Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 391-402).

XXVI

J’attendis deux jours, puis j’envoyai Marguerite chez lui. On lui répondit qu’il était parti et qu’il serait absent au moins une semaine.

Comme si Léonce eût deviné l’attrayante proposition d’une promenade au bord de la mer qu’Albert m’avait faite, il m’écrivit qu’il devançait son arrivée et il m’offrait d’aller visiter ensemble les beaux châteaux de la Renaissance au bord de la Loire, les vestiges de Chantilly et cette ombreuse solitude de Rosny, où une princesse a passé les seuls jours tranquilles et riants de sa vie.

Je fus toute bouleversée par cette idée ; elle me séduisait et m’attirait comme une tentation de bonheur et aussi de délassement. Depuis longtemps toute distraction était retranchée de la vie austère que je menais ; quelques jours de voyage et de liberté insoucieuse avaient pour moi le même attrait qu’un premier bal pour une jeune fille ; goûter cette halte dans ma vie de labeur avec celui que j’avais tant aimé, que j’aimais encore et qui m’aimait enfin, puisqu’il avait conçu ce doux projet ; oh ! c’était une fête de l’âme bien difficile à refuser ! Je n’éprouvais pas avec Léonce la même hésitation qu’avec Albert. J’avais appartenu à Léonce, je lui appartenais encore, et malgré quelques doutes et quelques déchirements, mon amour n’était point brisé. Il suffisait d’une espérance, d’une illusion pour le réédifier dans mon cœur.

À mesure que l’heure qui devait me réunir à Léonce approchait, quelque chose d’enflammé et de vertigineux s’emparait de tout mon être.

Les libertins prétendent que la possession détache ; mais pour ceux qui se sont aimés par l’âme, le contraire se produit ; l’union des sens qui n’a été que la confirmation de l’union morale, semble les lier éternellement. C’est ce qui fait la pureté et la beauté du mariage, lorsqu’il consacre l’amour vrai.

Comment oublier les délices, et j’oserai même dire les familiarités intimes ? Est-ce que l’enfant est impudique, parce qu’il se souvient avec bonheur de s’être endormi sur le sein de sa nourrice ?

À quoi sert-il qu’une morale artificielle essaye, comme la fausse mère de Salomon, de partager en deux l’être humain ? l’âme et le corps se complètent l’un l’autre, et il est certain qu’ils répercutent tour à tour leurs émotions diverses ; car de même que le souvenir d’une trahison ou d’un chagrin remplit les yeux de larmes, que celui d’une joie épanouit le sourire, et que celui d’une noble action fait rayonner le front ; de même l’image, soudain rappelée d’une chute périlleuse ou des angoisses de l’enfantement, attriste et terrifie l’esprit ; tandis que l’image riante d’une caresse délectable ou du tressaillement de la volupté le ranime et l’égaye, et lui communique pour ainsi dire le contrecoup enivrant de ce que le corps seul semblait avoir ressenti !

Ne séparons donc pas ce que la nature et Dieu ont si étroitement confondu. Les casuistes qui ont fait de la chasteté absolue une vertu, ne sont arrivés qu’à produire des apparences menteuses dans une société hypocrite. Il serait temps d’oser glorifier l’harmonie sacrée de l’indivisible lien des émotions de l’âme et du corps !

J’avais compris tout cela d’instinct avant de m’en convaincre par la réflexion. Un amour sincère et complet en apprend plus sur ce sujet que tous les raisonnements philosophiques.

Rien qu’à la pensée de revoir Léonce, je sentis le réveil de tout ce que je lui avais dû de félicité ; c’était une évocation involontaire ; une influence, pour ainsi dire, magnétique ; son approche me dominait ; il était loin encore et déjà son souffle m’entourait et courait autour de moi.

Cependant je ne lui avais point écrit le ravissement que j’éprouvais de ce projet de voyage ; je ne savais même si je m’y déciderais ; mais j’en savourais longuement le désir ; il était devenu le rêve de mes nuits et la rêverie de mes jours. Si bien qu’un matin des vers qui exprimaient tous les détails de ce songe d’amour et de liberté s’échappèrent tout à coup de mon cœur. Ainsi un oiseau jette un chant en s’ébattant l’air et au soleil :


LES RÉSIDENCES ROYALES.

Avec leurs longues avenues,
Leurs silencieuses statues
Se mirant dans les bassins ronds,
Leurs grands parcs ombreux et profonds,
Leurs serres de fleurs des tropiques
Et leurs fossés aux ponts rustiques,
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !

Bras enlacés, âmes rêveuses,
Promenons nos heures heureuses
Sous les tonnelles des jardins.
Dans les bois où passent les daims ;
Traversons les courants d’eau vive
Sur l’esquif qui dort à la rive.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous : habitons-les !

Allons voir, dans les vastes salles,
Les portraits aux cadres ovales,
Morts radieux toujours vivants.
Grandes dames aux seins mouvants,

Cavaliers aux tailles cambrées,
Exhalant des senteurs ambrées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Sur le banc des orangeries,
Dans l’étable des métairies
Où les reines buvaient du lait,
Dans le kiosque et le chalet,
Aux terrasses des galeries,
Allons asseoir nos causeries.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Sous le fronton de japse rose,
Où l’amour sourit et repose.
Cherchons le bain mystérieux,
Le bain antique aimé des dieux :
Diane et ses nymphes surprises
Courent sur le marbre des frises.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Lisons dans les forêts discrètes
Les gais conteurs et les poëtes :
Le murmure des rameaux verts
S’harmonie à celui des vers,
Et les amoureuses paroles
S’épanchent en notes plus molles.
Ils sont pour nous, ces vieux palais.
Ils sont pour nous : habitons-les !
 
Dans les ravins aux pentes douces,
Sur les pervenches, sur les mousses,
Doux lit où se voile le jour,
À la lèvre monte l’amour ;

L’ombre enivre, l’air a des flammes
En une âme Dieu fond deux âmes.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !

L’horizon déroule à la vue
Le lac à la calme étendue,
Où par couples harmonieux
Les cygnes fendent les flots bleus ;
Plages, collines et vallées
Sous nos regards sont étalées.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !

Chantilly dort sous ses grands chênes,
Rosny, Chambord, n’ont plus de reines
Leurs maîtres, ce sont les amants
Savourant leurs enchantements ;
Où les royautés disparaissent,
Les riantes amours renaissent.
Ils sont pour nous, ces vieux palais,
Ils sont pour nous : habitons-les !


Je n’oserais pas dire que quelque chose de l’âme et du souvenir d’Albert n’eût pénétré dans ce chant ! Sans lui l’aurais-je fait ? Non ; car sans lui je n’aurais jamais connu cette langue des vers que son génie m’avait enseignée. Léonce l’ignorait, et je doute même que sa nature, dépourvue d’inspiration et de flexibilité, fût propre à en pénétrer les délicatesses raffinées et l’exquise sensibilité.

Ces strophes faites, je les répétais sans cesse, et je les fredonnais même sur un vieil air qui me revenait.

Enfin, je reçus un soir une lettre de Léonce, qui m’annonçait son arrivée pour le lendemain. J’envoyai mon fils chez un de ses oncles qui demeurait à la campagne près de Paris. L’enfant partit joyeux. Toute distraction nouvelle le charmait. Je savais qu’il n’aimait pas Léonce, et j’eus souffert de troubler son cœur naïf et d’y voir poindre une idée de lutte.

Le lendemain arriva ; dès le matin j’ornai de fleurs mon pauvre logis, je me parai des couleurs que Léonce aimait, et je mis tout en fête comme chaque fois qu’il devait venir.

Je l’attendais à l’heure du dîner. J’éprouvais une telle agitation que je ne pouvais rien faire ; les heures me paraissaient tantôt trop lentes et tantôt trop accélérées. Je prenais un livre, et j’essayais de lire sans y parvenir. Je relus seulement mes vers, où respirait comme un sentiment avant-coureur du bonheur ; puis je les rejetai sur la table où je me tenais accoudée. Je regardais la pendule ; je me disais : « Bientôt il sera là ! » et malgré moi l’image d’Albert se mêlait à la sienne. « Il s’assiéra, pensais-je, sur ce fauteuil où Albert s’est assis, sur ce coussin où il a pleuré, où il m’a dit son amour. » Et cela me paraissait sacrilège et impie. Je pâlissais et frissonnais au moindre bruit ; il me semblait que j’allais être surprise, condamnée par quelqu’un qui avait des droits sur ma vie. Il me venait l’idée de m’enfuir, comme si un redoutable péril ou une grande douleur m’eût menacée. Puis je souriais de cette terreur puérile ; je songeais au bonheur qui allait renaître, je le recomposais dans toute sa splendeur et je repoussais le fantôme qui venait l’assombrir.

Cinq heures sonnèrent à ma pendule, je me dis : « Dans une heure il sera près de moi. » Je me regardai dans la glace et fus heureuse d’être en beauté. Un coup de sonnette retentit ; je pensai : « C’est lui ! il a voulu me surprendre en arrivant une heure plus tôt. »

J’étais accourue et je me trouvais là lorsque Marguerite ouvrit la porte ; je laissai échapper un cri de surprise, presque d’effroi : ce fut Albert qui m’apparut !

Il crut sans doute que j’avais poussé un cri de joie, car son visage ne perdit rien de son expression heureuse. Il paraissait moins souffrant, son teint était animé et ses beaux yeux lançaient des flammes ; il tenait d’une main une petite cage dorée où était renfermé un joli couple de ces perruches mignonnes qu’on appelle des inséparables et dans l’autre main il avait une seconde cage à treillis d’argent dans laquelle voltigeaient deux colibris.

— Où donc est votre cher enfant ? me dit-il, qu’il me débarrasse bien vite de ces oiseaux qui l’amuseront, et que j’aie les mains libres pour presser la vôtre et vous embrasser.

— Ce cher petit a voulu aller à la campagne, répondis-je en rougissant.

— Mais vous-même, reprit-il ? vous allez donc sortir que vous voilà si parée ?

— Oui, balbutiai-je, je dîne en ville.

Tout en prononçant ces mots nous traversions la salle à manger. Il posa sur le buffet les deux cages charmantes où les oiseaux des tropiques s’ébattaient, et me tendant aussitôt les bras, il me dit :

— Je n’y tenais plus, chère âme ; il m’a fallu revenir pour vous voir et pour vous entendre. — Allons, parlez-moi ! qu’avez-vous fait pendant mon absence ? Pourquoi sortez-vous et ne me gardez-vous pas tout aujourd’hui comme je m’y attendais ?

Il baisait mes mains et mon front et ne pouvait détacher ses regards de moi.

— Je ne vous ai jamais vu un visage si expressif et où éclatât tant d’âme, poursuivit-il, lorsque nous nous fûmes assis dans mon cabinet. Est-ce mon retour qui vous rend si belle ? Ne m’avez-vous pas oublié, m’aimez-vous un peu ? Et il se plaça dans une pose câline à mes pieds sur le coussin où si souvent il s’était assis.

Je restais interdite et muette. Comment avoir la dureté de le détromper ? Comment lui dire qui j’attendais ? Il fallait donc me résoudre à mentir !

— Pourquoi donc ne me parlez-vous pas, chère Stéphanie, reprit-il en me considérant toujours avec bonté.

— Je suis encore toute émue, lui dis-je, de cette douce surprise et bien désolée, croyez-le, de ne pouvoir fêter votre retour ; mais on m’attend, c’est un dîner de famille, il faut que je sorte, à demain, cher Albert.

Je prononçai ces mots rapidement et d’une voix saccadée : l’aiguille de la pendule marchait toujours et je frissonnais pour ainsi dire de son mouvement ; Léonce allait arriver.

— Chez quels rentiers du Marais dînez-vous donc, repartit Albert en riant, pour partir à cinq heures un quart de chez vous ? Ne me quittez pas si tôt et causons un peu, ou je vais m’imaginer que vous me trompez. Est-ce bien vrai, poursuivit-il tendrement que vous vous êtes fait si belle pour de vieux parents ? Non, je veux que ce soit pour moi ; allons, soyez bonne comme vous l’avez été déjà, écrivez pour vous dégager et laissez-moi finir cette journée avec vous. Vous ne vous ennuierez pas, je vous le jure : Amelot m’a fourni de quoi vous divertir ! Dès que nous avons été en wagon, le massif Amelot m’a dit : « Je me sens en verve ; mon esprit monte, il court, il court… — Eh bien ! mon cher, ai-je répliqué, laissez-le courir ; je ne me charge pas de l’attraper. » Et tenez, marquise ; j’ai envie de commencer de suite le récit de nos aventures et de vous tenir enchaînée par la curiosité comme le sultan des Mille et une Nuits. J’ai aussi des vers à vous lire, car j’en ai rêvé pour vous sur le bord de la mer ; et vous, chère, n’avez-vous pas fait pour moi encore un de ces sonnets que vous faites si bien ?

En parlant ainsi, sa main touchait aux papiers qui étaient sur la table ; il aperçut mes strophes sur les Résidences royales et s’en empara.

Je voulus l’empêcher de les lire, mais il les serra fortement dans sa main en s’écriant gaiement :

— Oh ! par exemple, est-ce que l’écolier ose déjà se soustraire au maître, et mépriser ses critiques ?

Je ne tentai plus aucun effort pour rien conjurer. Je ne savais que répondre et que faire ; je n’osais pas même le regarder pendant qu’il lisait.

— J’aime ces vers, me dit-il vivement quand il eut achevé de les parcourir, je suis fier que vous ayez pu les faire ; mais, Stéphanie, sont-ils bien pour moi ?

— Sans vous je ne les aurais jamais faits, répondis-je en tremblant et honteuse de ce subterfuge jésuitique.

— Sont-ils pour moi ? sont-ils pour moi ? répéta-t-il d’un air de doute. Oh ! Stéphanie, si ces vers sont pour un autre, savez-vous que vous êtes comme l’enfant qui assassine son père avec les armes dont celui-ci l’a appris à se servir ! — Vous ne voudriez point me tromper, vous qui n’avez jamais menti ; voyons, parlez, pour qui sont ces vers ?

Je me levai, pâle et égarée comme si j’avais commis un crime, et saisissant sa main, je lui dis :

— Cher Albert, ne m’interrogez pas jusqu’à demain ; demain j’aurai la certitude de ce que veut mon cœur et je vous le dirai, mais aujourd’hui il faut que je vous quitte, que je parte à l’instant même, adieu.

Il ne me répondit pas une parole ; ses yeux s’étaient arrêtés sur les gros bouquets de fleurs qui embaumaient la cheminée, et il les regardait en souriant d’un air ironique. Il me salua sans prendre ma main ; puis il partit. Je l’accompagnai en lui disant : « À demain ! »

Quand nous traversâmes la salle à manger, par une de ces fatalités des petites choses qui heurtent et blessent presque toujours nos sentiments et nos douleurs, Marguerite commençait à mettre le couvert et venait de déposer sur le buffet une tarte aux cerises entre les deux jolies cages d’oiseaux d’Amérique. Albert avait tout vu, et il comprit que j’attendais quelqu’un à dîner.

— Adieu donc ! me dit-il sur le seuil de la porte extérieure.

Je n’osais plus lui répondre : « À demain ! »

Une voiture venait de s’arrêter devant la maison. Un homme se précipita dans la cour. Presque aussitôt j’entendis des pas dans l’escalier ; et, pendant qu’Albert commençait à descendre, j’aperçus, en penchant ma tête au bord de la rampe, Léonce qui montait !

Je me reculai, épouvantée de cette rencontre ; je rentrai précipitamment en poussant la porte sur moi, et je m’élançai vers une fenêtre qui s’ouvrait sur la cour pour voir passer Albert encore une fois.

Je n’oublierai jamais quel regard sombre et navré il jeta de mon côté en levant la tête. Je ne sais s’il m’avait aperçue, mais un sourire amer passa sur ses lèvres. Je fus tentée de le rappeler : ma voix était comme étranglée ; un sanglot me montait du cœur.

En ce moment Léonce sonna, et je m’enfuis dans ma chambre pour y cacher mes larmes.