Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 1-5).

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— Vous qui écrivez, me disait un soir la marquise Stéphanie de Rostan, un de ces rares et nets esprits du dix-huitième siècle qui semble avoir sauté à pieds joints sur les années écoulées jusqu’à notre époque indécise où les intelligences cherchent leur route, les consciences leur morale, et les écrivains leur style ; vous qui écrivez, gardez-vous du pathos en amour et ne dissertez pas de ce sentiment naturel et simple, de cet attrait puissant et bien caractérisé qui attire et confond les êtres, avec le langage de la métaphysique et du mysticisme. Si les héroïnes des romans modernes sont si ennuyeuses et à mon avis si immorales, c’est qu’à propos d’amour elles parlent de Dieu ou de maternité, et obscurcissent par des idées tout à fait à part cette belle flamme de la jeunesse qui ne réchauffe plus aucun cœur et ne colore plus aucun récit. Depuis la Julie de Rousseau et l’Elvire de Lamartine, toutes les femmes ont plus ou moins prêché à propos d’amour tantôt la philosophie, tantôt la religion, tantôt le socialisme ; si bien que l’amour s’est trouvé étouffé par ces aspirations sublimes ou prétentieuses qui ne sont guère de sa compétence qu’accidentellement.

— Pour que je vous comprenne mieux, répondis-je, faites-moi donc, marquise, une définition de ce que vous entendez par l’amour.

— Définir l’amour ! y pensez-vous ? Si je l’essayais, je tomberais dans le ridicule de celles que je critique. Je ne définirai donc pas l’amour ; mais je l’ai senti par le cœur, par l’esprit et par les sens d’une façon très-complète, et je vous assure qu’il ne ressemble guère aux descriptions qu’on en écrit et aux aveux hypocrites de bien des femmes ; très-peu osent être franches sur ce sujet ; elles craindraient de passer pour impudiques, et je crois, pardonnez-moi mon orgueil, qu’il n’appartient qu’aux plus honnêtes de dire en cette question la vérité : L’amour n’est pas une déchéance, l’amour n’est pas un remords et un deuil ; il peut amener tout cela, par l’angoisse d’une rupture, mais au moment où il est ressenti et partagé, il est l’épanouissement de l’être, la joie et la moralisation du cœur.

— Vous ne regrettez donc pas d’avoir aimé, lui dis-je, malgré la douleur et le vide où vous a laissé l’amour ?

— Moi, répliqua-t-elle avec feu, je voudrais pouvoir aimer encore, si une passion nouvelle et entière devait anéantir les vestiges de la passion éteinte ; mais comme cela est impossible et que nous n’avons pas la faculté du rajeunissement et de l’oubli, je me contente de savourer le souvenir de ce que j’ai ressenti ; car, ne voulant que des satisfactions complètes, je repousserais toujours l’à peu près en amour ; mais je ne suis pas assez glacée et mystique à quarante ans pour me repentir des heures lumineuses de la jeunesse. Ce sont encore les meilleures malgré le trouble, les larmes, et, comme vous l’avez bien dit, le vide qu’elles ont laissés après elles. Est-ce que le navigateur poussé par le sort dans les glaces du Groenland ne se souvient pas avec délice de quelque belle plage tiède et fleurie de Cuba ou des Antilles ?

— Oh ! marquise, m’écriai-je, vous devriez bien me conter votre histoire ou plutôt vos sensations.

— Il me serait douloureux de parler de moi, reprit-elle ; j’ai recouvré une sérénité que je ne veux plus perdre, et vous ne voudriez pas, vous qui m’aimez, faire jaillir des étincelles de la cendre refroidie, ou des larmes du roc poli sur lequel je marche tranquille ? mais je vous parlerai de lui, de cet ami célèbre que vous avez connu, dont le monde s’occupe, sur lequel on dit et on écrit tant de choses mensongères ; et en vous racontant comment nous nous sommes rencontrés, comment il m’a aimée, comment je lui suis restée attachée après sa mort, vous trouverez dans le récit de notre amitié ce qu’il entendait par l’amour, lui, le grand poëte, et ce que moi-même je lui en disais avec une franchise qu’un lien plus intime eût peut-être enchaînée, mais que notre sympathie intelligente et fraternelle laissait s’épancher sans entraves.

C’était dans le jardin de son joli hôtel de la rue de Bourgogne que la marquise de Rostan me parlait ainsi, par une belle soirée de mai : nous étions assises au bord de la vasque de marbre blanc qui forme le centre du jardin ; un arbre de Judée qui commençait à fleurir étendait ses rameaux d’un rouge tendre sur nos têtes, le ciel était d’une limpidité calme, et l’air si doux qu’il nous apaisait comme un philtre bienfaisant. La taille encore svelte de la marquise, son cou blanc et flexible et sa belle tête expressive couronnée d’une abondante chevelure d’un blond doré, jaillissaient, pour ainsi dire, au-dessus des plis nombreux d’une robe violette à deux jupes ; la finesse et les flots du tissu soyeux l’enveloppaient avec grâce ; son buste était appuyé et cambré contre le dossier d’un fauteuil en fer creux, tandis que ses deux petites mains croisées soutenaient son genou ployé. Dans cette attitude de la Sapho de Pradier, ses larges manches pendantes laissaient à découvert jusqu’au coude deux bras d’un modelé parfait et d’une blancheur éblouissante ; l’haleine chaude de cette magnifique soirée de printemps colorait ses joues d’un rose nacré ; je la contemplais avec ravissement et je me disais : — On devrait encore l’adorer.

Elle sembla deviner ma pensée, car elle s’écria tout à coup :

— Mieux vaut ne pas être aimée que de l’être mal ou de l’être à demi ; pour une âme ardente l’hésitation et l’inquiétude sont pires que le désespoir. Je dois à la tranquillité que j’ai acquise l’adoration de la nature et le bien-être que me donne ce beau soir.

Ne parlons plus de moi, parlons de lui : c’est par une journée semblable qu’il mourut, il y a deux ans ; je n’aime pas qu’on touche si vite à la chère poussière des morts, et j’aurais voulu qu’on laissât la sienne reposer encore quelques années ; mais il est des cendres glorieuses qui se soulèvent d’elles-mêmes ; leur éclat attire les regards investigateurs ; l’envie s’attaque aux spectres comme aux vivants, et parfois l’amour irrité les outrage ; c’est alors que l’amitié leur doit la vérité, cette justice éternelle.