Lui (1859)
Calmann Lévy (p. v-xvi).



PRÉFACE


« La fausse modestie est le dernier raffinement de la vanité ; elle fait que l’homme vain ne paraît point tel et se fait valoir, au contraire, par la vertu opposée au vice qui fait son caractère.

Vous dites qu’il faut être modeste, les gens bien nés ne demandent pas mieux : faites seulement que les hommes n’empiètent par sur ceux qui cèdent par modestie et ne brisent pas ceux qui plient. »

C’est la Bruyère qui a dit cela ; comme on a tenté de me briser à l’occasion de ce livre, je relève la tête ; je ramasse le gant qu’on m’a jeté.

Je quittai Paris le lendemain du jour où parut la première édition du roman qu’on va lire ; quatre éditions se succédèrent sans qu’il me fût possible d’en revoir les épreuves et de prémunir le lecteur contre les attaques des journaux, dans une courte préface. Ces attaques furent nombreuses et ardentes. Quoique deux romans du genre qu’on me reprochait, eussent précédé la publication du mien, les journaux sérieux, comme on dit, formant un bataillon sacré, concentrèrent contre moi leurs indignations et leurs exorcismes. « Ne lisez pas, disait aux femmes du monde le plus autorisé des critiques, ne lisez pas ce livre impur ! » m’appliquant ainsi le mot orgueilleux que Rousseau mit en tête de sa Nouvelle Héloïse. Un autre me traitait de madame Cottin, doublée de Mogador ; un troisième, de païenne regrettant les priapées antiques. Les plus modérés me jugèrent une âme fourvoyée par l’audace et le doute, et qui devait rentrer bien vite dans la règle salutaire du respect humain et des attermoiements dévots.

« Quelques-uns qui ont lu un ouvrage en rapportent certains traits dont ils n’ont pas compris le sens, et qu’ils altèrent encore par tout ce qu’ils y mettent du leur, et ces traits ainsi corrompus et défigurés, qui ne sont autre chose que leurs propres pensées et leurs impressions, ils les exposent à la censure. »

C’est encore la Bruyère qui définit de cette façon délicate et profonde les détracteurs d’un livre. Oh ! oui, c’est bien cela ! l’ouvrage, corrompu et défiguré par tout ce qu’ils y mettent du leur, est exposé de la sorte à la censure aveugle du public, sciemment trompé par des critiques fallacieux. Ce sont eux que l’équité devrait condamner comme violateurs et falsificateurs de la pensée, qui, de toutes les propriétés humaines, est la plus sacrée.

Quel était donc mon crime ? On ne pouvait pas m’accuser d’avoir amoindri les puissantes individualités qu’on se plaisait à reconnaître dans mon livre : je leur avais laissé leur grandeur troublée mais réelle, et, par respect, j’avais poétisé et ennobli les personnages secondaires qui leur font cortége. C’est ainsi que j’ai doué d’une beauté irrésistible l’amant d’aventure qui distrait un moment l’héroïne. Or, s’il faut en croire la tradition vénitienne[1], le pauvre docteur Tiberio était fort laid. La beauté a perdu de son prestige dans les sociétés modernes, trop dédaigneuses de la plastique, et les femmes néochrétiennes se font une vertu de préconiser la laideur, comme le rachat de leur chute, toujours produite, prétendent-elles, par l’attrait de l’union des âmes et non par la convoitise des corps périssables. L’antiquité fut plus naïve et plus friande en matière d’amour ; la puissance de la beauté y était reconnue si grande, qu’elle suffisait à justifier l’amour des déesses pour de simples bergers et celui des patriciennes pour des esclaves. Ai-je diminué mon héroïne en lui prêtant un reflet antique ? Pour n’insister ici que sur la question générale de cette attraction foudroyante de la beauté, n’est-il pas évident que les femmes qui s’obstinent à cet idéal charnel et en font une des conditions exclusives de l’amour, sont d’un entraînement moins facile et partant d’une nature plus chaste ? — La beauté physique de l’homme est devenue aussi rare que l’a toujours été sa beauté morale, et à celles qui, l’exigent pour s’abandonner au vertige de l’amour, moins d’occasions sont offertes de faillir comme les déesses et les patriciennes antiques. Quoi qu’il en soit, ce livre fut déclaré impur et l’auteur voué au mépris. De ces arrêts de la calomnie, prononcés en se jouant, sort parfois la ruine et le désespoir d’un écrivain. Mais qu’importe cette immolation aux juges frivoles d’un tribunal éphémère !

Je me souviens que j’étais à Venise dans la grande salle de l’Académie des beaux-arts, où se trouve l’Assunta du Titien. Assise en face de ce tableau, je contemplais avec ravissement le groupe admirable que forment les apôtres éperdus : la tête renversée, saisis d’un effarement douloureux, ils tendent leurs bras et leurs regards vers la mère de Jésus, prête à disparaître dans le ciel. Quels mouvements ! quelles attitudes suppliantes et navrées ! on entend ces âmes prier et crier ; ces lèvres, ces gestes, ces muscles composent une suprême évocation ! « Reste parmi nous, disent les apôtres à Marie, ton fils est parti en nous laissant sa doctrine et sa mère ; mais l’esprit vacille au souffle de la terre ; oh ! reste pour nous guider, toi, créatrice visible et palpable du divin Rédempteur ! »

Ainsi nous pleurons et nous nous lamentons quand l’amour, cet idéal humain, nous échappe.

Je regardais attentivement chaque tête expressive et vivante de ce magnifique tableau, lorsque le cameriere de mon hôtel entra et me remit un paquet de journaux et de lettres en retard qu’il savait que j’attendais impatiemment.

Je parcourus les journaux et j’y trouvai les aménités dont j’ai parlé ! J’ouvris une des lettres, portant le timbre du ministère de l’instruction publique, et j’y lus la suppression de la pension littéraire que j’avais depuis vingt ans. La semence de la critique avait porté des fruits hâtifs et empoisonnés. Nos ministres n’ont pas le temps, comme faisait M. de Cavour, de lire des romans ; ils avaient cru les folliculaires sur parole ; j’étais une Euménide dangereuse qu’il fallait châtier au plus tôt. Une lettre m’annonçait que le directeur d’un grand journal refusait de publier un de mes romans qu’il avait accepté, à cause des rumeurs malséantes qu’avait soulevées le dernier.

Ainsi j’étais frappée de tous côtés. Mais, par un de ces hasards providentiels qui sont un adoucissement aux blessures du poëte, je recevais ces coups réitérés en face des chefs-d’œuvre de l’art et en communion, pour ainsi dire, de toutes ces figures immortelles, filiation du génie ; elles me regardaient pensives : les unes compatissantes, les autres altières, toutes sereines et inaltérables ; elles me pénétraient de leur calme et de leur dignité. Au dehors, Venise esclave, Venise en deuil portait fièrement ses chaînes dans l’attente de sa délivrance ; flottante sur la lagune, immobile, elle souriait mélancoliquement à son beau ciel d’un azur radieux.

Je sortis de la salle des grands maîtres de l’école vénitienne ; je pris une gondole et me fis conduire au Lido. Absorbée dans la splendeur et la quiétude du jour, je gardais à peine au cœur un point noir, vague, déjà éclairci.

— Pourquoi donc, me disais-je m’enivrant de lumière et de solitude, faut-il au poëte et à l’artiste, aussi bien qu’aux autres hommes, le pain de chaque jour ? Cette nécessité inexorable les replonge incessamment dans le courant troublé d’où ils voudraient sortir, et assombrit pour eux les joies de la nature et les rayonnements du beau.

Quelques jours après, je partis pour Milan ; mon roman, dénigré par la presse française, y avait éveillé la curiosité ; il me fit des amis dans la société italienne, étrangère à nos coteries. C’est après avoir lu ce livre, que M. de Cavour désira me connaître[2]. Massimo d’A zeglio et Giorgini, tous deux gendres de l’illustre Manzoni, le lurent à leur tour et le firent lire à l’incorruptible auteur des Promessi Sposi, auquel je n’aurais pas osé offrir ce récit d’une passion orageuse. Voici le jugement qu’en porta le vertueux poëte :

— Au point de vue chrétien, me dit-il, je ne saurais approuver cette préoccupation fiévreuse et exclusive de vos héros, d’un bonheur terrestre qui nous échappe toujours. Au point de vue humain, j’ai trouvé dans ce livre une psychologie sincère, une émotion noble et une satire courageuse de la société moderne.

Il est une autre appréciation que je tiens, quoique obscure, à constater ici, parce qu’elle est sortie d’un des cœurs les plus droits et les plus moraux que je connaisse. Lorsque je revins d’Italie, je m’arrêtai quelques jours, dans le midi de la France, chez un vieux parent de ma mère ; comme nous causions, un matin, dans sa vaste bibliothèque remplie des chefs-d’œuvre de la littérature antique et moderne, je vis, relié avec luxe, sur un des rayons, mon pauvre roman vilipendé par la presse parisienne.

— Eh quoi ! dis-je au solitaire bienveillant, ce malheureux livre a trouvé grâce devant vous ?

— Ma chère enfant, répliqua-t-il, vous avez écrit là une œuvre d’une audacieuse vérité, que les esprits factices et malsains de l’époque ne vous pardonneront jamais. De là l’orage gonflé de venin qui a éclaté sur vous. La vertu tranquille n’a pas de ces emportements ; vous avez irrité tous les faux semblants dont se compose la morale du jour : les simulacres d’amour, les simulacres de talent, les simulacres de convictions politiques et religieuses. La parole rude et ferme d’un croyant, jetée dans cette mêlée de consciences incertaines, sera toujours traitée de séditieuse et d’impie ; mais il est encore, Dieu merci, quelques âmes honnêtes et recueillies qui ne confondent point les glapissements d’une morale de parade avec la voix immuable de la morale éternelle ; ces âmes vous absoudront comme je vous absous.

Ô la Bruyère, Montaigne, Molière, Diderot, Voltaire ! grands prêtres immortels du culte impérissable de la justice et de la vérité, et toi, Balzac, leur frère glorieux, toi, le hardi révélateur des lâches passions contemporaines qui dissimulent leur lèpre sous un masque puritain ! ô fiers et libres esprits, qui n’avez jamais accepté les timides compromis des écrivains enrégimentés ! je ne sais si mon orgueil m’abuse, mais il me semble que, si vous viviez, le jugement de ce pur solitaire serait ratifié par vous, et, qu’applaudissant à mon esprit impliable, inaccessible à la peur, vous diriez à ceux qui m’ont insultée : « Laissez chanter en paix cette âme qui croit encore au beau, à la liberté, à l’amour ! »

Louise Colet.

Août 1863

  1. Voir tome Ier, page 248, de l’Italie des Italiens, 4 vol. de l’auteur, en vente à la librairie Dentu.
  2. Voir tome Ier, page 402, de l’Italie des Italiens.