, traqué de tous côtés par la vivacité et l’ironie de l’esprit français, s’en est pourtant tiré, je dois l’avouer, à son honneur, par une sortie pleine de candeur.

— Messieurs, a-t-il dit à mes convives avec une dignité noble et une simplicité touchante, vous avez tort de rire de moi ; je ne suis pas un savant et je ne me donne pas pour tel ; je ne suis ici que comme l’amico, il servitor, il cavaliere de la carissima e illustrissima signora, et, à ce titre, vous devez me traiter avec courtoisie comme tout ce qui tient à elle. En parlant ainsi, il s’inclina devant Antonia en signe de servage, et lui tendit la main pour lui demander protection. Mais elle ne le regarda pas même, et se mit à fumer et à parler tout bas avec le pianiste. Puis tout à coup elle s’informa en riant pourquoi vous n’étiez pas venu, ce qui fit tressaillir l’infortuné docteur ; elle aurait été ravie, disait-elle, de vous complimenter sur vos nouveaux succès.

Sainte-Rive fit alors un éloge enthousiaste de votre talent, et le sardonique Dormois saisit l’occasion pour dire tout bas à Antonia :

— Comment avez-vous pu lui préférer cet Antinoüs ? Même au physique, Albert lui est bien supérieur ; car il a la distinction, la seule vraie beauté des peuples civilisés.

— Vous savez bien, a répondu gaiement Antonia, que vos contradicteurs vous ont toujours reproché de ne pas vous entendre en esthétique.

Antonia nous a quittés, presque à l’issue du dîner, sous prétexte d’une visite à recevoir, et il a été visible pour tous qu’elle était humiliée du peu de succès de son Italien. Je regarde donc Tiberio comme condamné in petto et son renvoi tacitement décidé. Ce n’est plus qu’une affaire de temps. Vous savez qu’Antonia va vite dans ces sortes d’expéditions, et qu’elle les accomplit sans broncher.

Je laissais parler Frémont sans l’interrompre. Je souffrais de ce qu’il disait sur celle que j’avais tant aimée ; mais il exerçait une sorte de justice distributive que je n’étais pas en droit de lui interdire.

Comme je ne répondis rien à son récit, il changea de conversation et me parla de ce que j’écrivais.

Lorsqu’il fut sorti, je couvris mon visage de mes mains, et je les sentis mouillées de larmes brûlantes, En bravant à ce point le scandale, Antonia voulait faire acte d’indépendance féminine ; elle pensait que la beauté de Tiberio et sa simplicité, qui n’était pas sans grandeur, intéresseraient à sa nouvelle passion les amis qu’elle avait laissés en France. Si j’avais assisté au dîner donné par Frémont, peut-être aurait-on trouvé bon de fêter l’Italien à mes dépens ; mais moi absent, on jugea de meilleur goût de me le sacrifier.

Ce que Frémont avait prévu arriva : Antonia se prit tout à coup pour ce bel amant de ce dégoût subit que l’intelligence communique aux sens. Elle en vint à le trouver vulgaire et laid ; ce fut là le signe le plus évident de sa lassitude, car la beauté de Tiberio avait été l’attrait réel de l’empire fugitif qu’il avait exercé sur elle.

Sitôt qu’il cessa de lui plaire, elle n’eut plus aucun souci de cet être passif et doux, Frémont vint me faire visite et me conta que, la veille, Tiberio avait reçu son congé.

— L’exécution a été nette et brève, ajouta-t-il ; dans ces occasions-là Antonia tient d’Élisabeth d’Angleterre et de Catherine la Grande. Elle m’avait écrit pour me demander mille francs d’à-compte sur son nouveau roman, et me priait de les lui porter hier en allant déjeuner avec elle. J’arrivai à l’heure indiquée ; je la trouvai en compagnie du pauvre Tiberio qui, triste et défait, me tendit la main et me conjura d’intercéder pour lui.

— La carissima donna voulait l’éloigner sous prétexte qu’il vivait oisif à Paris, qu’il avait sa carrière à faire et qu’elle se reprocherait toute sa vie d’y avoir été un obstacle. Mais à quoi songeait-elle donc là ? poursuivit-il ; qu’importe que j’exerce ou non mon métier de docteur à Venise ; je ne veux vivre que pour elle ; je suis un vermisseau qu’elle peut écraser. Oh ! bellissima, vous savez bien que mon esclavage m’est plus cher que la terre natale, ajouta-t-il en s’adressant à Antonia.

Elle jeta une bouffée de fumée de sa cigarette au plafond, et répliqua d’un ton grave :

— Mon cher enfant, l’art m’impose des sacrifices ; vous êtes pour moi une distraction incompatible avec le travail de l’esprit. Je me dois au public, je me dois à ma célébrité, et il faut nous séparer pour que j’accomplisse la mission de mon intelligence. Je ne vous quitte que pour l’idéal, ainsi ne soyez pas triste, mon beau Vénitien.

Casta donna ! s’écria le candide Tiberio, vaincu par l’euphonie de ce langage éthéré, ô musa nobilissima, je vous obéirai, mais j’en mourrai.

— Bah ! répondit Antonia en riant ; je vous promets d’aller vous revoir l’automne prochain à Venise.

Grazie, diva clementissima ! s’écria l’Italien en lui baisant les mains.

— Allons déjeuner, répliqua Antonia, et soyons gais pour chasser tout mauvais présage.

Nous mangeâmes tous les trois d’assez bon appétit, mais au dessert, Tiberio se prit à pleurer.

— Du courage, mon brave, lui dit Antonia, c’est l’heure du départ ; brusquons les adieux, et ne songeons qu’à la réunion promise. Alors, prenant dans sa poche le billet de mille francs que je lui avais remis, elle le glissa dans le gousset de Tiberio. Le patito était si ému, qu’il se laissa faire, et que je ne pus comprendre s’il manquait vraiment de dignité. Après tout, que pouvait-il, le pauvre diable ? Elle l’avait enlevé à Venise, elle avait brisé sa carrière ; il était sans fortune et n’avait peut-être pas de quoi s’en retourner, triste et seul, dans son pays si joyeusement abandonné pour elle.

Tandis que Frémont parlait je pensais : Voilà le troisième amant dont elle déchire le cœur ; quand donc s’arrêtera-t-elie ?

Frémont poursuivit :

— Tout en poussant l’Italien vers la porte, elle lui tendit son front à baiser.

— Oh ! crudelissima ! lui dit-il en se permettant une caresse plus intime.

Je lui saisis le bras pour les séparer ; j’étais chargé de le conduire à la diligence. Antonia referma sa porte sur nous, et quelques minutes après, le héros d’un des épisodes de sa vie roulait sur la route d’Italie.

— Eh bien ! dis-je, voulant affecter d’être indifférent, qui va-t-elle aimer à présent ?

— On parle du pianiste Hess, répliqua Frémont qui me quitta sur ce mot.

Pauvre Tiberio, pensai-je, aussitôt que je fus seul ; lui aussi, quoiqu’il ne soit pas poëte, va traîner son deuil sur les lagunes de Venise qui m’ont vu pleurer ! Mais tout à coup j’éclatai de rire, comme si l’ombre moqueuse d’Albert Nattier m’était apparue. En vérité, me disait une voix ironique, c’est bien à toi de le plaindre !

Puis je songeai : Elle va donc aimer ce pianiste allemand ? Les dernières paroles de Frémont me revenaient.

— Mais qu’elle aime le diable ! m’écriai-je en me promenant dans ma chambre plein de rage contre mon propre tourment. Il est des heures où l’on voudrait s’arracher le cœur et le souvenir. Hélas ! on n’a pas ce pouvoir sur la part immortelle de soi-même.

Ce que je redoutais le plus, c’était de me trouver subitement face à face avec elle, soit dans la rue, soit au théâtre. Rien d’horrible comme ces rencontres fortuites où passe près de nous, comme un inconnu, l’être que nous avons le plus aimé. Cette tête indifférente a pourtant reposé sur notre sein ! Cette bouche froide et muette nous a pourtant prodigué ses caresses et ses paroles d’amour ! Je sentais que si elle m’était ainsi tout à coup apparue, ou je serais tombé inanimé devant elle, ou bien je lui aurais tendu les bras et l’aurais emportée je ne sais où pour l’aimer encore.

Afin de l’éviter et de repousser son image irritante, je travaillais tout le jour, et chaque soir j’allais dans les salons où j’étais certain de ne pas la rencontrer. Mais quand j’écrivais, un spectre qui avait ses yeux se tenait toujours debout vis-à-vis de moi ; et dans le monde, lorsque je parlais tendrement à une femme, ce que je disais me semblait un écho affaibli et discordant de ce que je lui avais dit tant de fois. Bientôt, voulant me distraire violemment, je retournai chez les courtisanes que m’avaient fait connaître Albert Nattier, et j’essayai de la débauche sans scrupule.

Ma santé, qui était revenue, augmentait encore la véhémence de mon chagrin. À quoi donc me servaient les forces de ma jeunesse ? Parfois désespéré de ces nuits honteuses où se consumait mon énergie, j’aurais voulu faire quelque action héroïque, me vouer à quelque cause glorieuse et mourir comme Byron. Mais l’Europe était en paix, et les idées qui font les nobles guerres ne fermentaient plus dans les cœurs.

Un matin, je lus dans un journal que le prince qui avait été au collège mon compagnon d’étude, allait se battre en Afrique à la tête de nos soldats. Je me présentai chez lui ; il me reçut, comme il le faisait toujours, avec une cordiale amitié.

— Monseigneur, lui dis-je, je viens vous demander une grâce.

— Pour vous, cher Albert ? Ce sera la première, et elle est d’avance accordée.

— Je veux faire la campagne d’Afrique avec vous.

— Comme historiographe ?

— Non, comme soldat…

Son beau visage exprima la plus joviale gaieté.

— Oh ! je devine, dit-il, un désespoir amoureux ?

— Qu’importe, monseigneur, consentez-vous, répliquai-je sérieusement.

— Non, je retire ma promesse, je refuse. La France, mon cher Albert, a des milliers de braves soldats, mais elle n’a pas trois poëtes comme vous, ajouta-t-il en m’embrassant ; je vous garde donc à la gloire poétique de la France, qui m’est aussi précieuse que sa gloire militaire.

Ceux qui l’ont connu savent avec quelle grâce il disait ces mots-là.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis le renvoi de Tiberio à Venise, lorsqu’un soir, comme je me disposais à sortir, j’eus la visite de Sainte-Rive ; il venait de dîner dans mon voisinage et il avait voulu me complimenter sur mon dernier livre :

— Savez-vous qui m’a accompagné jusqu’à votre porte, dit-il ?

— Qui donc ?

— Antonia que j’ai trouvée flânant sur le quai.

— Eh quoi ! j’aurais pu aussi la rencontrer ? répliquai-je involontairement.

— Sans doute, et elle en eût été heureuse, car elle m’a arrêté pour me parler de vous, pour me demander ce que vous faisiez et qui vous aimiez en ce moment ? J’ai bien compris à cette inquisition de l’amour que vous l’occupiez encore.

— Elle ne veut donc pas même me laisser vivre et respirer en paix l’air du soir ? Que vient-elle faire autour de ma maison ? Plutôt que de m’exposer à la rencontrer je me condamnerais à ne plus sortir.

— Voilà la preuve évidente que vous l’aimez encore, répondit Sainte-Rive, et, comme de son côté elle ne peut pas se passer de vous, vous finirez par vous réconcilier.

— Vous savez bien que c’est impossible, et d’ailleurs elle ne le désire pas plus que moi.

— Ce qui veut dire qu’elle y songe, mon cher Albert ! Pour qui donc a-t-elle chassé Tiberio ? Pour qui donc ferme-t-elle sa porte depuis huit jours au pianiste allemand, si ce n’est pour vous ? Pour vous dont elle veut obtenir paix et pardon.

— Je crois reconnaître là une de ses phrases, repartis-je, vous a-t-elle fait part de ses sentiments ?

— Eh ! parbleu, à moi comme à tous nos amis ; elle vous aime et ne veut plus aimer que vous.

— Je ne vous croyais pas si candide, mon cher Sainte-Rive, repris-je en affectant de sourire ; vous savez bien que, si elle a renvoyé Tiberio, c’est qu’à ce dîner chez Frémont elle s’est trouvée humiliée d’un pareil amant, et vous n’ignorez pas que si elle ferme sa porte au pianiste Hess c’est que celui-ci lui préfère une marquise blonde.

— Vous êtes méchant et subtil, répliqua Sainte-Rive, et je vous trouve bien dupe, puisqu’une femme de l’esprit et du charme d’Antonia revient à vous de la repousser, avec des transes de saint Antoine devant le démon, car vous êtes tenté, mon cher, et, sans votre orgueil, vous lui crieriez : Accours !

— Obligez-moi de ne plus me parler d’elle, dis-je un peu sèchement et prenant mes gants et mon chapeau, je lui fis comprendre que je voulais sortir.

Cette nuit-là je me livrai à toutes les ivresses forcenées ; je parvins à tuer son souvenir. La nuit suivante je recommençai, et ainsi de suite durant plusieurs jours ; si bien que je devins une chair inerte ; je ne travaillais plus et bientôt je me sentis pris de la fièvre et m’imaginai que mon mal de Venise allait revenir.

Frémont, à qui j’avais promis les dernières pages d’un livre, n’entendant plus parler de moi, arriva un matin, et me surprit dans ce bel état d’abrutissement dont il devina la cause.

— Vous n’êtes pas pardonnable, me dit-il, vous tuez votre génie pour échapper à l’obsession d’un souvenir ; croyez-moi, mieux vaut tuer votre passion en la profanant.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’Antonia vous aime toujours, et que vous feriez mieux de la reprendre que de mener la vie que vous menez. Je vous parle brutalement et sans phrases, comme un ami.

— Vous me parlez comme l’indifférence, lui dis-je, car vous me conseillez la pire des douleurs : celle du mépris que j’aurais pour moi-même en renouant avec elle. Il ne peut plus exister entre nous qu’un amour malsain et troublé. Mieux vaut la haine, la haine active, vivace, inspiratrice. Raccommoder une belle passion brisée est aussi maladroit, aussi impossible que de remettre un bras à une statue antique.

Frémont n’insista pas, mais Sainte-Rive me sachant malade vint me revoir et me dit :

— Antonia est très-touchante en parlant de vous ; elle s’accuse et se donne tous les torts ; elle, si superbe, pleure souvent en nous disant qu’elle ne pourra vivre si vous ne lui pardonnez pas.

— Je n’aime point, répliquai-je, cette mise en scène de la douleur ; si le cri de son âme est sincère, c’est en secret et vers moi seul qu’elle devrait le jeter.

— Mais elle vous redoute, elle a peur de vos dédains !

— Et moi j’ai peur d’elle ! ne m’en parlez donc plus, m’écriais-je irrité.

Ma colère même prouvait que je n’étais pas guéri. Je ne sais si Sainte-Rive rapporta mes paroles à Antonia, mais deux jours après, vers minuit, comme je reposais sur un grand fauteuil, le cordon de ma sonnette s’agita faiblement. Qui donc venait à cette heure ? J’avais envoyé mon domestique se coucher, je me précipitai pour ouvrir, frappé par l’idée soudaine qu’un événement grave allait m’arriver : peut-être ma mère était-elle malade ? Peut-être accourait-on m’annoncer qu’Antonia s’était tuée ? J’en étais à cette dernière pensée lorsque, en ouvrant la porte, je vis devant moi Antonia enveloppées d’une mante noire. Je reculai en chancelant, et je laissai tomber la bougie que je tenais à la main. Elle se jeta sur mon cœur dans les ténèbres et m’enlaça d’une étreinte si forte que toute résistance eût été inutile ; d’ailleurs je ne songeais pas à résister ; je sentais ses larmes mouiller mon visage, sa chevelure embaumée me pénétrait de son parfum suave et connu ; elle joignait ses mains autour de mon cou et me demandait pardon. Je la retrouvai à ma merci, elle qui, si souvent, m’avait repoussé par ses froids dédains ; elle était humble et passionnée aujourd’hui comme une femme d’Orient qui apaise par des caresses son maître irrité. Son souffle courait sur moi tel qu’une flamme électrique et elle me disait :

— Souviens-toi ! nous avons été heureux, nous pouvons l’être encore !

Comment me dégager d’elle ? comment repousser le bonheur que j’avais si souvent regretté ? Il est vrai que ce bonheur était désormais perverti, navrant, dépouillé de tout prestige ; mais la partie grossière des sens s’en contentait ; jamais, au temps radieux de mon culte pour elle, je n’avais ressenti de tressaillements plus vifs et plus énergiques ; je lui rendis ses baisers furieux, mais sans mentir à son âme :

— Ne me demande pas pardon pour tes impuretés, lui dis-je, car je suis encore plus impur que toi ! je te donne les restes de la débauche ; tu retrouves un cœur flétri que la douleur a corrompu ; blessé par toi, il te fera souffrir de sa blessure ; désormais notre amour, amer comme la haine, ne sera plus qu’un défi des sens à la conscience ; tu deviens courtisane en te jetant dans mes bras, et je ne suis plus qu’un débauché sans cœur en te rendant tes embrassements !

— Qu’importe, me dit-elle en délire, et elle souscrivit à cette ivresse souillée. Tous les souvenirs sacrés de notre amour si beau se confondirent alors aux âcres sensations d’une passion dégradée.

Ô mystère impénétrable de l’union des êtres ! malgré les paroles cruelles que je venais de prononcer, je sentis se fondre dans ses bras tout ce qu’il y avait de ressentiment dans mon cœur. Je redevins tendre et affectueux, et mes yeux mouillés de larmes la regardaient avec reconnaissance.

Elle me devina :

— Vois-tu que j’ai bien fait de venir, me dit-elle.

— Oh ! oui, murmurai-je en cachant ma tête dans son sein, je t’aime toujours.

Le lendemain, j’avais repris chez elle ma place d’autrefois. Les premiers jours furent presque du bonheur : retranchés du monde, j’oubliais tout ce qui n’était pas elle, et en elle je ne voyais et ne retrouvais que ce qui m’avait rendu heureux. Sa nature douce et calme refaisait la paix dans mon cœur, son intelligence en toutes choses me charmait ; quelle autre femme aurait pu me parler comme elle, avec la certitude du génie et l’enthousiasme de l’amour, des créations de mon esprit ? Je lui lisais ce que j’avais fait de nouveau, et dans ses éloges et ses critiques je trouvais une supériorité qui enorgueillissait mon amour. Qui donc m’aurait compris aussi bien qu’elle ? Qui donc eût senti à ce point le poëte dans l’amant ? Malgré quelques dissidences, n’était-elle pas, après tout, la seule femme avec qui je pusse vivre de la double vie du corps et de l’âme ?

Mais les orages devaient renaître, apportés par tous les souffles du dehors, qui ne pouvaient manquer d’arriver jusqu’à nous.

Notre réconciliation fit grand bruit ; ma famille s’en désespéra, prévoyant pour moi de nouveaux chagrins ; mes amis en plaisantèrent, et le monde me traita de lâche et de fou.

Je bravai les conseils et l’opinion, comme cela arrive presque toujours en pareille situation.

Ma passion avait été la plus forte ; je devais donc la glorifier ou du moins faire croire à tous que je n’en rougissais pas. Je reparus avec Antonia dans les promenades et aux théâtres ; elle s’y montrait souvent en habit d’homme, ce qui attirait sur nous tous les regards ; elle affectait le plus grand dédain pour ce qu’elle appelait les préjugés, et m’entraînait à l’imiter. Nous menions une vie débraillée d’artistes qu’on a appelée plus tard la vie de bohème. En sortant du spectacle, parfois quelques personnes venaient chez nous souper et fumer, plutôt ses amis que les miens ; non que les miens fussent des sages, mais ils avaient, même dans l’intimité, une raideur aristocratique fort ennuyeuse selon Antonia. Il est vrai que devant elle ils se souvenaient de son talent, qui leur imposait et contenait le laisser-aller de leur esprit ; ils avaient gardé en ceci la tradition des manières courtoises qui, sous l’ancien régime, aurait toujours empêché qu’on traitât Mme  de Sévigné, eût-elle eu des amants, comme on traitait une danseuse. Les amis d’Antonia se gênaient moins, ils la tutoyaient, elle leur en avait donné l’exemple, et moi, rattaché à elle par le côté grossier de la passion, je les laissais faire, peu soucieux de sa dignité. Je me sentis d’abord dans une atmosphère malsaine, mais je finis par me faire à cet air corrompu. Ironique, méprisant, je la traitais comme une maîtresse vulgaire ; l’idole était volontairement descendue de son piédestal, et je me raillais moi-même si j’étais tenté de l’y replacer. J’avais avec elle des manières tantôt dures, tantôt moqueuses, où se trahissait le bouleversement de mon âme. Lorsqu’elle me les reprochait avec douceur et simplicité, j’étais attendri, mais sitôt qu’elle le prenait sur le ton de la prédication et de l’emphase, j’éclatais en plaisanteries injurieuses ; elle eût pu me rappeler par une larme ou par une parole émue à ce qui restait encore de grand dans mon âme, et alors je serais tombé à ses pieds. Mais elle employait dans ces sortes de luttes un langage tellement en contradiction avec tous les actes de sa vie que j’en étais révolté.

Un soir je rentrai vers minuit, après l’avoir laissée m’attendre toute la journée. J’étais allé à travers la campagne déposer le fardeau que je traînais sans trêve ; je m’étais baigné dans la Seine, près de Bougival, puis roulé sur l’herbe, puis endormi sous les arbres par une chaude soirée d’août. Quand j’arrivai, elle éclata en reproches, me dit qu’elle voyait bien qu’elle ne pourrait jamais m’arracher à la dissipation et à la débauche, et que son sacrifice avait été en pure perte.

— Quel sacrifice ? m’écriai-je ; est-ce par hasard le renvoi de Tiberio ?

— Celui-là et tant d’autres, poursuivit-elle avec une sorte d’audace naïve qui m’exaspéra. Je vous ai été dévouée jusqu’aux dernières limites de l’abnégation, jusqu’à l’immolation de tous mes fiers instincts, jusqu’à l’avilissement de ma chaste nature.

J’éclatai de rire.

Elle continua :

— Votre incrédulité impie ne saurait m’atteindre ; Dieu le sait ! c’est pour vous sauver de l’abîme que j’ai surmonté mon dégoût des choses des sens. Je ne me suis rejetée dans vos bras que pour vous arracher à des bras souillés ; et maintenant vous me raillez de ma chute, et vous me traitez comme ces femmes dont j’ai voulu vous séparer : vous oubliez que j’ai été pour vous une sœur, une mère…

— Assez ! lui dis-je à ces mots qui éveillaient l’écho d’un langage semblable qu’elle m’avait tenu autrefois au moment même où elle me quittait pour Tiberio, — assez d’hypocrisie ! repartis-je avec une colère croissante ; il ne faut pas être une Mme  de Warens puritaine, il ne faut pas mettre Jean-Jacques adolescent dans son lit et protester après que c’était pour son plus grand bien et par pure abnégation ! Convenez donc que vous y trouviez aussi quelque plaisir !

Je n’aime pas les exclamations mystiques de Mme  de Krudner, quand elle s’écrie dans le ravissement de ses spasmes d’amour : « Mon Dieu, pardonnez-moi d’être heureuse à ce point ! » Dieu et le remords n’ont que faire en ceci. Je trouve plus vrai le cri d’amour des belles Romaines, qui en pareils moments disaient en grec : ζωη και ψυχη.

Convenez donc, ma chère, que si vous n’aviez que du dégoût pour les choses des sens, vous n’étiez pas forcée d’y goûter. Lorsqu’on a donné au monde ce que le monde appelle le scandale de l’amour, il faut au moins avoir la franchise de sa passion. Sur ce point, les femmes du dix-huitième siècle valaient mieux que vous : elles n’alambiquaient pas l’amour dans la métaphysique.

Pendant que je parlais, le visage toujours si calme d’Antonia exprimait une fureur douloureuse qui se trahissait par la rougeur de ses joues et l’éclair de ses regards. Mais tout à coup ses traits se détendirent ; elle pâlit, et sa tête se renversa en arrière et demeura immobile.

Quand j’eus fini, elle me dit d’une voix tranquille :

— Vous êtes la punition de mon orgueil ; cela devait être.

Je vis deux longues larmes couler de ses yeux, et je me fis horreur. Ce que je lui avais dit, tout autre aurait pu la lui dire, mais moi je devais me taire.

Après ces scènes cruelles, j’essayais pourtant de l’aimer encore, d’être heureux et de la lier à moi. J’évoquais le passé, j’en faisais remonter de chères images ; j’en formais autour d’elle comme une ronde fantastique où je m’emprisonnais. Mais à côté des souvenirs riants s’en dressaient d’autres insultants, tyranniques, et qui me murmuraient de ces mots irréparables que la mort ne doit pas effacer : toujours je voyais à ses côtés, comme son ombre, le fantôme railleur de l’Infidélité.

Nous ne travaillions plus durant ces jours orageux. Mais sous le règne si paisible et si court du doux Tiberio, elle avait écrit un roman qui venait de paraître et qui excita bientôt la plus vive polémique dans les journaux : les uns proclamaient ce livre une œuvre philosophique où se résumaient les souffrances et les aspirations de l’époque ; d’autres n’y voyaient qu’une élucubration ambitieuse et vide, où toute vraisemblance et toute morale étaient violées dans un style tour à tour charmant et emphatique. Un journaliste avait trouvé piquant de reconnaître l’auteur sous l’héroïne, et se permit de diriger contre Antonia des attaques tellement violentes que je me sentis offensé. Je pouvais bien, dans la poignante colère de mon amour. me permettre parfois de la pénétrer et de la juger ; mais j’interdisais aux autres toute insulte contre une femme qui m’appartenait et qui se montrait en public à mon bras.

Je venais de lire l’article injurieux, et je me disposais à sortir pour aller en demander raison à l’auteur, lorsque je vis entrer dans ma chambre Albert Nattier.

— Je te croyais encore en Angleterre ? lui dis-je en l’embrassant, tout joyeux de la surprise qu’il me causait.

— J’arrive comme le Deus ex machina.

— Tu dis plus vrai que tu ne penses, répliquai-je ; tu arrives à point pour un dénoûment ; car demain je me bats en duel et tu seras mon témoin.

— Nous verrons, nous verrons, répliqua-t-il en riant ; mais viens d’abord déjeuner avec moi au café Anglais.

— J’y consens, quoique je sois attendu : je vais écrire pour la prévenir.

— De qui parles-tu donc ? fit-il en jouant étonnement.

— Mais tu le sais bien, poursuivis-je, nous nous sommes réconciliés.

— On me l’avait dit, reprit-il ; pourtant je n’y croyais pas : et c’est pour elle que tu te bats ?

Je fis un signe qui disait oui, tout en écrivant quelques lignes à Antonia, Albert Nattier me considérait ; son visage avait une expression sérieuse que je ne lui avais jamais vue. Nous descendîmes l’escalier sans rien dire et nous montâmes dans sa voiture, qui nous conduisit au café Anglais. Durant le trajet, il affecta de ne me parler que des plaisirs de Londres ; il me raconta quelques aventures dont il avait été le héros. La conversation continua sur ce sujet jusqu’à la fin du déjeuner. Mais sitôt que le garçon fut sorti et que nous eûmes allumé nos cigares, il me dit en se plaçant debout en face de moi :

— Ainsi donc, Albert, ce duel est bien arrêté : tu vas te battre pour cette femme ?

— Ma décision est irrévocable, répondis-je ; mon père même, si j’avais le bonheur de l’avoir encore, ne m’y ferait pas renoncer.

— Eh bien, en ce cas, j’aurai plus de pouvoir que ton père, répliqua-t-il ; car je te jure bien que ce duel n’aura pas lieu.

— Tu deviens fou, lui dis-je avec impatience.

— Non, reprit-il ; mais je vais commettre une mauvaise action, si tu ne me donnes pas à l’instant ta parole que tu ne te battras point.

— Ce que tu me demandes là est impossible.

— Eh bien, en ce cas, je parlerai, poursuivit-il en devenant très-pâle.

Je fus pris d’un frisson et j’eus comme la révélation subite de quelque chose de terrible ; il semblait hésiter.

— Mais, parle donc, lui dis-je en lui secouant le bras.

— Tu sais, reprit-il, que Tiberio a été l’amant d’Antonia.

— Oui, puisqu’elle me l’a dit elle-même et que je te l’ai raconté ; en quoi cela peut-il me permettre de manquer à l’honneur, et j’ajouterai de manquer à Antonia qui n’a que moi pour la défendre ? Après tout, elle vaut mieux que les autres femmes, car elle a été franche et grande dans son aveu et dévouée pour moi à l’égal d’une mère durant ma longue maladie à Venise.

— Oh ! oui, répliqua-t-il avec un accent étrange, cette maladie sera la page saillante de sa vie !

— Mais, que veux-tu dire, murmurai-je d’une voix étranglée, parle vite, finissons-en !

— Je dis que pendant que tu te mourais, elle se donnait en riant à Tiberio.

— Tu mens ! m’écriais-je, en faisant un geste de réprobation.

Il resta muet devant ma douleur ; il eut peur, m’a-t-il dit plus tard, de la décomposition rapide de mon visage.

À mon tour je l’interrogeai :

— Qu’en sais-tu ? qui te l’a dit ? Je ne te croirai que sur des preuves !

Il continua :

— Le pauvre Tiberio, confus de la reconnaissance que je lui exprimais pour les soins qu’il t’avait donnés, m’a tout avoué pendant notre promenade à travers Venise !

— Oh ! voilà donc pourquoi, balbutiai-je, tu étais si bouleversé en rentrant ce jour-là !… Je me souviens ! Je me souviens !

Je n’en pus dire davantage, je laissai tomber mon visage dans mes mains, comme pour me dérober à la honte qui m’envahissait.

— C’est-elle, poursuivit-il implacablement, qui a entraîné Tiberio, car lui croyait à la fidélité qu’on doit aux mourants, et je l’ai vu saisi d’une terreur superstitieuse en songeant à ce sinistre hymen, accompli presque en face d’un lit mortuaire ; il l’aimait…

— Tais-toi ! tais-toi ! lui dis-je, je ne veux plus t’entendre ; conduis-moi où tu voudras. Et je saisis son bras comme un appui.


xx


Albert Nattier me garda quelques jours dans sa maison, il ne chercha ni à me distraire, ni à me conseiller, ni à me guider ; il me laissa cette absolue liberté de pensée et d’action qui est le meilleur régime pour rendre à l’âme quelque ressort. Car, de deux choses l’une, ou le coup qui nous a frappé nous tuera, et alors rien n’y peut, ou, si nous devons vivre, la solitude et la réflexion nous y déterminent plus efficacement que des consolations incomplètes et banales.

Il évita aussi de me parler d’Antonia d’une façon méprisante, et moi, bien résolu à me séparer d’elle à jamais, je cessai de l’accuser et en apparence d’en être occupé. À peine si nous faisions quelques allusions à elle quand, devant lui, on me remettait ses lettres.

Dès le premier jour de ma disparition inattendue, Antonia m’avait écrit trois fois pour m’exprimer son anxiété, sa surprise, son chagrin ; elle recommença les jours suivants, et je dois dire que ses premières lettres ne trahissaient qu’une affection inquiète ; mais comme je gardais un silence obstiné, elle finit par éclater en reproches et m’accuser en termes offensants de ne me séparer d’elle que parce que j’avais peur de la défendre contre ceux qui l’insultaient. Je dus pâlir en recevant cette lettre, car Albert Nattier, qui était présent, me dit involontairement :

— Qu’as-tu donc ?

— Tiens, lis, répliquai-je en lui tendant la lettre, et réponds-lui pour moi.

— Tu m’y autorises ?

— Je t’en prie. J’ai eu cette dernière faiblesse ; j’ai voulu l’entendre encore une fois dans ses lettres, maintenant je sens que tout est bien fini ; il faut qu’elle le sache par toi ; tu seras entre nous comme un de ces murs rugueux et froids qui séparent les prisonniers dans les geôles.

Tandis que je parlais, il écrivit d’une main rapide le billet suivant :

« J’ai empêché Albert de se battre pour vous, parce qu’un jour où il se mourait, à Venise, vous vous êtes donnée à Tiberio ; je l’ai su par Tiberio lui-même !

Albert ne veut plus vous voir et ne répondra jamais à vos lettres. »

— C’est bien, lui dis-je, son orgueil ne me pardonnera pas et voilà ma solitude assurée.

— Que vas-tu faire pour te distraire ? me dit mon ami.

— J’essayerai d’abord des voyages et plus tard du travail.

— Ce sera mieux, reprit-il, que les plaisirs stupides où j’ai voulu te plonger ; je commence moi-même à m’en dégoûter, et j’ai envie d’entrer dans la politique pour m’étourdir.

— Dis pour t’engourdir, répliquai-je en riant.

L’idée de voir Albert Nattier député ou conseiller d’État me causa une subite hilarité ; je lui dis à ce propos les plus folles bouffonneries, et nous nous séparâmes vers le soir assez gaiement.

Comme je rentrais chez moi, j’aperçus en face de la maison que j’habitais, un fiacre aux stores baissés qui stationnait sur le quai ; je pensai : « Voilà quelque femme du monde qui attend son amant. » Dans toute autre disposition d’esprit, j’aurais à coup sûr ouvert ma fenêtre et observé le fiacre mystérieux. Mais à peine entré dans mon logis désert, le spectre de la solitude me saisit à la gorge ; je m’approchai de la table de travail où étaient les feuilles éparses d’un livre interrompu depuis bien des jours ; il y avait encore là, près de mon écritoire, dans un vase chinois, un bouquet de fleurs desséchées que m’avait donné Antonia, et en m’asseyant je poussai du pied un coussin en tapisserie fait par elle ; son portrait, placé dans un angle de ma chambre, me regardait de ses grands yeux interrogateurs, et il semblait me dire : Tu as beau faire, je serai toujours où tu seras ! — J’éprouvai ce qu’on ressent à l’heure où le corps d’un mort chéri vient d’être enlevé pour le cimetière ; on contemple avec angoisses les vestiges qui restent de lui ; on frissonne en y touchant, comme si l’on touchait au cadavre même ; on ferme les yeux pour ne plus rien voir, mais les yeux se remplissent de larmes, et à travers ces larmes on revoit encore l’être qui n’est plus.

J’étais en proie à ces pensées funèbres, lorsque mon domestique, qui était allé chercher de la lumière me dit en rentrant dans ma chambre qu’une dame demandait à me parler. Je souris, car je ne sais par quel revirement de mon esprit je m’imaginai tout à coup que ce pourrait bien être la jolie comtesse de Nerval ! Elle m’avait recherché et fait les doux yeux dans plusieurs bals ; à coup sûr c’était elle qui venait d’épier mon retour dans le fiacre immobile.

Je me levais pour aller à sa rencontre, lorsque je vis paraître Antonia : elle se prosterna à mes pieds dans l’attitude de la Madeleine ; elle représentait d’autant mieux cette sainte devenue classique, que ses deux mains tendues tenaient une tête de mort.

— Parbleu ! lui dis-je avec humeur, quelle étrange figure faites-vous là et que prétendez-vous avec cette scène théâtrale ?

Son visage était livide, et ses yeux paraissaient creux et profonds comme les orbites vides du crâne qu’elle me présentait. Elle ne me parlait pas, mais elle se rapprochait de moi en marchant sur ses genoux, et bientôt elle me toucha avec sa sinistre offrande. J’eus un mouvement d’horreur qui fit rouler à mes pieds la tête de mort. Aussitôt j’en vis jaillir une épaisse chevelure noire, comme si ce débris de la tombe avait gardé cette parure de la vie. Je regardai Antonia, et je m’aperçus que son front pâle était dépouillé de ses beaux cheveux.

— Quel acte de démence ! m’écriai-je.

— Je ne suis qu’une indigne pécheresse qui n’espère plus ton amour, me dit-elle, et j’ai voulu te sacrifier ce qui te plaisait le plus en moi lorsque tu m’aimais.

— Allez-vous, continuai-je brutalement, mettre en action les héroïnes de vos livres ? vous vêtir de blanc comme une abbesse et vous enfermer dans quelque cloître d’Italie[9] ?

— Oh ! murmura-t-elle, tu es bien dur de railler ainsi mon repentir.

— Je n’aime pas, poursuivis-je, ces comédies religieuses, et je crois que le remords n’a que faire de ces parades. Demain, quand vous voudrez plaire encore. vous regretterez d’un regret vraiment sincère ces cheveux qui vous allaient fort bien.

Et la relevant d’une main résolue, je la conduisis à la porte. Je la sentais frémir sous cette pression convulsive.

— C’est votre dernier mot ? me dit-elle prête à sortir.

— Oui, le dernier dans cette vie ; car plutôt que de te revoir je me brûlerais la cervelle.

Ma porte se referma sur elle ; je l’entendis descendre l’escalier, puis m’étant approché de ma fenêtre, je la vis monter dans le fiacre qui stationnait sur le quai.

— Elle n’en mourra pas, pensais-je ; la douleur qui tue ne procède pas de la sorte.

Je repoussai du pied la tête de mort ; mais ces cheveux lustrés et d’où des étincelles semblaient jaillir, ces beaux cheveux si longtemps caressés et qui gardaient encore un parfum émanant d’elle, je les réunis dans mes mains tremblantes, et j’y plongeai avec frénésie mon front brûlant. Ce fut là la suprême étreinte et le dernier embrassement qu’elle reçut de moi.

Hélas ! en me séparant de sa vie je ne me séparai pas de son ombre ; dans les jours qui suivirent il me fut impossible de dormir, et comme l’a si bien dit un de nos poëtes : « Il me semblait toujours que sa tête reposait à côté de la mienne sur mon oreiller ; je ne pouvais plus l’aimer ni en aimer une autre, ni me passer d’aimer ; l’amour était à jamais empoisonné dans mon cœur ; mais j’étais trop jeune pour y renoncer, et j’y revenais toujours. Je me disais : Si la passion m’abandonne, je vais donc mourir ? Si j’essayais de la solitude, elle me ramenait à la nature, et la nature me poussait à l’amour. Corromps-toi, corromps-toi, me criaient les voix de la foule, et tu ne souffriras plus ! Bientôt la débauche devint ma compagne et jeta sur la plaie de mon cœur ses poisons corrosifs. »

Je ne créais plus que des chants de désespoir rapides et d’une inspiration soutenue par une tension douloureuse de mon âme ; mais pour des œuvres de plus longue haleine, la patience et l’énergie indispensables au génie me manquaient. Ce qu’il y avait eu primitivement de rectitude et de force dans mon talent semblait s’être échappé avec le sang de ma blessure ; l’énervement des nuits d’orgie acheva de m’appauvrir. Le monde m’a traité en enfant gâté ; il a salué mes œuvres par une admiration presque unanime. Mais je sens bien, moi, que je n’ai pu donner la mesure de ce que j’étais ; on a connu le côté vif, gracieux, railleur et passionné de mon talent, mais le côté vigoureux et calme, on n’en a eu que des pressentiments. Çà et là seulement, dans ce que j’ai écrit, on retrouve la griffe du lion qui, couché sur le flanc par une main mystérieuse, doit mourir sans révéler sa puissance.

Ce que devenait son cœur, à elle, je ne cherchais pas à le savoir ; elle était consolée et paisible, me disait-on, et je sentais bien qu’on disait vrai. Les déchirements d’une rupture éternelle ne pouvaient dévaster sa vie comme ils firent de la mienne : elle en avait abandonné d’autres avant moi ; mais elle, elle avait été mon premier et mon seul grand amour.

À travers le temps qui fuyait, à travers les ténèbres qui enveloppaient presque une moitié de mes jours, elle restait à jamais au fond de mon âme ; lorsqu’on la nommait devant moi, je tressaillais ; si on l’attaquait, j’étais prêt à la défendre. Les éloges qu’on accordait à son génie faisaient parfois resplendir mon front d’orgueil. Elle semblait avoir renoncé aux conceptions fausses et outrées, et produisait chaque année des œuvres plus rares ; j’en étais heureux, et suivais son progrès avec la sollicitude que sent un père pour l’intelligence de son fils. C’est ainsi que peu à peu mon ressentiment s’était endormi pour ne plus laisser en moi que la mansuétude du souvenir ; je revoyais les jours heureux remonter sur les jours sombres et les éclairer de leurs rayons. Plein de clémence, je me disais : Est-ce sa faute si elle ne m’a pas mieux aimé ? Dans notre civilisation raffinée, l’amour complet est impossible entre deux êtres également intelligents, mais d’une organisation différente et possédant chacun les facultés de se combattre. Il faudrait pour que ces deux êtres s’entendissent toujours et restassent unis d’un amour inaltérable, qu’une éducation semblable les eût formés enfants, que les mêmes croyances, les mêmes habitudes de l’âme, et jusqu’aux façons extérieures fussent en eux identiques. C’est là ce qu’a bien compris Bernardin de Saint-Pierre, lorsqu’il a voulu peindre l’idéal de l’amour. Il a choisi deux enfants, nés, croirait-on, d’un souffle pareil, animés par leurs mères d’un seul esprit, poussant, pour ainsi dire, sur une tige unique, et grandissant sous l’influence de la même atmosphère. Mais nous, rejetons tourmentés d’une société orageuse et corrompue, marâtre de ses enfants divisés, et plus cruelle dans ses phases de fureur que l’état sauvage, de quel droit nous étonner, après tant de discordes publiques et d’exécutions sanglantes, du divorce incessant des cœurs et de l’impossibilité des liens intimes ? L’amour est frappé d’incompatibilité comme la politique. Les individus participent des masses ; toutes les idées ont été déclassées, conspuées, jetées au vent. Comment se pourrait-il qu’elles pussent rentrer dans nos cerveaux dans l’ordre d’autrefois, et qu’elles en sortissent de nouveau avec la signification ancienne ? Le bouleversement s’est fait dans les mœurs autant que dans les lois, le souffle de la révolution a atteint jusqu’à l’amour.

Avais-je bien le droit d’en vouloir à Antonia de ses préjugés ou de ses instincts de race et de l’empreinte indélébile d’une éducation monastique ? N’avais-je pas aussi mes penchants irréfrénables, qui entraînèrent en rugissant, comme une trombe qui passe, ce qu’il y avait de meilleur en moi ?

Un jour, Albert Nattier survint comme j’étais absorbé par ces réflexions que me suggérait sans cesse le souvenir ineffaçable d’Antonia, et qui la justifiait, selon moi. Je fis part de ces idées à mon sceptique ami :

— Fort bien, répliqua-t-il d’une voix mordante ; vous autres poëtes rêveurs, vous vous livrez à de si subtiles et de si ondoyâmes définitions sur les choses les mieux caractérisées, que vous finissez par en perdre le sens net et précis : mais ton cœur blessé est, j’en suis certain, meilleur logicien que ton esprit, et comme ce cœur saigne encore, je doute qu’il accorde à Antonia l’absolution de sa trahison à Venise, et surtout de son indigne et romanesque tromperie, si hypocritement déroulée dans les lettres qui suivirent. Parmi les raffinements de ton indulgente argumentation, as-tu trouvé, mon cher, l’explication de ce mensonge inutile ?

— Elle est bien simple, répondis-je : Antonia en se donnant à Tiberio avait cédé à la nature, et elle ne me cacha la vérité à Venise que pour épargner ma douleur. Je devine aujourd’hui sa bonté craintive où je n’ai vu autrefois que sa duplicité orgueilleuse. C’est moi qu’elle a eu peur de blesser ; ce n’est pas elle qu’elle a redouté d’humilier !

Albert Nattier repartit :

— Tu pourrais avoir raison si tout dans la vie et dans les écrits d’Antonia ne donnait pas un démenti formel à cette interprétation. Réfléchis et juge : elle enveloppe toujours d’un superbe orgueil les faiblesses de ses héroïnes. L’amour naïf lui semble une souillure ou une infériorité. Croyant ainsi se grandir, elle se drape dans la chasteté, et dérobe sous les plis d’un vêtement biblique ses péchés mignons. Elle a eu pour Tiberio une fantaisie que Mme  de l’Épinay se fût peut-être permise, mais dont à coup sûr elle eût fait l’aveu en riant, acceptant pour sa punition une épigramme ou une représaille de Grimm. Mais elle, Antonia, craignant d’être déchue, se hausse aussitôt sur les nuages. Du haut du ciel, où elle se perd, elle t’accuse après t’avoir frappé ; elle s’efforce enfin de te prouver qu’elle t’est restée fidèle en te trompant, et te fait le récit d’une gaudriole italienne dans le langage éthéré d’Ossian. Ce que je te dis là tu l’as constaté dans ses lettres comme le public le constate dans ses romans ; ses héroïnes prêchent toujours des sublimités irréalisables et en contradiction avec leur situation même. O santa semplicità ! comme disent les Italiens, qu’êtes-vous donc devenue dans son âme ? Si elle peint un jour les mœurs rustiques, sois sûr qu’elle fera parler philosophie à ses paysannes ; et ce qui m’exaspère, c’est qu’elle se croit naturelle.

— Elle l’est en effet, repris-je, et voilà ce qui l’absout ; car ce qu’elle a de faux dans le caractère et le talent, n’est pas le résultat d’un parti pris, mais de son admiration sincère pour le beau conventionnel, qui lui semble le vrai beau.

— Mais comment toi, répliqua-t-il, esprit si décidé et si clair, avant que les brouillards de cet amour n’eussent noyé ton cœur, ne lui as-tu pas montré la simple et véritable grandeur du génie ?

— C’est qu’elle se croyait la plus forte, et qu’elle s’est toujours retranchée, quand nous discutions, dans son infaillibilité morale. Oh ! si j’avais pu l’assouplir, non par orgueil, mais par tendresse, c’est à mon cœur que je l’aurais courbée, c’est à mon amour que je l’aurais soumise !

— N’est-ce pas assez parler d’elle ? fit Albert Nattier avec un signe d’impatience ; voilà plusieurs années que tu ne m’en avais rien dit et je te savais gré de cette fermeté de silence. Je te trouve aujourd’hui d’une loquacité sombre et vaporeuse : si je te laisse seul, tu feras quelque maussade élégie bien plaintive ; viens plutôt avec moi dîner à la campagne, ou j’attends quelques joyeux amis.

Je le suivis comme je suivais depuis longtemps toute distraction facile que le hasard m’envoyait.

Albert Nattier avait une pittoresque habitation dans les environs de Fontainebleau ; elle touchait à la lisière de la forêt. Mais, j’avoue ma faiblesse, jusqu’à ce jour je n’avais pu me déterminer à retourner sous ces grands arbres et à revoir ces défilés sauvages et magnifiques si souvent parcourus avec elle. L’idée d’y pénétrer me remplissait de la même terreur qu’aurait ressenti un enfant contraint d’entrer seul dans un bois sombre rempli de brigands et de bêtes fauves ; il me semblait que toutes mes passions et tous mes souvenirs allaient se déchaîner et me mordre au cœur dans ces lieux où j’avais été heureux. Ce jour-là, je ne sais pourquoi j’eus plus de courage.

Les hôtes qu’attendait Albert Nattier n’étaient pas encore venus quand nous arrivâmes ; je lui proposai de monter à cheval et de nous aventurer dans la forêt.

— J’en serai charmé, répliqua-t-il un peu surpris de ma fermeté nouvelle.


Nous passâmes par un carrefour peu touffu ; mais bientôt, soit instinct, soit volonté, je dirigeai notre excursion du côté le plus noir de la forêt qui m’attirait toujours avec elle. Quoique le jour fût superbe, la lumière pénétrait à peine à travers les rameaux des vieux arbres. C’étaient autour de nous une solitude et un silence absolus qui tempéraient la chaleur de l’atmosphère : où le mouvement et le bruit ne se produisent pas, on sent le repos descendre. Nos chevaux avançaient lentement, et bientôt nous fûmes forcés d’aller à pieds pour nous enfoncer dans les taillis enchevêtrés et dans les anfractuosités des grands rocs. Je marchais sans fatigue et sans tristesse ; mais Albert Nattier, qui redoutait pour moi l’évocation d’un fantôme, jugea prudent d’en détourner mon esprit en me racontant les plus folles aventures de sa vie. Je l’écoutais en souriant, et de temps en temps je lui ripostais par un mot vif et gai qui lui donnait le change sur ce qui se passait dans mon cœur. À mesure que nous avancions et que je reconnaissais la source, la clairière et l’énorme roche tapissée de mousse noire, quelque chose de doux et de tendre s’emparait de moi ; je n’éprouvais aucun des déchirements dont j’avais eu peur : c’était une résurrection bienfaisante et tranquille des belles scènes de l’amour et de la jeunesse. Cet apaisement qui se faisait pour ainsi dire à mon insu me pénétrait de sérénité et amenait le sourire sur mes lèvres. Cette sensation toute intérieure ne m’inspirait pas un mot qui la trahit ; je continuai à répondre gaiement aux plaisanteries d’Albert Nattier.

Lorsque nous parvînmes au sommet du roc, à l’endroit même où j’avais soulevé Antonia et l’avais étreinte sur mon cœur pour l’emporter dans l’éternité, j’eus sur le visage un rayonnement plus vif ; involontairement je tendis les bras à l’ombre du passé comme à un ami inespéré qui me revenait.

En retournant à la maison ce fut la même gaieté apparente et le même travail secret de mon cœur. Je croyais souffrir et j’avais été heureux.

Deux ans plus tard j’écrivis sur ce souvenir les stances dont on a tant parlé et que vous préférez, m’avez-vous dit souvent dans votre partiale amitié, au Lac de Lamartine.

Ce que cette femme a fait de moi vous le savez maintenant, ce que je suis resté après tant de chagrins et d’essais infructueux de déplorables consolations, vous le voyez, chère marquise, l’être est dévasté mais le cœur vibre encore comme dans un monument en ruine un écho tressaille et répand la vie. Depuis que je vous ai rencontrée, chère Stéphanie, les pulsations de ma jeunesse se sont réveillées ; je sens de nouveau le bien, le beau, l’amour ! Laissez-moi renaître, laissez-moi vous aimer ! et en parlant ainsi, Albert éperdu et épuisé par l’émotion de son long récit appuya sa tête sur mes genoux et couvrit mes mains de caresses convulsives. Je ne le repoussai pas ; j’étais trop véritablement attendrie pour m’effaroucher ; je ne sais quoi de chaste et de rayonnant planait sur le grand poëte. Je sentais en lui un frère à consoler, et mes larmes involontaires tombaient sur ses mains et répondaient à ses caresses.

— Oh ! vous voyez bien que je vous aime, murmura-t-il, et que vous pourrez faire de moi un autre homme.

— Ce que vous aimez, Albert, lui dis-je, c’est l’amour ! c’est votre souvenir ! c’est elle ! c’est Antonia ! car lorsqu’on a aimé de la sorte on n’aime qu’une fois.

— Non, non, reprit-il d’une voix impérieuse, écoutez-moi bien. J’ai encore deux choses à vous dire, deux choses que j’oubliais et qui vous convaincront.

Je n’avais jamais revu Antonia depuis tant d’années, le hasard bienfaisant m’avait servi ; jamais il ne la fit trouver sur mes pas. Je l’apercevais toujours à travers mes souvenirs, jeune, irrésistible dans son impassibilité terrible et dans la puissance formidable qu’elle avait exercée sur moi. Mais il y a de cela un an, un soir au foyer des acteurs du Théâtre-Français, j’avais la tête levée pour mieux voir un portrait de Mlle  Clairon ; j’entendis venir à moi et m’appeler par mon nom ; j’abaissai mon regard, et je vis une femme d’une tournure et d’une mise vulgaires, à l’éclat des yeux seuls, je reconnus Antonia. Son teint s’était altéré, ses joues et tous ses traits avaient l’affaissement de la vieillesse ; elle fumait une cigarette qui finissait en ce moment ; elle en tenait une autre au bout de ses doigts ; comme je fumais aussi elle me dit en riant :

— Albert donne-moi du feu.

Je m’inclinai sans répondre et lui tendis mon cigare ; puis je sortis du foyer.

Mon cœur seul avait tressailli, d’étonnement peut-être ; mes sens étaient restés froids, répulsifs mêmes ; ce n’était pas Antonia que j’avais revue, pas même son ombre, c’était sa caricature ! Si son désir ranimé l’avait poussée vers moi, mes bras ne se seraient pas ouverts ; si elle m’avait crié : « Je t’aime toujours ! » je lui aurais répondu avec certitude : « Je suis guéri ! »

Oh ! qu’il n’en aurait pas été ainsi si nous avions traversé la vie en nous aimant, vieilli ensemble, partagé nos labeurs, nos joies et nos peines ; alors la vieillesse et la décrépitude se produisent insensiblement ; les beaux souvenirs de l’heureuse jeunesse les dérobent et l’éclat des sentiments inaltérés les effacent ! Mais quand on est devenu ennemis par l’amour, quand la séparation violente a produit l’antagonisme, l’œil de la matière est implacable, il procède froidement dans sa dissection comme le scalpel sur le cadavre.

Vous voyez donc bien que je ne l’aime plus ; le charme et l’attrait sont détruits ; j’en parle comme d’une chose morte ; si je me suis complu dans les détails de ce récit, si j’ai tenté de vous faire pénétrer les mystères infinis d’une psychologie désespérée, c’est pour vous et non pour elle ; pour vous dont je veux être aimé, pour vous à qui je viens de révéler comme à Dieu même toutes les contradictions de mon cœur ; misères et grandeurs, tendresse et haine !

D’autres ont su par moi cette désolante histoire, mais ils n’en ont aperçu que le squelette ; pour vous seule je l’ai ranimée ; vous avez revu le drame en action, suivi ses événements, compris ses douleurs, compté ses sanglots ; à vous seule enfin j’ai montré la vérité entière de ma vie ; quelle plus grande preuve d’amour pouvais-je vous donner ? Quelle communion plus intime pouvait unir nos deux âmes ?

Voilà ce qu’il me restait à vous dire et maintenant je suis soulagé.

Après avoir prononcé ces derniers mots sa tête retomba comme accablée par la fatigue et je sentis ses lèvres muettes boire mes pleurs qui coulaient toujours sur ses mains croisées.

Je fus prise pour lui d’une immense pitié ; oubliant mes craintes des autres jours qui m’auraient semblé puériles devant sa douleur, je voulus le garder jusqu’au soir. J’en fis mon hôte pour l’apaiser.

Ayant entendu rentrer mon fils avec Marguerite, je dis à Albert :

— Contenons nos larmes, elles effrayeraient cet enfant.

Il m’obéit, se détacha de mes genoux où ses mains s’appuyaient encore, et prenant mon fils dans ses bras, il se mit à le caresser. Nous restâmes ainsi jusqu’à minuit, comme en famille, et même lorsque l’enfant ne fut plus là, Albert ne prononça pas un mot qui eût pu me troubler et m’éveiller de mon songe fraternel. Mais avant de partir il me pressa vivement sur son cœur en me disant :

— À demain, chère Stéphanie ; maintenant que nous nous aimons, la vie sera belle !

Ces derniers mots me rappelèrent à moi-même, à l’aveu complet que je lui devais aussi et durant mon sommeil agité par le choc de tant d’émotions, je crus entendre la voix de Léonce qui me criait : « Vas-tu donc l’aimer ? »

xxi

Je ne m’endormis qu’au jour, et à l’heure habituelle du lever de mon fils, je fus éveillée de mon court et pénible sommeil par Marguerite qui entra dans ma chambre. Je secouai mon malaise et je me mis aussitôt à écrire à Léonce, ne voulant pas attendre le soir pour lui faire le récit de la confidence d’Albert. C’est ainsi que du vivant même du grand poëte, cédant à l’entraînement d’un amour aveugle, j’avais déposé le secret de cette douloureuse histoire dans un autre cœur. Mais ce cœur ne contient plus désormais que des cendres sèches, plus froides que la poussière des cercueils ; je ne l’appellerai donc pas en témoignage de la vérité. Pour tous ceux qui ont vécu de la double vie du cœur et de l’esprit, cette vérité palpite assez dans l’ensemble et dans les détails de ce que je viens de dire.

Si ce récit était une fiction destinée à devenir un livre, peut-être serait-il dans les règles de ce qu’on appelle l’art de n’y rien ajouter ; mais, selon moi, l’intérêt vivant l’emporte sur l’intérêt imaginaire, et l’attrait imprévu d’une action réelle sur l’effet combiné d’une composition habile ; puis rien n’est petit de ce qui touche un être vraiment grand ; rien n’est indifférent de ce que renferme une existence qui fut chère ; je vous dirai donc les dernières émotions d’Albert, mêlées aux événements de ma propre vie.

J’avais écrit sans contrainte et sans embarras à Léonce, car certain comme il l’était d’avoir tout mon amour, ce que je lui disais de l’entraînement qu’Albert ressentait pour moi pouvait bien lui causer quelque trouble, jamais d’effroi ni de douleur.

J’attendais avec calme sa réponse, tandis que j’étais émue et partant préoccupée de ce que je pourrais dire à Albert. Comment l’arracher à son exaltation de la veille par l’aveu explicite de mon amour pour Léonce ! Cet amour, il avait refusé d’y croire, comment insister sur sa réalité et faire pénétrer dans ce cœur blessé et aimant la cruauté de la conviction : le repousser comme amant, c’était le perdre comme ami, c’était renoncer à jamais à cette fraternité de cœur, à cette camaraderie de l’esprit qui m’étaient si douces ; je savais bien qu’il ne voudrait pas de mon amitié. Du jour où l’amour nous frappe les autres sentiments disparaissent pour ainsi dire consumés ; c’est l’étincelle qui détermine l’incendie ; et pourtant je sentais qu’il serait lâche à moi d’hésiter. Me taire, c’était tromper Albert, c’était tromper Léonce ; laisser l’espérance à l’un, c’était enlever à l’autre la sécurité.

J’étais en proie à cette inextricable anxiété lorsqu’un coup de sonnette retentit : ce ne pouvait être qu’Albert. Je me sentis défaillir ; mais j’éprouvai un allégement subit en apercevant son domestique ; il m’apprit que son maître était souffrant et ne pourrait venir chez moi ni dans la journée ni le soir.

— Il est donc sérieusement malade, lui dis-je, qu’il ne m’a pas écrit ? S’il en est ainsi, je vais aller le voir !

Le domestique m’en dissuada en m’apprenant que durant ces crises nerveuses, qu’il ressentait une ou deux fois par mois, son maître désirait rester dans une solitude absolue ; — il se tient immobile et sans parler, ajouta-t-il, il prend ce qu’il appelle : son bain de silence et de repos, et au bout de vingt-quatre heures il est guéri.

— Dites-lui toujours que s’il désire me voir, j’accourrai, répétai-je au domestique comme il s’éloignait.

À peine fus-je seule que je compris que mes paroles rapportées à Albert le feraient croire à mon amour.

Je passai le reste du jour dans une indicible agitation ; je ne savais à quel dessein m’arrêter et quelle forme donner à mon aveu ! Écrire à Albert ma passion pour Léonce, c’était lui adresser une sorte de congé en le frappant froidement ; car la parole écrite a toujours quelque chose de dur et d’irrémissible, tandis que celle qui s’échappe de la voix, quelle qu’en soit la douloureuse signification, s’émeut de l’émotion même de celui qui l’écoute ; je me décidai donc à attendre la visite d’Albert et à m’abandonner à l’imprévu.

Le lendemain, dans la matinée, je reçus la réponse de Léonce.

— Jamais roman, me disait-il, ne l’avait intéressé comme l’histoire des amours d’Antonia et d’Albert ; cet homme avait mis dans sa passion une grandeur, une intensité et une durée qui en faisait une chose vraiment belle ; mais il était douteux qu’après tant de douleurs et d’essais réitérés de consolations délétères, puisées dans la débauche, il pût aimer encore comme il avait aimé. Ce second amour qu’il m’offrait ne serait qu’une pâle et grimaçante contrefaçon du premier ; je méritais mieux que ces restes d’un cœur flétri et d’un génie qui sommeillait ; Albert était célèbre et lui était obscur, mais lui du moins me donnait son âme entière où aucune image n’obscurcissait la mienne. Je serais toujours pour lui la femme unique, l’inspiration de sa solitude, la chaîne aimée de sa jeunesse, la douce lumière qui planerait sur son déclin ; semblable à cette première femme de Mahomet qui fit la destinée du prophète et qu’il aima jusqu’aux derniers jours, vieille et blanchie, la préférant aux jeunes et fraîches épouses qui n’eurent jamais son cœur.

Il était trop fier, poursuivait-il, pour rien ajouter, mais il attendait la décision de mon amour avec une impatience qui troublait son travail et sa solitude ; il me suppliait en finissant de continuer à lui parler d’Albert sans restriction ; c’était, me disait-il, pour son esprit une étude vivante dont rien n’égalait l’intérêt, et, en satisfaisant sa curiosité, je lui donnais une véritable preuve d’amour !

Je froissai convulsivement cette lettre où je ne trouvais pas un cri parti du cœur. Oh ! mon Dieu, pensais-je, comment n’est-il pas venu ? comment n’a-t-il pas eu cet élan de l’amour ? comment peut-il me laisser seule dans l’état de détresse où se trouve mon âme ? La dernière phrase de sa lettre me fit l’effet d’un scalpel qui aurait pénétré dans une chair vive ; il voulait tout savoir sur ce qui concernait Albert ; ce noble génie était devenu un objet d’analyse pour cet esprit solitaire et froid. Non ! non ! pensais-je, je ne continuerai plus cette dissection d’un grand cœur blessé ; cela ressemblerait à une trahison ; je m’arrêterai ; dès le premier jour j’aurais dû refuser de lui donner Albert en spectacle ! et cependant pouvais-je agir autrement ? lui cacher quelque chose de ma vie, c’était ne l’aimer qu’à demi et partant ne pas l’aimer, car suivant la profonde parole de l’Imitation : Qui n’a pas un amour sans limites, n’aime point.

Lui, l’avait-il bien pour moi cet amour ? hélas ! je ne le voyais pas dans cette lettre. Mais d’autres lettres avaient été plus tendres, elles avaient épanoui mon cœur et l’avaient satisfait ; ce n’était pas un rêve, j’étais aimée ! J’en avais eu la conviction dans ses bras et j’en retrouvais la certitude dans ses lettres. Un désir violent et soudain de les relire s’empara de moi. J’en tirai plusieurs au hasard d’une cassette où je les renfermais ; et à mesure que les expressions de cette tendresse calme, mais toujours égale, me pénétraient, je sentais revenir en moi la sérénité ; il m’aime ! répétais-je avec de douces larmes, et dans cette confiance je puisais la force de tout dire à Albert ; j’étais prête à confesser mon amour comme les premiers chrétiens confessaient leur foi.

En ce moment j’entendis la voix d’Albert. Marguerite l’avait rencontré dans l’escalier et allait l’introduire dans mon cabinet. Mon premier mouvement fut de cacher les lettres de Léonce ; tout à coup il me vint une autre idée et je laissai les lettres éparses sur ma table.

Albert entra ; il était un peu pâle, mais sa mise très-recherchée lui donnait une apparence de santé.

— Vous vouliez donc venir chez moi, me dit-il en m’embrassant ; cette bonne pensée que vous m’avez envoyée m’a guéri et c’est moi qui viens vous voir et vous remercier. — Mais, chère, êtes-vous malade ? ajouta-t-il en me regardant, vous voilà blanche et glacée comme un beau marbre. Vous avez encore des larmes dans les yeux, pourquoi pleurez-vous ? je veux le savoir !

— Eh bien ! oui, m’écriais-je, vous saurez tout. Albert, écoutez-moi sans colère et ne me retirez pas votre amitié ; plusieurs fois déjà j’ai voulu parler et vous n’avez pas voulu m’entendre ; Albert je, ne puis vous aimer d’amour, car j’en aime un autre qui m’aime et dont rien ne saurait me séparer !

Il chancela et devint tellement livide que j’eus peur du mal que j’avais fait.

— Oh ! murmura-t-il lentement : vous ne valez pas mieux qu’elle, vous aussi en retour de mon amour vous me faites souffrir !

— Est-ce ma faute, lui dis-je en pressant ses mains dans les miennes, si avant de vous connaître mon cœur s’était donné ? Allez-vous donc m’en vouloir de la vérité, comme vous en avez voulu à Antonia de son mensonge ? fallait-il vous tromper ?…

— Oui, plutôt que de m’arracher à ce rêve qui allait me faire revivre ! Adieu donc, ajouta-t-il, je n’en veux pas savoir davantage.

— Vous êtes dur, lui dis-je, et vous répondez bien mal à ma loyauté ; fallait-il vous traiter comme un enfant qui ne souffre pas qu’on s’interpose entre son désir et l’impossible ? Oh ! cher, cher Albert, si la confiance d’une âme forte et sincère vous épouvante, pourquoi vous étonner qu’Antonia vous ait menti ? Sans doute elle avait compris dans la profondeur de son génie que l’homme nous refusera toujours la liberté de l’amour et la dignité de la franchise.

— Taisez-vous, taisez-vous ! s’écria-t-il avec emportement, je me soucie bien de ce que vous me dites, j’aime mieux regarder votre pâleur et votre abattement qui, du moins, me font croire que vous souffrez du mal que vous me faites.

— Oh ! oui, repris-je en l’embrassant comme j’aurais embrassé mon fils, je souffre d’ajouter à vos chagrins, moi qui voudrais tant les changer en bonheur.

— Vous avez la persuasion de la bonté, répliqua-t-il, et vous me faites comprendre ma folie. Il est vrai, je ne puis empêcher que vous en aimiez un autre, mais ce que j’aurais pu faire, ce que j’aurais fait à coup sûr si j’étais plus jeune et plus beau, c’est de prendre sa place ; — voyons, voyons, cela n’était-il pas possible ; cet amant n’est pas un mari ; il n’est pas même un amoureux bien vif, puisqu’il vous laisse ainsi dans toutes les langueurs de l’attente ?

Il avait pris tout à coup un ton dégagé en prononçant ces paroles ; il souriait comme à une convoitise.

— Le voulez-vous, chère amie ? essayons un peu de nous aimer, et après, vous me préférerez peut-être à ce terrible absent !

— Non ! m’écriai-je blessée et raffermie par ce changement de langage ; lui seul me plaît et lui seul m’attire.

— Ah ! je comprends, fit-il en se regardant dans la glace, je vous fais l’effet qu’Antonia a produit sur moi à notre dernière rencontre ; mais s’il en est ainsi, pourquoi ne me fuyez-vous pas ? pourquoi m’attirez-vous au contraire et pourquoi pleurez-vous sur moi ?

— C’est qu’il est dans votre génie quelque chose d’éternellement jeune et beau qui, en dehors de l’amour, exerce une séduction puissante et un attrait idéal. — Je ne voudrais pas le trahir lui, mais je ne voudrais pas vous perdre, vous mon poëte bien aimé. Vous tenez mon âme tremblante dans vos mains ; ne le sentez-vous pas ?

— Vous êtes une bonne créature, me dit-il, et je veux oublier mes désirs égoïstes pour vous entendre : voyons, qui aimez-vous ? est-il au moins digne de son bonheur, celui-là ?

— Mes paroles vous le feraient mal connaître, lui dis-je ; j’ai toutes les préventions et tout l’aveuglement de l’amour ; mais lisez ces lettres, et soyez pour moi un cœur juste qui reçoit la confidence d’un ami.

Il se maîtrisa et prit au hasard une lettre, déterminé sans doute aussi par un peu de curiosité.

Je l’observais douloureusement pendant qu’il lisait ; la tête tendue vers lui, je cherchais à pénétrer dans ses yeux, dans le sourire ou la contraction de ses lèvres et dans les plis fugitifs de son front, les impressions successives qu’il éprouvait. Il lut une vingtaine de lettres sans s’interrompre, et sans me parler ; mais je voyais sur son visage comme dans un miroir tous les mouvements de son âme : c’était tour à tour l’impatience que lui causait une familiarité trop vive ; le dédain du génie pour des dissertations fastidieuses sur l’art et sur la gloire mêlées intempestivement à l’amour ; une pitié moqueuse pour la monstrueuse personnalité de Léonce s’accroissant sans cesse dans la solitude comme les pyramides du désert grossissent toujours sous les couches de sable stérile qui les recouvrent et les étreignent. C’était parfois quelque chose d’amer et de méprisant, trahi par l’ironie acérée du regard qui semblait flageller comme avec une lanière certains vices de race que révélaient les lettres de Léonce. Il avait tout lu et pas une fois je n’avais surpris un signe d’attendrissement involontaire sur la vérité de cet amour qui prenait ma vie.

— Eh ! bien, lui dis-je, éperdue et l’interrogeant, voyant qu’il ne me parlait pas !

— Chère Stéphanie, répliqua-t-il, en me considérant avec tristesse, vous êtes aimée par le cerveau de cet homme et non par son cœur.

— Ne me dites pas du mal de lui, m’écriai-je, vous seriez suspect.

— N’allez-vous pas me soupçonner d’être jaloux de ce Léonce, reprit-il en levant la tête avec fierté ! Non, je suis rassuré, car je vaux mieux que lui, mieux que lui par la sincérité de mes émotions ; il y a dans mon vieux cœur flétri plus de chaleur et plus d’élan que dans ce cœur froid et inerte de trente ans ! Je suis rassuré, vous dis-je, et je ne suis plus jaloux parce que j’ai la certitude que vous m’aimerez un jour et que vous ne l’aimerez plus ! il y a entre vous deux trop de dissemblances ; trop de sentiments qui se heurtent et se froissent en voulant se confondre, pour que vous ne soyez pas tôt ou tard ennemis ; et alors, vivant ou mort, vous m’aimerez ! mort ! ce sera un bonheur à me faire tressaillir dans ma bière de vous sentir toute à moi !

— Albert, lui dis-je en le suppliant, vous avez une part de mon cœur, mais soyez clément, ne tuez pas mon pauvre amour qui depuis dix ans me fait vivre ; depuis dix ans bien d’autres que vous se sont brisés contre sa force et ont reculé devant sa fermeté ; c’est un roc inaccessible sur lequel je ne permets pas qu’on piétine. Vous pouvez me tourmenter par vos doutes et m’affliger par vos présages, mais je sens en moi la volonté d’aimer toujours et la certitude d’être aimée. Cet amour que vous ne trouvez pas dans ces lettres, il y frémit, il y brûle pour moi à chaque ligne ; vous avez l’œil froid de la défiance, et la défiance rend athée. Moi je me confie, je crois et je sens le dieu caché !

En parlant ainsi, je saisis dans mes mains les lettres ouvertes comme pour les prendre en témoignage.

— Si je les commente devant vous, reprit Albert, vous direz que je suis cruel ; l’heure n’est pas venue de vous faire entendre la vérité.

— Je ne redoute rien, répondis-je, car rien n’entamera mon amour.

— Eh bien ! soit, vous m’entendrez ; la lutte est ouverte entre cet homme et moi, et je ne saurais être déloyal en le combattant avec les armes qu’il me fournit ; il ne m’est pas seulement odieux parce que je vous aime, mais parce que je le sens aussi l’antagoniste de mon esprit et de tous mes instincts ; voyez, ajouta-t-il en s’emparant d’une lettre et en la parcourant ; ceci, c’est l’apologie de la solitude que vous fait durant quatre pages ce jeune homme si brûlant d’amour : vous êtes sa vie, dit-il, et il se sépare volontairement de vous pour se retrancher dans un labeur acharné ; il supprime les affections de son cœur dans l’espoir d’être inspiré ; c’est absolument comme si l’on supprimait l’huile d’une lampe pour qu’elle brûlât mieux. Rappelez-vous la vie de tous les grands hommes : ils n’ont conquis leur génie qu’à force d’amour ! Que veulent donc ces petits Origènes de l’art pour l’art qui s’imaginent qu’en se mutilant ils deviendront féconds !

Ici je trouve, continua-t-il en prenant une autre lettre, qu’il prétend nous surpasser tous par la correction du style ! Naïf orgueil ! comme si écrire était un travail de symétrie, de marqueterie et de polissure. Si l’idée ne fait pas palpiter le mot, que m’importe ! Si les plis réguliers de la draperie frissonnent sur un mannequin, serai-je ému ? et Albert se prit à rire de ce rire moqueur qu’une fraîche jeune fille jette à la beauté factice d’une coquette fardée.

Il poursuivit :

— Cet homme travaille depuis quatre ans à un long roman dont il vous parle sans trêve ; chaque jour il y ajoute une page péniblement élaborée, et là où les inspirés ressentent la puissance des voluptés de l’esprit, il vous avoue qu’il n’éprouve, lui, que les affres de l’art ? C’est le pédagogue qui, à l’heure de la création, se sent engourdi comme un bloc, tandis que le premier écolier venu lui en remontrerait à la manière de Chérubin ! Je connais un autre pédant du genre de votre Léonce, qui s’est cloîtré pendant deux ans pour imiter un de mes poëmes, le plus vif d’allure et le moins didactique ; il y a de nos jours des procédés lents, certains, mathématiques, pour ces calques de la littérature romantique, comme il y en avait autrefois pour contrefaire la littérature classique ; c’est ainsi par exemple que Campistron singeait Racine. Un sculpteur de mes amis, qui fait plus de bons mots que de bonnes statues, a appelé plaisamment mon patient imitateur un pion romantique. Soyez certaine que le livre de votre amant, dont il est en mal d’enfant depuis quarante-huit mois, sera une lourde et flagrante compilation de Balzac !

— Se donne-t-on le génie ? m’écriai-je, n’est pas qui veut un esprit créateur ! mais c’est un effort de l’intelligence qui a sa grandeur que de poursuivre incessamment le beau et de s’en approcher. Vous ne pouvez nier qu’à défaut de génie cette volonté puissante ne soit en lui ? ce n’est pas sa faute s’il n’est pas plus grand !

— Eh ! qui songerait à l’humilier, répliqua Albert, s’il n’étalait pas lui-même un monstrueux orgueil. Dans les lettres que vous me faites lire, il plane toujours comme un condor, qui, dans sa lourdeur, s’imagine être supérieur à l’aigle ! Avec quelle superbe il juge tous les contemporains ! Il veut bien faire une exception en faveur de Chateaubriand, de Victor et de moi ; ce qui m’importe peu, chère marquise ; mais quel dédain ne prodigue-t-il pas à de grands écrivains qu’il n’égalera jamais ; à Sainte-Rive, par exemple ; de quel ton il méprise sans le comprendre son beau roman psychologique sur l’amour, un des livres les plus forts de l’époque ; ce qui n’empêchera probablement pas ce farouche orgueilleux, s’il publie un jour son œuvre, d’aller mendier à Sainte-Rive quelques mots d’éloge.

En parlant ainsi, Albert froissait la lettre où Léonce se moquait du fameux critique.

— Mais ceci n’implique en rien son cœur et importe peu à mon amour, lui dis-je, en protestant toujours.

— Vous avez donc la prétention de dédoubler un être ? reprit Albert d’un accent railleur ; non, non, la nature est plus logique que votre amour : tout se coordonne et se complète dans une organisation ; le cœur de votre Léonce est le corollaire évident et palpable de son cerveau, ce cœur est un organe indéfiniment dilaté, mais insensible, une gibbosité vide où tout entre et d’où rien ne sort, comme dans la bosse d’Arlequin, ajouta-t-il en riant plus fort.

— Oh ! ce n’est pas par ces bouffonneries que vous ébranlerez l’idole, lui dis-je.

— En effet, répliqua-t-il avec une amère ironie, ce monsieur-là mérite bien qu’on le prenne au sérieux. Eh bien, soit, j’y consens et vous allez voir, ma chère, comme il y gagnera ! — En prononçant ces mots, il saisit deux lettres qu’il avait placées à l’écart. — Deux preuves, deux attestations qu’il se donne à lui-même de la tendresse et de la générosité de son cœur, poursuivit Albert ; un jour, vous passiez ensemble près de la statue de Corneille, il vous parle en pédant de ce simple grand homme, et vous, dans l’effusion touchante de votre amour, vous répondez : « J’aime mieux être aimée par toi, que d’avoir la gloire de Corneille ! » Ohl si Antonia m’avait dit un mot semblable à propos de Michel-Ange ou de Dante quand nous étions en Italie, je l’aurais remerciée et bénie en la serrant plus passionnément dans mes bras ; mais lui, qu’en éprouve-t-il ? Il vous rappelle, en vous écrivant, votre ineffable exclamation : il la censure, il la souligne ; cette parole d’amour, ose-t-il dire, vous a involontairement diminuée à ses yeux, car il ne comprendra jamais qu’on place le sentiment au-dessus de la gloire. Oh ! marquise, les êtres vraiment inspirés et qui ont écrit des choses sublimes n’ont pas dit à froid de ces sublimités-là ! Cette avidité âpre et glacée de la gloire ne saurait envahir un cœur heureux par l’amour ! En lisant les maximes qu’il vous débite sur l’art et la renommée, on dirait des aphorismes pompeusement prononcés par quelque bourgeois lettré !

— Bourgeois, lui bourgeois ! interrompis-je avec cette naïveté que l’amour vrai garde toujours, même quand l’âge de la naïveté est passé ; on voit bien que vous ne le connaissez pas ? Personne plus que lui ne se moque du troupeau des Philistins, comme disait votre ami Henri Heine pour désigner les bourgeois.

— Oui, répliqua Albert, comme les nobles parvenus se moquent de la roture, mais en sentant où le bât les blesse.

Ceci n’est après tout, poursuivit-il, qu’un peu de faconde, c’est la voix lointaine du dieu qui veut vous éblouir ; on dirait une incarnation de Brama gourmandant un croyant esclave. Mais voici un post-scriptum où gît tout son cœur ; il a voulu confirmer l’opinion vulgaire que c’est dans cette dernière partie d’une lettre que la pensée se trahit. Oh ! ici je puis dire comme Pilate : Ecce homo ! mais ce n’est pas moi qui suis le couard !…

— Assez ! assez ! m’écriai-je, qu’avez-vous donc découvert de si monstrueux ? Venons au fait !

— Oh ! c’est mieux qu’une trahison, continua-t-il en agitant une lettre, mieux qu’une couardise, c’est l’insensibilité du marbre en face d’un cœur qui n’ose crier mais qui saigne en secret. Marquise, le dernier de vos amis eût imaginé en pareille circonstance une délicatesse ingénieuse, Duchemin lui-même en aurait eu la pensée, oui, ceci me grandit Duchemin ! car, dans sa convoitise, Duchemin cesse d’être avare, et l’autre, dans sa sentimentalité, reste un Harpagon !

— Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ? Je ne permets à personne de l’insulter, m’écriai-je tremblante de colère et d’émotion.

— Mais c’est lui qui s’est flétri de sa propre main, reprit Albert, écoutez-moi, pauvre chère âme, et jugez ! Je vois, je devine qu’il y a quelque temps, dans la gêne où vous mit votre procès et pour combattre la pauvreté, que vous receviez vaillante avec un sourire, vous avez songé à vendre ce grand et bel album où tous les génies contemporains ont déposé un hommage. Chateaubriand ouvre le cortège suivi de Victor, de Rossini, de Meyerbeer, de Manzoni ; c’est-là qu’est l’éloquente page d’Humboldt dont vous m’avez parlé ! Ce livre, fait pour vous, vous était bien cher, vous y teniez par toutes les délicatesses du cœur et de l’esprit, mais vous y teniez moins qu’à votre fierté native ; donc, un jour de détresse, vous l’envoyez en Angleterre au libraire de la reine, vous attendez anxieuse que quelque lord millionnaire acquierre pour un peu d’or ce joyau du génie. Vous avez pleuré en vous en séparant, mais comment faire ! le vendre est pourtant un bonheur, car votre dignité est bien au-dessus de ce trésor. Ainsi vous pensiez et vous attendiez chaque jour l’heureuse nouvelle ! elle ne venait pas ! Eh bien ! je lis ici, dit-il en agitant une lettre, que cet homme allant en Angleterre, vous l’aviez chargé de voir le libraire de la reine et de vous dire si l’album était vendu : combien un mensonge eût été facile ! Le mensonge de l’affection, le mensonge délicat et inspiré, qui nous permet d’obliger mystérieusement un ami par un subterfuge. Cet homme est riche, il voyage, il n’épargne rien pour ce qui peut coucher sur des roses sa personnalité ; il vous a écrit mainte fois, dans des élans de générosité fantastique, qu’il souffre de la gêne où vous vivez, et qu’il voudrait être un magicien pour vous faire habiter un palais de marbre blanc avec des ciselures d’or ; il savait bien le néant d’un pareil souhait ; mais quand il devine votre extrême détresse il ne songe pas à vous dire, à vous, son unique amour, à vous dont il sait la fierté : « L’album est vendu !… » Vous l’auriez cru, et si un doute vous était venu, il vous aurait attendrie ; et lui, il devenait ainsi le possesseur heureux d’une chose qui vous avait appartenue et où tous les génies contemporains ont empreint leur trace. Un parfum d’amour, d’intelligence et de courtoisie se fût échappé de cette action secrète et cela l’eût embaumé dans sa solitude !

Ah ! ah ! poursuivit Albert, en ricanant avec amertume, il se soucie bien de cela celui que vous me préférez ! il s’agit bien vraiment de la nouvelle que vous attendez anxieusement de Londres ! il ne vous parle que des études de mœurs qu’il y fait ; puis, en finissant sa lettre, il se souvient tout à coup de ce qui vous concerne et, sous forme d’une dernière observation critique sur les Anglais, il jette négligemment ces mots dans un post-scriptum : « À propos, l’album n’est pas vendu ; c’était illusoire d’imaginer que dans ce tas de lords et de marchands qui n’ont pas compris Byron, il se trouverait un acquéreur pour ces pages de génie. » C’est tout, mais convenez, marquise, que ces phrases sont lumineuses, et qu’elles éclairent cet homme d’un jour flamboyant ! Oh ! tenez, poursuivit-il en jetant avec mépris la lettre qu’il tenait encore, mieux vaudrait pour l’honneur de cet homme vous avoir battue dans une heure de jalousie et de colère, que ce tour de bourgeois madré et de Normand imperturbable ! Comment le sang des aïeux que votre mère vous a transmis et auquel l’esprit de votre grand-père, le conventionnel, a mêlé la force et la sincérité, comment ce sang généreux et fier n’a-t-il pas bouillonné dans vos veines devant la bassesse de votre amant ?

Tandis qu’Albert parlait, j’éprouvais un genre d’angoisse qu’une femme, qu’une mère peut seule comprendre. C’était quelque chose d’analogue aux transes de l’avortement quand ce poids mort, qu’hier encore nous sentions tressaillir, se détache de nos entrailles vivantes ; tous les instincts maternels se révoltent, on voudrait garder et porter toujours, le cher et déchirant fardeau, mais c’en est fait, il nous échappe en nous torturant.

Ainsi, sous la parole acérée d’Albert, il me semblait sentir se dissoudre et tomber mon amour.

J’étais plongée dans un morne silence ; Albert me regarda, et voyant que mes pleurs inondaient mon visage, il me dit :

— Qu’ai-je fait ? oh ! si vous pouviez m’aimer je vous consolerais, mais n’étant pas aimé je viens d’être pour vous, je le sens, un instrument de torture !

Il couvrit sa tête de ses mains et nous restâmes quelques instants sans parler.

Je pleurais toujours, regardant avec égarement ces lettres profanées d’où Albert venait de tirer des présages de malheur.

Il se leva tout à coup et me dit en prenant ma main :

— Ne prolongeons pas ce supplice ! Adieu donc, puisque vous ne pouvez m’aimer ! Ce matin je voulais réédifier ma vie ; vous venez d’y porter de nouveau la sape et la hache ; et maintenant vogue la galère démantelée ! nous ne pouvons plus rien l’un pour l’autre.

Il allait sortir.

— Oh ! non, lui dis-je en joignant les mains comme en prière, je vous en conjure, restons amis. Ne m’en voulez pas de l’aimer, il a été le seul grand amour de ma vie comme fut pour vous Antonia. Ne me punissez pas d’avoir été sincère ; ne m’abandonnez pas dans mon chagrin, ne me laissez pas seule avec le doute affreux que je ne suis pas aimée !

— Puisque ce n’est point par moi que vous voulez l’être, répliqua-t-il, que me demandez-vous ? Nous voir pour nous faire souffrir à chaque heure serait insensé et funèbre ; quittons-nous sur un songe qui fut beau, je ne vous verrai plus, mais je garderai votre souvenir tant que mon cœur battra.

— Non, non, m’écriai-je, je ne veux pas vous perdre ; promettez-moi que vous reviendrez.

— Je ne reviendrai qu’à votre appel, car je vais retomber dans une fange où les étoiles ne se reflètent pas.

Il sortit, et en entendant ma porte retomber sur lui avec un bruit sec, il me sembla qu’une barrière infranchissable nous séparait désormais.

xxii


Je n’écrivis pas à Léonce pendant plusieurs jours, il s’en étonna et s’en émut ; mes lettres étaient une des plus vives distractions de sa solitude : elles lui étaient devenues indispensables ; moins pour l’amour qu’elles contenaient, je l’ai bien compris plus tard, que pour le courant parisien qu’elles portaient jusqu’à lui. J’étais la gazette quotidienne qui lui apprenait les nouvelles littéraires et celles du monde. Depuis que je connaissais Albert, ces lettres de chaque jour l’intéressaient plus encore ; mon silence subit le troubla ; il sortit de sa quiétude. Il me suppliait, avec des paroles qui me parurent vraiment tendres, de finir ce tourment qui l’empêchait de travailler et de vivre ; si je souffrais, si quelque événement agitait ma vie, je n’avais qu’à le lui dire, avant trois jours il serait près de moi. Eh ! pourquoi donc n’accourt-il pas ? pensais-je, était-ce toujours à moi de le désirer, de l’appeler et de l’attendre ?

Pourtant dans la disposition d’esprit où j’étais, le voir m’eût été douloureux ; il fallait avant qu’un peu de calme et de confiance se fussent refaits dans mon cœur. Ses lettres y contribuèrent ; elles devenaient de plus en plus douces ; on eût dit que devinant l’orage qui grondait en moi, il voulait l’apaiser par des mots suaves. Je lui répondis sans amertume, mais sans lui parler de notre prochaine réunion, que j’avais si passionnément désirée. Pour la première fois, je lui fis presque un mensonge. Je motivai mon silence sur un travail impérieux que j’avais dû finir, et je suspendis ses questions au sujet d’Albert, en lui disant que je ne le voyais plus et le croyais absent.

En effet, Albert n’avait pas reparu. Les jours s’écoulaient ; je l’espérais chaque matin, et chaque soir je me disais : C’est donc fini, il ne reviendra plus. Dans mon inquiétude, j’avais plusieurs fois envoyé Marguerite demander de ses nouvelles ; son portier avait toujours répondu qu’on ne pouvait le voir, il passait les nuits dehors et les jours il s’enfermait pour dormir. Son absence remplissait mon cœur d’une préoccupation très-vive. J’entendais autour de moi comme l’écho de ce qu’il m’avait dit de charmant et de passionné, et je vivais pour ainsi dire dans cette vibration de son esprit et de son amour. Il manquait à ma solitude, il manquait aussi à mon fils, qui s’était pris à l’aimer de plus en plus, et qui me répétait sans cesse :

— Pourquoi donc Albert ne revient-il pas ?

Il faisait un mois de juillet pluvieux et sombre aussi triste que novembre. Je passais les heures à regarder, frissonnante, la pluie qui ruisselait à travers les vitres et tombait avec un bruit monotone sur les feuilles des arbres ; les agitations fougueuses ressenties durant les beaux jours s’étaient apaisées ; je n’étais plus atteinte par les effluves périlleuses d’une atmosphère en feu qui, en passant dans l’air que nous respirons, nous pénètrent et nous brûlent. Je subissais comme l’anticipation d’une vieillesse soudaine, où le calme se fait dans le sang et dans le cœur, et n’y laisse plus qu’une sympathie placide pour ceux qui furent orageusement aimés. J’éprouvais une mélancolie heureuse, dégagée d’indignation contre Léonce et sans effroi de l’amour d’Albert. Je pensais à cette heure où la mort nous emporterait tous les trois dans la cité mystérieuse qui confond les âmes ; je me disais : Malheur à ceux qui s’étant aimés dans la vie, ne pourront s’aimer dans la mort. Alors il me venait des idées si clémentes, que j’aurais voulu donner un baiser de paix, un baiser de l’âme, à tous ceux qui me furent chers ici-bas. Comme j’étais plongée, un matin, dans une de ces rêveries bienfaisantes et que je regardais la pluie qui tombait toujours, mon fils vint me tirer par ma robe en me disant :

— Maman, allons voir Albert ; il m’est apparu cette nuit en rêve ; il était tout pâle étendu sur son lit ; il m’a tendu les bras en m’appelant par mon nom.

— Nous irons, mon enfant, répondis-je, mais je voudrais bien que le soleil se montrât dans le ciel.

— Non, reprit l’enfant, car alors il serait à la promenade, et par ce mauvais temps nous le trouverons chez lui.

Nous partîmes vers deux heures ; la pluie avait cessé, mais de gros nuages couraient encore dans le ciel gris,

— Hâtons-nous, me disait l’enfant, nous ferons une niche à l’orage et nous arriverons avant qu’il n’éclate et nous mouille.

Nous traversâmes d’un pas rapide la place de la Concorde et le jardin des Tuileries. Quand nous fûmes dans la rue Castiglione, nous vîmes sous les arcades un commissionnaire chargé d’une hotte pleine de fleurs.

— Ce serait gentil, me dit mon fils, de donner à Albert un joli pot de camélias comme ceux que porte cet homme ; s’il est malade, cela lui fera plaisir à regarder.

— Je veux bien, répliquai-je ; c’est justement jour de marché aux fleurs à la Madeleine ; as-tu le courage d’aller jusque-là ?

— Oh ! j’irais bien plus loin pour donner une joie à Albert, repartit-il.

Arrivés au milieu des massifs d’arbustes et de bouquets qui embaumaient l’air, je dis à mon fils :

— Choisis ce qui te plaira pour notre ami.

Il arrêta son désir sur un beau camélia à pétales rosées. Un petit commissionnaire hissa sur son épaule le pot que nous venions d’acheter, et nous nous remîmes en marche vers la maison d’Albert.

Comme nous approchions de sa porte, mon fils me dit :

— Crois-moi, passons sans rien demander au portier, il pourrait nous répondre qu’il n’y est pas, tandis que là-haut nous verrons bien. En parlant ainsi, il saisit le pot des mains du petit commissionnaire, et nous nous glissâmes dans l’escalier. Je tremblais un peu en montant les marches, mais la présence de mon enfant me soutenait.

Il posa le camélia sur le seuil de la porte, puis ce fut lui qui sonna d’une main assurée.

Le domestique, qui nous reconnut, nous accueillit d’un air joyeux.

— Allez prévenir M. Albert, lui dit l’enfant, que quelqu’un qui l’aime bien vient le voir.

Ce ne fut pas le domestique qui revint pour nous introduire, ce fut Albert ; il accourut en nous criant : Comment ! c’est vous ! puis, se courbant, il embrassa si passionnément mon fils, que je compris que ses baisers s’adressaient à moi.

— Oh ! chère Stéphanie, me dit-il, vous êtes donc restée pour moi un bon camarade ? Que c’est charmant ce que vous faites là ! Entrez, entrez ; si j’avais pu prévoir votre venue, c’est moi qui aurais rempli de fleurs mon logis pour vous recevoir. Il s’empara de l’arbuste ; il pressa contre ses joues amaigries et contre son front brûlant les frais camélias ; puis, se retournant vers l’enfant, il l’embrassa encore. Il était vêtu d’une robe de chambre en laine blanche où flottait son corps frêle ; son cou, sans cravate, en sortait décharné, et ses pommettes saillissaient à travers sa pâleur.

— Vous avez été malade, lui dis-je.

— Oui, vingt-quatre heures seulement, mais la crise est passée ; elle était inévitable, ajouta-t-il, après ce que j’ai fait pour vous oublier. Mais vous arrivez dans un de mes meilleurs moments ; je n’ai plus assez de force pour commettre des folies, et je vais assez bien pour goûter la douceur de vous voir. Puisque vous avez eu l’aimable idée de me faire visite, poursuivit-il en riant, il faut, marquise, que vous parcouriez tout mon appartement. J’ai là, à côté, une charmante tête de femme que je salue tristement chaque matin à mon réveil, et qui me regarde avec un sourire presque caressant, mais des yeux si fiers qu’ils font baisser les miens.

En disant ces mots, il poussa une large porte vitrée s’ouvrant du salon dans sa chambre, et j’aperçus, au pied de son lit, un petit portrait au crayon qu’il m’avait un jour demandé en feuilletant un album.

Mon fils qui nous suivait, dit :

— Voilà maman ! C’est bien preuve que vous nous aimez. Pourquoi donc ne venez-vous plus nous voir ?

— Vous êtes trop curieux, mon petit ami, et ce n’est pas moi qui vous le dirai.

— Voyons, ne faites plus le méchant, reprit l’enfant, et venez aujourd’hui même vous promener et dîner avec nous.

— Votre mère ne le voudra pas, répliqua Albert.

le lui tendis la main en lui disant :

— Vous savez bien le contraire.

— Allons, allons, dit-il, la vie a encore de bonnes heures : je serais bien bête de ne pas les prendre au vol.

Il nous reconduisit dans le salon, puis rentra dans sa chambre et s’habilla à la hâte.

Dix minutes après, nous étions en voiture dans les Champs-Elysées si souvent parcourus ensemble. Mais ce n’était plus par une nuit brûlante et silencieuse, c’était à l’heure où les promeneurs à cheval ou en calèches se rendaient en foule au bois ; le ciel s’était éclairci et à travers les nuages blancs souriait une lumière calmante.

Mon fils assis sur les genoux d’Albert lui faisait mille questions, l’obligeant à regarder tout ce qui l’intéressait et ne lui laissant guère la possibilité de s’occuper de moi.

Je les considérais tous les deux sans parler et en ce moment Albert me semblait être pour moi un frère bien-aimé qui caressait l’enfant de sa sœur ; je n’éprouvais plus aucun trouble ; j’étais toute à la joie bienfaisante de l’avoir retrouvé.

— Où voulez-vous aller, mon petit despote ? dit-il à mon fils.

— À l’hippodrome, répondit l’enfant sans hésiter.

La joie de mon fils fut grande, en voyant les scènes d’équitation et de voltige qui se succédèrent. Albert qui, avec une flexibilité d’esprit inimaginable, savait passer des idées les plus sublimes et les plus navrantes à toutes les fantaisies riantes et juvéniles, partagea la gaieté de mon fils ; on eût dit deux camarades de collège un jour de vacances.

J’étais bien aise de l’espèce d’isolement tranquille où me laissait le babil de mon fils mêlé à la verve d’Albert ; ils jasaient à qui mieux mieux. Je goûtais là une de ces heures qui détendent l’âme et lui font déposer un moment le poids des passions et des douleurs.

Quand nous redescendîmes l’avenue des Champs-Elysées pour nous rendre chez moi, les promeneurs y affluaient de plus belle. Nous aperçûmes dans la voiture d’un ambassadeur Duchemin qui se pavanait ; il eut un sourire de chat-tigre en me voyant avec Albert.

— Je ne pardonne pas à ce grotesque et cynique personnage le méchant tour qu’il vous a joué au sujet de Frémont, me dit Albert.

Et aussitôt, comme pour lui décocher une flèche, il improvisa contre le pédant quatre petits vers d’une bouffonnerie mordante : c’était sur un rhythme sautillant et vif ; on eût dit des légers coups de la patte aérienne du Trilby de Charles Nodier.

— Nous semblons prédestinés aujourd’hui à la rencontre des méchants et des sots, me dit Albert ; tenez, voilà maintenant Sansonnet et Daunis qui passent ensemble dans ce coupé : le premier, pendant qu’il était pair de France, a essayé ardemment, mais en vain, de me brouiller avec le prince qui fut mon ami ; il ne me pardonnait pas d’avoir dit à un plat journaliste qui le comparait à La Fontaine, qu’il n’était pas même le singe de Florian. Le second, Daunis, m’a empêché d’être joué sur un théâtre dont il était directeur, parce que, il y a dix ans, je ne consentis pas à lui laisser faire un drame en cinq actes sur une de mes petites comédies. Sans vanité, convenez, marquise, que c’eût été un pavé écrasant une fleur. Vous voyez qu’ils ont bien mérité tous deux d’avoir aussi leur quatrain, ajouta Albert, et aussitôt une épigramme vive et folle bondit comme une éclaboussure sur le coupé qui emportait Sansonnet et Daunis.

J’étais ravie de ces traits d’esprit si concis et si nets qu’Albert trouvait en se jouant.

— Voyons, chère marquise, essayez donc un peu à votre tour, me dit-il, je vous ai appris à tourner des vers français, vous m’avez promis de vous y exercer, voilà l’occasion ou jamais.

— Et contre qui donc voulez-vous que je m’escrime ? répliquai-je.

— Mais contre moi-même, reprit-il en riant, il y a des jours où je prête fort à l’ironie et je vous permets de me mordre à belles dents, c’est-à-dire avec les vôtres.

On eût dit qu’un jet de son pétillant esprit avait passé tout à coup en moi, car je fis sans hésiter très-rapidement quatre petits vers de la même mesure que ceux qu’il venait d’improviser.

Cétait une plaisanterie assez piquante sur le décousu de sa vie ; il rit beaucoup d’un trait final tout à fait grotesque et que j’avais trouvé je ne sais comment.

À son tour il me riposta par le même nombre de vers dans lesquels il me raillait en mots très-crus d’être trop idéale, de sorte que sa pensée et ses expressions formaient un contraste bouffon ; je ressaisis le ricochet de l’épigramme et le dirigeai contre une actrice qui passait en ce moment dans l’équipage d’un prince russe.

Albert repartit à son tour ; il lança quatre vers satiriques contre un critique joufflu qui, impuissant à créer, s’essouffle à détruire. Puis quatre autres contre le vieux romancier Bidonville qu’il aperçut en tilbury. Voilà un fat de soixante-quatre ans qui se croit toujours adorable, s’écria Albert. Il a dit chez une de mes cousines un mot de comédie inimitable : voyant un jour la fille de cette cousine, une belle enfant de quatorze ans, un peu triste il se pencha vers la mère et murmura mystérieusement : N’est-ce pas moi qui la rendrais rêveuse ?

Nous continuâmes pendant le dîner et durant une partie de la soirée ce jeu rimé qui nous divertissait fort ; toute la littérature y passa ; Victor et René eux-mêmes ne furent pas épargnés par nos sarcasmes inoffensifs.

Lorsque nous nous séparâmes, Albert me dit gaiement :

— Savez-vous, marquise, que je regrette que vous n’ayez pas le teint un peu plus brun et que vous ne soyez pas un peu plus maigre ; vous eussiez revêtu des habits d’homme, qui m’auraient fait illusion, et alors nous serions restés toute la vie de très-bons amis.


xxiii


Je n’analysai pas l’impression que m’avait laissée cette entrevue avec Albert, ce que je sentais, c’est que j’étais moins triste, plus légère de cœur, mieux disposée à travailler et à vivre.

Nous ne nous étions pas dit : Au revoir, en nous quittant, mais j’espérais qu’il reviendrait et qu’en évitant certaines émotions nous finirions par nous accoutumer tous les deux à une riante fraternité.

Quant à ce qui touchait à Léonce, je sentais s’affaiblir l’interprétation terrible qu’Albert avait donnée à ses lettres ; pourtant je n’avais pas osé les relire, redoutant d’y trouver moi-même une cruelle confirmation. Mais celles que je recevais chaque jour de lui étaient désormais si tendres, que ma confiance ébranlée se raffermissait peu à peu.

Albert m’écrivit un matin pour me proposer d’aller avec lui au Théâtre-Français voir jouer l’Œdipe de Voltaire ! Il se promettait, me disait-il de passer une très-réjouissante soirée en entendant défiler d’un pas traînard tous ces alexandrins essoufflés ; il ajoutait qu’il offrirait une place, si j’y consentais, à un vieux monsieur de notre connaissance.

C’était un ancien beau de l’empire qui prenait au sérieux les tragédies de Voltaire, parlait avec respect du Sylla de M. de Jouy et ne mettait pas en doute la sublimité du Léonidas de M. Pichat.

J’acceptai la proposition d’Albert, et vers l’heure du spectacle il vint me chercher en voiture. Le temps était redevenu brûlant, et la soirée me parut tellement étouffante que je me mis une robe de mousseline blanche, pour pouvoir supporter la double lourdeur de l’atmosphère et de la tragédie. Mes épaules et mon sein se détachaient à travers le clair tissu, et mes bras étaient presque à découvert. Je portais un chapeau de paille de riz très-léger, orné d’une tige de magnolias roses. Albert me complimenta de l’élégance de ma toilette, et bientôt son regard s’arrêta avec une fixité gênante sur le corsage de ma robe. J’essayai de distraire son attention en lui parlant de l’acteur qui allait jouer Œdipe.

— Quel courage, lui dis-je, il faut à un comédien pour débiter un pareil rôle !

— Encore si Jocaste avait vos bras, me répondit-il en se rapprochant de moi.

— Mais vous froissez ma robe, répliquai-je, et je tiens à ce que votre vieil ami me trouve charmante.

— Ne prenez donc pas ce ton de coquette du monde, vous comprenez bien, reprit-il, que vous me troublez.

La voiture arrivait en ce moment à la porte du théâtre, et je fus délivrée de l’inquiétude de ce qui pourrait suivre.

La toile venait de se lever quand nous entrâmes dans la loge où nous attendait le vieil amateur de tragédies ; il nous fit un : Chut ! impératif, en appuyant l’index sur sa lèvre supérieure.

— Chutez plutôt la pièce, dit Albert en éclatant de rire ; et, au grand scandale de tous les admirateurs de la poésie de Voltaire qui étaient là, il se mit à parodier chaque vers d’une manière si plaisante, qu’à mon tour je me sentis prise d’une gaieté folle. Le vieil amateur indigné nous menaça de nous quitter si nous ne respections pas le génie ! à l’entour de nous montaient aussi les murmures menaçants de quelques têtes blanchies dont nous effarouchions l’enthousiasme. Et dire que les mêmes hommes enflammés d’un si beau zèle pour cette mauvaise tragédie, auraient renié les écrits philosophiques de Voltaire, exorcisé Candide, son chef-d’œuvre, et trouvé fastidieuse son admirable correspondance ! ô bêtise humaine !…

À chaque entr’acte, Albert sortait quelques minutes de la loge, et je m’apercevais avec surprise que la pâleur habituelle de ses joues avait fait place à une rougeur de plus en plus vive. Un moment, s’étant penché vers le théâtre, il appuya sa main dégantée sur mon épaule presque nue ; sa main me brûla :

— Souffrez-vous ? lui demandai-je.

— Moi ! quelle idée, je ne me suis jamais mieux : porté ; et il se mit à me raconter tout bas les plus drôles d’anecdotes sur l’actrice qui représentait Jocaste. Sa parole abondante, ses gestes et tous ses mouvements me semblaient être le résultat d’une surexcitation nerveuse qui m’effrayait un peu.

Cependant la symétrique tragédie s’était déroulée avec emphase jusqu’au dernier acte ; les bravos des vieux amateurs retentissaient, et le nôtre proclama l’excès de son ravissement en donnant le signal du rappel de l’acteur qui représentait Œdipe !

Albert saisit cet instant pour le saluer lestement ; puis il prit avec une sorte de brusquerie mon bras sous le sien, en me disant : « Sortons vite. » Nous trouvâmes près du théâtre le coupé qui nous attendait ; mais à peine y fus-je assise, à côté d’Albert, que son aspect étrange me rendit toute tremblante. Ses yeux brillaient comme des escarboucles sur son visage empourpré, il saisit mes bras, sans me parler, avec ses mains amaigries, qui m’enchaînèrent comme deux menottes de fer.

— Albert ! cher Albert ! qu’avez-vous ? murmurai-je en sentant ma terreur grandir.

— J’ai, répondit-il d’une voix sourde et sinistre, que c’est assez de tourments ; vous n’avez mis cette robe que pour me tenter ; et aussitôt me heurtant de sa tête, il essaya de déchirer avec ses dents la mousseline qui me couvrait.

— Par pitié, lui dis-je, laissez-moi, vous me faites peur !

— Eh bien ! ayez peur, qu’importe ; j’ai assez souffert, je ne veux plus souffrir. Il ne fallait pas vous vêtir comme celles qui nous provoquent et qui ont plus d’honnêteté et de bonté dans leur laisser-aller que vous dans vos réticences ; allons, allons, ma belle, le lion a rugi, il faut vous soumettre !

Je me demandais s’il devenait fou ou s’il était en état d’ivresse.

— Albert ! m’écriais-je impérieusement, je vous jure que si vous ne revenez pas à vous, je m’élance à l’instant de la voiture, au risque de me tuer.

— Ah ! ah ! dit-il avec un ricanement de défi, vous n’en auriez pas le courage, et d’ailleurs je vous tiens liée à moi.

Je fis un effort surhumain, et je parvins à me dégager de ses mains crispées.

En ce moment, la voiture roulait avec une rapidité effrayante sur la place du Carrousel ; je ne songeai pas même au danger, j’ouvris violemment la portière, et suivant l’élan de mon sang du midi, de ce sang grec et latin qui fait des héros, des martyrs et des fous, je me précipitai. Je fus jetée à vingt pieds de distance sur le tas de débris des maisons alors en démolition de l’impasse du Doyenné. Si la tête avait porté à terre, j’étais morte ; mais je tombai sur les deux genoux, et comme la pluie des jours précédents avait amolli ces plâtras, je ne me fis que quelques écorchures. Cependant je ressentis intérieurement une commotion si vive, que je crus d’abord que j’allais mourir sans revoir mon pauvre enfant ; à cette pensée se mêla le souvenir de Léonce, et mes bras défaillants se tendirent pour leur dire adieu.

Je me traînai péniblement dans les décombres, et j’arrivai jusqu’à un mur au pied duquel étaient de grosses poutres ; je m’y couchai comme sur un lit, et le visage tourné vers le firmament, je respirai à pleins poumons l’air frais de la nuit qui me ranima.

J’entendais se rapprocher des bruits de pas et je tressaillis en reconnaissant la voix d’Albert ; il m’appelait par mon nom, et me suppliait de lui répondre si j’étais là. Je retins mon haleine, l’idée de le revoir en ce moment me bouleversait ; le mur contre lequel j’étais adossée me cachait à ses regards ; il en fit le tour mais sans m’apercevoir.

Il me chercha en vain, et je l’entendis dire :

— Ô mon Dieu ! serait-elle morte comme le pauvre prince que j’ai tant aimé !

N’espérant pas me retrouver, il se dirigea vers la voiture qui l’attendait de l’autre côté de la place.

Certaine alors qu’il ne pouvait ni me voir ni me suivre, je franchis le guichet du Louvre et je m’élançai comme un trait sur le pont des Arts ; je courus ainsi tout le long des quais, et ceux qui m’auraient vue dans ma robe blanche, à cette heure de la nuit, auraient pu croire que c’était une ombre qui passait.

J’arrivai chez moi sans reprendre haleine, et l’énergie même de ma course me prouva que je n’avais rien de brisé dans mon corps endolori.

Je trouvai la pauvre Marguerite éperdue d’effroi ; que m’était-il donc arrivée s’écria-t-elle ; Albert, dans une agitation qui faisait peur, était venu me demander il n’y avait que quelques minutes ; ne m’ayant pas trouvée, il était reparti sans vouloir entendre aucune question. — Elle est morte ! elle est morte, répétait-il ; je vais la chercher encore.

Je rassurai Marguerite et lui donnai l’ordre inexorable de ne pas laisser arriver Albert jusqu’à moi ; s’il revenait elle lui dirait que je dormais et que j’avais défendu qu’il entrât. Je courus alors m’enfermer dans ma chambre et je me jetai à genoux devant le petit lit de mon fils ; je demandai pardon à Dieu d’avoir oublié un instant ce cher et unique trésor, et je jurai qu’il serait désormais l’influence qui dominerait ma vie.

Je le contemplai avec un amour profond : sa tête expressive était renversée dans les flots de ses cheveux bouclés ; il dormait si bien, que je craignis de le réveiller en l’embrassant, mais mes regards étaient autant de caresses passionnées. Je restai là, absorbée et pleurant, à l’idée que j’aurais pu ne pas le revoir ; enfin, je me levai après avoir posé mes lèvres sur le bout de ses deux petits pieds nus qui se jouaient entre son drap et sa couverture.

J’allais me mettre au lit lorsque j’entendis la voix d’Albert qui insistait pour me parler ; mais tout à coup il parut céder à Marguerite et je n’entendis plus que ses pas qui s’éloignaient.

Marguerite me dit le lendemain qu’il lui avait fait pitié ; il était pâle comme un trépassé, il pleurait et avait voulu lui donner tout l’argent qu’il avait sur lui pour obtenir de me voir.

N’ayant pu m’endormir, j’écrivis à Léonce pendant la nuit ; je ne lui cachai rien de cette effrayante aventure, rassurant, ce qui était vrai en ce moment, que son amour calme et doux me paraissait le bonheur devant un tel excès de passion délirante.

J’attendis sa réponse avec impatience, ou plutôt je l’attendais lui-même, il n’arriva pas ; mais dans la lettre que je reçus de lui ses transes de me perdre se trahissaient par des paroles émues ; je ne devais pas revoir Albert, me disait-il car je pourrais être touchée de son repentir, et il ne méritait plus mon pardon après l’acte de démence qui avait failli me coûter la vie. « Oh ! garde-moi, garde-moi, me disait-il en finissant, je vaux mieux que lui ! »

Je lus d’abord cette lettre avec joie, mais en réfléchissant je fus indignée : c’est lui qui aurait dû être là près de moi, et non ce froid papier ; était-ce bien l’heure de parfaire quelques froides pages de roman quand les tressaillements du drame vivant de son cœur auraient dû le prendre tout entier.

Albert, lui ! s’efforçait du moins de réparer un moment de folie par une douleur touchante et sans trêve ; il était venu trois fois dans la journée, et comme je refusais toujours de le voir il m’écrivit le lendemain matin une lettre de supplications ; il ne craignait pas, le grand poëte, de perdre son temps en courses vaines, de s’abandonner tout entier à un soin absorbant et de dérober par là une page à la postérité ! Il sentait instinctivement que les palpitations du cœur font le génie et que ce n’est pas d’un arbre mort qu’on peut tirer de la sève. Quoique bien malade déjà, il montait deux fois par jour, sans se décourager et sans se plaindre, le rude escalier qui aboutissait à mon quatrième étage. Oh ! grand cœur tourmenté, comment t’en vouloir ! M’aurais-tu tuée, je sens qu’en mourant je t’aurais pardonné.

J’étais bien tentée de le revoir, je l’avoue, mais il me semblait que la résolution que j’avais prise importait à la dignité et à la sécurité de ma vie. Ce n’était pas à moi que je songeais, c’était à mon enfant si cher et aussi un peu à Léonce.

Un jour où Albert était arrivé triste et souffrant et qu’il insistait en vain comme à l’ordinaire pour me parler, mon fils l’entendit : il courut vers lui malgré ma défense.

— Si maman ne vous aime plus, lui dit-il, moi je vous aime et je vais aller me promener avec vous.

— Oh ! oui, venez, répondit Albert, il faudra bien alors qu’elle se montre si elle veut vous reprendre à moi.

Je sonnai Marguerite et lui dis de me ramener mon fils ; il vint en trépignant ; pour la première fois de sa vie il me résistait ; je n’ai jamais vu une sympathie plus forte que celle qui entraînait cet enfant vers Albert. Pour le calmer il fallut lui promettre que je recevrais son ami dans quelques jours. Il retourna vers lui tout joyeux lui porter cette bonne nouvelle, et je l’entendis rire en répétant à Albert :

— J’ai fait obéir maman !

Le lendemain, en m’éveillant, je reçus d’Albert ce charmant billet :


« Ne faites pas durer plus longtemps mon supplice, chère marquise, et puisque, grâce, à Dieu, vous n’avez aucun mal, pardonnez-moi ma faute involontaire. Je n’ai jamais fait à froid une méchante action ; consentez à me recevoir aujourd’hui même ; j’ai composé un sonnet pour vous ; je suis comme Oronte, je veux vous le lire ; un mot qui m’appelle et j’accours ! »

Je n’osai me décider à lui répondre : « Venez ! » mais je trouvai un mezzo termine entre le cœur qui adhère et la raison qui s’oppose ; je lui fis dire par son domestique que je ne sortirais pas de la journée.

Quand il arriva vers le soir j’étais seule ; il prit mes deux mains sans me parler, et les pressant quelques instants dans les siennes il me regarda profondément.

— Vrai ! vrai ! me dit-il enfin, vous ne souffrez pas, vous n’avez pas de trace qui puisse vous rappeler ma démence ?

— Chut ! lui répondis-je en souriant, n’en parlons jamais !

— Mais l’oublierez-vous, ce sinistre instant ? et en me demandant de me taire, est-ce bien un pardon entier que vous m’accordez ?

— En doutez-vous ? En moi il n’est rien de caché ; j’aime ou je hais ouvertement ; en laissant ma main dans la vôtre, c’est un pacte de réconciliation que je signe avec vous pour la vie.

— Comment ne pas vous aimer, reprit-il, mais en vous aimant je suis capable encore de quelque folie. Qui donc me maintiendra dans la limite impossible d’une tendresse tranquille ?

— Moi, lui dis-je, en ne m’abandonnant plus, cher Albert, à la douce tentation de vous suivre à la promenade, de vous faire visite et d’accepter d’attrayantes distractions qui peuvent finir par des catastrophes.

— Oh ! je le savais bien, s’écria-t-il, vous allez me fuir en me pardonnant ; est-ce là votre bonté ?

— Vous me comprenez mal, vous viendrez chez moi : vous avez vu si mon fils vous aime, et moi… je ne saurais me passer de vous voir sans une grande tristesse. Voyons, cher poëte, dites-moi le sonnet dont vous m’avez parlé.

— Le voilà, me dit-il, en me tendant un papier ; mais vous le lire, à quoi bon ? ce qu’il exprime vous ne voulez pas l’entendre. C’est donc une résolution bien arrêtée, poursuivit-il, je ne vous verrai plus qu’ici devant votre fils ou devant des indifférents.

— C’est un vœu que j’ai fait en me retrouvant vivante auprès de mon enfant endormi.

Il parut réfléchir.

— Il serait impie de vous combattre, reprit-il, vous êtes un brave cœur ; mais avant que mon rêve ne meure à jamais, prêtez-vous à mes dernières faiblesses ; vous savez, lorsqu’un ami part pour un long voyage, aux heures qui précèdent l’absence, on l’écoute, on le choie, on lui obéit avec bonheur.

— Pourquoi ce rapprochement ? nous n’allons pas nous quitter ! vous reviendrez, nous nous reverrons ! n’est-ce pas ? lui dis-je en éprouvant à mon tour une sorte d’effroi.

— Allons, chère marquise, pas d’équivoque ; que la franchise de l’adieu rayonne du moins sur le souvenir. Nous nous reverrons, mais en amis, jamais plus en amants qui espèrent.

— C’est vrai, il le faut, vous le sentez bien vous-même, murmurai-je.

— Oh ! ne me faites pas juge de votre décision ! Vous vous y êtes arrêtée sans songer à moi ! Si votre cœur avait été vide d’un autre amour, une voix s’y serait élevée pour me plaindre ! cette voix s’est tue ! Je n’espère rien, rien que la seconde place ; celle dont on ne veut pas quand on aime ; la place qui humilie, la place qui rend forcené si elle ne rend ridicule, la place qui attire les quolibets sur un mari…

— Mais jamais sur un frère ni sur un ami, interrompis-je vivement.

Il resta silencieux quelques minutes, puis il reprit d’un ton plus calme :

— Vous avez raison, par votre sincérité loyale vous avez tué mon ressentiment, et quand je penserai à vous, ce sera toujours avec douceur. Je suis résigné à ce que vous voulez ; mais, à votre tour, contentez donc sans peur les désirs d’enfant d’un cœur malade ; vous savez, votre fils vous dit souvent : « Promets-moi quelque chose que je ne veux pas te dire ; » et vous promettez, confiante dans sa candeur. — Eh bien, soyez confiante aussi dans mon respect.

Je lui tendis la main :

— Parlez, cher Albert, je suis prête à faire ce que vous souhaitez.

— Je veux, répliqua-t-il, revoir ce soir même, avec vous, pour la dernière fois, cette allée du bois où vous m’avez aimé une minute ! Je veux, qu’en rentrant cette nuit, vous lisiez mes vers et que vous y répondiez dans cette même langue immortelle que je vous ai enseignée ; je veux enfin que vous m’apportiez, par un jour sombre, ces vers que vous aurez faits pour moi. Vous vous asseoirez sur mon fauteuil, si je n’y suis pas, et en rentrant je retrouverai votre ombre ; car vous ne savez pas, ajouta-t-il d’un ton convaincu, j’ai des visions !

Ses yeux hagards et sa pâleur livide, tandis qu’il parlait ainsi, auraient pu faire croire aux fantômes ! il avait quelque chose de fantastique et d’indéfinissable.

— Eh bien, partons-nous ? reprit-il d’un ton presque gai et en prenant son chapeau.

J’avais promis, et je n’osais revenir sur ma parole, mais j’éprouvai une terreur involontaire à l’idée de me retrouver seule avec lui en voiture.

Je me déterminai sans réfléchir plus longtemps. C’était par une soirée orageuse qui précipitait la nuit ; le ciel n’avait pas une étoile et le vent, qui hurlait comme un vent d’automne, tordait les hautes branches des arbres et en faisait tourbillonner les feuilles.

Aussitôt que nous fûmes en voiture, il me dit d’une voix calme, très-nette, et sans changement d’inflexions :

— Je revois toujours ceux que j’ai aimés, soit que la mort, soit que l’absence m’en sépare ; ils reviennent obstinément dans ma solitude où je ne suis jamais seul. En disant ces mots il ne me regardait pas ; il semblait regarder dans l’espace ; son visage avait l’expression de celui d’un somnambule. Voilà bien des années que j’ai des visions et que j’entends des voix. Comment en douterais-je quand tous mes sens me l’affirment ? Que de fois, quand la nuit tombe, j’ai vu et j’ai entendu le jeune prince qui me fut cher et un autre de mes amis frappé en duel devant moi ! Mais ce sont surtout les femmes qui ont ému mon cœur ou que j’ai pressées dans mes bras qui m’apparaissent et m’appellent ; elles ne me causent aucun effroi, mais une sensation singulière et comme inconnue à ceux qui vivent. Il me semble, aux heures où cette communication s’opère, que mon esprit se détache de mon corps pour répondre à la voix des esprits qui me parlent. Ce ne sont pas toujours les morts qui viennent ainsi me dire : Souviens-toi ! parfois les vivants, les absents éloignés et ceux qui sont près, mais qu’on délaisse, frappent aussi à mon cœur où ils eurent autrefois leur place ; leur souffle en passant fait tomber l’oubli qui les couvrait ; ils se raniment, ils se dressent en moi comme des spectres se dresseraient tout à coup des tombeaux dont on aurait levé la pierre ; je les revois dans leur jeunesse et leur beauté ; la décomposition ne les a pas atteints ; ils ne s’altèrent, ne se transforment et ne m’épouvantent que si, m’élançant à leur poursuite, je m’obstine à la recherche de leur destinée mystérieuse.

Je me souviens qu’une année je rencontrai sur la plage de la Bretagne, à des bains de mer alors peu fréquentés, une jeune Anglaise de seize ans ; elle était si mince et si chancelante que, lorsque les grands vents de l’Océan se levaient tout à coup et la surprenaient sur les galets, elle se ployait comme un saule ; son pâle visage sous l’effort qu’elle faisait alors pour marcher se couvrait d’une rougeur mouvante ; ses cheveux violemment soulevés battaient son corps frêle comme des ailes qui se déploient. L’ouragan semblait vouloir l’emporter au ciel ! Un jour où je l’avais suivie sur les dunes et qu’elle paraissait frémir et prête à se briser sous l’orage qui grondait, je m’approchai d’elle, et, sans lui parler, je tendis mon bras à sa défaillance. Sa main saisit la mienne, et elle me dit sans embarras comme un enfant que rien n’étonne, pas même la mort dont il ignore la terreur :

— Je marche, voyez ! je me ploie et me redresse sans souffrance, et je vivrai deux ans encore ! deux ans, c’est beaucoup, pourquoi s’affliger.

— Je ne vous comprends pas, murmurai-je bien bas, m’imaginant qu’une parole trop vibrante la ferait tomber.

— Ma mère est morte et je mourrai ; le docteur l’a dit hier soir à ma tante, j’étais cachée et je l’ai entendu ; mais il m’a promis deux ans encore et je veux les passer à voyager, à voir toute la terre et à chanter toujours.

En parlant ainsi sa bouche souriait, mais ses yeux semblaient pleurer ; je me demandai si elle était folle ou si dans sa gaieté enfantine elle voulait m’effrayer.

— Ainsi, vous chantez toujours, lui dis-je, ne sachant que lui répondre et sur quoi l’interroger.

— Toujours, reprit-elle avec son inaltérable sourire confiant et pur ; vous viendrez ce soir chez ma tante, vous m’entendrez ; et comme nous nous étions un peu éloignés de la plage et que le vent soufflait moins fort, elle se mit à courir légère jusqu’au rocher où on l’attendait. À mesure qu’elle disparaissait, elle jetait dans l’air quelques notes claires et perlées qui semblaient sortir d’une voix céleste.

J’allai chez elle le soir même ; quand j’arrivai, elle chantait au piano ; l’instrument se fondait avec la voix ou plutôt la laissait planer et vibrait à peine. Pendant un mois je l’entendis ainsi chaque soir et je me pris à l’adorer en l’écoutant ; par une intuition qui tenait du prodige, cette âme d’enfant versait dans son chant les passions dont elle ignorait le nom même ; il sortait d’elle des flammes qui ne la brûlaient pas, et des cris sublimes dont l’écho restait muet dans son cœur naïf. C’était comme la puissance des sibylles antiques qu’un dieu possédait à leur insu.

Un soir elle me dit gaiement : — Nous partons demain pour Palerme, mais dans deux ans, à l’automne, quand je devrai mourir, vous me reverrez, je serai à Paris à l’hôtel Meurice, ne l’oubliez pas. Au lieu d’un tombeau de marbre blanc, je veux un beau chant de vous pour m’ensevelir ; je resplendirai à jamais dans vos vers et je serai bien joyeuse !

Comme elle s’aperçut que mes yeux se remplissaient de larmes, elle me dit avec son éternel sourire :

— Ne me plaignez pas ; je vous assure que je mourrai en chantant ; et faisant courir ses doigts fluets sur une harpe qui était là ; elle entonna le Requiem de Mozart.

J’écoutais sans oser la regarder, craignant de la voir m’apparaître morte. Je sortis éperdu avant qu’elle n’eût fini de chanter, convaincu qu’elle allait s’envoler dans la dernière vibration de l’hymne funèbre.

Deux ans s’écoulèrent ; je l’avais oubliée dans les dissipations d’une vie sans frein ; un soir, j’étais au Vaudeville, je riais des bouffonneries d’Odry, quand tout à coup je sentis sur ma main droite dégantée (la même main qui un jour sur la plage avait touché la sienne) un souffle glacé et rapide courir par trois fois ; c’était comme un avertissement pour me rendre attentif ; aussitôt une voix me dit bien bas à l’oreille : — Pourquoi donc m’oubliez-vous ? — La frêle figure souriante de la jeune fille qui chantait toujours se dressa devant moi ; elle marchait en tournant la tête, elle ployait à demi son cou et, d’un petit geste, elle m’appelait sur ses pas. Je sortis du théâtre en la suivant et j’allai de rue en rue sur ses traces ; nous arrivâmes dans la rue de Rivoli ; nous glissions le long de la grille du jardin ; le vent d’automne soufflait et poussait les feuilles des arbres sous nos pas ; nous entrâmes sous une large porte aux battants grands ouverts ; il en sortait, en ce moment un équipage dans lequel était assis un célèbre médecin que je reconnus ; je suivais toujours l’ombre impalpable ; elle monta au premier étage, franchit une antichambre et un salon, souleva une portière en étoffe sombre et s’évanouit aussitôt. Je me trouvai seul dans une chambre à peine éclairée ; j’entendais une voix qui sanglotait près d’un lit tout blanc dans l’ombre de l’alcôve. Elle était là, la jeune fille, étendue et roidie, les mains jointes, morte et gardant encore son sourire qui lui survivait ; sa vieille tante, agenouillée, pleurait la tête cachée sur le lit mortuaire ; elle m’entendit, et se soulevant sans surprise :

— Oh ! c’est vous, fit-elle, je vous attendais ; elle vient d’expirer en disant :

— Le voici ! le voici qui arrive !

Albert se tut quelques moments, puis il reprit :

— Ne vous lassez pas, chère Stéphanie, j’ai encore d’autres visions à vous raconter. Un soir, j’étais au bal à l’ambassade d’Autriche ; une princesse russe valsait devant moi : ses cheveux crêpés à reflets d’or, son torse de bacchante et sa gorge mouvante, qui s’agitait dans une robe très-ouverte, me rappelèrent tout à coup une pauvre fille des rues qui m’avait tenté un soir. Je suivis un moment la dame du regard dans le tourbillon de la valse, mais bientôt je n’y pensai plus et je passai dans un autre salon. J’étais là à considérer un énorme massif de fleurs d’où jaillissait en gerbes un jet d’eau, quand je sentis sur ma main des gouttes perlées tomber en cadence ; je me reculai, mais les gouttes m’atteignirent encore, régulières et obstinées, et frappant une sorte de mesure qui semblait battue sur ma main par une main invisible. Je regardai mes gants qui se mouillaient et, par un étrange effet de lumière, les gouttes d’eau me semblèrent avoir une teinte sanguinolente ; plus je les regardais et plus elles s’empourpraient. Je fus distrait de cette chose inouïe par une voix lointaine que moi seul entendais, mais qui arrivait distincte à mon oreille :

— Je veux un tombeau ! répétait la voix, je veux un tombeau ! j’ai été touchée et souillée par assez de chair et d’ossements durant ma vie, je veux être seule sous la terre ! je veux un tombeau ! te dis-je, je veux un tombeau !

La voix qui me parlait ainsi venait d’une femme qui ressemblait à la princesse russe ; mais, au lieu d’être en toilette de grande dame, elle s’approchait de moi et se suspendait à mon bras couverte d’un mantelet noir fané et d’un chapeau rose à fleurs de forme évaporée ; je reconnaissais la prostituée des rues et j’en avais honte dans cette fête. Mais elle s’acharnait à moi et me répétait sans trêve :

— Je veux un tombeau ! je veux un tombeau !

Obsédé de cette vision persistante, je quittai le bal et je rentrai chez moi ; la voix ne se lassa pas ; dans la voiture qui me ramenait, dans mon lit, dans mes songes, elle répéta toute la nuit : Je veux un tombeau ! je veux un tombeau !

Je me levai au jour, brisé et ayant sur le visage un masque d’épouvante comme si j’avais dormi dans un cimetière ; je sortis, espérant échapper à ma vision et me raffermir dans la vie et le mouvement du dehors.

Il faisait un froid très-vif, je marchais à grands pas le long des quais ; me sentant ranimé par la course, j’allais, j’allais toujours ; j’arrivai devant la grille du Jardin des Plantes ; j’eus la volonté d’y entrer, mais je ne sais quelle volonté plus forte m’en détourna et me suggéra tout à coup la pensée d’aller voir un de mes anciens camarades de collège interne à la Salpêtrière. J’entrai dans le vaste hôpital à l’aspect riant ; les vieilles femmes et les folles dormaient encore et n’attristaient pas de leur décrépitude et de leur misère ces larges cours plantées d’arbres. Je me fis conduire au logement de l’interne, je le trouvai occupé à son travail quotidien de dissection.

— Tu arrives à propos, poëte, me dit-il en riant ; j’ai reçu hier soir un des plus beaux sujets de femme qu’ait jamais touché mon scalpel ; tiens, vois plutôt : et en parlant ainsi, il me conduisit près d’un corps mutilé qu’il venait de fendre vers le flanc. La tête et les bras manquaient, mais la beauté de la gorge et du torse me firent pousser un cri d’effroi ! Je n’avais vu que deux femmes avec ces formes-là ; ce ne pouvait être la princesse russe, c’était donc la pauvre fille des rues !

— As-tu la tête de cette femme ? dis-je à l’interne.

— Oui, là dans ce panier.

Je me baissai ; la tête aux yeux ouverts me regardait menaçante ; les flots des cheveux dorés débordaient du panier !

— Tu crains d’y toucher, me dit l’interne en souriant, et il souleva indifférent la tête livide par la chevelure !

C’était elle ! Mon Dieu, c’était elle ! C’était bien cette bouche aujourd’hui crispée qui m’avait un soir appelé souriante et m’avait caressé !

Voilà donc où je la retrouvai, cette épave de notre barbarie et de notre luxure ! Ce sont là de ces rencontres qui font comprendre à l’homme l’horreur de la légèreté qu’il met dans la débauche.

Mais je vous effraye, chère marquise, et vous allez rêver cette nuit de têtes coupées.

Tandis qu’Albert parlait, la voiture roulait dans l’avenue de Neuilly, et s’approchait de la porte Maillot, il reprit :

— Voici une vision moins sinistre ; c’était le jour des Rois, je dînais en famille, les convives étaient gais et la table copieusement servie. Comme je portais à la bouche un morceau d’un excellent faisan qu’Albert Nattier nous avait envoyé de Fontainebleau, je sentis au bras droit une secousse qui fit tomber ma fourchette, c’était comme si quelqu’un en passant m’eût poussé brusquement, et pourtant personne ne m’avait touché ; au même instant, j’entendis une voix distincte et plaintive qui me disait à l’oreille :

— J’ai faim ! j’ai grand faim !

Cette voix m’était connue et me fit tressaillir. Il me semblait voir debout derrière ma chaise une petite femme amaigrie qui répétait toujours :

— J’ai faim ! j’ai grand faim !

C’était l’ombre flétrie d’une riante et fraîche grisette que j’avais aimée autrefois durant quelques jours, et dont j’ai écrit le portrait en vers et en prose. J’ignorais depuis plusieurs années ce qu’elle était devenue ; sans doute, pensais-je, elle est morte, et je tombai dans un rêve qui me fit entièrement oublier que j’étais à table célébrant une fête de famille. Une de mes parentes placée à côté de moi me reprocha en riant ma distraction : je tressaillis comme si j’étais sorti d’un rêve, et j’essayai de manger ; mais la fourchette tomba de nouveau de ma main enlevée par une force électrique, et la voix murmura plus lugubre :

— J’ai faim ! j’ai bien faim !

Je me levai de table sous prétexte d’un malaise subit, et je passai dans ma chambre en demandant qu’on m’y laissât reposer seul quelques heures. L’ombre et la voix me suivirent, et, ne pouvant me débarrasser de leur obsession, je me décidai à sortir pour me mettre à la recherche de ma pauvre grisette qui poussait vers moi ce cri de détresse ; je montai en voiture et j’allai la demander dans la maison où je l’avais connue ; elle n’y demeurait plus ; mais après plusieurs indications de portiers et de commères, je finis par découvrir son nouveau logement. Tandis que je la cherchais ainsi dans tout le quartier latin, l’ombre et la voix m’accompagnaient toujours ; impatient et troublé, je disais au cocher de précipiter sa course vers le quai de l’École, où ma petite ouvrière habitait ; mais tout à coup l’ombre me quitta et la voix se tut. Ce phénomène m’annonçait un changement de situation dans la destinée de ma grisette. Quand j’arrivai sur le quai de l’École, je me mis à considérer une maison haute, noire et délabrée ; je marchais dans l’obscurité ; il était plus de dix heures du soir, et ce quartier était alors fort mal éclairé ; la seule maison qui rayonnait un peu dans ces ténèbres avait au rez-de-chaussée une boutique de rôtisseur, dont la cheminée flamboyante projetait sur la rue des lueurs de forge ; poulets, dindons et poissons frits s’étalaient en monceaux sur la devanture. Ce voisinage était comme un défi permanent à la faim de ma pauvre grisette.

— Que de fois, me dis-je, elle a dû envier en passant ces mets hyperboliques ; que de fois leur odeur nauséabonde a dû lui paraître délectable !

J’entrai dans la boutique et j’ordonnai au rôtisseur d’envoyer sa plus belle volaille, une friture de goujons, du bon vin et du pain chez Mlle  Suzette.

— Je sais, me répondit-il, à gauche, à deux maisons d’ici, au cinquième, la porte au fond du couloir.

Cette réponse me rassura ; il était évident que ma grisette ne se mourait pas tous les jours de faim, puisque le rôtisseur la connaissait si bien. Je montai d’un pas plus content le raide et sombre escalier qui conduisait à la mansarde de la pauvre fille, et, en approchant, j’entendis sa voix qui répétait le refrain d’une chanson joyeuse qu’elle chantait déjà au temps où je la connaissais. Cette fois-ci, me dis-je, l’ombre qui m’est apparue n’est pas celle d’une morte, et sans y frapper, je poussai gaiement la porte entr’ouverte.

— C’est donc déjà vous, me dit une voix fraîche et gazouillante ; entrez, entrez, je vais être prête.

Je vis la grisette debout, le cou et le visage tendus vers un petit miroir, elle était vêtue d’un déguisement de Pierrette et mettait en ce moment du rouge et des mouches sur ses joues.

Auprès de son pauvre lit, un vrai grabat, était une petite table sur laquelle s’étalaient encore des restes de poulet et de pommes de terre frites.

J’entrai en éclatant de rire ; la grisette tourna la tête et me reconnut.

— Quoi ! c’est vous, monsieur Albert ? dit-elle, et elle me sauta au cou en ajoutant : — Quelle bonne idée ! Si vous le voulez, nous irons ensemble au bal de l’Opéra ; ce serait bien plus agréable que d’y aller avec l’autre, que je ne connaissais pas il y a seulement une heure.

— Que me contez-vous donc là ? répliquai-je.

— Oh ! tenez ! j’aurais dû deviner que vous viendriez, reprit-elle, j’avais pensé à vous toute la journée… Car, vous ne savez pas ?… Je vais vous dire cela tout de suite, à présent que je suis gaie et pimpante, cela vous fera moins de peine à entendre : — J’ai bien pâti, et je mourais presque de faim depuis une semaine ; j’allais en vain demander chaque jour un peu de couture à faire à une confectionneuse, qui toujours me répondait qu’il y avait chômage. Enfin, tantôt, vers la nuit, je rentrais chez moi, découragée, me soutenant à peine ; je n’avais bu qu’un peu d’eau dans la journée. Je songeais à vous écrire, puis à me faire mourir par le charbon, quand tout à coup je me suis aperçue qu’un monsieur me suivait ; je ne sais pas s’il était beau ou laid ; il m’a dit que je lui plaisais. Je lui ai répondu qu’il voulait rire. — Point ! a-t-il répliqué ; veux-tu venir au bal de l’Opéra avec moi ? — Dans ma robe déchirée, et en mourant de faim ? ai-je repris tristement. — Oh ! si ce n’est que cela, voilà vingt francs, ma petite, cours te restaurer ; je vais t’envoyer un joli déguisement de pierrette et dans une heure je serai chez toi.

« Que lui répondre ? Ma foi ! ça valait mieux que la mort, j’ai accepté, je lui ai donné mon adresse, et j’ai commandé en passant un bon souper au rôtisseur. À votre service, monsieur Albert, ce poulet est fort tendre ; j’en avais à peine mangé la moitié, que mon joli costume est arrivé ; je l’ai mis de suite, gaiement et en remerciant le bon Dieu ! N’est-ce pas qu’il me va bien ? et que je suis encore jolie comme autrefois, quoiqu’un peu maigre ? Voyons, décidez-vous ? Prenez la place de mon galant inconnu, que je n’aime pas du tout, et allons au bal !

— Non, ma petite Suzette, lui répondis-je, il faut être avant tout loyale, et ne pas tromper l’espoir de cet amoureux, quel qu’il soit. Voilà quelques louis qui te serviront à te mieux loger et à te vêtir. Une voix m’avait dit que tu étais dans la peine, et je suis venu.

Elle m’embrassa, les larmes aux yeux.

— Allons, mon petit pinson, pas de tristesse, lui dis-je, reprends ton refrain et laisse-moi partir.

— Reviendrez-vous au moins ? fit-elle.

— Peut-être, répliquai-je, et je sortis. En traversant le couloir, je me heurtai contre le rôtisseur qui apportait triomphalement à Suzette le substantiel souper que j’avais commandé.

— Oh ! vous êtes un bon cœur ! dis-je à Albert quand il eut fini ce dernier récit où s’alliait avec tant de naturel l’attendrissement et la gaieté.

En ce moment, nous nous trouvions dans la même allée où un soir Albert m’avait pressée sur son cœur.

— Chère Stéphanie, reprit-il, c’est vous qui avez été ma dernière vision. Quand je vous ai cherchée en vain dans les décombres de la place du Carrousel, j’ai cru voir votre ombre, ou plutôt je l’ai vue, c’est certain, qui se dressait derrière moi ; elle me suivait en me disant : « Tu m’as tuée ! tu m’as tuée ! » Durant deux nuits vous m’êtes apparue morte ; vous étiez plus belle encore et comme transfigurée. Et vous m’aimiez malgré mon crime ; car la mort vous faisait lire dans les profondeurs de mon cœur, et, par un miracle, hélas ! qui ne s’est point accompli, vous n’aimiez plus l’autre. C’était lui ! ce n’était plus moi, qui allait se perdant et s’abrutissant dans des hontes mystérieuses. Mais il n’en rapportait pas cette tristesse et cette pâleur mortelles, signes d’une grandeur déchue qui souffre de sa déchéance ; il vivait, lui, dans cette fange, robuste, le teint vif, satisfait et glorieux ! Il faisait des filles de joie des déesses, afin de continuer à se croire un dieu ! Et vous, chère Stéphanie, morte et charmante dans votre blancheur de sainte, vous m’entouriez tendrement de vos bras en me disant : — C’est toi que j’aime ! Emporte-moi, je n’ai plus peur de ton amour ! Dans la mort, les âmes se reconnaissent ; la tienne a été créée pour moi !

Voilà la vision que j’ai eue sur vous : je sais bien qu’elle va se dissoudre, mais elle flottera pour moi dans l’infini où rien ne se perd ; je l’y retrouverai un jour, c’est sûr, et alors je serai heureux !

Il avait cessé de parler ; ses yeux se fermaient comme pour ne plus me voir, et il ne prenait pas la main que je lui tendais ; il s’égarait encore dans son rêve. Tout à coup un cahot de la voiture le fit tressaillir ; il ouvrit les yeux et reconnut où nous étions : nous venions d’arriver près de la croix de pierre où il m’avait un soir parlé des étoiles et des mondes semés dans le firmament ! Il n’embrassa en silence avec une sorte de solennité attendrie, comme on donne un dernier baiser à un agonisant qu’on aime :

— Oh ! merci, chère bien-aimée, me dit-il, de cette dernière condescendance ! Jamais, jamais vous ne me verrez plus redoutable, tyrannique et mauvais : dès ce jour c’est la main d’un frère loyal que je mets dans la vôtre.

Je pris cette main et je la pressai longtemps immobile, tandis que nous regagnions rapidement Paris en gardant un silence ému.

XXIV

Nous nous étions séparés sans nous parler, mais avec une tendresse intérieure qui semblait s’accroître et grandir en se contenant. Désormais il avait pris dans mon cœur une place à part, une place à lui. Quelquefois même, il me semblait que c’était la première ; il devenait pour moi la chaleur et la lumière, tandis que Léonce s’effaçait dans l’ombre opaque : et glacée de la solitude qu’il me préférait.

Ce soir-là, en rentrant, je trouvai sur la table de mon cabinet les vers d’Albert et une lettre de Léonce. Je lus d’abord les vers d’Albert ; je fus attendrie par cette poésie suave et molle où il faisait revivre le souvenir de notre promenade au jardin des Plantes :


Sous ces arbres chéris, où j’allais à mon tour
Pour cueillir, en passant, seul, un brin de verveine,
Sous ces arbres charmants, où votre fraîche haleine
Disputait au printemps tous les parfums du jour ;

Des enfants étaient là qui jouaient à l’entour ;
Et moi, pensant à vous, j’allais traînant ma peine ;
Et si de mon chagrin vous êtes incertaine,
Vous ne pouvez pas l’être au moins de mon amour.
 
Mais qui saura jamais le mal qui me tourmente ?
Les fleurs des bois, dit-on, jadis ont deviné !
Antilope aux yeux noirs, dis quelle est mon amante ?
 
Ô lion ! tu le sais, toi, mon noble enchainé ;
Toi qui m’as vu pâlir lorsque sa main charmante
Se baissa doucement sur ton front incliné


La lettre de Léonce ne renfermait qu’une ligne qui me frappa ; il m’annonçait que dans huit jours il serait à Paris. Cette espérance ne me causa qu’une joie troublée ; la paix et la certitude de ce long amour commençaient à disparaître.

Je ne lui répondis pas le soir même.

Mais, relisant le sonnet d’Albert, je me souvins de ma promesse, et, comme un écho de ces vers, je fis pour lui les vers suivants :


Veillant et travaillant, ô mon noble poëte !
Lorsque tu seras triste et que mon souvenir,
Ainsi qu’un ami vrai, viendra t’entretenir.
En l’écoutant, ému, tu pencheras la tête.

Tu me verras courant à toi, te faisant fête ;
Avec mon bel enfant qui semblait te bénir,
Le logis, la servante, en t’entendant venir,
Tout riait, tout chantait de me voir satisfaite.

On t’aimait ; l’humble toit, les cœurs t’étaient ouverts ;
C’était peu pour ta gloire et peu pour ta fortune.
Mais la sincérité n’est pas chose commune.
 
Souviens-t-en, quand viendra la douleur importune ;
Moi, je pense au beau soir où rayonnait la lune,
Quand tu m’as dit « Je t’aime, » et je relis tes vers.


Je l’attendis en vain pendant trois jours ; je sus par René qu’il se disposait à faire un voyage. Je voulais le revoir encore une fois ; car je sentais bien que Léonce en arrivant allait reprendre son empire : on ne brise pas en un jour des chaînes longtemps portées ; il en est de l’amour comme du despotisme ; il s’impose souvent par ses exigences mêmes au cœur confiant de la femme, comme la tyrannie s’impose par sa hardiesse à un peuple aveugle ; mais l’heure de la clairvoyance se fait tôt ou tard, et alors le divorce éclate entre le trompeur et le trompé. Pour moi, cette heure de lumière devait briller, mais hélas ! en me foudroyant.

J’avais promis à Albert de lui porter moi-même mes vers ; je savais qu’il sortait chaque soir, et qu’en arrivant chez lui vers neuf heures, je trouverais son logis vide, mais encore tout imprégné de sa présence. Quel bonheur ineffable de m’asseoir dans son petit salon, de feuilleter ses livres, d’écrire mon nom à son bureau pour lui dire : « Je suis venue ! » et pour qu’en rentrant il me retrouvât là en esprit, comme je l’y avais trouvé lui-même. En me représentant une sensation si vive et si pure, je ne résistai pas au désir de la goûter. Je sortis seule ; le temps était froid : c’était l’automne et ses premières rigueurs.

Je sonnai sans hésitation à la porte d’Albert, sachant qu’il était absent et que je n’éprouverais pas le trouble de le voir.

Je dis à son domestique que je désirais lui écrire ; il me fit entrer.

— Monsieur part à l’instant et tout est encore en désordre ici, ajouta-t-il.

En effet, je vis les habits qu’Albert venait de quitter, épars sur une causeuse, près du feu, dans le petit salon. La flamme du foyer pétillait ; une lampe éclairait la glace de la cheminée, et une autre, avec un abat-jour, projetait une lueur voilée sur le bureau. Des pages écrites par Albert, des lettres ouvertes et quelques feuilles de papier blanc étaient là pêle-mêle. La plume dont il s’était servi plongeait encore dans l’écritoire ; je m’en saisis, et j’aurais voulu la voler cette plume qui avait écrit des choses si grandes et si rares ! Peut-être me communiquerait-elle quelque étincelle de son génie ? pensais-je en la tournant au bout de mes doigts ; et, m’asseyant sur son fauteuil, je me mis à rêver.

Je pris d’abord une enveloppe blanche dans laquelle j’enfermai le sonnet que j’avais fait la veille ; puis, comme si la demeure du poëte eût gardé son souffle créateur, je sentis les vers suivants monter de mon cœur à mon cerveau, et je les écrivis rapidement :

VISITE À UN ABSENT

Il fait froid, ton foyer s’allume,
Tu t’habilles, tu vas sortir ;
Tu pars, et j’accours me blottir
Dans ton fauteuil. Je prends ta plume.
 
Je n’écrirai pas un volume :
Mais un seul mot pour t’avertir
Que cet amour qui te consume,
Pour toi, je voudrais le sentir.

Mais ce mot, pourras-tu le lire ?
Ma main, en tremblant, l’a tracé.
Et mes pleurs l’ont presque effacé.

Oh ! ce mot, pourquoi le récrire ?
À ton âme comme à tes yeux
Une larme parlera mieux.


Je ne relus point ces vers, et je me hâtai de les mettre auprès des autres dans l’enveloppe. Si je les avais relus chez Albert, peut-être ne les lui aurais-je pas laissés ; il y a toujours dans la langue de la poésie quelque chose d’exalté qui outre-passe ce que nous voulions dire ; cela vient de la rime, qui oblige parfois à des mots plus tendres ; cela vient aussi du tutoiement.

Je rentrai chez moi transie et frissonnante ; tout mon sang avait reflué vers mon cœur.

Mon fils fut frappé de ma pâleur ; mon émotion avait été plus forte que je ne me l’avouais

XXV

Je compris à la joie d’Albert l’imprudence que j’avais faite ; il arriva chez moi le lendemain, et me dit, radieux :

— Oh ! chère Stéphanie, quels vers charmants !

— Ne les louez pas trop, lui dis-je en souriant, et n’allez pas faire ce que font les pères en parlant de leurs enfants difformes. Sans vous, Albert, je n’aurais jamais fait un vers de ma vie ; ils procèdent donc de vous, mes deux pauvres sonnets, mais ils n’en sont pas dignes.

— Laissez-moi être heureux du moins du sentiment qu’ils révèlent et qui vient bien de vous !

— Je savais par René que vous alliez partir, et j’ai voulu, répliquai-je, vous faire ainsi un adieu un peu tendre.

— Je veux croire qu’il était senti, poursuivit-il ; un poëte a dit quelque part :


L’adieu fait aimer le retour.


Oh ! comme je vais revenir joyeux de mon court voyage !

— Mais où allez-vous donc ? repris-je.

— Présider à l’érection de deux statues. C’est une idée bouffonne qui a passé par la tête ou plutôt par les cent têtes d’un corps savant, de m’envoyer, moi, le caprice et l’ironie en personne, prononcer des discours et entendre des congratulations officielles. Il est vrai qu’on m’a adjoint Amelot, à qui je laisserai toute la partie grave ou plutôt comique de la cérémonie.

Ce qu’il y a pour moi de sérieux dans tout ceci, c’est l’honneur public qu’on va rendre à Bernardin de Saint-Pierre en plaçant sa statue en face de cet Océan tourmenté qu’il a si admirablement décrit. Vous savez, marquise, que je n’ai pas l’orgueil de mes œuvres, mais j’ai l’orgueil de mes aspirations ; elles ont toujours tendu au beau et à l’idéal dans l’art et m’ont fait goûter avec délices les créations du génie. C’est ainsi que tout enfant je me suis passionné pour l’idylle exquise de Paul et Virginie. Mon culte pour l’auteur m’imposait de ne pas refuser la mission dont on m’a chargé quoiqu’elle répugne à toutes mes habitudes. Quant à l’autre statue elle sera inaugurée par Amelot, par le successeur naturel du talent négatif de celui à qui l’on décerne un hommage égal à l’hommage qu’a mérité le génie. Je vois d’ici les regards étonnés que se jetteront éternellement sur le rivage solitaire de la mer la figure du vrai poëte et celle du rimailleur qu’on a proclamé le représentant de la Poésie bourgeoise ; association criante de deux mots qui se repoussent et qui équivaudraient à dire ; l’Idéal matériel ! Mais ce bon Amelot n’entend pas raillerie sur la gloire d’un de ses pères en métromanie, et il est bien le représentant le plus convaincu de cette littérature puérile, solennelle et banale du bon sens qui prétend faire une école renouvelée, non pas des Grecs, lui dis-je un jour, mais des Pradon.

— Vous allez vous combattre et peut-être vous battre en route, répondis-je à Albert.

— Non, non, rassurez-vous, me dit-il, la poésie est chose trop haute pour que je consente jamais à en disserter avec Amelot. Cest un bon vivant et un fin gourmet avec qui je n’ai jamais parlé que cuisine. Mais, marquise, en venant chez vous je faisais un projet délicieux.

— Lequel ? cher Albert.

— Vous partiez avec nous sous prétexte d’assister à la fête d’inauguration des deux statues et en réalité pour vous trouver quelques jours seule avec moi sur cette belle plage de l’Océan où nous nous aimerions si bien.

— Ne me tentez pas dans ma solitude et ma pauvreté, lui dis-je ; jusqu’au jour où mon procès sera gagné, j’ai fait vœu de vivre en recluse.

— Oh ! si vous m’aimiez un peu tendrement, ce vœu ne tiendrait pas contre le vœu de mon cœur. Mais je vous parle comme une romance de Dorat ; décidez donc bien vite, tyrannique marquise, ce que vous voulez faire de moi. Si je pars sans vous je vais m’ennuyer, si je reste, et j’en suis bien tenté, m’aimerez-vous ?

— Partez, lui dis-je gaiement, nous verrons plus tard.

— Vous êtes un sphinx impénétrable, j’emporte du moins vos sonnets et je les interrogerai.

— Reviendrez-vous vite ? lui dis-je.

— Oui certes, si je pars, et j’accourrai vous surprendre au retour ; ainsi, veillez sur vous !

Il s’éloigna, la figure riante, et je restai dans le doute s’il allait vraiment quitter Paris.

XXVI

J’attendis deux jours, puis j’envoyai Marguerite chez lui. On lui répondit qu’il était parti et qu’il serait absent au moins une semaine.

Comme si Léonce eût deviné l’attrayante proposition d’une promenade au bord de la mer qu’Albert m’avait faite, il m’écrivit qu’il devançait son arrivée et il m’offrait d’aller visiter ensemble les beaux châteaux de la Renaissance au bord de la Loire, les vestiges de Chantilly et cette ombreuse solitude de Rosny, où une princesse a passé les seuls jours tranquilles et riants de sa vie.

Je fus toute bouleversée par cette idée ; elle me séduisait et m’attirait comme une tentation de bonheur et aussi de délassement. Depuis longtemps toute distraction était retranchée de la vie austère que je menais ; quelques jours de voyage et de liberté insoucieuse avaient pour moi le même attrait qu’un premier bal pour une jeune fille ; goûter cette halte dans ma vie de labeur avec celui que j’avais tant aimé, que j’aimais encore et qui m’aimait enfin, puisqu’il avait conçu ce doux projet ; oh ! c’était une fête de l’âme bien difficile à refuser ! Je n’éprouvais pas avec Léonce la même hésitation qu’avec Albert. J’avais appartenu à Léonce, je lui appartenais encore, et malgré quelques doutes et quelques déchirements, mon amour n’était point brisé. Il suffisait d’une espérance, d’une illusion pour le réédifier dans mon cœur.

À mesure que l’heure qui devait me réunir à Léonce approchait, quelque chose d’enflammé et de vertigineux s’emparait de tout mon être.

Les libertins prétendent que la possession détache ; mais pour ceux qui se sont aimés par l’âme, le contraire se produit ; l’union des sens qui n’a été que la confirmation de l’union morale, semble les lier éternellement. C’est ce qui fait la pureté et la beauté du mariage, lorsqu’il consacre l’amour vrai.

Comment oublier les délices, et j’oserai même dire les familiarités intimes ? Est-ce que l’enfant est impudique, parce qu’il se souvient avec bonheur de s’être endormi sur le sein de sa nourrice ?

À quoi sert-il qu’une morale artificielle essaye, comme la fausse mère de Salomon, de partager en deux l’être humain ? l’âme et le corps se complètent l’un l’autre, et il est certain qu’ils répercutent tour à tour leurs émotions diverses ; car de même que le souvenir d’une trahison ou d’un chagrin remplit les yeux de larmes, que celui d’une joie épanouit le sourire, et que celui d’une noble action fait rayonner le front ; de même l’image, soudain rappelée d’une chute périlleuse ou des angoisses de l’enfantement, attriste et terrifie l’esprit ; tandis que l’image riante d’une caresse délectable ou du tressaillement de la volupté le ranime et l’égaye, et lui communique pour ainsi dire le contrecoup enivrant de ce que le corps seul semblait avoir ressenti !

Ne séparons donc pas ce que la nature et Dieu ont si étroitement confondu. Les casuistes qui ont fait de la chasteté absolue une vertu, ne sont arrivés qu’à produire des apparences menteuses dans une société hypocrite. Il serait temps d’oser glorifier l’harmonie sacrée de l’indivisible lien des émotions de l’âme et du corps !

J’avais compris tout cela d’instinct avant de m’en convaincre par la réflexion. Un amour sincère et complet en apprend plus sur ce sujet que tous les raisonnements philosophiques.

Rien qu’à la pensée de revoir Léonce, je sentis le réveil de tout ce que je lui avais dû de félicité ; c’était une évocation involontaire ; une influence, pour ainsi dire, magnétique ; son approche me dominait ; il était loin encore et déjà son souffle m’entourait et courait autour de moi.

Cependant je ne lui avais point écrit le ravissement que j’éprouvais de ce projet de voyage ; je ne savais même si je m’y déciderais ; mais j’en savourais longuement le désir ; il était devenu le rêve de mes nuits et la rêverie de mes jours. Si bien qu’un matin des vers qui exprimaient tous les détails de ce songe d’amour et de liberté s’échappèrent tout à coup de mon cœur. Ainsi un oiseau jette un chant en s’ébattant l’air et au soleil :


LES RÉSIDENCES ROYALES.

Avec leurs longues avenues,
Leurs silencieuses statues
Se mirant dans les bassins ronds,
Leurs grands parcs ombreux et profonds,
Leurs serres de fleurs des tropiques
Et leurs fossés aux ponts rustiques,
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !

Bras enlacés, âmes rêveuses,
Promenons nos heures heureuses
Sous les tonnelles des jardins.
Dans les bois où passent les daims ;
Traversons les courants d’eau vive
Sur l’esquif qui dort à la rive.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous : habitons-les !

Allons voir, dans les vastes salles,
Les portraits aux cadres ovales,
Morts radieux toujours vivants.
Grandes dames aux seins mouvants,

Cavaliers aux tailles cambrées,
Exhalant des senteurs ambrées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Sur le banc des orangeries,
Dans l’étable des métairies
Où les reines buvaient du lait,
Dans le kiosque et le chalet,
Aux terrasses des galeries,
Allons asseoir nos causeries.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Sous le fronton de japse rose,
Où l’amour sourit et repose.
Cherchons le bain mystérieux,
Le bain antique aimé des dieux :
Diane et ses nymphes surprises
Courent sur le marbre des frises.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Lisons dans les forêts discrètes
Les gais conteurs et les poëtes :
Le murmure des rameaux verts
S’harmonie à celui des vers,
Et les amoureuses paroles
S’épanchent en notes plus molles.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Dans les ravins aux pentes douces,
Sur les pervenches, sur les mousses,
Doux lit où se voile le jour,
À la lèvre monte l’amour ;

L’ombre enivre, l’air a des flammes
En une âme Dieu fond deux âmes.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !

L’horizon déroule à la vue
Le lac à la calme étendue,
Où par couples harmonieux
Les cygnes fendent les flots bleus ;
Plages, collines et vallées
Sous nos regards sont étalées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !

Chantilly dort sous ses grands chênes,
Rosny, Chambord, n’ont plus de reines
Leurs maîtres, ce sont les amants
Savourant leurs enchantements ;
Où les royautés disparaissent,
Les riantes amours renaissent.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !


Je n’oserais pas dire que quelque chose de l’âme et du souvenir d’Albert n’eût pénétré dans ce chant ! Sans lui l’aurais-je fait ? Non ; car sans lui je n’aurais jamais connu cette langue des vers que son génie m’avait enseignée. Léonce l’ignorait, et je doute même que sa nature, dépourvue d’inspiration et de flexibilité, fût propre à en pénétrer les délicatesses raffinées et l’exquise sensibilité.

Ces strophes faites, je les répétais sans cesse, et je les fredonnais même sur un vieil air qui me revenait.

Enfin, je reçus un soir une lettre de Léonce, qui m’annonçait son arrivée pour le lendemain. J’envoyai mon fils chez un de ses oncles qui demeurait à la campagne près de Paris. L’enfant partit joyeux. Toute distraction nouvelle le charmait. Je savais qu’il n’aimait pas Léonce, et j’eus souffert de troubler son cœur naïf et d’y voir poindre une idée de lutte.

Le lendemain arriva ; dès le matin j’ornai de fleurs mon pauvre logis, je me parai des couleurs que Léonce aimait, et je mis tout en fête comme chaque fois qu’il devait venir.

Je l’attendais à l’heure du dîner. J’éprouvais une telle agitation que je ne pouvais rien faire ; les heures me paraissaient tantôt trop lentes et tantôt trop accélérées. Je prenais un livre, et j’essayais de lire sans y parvenir. Je relus seulement mes vers, où respirait comme un sentiment avant-coureur du bonheur ; puis je les rejetai sur la table où je me tenais accoudée. Je regardais la pendule ; je me disais : « Bientôt il sera là ! » et malgré moi l’image d’Albert se mêlait à la sienne. « Il s’assiéra, pensais-je, sur ce fauteuil où Albert s’est assis, sur ce coussin où il a pleuré, où il m’a dit son amour. » Et cela me paraissait sacrilège et impie. Je pâlissais et frissonnais au moindre bruit ; il me semblait que j’allais être surprise, condamnée par quelqu’un qui avait des droits sur ma vie. Il me venait l’idée de m’enfuir, comme si un redoutable péril ou une grande douleur m’eût menacée. Puis je souriais de cette terreur puérile ; je songeais au bonheur qui allait renaître, je le recomposais dans toute sa splendeur et je repoussais le fantôme qui venait l’assombrir.

Cinq heures sonnèrent à ma pendule, je me dis : « Dans une heure il sera près de moi. » Je me regardai dans la glace et fus heureuse d’être en beauté. Un coup de sonnette retentit ; je pensai : « C’est lui ! il a voulu me surprendre en arrivant une heure plus tôt. »

J’étais accourue et je me trouvais là lorsque Marguerite ouvrit la porte ; je laissai échapper un cri de surprise, presque d’effroi : ce fut Albert qui m’apparut !

Il crut sans doute que j’avais poussé un cri de joie, car son visage ne perdit rien de son expression heureuse. Il paraissait moins souffrant, son teint était animé et ses beaux yeux lançaient des flammes ; il tenait d’une main une petite cage dorée où était renfermé un joli couple de ces perruches mignonnes qu’on appelle des inséparables et dans l’autre main il avait une seconde cage à treillis d’argent dans laquelle voltigeaient deux colibris.

— Où donc est votre cher enfant ? me dit-il, qu’il me débarrasse bien vite de ces oiseaux qui l’amuseront, et que j’aie les mains libres pour presser la vôtre et vous embrasser.

— Ce cher petit a voulu aller à la campagne, répondis-je en rougissant.

— Mais vous-même, reprit-il ? vous allez donc sortir que vous voilà si parée ?

— Oui, balbutiai-je, je dîne en ville.

Tout en prononçant ces mots nous traversions la salle à manger. Il posa sur le buffet les deux cages charmantes où les oiseaux des tropiques s’ébattaient, et me tendant aussitôt les bras, il me dit :

— Je n’y tenais plus, chère âme ; il m’a fallu revenir pour vous voir et pour vous entendre. — Allons, parlez-moi ! qu’avez-vous fait pendant mon absence ? Pourquoi sortez-vous et ne me gardez-vous pas tout aujourd’hui comme je m’y attendais ?

Il baisait mes mains et mon front et ne pouvait détacher ses regards de moi.

— Je ne vous ai jamais vu un visage si expressif et où éclatât tant d’âme, poursuivit-il, lorsque nous nous fûmes assis dans mon cabinet. Est-ce mon retour qui vous rend si belle ? Ne m’avez-vous pas oublié, m’aimez-vous un peu ? Et il se plaça dans une pose câline à mes pieds sur le coussin où si souvent il s’était assis.

Je restais interdite et muette. Comment avoir la dureté de le détromper ? Comment lui dire qui j’attendais ? Il fallait donc me résoudre à mentir !

— Pourquoi donc ne me parlez-vous pas, chère Stéphanie, reprit-il en me considérant toujours avec bonté.

— Je suis encore toute émue, lui dis-je, de cette douce surprise et bien désolée, croyez-le, de ne pouvoir fêter votre retour ; mais on m’attend, c’est un dîner de famille, il faut que je sorte, à demain, cher Albert.

Je prononçai ces mots rapidement et d’une voix saccadée : l’aiguille de la pendule marchait toujours et je frissonnais pour ainsi dire de son mouvement ; Léonce allait arriver.

— Chez quels rentiers du Marais dînez-vous donc, repartit Albert en riant, pour partir à cinq heures un quart de chez vous ? Ne me quittez pas si tôt et causons un peu, ou je vais m’imaginer que vous me trompez. Est-ce bien vrai, poursuivit-il tendrement que vous vous êtes fait si belle pour de vieux parents ? Non, je veux que ce soit pour moi ; allons, soyez bonne comme vous l’avez été déjà, écrivez pour vous dégager et laissez-moi finir cette journée avec vous. Vous ne vous ennuierez pas, je vous le jure : Amelot m’a fourni de quoi vous divertir ! Dès que nous avons été en wagon, le massif Amelot m’a dit : « Je me sens en verve ; mon esprit monte, il court, il court… — Eh bien ! mon cher, ai-je répliqué, laissez-le courir ; je ne me charge pas de l’attraper. » Et tenez, marquise ; j’ai envie de commencer de suite le récit de nos aventures et de vous tenir enchaînée par la curiosité comme le sultan des Mille et une Nuits. J’ai aussi des vers à vous lire, car j’en ai rêvé pour vous sur le bord de la mer ; et vous, chère, n’avez-vous pas fait pour moi encore un de ces sonnets que vous faites si bien ?

En parlant ainsi, sa main touchait aux papiers qui étaient sur la table ; il aperçut mes strophes sur les Résidences royales et s’en empara.

Je voulus l’empêcher de les lire, mais il les serra fortement dans sa main en s’écriant gaiement :

— Oh ! par exemple, est-ce que l’écolier ose déjà se soustraire au maître, et mépriser ses critiques ?

Je ne tentai plus aucun effort pour rien conjurer. Je ne savais que répondre et que faire ; je n’osais pas même le regarder pendant qu’il lisait.

— J’aime ces vers, me dit-il vivement quand il eut achevé de les parcourir, je suis fier que vous ayez pu les faire ; mais, Stéphanie, sont-ils bien pour moi ?

— Sans vous je ne les aurais jamais faits, répondis-je en tremblant et honteuse de ce subterfuge jésuitique.

— Sont-ils pour moi ? sont-ils pour moi ? répéta-t-il d’un air de doute. Oh ! Stéphanie, si ces vers sont pour un autre, savez-vous que vous êtes comme l’enfant qui assassine son père avec les armes dont celui-ci l’a appris à se servir ! — Vous ne voudriez point me tromper, vous qui n’avez jamais menti ; voyons, parlez, pour qui sont ces vers ?

Je me levai, pâle et égarée comme si j’avais commis un crime, et saisissant sa main, je lui dis :

— Cher Albert, ne m’interrogez pas jusqu’à demain ; demain j’aurai la certitude de ce que veut mon cœur et je vous le dirai, mais aujourd’hui il faut que je vous quitte, que je parte à l’instant même, adieu.

Il ne me répondit pas une parole ; ses yeux s’étaient arrêtés sur les gros bouquets de fleurs qui embaumaient la cheminée, et il les regardait en souriant d’un air ironique. Il me salua sans prendre ma main ; puis il partit. Je l’accompagnai en lui disant : « À demain ! »

Quand nous traversâmes la salle à manger, par une de ces fatalités des petites choses qui heurtent et blessent presque toujours nos sentiments et nos douleurs, Marguerite commençait à mettre le couvert et venait de déposer sur le buffet une tarte aux cerises entre les deux jolies cages d’oiseaux d’Amérique. Albert avait tout vu, et il comprit que j’attendais quelqu’un à dîner.

— Adieu donc ! me dit-il sur le seuil de la porte extérieure.

Je n’osais plus lui répondre : « À demain ! »

Une voiture venait de s’arrêter devant la maison. Un homme se précipita dans la cour. Presque aussitôt j’entendis des pas dans l’escalier ; et, pendant qu’Albert commençait à descendre, j’aperçus, en penchant ma tête au bord de la rampe, Léonce qui montait !

Je me reculai, épouvantée de cette rencontre ; je rentrai précipitamment en poussant la porte sur moi, et je m’élançai vers une fenêtre qui s’ouvrait sur la cour pour voir passer Albert encore une fois.

Je n’oublierai jamais quel regard sombre et navré il jeta de mon côté en levant la tête. Je ne sais s’il m’avait aperçue, mais un sourire amer passa sur ses lèvres. Je fus tentée de le rappeler : ma voix était comme étranglée ; un sanglot me montait du cœur.

En ce moment Léonce sonna, et je m’enfuis dans ma chambre pour y cacher mes larmes.

xxvii


Plus de deux ans avaient passé sur ce jour, dont le souvenir m’était resté ineffaçable. Ce que je souffris pendant ce temps je ne le dirai jamais. Je veux jeter sur ces deux années un voile noir comme celui qui couvrait, à Venise, dans les familles patriciennes, les portraits des condamnés à mort.

De cet amour qui avait pris toute mon âme comme par surprise et par sortilège, de cet amour auquel j’avais sacrifié Albert, il ne restait rien. On eût dit que, frappé par le présage fatidique d’Albert, cet amour s’était décomposé jour par jour.

J’avais vu l’orgueilleux et superbe solitaire renier une à une toutes ses doctrines sur l’art et sur l’amour, et faire de ses opinions une monnaie aux convoitises les moins fières.

Quand la conscience ne dirige plus nos actes, que l’intérêt et la vanité deviennent les seuls mobiles de l’esprit, toute notion d’honneur et d’idéal disparaît. Il n’y a plus alors dans la vie d’autre retenue que la prudence qui sauvegarde du châtiment de la loi. De là les traîtres ignorés, les voluptueux cruels qui cachent des instincts d’assassin sous un sourire, et les faiseurs d’affaires humaines, prêts à tous les crimes, et se décorant en public du titre d’hommes politiques.

En voyant ainsi déchoir celui que j’avais placé si haut, je reçus comme le contre-coup de sa chute ; un mal inexplicable s’empara de moi ; on me vit dépérir dans ma force ; et bientôt je compris à la tristesse de mes amis et à l’incertitude des médecins que j’étais perdue.

Albert n’avait jamais cherché à me revoir et je n’avais pas osé le rappeler. Quelquefois il rencontrait mon fils à la promenade ; il l’arrêtait pour lui recommander de ne pas l’oublier et, sans lui parler de moi, l’embrassait tendrement.

Je savais par René qu’il se mourait et cherchait de plus en plus l’oubli de ses peines dans des distractions corrosives et fatales. J’éprouvais un désir invincible de le revoir, de lui parler et de sentir encore une fois sa main dans la mienne.

Un jour d’avril, le ciel était bleu, la température presque tiède, je montai en voiture pour me rendre au jardin des Tuileries ; j’allai m’asseoir sur la terrasse du bord de l’eau, et sentant que l’air m’avait ranimée, je voulus essayer de revenir à pied chez moi ; comme je traversais lentement le pont de la place de la Concorde, j’aperçus Albert debout contre le parapet de droite ; appuyé sur la balustrade, il regardait un bateau qui descendait la Seine du côté de Saint-Cloud. Il ne me vit pas venir et je le touchai presque avant qu’il ne m’eût aperçue. J’écartai le voile qui cachait mon visage et j’appliquai ma main sur la sienne ; il leva la tête et me regarda, sans paraître d’abord me reconnaître ; ses yeux étaient ternes et ses lèvres si blanches qu’on eût pu se demander s’il vivait.

— Oh ! c’est vous, me dit-il en tressaillant et se ressouvenant ; comme vous voilà ! C’est donc vrai ce qu’on m’avait dit, que vous étiez bien mal !

Je serrai sa main sans lui répondre ; nous marchâmes péniblement l’un à côté de l’autre jusqu’au bout du pont ; là, il s’arrêta.

— Albert, lui dis-je en tremblant, ne viendrez-vous pas jusque chez moi ! oh ! je vous en prie, venez.

— À quoi bon, me répondit-il, j’achève de vivre et vous commencez à mourir ; nous nous attristerions en nous regardant sans pouvoir rien dire pour nous consoler. Oh ! ma pauvre marquise, il n’est plus temps maintenant de nous aimer !

— Albert, l’amour est indépendant du temps et de la vie, vous me l’avez dit un jour et maintenant je l’éprouve et j’y crois.

— Pas de réflexion ni de regret, reprit-il en s’efforçant de rire, gardons le courage de partir, il appuya sur ce mot, puis, tournant sur le pont, il me dit :

— Adieu, chère, le premier de nous qui guérira ira voir l’autre.

Je voulus le retenir encore en prenant sa main, mais elle retomba.

Nous nous quittâmes comme deux ombres qui se rencontrent un moment, s’évanouissent et ne doivent plus se revoir.

Je fis quelques pas chancelante et indécise ; puis je m’arrêtai, et m’appuyant contre la grille du palais Bourbon, je vis à travers mes larmes, Albert qui se dirigeait lentement vers l’autre bout du pont.


xxviii


C’est par une belle nuit de mai qu’il mourut, quand tout commençait à revivre ; il s’éteignit en dormant, sans agonie.

Lorsque je reçus la sinistre nouvelle, je gardais le lit depuis huit jours ; je fis un effort pour me lever, je voulais le revoir avant qu’on ne l’ensevelît et poser mes lèvres sur son front glacé ; je fus prise d’un accès de toux si déchirant et si long que je m’évanouis ; je dus me recoucher et pleurer loin de lui.

J’envoyai Marguerite et mon fils à son enterrement, et pour la première fois je me décidai à faire comprendre à mon enfant ce que c’était que la mort. Il m’écouta, attentif et recueilli, puis il me dit d’une voix grave.

— Mon père nous a quitté, Albert vient de partir et toi tu veux aussi me laisser, car je vois bien que tu es malade et pâle comme eux, et que je resterai seul.

— Oh ! non, cher enfant ! m’écriai-je en l’enfermant dans mes bras amaigris, je veux vivre pour toi !

— Tu as dis « Je veux ! » reprit-il avec un sourire angélique, ne vas pas faire avec la mort comme tu fais souvent avec moi, quand je m’obstine et que tu me cèdes.

— Non, non, lui dis-je en l’embrassant plus fort, je n’obéirai qu’à toi.

L’enfant et Marguerite revinrent du convoi d’Albert tristes et étonnés.

— Il n’y avait dans l’église, me dit mon fils, que quelques amis et quelques femmes en deuil qui pleuraient.

Il s’était mis à l’écart, dans une chapelle, avec Marguerite, et il avait fait sa prière pour Albert. En sortant de l’église il avait vu défiler le cortège. Plusieurs personnes qui passaient exprimèrent leur surprise qu’on ne rendit pas à Albert les grands honneurs qui lui étaient dus et que les princes d’aujourd’hui n’eussent pas envoyé leur voiture pour l’accompagner.

— Moi, poursuivit l’enfant, j’étais tout désolé de le voir s’en aller presque seul, comme un pauvre, au cimetière ; guéris vite, chère mère, afin que nous allions lui porter de belles fleurs sur sa tombe !

Hélas ! je ne guérissais pas et mon pauvre enfant s’épouvantait tellement en me voyant dépérir que je me décidai à le mettre au collège pour le séparer de ma souffrance et de ma douleur ; mais il languissait loin de moi, se refusait à jouer et n’était attentif qu’à l’étude. Quand le temps des vacances approcha, je me souviens que le jour où on devait me l’amener, je fis un effort violent pour me tenir debout ; je bus un peu de vin en pensant à Albert, et je me traînai jusqu’au jardin. À la même place où nous sommes, je m’assis sur un grand fauteuil ; ma tête pâlie s’appuyait sur des coussins et, frissonnante, je me réchauffais au brûlant soleil d’août.

Il n’y avait que trois mois qu’Albert était mort ; encore quelques mois, pensais-je, et je le rejoindrai. Quant à l’autre, je n’y voulais point penser. Mais toujours cet amour en ruine pesait sur mon âme et l’étouffait, pour ainsi dire, sous ses débris ; j’avais été broyée par un bras de pierre inerte, brutal et insoucieux de mon agonie. Les lourds colosses égyptiens que le temps finit par déraciner dans les ruines de Thèbes n’ont pas conscience en s’affaissant du Nubien qui s’était assis à leur ombre.

Mon fils arriva vers midi ; j’avais mis pour lui sur une table, placée près de moi, une jolie montre et un album, où j’avais fait dessiner le portrait d’Albert et écrire les fragments les plus beaux et les plus purs de ses œuvres. L’enfant courut vers moi, tenant dans ses bras les couronnes et les livres qu’il avait reçus en prix. Je l’attirai sur mes genoux et l’embrassai longtemps sans parler ; je ne pouvais retenir mes larmes. Pour qu’il ne les vît pas, je posai sur sa tête les couronnes, et je les enfonçai en souriant, jusqu’à ses yeux. Puis lui donnant la montre et l’album, je lui dis :

— Regarde donc si cela te plaît ?

Il rejeta avec impatience ses couronnes et mes présents, et se suspendant à mon cou, il me dit avec une explosion de douleur :

— Ce n’est pas tout cela que je veux.

— Et que veux-tu donc, cher enfant ?

— Je veux que tu vives pour moi, que tu redeviennes belle et forte comme tu l’étais, il y a trois ans, quand j’étais petit. Maintenant je comprends tout, ajouta-t-il avec un regard terrible, où la fierté inflexible de l’adolescence se révélait ; j’ai deviné celui qui t’a tuée, et si tu meurs, vois-tu, eh bien ! je le tuerai un jour !

— Tais-toi, tais-toi, m’écriai-je, en l’étreignant sur mon cœur.

J’eus honte de ma douleur, et je rougis de mon amour devant mon fils.

L’amour est une grande et sainte chose lorsqu’il complète la vie, mais s’il nous conduit à l’anéantissement de nous-même, il nous dégrade.

Je levai la tête devant le regard superbe de mon noble enfant, et je lui dis avec résolution :

— Sois tranquille ! je guérirai. Ne gâtons pas ce beau jour par des larmes ! Regarde ce portrait d’Albert.

Il ouvrit l’album et posa ses lèvres sur le front du poëte qu’il a toujours appelé son ami.

J’ai vécu pour mon fils ; et à mesure que la blessure de mon lâche et aveugle amour s’est fermée, l’image d’Albert a rayonné dans mon cœur ; je l’ai revu jeune, beau, passionné, et je l’ai aimé dans la mort.


fin

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)


Pages
 109
BIBLIOTHEQUE CONTEMPORAINE

LOUISE COLET

LUI
ROMAN CONTEMPORAIN


NOUVELLE ÉDITION



PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
rue auber, 3 et boulevard des italiens, 15
À LA LIBRAIRIE NOUVELLE

1880
  1. Voir tome Ier, page 248, de l’Italie des Italiens, 4 vol. de l’auteur, en vente à la librairie Dentu.
  2. Voir tome Ier, page 402, de l’Italie des Italiens.
  3. La célèbre tragédienne anglaise, première femme de Berlioz.
  4. Ce beau portrait appartient à M. de Monmerqué.
  5. Une femme qui a été à Byron ce que Béatrix fut à Dante et Vittoria Colonna à Michel-Ange, c’est-à-dire l’inspiration et l’amour, nous écrivait, il y a trois ans, pendant que nous étions à Londres : « Cherchez à Sydenham le buste que Thorwaldsen a fait du plus beau de tous les hommes ; Thorwaldsen était un artiste de génie, et quoique la beauté de lord Byron fût d’un ordre si élevé que ni le pinceau, ni le ciseau n’aient jamais pu la saisir, car, par l’expression de son grand génie et de sa belle âme, cette beauté devenait presque surnaturelle ; toutefois, ce sculpteur éminent l’a interprétée mieux que tout autre, et a pu faire passer dans son marbre quelque rayon de cette ravissante beauté. Quant à un autre buste fait par Bertolini, ne le regardez même pas : c’est une honte pour l’artiste, homme de talent mais sans idéal. Vous savez ce que dit Shakspeare dans Hamlet :

     »… He was to this
     » Hyperion — to a satyr. »

    Le même cœur qui avait dicté ces lignes s’émut lorsque M. Trelawney publia récemment à Londres un livre sur lord Byron, où il prétend qu’ayant voulu revoir Byron mort et s’étant trouvé un moment seul dans sa chambre, il souleva le drap qui le cachait et découvrit :

    « Qu’il avait le buste d’Apollon, sur les jambes tordues du satyre. »

    La Revue des Deux-Mondes et la Presse parlèrent de ce livre, et c’est à cette occasion que celle qui avait connu lord Byron dans l’éclat de sa gloire, de sa jeunesse et de sa beauté, nous écrivit la lettre suivante, énergique et convaincante réfutation de l’invention fantastique de M. Trelawney :

    « … Que dire ? quels mots employer pour exprimer ce qu’on éprouve lorsqu’on lit des choses semblables, et surtout lorsqu’on voit la bonne foi et l’élévation d’âme accepter à regret, — mais accepter pourtant de pareils mensonges ? — Jamais, croyez-le bien, Dieu n’a prodigué et réuni sur une de ses créatures, un ensemble de dons comme sur lord Byron. Mais, hélas, jamais aussi les hommes ne se sont plus acharnés à disputer un à un ses dons ; ne pouvant pas monter jusqu’à lui, ils ont tâché de le faire descendre jusqu’à eux. Ils ne l’ont épargné que là où il était absolument inattaquable. Ne pouvant pas lui refuser son grand génie, obligés de reconnaître sa supériorité intellectuelle, ils se sont attaqués à son être moral. Forcés d’avouer que sa beauté était presque divine, ils ont inventé des fables pour faire croire qu’il y avait dans sa personne des défauts mystérieux qui le mettaient au-dessous de l’humanité. Ils ont trouvé dans ce bel exercice de leur esprit inventeur un aliment à leur vanité, et souvent à leur cupidité. Heureusement que ceux qui peuvent confondre ces turpitudes sont encore vivants, et ne manqueront pas de rétablir la vérité des faits.

    » Je connaissais l’absurde invention de M. Trelawney, qui, craignant peut-être d’être oublié, a voulu se rappeler une fois encore au monde par un odieux mensonge sur lord Byron, mensonge qui serait ridicule s’il n’était pas révoltant. J’étais en Angleterre lorsque ce bel ouvrage a paru, et je puis dire qu’il a indigné au plus haut degré le public. La renommée parfaitement méritée de M. Trelawney, proclame que pendant toute sa vie (qui n’a été qu’un tissu d’extravagances, pour parler avec charité), jamais il n’a pu dire une vérité.

    » Lord Byron, dont M. Trelawney n’a jamais été un ami, mais une simple connaissance de ses derniers jours en Italie, et qui l’avait invité à le rejoindre en Grèce parce que dans les circonstances de l’insurrection de la Grèce il pouvait être de quelque utilité, se moquait souvent de lui, sachant qu’il voulait réaliser en sa personne le type imaginaire de son Corsaire. — Cependant, disait lord Byron, Conrad faisait une chose de plus et une de moins que Trelawney, — il se lavait les mains et ne disait point de mensonges.

    » À bord du vaisseau qui l’emmenait en Grèce, il s’est souvent moqué des mensonges de Trelawney, et, après sa mort, ces plaisanteries ont été publiées. De là l’hostilité de Trelawney, qui a attendu la mort de Fletcher[* 1]pour satisfaire sa vengeance.

    « Mais il y a trop de raisons et trop de témoins contre lui pour qu’il puisse prouver son odieux mensonge. Si lord Byron fût né si mal conformé des jambes, comment aurait-on pu l’ignorer jusqu’à sa mort ? Quoique ange pour ses perfections, il n’était cependant pas tombé du ciel homme fait et habillé, ni arrivé inconnu des pays inconnus. Il avait eu des nourrices, des bonnes qui ont été interrogées ; qui ont dit tout ce qu’elles savaient de lui, et elles ont toujours déclaré que l’enfant n’avait qu’un de ses pieds mal conformé par une chute, un accident qui lui était arrivé après sa naissance. Il avait été traité par des médecins à Nottingham, à Londres, à Dulwich et toujours pour la seule fin de rétablir la forme de son pied et enfin après les soins du docteur Glenine, il était arrivé à se rétablir assez pour pouvoir se servir de chaussures ordinaires, L’enfant, tout joyeux, annonce l’heureux événement à sa bonne par une lettre qui a été conservée comme un témoignage de son bon cœur. Et, outre cela, n’a-t-il pas été au collège à Aberdeen, à Oulwich, à Harrow, jusqu’à son départ pour Cambridge ? Est-ce là, avec les enfants de son âge et de tout âge, vivant avec eux, menant en tout la vie des autres écoliers, qu’il aurait pu cacher son défaut avec des habillements extraordinaires ? Et ses compagnons d’étude dont la plupart sont encore vivants, pourquoi se seraient-ils tu sur ces défauts physiques de leur camarade, qui font tant d’impression sur l’enfance ? Auraient-ils attendu les révélations lâches si elles étaient vraies, odieuses étant fausses de M. Trelawney, pour dire que lord Byron avait non-seulement un pied défectueux par suite d’un accident, mais les jambes monstrueuses de naissance ? Et s’il avait eu cette difformité, est-il possible qu’il eût pu se distinguer parmi ses camarades et être supérieur aux autres pour tous les exercices d’adresse comme il l’était, et que plus tard il se fût encore distingué dans tous les exercices du corps, sans jamais trahir qu’un simple défaut de conformation dans un pied à peine sensible et ne lui ôtant ni grâce ni agilité ? N’a-t-il pas toujours monté à cheval avec une remarquable élégance ? Ne nageait-il pas mieux qu’aucun nageur de son temps ? Ne jouait-il pas avec aisance à tous les jeux de dextérité ? — On devrait encore ajouter, a-t-il donc toujours aimé platoniquement ? N’a-t-il pas été marié ? Et dans toutes ces différentes circonstances pouvait-il cacher des difformités pareilles à celles que lui prête M. Trelawney ? Ajoutons encore aux preuves matérielles que son corps a été embaumé par les docteurs Millingen, Bruno, Meyer, et que ces messieurs ont parlé de la parfaite conformation de lord Byron, à l’exception d’un pied.

    Il existe un charmant portrait de lord Byron enfant, peint par Finden, qui le représente debout et jouant de l’arc, et ses jambes dans ce portrait sont jolies et élégantes comme toute sa personne. Mais je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les preuves du mensonge de M. Trelawney. Quant à la mélancolie de lord Byron, elle a été pour le moins bien exagérée. Lord Byron était habituellement serein et gai dans les dernières années de sa vie. Lorsqu’il a souffert de quelques instants de mélancolie, ce n’était certes pas à cause d’une imperfection de son corps, pour la beauté duquel, comme pour toutes les autres qualités, qui faisaient de lui un être si privilégié, il ne pouvait que remercier le ciel, mais cette mélancolie provenait de son tempérament poétique, si sensible et si aimant ; de la perte d’amis et de personnes aimées ; de la perte aussi de quelques illusions de jeunesse, et plus tard de l’ingratitude, de la calomnie, de toutes les basses et hypocrites passions conjurées contre lui pour le punir de sa supériorité. On peut l’attribuer aussi à ce poids des grands problèmes de notre existence, qui pèse sur les grandes âmes plus que sur les esprits ordinaires.

    » Mais dans les dernières années de sa vie, lorsqu’un esprit de philosophie et des tendances plus religieuses qu’on ne croit, et qu’il ne s’avouait pas encore à lui-même eurent agi sur lui, son âme devint de plus en plus sereine, et tout le monde qui l’a vu alors s’accorde à dire qu’il était habituellement gai, enjoué, charmant. »

  6. Noire.
  7. Childe-Harold, quatrième chant.
  8. Lord Byron, Beppo.
  9. Dans presque tous les romans écrits à cette époque l’amour des héroïnes se dénouait dans un cloître.
  1. * Valet de chambre de lord Byron, qui ne l’a jamais quitté.