Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 34-66).

vi


J’écrivis le soir même à Léonce ma visite à Albert de Lincel ; il me répondit vite et avec une sorte d’ardeur curieuse : Il serait charmé, me disait-il, de connaître par moi un des êtres qui l’avait le plus intéressé dans sa vie. Il me demandait sur Albert tous les détails imaginables et m’engageait à le voir le plus souvent possible. Je fus ainsi disposée tout naturellement à accepter sans scrupule et sans inquiétude la sympathie d’Albert ; je l’avais trouvé enjoué et cordial ; j’aimais les allures simples de son génie qui ne s’était pas offert à moi avec cette pompe solennelle à laquelle tous les hommes célèbres se croient plus ou moins tenus dans une première entrevue.

Le lendemain de ma visite à Albert, il faisait un de ces jours d’hiver radieux si rares à Paris ; le ciel était d’un bleu vif, les moineaux voletaient au soleil sur la cime dépouillée des arbres, et s’aventuraient parfois jusqu’à la balustrade de la haute fenêtre où j’étais accoudée. Je faisais comme les moineaux, je humais l’air vivifiant et tiède de ce jour d’Italie, et je regardais courir, dans les mêmes allées où nous sommes maintenant assises, mon fils qui jouait à la balle. Le portier, qui nous avait en affection, lui ouvrait chaque jour le jardin qui m’avait appartenu autrefois.

Je regardais mon enfant s’ébattre joyeux ; il me saluait par de petits cris, et lorsque mes yeux se détournaient de lui, il m’obligeait en m’appelant à le regarder encore. J’avais devant moi les toitures et les clochers d’une partie du faubourg Saint-Germain ; les bruits des voitures et les voix de la rue montaient jusqu’à ma fenêtre. Ce spectacle et ces rumeurs m’empêchèrent d’entendre le coup de sonnette qui retentit à ma porte ; tout à coup, je sentis une main tirer à mon côté les plis de ma robe ; c’était ma vieille servante qui me disait avec sa grosse mine toujours réjouie :

— Madame, voilà un monsieur !

Je tournai la tête et je me trouvai en face d’Albert de Lincel.

Il était plus pâle que la veille et si essoufflé qu’il semblait défaillir ; je lui pris la main et je l’obligeai à s’asseoir ; il tomba comme anéanti sur un fauteuil.

— Vous voyez, me dit-il, que je n’ai pas tardé à vous rendre votre visite.

— Oh ! que vous êtes bon, répondis-je, d’être venu si vite et d’être monté si haut.

— Il est vrai que c’est un peu haut, marquise, mais c’est bien à vous de ne pas avoir quitté votre hôtel et d’avoir eu le courage de vous y loger sous les toits. Je vois en ceci un présage de bon augure ; un jour vous redeviendrez, comme autrefois, propriétaire de l’hôtel entier.

— Les poëtes sont prophètes, lui dis-je en riant ; ce que vous dites là me portera bonheur et je gagnerai mon procès. En attendant, regardez quelle belle vue ; et je le conduisis vers la fenêtre, puis me retournant vers l’intérieur de mon petit salon, j’ajoutai : J’ai d’ailleurs ici, autour de moi, mes plus chères reliques, et je ne regrette rien de mon grand appartement du premier étage.

Il se mit alors à considérer avec intérêt trois portraits, qui séparaient les rayons de bibliothèque dont les murs étaient couverts. C’était le portrait de ma mère : un grand dessin à la gouache dont les demi-teintes rendaient à merveille la douceur et la distinction des traits. C’était ensuite le portrait de mon grand-père, figure sévère, presque sombre, dont la bouche, large et serrée, avait une expression d’amertume, tandis que les yeux éclatants et le front calme donnaient au haut du visage une extrême sérénité. Cette peinture au dessin pur et sobre de couleurs rappelait la manière de David ; la chevelure, disposée en ailes de pigeons, était poudrée à frimas ; l’habit bleu barbeau, coupe de la République, avait deux vastes revers en pointes, de même que le gilet blanc à la Robespierre ; entre ces revers, se groupait le nœud bouffant de la cravate de mousseline qui s’enroulait en plis profonds autour du cou.

Tout l’ajustement contrastait avec la pâleur et l’expression grave de la tête.

Le troisième portrait, magnifique miniature de Petitot, représentait un chevalier de Malte, mon grand-oncle ; la tête, jeune et superbe, était couverte de la longue et abondante perruque de la fin du règne de Louis XIV, le cou reposait dans une cravate blanche à plis majestueux ; la cuirasse était en bel acier bruni rehaussé d’or et d’émail bleu ; un manteau de pourpre flottait sur l’épaule gauche.

Après avoir regardé attentivement ces trois portraits, Albert feuilleta quelques-uns de mes livres ; il fut frappé par une édition des œuvres de Volney, et par un volume de Condorcet, que ces auteurs avaient donnés à mon grand-père. En voyant leur signature, il me dit :

— Savez-vous, marquise, que nous sommes un peu du même monde ; mon père aussi a été lié avec ces hommes célèbres que Bonaparte appelait des idéologues ; bien souvent mon père m’a parlé de ses amis les grands philosophes, comme il disait, et à sa mort j’ai retrouvé de leurs lettres dans ses papiers.

Tandis que nous causions ainsi, sa voix était si altérée et son oppression si forte, que je lui dis tout à coup :

— En vérité, je suis bien peu hospitalière de ne pas vous avoir offert un verre d’eau sucrée après votre ascension de mes quatre étages.

Et prenant un verre à semis d’étoiles d’or, dont je me servais habituellement, je le lui tendis plein d’eau et de sucre.

Il se mit à rire comme un enfant.

— Eh ! quoi ! marquise, pensez-vous me rendre des forces avec ce fade breuvage ?

— Voulez-vous, lui dis-je, y mettre un peu de fleurs d’oranger ?

— De mieux en mieux, dit-il en riant plus fort.

— Oh ! j’y pense, repris-je, j’ai d’excellent chocolat d’Espagne, il sera bientôt fait ; permettez-moi de vous en offrir. Je n’ose vous proposer du thé ou du café, c’est trop irritant.

— Ne cherchez pas tant, marquise, et faites-moi apporter simplement un verre de vin généreux.

Née et élevée dans le Midi, je n’avais jamais, comme presque toutes les femmes des pays chauds, approché une goutte de vin de mes lèvres. J’avais mis mon fils au même régime, et, depuis ma ruine, je n’avais plus de cave.

Je dis tout cela à Albert, ajoutant que ma servante seule buvait du vin dans la maison.

— Eh bien ! reprit-il gaiement, j’accepte ce vin de cuisine, et, croyez-moi, marquise, faites-en boire aussi à votre fils si vous ne voulez pas qu’il devienne lymphatique et mièvre.

Je sonnai Marguerite, qui apporta aussitôt une grosse bouteille noire et un verre. Albert la vida à moitié et, à mesure qu’il buvait, son teint se colorait et ses yeux se remplissaient d’une vie nouvelle.

— Ah ! me dit-il en touchant la bouteille, ceci et ces bons rayons de soleil qui s’allongent jusqu’à moi par votre fenêtre, me rendent vigueur et joie. Maintenant, marquise, je pourrai marcher, causer et même écrire longtemps.

— Le vin vous fait donc du bien, repris-je toujours étonnée.

— On m’a calomnié sur l’abus prétendu que j’en fais, répliqua-t-il ; mais si jamais, marquise, vous étiez mourante ou désespérée, vous verriez quelle force y trouve le corps ; quels enchantements et quel oubli l’esprit peut y puiser.

— Horreur ! lui dis-je en riant, jamais je ne souillerai mes lèvres à cette liqueur aux parfums âcres. Parlez-moi de l’arome du citron et de l’orange ! Je me souviens encore que lorsque les larges pieds des vignerons foulaient la vendange au château de mon père, je fuyais épouvantée de la senteur des cuves, et que j’allais bien loin m’asseoir sur quelque hauteur pour respirer le vent du ciel.

— Avec vos cheveux que le soleil empourpre et dore en ce moment vous eussiez pourtant fait une fort belle Érigone, reprit-il galamment. Croyez-moi, votre dédain pour le breuvage que tous les peuples ont appelé divin, a quelque chose d’affecté et de maniéré qui n’est pas digne de vous.

— Mais je n’affecte rien, je vous jure ; c’est en moi un instinct de répulsion, et le jour où cette répugnance cesserait, je vous promets d’essayer de boire avec vous.

— Oh ! reprit-il, quelle bonne femme vous êtes ! N’est-ce pas, vous ne croirez pas ce qu’on vous dira de moi : que je m’abrutis, que je me jette tête baissée dans cet oubli de l’ivresse ? Non, non, je vois sciemment ce que je fais et ce que je veux quand parfois je m’abandonne. Chère marquise, si jamais votre cœur est déchiré, ne regardez pas un homme du peuple ivre, chantant et riant dans sa misère, cela vous donnerait le vertige et l’envie de l’imiter.

— C’est un expédient aveugle et matériel, lui dis-je ; ne peut-on s’étourdir par l’amour, par le dévouement, par le patriotisme, par la gloire ?

— J’ai essayé de tout, et l’oubli seul est là, répliqua-t-il en frappant la bouteille du revers de ses doigts blancs et effilés ; mais je ne m’enivre que lorsque je souffre trop et que le désir impérieux d’oublier la vie me fait envier la mort.

Tout ce qu’il me disait à propos de ce bienfait de l’ivresse dont on l’accusait d’avoir pris l’habitude me causait une sorte de malaise ; je ne comprenais pas même la force réelle que le vin prêtait à sa santé défaillante et qui insensiblement en avait fait pour lui une nécessité. Plus tard, quand ma poitrine malade courba et affaiblit mon corps, autrefois si robuste, quand le souffle manqua à ma marche, l’air à ma respiration, l’étreinte à mes mains maigres et amollies, j’approchai par contrainte de mes lèvres ce breuvage qu’elles avaient repoussé si longtemps ; insensiblement il me ranima, et, s’il avait vécu encore, lui, mon grand et bien-aimé poëte, je lui aurais demandé de célébrer en mon honneur les coteaux du Médoc, comme Anacréon avait chanté les vins de Crète et de Chio.

— Vous aimez la poésie, marquise, et je voudrais, continua Albert, pour vous faire apprécier celle qu’il y a dans le vin, vous citer tous les beaux vers par lesquels les grands poëtes de l’antiquité, et les vrais poëtes modernes l’ont célébré ; croyez-bien que tous l’ont aimé, car on ne parle en poésie que de ce qu’on aime. Mais je deviens pédant et j’oublie de vous dire que j’ai vu Frémont ce matin, ou plutôt, j’hésite à vous le dire, car je n’ai pas une bonne nouvelle à vous donner.

— Je devine ; votre éditeur refuse mes traductions.

— Il les a refusées d’un ton qui m’a fait soupçonner un parti pris et qui pourrait bien me brouiller avec lui, répliqua Albert.

— Je vois en ceci une vengeance de Duchemin, lui dis-je, il vous a prévenu auprès de Frémont et l’a mal disposé pour moi. Ce n’est donc pas à votre libraire que j’en veux, mais à cet affreux satyre.

— Du reste, marquise, je vous trouverai un autre éditeur.

— Merci, répondis-je en lui tendant la main, mais laissez-moi goûter votre première visite sans vous fatiguer de cette affaire.

En ce moment une petite main gratta à la porte de mon cabinet et la poussa doucement ; c’était mon fils qui ne me voyant plus à la fenêtre s’était ennuyé de son jeu et revenait vers moi. Les enfants veulent toujours avoir un compagnon ou un spectateur dans leurs amusements ; c’est le prélude de la sympathie et de la vanité humaines.

— Oh ! je pensais bien que tu avais une visite, me dit mon fils en m’embrassant ; mais je ne connais pas ce monsieur, ajouta-t-il en regardant Albert.

— Voulez-vous me connaître et m’aimer un peu, lui dit Albert en l’attirant vers lui.

— Oui, vous me plaisez beaucoup.

— Vous êtes privilégié, dis-je à Albert, car ce terrible enfant n’aime guère ceux de vos confrères qui sont mes amis.

— J’aime René, parce qu’il est bon pour toi et qu’il me caresse, me répondit l’enfant, mais les autres ne parlent jamais que d’eux et me renvoient quand ils sont là.

— Et moi pourquoi m’aimez-vous ? lui dit Albert.

— Parce que votre figure est si triste et si pâle que vous me rappelez mon père quand il allait mourir.

Et, en prononçant ces mots l’enfant s’assit sur les genoux d’Albert et l’embrassa.

— Puisque vous m’aimez un peu, demandez donc à votre maman qu’elle ne nous refuse pas à vous et à moi un grand plaisir.

— Et lequel ? reprit mon fils.

— Voyez cette belle carte, répliqua Albert, en tirant de sa poche un carré de carton rose, elle nous ouvrira toutes les serres et toutes les galeries de la ménagerie du Jardin des Plantes. J’ai une voiture en bas et si votre maman veut bien y monter avec nous, avant un quart d’heure nous serons arrivés,

— Oh ! ma petite mère, ne refuse pas, dit l’enfant en m’entourant de ses bras ; quel bonheur de voir tous ces animaux féroces qui font peur !

— Et, par ce beau soleil, tous les beaux oiseaux au plumage étincelant, ajouta Albert.

— Oh ! oh ! partons, partons vite, s’écria l’enfant en frappant des pieds.

— Ne le privez pas de cette grande joie, me dit Albert avec un bon sourire.

— Je le veux, je le veux ; dis oui, répétait l’enfant en me tirant par ma jupe.

— Il faut bien obéir, répliquai-je en riant, mais convenez, M. de Lincel, que nous allons un peu vite sur le chemin de l’amitié.

— Oh ! j’aimerais bien mieux que ce fût sur un autre chemin, dit Albert en baisant ma main ; je me sens disposé, marquise, à devenir amoureux de vous.

— En ce cas là, je ne sors pas, répliquai-je, car vous m’effrayez.

Et je fis mine de dénouer le chapeau que je venais de mettre.

— Je le veux ! je le veux ! répétait l’enfant.

— Voyez ce beau soleil qui nous sollicite, ajouta Albert, allons, marquise, partons vite ; j’écris, vous écrivez aussi, voilà notre confraternité établie.

En disant ces mots, il ouvrit la porte et nous sortîmes ; mon fils nous précédait joyeux. Albert s’appuyait, pour descendre l’escalier, sur l’épaule robuste de l’enfant et sur sa blonde tête frisée. Je les suivais, marchant derrière Albert, et le considérant avec tristesse.

Nous montâmes en voiture, Albert s’assit à côté de moi, et l’enfant devant nous ; le soleil se répercutait en plein sur les vitres et répandait une chaleur de serre.

— Que je suis bien, me disait Albert, il y a longtemps que je n’avais éprouvé un tel apaisement de toute douleur. On m’a calomnié, marquise, en me prêtant des passions sans frein ; je vous assure qu’il m’en aurait fallu bien peu pour être heureux ; ainsi, en ce moment, je ne désire rien : ce jour radieux qui me réchauffe, ce bel enfant qui me regarde, et vous si charmante à voir et si bonne à entendre, me semblez le souverain bien.

— Je suis toute joyeuse de ce que vous me dites là, répondis-je avec amitié ; vous pourrez donc revenir à une vie naturelle et douce, car ce qui vous semble en ce moment le bonheur est facile à trouver.

— Et pourquoi ne pas me dire simplement que je l’ai trouvé ?

— Je ne vous comprends pas bien, répliquai-je en retirant ma main qu’il voulait prendre.

— Tenez, marquise, fit-il avec une sorte de colère, vous êtes coquette comme toutes les autres, et moi je suis un fou incurable de ne pouvoir me trouver auprès d’une femme quelconque sans que mon vieux cœur broyé ne s’agite.

Sa bouche, en prononçant ces paroles, eut une expression d’amertume et de dédain, et il avait laissé tomber le mot quelconque avec un accent qui me blessa.

L’enfant nous dit de sa voix perlée :

— Allez-vous donc vous fâcher si vite ensemble ! Vous feriez mieux de regarder comme l’église est belle, là, sur l’eau, tout près de nous.

La voiture avait marché le long des quais, elle venait de dépasser Notre-Dame dont la grande nef aux arêtes puissantes si finement sculptées se détachait sur l’azur du ciel comme un grand navire sur une mer bleue.

— Votre fils sera peut-être un artiste, me dit Albert, il vient d’être frappé d’une chose vraiment belle que nous ne songions pas à regarder.

En parlant ainsi il fit arrêter la voiture, baissa la vitre de gauche et me dit :

— Voyez !

Sa tête se pencha à la portière à côté de la mienne ; nous contemplâmes quelques instants le vaisseau majestueux de la cathédrale qui semblait suspendu dans l’air ; les arbres de l’espèce de square, qui remplace aujourd’hui l’ancien archevêché saccagé, étendaient leurs branches dépouillées autour du clocheton gothique.

Ce lieu est charmant le soir, en été, me dit Albert, quand les arbres sont verts et qu’on remonte le cours de la Seine, couché dans un bateau ; on pense alors à la Esméralda fuyant le sac de Notre-Dame, et voyant la grandeur et la beauté de l’église sombre à la lueur des étoiles :

— Quelles pages que cette description du poëte ! Oh ! c’est un sublime peintre que Victor, sans compter qu’il est notre plus grand lyrique !

C’était une des qualités attrayantes d’Albert que cette justice qu’il rendait au génie.

Tandis que nous admirions l’église si bien groupée derrière nous, l’enfant s’était agenouillé sur la banquette, avait baissé la glace de devant, et tirant l’habit du cocher il lui criait :

— Marchez ! marchez ! nous arriverons trop tard pour voir les animaux.

La voiture se remit en route et nous nous trouvâmes en quelques secondes à la porte du jardin des Plantes.

Une foule d’enfants la franchissaient avec leurs mères ou leurs bonnes, leurs pères ou leurs précepteurs ; la plupart s’arrêtaient d’abord devant les petites boutiques de gâteaux, d’oranges, de sucre d’orge et de liqueurs adossées de chaque côté de la grille extérieure ; les marchandes attiraient les enfants en leur criant :

— Venez vous fournir, mes petits messieurs et mes belles demoiselles !

Albert dit à mon fils :

— Il faut faire aussi notre provision de brioches pour les ours, les girafes et les éléphants.

Et il se mit à remplir les poches et le chapeau de l’enfant de pâtisseries et de bonbons.

— Vous pouvez y goûter d’abord mon petit ours bien léché.

Et, comme pour engager mon fils, Albert se fit servir un verre d’absinthe qu’il avala.

— Oh ! poëte ! cela se peut-il ? m’écriai-je.

— Marquise, reprit-il gaiement, je me donne des jambes pour vous accompagner dans les galeries, dans les allées et dans les serres, et vous m’eussiez montré un bon cœur et un esprit sans préjugé en n’y prenant pas garde.

— Mais c’est que je sens que cela vous fait mal.

— Les fumeurs d’opium que l’on sèvre trop vite, meurent tout à coup, répliqua-t-il.

Tandis qu’il parlait, un peu de sang rose affluait vers ses joues et en colorait l’effrayante pâleur ; ses yeux étaient vifs, l’air pur du jour animait tout son visage, et la brise des grands arbres agitait sur son front inspiré ses boucles blondes ; en ce moment il était encore très-beau et sa jeunesse semblait revenue.

— Je me suis souvent promené ici avec Cuvier, reprit-il, je vous montrerai bientôt son habitation. Son traité de la formation du globe m’a fait rêver d’un poëme où auraient figuré des personnages d’avant notre race. Vous sentez quelle fantaisie on pourrait répandre sur des êtres et sur un temps qui n’ont pas d’historiens !

— Oh ! je vous en supplie, écrivez ce poëme, lui dis-je, voilà si longtemps que vous n’avez rien fait.

— Écrire encore ? et à quoi bon ? dit-il avec un éclat de rire.

— Mais ce serait une noble distraction.

— Oh ! tenez, j’aime mieux l’amusement que se donne en cet instant votre fils en jetant des gâteaux aux ours.

Et, s’avançant près de l’enfant, il prit dans son chapeau un gâteau qu’il lança par morceaux aux lourdes bêtes pantelantes.

Après avoir régalé les ours, mon fils voulut faire visite aux singes ; mais il me vit une si grande répulsion pour les gambades impures et pour les grimaces humaines de ces animaux, qu’il dit tout à coup à Albert qui riait de mon malaise :

— Éloignons-nous puisque maman a peur.

Il prenait mon dégoût pour de l’effroi.

— Allons voir des bêtes plus nobles et vraiment bêtes, dis-je à Albert, malgré moi les singes me font l’effet d’une ébauche informe de l’homme

Nous passâmes dans le bâtiment circulaire où s’abritent les rennes, les antilopes, les girafes et les éléphants. Albert était tout joyeux et redevenait enfant lui-même en voyant la joie de mon fils, tandis qu’un énorme éléphant enlevait avec sa trompe les gâteaux que lui tendait sa petite main ; puis vint le tour des girafes qui abaissaient jusqu’à l’enfant leur long cou flexible et onduleux, le sollicitaient d’un regard de leurs grands yeux si doux, et lui tiraient leur langue noire pour recevoir leur part du festin. Un des gardiens plaça mon fils sur un magnifique renne, à l’allure élégante et rapide, qui s’élança aussitôt autour de l’énorme pilier servant d’appui à l’édifice. L’enfant riait aux éclats, le gardien le tenait d’un bras ferme fixé à l’animal et le suivait au pas de course. Le jeu était sans danger, je rejoignis Albert qui m’appelait pour me montrer une svelte et belle antilope dont les yeux semblaient nous regarder.

— Voyez, me dit Albert, comme elle s’occupe de nous ! ne dirait-on pas qu’elle pense et qu’elle nous parle à sa manière avec ses ondulations de tête. Que ses yeux sont vifs et pénétrants ! Je trouve, marquise, qu’ils ressemblent aux vôtres.

— Mais ils sont noirs, répliquai-je.

— Et les vôtres sont d’un bleu sombre, ce qui produit dans le regard la même expression.

Il se mit alors à caresser l’antilope, à la baiser au front et sur le cou et il lui disait, tandis que la jolie bête le considérait de ses yeux grands ouverts :

— Tu caches peut-être l’âme d’une femme ; je n’oublierai jamais ma belle, de quelle façon tu m’as regardé !

Le gardien avait fait descendre mon fils de sa monture et nous avait prévenus que c’était l’heure du repas des animaux féroces. Nous nous rendîmes dans la longue galerie où étaient enfermés les tigres, les lions et les panthères, dont les rugissements terribles se faisaient entendre au dehors ; une odeur âcre et fauve remplissait cette galerie très-chaude. On se sentait pris à la gorge et comme étouffé en y pénétrant. La pâleur d’Albert s’empourpra subitement, et ses yeux brillèrent d’un feu étrange. Cet air lourd et malsain lui portait à la tête, et lui causait une sorte de vertige. D’abord je n’y pris pas garde, occupée à éloigner mon fils des barreaux de fer, et à contempler la magnifique posture de deux tigres, allongés et tranquilles, qui, tout à coup, s’élancèrent d’un bond furieux sur les tronçons de viandes saignantes qu’on venait de leur jeter. Albert nous suivait à distance et sans me parler. Il semblait ne rien voir et ne rien entendre. On l’eût dit absorbé par une vision intérieure.

Je m’étais arrêtée devant la cage d’un colossal lion du Sahara, arrivé depuis peu de nos colonies africaines. La superbe bête, reposait majestueusement, la tête appuyée sur ses deux pattes de devant, dont les ongles recourbés se dissimulaient sous de longs poils roux. Ses yeux ronds nous regardaient sans méchanceté, il se leva lentement et comme pour nous faire fête ; il secoua contre les barreaux sa vaste crinière dorée, elle était si soyeuse et si brillante qu’elle attirait involontairement le toucher. Quelques touffes passaient en dehors et, oubliant mes recommandations à mon fils, d’un mouvement machinal j’y portai la main. Le lion poussa un rugissement formidable ; l’enfant cria plein de terreur et Albert qui s’était précipité vers moi, saisit ma main dégantée dans les siennes, la porta à ses lèvres et la couvrit de baisers frénétiques.

— Malheureuse ! me dit-il avec une exaltation effrayante, vous voulez donc mourir ! vous voulez donc que je vous voie là, sanglante, en lambeaux, la tête ouverte, les cheveux détachés du crâne et n’étant plus qu’une chose sans forme et sans beauté, comme les corps dissous dans un cimetière !

En parlant ainsi, il m’avait saisie dans ses bras, et malgré sa faiblesse il m’emportait, en courant, hors de la galerie ; mon fils nous suivait en criant toujours. Les gardiens nous regardaient étonnés et pensaient que j’étais évanouie. Arrivés dans une salle voisine où étaient enfermés des animaux moins redoutables, je me dégageai des bras d’Albert, et je m’assis sur un banc ; mon fils se précipita sur mes genoux, et suspendu à mon cou, il m’embrassait en pleurant.

— Vois donc, je n’ai aucun mal, lui dis-je ; puis, me tournant vers Albert, dont l’angoisse était visible : — Mais qu’avez-vous donc, mon Dieu ! vous m’avez effrayée plus que le lion.

Il me regardait sans parler et avec une fixité qui me troublait. Tout à coup, il saisit brusquement mon fils par l’épaule et le détacha de moi.

— Sortons, me dit-il, et prenant mon bras sous le sien, il ajouta : vous voyez bien que ces caresses me font mal.

Je feignis de ne pas l’entendre.

L’enfant lui dit :

— Vous êtes méchant et je ne vous aimerai plus.

Mais bientôt nous nous trouvâmes dans l’allée des vastes volières : les tourterelles, les perroquets, les pintades, les hérons, lissaient au soleil leurs plumes lustrées ; les paons, en faisant la roue, jetaient dans l’air des glapissements d’orgueil satisfait ; les perruches qui jasaient semblaient leur répondre en se moquant. Les autruches secouaient leurs longues ailes en éventail, la lumière vive filtrait à travers les rameaux dépouillés des arbres, et projetait sur le sable des ombres dentelées. Insensiblement la sérénité riante du jour nous ressaisit tous les trois et effaça le souvenir de ce qui venait de se passer.

— Réconcilions-nous, dit Albert à mon fils, en lui donnant la main, je vais vous conduire sous le cèdre manger du plaisir.

Nous fîmes une halte sous l’arbre centenaire, que Jussieu a planté et que Linnée a touché de ses mains, mais bientôt le babil des bonnes d’enfants, les rumeurs des marmots et les cris de la marchande de plaisirs fatiguèrent Albert et irritèrent ses nerfs.

— Allons nous asseoir dans les serres, me dit-il, nous y serons seuls, car l’entrée est interdite au public.

Je ne voulus pas refuser, j’aurais eu l’air de craindre et par le fait je ne craignais rien ; j’avais pour sauvegarde l’amour, l’amour éloigné mais toujours présent.

Nous entrâmes dans la grande serre carrée toute remplie de plantes et de fleurs des tropiques. J’éprouvais un bien-être infini à respirer cette atmosphère tiède et embaumée. Nous nous assîmes vis-à-vis du bassin limpide d’où surgissait, telle qu’une naïade, une statue de marbre blanc ; ses pieds étaient caressés par les nymphéas en fleurs flottant à la surface de l’eau, tandis que sa tête se déployait à l’abri des bananiers aux larges feuilles et des magnolias fleuris.

— Que c’est beau, disait mon fils, ravi de cet aspect des plantes inconnues tout nouveau pour lui. Que cela sent bon ! je dormirais bien sur cette mousse chaude comme dans mon lit, ajouta-t-il, en s’étendant au bord du bassin ; mais j’ai faim et j’ai donné tous mes gâteaux aux animaux.

Albert alla parler à l’homme qui nous avait ouvert la porte de la serre, et je l’entendis qui lui disait :

— Prenez ma voiture, vous irez plus vite.

Il revint s’asseoir auprès de moi, tandis que mon fils étendu sur l’herbe, d’abord silencieux et en repos, finit par s’endormir.

— N’êtes-vous pas fatigué, dis-je à Albert, dont la pâleur avait reparu.

— Question maternelle ou fraternelle, répliqua-t-il d’un ton railleur, soyez donc un peu moins bonne et un peu plus tendre, marquise.

— La bonté et la tendresse ne s’excluent pas, lui dis-je, voyez plutôt dans l’amour d’une mère.

— Oh ! nous y voilà ; nous retombons encore dans le même ordre d’idées, la maternité et la fraternité, c’est le jargon actuel des femmes du monde ; cela leur sert de coquetterie décente quand elles ne veulent pas comprendre ou qu’elles n’aiment plus.

— Dans cette hypothèse ce jargon m’est inutile, et partant étranger, lui dis-je, car notre connaissance est de trop fraîche date pour que j’aie encore songé à la resserrer ou à la dénouer.

— C’est franc, du moins et j’aime mieux ceci qu’un détour. Ainsi donc, si vous ne me revoyiez jamais, ce serait sans regret ?

— Non certes, lui dis-je, car vous n’êtes pas de ceux qu’on oublie.

— Merci, répliqua-t-il, en me serrant la main ; ceci me suffit pour le moment, parlons d’autre chose pour ne pas gâter ces mots-là. Plus je vous regarde, ajouta-t-il, plus je vous trouve les yeux de l’antilope ; si je le pouvais, j’emporterais cette charmante bête chez moi ; elle remplacerait mon chien qui jappe et que je n’aime plus. Serait-elle gracieuse là couchée près de votre fils et le caressant comme vous le caressiez tout à l’heure quand vous m’avez inspiré un mouvement féroce. J’avais eu pour vous peur du lion, et une minute après j’aurais voulu être moi-même le lion ; vous emporter dans mes griffes et vous dévorer.

— Sont-ce ces arbres et ces lianes formant autour de nous une espèce de jungle qui vous inspirent ces idées carnassières, lui dis-je en riant ; tâchons d’être sérieux. et dites-moi plutôt les noms de toutes ces plantes.

— Me prenez-vous pour un professeur du jardin des Plantes, répliqua-t-il d’un ton railleur. M. de Humboldt avec qui je suis venu ici il y a un an, m’a bien dit les noms en us de tous ces arbustes enchevêtrés ; mais c’est tout au plus si j’en ai retenu deux ou trois ; j’ai mieux aimé me pénétrer de la saveur des dissertations ingénieuses, si neuves et si pleines d’images du savant inspiré. Ce qu’il y a de merveilleux dans ces grands génies allemands, c’est l’étendue et la diversité de leurs aptitudes ; ils participent de l’âme universelle et parfois on dirait qu’ils l’absorbent en eux ; c’est ainsi que le poëte Goethe s’assimile la science et la revêt de son génie, tandis que le savant Humboldt emprunte à la poésie une grandeur dont il pare son savoir.

— En France, nous restons parqués dans nos facultés distinctes ; un savant est un pédant ; un poëte est un ignorant ou à peu près, nos musiciens et nos peintres sont illettrés. L’Allemagne semble avoir hérité de l’intelligence synthétique de la Grèce qui voulait que le génie embrassât toutes les connaissances de l’humanité. M. de Humboldt est un de ces esprits dont la manifestation se produit sur tous les sujets, avec cette facilité divine qui caractérisait les demi-dieux de l’antiquité. Je n’oublierai de ma vie tout ce qu’il a répandu d’éloquence et de verve devant moi à cette même place où nous sommes assis. Ne l’avez-vous jamais entendu, marquise ?

— Je l’ai rencontré, répliquai-je, dans le salon du peintre Gérard, de cet homme à l’esprit incisif dont la causerie valait mieux que les tableaux ; M. de Humboldt me prit un soir en amitié et écrivit pour moi sur une large page de vélin, un passage inédit de son Cosmos, auquel il ajouta une aimable dédicace ; c’est aussi chez Gérard, poursuivis-je, que j’ai connu Balzac. L’aimez-vous et qu’en pensez-vous ?

— Oh ! celui-là, reprit-il, était d’une grande force ; son génie était bien caractérisé par sa puissante et lourde encolure de taureau ; ses créations sont parfois abondantes et plantureuses à s’étouffer elles-mêmes. On voudrait les dégager en les élaguant çà et là, mais peut-être les gâterait-on, comme si on essayait de tailler symétriquement ces arbres entremêlés qui nous prêtent leur ombre. Le beau, radieux et toujours noble, suivant l’acception antique, ne convient guère, je crois, qu’à la poésie ; la prose a des allures plus émancipées et plus familières ; elle se mêle à tout et se permet tout ; c’est là l’échec du goût qui est le raffinement suprême du génie : Le goût de Balzac ne me semble pas toujours très-pur ; pas plus que ses caractères, et surtout ceux de ses femmes du grand monde ne me paraissent toujours vrais. Il outre la nature et il la boursoufle quelquefois. L’océan profond a des écumes visqueuses ; les métaux en fusion produisent des scories.

Tandis que nous causions de la sorte l’homme qu’Albert avait envoyé, je ne sais où, revint dans la serre tenant un plateau d’argent sur lequel étaient des glaces, des fruits confits, des gâteaux et un flacon de rhum.

Mon fils s’éveilla au cliquetis du plateau qui passait devant lui et il accourut vers nous alléché et ravi par ces friandises ; je remerciai Albert de son attention et je l’engageai à goûter aux sorbets et aux fruits.

— Manger est une fatigue qui m’est souvent insupportable, me répondit-il ; quand j’ai dîné la veille, je ne suis jamais sûr de déjeuner le lendemain ; laissez-moi donc me soutenir à ma guise et sans vous inquiéter de mon régime ; en parlant ainsi il but deux petits verres de rhum. Je n’osai rien lui dire, mais je redoutai que sa tête ne s’enflammât de nouveau.

— L’air de la serre me fatigue, repris-je en me levant, regagnons l’air froid et vivifiant du jardin.

— Nous étions pourtant bien ici, répliqua Albert.

— Oh ! pour cela, oui, ajouta mon fils, et cette fois c’est maman qui a tort ; elle vous empêche de boire et moi de manger.

Je les pris tous deux par la main et les entraînant vers la porte je leur dis : vous êtes deux enfants ! Nous traversâmes rapidement le jardin, mon fils se remit à courir devant nous ; je m’appuyai à peine sur le bras d’Albert qui chancelait presque ; il ne me parlait pas et retombait dans son humeur sombre ; cependant quand nous fûmes remontés en voiture sa gaieté lui revint tout à coup ; il me proposa de traverser le pont d’Austerlitz, de faire le tour de l’Arsenal, vide aujourd’hui de ses hôtes poétiques d’autrefois, puis de rentrer chez moi par les boulevards, la rue Royale et le pont de la Chambre, ou ce qui serait bien mieux, ajouta-t-il, d’aller dîner dans quelque cabaret des Champs-Élysées.

— Voyons, marquise, il le faut, je le veux, cela nous amusera, poursuivit-il avec cette insistance capricieuse et juvénile qui était un des charmes de sa nature.

— Oh ! pour cela non, répliquai-je, je refuse, je m’insurge, et si vous voulez dîner absolument avec moi, ce sera chez moi que vous dînerez.

— J’accepte, me dit-il, mais à condition qu’une autre fois je serai l’amphitryon.

— Que dirait notre ami René, s’il nous voyait ainsi passer toute une journée ensemble ?

— Ma foi, j’y pense, reprit Albert, si nous allions le chercher ce bon René dans sa retraite d’Auteuil pour dîner avec nous ?

— Y songez-vous ! De la sorte, vous pourriez me conduire jusqu’à Versailles ; oh ! comme vous y allez, poëte !

— Je vais comme l’inspiration et l’instinct, je suis mon cœur qui me pousse. Avez-vous donc, marquise, quelque amoureux qui vous attende ce soir pour vouloir rentrer si vite ?

— Vous voyez bien que non, puisque je vous engage à dîner.

— Ainsi donc, vrai, vous êtes libre ?

— Libre comme le travail et la pauvreté.

— Ce qui signifie d’ordinaire l’esclavage, répliqua-t-il.

— Non, repartis-je, le monde ne s’occupe guère que des riches et des oisifs, et laisse aux autres leurs coudées franches dans la tristesse et la solitude.

— Oh ! si vous étiez tout à fait libre, répétait-il, que ce serait bon ! mais bah, vous me trompez !

Je ne savais plus que lui répondre et nous nous mîmes à jouer assez gaiement sur les mots jusque chez moi. Parvenue au bas de mon escalier, je le montai précipitamment pour ordonner à ma vieille Marguerite d’aller chercher un poulet et du vin de Bordeaux. Albert et mon fils me suivaient plus lentement ; quand ils arrivèrent je m’étais déjà débarrassée de mon chapeau et de mon châle, j’avais noué un tablier blanc autour de ma taille et je me disposais à aider au dîner.

— Allez vous reposer dans mon cabinet, dis-je à Albert, feuilletez les livres et les albums, et, si vous voulez être bien aimable, faites-moi un de ces dessins à la plume que vous faites si bien, le croquis du beau lion du Sahara qui vous a tant effrayé !

— Jamais, répliqua Albert ; vous êtes comme les autres ; vous voulez que je note mes angoisses pour les constater froidement ; je reste ici avec vous et je vais vous aider à faire la cuisine.

Cette idée me fit rire.

— Oh ! vous croyez que je ne m’y entends pas ; voyons, qu’ordonnez-vous, quel mets allez-vous préparer ?

— Un plat sucré, lui dis-je, des poires meringuées, et, puisque vous le voulez absolument, vous allez battre des blancs d’œufs.

— C’est cela, me voilà prêt.

Il s’était emparé d’une serviette et l’avait liée gaiement sur les basques de son habit noir.

— Que je vous donne du moins un vase élégant et digne de vous, ô poëte. Je lui tendis une écuelle en vrai Sèvres, qui avait appartenu à ma mère, et une fourchette en ivoire, et le voilà fouettant auprès de la fenêtre les blancs d’œufs qui, bientôt, montèrent en neige sous les coups de sa main nerveuse. Il fallut aussi occuper l’enfant : je pris sur une étagère quelques belles poires et les lui donnai à peler ; en un instant mon plat sucré fut dressé, et, quand Marguerite arriva, elle n’avait plus qu’à le mettre sur le feu.

Albert et mon fils m’aidèrent ensuite à disposer le couvert.

— Tout ceci me rappelle ma vie d’étudiant, dit Albert ; depuis longtemps je ne m’étais senti si heureux, et moi, qui ne mange plus, il me semble avoir ce soir une faim dévorante.

Cependant quand nous nous mîmes à table, il mangea à peine un peu de blanc de poulet, et goûta, par courtoisie, du bout des lèvres, à mes poires meringuées ; à ma grande surprise il ne but que de l’eau rougie. Me voyant en peine de sa santé, il redoubla de gaieté et d’esprit pour me convaincre qu’il se portait à merveille. Après le dîner, il se mit à jouer avec mon fils comme un écolier. Cependant l’enfant, fatigué de sa journée passée en plein air, commença à s’endormir vers dix heures, et Marguerite l’emporta ; je restai seule avec Albert, éprouvant moi-même un peu de lassitude. J’étais assise immobile sur un grand fauteuil, Albert, placé en face de moi, au coin du feu, roulait dans ses doigts une cigarette que je lui avais permis de fumer.

Nous ne nous parlions pas, et insensiblement j’oubliai presque qu’il était là ; une autre image prenait sa place et se dressait jeune, souriante et aimée, vis-à-vis de moi ; machinalement, je me courbai vers la table où j’écrivais chaque soir ; je pris une plume et je touchai un cahier de papier à lettre ; c’était l’heure où j’écrivais à Léonce, et l’habitude de mon cœur était si impérieuse, que, même au théâtre ou dans le monde, où je n’allais plus que rarement, lorsque l’heure de ma lettre quotidienne arrivait, je sentais une vive contrariété de ne pouvoir l’écrire.

— Vous avez affaire et je vous gêne, me dit Albert, qui s’était aperçu de la rêverie où j’étais tombée et qui suivait du regard tous mes mouvements.

Sa voix me fit tressaillir et me rappela sa présence. Je rougis si visiblement qu’Albert reprit comme s’il m’avait devinée :

— Vous pensez à un absent.

— Je suis un peu lasse de cette bonne journée, lui dis-je, sans lui répondre directement.

— Ce qui m’avertit que je dois me retirer, répliqua-t-il sans se lever. Oh ! marquise, vous ne savez pas où vous m’envoyez !

— Mais dormir tranquillement, j’espère.

— Tranquillement ! vous me répondez comme une coquette, car, à votre âge on n’est plus naïve ; si vous voulez que je sois tranquille laissez-moi là encore deux ou trois heures ; qu’est-ce que cela vous fait ?

Il était si pâle et si défait que je n’eus pas le courage de le contrarier ; puis, malgré ma préoccupation secrète, j’éprouvais un grand charme dans sa compagnie.

— Si cela vous paraît bon, lui dis-je, restez encore.

Il me prit la main et la garda dans les siennes, en me disant merci !

Nous étions éclairés par une lampe aux lueurs pâles, recouverte d’un abat-jour rose ; la lune, dans son plein, était suspendue en face de ma fenêtre et projetait son éclat à travers les vitres ; aucun bruit du de hors ne montait jusqu’à nous. Un grand feu flambait dans la cheminée ; c’était un mélange de chaleur et de clarté douces, qui inspiraient comme une mollesse et une rêverie involontaires ; il tenait toujours ma main et demeurait tellement immobile que, sans ses yeux grands ouverts, j’aurais pu croire qu’il dormait. Je n’osais faire un mouvement dans la crainte d’attirer sur ses lèvres quelque parole trop vive. J’éprouvais un grand malaise du silence que nous gardions tous deux, et cependant je ne savais plus comment le rompre. Enfin, je me décidai à lui dire que j’espérais qu’il me reviendrait un soir où j’aurais Duverger, Albert de Germiny et René.

— Oui ! répondit-il, si vous me permettez de revenir tous les autres soirs quand vous serez seule ? Sinon, non. — Et il secouait ma main en me répétant : Voyez-vous, je ne veux plus souffrir !

— Quelle âme tourmentée avez-vous donc, lui dis-je, pour me parler ainsi le second jour où vous me voyez ? J’avais cru être avec vous cordiale et simple, je n’ajouterai pas fraternelle puisque le mot vous déplaît.

— Et la chose encore plus, répliqua-t-il.

Il s’assit sur le tapis de foyer à mes pieds, et continuant à tenir ma main il poursuivit :

— Si vous me laissiez là oublier les heures, la tête appuyée sur vos genoux sans vous parler, sans vous demander rien de plus, mais certain que je pourrai tout vous demander un jour, que je suis le préféré, l’attendu, qu’avant moi vous n’aviez que des amis, que la place était vide et que je puis la remplir ; que vous m’aimerez enfin, quoique je ne sois plus que l’ombre de moi-même et que le passé m’ait submergé.

Je me levai tout à coup et, par ce mouvement, je repoussai sa tête et ses mains.

— Vous altérez trop vite, repris-je, la douce joie que j’ai goûtée à vous connaître ; vous troublez l’amitié, vous voulez dans mon cœur une place à part, vous l’avez dans mon admiration cette place choisie et presque exclusive, et cela vous explique le charme qui suspend mon esprit au vôtre, mais pour l’autre attrait, celui qui foudroie, entraîne et confond, je…

— N’achevez pas, marquise, je comprends ; cet attrait-là vous l’avez pour un autre. Mais comment donc n’est-il pas là ? Et comment y suis-je, moi ! Ah ! je devine, il est peut-être dans votre chambre attendant tranquillement que je vous aie donné le spectacle de mon esprit.

En me disant ces mots d’une voix mordante, il alluma une cigarette, prit son chapeau et, me saluant presque cérémonieusement, il se disposa à sortir.

— J’ignore, lui dis-je, quelle interprétation vous donnerez à ce que je vais faire, mais suivez-moi ; et prenant un bougeoir, je le conduisis dans ma chambre où mon fils dormait.

— Voilà qui veille sur moi et qui m’attend, ajoutai-je en lui montrant le petit lit de l’enfant.

— Eh bien ! alors, aimez-moi et sauvez-moi de la vie que je mène, s’écria-t-il en s’emparant de mon bras qu’il étreignait ; il en est peut-être encore temps, vous me guérirez !

— Restons-en sur ce mot là, lui dis-je, oui, je veux vous guérir, vous voir, vous entendre, raffermir votre âme, mais n’ayez plus de ces élans auxquels je ne peux répondre et qui nous sépareraient, ce qui pour moi serait une douleur.

— Suis-je bête, dit-il en ricanant et en s’éloignant de moi ; vous n’êtes pourtant point taillée comme une femme mystique, et si l’amant n’est pas dans la chambre il est à coup sûr dans le cabinet de toilette. D’un geste, je lui montrai la porte en lui disant :

— Bonsoir, M. de Lincel.

— Bonne nuit, marquise ; je vais me divertir un peu à mon tour ; souper et voir quelque belle femme qui ne me fera pas de métaphysique.

Je ne trouvai pas un mot à lui répondre ; des paroles de morale m’eussent paru froides et superflues ; un démenti m’aurait semblé hypocrite ; il avait deviné que j’en aimais un autre ; éloigné ou présent, cet autre existait et m’avait tout entière. Je marchai donc silencieuse, derrière lui, l’éclairant jusqu’à la porte de sortie. Là, je lui tendis la main :

— Non, me dit-il en la repoussant, car avant une heure ce seront des mains banales qui m’enlaceront.

Il descendit l’escalier précipitamment et en chantant un refrain moqueur. Je l’entendis fermer la porte cochère avec fracas.

Je restai quelques instants comme pétrifiée ; mais que pourrai-je donc faire pour lui ? me demandai-je. — Rien, me répondit la voix d’une inflexible logique, puisque tu ne l’aimes pas d’amour. Il court en ce moment au cabaret, puis ailleurs, et, pour le sauver, il faudrait lui ouvrir les bras, et lui dire : Reste ici, tu seras mieux.

Quand je me retrouvai assise dans mon cabinet, prenant la plume pour écrire à Léonce, sa belle et chère image agrandie par la solitude dans laquelle il vivait, chassa bien vite de son regard calme l’image agitée d’Albert. Il n’avait pas, lui, de ces inquiétudes, et de ces transports d’enfant, l’amour l’éclairait sans le brûler ; c’était la lampe de son travail nocturne ; la récompense de sa tâche accomplie. Oh ! voilà le véritable amour, me disais-je : fort, radieux, certain de lui-même, et persistant sans altération, à distance de l’être aimé !

C’est ainsi que dans l’excès de mon amour, je blasphémai l’amour même : l’amour exigeant, fantasque, anxieux, emporté, tel qu’Albert l’avait ressenti dans sa jeunesse, et dont l’écho se réveillait en lui. Est-ce que l’amour véritable peut être tranquille, résigné, exempt de désir ? Impétueux seulement dans certains jours de l’année et relégué le reste du temps dans une case du cerveau ? Ô pauvre Albert, dans ta folie apparente c’est toi qui aimais, toi qui étais l’inspiré de la vie ! L’autre, là-bas, loin de moi, dans son orgueil laborieux et l’analyse éternelle de lui-même, il n’aimait point ; l’amour n’était pour lui qu’une dissertation, qu’une lettre morte !