Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 248-277).

xviii


Ces alternatives de joie et de peine, de passion et de travail, de veilles excessives et de courtes immodérées, de désirs contenus et de transports subits ; cette vie sans

calme et sans bonheur certain m’abattit rapidement. Je sentais mes forces décroître et mon cerveau vaciller. Il me semblait que ma jeunesse m’échappait et que mon intelligence allait mourir.

Un jour, par un chaud soleil d’automne, comme nous parcourions l’île de Torcello, mes jambes défaillirent ; un frisson courut dans tous mes membres et je dus pour me ranimer me coucher sur la plage et me couvrir du sable tiède que soulevait le sirocco.

Mes tempes battaient avec force ; je sentais sur mes yeux clignotants un cercle de feu ; mes cheveux, que le vent agitait me semblaient d’un poids énorme ; mes pieds et mes jambes enfoncés dans les monticules de sable chaud, étaient froids comme si la glace les eût recouverts. Tout mon sang refluait à la tête ; mes joues devenaient de plus en plus pourpres et, vaincu par une fièvre ardente, je fus contraint d’avouer à Antonia que je souffrais. Elle me fit porter dans la gondole, m’étendit sur les coussins des banquettes et soutint jusqu’à Venise ma tête sur son bras ployé.

— Ma pauvre Antonia, lui dis-je, je crois que tes instincts de sœur de charité vont trouver à s’exercer ; je suis bien malade et si je n’en meurs pas je serai pour toi un long souci.

— Quelle funèbre idée, répliqua-t-elle, mourir ! y penses-tu ! à présent que nous pouvions passer de si beaux jours à nous aimer !

La voix de mon cœur lui criait : « Il fallait penser plus tôt à cette tendresse tardive ! ton bras, qui me soutient défaillant, il fallait l’étendre pour me préserver. »

Mais tout reproche expirait sur mes lèvres, je la remerciais de ses soins et je m’y abandonnais.

La traversée redoubla ma fièvre, et quand nous arrivâmes, Antonia s’effraya en voyant que je ne pouvais plus me tenir debout. Elle me mit au lit puis se hâta d’écrire au consul de France pour lui demander un médecin. Le consul accourut.

Ce n’est qu’un peu de fatigue, me dit-il ; l’irritant sirocco, maudit par Byron, me causa, il y a un an, le même malaise ; une saignée me soulagea, mais je ne voulus pas qu’elle fût faite par le médecin en renom à Venise. C’est un vieillard qui a la main tremblante et qui un jour a presque coupé l’artère à une belle comtesse. Je m’adressai à un jeune docteur nouvellement arrivé de Padoue. Sa main est sûre, il n’a pas de grandes prétentions à la science ; il ne discute jamais, comme les vieux dottissimi, mais, ce qui vaut mieux, il pratique avec assez de bonheur. Je suis certain qu’avant trois jours il vous tirera d’affaire.

Antonia remercia le consul avec effusion et le pria de se hâter de nous envoyer le médecin.

— Comment va Stella, dis-je au consul prêt à sortir. Veuillez m’excuser auprès d’elle et de son ami, vous voyez que désormais je suis forcément impoli.

— Ils viendront vous voir et vous distrairont, quand vous irez mieux, par le récit de plusieurs aventures.

— Et lesquelles, dites-les-moi vite en deux mots.

— Zéphira est en prison, elle y tient compagnie au comte Luigi.

— Quoi, répliquai-je, tous deux punis pour ces robes de moine et de nonne ?

— L’autorité autrichienne n’entend pas raillerie à ce sujet, répondit le consul. Mais une autre aventure, dont tout le monde parle, c’est le départ de la petite Négra, le lendemain même de son triomphe à la Fenice.

Je tressaillis malgré moi.

— Et sait-on pourquoi ? murmurai-je.

— On se perd en conjectures ; elle a rompu son engagement et forcé le gros Arabe qui l’aimait à quitter Venise.

Antonia se mit à rire et reconduisit le consul qui sortait.

L’obéissance aveugle de l’Africaine à ma volonté aurait dû me toucher ; mais quand l’amour, suivant l’expression de Champfort, n’a été que le contact de deux épidermes, il ne laisse qu’une trace passagère ; parfois même qu’un souvenir irritant qui nous humilie. Le contraire se produit lorsque l’âme est en jeu ; alors ce lien de l’amour devient si fort et nous tient tellement de toutes parts qu’il ne se brise qu’avec la vie.

Ma fièvre augmentait si vite que lorsque le docteur arriva, je n’avais plus la perception de ce qui se passait autour de moi. Un délire encore muet faisait tourbillonner dans ma tête mille images confuses. Je croyais voir la pauvre Négra pleurant sur le pont d’un navire : ses larmes coulaient avec tant d’abondance que bientôt elles la couvrirent tout entière, comme auraient fait des vagues ; puis je la voyais ainsi submergée, se confondre à la mer et s’y engloutir.

Le jeune docteur me fit adroitement une saignée qui dégagea instantanément mon cerveau et me rendit à moi-même ; j’ouvris les yeux et je vis celui qu’Antonia remerciait et qu’elle appelait mon sauveur ; c’était un grand jeune homme, d’une beauté parfaite quoique assez commune en Italie, où suivant la pittoresque expression d’Alfieri : la plante homme pousse plus belle et plus robuste que sur aucune autre terre. Il faut avoir vu les lazzaroni de Naples couchés au soleil, ou les matelots de Venise liant des cordages aux vergues des vaisseaux, pour comprendre la beauté native de cette race favorisée.

Même en haillons :

Ce sont des mendiants qu’on prendrait pour des dieux.

Le jeune docteur était grand, d’une taille bien prise et vigoureuse qui trahissait son élégance sous une redingote mal faite. Sa tête aux traits réguliers était couronnée d’épais cheveux bruns soyeux et bouclés ; son front était bas comme celui de l’Apollon, ses beaux yeux noirs lançaient une flamme toujours égale ; le nez aquilin avait des narines mouvantes ; sa bouche était souriante et charnue, et ses dents blanches embellissaient son sourire. C’était comme la personnification de la santé, de l’enjouement et de l’insouciance de la vie. Il me tâta le pouls de sa main un peu forte. Antonia l’interrogeait d’un regard anxieux.

— La fièvre persiste, dit-il en hochant la tête, la nuit peut être mauvaise, ne le quittez pas.

Il prescrivit je ne sais quelle potion, puis sortit en promettant de revenir le lendemain matin.

Antonia s’assit au pied de mon lit, je la voyais pâle dans sa robe de chambre de velours noir ; de temps en temps elle se levait et me faisait boire en me soutenant la tête. Bientôt il me sembla que tout tournait autour de moi et que la veilleuse s’éteignait ; un cercle de feu serrait de nouveau mon crâne ; je ne voyais plus ; je n’entendais plus et je finis par ne plus comprendre où je me trouvais. J’eus toute la nuit un délire effrayant que suivit une fièvre sans trêve. Je n’avais plus conscience de moi-même et je fus durant huit jours en danger de mort.

C’est par une froide matinée, sombre comme nos plus tristes jours d’automne parisien, que je recouvrai la sensation de la vie. J’entendis siffler le vent dans les corridors du vieux palais que nous habitions, et il me semblait que les vagues lointaines de l’Adriatique battaient les murs avec furie et montaient jusqu’à ma fenêtre ; c’était l’effet de la rafale qui s’engouffrait bruyamment dans le Grand Canal.

Quand j’ouvris les yeux, je vis Antonia au pied de mon lit assise sur un fauteuil ; elle cousait un gilet de flanelle qui m’était destiné : je suivais le mouvement de ses mains charmantes et de ses yeux qui ne se levaient pas sur moi ; il y avait dans sa physionomie quelque chose de si pensif et de si absorbé qu’on devinait que son âme était ailleurs.

Je fis un grand effort pour parler et je parvins à lui dire :

— Oh ! chère bien-aimée, je ne souffre plus.

Elle se leva, me fit avaler quelques cuillerées d’un cordial, puis posant ses doigts sur mes lèvres, elle m’interdit de parler. Je voulus faire un mouvement pour me soulever et l’embrasser, mais je retombai sans force sur mes oreillers. Pourquoi ne se courba-t-elle pas vers moi ?

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit et un jeune homme entra. Je reconnus le docteur qui m’avait saigné ; deux changements s’étaient opérés en lui : sa mise était plus recherchée et l’expression de son visage me parut plus sérieuse. Je percevais tout cela avec lucidité, quoique pour ainsi dire matériellement car ma pensée était encore indécise et sans réflexion comme celle d’un enfant.

Antonia me dit :

— Voilà le docteur Tiberio Piacentini qui vous a sauvé.

Ce nom terrible de Tibère me fit sourire, car on lisait sur les traits du docteur la douceur et l’aménité.

Il me tâta le pouls, déclara que j’étais en voie de convalescence, mais qu’il ne fallait pas faire d’imprudence.

— Vous entendez, me dit Antonia, en me recommandant de nouveau le silence.

Le docteur s’assit en face d’elle, lui remit quelques livres et quelques journaux, puis il lui apprit les nouvelles de Venise : on parlait beaucoup d’un chanteur célèbre qui venait de débuter à la Fenice et qui attirait la foule.

— J’irai l’entendre quand notre malade ira mieux, répondit Antonia.

— Dès aujourd’hui vous pourriez aller respirer l’air en gondole, répliqua le docteur, voilà dix jours que vous passez sans dormir.

— Dix jours, murmurai-je, oh ! ma pauvre amie, que de mal je vous ai donné.

— Ne parlez pas ! me dirent-ils tous les deux à la fois.

— Qu’elle pense à elle ! qu’elle se repose ! ajoutai-je avec tristesse, en m’apercevant qu’elle avait pâli et maigri.

— Voulez-vous venir, lui dit le docteur, vous ferez un tour sur le Grand Canal.

— Non, reprit-elle, un autre jour, quand il pourra se lever.

Le docteur partit, en disant ;

— À ce soir.

Antonia le reconduisit, et je les entendis causer quelques instants dans le couloir ; elle se rassit en rentrant près de mon lit et reprit son ouvrage.

Je la considérai d’un regard attendri, puis je m’assoupis et finis par m’endormir jusqu’à la nuit.

À mon réveil, la servante me fit boire un peu de bouillon ; je lui demandai où était Antonia.

— Madame se peigne et change de vêtements, me dit-elle, elle va venir.

Elle reparut quelques moments après ; ses beaux cheveux noirs étaient lissés sur son front inspiré ; elle portait une robe en damas violet à corsage collant ; elle me sembla rajeunie et charmante.

— Vas-tu sortir ? lui dis-je.

— Non, pas avant quelques jours, répliqua-t-elle.

— Comment te remercier et te bénir ?

— En guérissant, me répondit-elle avec un bon sourire.

Puis me faisant signe de reposer, elle se plaça auprès d’une lampe voilée par un abat-jour vert et ouvrit un livre. Je fermais à demi les yeux, mais je ne perdais pas un de ses mouvements. Ses doigts ne tournaient pas les feuillets et je compris qu’elle ne lisait point ; à quoi rêvait-elle ? Ma faiblesse était encore trop grande pour me permettre aucun effort de parole ou de gestes, mais mes sensations s’éveillaient et mes idées commençaient à s’enchaîner.

Elle restait toujours pensive tenant son livre ouvert. Tout à coup elle tressaillit et se leva ; elle s’approcha d’abord de mon lit, mais comme j’étais immobile et les yeux fermés elle s’imagina que je dormais. Ma respiration pénible et encore sifflante dans ma poitrine ajoutait à cette apparence de sommeil. J’entendis marcher dans le couloir ; elle alla vers la porte, l’ouvrit et introduisit le docteur.

— Parlons bas, dit-elle, il dort.

— C’est d’un bon augure répondit le docteur, il est sauvé.

Ils s’assirent alors tous les deux auprès de la table où était la lampe et ils se mirent à regarder des livres d’estampes ; ils en prirent un plus grand que les autres qu’ils feuilletèrent ensemble : quand leurs doigts s’allongeaient sous la page, je m’imaginais qu’ils se touchaient et parfois je croyais voir une pression fugitive. Comme ils ne prenaient pas garde à moi je tenais les yeux grands ouverts et je les dévorais tous deux de mon attention.

Antonia me tournait le dos ; je ne l’apercevais qu’en profil ; mais j’avais en face le beau visage de Tiberio sur lequel semblait se jouer comme une flamme intérieure ; un moment il arrêta sur elle ses yeux brillants et pleins de tendresse.

Carissima, lui dit-il bien bas, il faut absolument vous ménager, puisqu’il dort avec tant de calme, venez dormir aussi.

On connaît la pénétration de l’ouïe des malades, je ne perdais pas un seul de leur murmure.

— Je veux bien, dit-elle d’une voix presque insaisissable.

Mon lit faisait face un peu obliquement à la cheminée surmontée d’une grande glace de Venise penchée en avant et où se reflétait la porte de la chambre d’Antonia ; depuis que j’étais malade cette porte restait toujours ouverte. On en avait même enlevé les battants pour m’éviter le bruit des gonds et de la serrure.

Antonia se leva la première : elle alluma doucement une veilleuse placée sous ma cheminée ; elle prit ensuite la lampe couverte de l’abat-jour vert et se dirigea vers sa chambre. Tiberio la suivit :

Je ne sais quel soupçon me traversa l’esprit comme un glaive, mais par un élan de cette volonté énergique qui fait qu’un homme frappé à mort dans une bataille peut rester debout quelques secondes avant de tomber, je me roidis, moi inerte et incapable tantôt de lever un bras, je saisis d’une main convulsive le bois de mon lit et je me dressai sur mes pieds chancelants. Ils m’apparurent alors réfléchis par la glace inclinée. Ils étaient encore sur le seuil de la porte mais un peu enfoncés dans l’autre chambre ; Antonia tenait toujours la lampe d’une de ses mains, Tiberio s’empara de l’autre ; ils étaient tous deux livides à la lueur de la clarté verte, leurs visages se penchèrent l’un vers l’autre et je vis leurs lèvres se toucher. Je poussai un cri d’épouvante et je retombai sur mon lit comme un corps mort.

Antonia accourut seule.

— Mais qu’est-ce donc ? me dit-elle avec cette impassibilité qui a fait la force et l’invulnérabilité de sa nature. Et comme je frissonnais convulsivement agitant mes couvertures et mordant mon drap, elle crut ou feignit de croire qu’un accès de délire me reprenait ; elle appela la servante :

— Allez vite, lui cria-t-elle, et tâchez de rappeler le docteur.

Ma voix s’étranglait dans ma gorge, je ne pouvais prononcer un seul mot et je retombai bientôt dans un tel anéantissement que c’est à peine si je compris la servante quand elle revint lui dire qu’elle n’avait pu se faire entendre du docteur qui était déjà remonté en gondole. Lui sans doute avait deviné la signification de mon cri et n’avait pas été tenté de se montrer à moi.

Cependant Antonia relevait ma tête sur les oreillers, remettait mes bras sous la couverture et passait sa main légère sur mon front brûlant. La servante lui offrit de veiller près de moi pour la remplacer, elle refusa.

— Je souffrais trop, dit-elle, pour qu’elle pût me quitter un seul instant. Elle resta courbée auprès de mon lit jusqu’à ce que voyant mon souffle plus régulier et plus calme elle s’imagina de nouveau que je m’endormais. Elle s’assit alors sur le fauteuil où bientôt je la vis reposer la tête renversée. Son visage avait dans le sommeil une expression de force et de sérénité qui me faisait douter de ce que j’avais vu. L’abandon n’est pas à ce point dévoué ; la trahison n’est pas à ce point radieuse.

Pauvre cerveau malade, n’avais-je pas rêvé ? pouvais-je avoir la certitude de ce que j’éprouvais, quand je n’avais pas la certitude de moi-même ? Ce doute affreux et humiliant m’inspira une volonté vigoureuse qui domina mon abattement et en triompha ; je résolus de renaître, de revivre, de n’être plus un enfant ni un fou qu’on pouvait contraindre et tromper ; j’exerçai dès lors sur moi-même une sorte d’empire raisonné ; je m’imposai un régime dont je ne voulus pas démordre.

Je me prescrivis de dormir et je dormis. Au réveil je demandai impérieusement à manger ; Antonia voulait attendre pour me satisfaire l’arrivée du docteur, mais elle dût m’obéir. Mes idées se rafermissaient par degré ; je commençais à me rendre compte de ma situation. M’étant trouvé seul un moment avec la servante, je lui ordonnai de m’apporter un petit miroir qui me servait à faire ma barbe. Je m’y regardai et je tressaillis d’effroi ; c’était mon spectre qui m’apparaissait. La mort m’avait touché de si près qu’elle m’avait laissé son empreinte. Malgré ma force ou plutôt ma volonté renaissante, l’effort que je fis pour me lever fut impuissant, mais du moins j’avais la faculté de voir et de penser. Le souvenir me revenait comme remonte peu à peu à la surface un objet longtemps englouti. Je songeai à la France, à ma famille que j’avais laissée dans l’angoisse et qui devait se mourir d’inquiétude de mon long silence. Je songeai à mes amis qui attendaient surpris et railleurs l’apparition d’un de mes ouvrages. Qu’était devenu mon esprit ? créerais-je plus jamais un livre, une page ? Je me sentais triste et humilié comme une femme stérile. Qu’était-il resté de moi, mon Dieu ! dans cette crise de l’amour qui m’avait pris corps et âme ?

J’en revins à aimer et à désirer mon pays, mes parents, la gloire, tout ce qui m’avait paru inutile à ma vie quelques mois auparavant. Ces idées renaissantes me causaient une agitation extrême ; je voulais tout ressaisir et tout m’échappait encore. Si je l’avais pu J’aurais quitté à l’instant Venise en emmenant Antonia, car la possibilité de jamais m’en séparer ne se présentait pas à mon cœur ; elle était attentive, douce, glacée, impénétrable ; je me torturais l’esprit à deviner le secret de ce sphinx qui glissait autour de moi comme un supplice vivant. Elle me soignait ainsi qu’une mère, supportait mes irritations, ne répondait rien à mes colères subites ; mais jamais une caresse ni un mot qui fondît nos cœurs ne lui échappait. Comment la reconquérir ?

Tibério était revenu ; sans doute elle lui avait persuadé que je ne soupçonnais rien, car ses manières simples et amicales envers moi ne trahissaient aucun embarras. Il me soignait avec un zèle toujours égal. Cette tranquillité bienveillante me déroutait. La scène du baiser sans cesse présente à ma pensée, pouvait bien n’être qu’un effet de mon délire, et d’ailleurs si elle était vraie qu’y pouvais-je ? hélas ! il était jeune, plein de vie et d’une beauté irrésistible qui contrastait avec mon être chétif et flétri. Sa calme bonté devait plaire à Antonia, après les agitations de notre amour. Lasse du cœur tourmenté d’un poëte, elle essayait de cette nature placide ; puis sans doute elle était vindicative et m’en voulait d’avoir blessé son orgueil ? Avait-elle ignoré mon attrait fugitif pour Négra ? N’était-ce pas elle qui, sous le domino, un flambeau à la main, nous avait surpris dans le cabinet moresque ? Elle se croyait le droit, et peut-être l’avait-elle, de se ressaisir d’elle-même et d’en disposer. En la retrouvant après la fête du comte Luigi ; j’avais animé ce marbre, je lui avais donné toutes les ivresses de la chair.

La vibration durait encore lorsque la vie m’échappa tout à coup. Tiberio, lui, était apparu dans sa beauté, sa nouveauté et sa jeunesse, comment m’étonner qu’il eût été aimé ? — Ils s’aimaient donc ! et une sorte de certitude s’emparait de mon cœur et le serrait comme un écrou.

Il y aura toujours entre deux êtres qui vivent dans l’intimité un horrible doute, même dans l’enivrante et suprême étreinte ; c’est qu’aucun des deux ne peut voir à nu la pensée mystérieuse de l’autre. De là le divorce secret dans l’union apparente.

Je passais mes jours et mes nuits à analyser et à décomposer Antonia. Je l’épiais dans toutes ses actions ; quand Tiberio était là, je feignais toujours de dormir ou d’être distrait, pour découvrir quelque indice. Mais ce fut en vain ; je ne surpris plus rien qui pût me convaincre.

Un jour Antonia m’annonça l’arrivée d’un de mes amis de France.

— Qu’il vienne ! m’écriai-je, comme en tendant les bras à la patrie. Je vis entrer Albert Nattier ; je poussai une exclamation de bonheur, c’était ma jeunesse insoucieuse qui m’apparaissait.

Ma propre émotion m’empêcha de m’apercevoir de la sienne, qui fut douloureuse mais contenue ; il refoula quelques larmes en voyant la maigreur et la lividité de mon visage. Malgré sa vie de dissipation, Albert Nattier avait un excellent cœur.

— Tu as donc été bien mal, mon pauvre ami, me dit-il en me serrant la main ; mais enfin te voilà hors de danger.

— Oui, sauvé par elle, répliquai-je en lui présentant Antonia.

Antonia répondit que le docteur seul m’avait guéri par l’habileté et la prudence de ses prescriptions. Tiberio, qui venait d’entrer, dit à son tour avec simplicité, que la nature, secondée par l’affection d’Antonia, avait tout fait.

Antonia fit alors un éloge excessif du savoir de Tiberio. Celui-ci, embarrassé, se mit à parler à Albert Nattier de Venise, et lui offrit d’être son cicérone.

Mon ami accepta avec empressement, disant qu’il serait enchanté de se trouver dans la compagnie d’un homme à qui je devais la vie, et dont il se regardait désormais comme l’obligé.

J’engageai Antonia à les accompagner, mais elle refusa, ajoutant avec bonté qu’elle préférait rester avec moi. Sitôt que nous fûmes seuls, je la remerciai tendrement, et je voulus l’embrasser ; elle se recula en me disant :

— Ne vous agitez donc pas, Albert ; et, prenant un ouvrage de broderie, elle alla s’asseoir près de la fenêtre.

Je la considérais avec désespoir ; il était bien évident qu’elle ne m’aimait plus.

Lorsque Albert Nattier rentra de sa promenade avec le docteur, je lui trouvai le visage bouleversé ; il profita d’un moment où nous étions seuls pour me supplier de rentrer de suite en France, soit en partant le lendemain avec lui si je m’en sentais la force, soit en le rejoignant dans quelques jours à Milan, d’où nous gagnerions ensemble le mont Cenis.

Je m’étonnai de son insistance.

— Mais Antonia ? lui dis-je.

— Songe à ta famille, répliqua-t-il ; toute agitation t’empêchera de guérir ; l’atmosphère de Venise ne te vaut rien, il te faut l’air natal. Il consulta Tiberio qui survint en ce moment ; celui-ci fut de son avis, mais un départ immédiat lui sembla impossible ; j’étais encore trop faible pour supporter les fatigues de la route.

Albert Nattier partit le lendemain ; nous pleurâmes en nous séparant, ce qui nous surprit un peu, car la raillerie et une sorte de scepticisme contenait ordinairement notre amitié. Il me semblait, en le quittant, que je ne le reverrais jamais, que la mort allait me frapper dans cette ville étrangère, loin de tous ceux dont il venait de ranimer en moi le souvenir. Hélas ! c’est mon cœur qui devait mourir ; c’est sa cendre que Venise a gardée.

Les jours suivants, je pus me lever. On me porta, sur un large fauteuil, près de la fenêtre de notre salon qui s’ouvrait sur le Grand Canal. Tout mouvement m’était encore interdit ; je ressemblais à un vieillard paralytique. Je regardais tristement à travers les vitres les gondoles noires défiler. On eût dit autant de tombes flottantes ; le ciel était gris, le froid de l’hiver se faisait sentir, j’étais transi comme un moribond. Je demandai qu’on fît un grand feu dans ma chambre et je ne voulus plus quitter le coin de ma cheminée. J’avais mille fantaisies de convalescent ; j’exigeai des mets français difficiles à préparer, des vins rares qui me ranimaient, des fleurs qui plaisaient à ma vue, des fourrures qui me réchauffaient ; Antonia satisfaisait à tous mes caprices avec la sollicitude d’une mère. Intelligente et active malgré le temps que lui prenaient les soins qu’elle me donnait, elle trouvait encore le loisir d’écrire, de se parer et de sortir chaque jour. Tantôt elle partait seule, tantôt avec Tiberio à qui elle demandait devant moi de l’accompagner pour faire une promenade. Quand ils s’éloignaient ensemble avec cette apparence de bonne foi qui rassurait mon cœur, je souffrais moins que lorsque je la voyais me quitter furtivement sous quelque prétexte d’emplette ou d’étude. Alors je me disais : À coup sûr il l’attend ! elle va le rejoindre, je suis indignement trompé, et je ne peux m’assurer de leur trahison !

Que de fois, sitôt qu’elle avait disparu, j’essayai de me lever de mon fauteuil, de marcher dans ma chambre, puis de m’élancer sur ses pas. Mais mes jambes fléchissaient, et mon extrême faiblesse me donnait le vertige ; je me rasseyais alors, plein de rage et maudissant la vie qui ne revenait pas. Dans cet état d’impuissance, mon tourment redoublait d’intensité. Lorsqu’elle rentrait, riante et fraîche, j’étais brusque, parfois injurieux ou tellement taciturne, qu’elle ne pouvait m’arracher une parole.

Depuis une semaine elle avait cessé de veiller la nuit près de mon lit, et sitôt que j’étais couché, elle allait elle-même se reposer et dormir. Pauvre femme, elle avait passé quinze nuits à mon chevet, comme une sœur de charité héroïque ! Je sentais bien que j’étais ingrat envers sa bonté ; mais pouvais-je être reconnaissant en voyant que son amour m’échappait ? Quand je n’entendais plus de bruit dans sa chambre et que sa lumière s’éteignait, je me figurais qu’elle était sortie ; je me levais alors avec précaution et me glissais jusqu’à son lit : tantôt je la trouvais endormie, tantôt se soulevant à mon approche, elle me disait :

— Qu’as-tu donc ? si tu souffres, il fallait m’appeler.

J’étais honteux de mon espionnage ; mais l’amour a de ces crises désespérées qui ravalent le cœur et lui font perdre toute dignité.

Comme je me plaignais toujours du froid, elle me dit un jour qu’elle allait faire remettre les battants de la porte qui communiquait entre nos deux chambres.

— Non, répliquai-je, un rideau suffira, je ne veux pas m’exposer à me trouver mal la nuit sans que tu l’entendes !

Elle céda, mais avec un sourire qui me fit comprendre qu’elle avait deviné ma méfiance.

Toutes ces inquiétudes retardaient ma guérison et mes forces revenaient lentement. Je désirais ardemment partir et séparer Antonia de Tiberio. Venise et tout ce qui s’y rattachait m’était devenu odieux. J’avais refusé de recevoir l’amant de Stella, et chaque fois que le consul venait s’informer de mes nouvelles, je défendais qu’on le laissât entrer ; je ne voulais être un objet de pitié pour personne, et je me sentais si changé et si malheureux, que je comprenais bien qu’on n’aurait pu me revoir sans me plaindre.

Un matin, le calme Tiberio s’étant trouvé seul avec moi, je lui déclarai que j’étais résolu à retourner en France. Il tressaillit légèrement et me répondit que je pourrais partir sans danger. Antonia survint, je lui fis part de l’opinion du docteur, et lui déclarai que nous partirions les jours suivants :

— Cela ne se peut, repartit-elle en rougissant ; à mon tour j’ai commencé des études sur Venise que je veux terminer, et un mois de séjour ici m’est encore nécessaire.

— Eh bien ! ma chère, répondis-je, vous finirez ces études de souvenir, car je suis parfaitement décidé à partir à la fin de la semaine.

— Nous verrons bien, répliqua-t-elle en riant d’une façon singulière, et elle me quitta pour aller travailler. À l’heure du souper elle reparut, et je fus très-surpris de la voir en toilette de soirée. Elle avait une robe en satin noir brodée de jais, et sur la tête une mantille espagnole en dentelle, fixée aux cheveux par une branche de roses rouges.

— Où comptez-vous donc aller si parée ? lui dis-je.

— À l’Opéra, répliqua-t-elle, entendre ce fameux ténor dont tout Venise parle.

— Sans doute avec le beau Tiberio, repris-je, ne me contenant plus.

— Vous vous trompez, fit-elle dédaigneusement, je pensais tout bonnement aller en compagnie de la maitresse de la maison.

Pourquoi ne fit-elle pas alors acte de volonté libre et franche ?

— Vous n’irez pas, lui dis-je, me doutant qu’elle mentait.

— Vous êtes absurde et tyrannique, s’écria-t-elle, il ne vous manquait plus que de vous faire mon geôlier pour me récompenser de mes soins ; je cède, ne voulant pas de querelle, mais je vous déclare que je me crois parfaitement maîtresse de suivre ma fantaisie.

— Essayez ! lui répondis-je, de plus en plus irrité. Elle se tut et prit un livre ; je la regardai, furieux d’abord, puis calmé peu à peu et séduit par le charme de toute sa personne ; j’aurais voulu l’attirer à moi, la caresser et la presser sur mon cœur, comme au temps où elle m’appartenait.

Le docteur entra pour me faire sa visite du soir. Antonia le salua de la tête sans lui parler. Il s’approcha de moi et me tâta le pouls, comme pour se donner une contenance.

— Vous êtes glacé, me dit-il.

— Oui, j’ai grand froid ! et, en effet, mes dents claquaient comme dans un accès de fièvre.

Antonia posa son livre et se leva.

— Voulez-vous m’éclairer, docteur, dit-elle, j’irai chercher du bois, notre servante est sortie.

— Non, répliquai-je, j’ai assez de feu, restez, je vous prie, je trouve cette chambre brûlante.

J’avais compris qu’elle voulait avertir Tiberio qu’elle ne pourrait se rendre au théâtre, et je résolus de les empêcher de se parler en secret. Mordu par une poignante jalousie, j’étais bien décidé à ce qu’ils ne se revissent jamais seuls.

Elle se rassit en levant les épaules ; Tiberio, décontenancé, nous quitta bientôt.

À peine fut-il parti, qu’elle se retira dans sa chambre, en fermant sur elle l’épais rideau qui remplaçait la porte.

Je l’entendis se mettre au lit, je me couchai moi-même, mais je ne pus dormir. Après une heure d’insomnie silencieuse, je crus comprendre qu’elle écrivait. Je me levai sans bruit et j’apparus devant elle.

— Que fais-tu ? lui dis-je.

— Je travaille, fit-elle.

— Tu n’as pas de cahier sur ton lit, répondis-je, et si tu as écrit, c’était une lettre que tu viens de cacher.

J’avais cru entendre le froissement d’une feuille de papier sous son drap.

— Va-t’en, méchant fou, répliqua-t-elle irritée, et elle souffla sa bougie.

Je regagnai mon lit chancelant et désolé. Je rougissais de moi-même, je rougissais d’elle ; mon Dieu ! qu’avions-nous fait de l’amour !

J’essayai en vain de me calmer et de m’endormir ; j’étouffais mes pleurs sous mes couvertures, je sentais une angoisse indéfinissable. Que lui dire ? comment lui arracher la vérité ?

Comme elle n’entendait plus que ma respiration oppressée, elle s’imagina sans doute que je m’étais rendormi. Je vis un léger filet de lumière filtrer à travers le rideau, et je crus ouïr le grincement d’une plume qui court sur le papier.

Cette fois-ci je me précipitai.

Elle n’eut que le temps de froisser sa lettre et de la mettre dans sa bouche en y portant son mouchoir. Je restai surpris et incertain comme devant le tour d’un escamoteur.

— Je veux voir ce papier, lui dis-je impérieusement, sans bien savoir où elle l’avait mis.

Elle ne me répondit pas, s’élança de son lit et s’approchant d’une cuvette où était encore l’eau de sa toilette du soir, elle feignit d’être prise d’un vomissement.

Je n’invente pas, ceci est le procès-verbal exact de ce qui s’est passé.

Elle ouvrit ensuite d’une main rapide la fenêtre qui donnait sur l’impasse et jeta le contenu de la cuvette. Je savais bien que c’était sa lettre froissée qu’elle me dérobait de la sorte ; mais que lui dire ? En face de tant d’audace et de dissimulation, il fallait des preuves ; à quoi m’auraient servi les paroles ? Je me retirai muet et décomposé comme un spectre, et jusqu’à l’aube je restai immobile dans mon fauteuil. À la première lueur du jour, je m’enveloppai de ma robe de chambre, et me glissant dans le couloir je descendis dans l’impasse.

Il faisait encore très-obscur dans l’étroite et basse ruelle ; à peine si je distinguais çà et là sur le pavé noirâtre comme des taches blanches, je me courbai et je ramassai vivement des morceaux de papier froissés ; tandis que j’étais dans cette attitude, ma tête se heurta contre quelque chose de vivant, remuant dans les ténèbres.

C’était Antonia qui, poussée par la même pensée que moi, avait quitté son lit, voulant me dérober ce que je venais chercher ; mais il était trop tard. Je tenais dans ma main crispée le papier accusateur.

Je n’avais encore rien lu, mais sa présence même me donnait la certitude de sa trahison.

— À genoux, lui dis-je avec violence, la saisissant par le bras, demande-moi grâce à genoux ! je veux te tuer ! je veux en finir avec ta duplicité.

J’étais si désespéré que j’oubliais combien j’étais ridicule, elle se dressa sous ma main frémissante et me dit :

— De quel droit me parlez-vous ainsi, vous qui m’avez préféré toutes les impures ragazze de Venise ?

— Eh ! tu sais bien que tu mens, m’écriai-je, et que si tu l’avais voulu jamais le souffle d’une autre femme ne m’aurait effleuré.

Elle continua faisant semblant de ne pas m’entendre :

— Moi, du moins, j’ai pu aimer Tiberio sans honte, il est beau comme l’idéal et tellement bon que sa bonté vaut mieux que le génie.

— Tu avoues donc que tu l’aimes, lui dis-je d’une voix étranglée par le désespoir.

— Oui, je l’aime, s’écria-t-elle sans hésiter, mais d’un amour si pur que je puis en parler à la face du ciel. Vous autres, hommes grossiers, vous n’entendrez jamais rien à nos entraînements et à nos retenues. Le mystère en est trop divin pour que vous le pénétriez.

En me tenant ce mystique langage, elle rentrait dans la maison ; je la suivais plein de colère et d’hésitation ; d’accusateur, j’étais devenu accusé.

Cependant, à peine dans ma chambre, j’avais allumé une bougie et je lus le fragment de lettre que je serrais dans ma main.

Elle s’était assise en face de moi et croisait les bras dans l’attitude du calme et du dédain.

Je parvins à déchiffrer ce qui suit : « Ne m’attends pas ce soir, mon cher Tiberio, ce méchant fou m’empêche de sortir, mais demain je te rejoindrai au… » Le reste des mots était lacéré ou manquait.

— Mais convenez donc, m’écriai-je que vous appartenez à cet homme, ce tutoiement le prouve assez.

— Belle preuve, vraiment ! fit-elle avec ironie, vous oubliez mes habitudes de camaraderie ; est-ce qu’à Paris je ne tutoyais pas tous mes amis devant vous ? Et d’ailleurs, qui me forcerait à mentir ? ne suis-je pas libre de mes actions et dégagée envers vous ? Irritée hier soir par vos tyrannies, j’ai écrit cette lettre au seul être qui m’aime dans cette ville étrangère. Voilà mon crime.

— Mais tu es à lui, m’écriais-je, je le sais, j’en suis sûr, un soir j’ai vu ses lèvres sur les tiennes.

— Je vous ai dit que je l’aimais, répliqua-t-elle ; mais par pitié pour vous, j’ai lutté, j’ai résisté…

— Je ne veux pas de ta pitié, répondis-je ; dès aujourd’hui je pars et te laisse à ton nouvel amour.

Il me semblait en prononçant ces mots que les murs de ma chambre vacillaient autour de moi ; je m’affaissai sur mon fauteuil et mes larmes coulèrent silencieusement sur mes joues, comme si elles avaient été le sang de la blessure qu’elle me faisait.

Je ne lui parlais plus, je ne la voyais plus, tout disparaissait autour de moi ; je ne sentais que ma douleur inguérissable. Il se passa alors quelque chose d’inouï : elle s’agenouilla devant moi, attira ma tête sur son sein et but les pleurs que je répandais.

— Tu souffres, cher Albert, me dit-elle avec douceur, eh bien ! dis un mot, et je te sacrifie l’attrait que j’éprouve pour Tiberio.

Je la repoussai.

— Je ne veux pas de sacrifice, je ne veux plus de toi, lui dis-je, en mentant à l’amour, car je l’aimais encore de toute la puissance de mon être.

Elle s’était levée :

— Tu as tort de me parler de la sorte, poursuivit-elle d’une voix caressante ; j’aurai la raison et la tendresse que tu n’as plus. Je comprends maintenant qu’il faut nous séparer et soumettre nos cœurs à la terrible épreuve de l’absence : nous nous retrouverons un jour plus affectueux et moins exigeants.

— Que veux-tu dire, répliquai-je, parle sans phrases ?

— Je crois qu’il est bon que tu partes ; ta famille t’attend ; l’air de la France t’est nécessaire ; nos cœurs se sont aigris l’un l’autre dans un perpétuel contact. Peut-être ce que j’éprouve pour Tiberio n’est qu’une illusion. Quand tu ne seras plus là, peut-être c’est toi que j’aimerai ; alors tu me reverras, non plus troublée et incertaine, mais ravie comme au premier jour où tu m’aimas ; oui, cher Albert, quelque chose me le dit, je te reviendrai, mais laisse-moi mon libre arbitre, quittons-nous pour mieux nous réunir un jour.

Je la laissai parler sans l’interrompre ; dans tout ce qu’elle me disait je sentais le mensonge se heurter contre la vérité.

— Eh bien ! que décides-tu, fit-elle après un assez long silence qui l’embarrassait.

— Je partirai ce soir même.

Le peu de force qui m’était revenu succomba dans cette crise suprême. Je m’affaissai sur mon lit et je fus repris par la fièvre.

Antonia ne me quitta pas et recommença ses soins de mère. Vers le soir, me sentant mieux, je lui dis que j’étais déterminé à quitter Venise le lendemain. Elle me conjura de retarder d’un jour mon départ ; j’étais trop faible, objecta-t-elle pour me mettre en route ; elle exigeait cette dernière preuve d’affection ; elle m’accompagnerait jusqu’à Padoue et ne me quitterait que rassurée sur ma santé.

Je l’écoutais stupéfait. Quel mélange inexplicable de sollicitude et de cruauté ! Peut-on être à ce point ange secourable et bourreau ? Il n’y a que les femmes capables de cette dualité.

Je ne combattis plus son désir ; je n’avais plus qu’une volonté arrêtée, celle de m’éloigner et d’échapper au tourment incessant de cet être inexplicable.

Il fut convenu que je partirais le surlendemain. Elle m’épargna l’angoisse et l’humiliation de revoir Tiberio ; je lui en sus gré. Durant ces deux jours d’attente, elle ne s’occupa que de moi ; elle me prodiguait ces empressements excessifs qu’on prodigue durant leur agonie à ceux qui vont mourir. C’est elle-même qui fit ma malle ; elle la remplit de mille gâteries maternelles. Je me souviens qu’en arrivant en France j’y trouvai des bijoux charmants qu’elle avait achetés pour moi ; elle mit dans ma bourse la moitié de l’argent que lui avait envoyé son éditeur, me fit faire un manteau bien chaud et m’accabla de recommandations dévouées sur ce que je devais faire en route. Lorsque l’heure de partir arriva, elle s’embarqua avec moi.

— Tu vois bien que je ne te quitte point, disait-elle ; il faut que ces lagunes, que nous avons saluées ensemble à l’arrivée, nous voient réunis au départ.

Tandis qu’elle parlait, je regardai fuir Venise, couverte d’un voile de brume, lugubre et triste comme une ville du Nord. Ce n’était plus la cité riante qui nous était apparue, couronnée de soleil, quelques mois auparavant ; on eût dit qu’émue et sombre, elle prenait le deuil du poëte.

Antonia me conduisit jusqu’à Padoue ; là, nous nous séparâmes. Je n’avais plus le courage ni de pleurer ni de me plaindre.

Elle me dit d’une voix ferme et avec un accent qui me parut sincère :

— Je t’écrirai la vérité : si je succombe, nous ne nous reverrons jamais ; si je me garde à toi, avant un mois je te rejoindrai.

Je ne l’écoutais plus : déjà la séparation était accomplie, et mon cœur s’était brisé à jamais.

Ce qu’Antonia avait de plus beau, c’était le regard : ceux qui ont été caressés ou maudits par ces yeux tour à tour si tendres et si terribles, y penseront jusque dans la mort.

Je me souviens qu’en passant le mont Cenis, à l’aspect des Alpes dans leur calme éternel, je m’écriai :

« Quel spectacle pourra donc me faire oublier et ôter de devant moi ces yeux que je vois toujours ? » J’avais à mes pieds l’abîme, l’avalanche au-dessus ; un aigle noir planait sur la cime des bois immobiles. J’avançais pensif, apercevant sans cesse, comme deux flammes qui me devançaient, ces yeux maîtres de mon cœur. Ainsi, dans le moyen âge, la superstition croyait voir des feux inextinguibles précéder la marche des damnés. Les sombres sapins semblaient me faire cortège : les uns étaient debout comme des fantômes ; les autres couchés comme des cadavres. En passant sous leur ombre, je me souvenais du mot dit par Byron dans le même lieu : « Ces arbres ont un air de cimetière qui me fait songer à mes amis. » Ô Byron ! quand tu traversais ce désert immense et que les rameaux morts de ces troncs foudroyés craquaient sous tes pieds, ton cœur, j’en suis sûr, entendait leur silence ! Ils en savent peut-être plus que nous, ces vieux êtres muets attachés à la terre.