Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 229-248).

xvii


Le comte Luigi, l’amant en titre de Zéphira, habitait un des plus beaux palais donnant sur le Grand Canal. Vers une heure du matin, toutes les fenêtres de cette demeure patricienne brillèrent d’une clarté vive qui fit ressortir dans l’ombre les sculptures de sa façade. Des laquais en livrée, tenant des torches et des flambeaux, s’échelonnaient en deux rangs, depuis le seuil de la porte jusqu’au haut de l’escalier. Les flots paisibles et noirs de la lagune réfléchissaient et doublaient ce palais lumineux. Mais bientôt le va-et-vient des gondoles, qui amenaient les invités, troubla ce miroir tranquille, et ce fut durant une heure un mouvement, un bruit de rames et de voix rappelant les fêtes de la Venise des anciens jours. On voyait s’engouffrer dans l’escalier, qui se dessinait comme une échelle de feu, une cohue soyeuse, dont on ne distinguait que les têtes couvertes de plumes, de fleurs, de pierreries ou de coiffures étranges ; tous les visages portaient des masques identiques en velours noir ; toutes les tailles se confondaient sous l’ampleur des dominos qui cachaient les riches costumes historiques ou de fantaisie. À mesure que la foule parvint dans les salons et les galeries, plusieurs des conviés rejetèrent comme inutile le domino qui les enveloppait, et soulevèrent leur masque pour se faire reconnaître ; les femmes surtout se plaisaient à montrer leurs splendides ou gracieux costumes, et ce fut bientôt un coup d’œil magique que celui de ce palais monumental, fourmillant des habits de tous les temps. Les figures des fresques des grands maîtres semblaient attentives ; on eût dit qu’elles regardaient passer la fête. C’était un défilé de juifs couverts de dalmatiques ; des Grecs et des Turcs resplendissants de broderies et de cachemires ; puis venaient d’anciens Romains, des bohémiens, des Hindous, des chevaliers du moyen âge, armés de toutes pièces, des marquis poudrés et des marquises Pompadour, des Mexicaines en tuniques de plumes, des déesses de l’Olympe, des Tyroliennes, des arlequins, des pulcinelle ; tous les costumes permis revêtus à l’envi dans leur innombrable diversité. Je dis permis, car la police autrichienne défendait expressément de porter aucun déguisement religieux. Aussi fûmes-nous très-surpris de voir le comte Luigi, qui avait quitté son masque pour nous recevoir, couvert d’une robe de camaldule.

— Ce travestissement pourrait bien vous coûter quinze jours de prison, lui dit le consul français venu un moment pour voir la fête.

C’est une fantaisie de cette folle de Zéphira, répliqua le comte, elle prétend qu’elle a obtenu la permission de la police et que nous ne courons aucun risque ; tenez la voilà qui vient à nous, habillée en religieuse.

En effet, la danseuse s’approchait vêtue d’une robe d’abbesse ; un chapelet en perles noires de Venise serrait ce vêtement large autour de sa taille fine ; une grande croix en bois de rose à christ d’or et une tête de mort en émail noir et diamants se jouaient sur sa hanche gauche. Son voile en crêpe blanc était fixé en plis carrés et réguliers sur sa tête par une couronne de roses blanches. L’éclat de ses yeux semblait plus vif sous le bandeau monacal, et sa mine évaporée formait un provoquant contraste avec cet habit pudique.

L’amant de Stella qui se trouvait dans le groupe dont je faisais partie, ainsi que le consul, nous dit à voix basse à tous deux :

— Zéphira porte un autre déguisement sous sa robe de religieuse qu’elle n’a choisie, j’en suis sûr, que pour déterminer Luigi à mettre une robe de moine. Elle médite de lui jouer quelque vilain tour.

— J’y veillerai, répliqua le consul, et je vous promets bien que si le comte Luigi est puni pour son travestissement, Zéphira le suivra en prison.

Je ne sais si la dame s’aperçut que nous parlions d’elle, mais elle accourut vers nous riante et folâtre, et enlaçant son bras au mien, elle me dit :

— Parcourons la fête.

Je me laissai conduire dans le premier salon où les danses commençaient à se former aux sons des orchestres invisibles répandus dans tout le palais. Bientôt elle voulut m’entraîner dans une petite galerie déserte éclairée de lueurs douteuses.

Carissimo, me dit-elle, venez voir l’effet de la serre illuminée sur un canal sombre.

— Pas encore, lui dis-je, après souper peut-être.

J’aperçus, comme nous parlions de la sorte, vers le milieu du passage où nous étions, une femme masquée debout devant une glace de Venise. Je fus d’autant plus frappé de cette apparition qu’elle semblait tout à coup animer devant moi la Vénus couronnée de Pâris Bordone, un des tableaux que j’avais le plus admiré à Venise. Plus j’approchais, et plus je reconnaissais dans tous ses détails le costume dont l’élève du Titien a revêtu sa Vénus, qui n’est comme on sait que le portrait d’une grande dame Vénitienne : « les cheveux, noués sur le front et entremêlés de perles, tombaient sur les bras et sur les épaules en longues mèches ondoyantes. Un collier de perles, fixé au milieu de la poitrine par un fermoir d’or, suivait et dessinait les parfaits contours du sein nu. La robe en taffetas changeant bleue et rose était relevée sur le genou par une agrafe de rubis, laissant à découvert une jambe polie comme le marbre. Les bras étaient entourés de riches bracelets et les pieds chaussés de mules écarlates lacées d’or. »

Tel était ce costume si bien décrit par un poëte contemporain. Je me demandai quelle pouvait être cette femme qui paraissait avoir choisi pour me plaire l’habillement de cette Vénus de Bordone, que j’avais si souvent regardée avec amour. Cependant elle restait immobile, son visage masqué tourné de mon côté. Tout à coup s’apercevant que Zéphira me suivait, elle se mit à courir et disparut dans le fond de l’étroite galerie. Je me précipitai sur ses pas, mais je ne pus l’atteindre. J’arrivai en la poursuivant en vain dans un salon où un jeune marquis milanais, déguisé en Ludovic Sforce, était seul à une table de jeu ; il me proposa d’être son partenaire et je m’assis machinalement pour prendre haleine. Je jouai d’abord avec distraction, j’étais préoccupé de cette figure de femme qui venait de m’apparaître ; qui donc était-elle ? Négra ? c’était impossible ; comment cette inculte et pauvre Africaine aurait-elle songé à ce costume historique ? puis cette femme m’avait paru plus grande que la danseuse dont l’image me poursuivait depuis son triomphe de la Fenice. Elle avait jeté dans mes sens une fièvre inusitée et, je dois l’avouer, un désir tenace de la revoir. Insensiblement le jeu calma l’agitation de mon sang ou plutôt en changea l’objet. Je jouais avec un bonheur persistant qui irritait le marquis milanais et le poussait à doubler son enjeu ; je me sentais aiguillonné par la soif du gain, passion qui m’était inconnue et dont je me croyais incapable. L’or s’amoncelait près de moi, mais comme je commençais une partie nouvelle, un frémissement de robe me fit lever la tête, et je vis au-dessus de l’épaule de mon partenaire la Vénus de Pâris Bordone ; elle se tenait immobile, me regardant de ses yeux brillants à travers le masque ; je me mis à la considérer et je ne jouai plus qu’avec distraction. À la cambrure souple de la taille, je me disais : C’est Négra ; cependant les épaules, le cou et les bras étaient d’un blanc de lis et Négra était brune et cuivrée ; elle me semblait aussi bien moins grande ; il est vrai qu’en me penchant un peu, je découvris que mon apparition portait de hauts talons à ses mules. En examinant la chevelure, je m’aperçus que les boucles flottantes étaient les unes blondes et les autres noires. Je remarquai le même mélange dans les petits anneaux qui se jouaient sur la nuque. Quel art n’avait-il pas fallu pour amalgamer ainsi ces deux chevelures où s’égarait mon examen !

Ma curiosité redoublait par ce mystère même. J’avais perdu cette partie ; une femme masquée vint frapper sur l’épaule du Milanais et lui parler à l’oreille ; il lui répondit :

— Je vous suis.

Je pus donc me lever sans inconvenance ; d’une main, je ramassai sur la table l’or qui m’appartenait, et de l’autre, je saisis le bras de ma Vénus. Je la sentis frémir et vibrer pour ainsi dire comme une corde de harpe ; j’avais remis mon masque. En ce moment, l’orchestre d’une salle voisine fit entendre une valse précipitée qui devint bientôt frénétique sous l’élan des danseurs ; j’enlaçai la femme tremblante qui s’abandonnait à moi, et je l’emportai dans le tourbillon.

— Qui es-tu ? murmurai-je, dans le vol de notre course effarée.

— Seigneur, je suis votre esclave,

— Oh ! c’est donc toi.

J’avais reconnu la voix de Négra.

— Mais comment as-tu deviné, pauvre fille, que ce costume de Vénus me plairait ?

— Un jour, seigneur, j’ai osé vous suivre et je vous ai surpris en extase devant le tableau de la Vénus. Depuis ce jour, j’ai pensé : Je veux ressembler à cette femme.

— Et cette blancheur de ton teint, et ce mélange de ta chevelure ?…

— Ma mère a été servante au sérail de Constantinople, et m’a appris tous les secrets de la beauté des sultanes.

Tandis que nous échangions ces paroles presque lèvres contre lèvres, je la sentais tourner dans mes bras comme si un souffle nous emportait ; elle m’entraînait invinciblement dans les cercles décrits par l’agilité nerveuse de ses petits pieds.

Peu à peu elle m’avait fait sortir du salon de danse ; l’orchestre plus lointain nous guidait toujours ; nous nous trouvions dans une galerie moins éclairée et presque déserte. Je ne me rendais pas compte de ce changement de lieu ; il me semblait que c’étaient mes yeux qui se troublaient, et que mon sang, affluant vers mes oreilles, m’empêchait d’entendre la musique ; je ne m’appartenais plus ; à mon tour, je tremblais et je frissonnais dans les bras de Négra. Elle me fit asseoir sur un divan.

Tout à coup je me sentis prendre la main ; je regardai devant moi, et je vis dans sa robe de camaldule le comte Luigi démasqué, qui me dit en riant :

— Voulez-vous, beau chevalier de Malte, donner le bras à madame, et passer dans la galerie où le souper est servi.

— De tout mon cœur, répondis-je, et je suivis le comte en tenant à mon bras la pauvre Négra éperdue de bonheur.

À la porte de la galerie où nous conduisait le comte Luigi, nous trouvâmes Zéphira ; elle avait quitté son masque et rejeté son voile de nonne ; une couronne de bacchante, en pampre et raisin d’or, avait remplacé la couronne de roses blanches. Sa robe flottante, en s’entr’ouvrant, laissait voir un fantastique costume d’Érigone qui se composait d’une courte tunique en peau de tigre serrée aux flancs par une haute ceinture d’or damasquiné ; la gorge nue était voilée d’un bizarre et volumineux collier composé de petits thyrses d’or.

En m’apercevant avec Négra, elle bondit vers moi :

— Oh ! vous l’avez donc suivie et retrouvée, cette dame mystérieuse, s’écria-t-elle ; puis saisissant le bras de Négra, elle ajouta :

— Apprenez, ma charmante, qu’on ne s’assied point à table sans quitter son masque, et déjà sa main touchait le visage de la tremblante Africaine.

— Arrière ! dis-je à Zéphira avec colère.

Mais l’humble Négra, s’inclinant devant celle qu’elle appelait sa maîtresse, quitta son masque et lui dit d’une voix douce :

— C’est moi, madame, votre servante soumise.

— C’est elle ! c’est elle ! répéta-t-on aussitôt de toutes parts ; c’est la grande danseuse de la Fenice !

Plusieurs des invités l’avaient reconnue, et se mirent à l’applaudir comme au théâtre. Négra, confuse, n’osait approcher ; elle restait courbée devant Zéphira. Le comte Luigi, soit pour donner une leçon à sa maîtresse, soit qu’il cédât à un caprice qui lui traversait le cœur, tendit galamment la main à la pauvre Africaine, et la fit placer à table à sa droite, en m’engageant à m’asseoir près d’elle de l’autre côté. Pour conjurer l’orage que je voyais courir dans les yeux de Zéphira, je lui avais audacieusement offert mon bras.

— Je ne vous quitte plus, me dit-elle en enfonçant ses ongles dans ma main dégantée, et si vous regardez cette femme, je vous poignarde.

J’éclatai de rire et m’assis sur la chaise que me désignait le comte Luigi. Zéphira se plaça près de moi, et c’est ainsi que je soupai entre les deux danseuses. D’un côté la flamme souterraine d’un volcan, de l’autre le jet pétillant et criard d’un feu d’artifice. Zéphira remplissait mon verre sans désemparer, et me provoquait de son pied qu’elle enlaçait au mien sous la table. Négra m’enveloppait du rayon de ses yeux profonds, pleins de tristesse et d’amour, indifférente aux galanteries du signor Luigi.

Les orchestres du bal continuaient à jouer des symphonies ; les vins pétillaient dans les cristaux, les mets fumaient dans les plats d’argent, les fleurs vertigineuses et les fruits parfumés répandaient leurs arômes dans les corbeilles ciselées des surtouts. La galerie retentissait d’une longue rumeur de propos joyeux, de mots provoquants, et de paroles d’amour prononcées dans cette suave langue italienne, « doux idiome bâtard du latin, a dit Byron, qui coule des lèvres d’une femme comme des baisers, et résonne comme si on l’écrivait sur du satin ; dans les syllabes de cette langue semble courir l’haleine de l’heureux climat du midi[1]. »

Qui donc eût résisté à l’atmosphère énervante qui nous enveloppait ? Nous étions tous, hommes et femmes, ivres ou enivrés ; les nymphes et les faunes peints sur le plafond dans des postures lascives semblaient se mouvoir pour venir à nous.

Au dessert, Zéphira fit donner le signal à tous les orchestres qui jouèrent à la fois une valse étourdissante.

— À moi, me dit-elle d’une voix impérieuse et m’enlaçant étroitement, elle m’entraîna dans la danse véloce ; elle avait tout à fait rejeté sa robe de nonne ; je me sentais pressé contre sa gorge nue et contre la peau de tigre de sa tunique qui parfois bondissait jusqu’à mon visage. Mon cerveau était en délire, je ne savais plus si c’était Zéphira ou Négra qui m’emportait ; les mille tournoiements de la valse nous avaient conduits jusqu’à une serre qu’éclairait à peine une lumière voilée ; éperdus, haletants, nous allâmes nous affaisser sur une ottomane qu’abritaient des arbustes en fleurs.

— Pas ici, me dit Zéphira, mais dans un boudoir mystérieux, où personne ne nous suivra ; et, prenant ma main, elle me conduisit vers une porte s’ouvrant sur un escalier qui menait à une terrasse. La bouffée d’air froid qui monta vers nous dissipa mon ivresse ; je reconnus Zéphira.

— Mais le comte Luigi est le maître de céans, lui dis-je, il connaît tous les détours du palais, il peut nous découvrir.

Elle me répondit en éclatant de rire :

— Le comte Luigi est, à l’heure qu’il est, conduit en prison pour avoir revêtu dans un bal un habit de moine. Nous aurons donc, carissimo, quinze jours de liberté et de plaisir ; et elle s’efforçait de me faire descendre.

Je fus pris de je ne sais quel dégoût invincible, je la poussai sur les marches de l’escalier, et je rejetai sur elle la porte qui se refermait du côté de la serre. Je tournai la clef à double tour sans souci de ses cris qui se perdirent dans le bruit de l’orchestre. Comme je passais de la serre dans un cabinet moresque, représentant une des chambres de l’Alhambra, je vis là debout sur un grand coussin rond qui lui servait de piédestal ma Vénus de Pâris Bordone, qui me tendait amoureusement ses bras.

— Viens ! viens ! me disait-elle ; ses yeux magnétiques m’attiraient, son souffle courait sur mon visage. Merci, murmura-t-elle plus bas, de l’avoir quittée ; viens ! viens ! c’est moi qui te veux ! Je me sentis presser sur son cœur qui battait comme une vague ; elle m’étreignit avec tous les emportements de la passion ; c’était sa danse devenue amour. Je n’eus pas conscience de la réalité, et je fus heureux dans un rêve.

La chambre où nous étions était obscure, une seule lampe suspendue y jetait sa lueur. Comme je lui rendais ses caresses, une raie soudaine de lumière se projeta sur nous et éclaira son visage. Elle ouvrit ses grands yeux ; je poussai un cri ; son regard venait de me rappeler celui d’Antonia. Au même instant, un domino noir qui tenait un flambeau passa près de nous, en riant sardoniquement. Était-ce Zéphira ? Non, non, la voix de la danseuse n’avait point ce timbre grave ; cette voix, je crus la reconnaître, elle m’apportait comme un écho de celle d’Antonia !

Je m’arrachai des bras de l’Africaine, je la repoussai avec rage, je détachai violemment ses mains qui se cramponnaient à mes habits, et lui jetant tout l’or que j’avais dans mes poches, je lui criai :

— Va-t’en de Venise et que je ne te revoie jamais !

Cependant, le domino fuyait dans une galerie voisine ; je me mis à sa poursuite, mais sans pouvoir l’atteindre ; je le vis descendre le grand escalier du palais et monter dans une gondole qui disparut bientôt à mes yeux.

Stella et son amant qui quittaient la fête m’aperçurent en ce moment.

— Où courez-vous de la sorte, tête nue et sans domino, me dit la prima donna, entrez dans notre gondole et nous vous reconduirons.

Quand je fus assis près d’eux à l’abri des stores fermés, je courbai ma tête sur mes genoux et me pris à pleurer.

— Qu’avez-vous ? s’écria Stella effrayée.

Je saisis sa main, et la joignant à celle de son amant :

— Vous qui vous aimez, leur dis-je, ne vous quittez jamais ! ne vous faites pas souffrir l’un l’autre ; mieux vaut la mort.

Ils n’osèrent me questionner, et dans leur bonté ils restèrent silencieux devant mon chagrin.

Cependant l’aube naissante projetait des lignes blanches à travers la noire teinture de la gondole.

Je dis tout à coup à mes amis :

— Où voulez-vous me conduire ?

— Mais, chez vous, si vous le désirez, repartit le Vénitien.

— Non, non, pas encore, plus tard, donnez-moi pour quelques heures asile dans votre maison.

— De grand cœur, répliqua Stella, vous souffrez, votre pâleur effrayerait votre amie ! Venez d’abord vous reposer chez nous.

Leur maison était située sur le quai des Esclavons, près du palais qu’habita Pétrarque ; quand nous y arrivâmes, le jour commençait à se lever, mais Venise dormait encore. Mes amis me conduisirent dans une chambre et me supplièrent de me coucher. Je le leur promis ; mais, à peine seul, j’allai m’accouder au balcon de la fenêtre ouverte. J’y restai longtemps immobile, anéanti, regardant les brouillards se jouer sur la lagune déserte et couvrir d’un rideau les palais silencieux je pensais à ce réveil de Venise si fidèlement décrit par un de nos grands poètes. « Le vent ridait à peine l’eau ; quelques voiles paraissaient au loin du côté de l’usine, apportant à l’ancienne reine des mers les provisions de la journée. Seul au sommet de la ville endormie, l’ange du campanile de Saint-Marc sortait brillant du crépuscule, et les premiers rayons du soleil étincelaient sur ses ailes dorées.

Cependant les innombrables églises de Venise sonnaient l’angelus à grand bruit ; les pigeons, comme au temps de la république, avertis par le son des cloches, dont ils savent compter les coups avec un merveilleux instinct, traversaient par bandes, à tire-d’aile, la rive des Esclavons, pour aller chercher sur la grande place le grain qu’on y répand régulièrement pour eux à cette heure. Les brouillards s’élevaient peu à peu ; le soleil parut ; quelques pêcheurs secouèrent leurs manteaux et se mirent à nettoyer leurs barques. L’un d’eux entonna, d’une voix claire et pure, un couplet d’un air national. Du fond d’un bâtiment de commerce une voix de basse leur répondit ; une autre, plus éloignée, se joignit au refrain du second couplet ; bientôt le chœur fut organisé : chacun faisait sa partie tout en travaillant et une belle chanson nationale salua la clarté du jour. »

La fraîcheur du matin apaisait la fièvre de mon sang. Le bruit prolongé des cloches, le mouvement croissant de la ville et le chant des travailleurs m’arrachèrent à l’obsession d’une nuit de délire : j’en secouai le souvenir comme celui d’un songe impossible.

Et moi aussi j’avais ma tâche à accomplir : le travail m’attendait ; Antonia me donnait l’exemple du courage et du renoncement ; pourquoi ne l’avais-je pas imitée ? Elle avait raison : la règle est salutaire ; la discipline est indispensable à l’homme, toujours ondoyant et divers, suivant l’expression de Montaigne.

Me sentant dans l’esprit une vigueur nouvelle, résolu de tout réparer et de reconquérir celle que j’aimais, je me hâtai de quitter la maison de mes amis ; je leur laissai quelques lignes au crayon, les priant de ne pas chercher à me revoir avant huit jours.

J’avais soif d’une réclusion absolue avec Antonia ; autant j’avais poursuivi l’agitation, autant je souhaitais maintenant le repos auprès d’elle.

Je rentrai furtivement. Quoiqu’il fît grand jour, Antonia dormait encore. Elle resta couchée beaucoup plus tard qu’à l’ordinaire. Moi, je ne tentai pas même de reposer. J’écrivis tout d’un trait l’acte le plus ému d’un de mes drames italiens. Je ne quittai la plume que lorsque je crus ouïr un léger bruit dans la chambre d’Antonia. Alors j’écoutai et j’attendis plein d’anxiété. Je compris qu’elle s’habillait. Je devinais ses gestes, ses mouvements, à travers la cloison ; enfin la porte de sa chambre, qui donnait sur le couloir, s’ouvrit, et je l’entendis donner quelques ordres à la servante. Je crus qu’elle allait entrer chez moi. Ses pas se rapprochèrent ; mais, comme si une irrésolution l’eût arrêtée, elle me cria sans paraître :

— Albert, viens donc déjeuner.

— Je travaille, répondis-je, espérant qu’elle entrerait.

Elle ne répliqua rien : j’attendis encore quelques instants, et tout à coup elle poussa la porte de communication et m’apparut souriante.

— Comme j’ai dormi longtemps ce matin ! me dit-elle ; désormais c’est moi qui suis la paresseuse et toi le travailleur.

— Je suis la folie et toi la sagesse, répondis-je ; tu vas d’un pas ferme et régulier ; moi je cours, je chancelle et je tombe, et je finirai par m’engloutir.

— Est-ce une tirade de ton drame que tu me récites là ? répliqua-t-elle ; mon pauvre Albert ! quitte la plume et allons déjeuner, car tes fatigues de la nuit ont dû t’épuiser.

Je n’osais la regarder en face ; elle ne me questionnait pas, mais je pensais qu’elle me devinait. Son calme apparent me faisait songer à ces terrains minés qui renferment des abîmes ; je me figurais qu’elle souffrait et me méprisait peut-être, et que sa douceur pouvait bien cacher quelque vengeance.

— Te voilà sombre comme un remords ou comme un cachot des Puits, me dit-elle ; allons, Albert, un peu de gaieté, demain mon manuscrit part pour la France et nous recommencerons à vivre.

— Oh ! combien je vais t’aimer ! lui dis-]e en lui tendant convulsivement les bras.

Elle me regarda avec étonnement : ses yeux me firent l’effet de deux lames froides qui m’auraient traversé le cœur, et, comme si c’était le sang qui s’en échappait mes larmes inondèrent mon visage.

— Qu’as-tu donc à pleurer ? me dit-elle ; il faut absolument que tu ailles dormir, car tes nerfs sont malades.

Je la regardai avec amour : je la trouvai belle, fraîche et sereine ; j’aurais voulu qu’elle me berçât sur son cœur.

Elle reprit son ton d’affection maternelle, m’empêcha de boire du café, me reconduisit dans ma chambre, ferma les rideaux de la fenêtre et m’obligea de me mettre au lit. Je me laissai faire comme un enfant ; mes larmes m’avaient calmé et je tombais de lassitude. Quand elle vit mes yeux s’appesantir, elle s’éloigna sur la pointe des pieds. Je dormis bientôt d’un lourd sommeil plein de cauchemars ; je ne m’éveillai qu’à la nuit. J’appelai ; Antonia ne me répondit pas. La servante vint m’avertir que madame était sortie pour se promener ; elle n’avait pas voulu m’éveiller. Je sentis d’abord comme une grande terreur : m’aurait-elle quitté ? serait-elle partie ? Je courus dans sa chambre et je fus rassuré en y trouvant tout ce qui lui appartenait : son manuscrit, dont elle venait d’écrire les dernières pages, était ouvert sur sa table ; une lettre à son éditeur était placée à côté.

Une autre idée me vint. Elle aussi, pensais-je, a voulu se distraire, et je fus pris d’une jalousie subite. Je me disposais à m’habiller, à sortir, à courir après elle, quand je l’entendis monter l’escalier en chantant.

— Je viens de faire l’écolier en vacances, me dit-elle ; j’étais avide de liberté, d’air, d’excursion en pleine mer, et comme tu dormais je suis allée seule.

— Ne veux-tu pas que nous ressortions ensemble ? lui dis-je.

— Oh ! de grand cœur, fit-elle avec enjouement ; maintenant que me voilà débarrassée de mon fardeau, je suis femme à te lasser par mes fantaisies.

— Eh bien ! que désires-tu ?

— Allons souper au Lido.

— Oui, allons ! j’y sais un cabaret dont l’hôtelier a connu Byron.

Nous montâmes en gondole, et, quoique la nuit fût froide et sombre, nous accomplîmes notre dessein. Nous trouvâmes le cabaretier endormi, l’espoir du gain le fit se lever en hâte. Il nous servit du jambon, une omelette et de son fameux vin de Samos. Nous soupâmes gaiement comme aux premiers temps de nos amours ; je songeai à notre chambre chez le garde-chasse de Fontainebleau, à nos meilleures heures de Gênes, à nos premiers jours d’arrivée à Venise. La mer battait la plage, le vent soufflait à travers la fenêtre disjointe de la chambre enfumée où nous nous abritions.

— Si nous couchions ici, lui dis-je.

— Non, répliqua-t-elle, mieux vaut errer au large dans notre gondole.

Quelques instants après, nous étions bercés par les vagues comme dans un hamac ; les vitres et les volets de la gondole était hermétiquement clos ; Antonia s’étendit sur les coussins de cette alcôve flottante, je m’agenouillai près d’elle et je baisai ses mains et son front.

— Comme te voilà humble, ô mon orgueilleux poëte, me dit-elle en riant. Est-ce que je te fais peur ? Est-ce que tu as désappris l’amour ?

Je la couvris des plus tendres caresses auxquelles mes pleurs se mêlaient. Enfin je la retrouvais ! Enfin, elle était encore à moi ! elle effaçait ma déchéance ! elle me réconciliait avec le bonheur, avec la vie. Elle me parut plus aimante et plus passionnée qu’autrefois ; quelque chose de poignant et d’intense s’échappait d’elle.

Ce furent durant huit jours des renouvellements de jeunesse et de passion que je ne me croyais plus capable de ressentir et que je ne lui croyais plus le pouvoir de m’inspirer. Nous nous éloignions chaque matin de Venise ; nous visitions les îles voisines ou bien nous allions errer dans les campagnes que baigne la Brenta.

Nous cherchions sans cesse un nouveau cadre à notre félicité retrouvée ; il nous semblait que l’aspect des lieux inconnus ravivait nos sentiments et les rendait plus recueillis et plus tendres.

Parfois, elle me disait en riant et dans les moments de suprême volupté

— Je crois bien que tu m’as été infidèle ? Mais que m’importe ! Tu es jeune, beau, inspiré et je t’aime.

Quand elle parlait ainsi, j’étais prêt à la briser dans mes bras et à m’écrier :

— Non, tu ne m’aimes pas ; tu es froide de nature et passionnée à tes heures sans te soucier de ce que tu m’as fait souffrir. Mais je la regardais : son calme et beau visage me désarmait et je me disais : Elle est généreuse et grande ; elle vaut mieux que toi. Alors j’étais tenté de me jeter à ses pieds et de tout lui avouer ; au premier mot elle m’arrêtait.

— Tais-toi, tais-toi, je ne veux rien savoir, me disait-elle, ou plutôt je sais tout. Tu es trop faible pour t’abstenir, trop faible pour attendre, trop faible pour aimer.

Qu’elle eût mieux fait d’être jalouse, emportée, d’éclater en reproches comme une femme italienne ou grecque ! Nous nous serions querellés, puis réconciliés, puis aimés plus passionnément ; mais ses paroles sententieuses, sa prétendue supériorité en amour, me rappelaient involontairement à toute heure combien nous différions.

  1. Lord Byron, Beppo.