Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 277-309).

XiX


À mon arrivée à Paris, on eût pu me comparer à un de ces impétueux soldats qui, partis gaiement pour la guerre pleins d’ardeur et d’espérance, en reviennent obscurs, mutilés, le front balafré et le cœur dégoûté des promesses de la gloire. J’étais si changé, que ma famille et mes amis laissèrent échapper un cri d’épouvante en me revoyant ; bien plus grande encore eût été la compassion, si l’on avait pénétré le ravage effrayant de la blessure de l’âme. À quoi allais-je me rattacher ? De quel sentiment pourrais-je vivre ? J’ai toujours peu tenu à la gloire, puisqu’elle ne peut nous donner l’amour. C’est une vérité devenue banale qu’elle nous suscite des envieux et des détracteurs, et détourne de nous les cœurs qu’elle devrait attirer. La puissance de l’esprit, par cela même qu’elle est incontestable et illimitée, parait une tyrannie à ceux qui sont forcés de la reconnaître. Nous avons beau être naturellement tendres et dévoués et nous faire humbles, on nous sent superbes, éclairés, scrutateurs ; nous effrayons et l’on nous condamne à l’ostracisme de l’isolement.

Antonia elle-même qui devait cependant, par affinité, être partiale envers les poëtes, ces éternels proscrits du monde, ne m’avait-elle pas dit à propos de Tiberio ce mot cruel : « Il a la bonté qui vaut mieux que le génie ! »

À ceux qui n’ont aucune supériorité visible, on prête volontiers des trésors cachés, tandis qu’on refuse jusqu’aux qualités communes aux êtres exceptionnels doués de dons plus rares. La passivité est une sorte de culte et de soumission qui flatte les cœurs médiocres, tandis que tout empire s’exerçant, même sans le vouloir, effarouche leur orgueil inquiet.

Dans l’abandon où me jetait Antonia, je subissais cette navrante humiliation de la destinée et du malheur qui fait souhaiter aux âmes d’élite le sort des âmes inférieures. Hélas ! c’est là ce qui nous rattache au monde par ses petits côtés et amène nos chutes. Nous doutons de nous-mêmes en nous voyant dédaignés et ne pouvant faire planer ceux qui nous entourent, nous coupons nos ailes pour marcher dans leurs ornières.

Vis seul ou soumets-toi bestialement à la compagnie de la plèbe humaine ! Telle est la sentence définitive que tout poëte qui accepte la vie se prononce à lui-même.

Avant de s’étonner qu’une âme élevée s’altère, il faudrait savoir de quels coups elle a été frappée et meurtrie, et ce qu’elle a souffert par sa grandeur même.

— Prends-moi donc, dis-je à la vie qui me revenait, et fais-moi ton esclave, puisque je n’ai pu te soumettre à mes fières aspirations.

Je n’eus donc pas la force de vivre seul face à face avec le spectre de mon amour ; c’est ce qui précipita ma déchéance.

Ceux à qui j’étais cher, même ceux qui me portaient l’affection la plus grave et la plus sainte, me conseillèrent le mouvement du monde et des plaisirs pour raffermir ma santé et mes facultés défaillantes.

Je me replongeai dans toutes ces passions factices qui m’avaient si vite dégoûté avant mon amour pour Antonia ; que me paraîtraient-elles donc désormais après que j’avais passé par une ivresse sincère ? Elles n’étaient plus que l’aiguillon qui me faisait à toute heure sentir ma blessure.

J’avais retrouvé Albert Nattier à Paris ; il fut radieux de me revoir.

— Enfin, te voilà libre ! s’écria-t-il gaiement.

— Libre et seul, répliquai-je.

— Et c’est de quoi je te félicite : ne la regrette jamais.

— Est-ce qu’on est le maître de déposer sa douleur et de changer de sentiments comme on change d’habits ? lui dis-je ; je m’étais fait à l’aimer.

— Tu es trop fier et trop frondeur pour rester le jouet d’une illusion, reprit-il.

— Mais, répliquai-je, elle était encore la meilleure et la plus grande des femmes ; ceci était bien une réalité ; si je n’ai pas su garder son amour, c’est ma faute ; j’aurais dû la disputer à ce bellâtre de Tiberio ; un stupide orgueil m’en a empêché. Que puis-je lui reprocher ? Elle a été avec moi tendre et sincère.

À ce dernier mot, Albert Nattier éclata de rire.

— Tu deviens pleurnicheur comme une élégie de Lamartine, s’écria-t-il, et tu me fais l’effet d’un mari trompé qui s’attendrit en racontant ses malheurs. Allons, allons, appelle l’ironie à ton aide, c’est le meilleur baume à jeter sur ces blessurea-là.

— Que fait-elle à cette heure ? murmurai-je sans l’écouter.

— Et, parbleu, elle se divertit avec Tiberio, et lorsqu’elle en sera lasse, elle le quittera comme elle t’a quitté.

— Non, elle lutte encore, et me reviendra peut-être sans avoir succombé. — Je me souviens que je prononçai ces mots sur la place de la Concorde ; c’était le soir, nous marchions lentement, et en cet instant un réverbère éclairait le visage d’Albert ; j’y lus un sourire sardonique qui me navra.

— Que sais-tu donc sur elle, lui dis-je, en lui secouant le bras.

— Je sais que si tu la revois jamais je ne te reverrai plus, moi qui t’aime, car je ne veux pas que tu sois berné comme un Géronte, toi jeune, élégant, célèbre, et qui en définitive as le droit de quitter et non d’être quitté.

Il avait en amour les maximes du monde qui s’inquiète peu de la passion tyrannique et se préoccupe avant tout que la vanité soit sauvegardée. En me parlant ainsi il fit une pirouette et voulant se dérober à toutes mes questions, il s’élança dans un cabriolet qui passait.

Le lendemain j’allai chez lui pour lui demander une explication ; on m’apprit qu’il était parti pour l’Angleterre où il devait rester trois mois.

Je n’avais pas le courage de chercher à m’étourdir par le travail, mais le bon René, qui était dès lors mon ami, vint me voir sitôt qu’il apprit mon retour et m’engagea à publier ce que j’avais écrit en Italie ; je lui lus un drame, un petit roman et quelques poésies.

— Voilà de quoi faire la fortune de Frémont, me dit-il avec cette confraternité cordiale que je n’ai trouvée qu’en lui, et, le jour même, il alla monter la tête à mon éditeur sur les trésors que j’avais en portefeuille. Affriandé par les éloges que me prodiguait René, Frémont vint me faire des offres brillantes ; je les acceptai bien vite, j’avais hâte de renvoyer à Antonia plus que je ne lui devais. L’argent que nous prête une femme m’a toujours semblé un outrage. Je ne lui écrivis point, j’attendais qu’elle commençât : enfin sa première lettre arriva, longue, étudiée, ainsi que je le sentis plus tard. C’étaient des phrases ingénieuses, éloquentes et travaillées comme dans les belles pages de ses romans.

Elle me peignait sa tristesse après mon départ, elle avait voulu revoir tous les lieux que nous avions vus ensemble ; seule, enveloppée dans une mante noire et portant pour ainsi dire le deuil de notre amour ; Tiberio avait vainement insisté pour l’accompagner durant ces promenades commémoratives, elle s’y était refusée, elle aurait craint de profaner mon souvenir par une sensation nouvelle, car elle devait bien me l’avouer, son attrait pour Tiberio persistait. Soumis comme un fils, tendre comme un jeune frère, il lui donnait des heures d’une sérénité et d’une quiétude d’autant plus chères qu’elles n’étaient jamais troublées par les exigences de l’amour et l’emportement de la passion. Ils en étaient encore à la pureté de la tendresse et à l’idéal du désir.

Je reçus vingt lettres écrites dans ce pathos élégant qui trahissait la plume exercée du romancier.

Enfin, sa dernière lettre déroulait la péripétie de son entraînement, de ce qu’elle appelait sa chute ; elle s’était donnée à Tiberio mais elle était à moi aussi, car, dans ses bras, elle me voyait encore. J’étais le mort adoré qui toujours vivait et s’agitait en elle et qu’elle voulait retrouver dans l’éternité. Je me souviens que ces paroles cherchées, ambitieuses et mystiques pour exprimer le fait simple, naturel mais brutal et terrible de l’infidélité, me firent horreur. C’était comme un poignard enjolivé de fleurs, comme une strangulation faite avec un lacet d’or et de soie. Je lacérai cette lettre avec désespoir et je n’y répondis que ces mots : « Je vous sais gré de votre franchise, mais vous pouvez vous dire que vous avez tué ma jeunesse. »

Mes nouveaux ouvrages avaient paru ; j’avais laissé faire à mon éditeur comme je laissais faire à l’imprévu pour tout ce qui me concernait. Le matin je me levai, sans désir, sans but, décidé à m’abandonner à toutes les sensations fugitives qui se présenteraient. Quand le cœur ne porte pas en lui sa ferme direction, amour, ambition, devoir ou religion ; il n’est plus qu’une chose flottante. Je passai les jours dans des flâneries bêtes ou dans des distractions folles et coûteuses. J’errais sur les boulevards avec des habits de dandy, je montais à cheval, je dînais dans les cafés les plus en renom, et chaque soir j’allais dans le monde.

Le succès de mes livres, joint au bruit qu’avait fait ma liaison avec Antonia, me rendirent, pendant quelque temps un des objets de la curiosité parisienne ; les salons du grand monde et ceux de la littérature me recherchaient comme une étrangeté qu’on est flatté de montrer à ses invités. Cest à cette époque, chère marquise, que je vous rencontrai, un dimanche soir à l’Arsenal ; je fus frappé par votre air de jeunesse et par l’expression franche de vos traits. Oh ! pourquoi ne nous sommes-nous pas aimés alors ! je pouvais encore être sauvé et redevenir un être énergique que vous auriez dirigé.

Vous ne fûtes pour moi que le mirage d’un instant. J’allais, durant ces jours troublés, à chaque lueur qui m’apparaissait ; mais trop perdu dans un aveugle scepticisme pour chercher obstinément la vraie lumière et m’y retremper, je ne songeai pas à voir votre âme ; je n’étais pas guéri de mon amour.

Dans de tels déchirements, il faudrait pouvoir fuir dans un désert et y cacher sa blessure ; elle finirait, peut-être par se fermer. Mais le monde la heurte et la rouvre sans cesse. On rencontre des gens qui nous rappellent le temps heureux ; des amis qui nous plaignent ou nous raillent en nous répétant : « Nous l’avions bien prévu ! » des femmes coquettes qui nous provoquent du regard ou de la voix et nous parlent de notre amour trahi en se jouant ; il n’est pas jusqu’aux choses inanimées qui ne soient poignantes et cruelles. Nous étions ensemble la dernière fois que j’ai regardé ce monument, traversé ce jardin, ou entendu cette musique ! Pourquoi n’est-elle plus là celle qui doublait mes émotions ?

Un soir où j’avais erré longtemps sur les quais, en sortant d’un bal à l’ambassade d’Espagne, me rappelant à la même place mes promenades nocturnes avec Antonia, je trouvai en rentrant chez moi une lettre de mon éditeur qui m’engageait à dîner pour le lendemain ; il devait avoir, me disait-il, une piquante réunion de célébrités en tous genres parmi lesquelles je rencontrerais à coup sûr une curiosité inattendue.

Je fis peu d’attention à cette lettre, laissant à mon caprice du lendemain le soin d’accepter ou de refuser l’invitation.

À mon réveil j’eus la visite de René, qui venait ainsi quelquefois me surprendre le matin pour me dire des vers ou me demander de lui en lire,

— Dînez-vous ce soir avec moi chez Frémont ? lui dis-je.

— Non, répliqua-t-il, et vous devriez ne pas y aller ; il ne faut pas trop gâter ces impresari de notre esprit qui finissent par se croire nos collaborateurs.

— Je le lui permets pour ce qui me concerne, repartis-je en riant, et comme il me fait espérer pour ce soir quelque distraction j’accepte son dîner.

— Il vous prépare une surprise qui sera peut-être une douleur, reprit René, et voilà pourquoi je vous engage à refuser.

— Expliquez-vous, René.

— Eh bien, Antonia est de retour, et Frémont trouve plaisant de vous faire dîner ensemble.

— Elle est ici ! depuis quand ? L’avez-vous vue ? où habite-t-elle ?

— Elle habite la même maison où vous l’avez connue ; elle est arrivée il y a trois jours avec Tiberio, et je les ai rencontrés hier dans le jardin des Tuileries. Chaque parole de la réponse de René me faisait l’effet des pointes de fer d’une discipline.

Elle l’aimait donc bien pour l’amener ainsi en triomphateur, dans la ville où je vivais !

— Je n’irai pas chez Frémont, dis-je simplement à René ; puis je m’efforçai de cacher mon agitation en lui récitant de fort belles strophes de Léopardi que je venais de lire.

Lorsque je fus seul, je m’abandonnai à la vérité de mon émotion : elle tenait de la rage et de la honte. L’idée de les revoir ensemble m’épouvantait ; pour éviter même la possibilité et l’humiliation d’une rencontre, je résolus de m’enfermer chez moi et de travailler. Je mis dès le jour même ce projet à exécution, et le lendemain matin j’avais déjà écrit plusieurs pages d’un roman sur l’Italie, quand je vis paraître Frémont.

— Vous arrivez à propos, mon cher éditeur, lui dis-je ; car je vous taille de la copie.

— J’en suis enchanté, répliqua-t-il, et je vous pardonne si c’est l’inspiration qui vous a empêché hier de venir dîner chez moi.

— Je n’aime pas certaine surprise, répondis-je sèchement, et je vous prierai à l’avenir de ne plus projeter de me donner en spectacle à nos amis.

— Ma plaisanterie était sans fiel ; je vous croyais guéri, reprit le madré Frémont avec cette espèce de brusquerie cordiale et franche qu’affecte envers les auteurs ce paysan du Danube des libraires.

— Je suis guéri depuis longtemps des épidémies de l’enfance, répliquai-je avec ironie, ce qui ne me fera pas toutefois rechercher la vue de la rougeole et de la coqueluche.

— Pauvre Antonia ! vous la comparez à une maladie. Elle était pourtant fort séduisante hier soir, et elle a fait feu de toute la flamme de ses yeux et de son esprit pour nous faire supporter son Italien.

— Eh bien ? lui dis-je avec une certaine curiosité.

— Son beau docteur a fait un fiasco complet, reprit Frémont ; il est superbe, je n’en disconviens pas ; mais il ne faut pas dépayser ces beautés indigènes : celle de Tiberio est presque choquante dans notre monde parisien ; c’est comme si on transplantait les arènes de Vérone au milieu des boulevards. La gaucherie de Tiberio lui fait perdre son prestige. C’est un bel amoureux dans la solitude, mais qui fera rougir Antonia devant ses amis.

— À qui donc l’aviez-vous réuni ? lui dis-je.

— À Dormois, à Sainte-Rive, à Labaumée et au pianiste Hess, qu’Antonia voulait connaître ; car la passion de la marquise de Vernoult pour ce bel Allemand double en ce moment sa célébrité. Dormois, qui met dans sa conversation l’esprit et la chaleur qu’on trouve dans ses tableaux, a entrepris l’Italien sur Michel-Ange, Titien et Tintoret ; Tiberio s’est montré d’une telle ignorance, qu’Antonia en était déconcertée. À son tour, Sainte-Rive a voulu le faire causer poésie et il a haussé les épaules en l’entendant avouer qu’il préférait Métastase à Dante. Hess lui a fait une moue dédaigneuse à propos de plusieurs sottises qu’il a dites sur la musique. Antonia, pour venir en aide au pauvre garçon et le relever à nos yeux, a prétendu qu’il était très-fort en archéologie, et qu’elle était d’avis qu’il fallait être spécial et ne pas permettre à son intelligence une diffusion qui l’affaiblissait. En prononçant ce docte axiome elle ignorait que Labaumée, qui l’écoutait, était un très-profond archéologue, cachant son savoir sous son atticisme littéraire. Aussitôt il s’est mis à embarrasser Tiberio en lui adressant une foule de questions sur les antiquités romaines et étrusques. Le malheureux, traqué de tous côtés par la vivacité et l’ironie de l’esprit français, s’en est pourtant tiré, je dois l’avouer, à son honneur, par une sortie pleine de candeur.

— Messieurs, a-t-il dit à mes convives avec une dignité noble et une simplicité touchante, vous avez tort de rire de moi ; je ne suis pas un savant et je ne me donne pas pour tel ; je ne suis ici que comme l’amico, il servitor, il cavaliere de la carissima e illustrissima signora, et, à ce titre, vous devez me traiter avec courtoisie comme tout ce qui tient à elle. En parlant ainsi, il s’inclina devant Antonia en signe de servage, et lui tendit la main pour lui demander protection. Mais elle ne le regarda pas même, et se mit à fumer et à parler tout bas avec le pianiste. Puis tout à coup elle s’informa en riant pourquoi vous n’étiez pas venu, ce qui fit tressaillir l’infortuné docteur ; elle aurait été ravie, disait-elle, de vous complimenter sur vos nouveaux succès.

Sainte-Rive fit alors un éloge enthousiaste de votre talent, et le sardonique Dormois saisit l’occasion pour dire tout bas à Antonia :

— Comment avez-vous pu lui préférer cet Antinoüs ? Même au physique, Albert lui est bien supérieur ; car il a la distinction, la seule vraie beauté des peuples civilisés.

— Vous savez bien, a répondu gaiement Antonia, que vos contradicteurs vous ont toujours reproché de ne pas vous entendre en esthétique.

Antonia nous a quittés, presque à l’issue du dîner, sous prétexte d’une visite à recevoir, et il a été visible pour tous qu’elle était humiliée du peu de succès de son Italien. Je regarde donc Tiberio comme condamné in petto et son renvoi tacitement décidé. Ce n’est plus qu’une affaire de temps. Vous savez qu’Antonia va vite dans ces sortes d’expéditions, et qu’elle les accomplit sans broncher.

Je laissais parler Frémont sans l’interrompre. Je souffrais de ce qu’il disait sur celle que j’avais tant aimée ; mais il exerçait une sorte de justice distributive que je n’étais pas en droit de lui interdire.

Comme je ne répondis rien à son récit, il changea de conversation et me parla de ce que j’écrivais.

Lorsqu’il fut sorti, je couvris mon visage de mes mains, et je les sentis mouillées de larmes brûlantes, En bravant à ce point le scandale, Antonia voulait faire acte d’indépendance féminine ; elle pensait que la beauté de Tiberio et sa simplicité, qui n’était pas sans grandeur, intéresseraient à sa nouvelle passion les amis qu’elle avait laissés en France. Si j’avais assisté au dîner donné par Frémont, peut-être aurait-on trouvé bon de fêter l’Italien à mes dépens ; mais moi absent, on jugea de meilleur goût de me le sacrifier.

Ce que Frémont avait prévu arriva : Antonia se prit tout à coup pour ce bel amant de ce dégoût subit que l’intelligence communique aux sens. Elle en vint à le trouver vulgaire et laid ; ce fut là le signe le plus évident de sa lassitude, car la beauté de Tiberio avait été l’attrait réel de l’empire fugitif qu’il avait exercé sur elle.

Sitôt qu’il cessa de lui plaire, elle n’eut plus aucun souci de cet être passif et doux, Frémont vint me faire visite et me conta que, la veille, Tiberio avait reçu son congé.

— L’exécution a été nette et brève, ajouta-t-il ; dans ces occasions-là Antonia tient d’Élisabeth d’Angleterre et de Catherine la Grande. Elle m’avait écrit pour me demander mille francs d’à-compte sur son nouveau roman, et me priait de les lui porter hier en allant déjeuner avec elle. J’arrivai à l’heure indiquée ; je la trouvai en compagnie du pauvre Tiberio qui, triste et défait, me tendit la main et me conjura d’intercéder pour lui.

— La carissima donna voulait l’éloigner sous prétexte qu’il vivait oisif à Paris, qu’il avait sa carrière à faire et qu’elle se reprocherait toute sa vie d’y avoir été un obstacle. Mais à quoi songeait-elle donc là ? poursuivit-il ; qu’importe que j’exerce ou non mon métier de docteur à Venise ; je ne veux vivre que pour elle ; je suis un vermisseau qu’elle peut écraser. Oh ! bellissima, vous savez bien que mon esclavage m’est plus cher que la terre natale, ajouta-t-il en s’adressant à Antonia.

Elle jeta une bouffée de fumée de sa cigarette au plafond, et répliqua d’un ton grave :

— Mon cher enfant, l’art m’impose des sacrifices ; vous êtes pour moi une distraction incompatible avec le travail de l’esprit. Je me dois au public, je me dois à ma célébrité, et il faut nous séparer pour que j’accomplisse la mission de mon intelligence. Je ne vous quitte que pour l’idéal, ainsi ne soyez pas triste, mon beau Vénitien.

Casta donna ! s’écria le candide Tiberio, vaincu par l’euphonie de ce langage éthéré, ô musa nobilissima, je vous obéirai, mais j’en mourrai.

— Bah ! répondit Antonia en riant ; je vous promets d’aller vous revoir l’automne prochain à Venise.

Grazie, diva clementissima ! s’écria l’Italien en lui baisant les mains.

— Allons déjeuner, répliqua Antonia, et soyons gais pour chasser tout mauvais présage.

Nous mangeâmes tous les trois d’assez bon appétit, mais au dessert, Tiberio se prit à pleurer.

— Du courage, mon brave, lui dit Antonia, c’est l’heure du départ ; brusquons les adieux, et ne songeons qu’à la réunion promise. Alors, prenant dans sa poche le billet de mille francs que je lui avais remis, elle le glissa dans le gousset de Tiberio. Le patito était si ému, qu’il se laissa faire, et que je ne pus comprendre s’il manquait vraiment de dignité. Après tout, que pouvait-il, le pauvre diable ? Elle l’avait enlevé à Venise, elle avait brisé sa carrière ; il était sans fortune et n’avait peut-être pas de quoi s’en retourner, triste et seul, dans son pays si joyeusement abandonné pour elle.

Tandis que Frémont parlait je pensais : Voilà le troisième amant dont elle déchire le cœur ; quand donc s’arrêtera-t-elie ?

Frémont poursuivit :

— Tout en poussant l’Italien vers la porte, elle lui tendit son front à baiser.

— Oh ! crudelissima ! lui dit-il en se permettant une caresse plus intime.

Je lui saisis le bras pour les séparer ; j’étais chargé de le conduire à la diligence. Antonia referma sa porte sur nous, et quelques minutes après, le héros d’un des épisodes de sa vie roulait sur la route d’Italie.

— Eh bien ! dis-je, voulant affecter d’être indifférent, qui va-t-elle aimer à présent ?

— On parle du pianiste Hess, répliqua Frémont qui me quitta sur ce mot.

Pauvre Tiberio, pensai-je, aussitôt que je fus seul ; lui aussi, quoiqu’il ne soit pas poëte, va traîner son deuil sur les lagunes de Venise qui m’ont vu pleurer ! Mais tout à coup j’éclatai de rire, comme si l’ombre moqueuse d’Albert Nattier m’était apparue. En vérité, me disait une voix ironique, c’est bien à toi de le plaindre !

Puis je songeai : Elle va donc aimer ce pianiste allemand ? Les dernières paroles de Frémont me revenaient.

— Mais qu’elle aime le diable ! m’écriai-je en me promenant dans ma chambre plein de rage contre mon propre tourment. Il est des heures où l’on voudrait s’arracher le cœur et le souvenir. Hélas ! on n’a pas ce pouvoir sur la part immortelle de soi-même.

Ce que je redoutais le plus, c’était de me trouver subitement face à face avec elle, soit dans la rue, soit au théâtre. Rien d’horrible comme ces rencontres fortuites où passe près de nous, comme un inconnu, l’être que nous avons le plus aimé. Cette tête indifférente a pourtant reposé sur notre sein ! Cette bouche froide et muette nous a pourtant prodigué ses caresses et ses paroles d’amour ! Je sentais que si elle m’était ainsi tout à coup apparue, ou je serais tombé inanimé devant elle, ou bien je lui aurais tendu les bras et l’aurais emportée je ne sais où pour l’aimer encore.

Afin de l’éviter et de repousser son image irritante, je travaillais tout le jour, et chaque soir j’allais dans les salons où j’étais certain de ne pas la rencontrer. Mais quand j’écrivais, un spectre qui avait ses yeux se tenait toujours debout vis-à-vis de moi ; et dans le monde, lorsque je parlais tendrement à une femme, ce que je disais me semblait un écho affaibli et discordant de ce que je lui avais dit tant de fois. Bientôt, voulant me distraire violemment, je retournai chez les courtisanes que m’avaient fait connaître Albert Nattier, et j’essayai de la débauche sans scrupule.

Ma santé, qui était revenue, augmentait encore la véhémence de mon chagrin. À quoi donc me servaient les forces de ma jeunesse ? Parfois désespéré de ces nuits honteuses où se consumait mon énergie, j’aurais voulu faire quelque action héroïque, me vouer à quelque cause glorieuse et mourir comme Byron. Mais l’Europe était en paix, et les idées qui font les nobles guerres ne fermentaient plus dans les cœurs.

Un matin, je lus dans un journal que le prince qui avait été au collège mon compagnon d’étude, allait se battre en Afrique à la tête de nos soldats. Je me présentai chez lui ; il me reçut, comme il le faisait toujours, avec une cordiale amitié.

— Monseigneur, lui dis-je, je viens vous demander une grâce.

— Pour vous, cher Albert ? Ce sera la première, et elle est d’avance accordée.

— Je veux faire la campagne d’Afrique avec vous.

— Comme historiographe ?

— Non, comme soldat…

Son beau visage exprima la plus joviale gaieté.

— Oh ! je devine, dit-il, un désespoir amoureux ?

— Qu’importe, monseigneur, consentez-vous, répliquai-je sérieusement.

— Non, je retire ma promesse, je refuse. La France, mon cher Albert, a des milliers de braves soldats, mais elle n’a pas trois poëtes comme vous, ajouta-t-il en m’embrassant ; je vous garde donc à la gloire poétique de la France, qui m’est aussi précieuse que sa gloire militaire.

Ceux qui l’ont connu savent avec quelle grâce il disait ces mots-là.

Quinze jours s’étaient écoulés depuis le renvoi de Tiberio à Venise, lorsqu’un soir, comme je me disposais à sortir, j’eus la visite de Sainte-Rive ; il venait de dîner dans mon voisinage et il avait voulu me complimenter sur mon dernier livre :

— Savez-vous qui m’a accompagné jusqu’à votre porte, dit-il ?

— Qui donc ?

— Antonia que j’ai trouvée flânant sur le quai.

— Eh quoi ! j’aurais pu aussi la rencontrer ? répliquai-je involontairement.

— Sans doute, et elle en eût été heureuse, car elle m’a arrêté pour me parler de vous, pour me demander ce que vous faisiez et qui vous aimiez en ce moment ? J’ai bien compris à cette inquisition de l’amour que vous l’occupiez encore.

— Elle ne veut donc pas même me laisser vivre et respirer en paix l’air du soir ? Que vient-elle faire autour de ma maison ? Plutôt que de m’exposer à la rencontrer je me condamnerais à ne plus sortir.

— Voilà la preuve évidente que vous l’aimez encore, répondit Sainte-Rive, et, comme de son côté elle ne peut pas se passer de vous, vous finirez par vous réconcilier.

— Vous savez bien que c’est impossible, et d’ailleurs elle ne le désire pas plus que moi.

— Ce qui veut dire qu’elle y songe, mon cher Albert ! Pour qui donc a-t-elle chassé Tiberio ? Pour qui donc ferme-t-elle sa porte depuis huit jours au pianiste allemand, si ce n’est pour vous ? Pour vous dont elle veut obtenir paix et pardon.

— Je crois reconnaître là une de ses phrases, repartis-je, vous a-t-elle fait part de ses sentiments ?

— Eh ! parbleu, à moi comme à tous nos amis ; elle vous aime et ne veut plus aimer que vous.

— Je ne vous croyais pas si candide, mon cher Sainte-Rive, repris-je en affectant de sourire ; vous savez bien que, si elle a renvoyé Tiberio, c’est qu’à ce dîner chez Frémont elle s’est trouvée humiliée d’un pareil amant, et vous n’ignorez pas que si elle ferme sa porte au pianiste Hess c’est que celui-ci lui préfère une marquise blonde.

— Vous êtes méchant et subtil, répliqua Sainte-Rive, et je vous trouve bien dupe, puisqu’une femme de l’esprit et du charme d’Antonia revient à vous de la repousser, avec des transes de saint Antoine devant le démon, car vous êtes tenté, mon cher, et, sans votre orgueil, vous lui crieriez : Accours !

— Obligez-moi de ne plus me parler d’elle, dis-je un peu sèchement et prenant mes gants et mon chapeau, je lui fis comprendre que je voulais sortir.

Cette nuit-là je me livrai à toutes les ivresses forcenées ; je parvins à tuer son souvenir. La nuit suivante je recommençai, et ainsi de suite durant plusieurs jours ; si bien que je devins une chair inerte ; je ne travaillais plus et bientôt je me sentis pris de la fièvre et m’imaginai que mon mal de Venise allait revenir.

Frémont, à qui j’avais promis les dernières pages d’un livre, n’entendant plus parler de moi, arriva un matin, et me surprit dans ce bel état d’abrutissement dont il devina la cause.

— Vous n’êtes pas pardonnable, me dit-il, vous tuez votre génie pour échapper à l’obsession d’un souvenir ; croyez-moi, mieux vaut tuer votre passion en la profanant.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’Antonia vous aime toujours, et que vous feriez mieux de la reprendre que de mener la vie que vous menez. Je vous parle brutalement et sans phrases, comme un ami.

— Vous me parlez comme l’indifférence, lui dis-je, car vous me conseillez la pire des douleurs : celle du mépris que j’aurais pour moi-même en renouant avec elle. Il ne peut plus exister entre nous qu’un amour malsain et troublé. Mieux vaut la haine, la haine active, vivace, inspiratrice. Raccommoder une belle passion brisée est aussi maladroit, aussi impossible que de remettre un bras à une statue antique.

Frémont n’insista pas, mais Sainte-Rive me sachant malade vint me revoir et me dit :

— Antonia est très-touchante en parlant de vous ; elle s’accuse et se donne tous les torts ; elle, si superbe, pleure souvent en nous disant qu’elle ne pourra vivre si vous ne lui pardonnez pas.

— Je n’aime point, répliquai-je, cette mise en scène de la douleur ; si le cri de son âme est sincère, c’est en secret et vers moi seul qu’elle devrait le jeter.

— Mais elle vous redoute, elle a peur de vos dédains !

— Et moi j’ai peur d’elle ! ne m’en parlez donc plus, m’écriais-je irrité.

Ma colère même prouvait que je n’étais pas guéri. Je ne sais si Sainte-Rive rapporta mes paroles à Antonia, mais deux jours après, vers minuit, comme je reposais sur un grand fauteuil, le cordon de ma sonnette s’agita faiblement. Qui donc venait à cette heure ? J’avais envoyé mon domestique se coucher, je me précipitai pour ouvrir, frappé par l’idée soudaine qu’un événement grave allait m’arriver : peut-être ma mère était-elle malade ? Peut-être accourait-on m’annoncer qu’Antonia s’était tuée ? J’en étais à cette dernière pensée lorsque, en ouvrant la porte, je vis devant moi Antonia enveloppées d’une mante noire. Je reculai en chancelant, et je laissai tomber la bougie que je tenais à la main. Elle se jeta sur mon cœur dans les ténèbres et m’enlaça d’une étreinte si forte que toute résistance eût été inutile ; d’ailleurs je ne songeais pas à résister ; je sentais ses larmes mouiller mon visage, sa chevelure embaumée me pénétrait de son parfum suave et connu ; elle joignait ses mains autour de mon cou et me demandait pardon. Je la retrouvai à ma merci, elle qui, si souvent, m’avait repoussé par ses froids dédains ; elle était humble et passionnée aujourd’hui comme une femme d’Orient qui apaise par des caresses son maître irrité. Son souffle courait sur moi tel qu’une flamme électrique et elle me disait :

— Souviens-toi ! nous avons été heureux, nous pouvons l’être encore !

Comment me dégager d’elle ? comment repousser le bonheur que j’avais si souvent regretté ? Il est vrai que ce bonheur était désormais perverti, navrant, dépouillé de tout prestige ; mais la partie grossière des sens s’en contentait ; jamais, au temps radieux de mon culte pour elle, je n’avais ressenti de tressaillements plus vifs et plus énergiques ; je lui rendis ses baisers furieux, mais sans mentir à son âme :

— Ne me demande pas pardon pour tes impuretés, lui dis-je, car je suis encore plus impur que toi ! je te donne les restes de la débauche ; tu retrouves un cœur flétri que la douleur a corrompu ; blessé par toi, il te fera souffrir de sa blessure ; désormais notre amour, amer comme la haine, ne sera plus qu’un défi des sens à la conscience ; tu deviens courtisane en te jetant dans mes bras, et je ne suis plus qu’un débauché sans cœur en te rendant tes embrassements !

— Qu’importe, me dit-elle en délire, et elle souscrivit à cette ivresse souillée. Tous les souvenirs sacrés de notre amour si beau se confondirent alors aux âcres sensations d’une passion dégradée.

Ô mystère impénétrable de l’union des êtres ! malgré les paroles cruelles que je venais de prononcer, je sentis se fondre dans ses bras tout ce qu’il y avait de ressentiment dans mon cœur. Je redevins tendre et affectueux, et mes yeux mouillés de larmes la regardaient avec reconnaissance.

Elle me devina :

— Vois-tu que j’ai bien fait de venir, me dit-elle.

— Oh ! oui, murmurai-je en cachant ma tête dans son sein, je t’aime toujours.

Le lendemain, j’avais repris chez elle ma place d’autrefois. Les premiers jours furent presque du bonheur : retranchés du monde, j’oubliais tout ce qui n’était pas elle, et en elle je ne voyais et ne retrouvais que ce qui m’avait rendu heureux. Sa nature douce et calme refaisait la paix dans mon cœur, son intelligence en toutes choses me charmait ; quelle autre femme aurait pu me parler comme elle, avec la certitude du génie et l’enthousiasme de l’amour, des créations de mon esprit ? Je lui lisais ce que j’avais fait de nouveau, et dans ses éloges et ses critiques je trouvais une supériorité qui enorgueillissait mon amour. Qui donc m’aurait compris aussi bien qu’elle ? Qui donc eût senti à ce point le poëte dans l’amant ? Malgré quelques dissidences, n’était-elle pas, après tout, la seule femme avec qui je pusse vivre de la double vie du corps et de l’âme ?

Mais les orages devaient renaître, apportés par tous les souffles du dehors, qui ne pouvaient manquer d’arriver jusqu’à nous.

Notre réconciliation fit grand bruit ; ma famille s’en désespéra, prévoyant pour moi de nouveaux chagrins ; mes amis en plaisantèrent, et le monde me traita de lâche et de fou.

Je bravai les conseils et l’opinion, comme cela arrive presque toujours en pareille situation.

Ma passion avait été la plus forte ; je devais donc la glorifier ou du moins faire croire à tous que je n’en rougissais pas. Je reparus avec Antonia dans les promenades et aux théâtres ; elle s’y montrait souvent en habit d’homme, ce qui attirait sur nous tous les regards ; elle affectait le plus grand dédain pour ce qu’elle appelait les préjugés, et m’entraînait à l’imiter. Nous menions une vie débraillée d’artistes qu’on a appelée plus tard la vie de bohème. En sortant du spectacle, parfois quelques personnes venaient chez nous souper et fumer, plutôt ses amis que les miens ; non que les miens fussent des sages, mais ils avaient, même dans l’intimité, une raideur aristocratique fort ennuyeuse selon Antonia. Il est vrai que devant elle ils se souvenaient de son talent, qui leur imposait et contenait le laisser-aller de leur esprit ; ils avaient gardé en ceci la tradition des manières courtoises qui, sous l’ancien régime, aurait toujours empêché qu’on traitât Mme de Sévigné, eût-elle eu des amants, comme on traitait une danseuse. Les amis d’Antonia se gênaient moins, ils la tutoyaient, elle leur en avait donné l’exemple, et moi, rattaché à elle par le côté grossier de la passion, je les laissais faire, peu soucieux de sa dignité. Je me sentis d’abord dans une atmosphère malsaine, mais je finis par me faire à cet air corrompu. Ironique, méprisant, je la traitais comme une maîtresse vulgaire ; l’idole était volontairement descendue de son piédestal, et je me raillais moi-même si j’étais tenté de l’y replacer. J’avais avec elle des manières tantôt dures, tantôt moqueuses, où se trahissait le bouleversement de mon âme. Lorsqu’elle me les reprochait avec douceur et simplicité, j’étais attendri, mais sitôt qu’elle le prenait sur le ton de la prédication et de l’emphase, j’éclatais en plaisanteries injurieuses ; elle eût pu me rappeler par une larme ou par une parole émue à ce qui restait encore de grand dans mon âme, et alors je serais tombé à ses pieds. Mais elle employait dans ces sortes de luttes un langage tellement en contradiction avec tous les actes de sa vie que j’en étais révolté.

Un soir je rentrai vers minuit, après l’avoir laissée m’attendre toute la journée. J’étais allé à travers la campagne déposer le fardeau que je traînais sans trêve ; je m’étais baigné dans la Seine, près de Bougival, puis roulé sur l’herbe, puis endormi sous les arbres par une chaude soirée d’août. Quand j’arrivai, elle éclata en reproches, me dit qu’elle voyait bien qu’elle ne pourrait jamais m’arracher à la dissipation et à la débauche, et que son sacrifice avait été en pure perte.

— Quel sacrifice ? m’écriai-je ; est-ce par hasard le renvoi de Tiberio ?

— Celui-là et tant d’autres, poursuivit-elle avec une sorte d’audace naïve qui m’exaspéra. Je vous ai été dévouée jusqu’aux dernières limites de l’abnégation, jusqu’à l’immolation de tous mes fiers instincts, jusqu’à l’avilissement de ma chaste nature.

J’éclatai de rire.

Elle continua :

— Votre incrédulité impie ne saurait m’atteindre ; Dieu le sait ! c’est pour vous sauver de l’abîme que j’ai surmonté mon dégoût des choses des sens. Je ne me suis rejetée dans vos bras que pour vous arracher à des bras souillés ; et maintenant vous me raillez de ma chute, et vous me traitez comme ces femmes dont j’ai voulu vous séparer : vous oubliez que j’ai été pour vous une sœur, une mère…

— Assez ! lui dis-je à ces mots qui éveillaient l’écho d’un langage semblable qu’elle m’avait tenu autrefois au moment même où elle me quittait pour Tiberio, — assez d’hypocrisie ! repartis-je avec une colère croissante ; il ne faut pas être une Mme de Warens puritaine, il ne faut pas mettre Jean-Jacques adolescent dans son lit et protester après que c’était pour son plus grand bien et par pure abnégation ! Convenez donc que vous y trouviez aussi quelque plaisir !

Je n’aime pas les exclamations mystiques de Mme de Krudner, quand elle s’écrie dans le ravissement de ses spasmes d’amour : « Mon Dieu, pardonnez-moi d’être heureuse à ce point ! » Dieu et le remords n’ont que faire en ceci. Je trouve plus vrai le cri d’amour des belles Romaines, qui en pareils moments disaient en grec : ζωη και ψυχη.

Convenez donc, ma chère, que si vous n’aviez que du dégoût pour les choses des sens, vous n’étiez pas forcée d’y goûter. Lorsqu’on a donné au monde ce que le monde appelle le scandale de l’amour, il faut au moins avoir la franchise de sa passion. Sur ce point, les femmes du dix-huitième siècle valaient mieux que vous : elles n’alambiquaient pas l’amour dans la métaphysique.

Pendant que je parlais, le visage toujours si calme d’Antonia exprimait une fureur douloureuse qui se trahissait par la rougeur de ses joues et l’éclair de ses regards. Mais tout à coup ses traits se détendirent ; elle pâlit, et sa tête se renversa en arrière et demeura immobile.

Quand j’eus fini, elle me dit d’une voix tranquille :

— Vous êtes la punition de mon orgueil ; cela devait être.

Je vis deux longues larmes couler de ses yeux, et je me fis horreur. Ce que je lui avais dit, tout autre aurait pu la lui dire, mais moi je devais me taire.

Après ces scènes cruelles, j’essayais pourtant de l’aimer encore, d’être heureux et de la lier à moi. J’évoquais le passé, j’en faisais remonter de chères images ; j’en formais autour d’elle comme une ronde fantastique où je m’emprisonnais. Mais à côté des souvenirs riants s’en dressaient d’autres insultants, tyranniques, et qui me murmuraient de ces mots irréparables que la mort ne doit pas effacer : toujours je voyais à ses côtés, comme son ombre, le fantôme railleur de l’Infidélité.

Nous ne travaillions plus durant ces jours orageux. Mais sous le règne si paisible et si court du doux Tiberio, elle avait écrit un roman qui venait de paraître et qui excita bientôt la plus vive polémique dans les journaux : les uns proclamaient ce livre une œuvre philosophique où se résumaient les souffrances et les aspirations de l’époque ; d’autres n’y voyaient qu’une élucubration ambitieuse et vide, où toute vraisemblance et toute morale étaient violées dans un style tour à tour charmant et emphatique. Un journaliste avait trouvé piquant de reconnaître l’auteur sous l’héroïne, et se permit de diriger contre Antonia des attaques tellement violentes que je me sentis offensé. Je pouvais bien, dans la poignante colère de mon amour. me permettre parfois de la pénétrer et de la juger ; mais j’interdisais aux autres toute insulte contre une femme qui m’appartenait et qui se montrait en public à mon bras.

Je venais de lire l’article injurieux, et je me disposais à sortir pour aller en demander raison à l’auteur, lorsque je vis entrer dans ma chambre Albert Nattier.

— Je te croyais encore en Angleterre ? lui dis-je en l’embrassant, tout joyeux de la surprise qu’il me causait.

— J’arrive comme le Deus ex machina.

— Tu dis plus vrai que tu ne penses, répliquai-je ; tu arrives à point pour un dénoûment ; car demain je me bats en duel et tu seras mon témoin.

— Nous verrons, nous verrons, répliqua-t-il en riant ; mais viens d’abord déjeuner avec moi au café Anglais.

— J’y consens, quoique je sois attendu : je vais écrire pour la prévenir.

— De qui parles-tu donc ? fit-il en jouant étonnement.

— Mais tu le sais bien, poursuivis-je, nous nous sommes réconciliés.

— On me l’avait dit, reprit-il ; pourtant je n’y croyais pas : et c’est pour elle que tu te bats ?

Je fis un signe qui disait oui, tout en écrivant quelques lignes à Antonia, Albert Nattier me considérait ; son visage avait une expression sérieuse que je ne lui avais jamais vue. Nous descendîmes l’escalier sans rien dire et nous montâmes dans sa voiture, qui nous conduisit au café Anglais. Durant le trajet, il affecta de ne me parler que des plaisirs de Londres ; il me raconta quelques aventures dont il avait été le héros. La conversation continua sur ce sujet jusqu’à la fin du déjeuner. Mais sitôt que le garçon fut sorti et que nous eûmes allumé nos cigares, il me dit en se plaçant debout en face de moi :

— Ainsi donc, Albert, ce duel est bien arrêté : tu vas te battre pour cette femme ?

— Ma décision est irrévocable, répondis-je ; mon père même, si j’avais le bonheur de l’avoir encore, ne m’y ferait pas renoncer.

— Eh bien, en ce cas, j’aurai plus de pouvoir que ton père, répliqua-t-il ; car je te jure bien que ce duel n’aura pas lieu.

— Tu deviens fou, lui dis-je avec impatience.

— Non, reprit-il ; mais je vais commettre une mauvaise action, si tu ne me donnes pas à l’instant ta parole que tu ne te battras point.

— Ce que tu me demandes là est impossible.

— Eh bien, en ce cas, je parlerai, poursuivit-il en devenant très-pâle.

Je fus pris d’un frisson et j’eus comme la révélation subite de quelque chose de terrible ; il semblait hésiter.

— Mais, parle donc, lui dis-je en lui secouant le bras.

— Tu sais, reprit-il, que Tiberio a été l’amant d’Antonia.

— Oui, puisqu’elle me l’a dit elle-même et que je te l’ai raconté ; en quoi cela peut-il me permettre de manquer à l’honneur, et j’ajouterai de manquer à Antonia qui n’a que moi pour la défendre ? Après tout, elle vaut mieux que les autres femmes, car elle a été franche et grande dans son aveu et dévouée pour moi à l’égal d’une mère durant ma longue maladie à Venise.

— Oh ! oui, répliqua-t-il avec un accent étrange, cette maladie sera la page saillante de sa vie !

— Mais, que veux-tu dire, murmurai-je d’une voix étranglée, parle vite, finissons-en !

— Je dis que pendant que tu te mourais, elle se donnait en riant à Tiberio.

— Tu mens ! m’écriais-je, en faisant un geste de réprobation.

Il resta muet devant ma douleur ; il eut peur, m’a-t-il dit plus tard, de la décomposition rapide de mon visage.

À mon tour je l’interrogeai :

— Qu’en sais-tu ? qui te l’a dit ? Je ne te croirai que sur des preuves !

Il continua :

— Le pauvre Tiberio, confus de la reconnaissance que je lui exprimais pour les soins qu’il t’avait donnés, m’a tout avoué pendant notre promenade à travers Venise !

— Oh ! voilà donc pourquoi, balbutiai-je, tu étais si bouleversé en rentrant ce jour-là !… Je me souviens ! Je me souviens !

Je n’en pus dire davantage, je laissai tomber mon visage dans mes mains, comme pour me dérober à la honte qui m’envahissait.

— C’est-elle, poursuivit-il implacablement, qui a entraîné Tiberio, car lui croyait à la fidélité qu’on doit aux mourants, et je l’ai vu saisi d’une terreur superstitieuse en songeant à ce sinistre hymen, accompli presque en face d’un lit mortuaire ; il l’aimait…

— Tais-toi ! tais-toi ! lui dis-je, je ne veux plus t’entendre ; conduis-moi où tu voudras. Et je saisis son bras comme un appui.