Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 218-228).

xvi


Un matin, comme je déjeunais avec Antonia, on m’annonça la visite de l’amant de la prima donna ; je m’empressai de le recevoir et je priai Antonia d’assister à notre entrevue : il se plaignit de mon oubli ; sa chère Stella s’étonnait de ne pas me voir, mais elle comprenait que je ne pouvais quitter la signora, ajouta-t-il en se tournant vers Antonia ; et si son amie avait osé, elle serait venue elle-même nous inviter tous les deux d’aller entendre chez elle un peu de musique.

Antonia répondit avec bonne grâce qu’elle serait très-empressée dans quelques jours de faire la connaissance de la grande cantatrice dont tout Venise parlait ; mais pour le moment elle ne pouvait perdre une minute.

L’amant de Stella, s’adressant alors à moi, m’apprit que le soir même, la pauvre danseuse à qui j’avais fait l’aumône débutait à la Fenice. — Elle était venue supplier humblement Stella de me déterminer à aller au théâtre.

— J’irai, répliquai-je.

Antonia me lança un regard sardonique.

— Ce n’est pas tout, reprit le Vénitien, Zéphira qui s’est montrée fort bonne créature à l’égard de votre protégée, donne, à l’issue du spectacle, une fête de nuit dans le palais du comte Luigi ; elle espère que vous y assisterez ; tout ce qu’il y a dans la ville de jeunes et riches oisifs sera là. Quant aux femmes, je ne vous promets pas des patriciennes ni des vertus : je dois même avouer que celles que vous rencontrerez me semblent une compagnie peu digne de ma chère Stella, mais des convenances de théâtre la forcent, vous le savez, à ménager Zéphira ; d’ailleurs on sera en masque et, on pourra, garder l’incognito. De sorte, poursuivit-il en s’adressant à Antonia, que si madame était tentée de vous accompagner, elle verrait, sans être connue, une de ces anciennes fêtes de Venise si rares désormais dans notre ville en deuil.

Je fus de l’avis de notre visiteur, et je pressai Antonia d’accepter cette distraction.

Le Vénitien ajouta, en riant, que par sa chère présence elle me garantirait de toute tentation.

Antonia repartit qu’elle me laissait parfaitement libre de me divertir avec ces dames ; qu’elle ne comprenait pas l’amour esclave ; qu’un sentiment aussi grand ne devait avoir sa force que dans la moralité de l’âme.

En prononçant cette docte maxime, elle se leva, salua l’amant de Stella et disparut.

— Elle est fort belle, me dit le Vénitien, mais elle a des yeux terribles.

Résolu à m’étourdir et à oublier cette femme impliable, je demandai à l’aimable jeune homme quel déguisement il comptait mettre pour cette fête ?

— Stella m’a fait faire, répondit-il, un costume de noble vénitien du seizième siècle ; et vous, quel habit choisirez-vous ?

— Un habit de chevalier de Malte.

— Fort bien ; c’est d’un bon augure, car vous tiendrez le vœu que cet habit impose, répliqua le Vénitien en riant.

Nous sortîmes ensemble ; nous passâmes d’abord chez un costumier, puis nous nous rendîmes chez la prima donna où je résolus de passer la fin de la journée à me laisser bercer par la musique et par la mansuétude que répandait autour d’eux l’amour de ces deux êtres heureux.

À peine étions-nous arrivés, qu’une voix aiguë appelant Stella nous annonça la visite de Zéphira. Je n’eus que le temps de me cacher derrière un rideau de porte en tapisserie.

— Eh bien ! viendra-t-il au théâtre ? viendra-t-il à ma fête ? s’écria la danseuse du fond de la galerie.

— Oui, bellissima, répondit la prima donna, il l’a promis à l’amico.

— Tiendra-t-il parole, ce fier invisible ? répliqua Zéphira.

— Sans aucun doute, dit le Vénitien, puisque nous sortons ensemble de chez le costumier.

— Ah ! bravissimo ! répondit la danseuse ; mais il fallait l’amener ici.

— Non, repartit Stella avec finesse, il faut qu’il te voie dans tout ton éclat. Tu t’agites trop depuis quelques jours ; tu pâlis et maigris : suis un conseil d’amie, va te baigner et faire la sieste jusqu’à ce soir ; les roses de ton teint reviendront et tu seras irrésistible.

— Suis-je donc si laide ? fit la danseuse en minaudant et en se plaçant devant une glace ; tu as raison, j’ai l’air d’un spectre, et mieux vaut que le signor Francese ne me voie pas ainsi.

Je la regardai en soulevant un peu le rideau qui me cachait à l’autre bout de la galerie ; elle me parut pâle et flétrie, et sa mante de taffetas noir, en s’entr’ouvrant, me laissa voir sa maigreur.

— Tu es une amie sincère, dit-elle à Stella en l’embrassant ; adieu, je vais dormir jusqu’à la nuit.

Quelques minutes après, nous entendions le bruit des rames de la gondole qui l’emportait.

— Nous voilà libres, s’écria la prima donna en se mettant au piano ; et, tandis que son amant et moi fumions des cigarettes, elle nous chanta tour à tour les airs les plus dramatiques de ses rôles, puis quelques piquantes barcarolles vénitiennes. Elle fut lasse de chanter avant que nous fussions las de l’entendre.

Sur son ordre, un domestique, plaça devant elle une grande corbeille d’osier pleine des plus belles fleurs. La galerie en fut embaumée. Stella, de sa main d’artiste, groupa en bouquets et tressa en couronne les roses, les œillets, les jasmins d’Espagne, les myrtes et les fleurs de grenades.

Je devinais son dessein et je souriais de sa bonté.

— Vous voulez donc rendre cette enfant folle de joie ? lui dis-je.

— Songez, répliqua-t-elle, que ce sera peut-être l’unique fête de sa vie. Demain on peut la siffler ; il faut donc que ses amis lui donnent un grand bonheur ce soir, dont le souvenir la soutiendra plus tard.

Quand elle eut fini son travail embaumé, Stella nous quitta quelques minutes pour faire sa toilette. Elle portait presque toujours des robes flottantes qui seyaient à ravir à sa taille de statue grecque. Ce jour-là, elle mit une robe de mousseline des Indes, assujettie aux épaules par des camées antiques. Trois cercles d’or resserraient vers la nuque, comme des bandelettes, les tresses et les boucles de ses cheveux noirs. Son amant la regardait radieux ; et moi, calme mais charmé en face de cette belle créature si parfaite, je me disais :

— C’est une muse qui s’ignore, une intelligence qui se manifeste sans orgueil ; inspirée et superbe avec tranquillité.

La gondole qui nous conduisit au théâtre emporta la cargaison de fleurs destinée à la petite Africaine.

Nous trouvâmes Zéphira déjà installée dans la loge de la prima donna. Elle était si éblouissante de joyaux, qu’elle rayonnait à l’égal des lustres qui éclairaient la salle à giorno. Sa poitrine et sa gorge, un peu maigres, se dissimulaient sous un large collier byzantin en diamants, émeraudes et rubis ; sur sa tête c’était toute une résille des mêmes pierreries, où se jouaient gracieusement ses cheveux ; sa tunique de gaze d’argent, parsemée de renoncules rouges, était le point de mire de tous les spectateurs ; le fard aidant, sa piquante beauté était ce soir-là fort attrayante.

Stella la complimenta sur sa toilette.

— Et vous, vous ne me dites rien, fit-elle en me tendant la main et en secouant la mienne en cadence.

— On ne parle pas aux astres ni aux déesses, répondis-je, on reste ébloui, anéanti ; c’est ce qui arrive aux Hindous dans leurs pagodes, lorsqu’on découvre à leurs yeux les images en or et en pierreries des incarnations de leurs dieux.

— Je vois bien, reprit-elle, que vous vous moquez de moi et que vous me trouvez trop parée ; soyez tranquille, cette nuit, pour la fête, j’aurai un tout autre costume.

L’orchestre préluda ; l’air du carnaval de Venise se fit entendre et bientôt l’attention de la salle entière se détourna de Zéphira pour se porter sur la scène. La toile s’était levée ; le théâtre représentait une cour moresque aux galeries en arcades, avec des vasques de marbre blanc où tombaient sur l’eau les fleurs des orangers et où se miraient les lauriers-roses. Le directeur de la Fenice en impresario consommé, avait fait composer un ballet pour les débuts de Mlle Négra, une perle enfouie dans les impasses de Venise et découverte un beau jour par un poëte français qui l’avait mise en lumière. C’était en ces termes que les journaux de la ville et les affiches du théâtre annonçaient depuis huit jours la petite Africaine, m’associant à sa gloire présumée, mais sans me nommer, grâce au ciel.

Le ballet destiné à servir de cadre à la grâce de Négra n’avait pas coûté de grands frais d’imagination à son auteur. C’était toujours la vieille histoire d’un pacha blasé, voulant repeupler son harem et faisant défiler une à une devant lui les femmes qu’un marchand d’esclaves lui amenait. Quand la toile se leva, le gros pacha était assis sur des coussins, fumant sa longue pipe d’ambre et regardant à travers la fumée du tabac embaumé les beautés qui se trémoussaient pour lui plaire. Il fit une moue dédaigneuse aux quatre premières danseuses, qui se balancèrent, s’arrondirent et pirouettèrent en le regardant. Mais tout à coup Négra parut, elle glissa devant le pacha sans s’arrêter et comme épouvantée de sa corpulence. Ce fut elle qui, d’un geste de mépris, eut l’air de lui dire : Je m’appartiens ! Cette pantomime, qui n’était pourtant pas dans l’esprit du ballet, fut accueillie par de vifs applaudissements. Il est vrai que Négra était d’une beauté si étrange, si nouvelle, qu’elle s’emparait des sens comme par magie. C’était comme ces vins rares du midi, rayons liquides du soleil, qui montent à la tête dès le premier coup. Je n’avais pas pressenti que la petite danseuse des rues pût jamais m’apparaître ainsi. Elle était vêtue d’une première tunique rouge brodée de pierreries sur laquelle retombait une seconde tunique plus courte, fauve et tigrée d’or, dont le corsage adhérait à sa taille fine. Ses seins se soulevaient à demi, agitant trois rangs de sequins qui bordaient sa robe ; ses petits bras d’un modelé parfait avaient autour des poignets deux serpents d’or aux yeux de rubis. Je n’ai jamais vu de mains plus mignonnes, aux doigts plus minces et mieux ciselés. Son cou avait des ondulations de cou de flamant ; sa peau brune empruntait à l’éclat du lustre la teinte du plumage de cet oiseau et aussi le ton empourpré et poli des beaux coquillages roses ; c’était surtout ses jambes nues, ceintes de cerclés d’or et éclairées par la lumière de la rampe, qui faisaient songer à cette double comparaison. Mais on oubliait presque la morbidezza du corps en regardant la tête expressive où rayonnaient ses yeux flamboyants ; ses cheveux noirs rejetés en arrière étaient constellés de sultanis d’or reliés sur le front par une grosse opale. Elle dansa et parut se transfigurer dans un pas précipité et fougueux qui força la musique de l’orchestre à accélérer ses mesures : sa tête alors lança des éclairs ; les yeux, les dents, les narines mouvantes, semblaient s’irradier autour d’elle ; tout était en harmonie dans sa danse ; la flamme du regard courait dans sa taille frémissante, dans ses pieds qui vibraient sur l’orteil, dans ses bras tendus vers la volupté. Sa danse donnait le vertige, c’était quelque chose de non appris, d’inspiré par le sang.

Comme tous les spectateurs, je subissais la contagion de passion qui se dégageait d’elle. Il est vrai qu’elle m’enveloppait de son regard, m’appelait du sourire et semblait m’étreindre à travers l’espace. Dès son entrée en scène, ses yeux s’arrêtèrent sur moi et ne me quittèrent plus ; je me sentais attiré, emporté dans ses bras, pressé contre son cœur ; j’étais à coup sûr le maître de cette femme, le sultan préféré qu’elle voulait fasciner ; elle savait me vaincre à force de volonté et d’amour ; je ne m’appartenais plus et je tourbillonnais avec elle, enlaçant, enlacé, suivant l’expression de Goethe.

Les danses les plus brûlantes auraient paru glacées auprès de cette danse africaine. Ce n’était pas la lascivité, mais l’ardeur ; au lieu des tressaillements du plaisir et de la gaieté, c’était la frénésie indomptée et sombre, l’ivresse qui tue. Cette danse incandescente était à la danse italienne et espagnole ce qu’est Didon à une matrone romaine et Othello à Gonzalve de Cordoue. On devinait une de ces filles du Sahara, qui prouvent leur amour en faisant éteindre des charbons ardents sur leur chair. À chaque mouvement, à chaque geste se détachait d’elle un fluide ambiant qui remplissait la salle ; les spectateurs semblaient possédés de l’ardent démon qui frémissait dans ce jeune corps ; c’étaient des cris, des transports, des baisers lancés dans l’air, des mots hardis qu’on ne se dit que tout bas. Les fleurs tombaient en pluie aux pieds de Négra qui, sans rien voir, continuait à danser son rêve, si je puis m’exprimer ainsi ; tout à coup partageant l’ivresse commune, je fis comme la foule, je l’acclamai par son nom, je m’emparai des couronnes et des bouquets préparés par Stella et les lui lançai un à un ; le premier bouquet frappa contre son cœur ; elle l’y étreignit, le baisa et, par un mouvement plein de grâce, y reposa sa joue comme un enfant qui s’endort sur un oreiller. Ce geste fut applaudi par toute la salle ; les fleurs amoncelées autour d’elle l’ensevelissaient comme un poétique linceul. D’abord elle les écarta avec ses petits pieds, en dansant toujours ; mais insensiblement, comme prise de lassitude ou cédant à quelque extase de volupté, elle réunit en cadence, et en décrivant des pas aériens, tous ces bouquets épars, s’en fit un lit et s’y étendit avec grâce, la tête tournée vers moi. La toile tomba sur ce tableau.

Dans le libretto, elle devait se coucher ainsi aux pieds du pacha, mais ce comparse oublié s’était endormi en réalité sur ses coussins.

Les admirateurs passionnés, que la danse de Négra venait de lui susciter, accoururent dans les coulisses pour la féliciter ; je m’y rendis suivi de Stella, de son amant et de Zéphira, dont la rage étranglait la voix ; elle me poignardait de ses yeux aigus, et parfois son poing serré se levait pour me menacer.

Nous trouvâmes Négra à moitié évanouie dans un fauteuil ; le gros marchand arabe, dont elle m’avait parlé, lui faisait de l’air avec un éventail en plumes de paon, tout en répétant à l’impresario :

— Signor, ma fortune est faite.

Il se recula servilement en nous voyant entrer.

Négra, soit qu’elle m’eût pressenti, soit qu’elle m’eût aperçu, revint aussitôt à la vie ; elle se précipita à mes pieds, s’empara de mes mains et les baisa en répétant devant tous :

— Voilà mon bienfaiteur !

— Mais, pauvre fille, lui dis-je, je n’ai rien fait pour toi ; et voyant que la fureur de Zéphira allait éclater, j’eus la pensée d’ajouter en la désignant : C’est madame qu’il faut remercier.

Alors, avec une câlinerie charmante, elle s’inclina devant la danseuse détrônée, et lui exprima sa reconnaissance en termes si vifs et si doux, que Zéphira, vaincue, fut contrainte à la bonté. À tantôt, dit-elle à Négra, je t’attends à ma fête, et prenant mon bras, elle m’entraîna loin de ces yeux profonds qui me poursuivaient.

Stella et son amant marchaient près de nous et songeaient à me délivrer. Ils me rappelèrent qu’il était temps d’aller revêtir mon déguisement, et ils emmenèrent Zéphira dans leur gondole.