Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 326-345).

xxi

Je ne m’endormis qu’au jour, et à l’heure habituelle du lever de mon fils, je fus éveillée de mon court et pénible sommeil par Marguerite qui entra dans ma chambre. Je secouai mon malaise et je me mis aussitôt à écrire à Léonce, ne voulant pas attendre le soir pour lui faire le récit de la confidence d’Albert. C’est ainsi que du vivant même du grand poëte, cédant à l’entraînement d’un amour aveugle, j’avais déposé le secret de cette douloureuse histoire dans un autre cœur. Mais ce cœur ne contient plus désormais que des cendres sèches, plus froides que la poussière des cercueils ; je ne l’appellerai donc pas en témoignage de la vérité. Pour tous ceux qui ont vécu de la double vie du cœur et de l’esprit, cette vérité palpite assez dans l’ensemble et dans les détails de ce que je viens de dire.

Si ce récit était une fiction destinée à devenir un livre, peut-être serait-il dans les règles de ce qu’on appelle l’art de n’y rien ajouter ; mais, selon moi, l’intérêt vivant l’emporte sur l’intérêt imaginaire, et l’attrait imprévu d’une action réelle sur l’effet combiné d’une composition habile ; puis rien n’est petit de ce qui touche un être vraiment grand ; rien n’est indifférent de ce que renferme une existence qui fut chère ; je vous dirai donc les dernières émotions d’Albert, mêlées aux événements de ma propre vie.

J’avais écrit sans contrainte et sans embarras à Léonce, car certain comme il l’était d’avoir tout mon amour, ce que je lui disais de l’entraînement qu’Albert ressentait pour moi pouvait bien lui causer quelque trouble, jamais d’effroi ni de douleur.

J’attendais avec calme sa réponse, tandis que j’étais émue et partant préoccupée de ce que je pourrais dire à Albert. Comment l’arracher à son exaltation de la veille par l’aveu explicite de mon amour pour Léonce ! Cet amour, il avait refusé d’y croire, comment insister sur sa réalité et faire pénétrer dans ce cœur blessé et aimant la cruauté de la conviction : le repousser comme amant, c’était le perdre comme ami, c’était renoncer à jamais à cette fraternité de cœur, à cette camaraderie de l’esprit qui m’étaient si douces ; je savais bien qu’il ne voudrait pas de mon amitié. Du jour où l’amour nous frappe les autres sentiments disparaissent pour ainsi dire consumés ; c’est l’étincelle qui détermine l’incendie ; et pourtant je sentais qu’il serait lâche à moi d’hésiter. Me taire, c’était tromper Albert, c’était tromper Léonce ; laisser l’espérance à l’un, c’était enlever à l’autre la sécurité.

J’étais en proie à cette inextricable anxiété lorsqu’un coup de sonnette retentit : ce ne pouvait être qu’Albert. Je me sentis défaillir ; mais j’éprouvai un allégement subit en apercevant son domestique ; il m’apprit que son maître était souffrant et ne pourrait venir chez moi ni dans la journée ni le soir.

— Il est donc sérieusement malade, lui dis-je, qu’il ne m’a pas écrit ? S’il en est ainsi, je vais aller le voir !

Le domestique m’en dissuada en m’apprenant que durant ces crises nerveuses, qu’il ressentait une ou deux fois par mois, son maître désirait rester dans une solitude absolue ; — il se tient immobile et sans parler, ajouta-t-il, il prend ce qu’il appelle : son bain de silence et de repos, et au bout de vingt-quatre heures il est guéri.

— Dites-lui toujours que s’il désire me voir, j’accourrai, répétai-je au domestique comme il s’éloignait.

À peine fus-je seule que je compris que mes paroles rapportées à Albert le feraient croire à mon amour.

Je passai le reste du jour dans une indicible agitation ; je ne savais à quel dessein m’arrêter et quelle forme donner à mon aveu ! Écrire à Albert ma passion pour Léonce, c’était lui adresser une sorte de congé en le frappant froidement ; car la parole écrite a toujours quelque chose de dur et d’irrémissible, tandis que celle qui s’échappe de la voix, quelle qu’en soit la douloureuse signification, s’émeut de l’émotion même de celui qui l’écoute ; je me décidai donc à attendre la visite d’Albert et à m’abandonner à l’imprévu.

Le lendemain, dans la matinée, je reçus la réponse de Léonce.

— Jamais roman, me disait-il, ne l’avait intéressé comme l’histoire des amours d’Antonia et d’Albert ; cet homme avait mis dans sa passion une grandeur, une intensité et une durée qui en faisait une chose vraiment belle ; mais il était douteux qu’après tant de douleurs et d’essais réitérés de consolations délétères, puisées dans la débauche, il pût aimer encore comme il avait aimé. Ce second amour qu’il m’offrait ne serait qu’une pâle et grimaçante contrefaçon du premier ; je méritais mieux que ces restes d’un cœur flétri et d’un génie qui sommeillait ; Albert était célèbre et lui était obscur, mais lui du moins me donnait son âme entière où aucune image n’obscurcissait la mienne. Je serais toujours pour lui la femme unique, l’inspiration de sa solitude, la chaîne aimée de sa jeunesse, la douce lumière qui planerait sur son déclin ; semblable à cette première femme de Mahomet qui fit la destinée du prophète et qu’il aima jusqu’aux derniers jours, vieille et blanchie, la préférant aux jeunes et fraîches épouses qui n’eurent jamais son cœur.

Il était trop fier, poursuivait-il, pour rien ajouter, mais il attendait la décision de mon amour avec une impatience qui troublait son travail et sa solitude ; il me suppliait en finissant de continuer à lui parler d’Albert sans restriction ; c’était, me disait-il, pour son esprit une étude vivante dont rien n’égalait l’intérêt, et, en satisfaisant sa curiosité, je lui donnais une véritable preuve d’amour !

Je froissai convulsivement cette lettre où je ne trouvais pas un cri parti du cœur. Oh ! mon Dieu, pensais-je, comment n’est-il pas venu ? comment n’a-t-il pas eu cet élan de l’amour ? comment peut-il me laisser seule dans l’état de détresse où se trouve mon âme ? La dernière phrase de sa lettre me fit l’effet d’un scalpel qui aurait pénétré dans une chair vive ; il voulait tout savoir sur ce qui concernait Albert ; ce noble génie était devenu un objet d’analyse pour cet esprit solitaire et froid. Non ! non ! pensais-je, je ne continuerai plus cette dissection d’un grand cœur blessé ; cela ressemblerait à une trahison ; je m’arrêterai ; dès le premier jour j’aurais dû refuser de lui donner Albert en spectacle ! et cependant pouvais-je agir autrement ? lui cacher quelque chose de ma vie, c’était ne l’aimer qu’à demi et partant ne pas l’aimer, car suivant la profonde parole de l’Imitation : Qui n’a pas un amour sans limites, n’aime point.

Lui, l’avait-il bien pour moi cet amour ? hélas ! je ne le voyais pas dans cette lettre. Mais d’autres lettres avaient été plus tendres, elles avaient épanoui mon cœur et l’avaient satisfait ; ce n’était pas un rêve, j’étais aimée ! J’en avais eu la conviction dans ses bras et j’en retrouvais la certitude dans ses lettres. Un désir violent et soudain de les relire s’empara de moi. J’en tirai plusieurs au hasard d’une cassette où je les renfermais ; et à mesure que les expressions de cette tendresse calme, mais toujours égale, me pénétraient, je sentais revenir en moi la sérénité ; il m’aime ! répétais-je avec de douces larmes, et dans cette confiance je puisais la force de tout dire à Albert ; j’étais prête à confesser mon amour comme les premiers chrétiens confessaient leur foi.

En ce moment j’entendis la voix d’Albert. Marguerite l’avait rencontré dans l’escalier et allait l’introduire dans mon cabinet. Mon premier mouvement fut de cacher les lettres de Léonce ; tout à coup il me vint une autre idée et je laissai les lettres éparses sur ma table.

Albert entra ; il était un peu pâle, mais sa mise très-recherchée lui donnait une apparence de santé.

— Vous vouliez donc venir chez moi, me dit-il en m’embrassant ; cette bonne pensée que vous m’avez envoyée m’a guéri et c’est moi qui viens vous voir et vous remercier. — Mais, chère, êtes-vous malade ? ajouta-t-il en me regardant, vous voilà blanche et glacée comme un beau marbre. Vous avez encore des larmes dans les yeux, pourquoi pleurez-vous ? je veux le savoir !

— Eh bien ! oui, m’écriais-je, vous saurez tout. Albert, écoutez-moi sans colère et ne me retirez pas votre amitié ; plusieurs fois déjà j’ai voulu parler et vous n’avez pas voulu m’entendre ; Albert je, ne puis vous aimer d’amour, car j’en aime un autre qui m’aime et dont rien ne saurait me séparer !

Il chancela et devint tellement livide que j’eus peur du mal que j’avais fait.

— Oh ! murmura-t-il lentement : vous ne valez pas mieux qu’elle, vous aussi en retour de mon amour vous me faites souffrir !

— Est-ce ma faute, lui dis-je en pressant ses mains dans les miennes, si avant de vous connaître mon cœur s’était donné ? Allez-vous donc m’en vouloir de la vérité, comme vous en avez voulu à Antonia de son mensonge ? fallait-il vous tromper ?…

— Oui, plutôt que de m’arracher à ce rêve qui allait me faire revivre ! Adieu donc, ajouta-t-il, je n’en veux pas savoir davantage.

— Vous êtes dur, lui dis-je, et vous répondez bien mal à ma loyauté ; fallait-il vous traiter comme un enfant qui ne souffre pas qu’on s’interpose entre son désir et l’impossible ? Oh ! cher, cher Albert, si la confiance d’une âme forte et sincère vous épouvante, pourquoi vous étonner qu’Antonia vous ait menti ? Sans doute elle avait compris dans la profondeur de son génie que l’homme nous refusera toujours la liberté de l’amour et la dignité de la franchise.

— Taisez-vous, taisez-vous ! s’écria-t-il avec emportement, je me soucie bien de ce que vous me dites, j’aime mieux regarder votre pâleur et votre abattement qui, du moins, me font croire que vous souffrez du mal que vous me faites.

— Oh ! oui, repris-je en l’embrassant comme j’aurais embrassé mon fils, je souffre d’ajouter à vos chagrins, moi qui voudrais tant les changer en bonheur.

— Vous avez la persuasion de la bonté, répliqua-t-il, et vous me faites comprendre ma folie. Il est vrai, je ne puis empêcher que vous en aimiez un autre, mais ce que j’aurais pu faire, ce que j’aurais fait à coup sûr si j’étais plus jeune et plus beau, c’est de prendre sa place ; — voyons, voyons, cela n’était-il pas possible ; cet amant n’est pas un mari ; il n’est pas même un amoureux bien vif, puisqu’il vous laisse ainsi dans toutes les langueurs de l’attente ?

Il avait pris tout à coup un ton dégagé en prononçant ces paroles ; il souriait comme à une convoitise.

— Le voulez-vous, chère amie ? essayons un peu de nous aimer, et après, vous me préférerez peut-être à ce terrible absent !

— Non ! m’écriai-je blessée et raffermie par ce changement de langage ; lui seul me plaît et lui seul m’attire.

— Ah ! je comprends, fit-il en se regardant dans la glace, je vous fais l’effet qu’Antonia a produit sur moi à notre dernière rencontre ; mais s’il en est ainsi, pourquoi ne me fuyez-vous pas ? pourquoi m’attirez-vous au contraire et pourquoi pleurez-vous sur moi ?

— C’est qu’il est dans votre génie quelque chose d’éternellement jeune et beau qui, en dehors de l’amour, exerce une séduction puissante et un attrait idéal. — Je ne voudrais pas le trahir lui, mais je ne voudrais pas vous perdre, vous mon poëte bien aimé. Vous tenez mon âme tremblante dans vos mains ; ne le sentez-vous pas ?

— Vous êtes une bonne créature, me dit-il, et je veux oublier mes désirs égoïstes pour vous entendre : voyons, qui aimez-vous ? est-il au moins digne de son bonheur, celui-là ?

— Mes paroles vous le feraient mal connaître, lui dis-je ; j’ai toutes les préventions et tout l’aveuglement de l’amour ; mais lisez ces lettres, et soyez pour moi un cœur juste qui reçoit la confidence d’un ami.

Il se maîtrisa et prit au hasard une lettre, déterminé sans doute aussi par un peu de curiosité.

Je l’observais douloureusement pendant qu’il lisait ; la tête tendue vers lui, je cherchais à pénétrer dans ses yeux, dans le sourire ou la contraction de ses lèvres et dans les plis fugitifs de son front, les impressions successives qu’il éprouvait. Il lut une vingtaine de lettres sans s’interrompre, et sans me parler ; mais je voyais sur son visage comme dans un miroir tous les mouvements de son âme : c’était tour à tour l’impatience que lui causait une familiarité trop vive ; le dédain du génie pour des dissertations fastidieuses sur l’art et sur la gloire mêlées intempestivement à l’amour ; une pitié moqueuse pour la monstrueuse personnalité de Léonce s’accroissant sans cesse dans la solitude comme les pyramides du désert grossissent toujours sous les couches de sable stérile qui les recouvrent et les étreignent. C’était parfois quelque chose d’amer et de méprisant, trahi par l’ironie acérée du regard qui semblait flageller comme avec une lanière certains vices de race que révélaient les lettres de Léonce. Il avait tout lu et pas une fois je n’avais surpris un signe d’attendrissement involontaire sur la vérité de cet amour qui prenait ma vie.

— Eh ! bien, lui dis-je, éperdue et l’interrogeant, voyant qu’il ne me parlait pas !

— Chère Stéphanie, répliqua-t-il, en me considérant avec tristesse, vous êtes aimée par le cerveau de cet homme et non par son cœur.

— Ne me dites pas du mal de lui, m’écriai-je, vous seriez suspect.

— N’allez-vous pas me soupçonner d’être jaloux de ce Léonce, reprit-il en levant la tête avec fierté ! Non, je suis rassuré, car je vaux mieux que lui, mieux que lui par la sincérité de mes émotions ; il y a dans mon vieux cœur flétri plus de chaleur et plus d’élan que dans ce cœur froid et inerte de trente ans ! Je suis rassuré, vous dis-je, et je ne suis plus jaloux parce que j’ai la certitude que vous m’aimerez un jour et que vous ne l’aimerez plus ! il y a entre vous deux trop de dissemblances ; trop de sentiments qui se heurtent et se froissent en voulant se confondre, pour que vous ne soyez pas tôt ou tard ennemis ; et alors, vivant ou mort, vous m’aimerez ! mort ! ce sera un bonheur à me faire tressaillir dans ma bière de vous sentir toute à moi !

— Albert, lui dis-je en le suppliant, vous avez une part de mon cœur, mais soyez clément, ne tuez pas mon pauvre amour qui depuis dix ans me fait vivre ; depuis dix ans bien d’autres que vous se sont brisés contre sa force et ont reculé devant sa fermeté ; c’est un roc inaccessible sur lequel je ne permets pas qu’on piétine. Vous pouvez me tourmenter par vos doutes et m’affliger par vos présages, mais je sens en moi la volonté d’aimer toujours et la certitude d’être aimée. Cet amour que vous ne trouvez pas dans ces lettres, il y frémit, il y brûle pour moi à chaque ligne ; vous avez l’œil froid de la défiance, et la défiance rend athée. Moi je me confie, je crois et je sens le dieu caché !

En parlant ainsi, je saisis dans mes mains les lettres ouvertes comme pour les prendre en témoignage.

— Si je les commente devant vous, reprit Albert, vous direz que je suis cruel ; l’heure n’est pas venue de vous faire entendre la vérité.

— Je ne redoute rien, répondis-je, car rien n’entamera mon amour.

— Eh bien ! soit, vous m’entendrez ; la lutte est ouverte entre cet homme et moi, et je ne saurais être déloyal en le combattant avec les armes qu’il me fournit ; il ne m’est pas seulement odieux parce que je vous aime, mais parce que je le sens aussi l’antagoniste de mon esprit et de tous mes instincts ; voyez, ajouta-t-il en s’emparant d’une lettre et en la parcourant ; ceci, c’est l’apologie de la solitude que vous fait durant quatre pages ce jeune homme si brûlant d’amour : vous êtes sa vie, dit-il, et il se sépare volontairement de vous pour se retrancher dans un labeur acharné ; il supprime les affections de son cœur dans l’espoir d’être inspiré ; c’est absolument comme si l’on supprimait l’huile d’une lampe pour qu’elle brûlât mieux. Rappelez-vous la vie de tous les grands hommes : ils n’ont conquis leur génie qu’à force d’amour ! Que veulent donc ces petits Origènes de l’art pour l’art qui s’imaginent qu’en se mutilant ils deviendront féconds !

Ici je trouve, continua-t-il en prenant une autre lettre, qu’il prétend nous surpasser tous par la correction du style ! Naïf orgueil ! comme si écrire était un travail de symétrie, de marqueterie et de polissure. Si l’idée ne fait pas palpiter le mot, que m’importe ! Si les plis réguliers de la draperie frissonnent sur un mannequin, serai-je ému ? et Albert se prit à rire de ce rire moqueur qu’une fraîche jeune fille jette à la beauté factice d’une coquette fardée.

Il poursuivit :

— Cet homme travaille depuis quatre ans à un long roman dont il vous parle sans trêve ; chaque jour il y ajoute une page péniblement élaborée, et là où les inspirés ressentent la puissance des voluptés de l’esprit, il vous avoue qu’il n’éprouve, lui, que les affres de l’art ? C’est le pédagogue qui, à l’heure de la création, se sent engourdi comme un bloc, tandis que le premier écolier venu lui en remontrerait à la manière de Chérubin ! Je connais un autre pédant du genre de votre Léonce, qui s’est cloîtré pendant deux ans pour imiter un de mes poëmes, le plus vif d’allure et le moins didactique ; il y a de nos jours des procédés lents, certains, mathématiques, pour ces calques de la littérature romantique, comme il y en avait autrefois pour contrefaire la littérature classique ; c’est ainsi par exemple que Campistron singeait Racine. Un sculpteur de mes amis, qui fait plus de bons mots que de bonnes statues, a appelé plaisamment mon patient imitateur un pion romantique. Soyez certaine que le livre de votre amant, dont il est en mal d’enfant depuis quarante-huit mois, sera une lourde et flagrante compilation de Balzac !

— Se donne-t-on le génie ? m’écriai-je, n’est pas qui veut un esprit créateur ! mais c’est un effort de l’intelligence qui a sa grandeur que de poursuivre incessamment le beau et de s’en approcher. Vous ne pouvez nier qu’à défaut de génie cette volonté puissante ne soit en lui ? ce n’est pas sa faute s’il n’est pas plus grand !

— Eh ! qui songerait à l’humilier, répliqua Albert, s’il n’étalait pas lui-même un monstrueux orgueil. Dans les lettres que vous me faites lire, il plane toujours comme un condor, qui, dans sa lourdeur, s’imagine être supérieur à l’aigle ! Avec quelle superbe il juge tous les contemporains ! Il veut bien faire une exception en faveur de Chateaubriand, de Victor et de moi ; ce qui m’importe peu, chère marquise ; mais quel dédain ne prodigue-t-il pas à de grands écrivains qu’il n’égalera jamais ; à Sainte-Rive, par exemple ; de quel ton il méprise sans le comprendre son beau roman psychologique sur l’amour, un des livres les plus forts de l’époque ; ce qui n’empêchera probablement pas ce farouche orgueilleux, s’il publie un jour son œuvre, d’aller mendier à Sainte-Rive quelques mots d’éloge.

En parlant ainsi, Albert froissait la lettre où Léonce se moquait du fameux critique.

— Mais ceci n’implique en rien son cœur et importe peu à mon amour, lui dis-je, en protestant toujours.

— Vous avez donc la prétention de dédoubler un être ? reprit Albert d’un accent railleur ; non, non, la nature est plus logique que votre amour : tout se coordonne et se complète dans une organisation ; le cœur de votre Léonce est le corollaire évident et palpable de son cerveau, ce cœur est un organe indéfiniment dilaté, mais insensible, une gibbosité vide où tout entre et d’où rien ne sort, comme dans la bosse d’Arlequin, ajouta-t-il en riant plus fort.

— Oh ! ce n’est pas par ces bouffonneries que vous ébranlerez l’idole, lui dis-je.

— En effet, répliqua-t-il avec une amère ironie, ce monsieur-là mérite bien qu’on le prenne au sérieux. Eh bien, soit, j’y consens et vous allez voir, ma chère, comme il y gagnera ! — En prononçant ces mots, il saisit deux lettres qu’il avait placées à l’écart. — Deux preuves, deux attestations qu’il se donne à lui-même de la tendresse et de la générosité de son cœur, poursuivit Albert ; un jour, vous passiez ensemble près de la statue de Corneille, il vous parle en pédant de ce simple grand homme, et vous, dans l’effusion touchante de votre amour, vous répondez : « J’aime mieux être aimée par toi, que d’avoir la gloire de Corneille ! » Ohl si Antonia m’avait dit un mot semblable à propos de Michel-Ange ou de Dante quand nous étions en Italie, je l’aurais remerciée et bénie en la serrant plus passionnément dans mes bras ; mais lui, qu’en éprouve-t-il ? Il vous rappelle, en vous écrivant, votre ineffable exclamation : il la censure, il la souligne ; cette parole d’amour, ose-t-il dire, vous a involontairement diminuée à ses yeux, car il ne comprendra jamais qu’on place le sentiment au-dessus de la gloire. Oh ! marquise, les êtres vraiment inspirés et qui ont écrit des choses sublimes n’ont pas dit à froid de ces sublimités-là ! Cette avidité âpre et glacée de la gloire ne saurait envahir un cœur heureux par l’amour ! En lisant les maximes qu’il vous débite sur l’art et la renommée, on dirait des aphorismes pompeusement prononcés par quelque bourgeois lettré !

— Bourgeois, lui bourgeois ! interrompis-je avec cette naïveté que l’amour vrai garde toujours, même quand l’âge de la naïveté est passé ; on voit bien que vous ne le connaissez pas ? Personne plus que lui ne se moque du troupeau des Philistins, comme disait votre ami Henri Heine pour désigner les bourgeois.

— Oui, répliqua Albert, comme les nobles parvenus se moquent de la roture, mais en sentant où le bât les blesse.

Ceci n’est après tout, poursuivit-il, qu’un peu de faconde, c’est la voix lointaine du dieu qui veut vous éblouir ; on dirait une incarnation de Brama gourmandant un croyant esclave. Mais voici un post-scriptum où gît tout son cœur ; il a voulu confirmer l’opinion vulgaire que c’est dans cette dernière partie d’une lettre que la pensée se trahit. Oh ! ici je puis dire comme Pilate : Ecce homo ! mais ce n’est pas moi qui suis le couard !…

— Assez ! assez ! m’écriai-je, qu’avez-vous donc découvert de si monstrueux ? Venons au fait !

— Oh ! c’est mieux qu’une trahison, continua-t-il en agitant une lettre, mieux qu’une couardise, c’est l’insensibilité du marbre en face d’un cœur qui n’ose crier mais qui saigne en secret. Marquise, le dernier de vos amis eût imaginé en pareille circonstance une délicatesse ingénieuse, Duchemin lui-même en aurait eu la pensée, oui, ceci me grandit Duchemin ! car, dans sa convoitise, Duchemin cesse d’être avare, et l’autre, dans sa sentimentalité, reste un Harpagon !

— Je ne vous comprends pas, que voulez-vous dire ? Je ne permets à personne de l’insulter, m’écriai-je tremblante de colère et d’émotion.

— Mais c’est lui qui s’est flétri de sa propre main, reprit Albert, écoutez-moi, pauvre chère âme, et jugez ! Je vois, je devine qu’il y a quelque temps, dans la gêne où vous mit votre procès et pour combattre la pauvreté, que vous receviez vaillante avec un sourire, vous avez songé à vendre ce grand et bel album où tous les génies contemporains ont déposé un hommage. Chateaubriand ouvre le cortège suivi de Victor, de Rossini, de Meyerbeer, de Manzoni ; c’est-là qu’est l’éloquente page d’Humboldt dont vous m’avez parlé ! Ce livre, fait pour vous, vous était bien cher, vous y teniez par toutes les délicatesses du cœur et de l’esprit, mais vous y teniez moins qu’à votre fierté native ; donc, un jour de détresse, vous l’envoyez en Angleterre au libraire de la reine, vous attendez anxieuse que quelque lord millionnaire acquierre pour un peu d’or ce joyau du génie. Vous avez pleuré en vous en séparant, mais comment faire ! le vendre est pourtant un bonheur, car votre dignité est bien au-dessus de ce trésor. Ainsi vous pensiez et vous attendiez chaque jour l’heureuse nouvelle ! elle ne venait pas ! Eh bien ! je lis ici, dit-il en agitant une lettre, que cet homme allant en Angleterre, vous l’aviez chargé de voir le libraire de la reine et de vous dire si l’album était vendu : combien un mensonge eût été facile ! Le mensonge de l’affection, le mensonge délicat et inspiré, qui nous permet d’obliger mystérieusement un ami par un subterfuge. Cet homme est riche, il voyage, il n’épargne rien pour ce qui peut coucher sur des roses sa personnalité ; il vous a écrit mainte fois, dans des élans de générosité fantastique, qu’il souffre de la gêne où vous vivez, et qu’il voudrait être un magicien pour vous faire habiter un palais de marbre blanc avec des ciselures d’or ; il savait bien le néant d’un pareil souhait ; mais quand il devine votre extrême détresse il ne songe pas à vous dire, à vous, son unique amour, à vous dont il sait la fierté : « L’album est vendu !… » Vous l’auriez cru, et si un doute vous était venu, il vous aurait attendrie ; et lui, il devenait ainsi le possesseur heureux d’une chose qui vous avait appartenue et où tous les génies contemporains ont empreint leur trace. Un parfum d’amour, d’intelligence et de courtoisie se fût échappé de cette action secrète et cela l’eût embaumé dans sa solitude !

Ah ! ah ! poursuivit Albert, en ricanant avec amertume, il se soucie bien de cela celui que vous me préférez ! il s’agit bien vraiment de la nouvelle que vous attendez anxieusement de Londres ! il ne vous parle que des études de mœurs qu’il y fait ; puis, en finissant sa lettre, il se souvient tout à coup de ce qui vous concerne et, sous forme d’une dernière observation critique sur les Anglais, il jette négligemment ces mots dans un post-scriptum : « À propos, l’album n’est pas vendu ; c’était illusoire d’imaginer que dans ce tas de lords et de marchands qui n’ont pas compris Byron, il se trouverait un acquéreur pour ces pages de génie. » C’est tout, mais convenez, marquise, que ces phrases sont lumineuses, et qu’elles éclairent cet homme d’un jour flamboyant ! Oh ! tenez, poursuivit-il en jetant avec mépris la lettre qu’il tenait encore, mieux vaudrait pour l’honneur de cet homme vous avoir battue dans une heure de jalousie et de colère, que ce tour de bourgeois madré et de Normand imperturbable ! Comment le sang des aïeux que votre mère vous a transmis et auquel l’esprit de votre grand-père, le conventionnel, a mêlé la force et la sincérité, comment ce sang généreux et fier n’a-t-il pas bouillonné dans vos veines devant la bassesse de votre amant ?

Tandis qu’Albert parlait, j’éprouvais un genre d’angoisse qu’une femme, qu’une mère peut seule comprendre. C’était quelque chose d’analogue aux transes de l’avortement quand ce poids mort, qu’hier encore nous sentions tressaillir, se détache de nos entrailles vivantes ; tous les instincts maternels se révoltent, on voudrait garder et porter toujours, le cher et déchirant fardeau, mais c’en est fait, il nous échappe en nous torturant.

Ainsi, sous la parole acérée d’Albert, il me semblait sentir se dissoudre et tomber mon amour.

J’étais plongée dans un morne silence ; Albert me regarda, et voyant que mes pleurs inondaient mon visage, il me dit :

— Qu’ai-je fait ? oh ! si vous pouviez m’aimer je vous consolerais, mais n’étant pas aimé je viens d’être pour vous, je le sens, un instrument de torture !

Il couvrit sa tête de ses mains et nous restâmes quelques instants sans parler.

Je pleurais toujours, regardant avec égarement ces lettres profanées d’où Albert venait de tirer des présages de malheur.

Il se leva tout à coup et me dit en prenant ma main :

— Ne prolongeons pas ce supplice ! Adieu donc, puisque vous ne pouvez m’aimer ! Ce matin je voulais réédifier ma vie ; vous venez d’y porter de nouveau la sape et la hache ; et maintenant vogue la galère démantelée ! nous ne pouvons plus rien l’un pour l’autre.

Il allait sortir.

— Oh ! non, lui dis-je en joignant les mains comme en prière, je vous en conjure, restons amis. Ne m’en voulez pas de l’aimer, il a été le seul grand amour de ma vie comme fut pour vous Antonia. Ne me punissez pas d’avoir été sincère ; ne m’abandonnez pas dans mon chagrin, ne me laissez pas seule avec le doute affreux que je ne suis pas aimée !

— Puisque ce n’est point par moi que vous voulez l’être, répliqua-t-il, que me demandez-vous ? Nous voir pour nous faire souffrir à chaque heure serait insensé et funèbre ; quittons-nous sur un songe qui fut beau, je ne vous verrai plus, mais je garderai votre souvenir tant que mon cœur battra.

— Non, non, m’écriai-je, je ne veux pas vous perdre ; promettez-moi que vous reviendrez.

— Je ne reviendrai qu’à votre appel, car je vais retomber dans une fange où les étoiles ne se reflètent pas.

Il sortit, et en entendant ma porte retomber sur lui avec un bruit sec, il me sembla qu’une barrière infranchissable nous séparait désormais.