Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 355-383).

xxiii


Je n’analysai pas l’impression que m’avait laissée cette entrevue avec Albert, ce que je sentais, c’est que j’étais moins triste, plus légère de cœur, mieux disposée à travailler et à vivre.

Nous ne nous étions pas dit : Au revoir, en nous quittant, mais j’espérais qu’il reviendrait et qu’en évitant certaines émotions nous finirions par nous accoutumer tous les deux à une riante fraternité.

Quant à ce qui touchait à Léonce, je sentais s’affaiblir l’interprétation terrible qu’Albert avait donnée à ses lettres ; pourtant je n’avais pas osé les relire, redoutant d’y trouver moi-même une cruelle confirmation. Mais celles que je recevais chaque jour de lui étaient désormais si tendres, que ma confiance ébranlée se raffermissait peu à peu.

Albert m’écrivit un matin pour me proposer d’aller avec lui au Théâtre-Français voir jouer l’Œdipe de Voltaire ! Il se promettait, me disait-il de passer une très-réjouissante soirée en entendant défiler d’un pas traînard tous ces alexandrins essoufflés ; il ajoutait qu’il offrirait une place, si j’y consentais, à un vieux monsieur de notre connaissance.

C’était un ancien beau de l’empire qui prenait au sérieux les tragédies de Voltaire, parlait avec respect du Sylla de M. de Jouy et ne mettait pas en doute la sublimité du Léonidas de M. Pichat.

J’acceptai la proposition d’Albert, et vers l’heure du spectacle il vint me chercher en voiture. Le temps était redevenu brûlant, et la soirée me parut tellement étouffante que je me mis une robe de mousseline blanche, pour pouvoir supporter la double lourdeur de l’atmosphère et de la tragédie. Mes épaules et mon sein se détachaient à travers le clair tissu, et mes bras étaient presque à découvert. Je portais un chapeau de paille de riz très-léger, orné d’une tige de magnolias roses. Albert me complimenta de l’élégance de ma toilette, et bientôt son regard s’arrêta avec une fixité gênante sur le corsage de ma robe. J’essayai de distraire son attention en lui parlant de l’acteur qui allait jouer Œdipe.

— Quel courage, lui dis-je, il faut à un comédien pour débiter un pareil rôle !

— Encore si Jocaste avait vos bras, me répondit-il en se rapprochant de moi.

— Mais vous froissez ma robe, répliquai-je, et je tiens à ce que votre vieil ami me trouve charmante.

— Ne prenez donc pas ce ton de coquette du monde, vous comprenez bien, reprit-il, que vous me troublez.

La voiture arrivait en ce moment à la porte du théâtre, et je fus délivrée de l’inquiétude de ce qui pourrait suivre.

La toile venait de se lever quand nous entrâmes dans la loge où nous attendait le vieil amateur de tragédies ; il nous fit un : Chut ! impératif, en appuyant l’index sur sa lèvre supérieure.

— Chutez plutôt la pièce, dit Albert en éclatant de rire ; et, au grand scandale de tous les admirateurs de la poésie de Voltaire qui étaient là, il se mit à parodier chaque vers d’une manière si plaisante, qu’à mon tour je me sentis prise d’une gaieté folle. Le vieil amateur indigné nous menaça de nous quitter si nous ne respections pas le génie ! à l’entour de nous montaient aussi les murmures menaçants de quelques têtes blanchies dont nous effarouchions l’enthousiasme. Et dire que les mêmes hommes enflammés d’un si beau zèle pour cette mauvaise tragédie, auraient renié les écrits philosophiques de Voltaire, exorcisé Candide, son chef-d’œuvre, et trouvé fastidieuse son admirable correspondance ! ô bêtise humaine !…

À chaque entr’acte, Albert sortait quelques minutes de la loge, et je m’apercevais avec surprise que la pâleur habituelle de ses joues avait fait place à une rougeur de plus en plus vive. Un moment, s’étant penché vers le théâtre, il appuya sa main dégantée sur mon épaule presque nue ; sa main me brûla :

— Souffrez-vous ? lui demandai-je.

— Moi ! quelle idée, je ne me suis jamais mieux : porté ; et il se mit à me raconter tout bas les plus drôles d’anecdotes sur l’actrice qui représentait Jocaste. Sa parole abondante, ses gestes et tous ses mouvements me semblaient être le résultat d’une surexcitation nerveuse qui m’effrayait un peu.

Cependant la symétrique tragédie s’était déroulée avec emphase jusqu’au dernier acte ; les bravos des vieux amateurs retentissaient, et le nôtre proclama l’excès de son ravissement en donnant le signal du rappel de l’acteur qui représentait Œdipe !

Albert saisit cet instant pour le saluer lestement ; puis il prit avec une sorte de brusquerie mon bras sous le sien, en me disant : « Sortons vite. » Nous trouvâmes près du théâtre le coupé qui nous attendait ; mais à peine y fus-je assise, à côté d’Albert, que son aspect étrange me rendit toute tremblante. Ses yeux brillaient comme des escarboucles sur son visage empourpré, il saisit mes bras, sans me parler, avec ses mains amaigries, qui m’enchaînèrent comme deux menottes de fer.

— Albert ! cher Albert ! qu’avez-vous ? murmurai-je en sentant ma terreur grandir.

— J’ai, répondit-il d’une voix sourde et sinistre, que c’est assez de tourments ; vous n’avez mis cette robe que pour me tenter ; et aussitôt me heurtant de sa tête, il essaya de déchirer avec ses dents la mousseline qui me couvrait.

— Par pitié, lui dis-je, laissez-moi, vous me faites peur !

— Eh bien ! ayez peur, qu’importe ; j’ai assez souffert, je ne veux plus souffrir. Il ne fallait pas vous vêtir comme celles qui nous provoquent et qui ont plus d’honnêteté et de bonté dans leur laisser-aller que vous dans vos réticences ; allons, allons, ma belle, le lion a rugi, il faut vous soumettre !

Je me demandais s’il devenait fou ou s’il était en état d’ivresse.

— Albert ! m’écriais-je impérieusement, je vous jure que si vous ne revenez pas à vous, je m’élance à l’instant de la voiture, au risque de me tuer.

— Ah ! ah ! dit-il avec un ricanement de défi, vous n’en auriez pas le courage, et d’ailleurs je vous tiens liée à moi.

Je fis un effort surhumain, et je parvins à me dégager de ses mains crispées.

En ce moment, la voiture roulait avec une rapidité effrayante sur la place du Carrousel ; je ne songeai pas même au danger, j’ouvris violemment la portière, et suivant l’élan de mon sang du midi, de ce sang grec et latin qui fait des héros, des martyrs et des fous, je me précipitai. Je fus jetée à vingt pieds de distance sur le tas de débris des maisons alors en démolition de l’impasse du Doyenné. Si la tête avait porté à terre, j’étais morte ; mais je tombai sur les deux genoux, et comme la pluie des jours précédents avait amolli ces plâtras, je ne me fis que quelques écorchures. Cependant je ressentis intérieurement une commotion si vive, que je crus d’abord que j’allais mourir sans revoir mon pauvre enfant ; à cette pensée se mêla le souvenir de Léonce, et mes bras défaillants se tendirent pour leur dire adieu.

Je me traînai péniblement dans les décombres, et j’arrivai jusqu’à un mur au pied duquel étaient de grosses poutres ; je m’y couchai comme sur un lit, et le visage tourné vers le firmament, je respirai à pleins poumons l’air frais de la nuit qui me ranima.

J’entendais se rapprocher des bruits de pas et je tressaillis en reconnaissant la voix d’Albert ; il m’appelait par mon nom, et me suppliait de lui répondre si j’étais là. Je retins mon haleine, l’idée de le revoir en ce moment me bouleversait ; le mur contre lequel j’étais adossée me cachait à ses regards ; il en fit le tour mais sans m’apercevoir.

Il me chercha en vain, et je l’entendis dire :

— Ô mon Dieu ! serait-elle morte comme le pauvre prince que j’ai tant aimé !

N’espérant pas me retrouver, il se dirigea vers la voiture qui l’attendait de l’autre côté de la place.

Certaine alors qu’il ne pouvait ni me voir ni me suivre, je franchis le guichet du Louvre et je m’élançai comme un trait sur le pont des Arts ; je courus ainsi tout le long des quais, et ceux qui m’auraient vue dans ma robe blanche, à cette heure de la nuit, auraient pu croire que c’était une ombre qui passait.

J’arrivai chez moi sans reprendre haleine, et l’énergie même de ma course me prouva que je n’avais rien de brisé dans mon corps endolori.

Je trouvai la pauvre Marguerite éperdue d’effroi ; que m’était-il donc arrivée s’écria-t-elle ; Albert, dans une agitation qui faisait peur, était venu me demander il n’y avait que quelques minutes ; ne m’ayant pas trouvée, il était reparti sans vouloir entendre aucune question. — Elle est morte ! elle est morte, répétait-il ; je vais la chercher encore.

Je rassurai Marguerite et lui donnai l’ordre inexorable de ne pas laisser arriver Albert jusqu’à moi ; s’il revenait elle lui dirait que je dormais et que j’avais défendu qu’il entrât. Je courus alors m’enfermer dans ma chambre et je me jetai à genoux devant le petit lit de mon fils ; je demandai pardon à Dieu d’avoir oublié un instant ce cher et unique trésor, et je jurai qu’il serait désormais l’influence qui dominerait ma vie.

Je le contemplai avec un amour profond : sa tête expressive était renversée dans les flots de ses cheveux bouclés ; il dormait si bien, que je craignis de le réveiller en l’embrassant, mais mes regards étaient autant de caresses passionnées. Je restai là, absorbée et pleurant, à l’idée que j’aurais pu ne pas le revoir ; enfin, je me levai après avoir posé mes lèvres sur le bout de ses deux petits pieds nus qui se jouaient entre son drap et sa couverture.

J’allais me mettre au lit lorsque j’entendis la voix d’Albert qui insistait pour me parler ; mais tout à coup il parut céder à Marguerite et je n’entendis plus que ses pas qui s’éloignaient.

Marguerite me dit le lendemain qu’il lui avait fait pitié ; il était pâle comme un trépassé, il pleurait et avait voulu lui donner tout l’argent qu’il avait sur lui pour obtenir de me voir.

N’ayant pu m’endormir, j’écrivis à Léonce pendant la nuit ; je ne lui cachai rien de cette effrayante aventure, rassurant, ce qui était vrai en ce moment, que son amour calme et doux me paraissait le bonheur devant un tel excès de passion délirante.

J’attendis sa réponse avec impatience, ou plutôt je l’attendais lui-même, il n’arriva pas ; mais dans la lettre que je reçus de lui ses transes de me perdre se trahissaient par des paroles émues ; je ne devais pas revoir Albert, me disait-il car je pourrais être touchée de son repentir, et il ne méritait plus mon pardon après l’acte de démence qui avait failli me coûter la vie. « Oh ! garde-moi, garde-moi, me disait-il en finissant, je vaux mieux que lui ! »

Je lus d’abord cette lettre avec joie, mais en réfléchissant je fus indignée : c’est lui qui aurait dû être là près de moi, et non ce froid papier ; était-ce bien l’heure de parfaire quelques froides pages de roman quand les tressaillements du drame vivant de son cœur auraient dû le prendre tout entier.

Albert, lui ! s’efforçait du moins de réparer un moment de folie par une douleur touchante et sans trêve ; il était venu trois fois dans la journée, et comme je refusais toujours de le voir il m’écrivit le lendemain matin une lettre de supplications ; il ne craignait pas, le grand poëte, de perdre son temps en courses vaines, de s’abandonner tout entier à un soin absorbant et de dérober par là une page à la postérité ! Il sentait instinctivement que les palpitations du cœur font le génie et que ce n’est pas d’un arbre mort qu’on peut tirer de la sève. Quoique bien malade déjà, il montait deux fois par jour, sans se décourager et sans se plaindre, le rude escalier qui aboutissait à mon quatrième étage. Oh ! grand cœur tourmenté, comment t’en vouloir ! M’aurais-tu tuée, je sens qu’en mourant je t’aurais pardonné.

J’étais bien tentée de le revoir, je l’avoue, mais il me semblait que la résolution que j’avais prise importait à la dignité et à la sécurité de ma vie. Ce n’était pas à moi que je songeais, c’était à mon enfant si cher et aussi un peu à Léonce.

Un jour où Albert était arrivé triste et souffrant et qu’il insistait en vain comme à l’ordinaire pour me parler, mon fils l’entendit : il courut vers lui malgré ma défense.

— Si maman ne vous aime plus, lui dit-il, moi je vous aime et je vais aller me promener avec vous.

— Oh ! oui, venez, répondit Albert, il faudra bien alors qu’elle se montre si elle veut vous reprendre à moi.

Je sonnai Marguerite et lui dis de me ramener mon fils ; il vint en trépignant ; pour la première fois de sa vie il me résistait ; je n’ai jamais vu une sympathie plus forte que celle qui entraînait cet enfant vers Albert. Pour le calmer il fallut lui promettre que je recevrais son ami dans quelques jours. Il retourna vers lui tout joyeux lui porter cette bonne nouvelle, et je l’entendis rire en répétant à Albert :

— J’ai fait obéir maman !

Le lendemain, en m’éveillant, je reçus d’Albert ce charmant billet :


« Ne faites pas durer plus longtemps mon supplice, chère marquise, et puisque, grâce, à Dieu, vous n’avez aucun mal, pardonnez-moi ma faute involontaire. Je n’ai jamais fait à froid une méchante action ; consentez à me recevoir aujourd’hui même ; j’ai composé un sonnet pour vous ; je suis comme Oronte, je veux vous le lire ; un mot qui m’appelle et j’accours ! »

Je n’osai me décider à lui répondre : « Venez ! » mais je trouvai un mezzo termine entre le cœur qui adhère et la raison qui s’oppose ; je lui fis dire par son domestique que je ne sortirais pas de la journée.

Quand il arriva vers le soir j’étais seule ; il prit mes deux mains sans me parler, et les pressant quelques instants dans les siennes il me regarda profondément.

— Vrai ! vrai ! me dit-il enfin, vous ne souffrez pas, vous n’avez pas de trace qui puisse vous rappeler ma démence ?

— Chut ! lui répondis-je en souriant, n’en parlons jamais !

— Mais l’oublierez-vous, ce sinistre instant ? et en me demandant de me taire, est-ce bien un pardon entier que vous m’accordez ?

— En doutez-vous ? En moi il n’est rien de caché ; j’aime ou je hais ouvertement ; en laissant ma main dans la vôtre, c’est un pacte de réconciliation que je signe avec vous pour la vie.

— Comment ne pas vous aimer, reprit-il, mais en vous aimant je suis capable encore de quelque folie. Qui donc me maintiendra dans la limite impossible d’une tendresse tranquille ?

— Moi, lui dis-je, en ne m’abandonnant plus, cher Albert, à la douce tentation de vous suivre à la promenade, de vous faire visite et d’accepter d’attrayantes distractions qui peuvent finir par des catastrophes.

— Oh ! je le savais bien, s’écria-t-il, vous allez me fuir en me pardonnant ; est-ce là votre bonté ?

— Vous me comprenez mal, vous viendrez chez moi : vous avez vu si mon fils vous aime, et moi… je ne saurais me passer de vous voir sans une grande tristesse. Voyons, cher poëte, dites-moi le sonnet dont vous m’avez parlé.

— Le voilà, me dit-il, en me tendant un papier ; mais vous le lire, à quoi bon ? ce qu’il exprime vous ne voulez pas l’entendre. C’est donc une résolution bien arrêtée, poursuivit-il, je ne vous verrai plus qu’ici devant votre fils ou devant des indifférents.

— C’est un vœu que j’ai fait en me retrouvant vivante auprès de mon enfant endormi.

Il parut réfléchir.

— Il serait impie de vous combattre, reprit-il, vous êtes un brave cœur ; mais avant que mon rêve ne meure à jamais, prêtez-vous à mes dernières faiblesses ; vous savez, lorsqu’un ami part pour un long voyage, aux heures qui précèdent l’absence, on l’écoute, on le choie, on lui obéit avec bonheur.

— Pourquoi ce rapprochement ? nous n’allons pas nous quitter ! vous reviendrez, nous nous reverrons ! n’est-ce pas ? lui dis-je en éprouvant à mon tour une sorte d’effroi.

— Allons, chère marquise, pas d’équivoque ; que la franchise de l’adieu rayonne du moins sur le souvenir. Nous nous reverrons, mais en amis, jamais plus en amants qui espèrent.

— C’est vrai, il le faut, vous le sentez bien vous-même, murmurai-je.

— Oh ! ne me faites pas juge de votre décision ! Vous vous y êtes arrêtée sans songer à moi ! Si votre cœur avait été vide d’un autre amour, une voix s’y serait élevée pour me plaindre ! cette voix s’est tue ! Je n’espère rien, rien que la seconde place ; celle dont on ne veut pas quand on aime ; la place qui humilie, la place qui rend forcené si elle ne rend ridicule, la place qui attire les quolibets sur un mari…

— Mais jamais sur un frère ni sur un ami, interrompis-je vivement.

Il resta silencieux quelques minutes, puis il reprit d’un ton plus calme :

— Vous avez raison, par votre sincérité loyale vous avez tué mon ressentiment, et quand je penserai à vous, ce sera toujours avec douceur. Je suis résigné à ce que vous voulez ; mais, à votre tour, contentez donc sans peur les désirs d’enfant d’un cœur malade ; vous savez, votre fils vous dit souvent : « Promets-moi quelque chose que je ne veux pas te dire ; » et vous promettez, confiante dans sa candeur. — Eh bien, soyez confiante aussi dans mon respect.

Je lui tendis la main :

— Parlez, cher Albert, je suis prête à faire ce que vous souhaitez.

— Je veux, répliqua-t-il, revoir ce soir même, avec vous, pour la dernière fois, cette allée du bois où vous m’avez aimé une minute ! Je veux, qu’en rentrant cette nuit, vous lisiez mes vers et que vous y répondiez dans cette même langue immortelle que je vous ai enseignée ; je veux enfin que vous m’apportiez, par un jour sombre, ces vers que vous aurez faits pour moi. Vous vous asseoirez sur mon fauteuil, si je n’y suis pas, et en rentrant je retrouverai votre ombre ; car vous ne savez pas, ajouta-t-il d’un ton convaincu, j’ai des visions !

Ses yeux hagards et sa pâleur livide, tandis qu’il parlait ainsi, auraient pu faire croire aux fantômes ! il avait quelque chose de fantastique et d’indéfinissable.

— Eh bien, partons-nous ? reprit-il d’un ton presque gai et en prenant son chapeau.

J’avais promis, et je n’osais revenir sur ma parole, mais j’éprouvai une terreur involontaire à l’idée de me retrouver seule avec lui en voiture.

Je me déterminai sans réfléchir plus longtemps. C’était par une soirée orageuse qui précipitait la nuit ; le ciel n’avait pas une étoile et le vent, qui hurlait comme un vent d’automne, tordait les hautes branches des arbres et en faisait tourbillonner les feuilles.

Aussitôt que nous fûmes en voiture, il me dit d’une voix calme, très-nette, et sans changement d’inflexions :

— Je revois toujours ceux que j’ai aimés, soit que la mort, soit que l’absence m’en sépare ; ils reviennent obstinément dans ma solitude où je ne suis jamais seul. En disant ces mots il ne me regardait pas ; il semblait regarder dans l’espace ; son visage avait l’expression de celui d’un somnambule. Voilà bien des années que j’ai des visions et que j’entends des voix. Comment en douterais-je quand tous mes sens me l’affirment ? Que de fois, quand la nuit tombe, j’ai vu et j’ai entendu le jeune prince qui me fut cher et un autre de mes amis frappé en duel devant moi ! Mais ce sont surtout les femmes qui ont ému mon cœur ou que j’ai pressées dans mes bras qui m’apparaissent et m’appellent ; elles ne me causent aucun effroi, mais une sensation singulière et comme inconnue à ceux qui vivent. Il me semble, aux heures où cette communication s’opère, que mon esprit se détache de mon corps pour répondre à la voix des esprits qui me parlent. Ce ne sont pas toujours les morts qui viennent ainsi me dire : Souviens-toi ! parfois les vivants, les absents éloignés et ceux qui sont près, mais qu’on délaisse, frappent aussi à mon cœur où ils eurent autrefois leur place ; leur souffle en passant fait tomber l’oubli qui les couvrait ; ils se raniment, ils se dressent en moi comme des spectres se dresseraient tout à coup des tombeaux dont on aurait levé la pierre ; je les revois dans leur jeunesse et leur beauté ; la décomposition ne les a pas atteints ; ils ne s’altèrent, ne se transforment et ne m’épouvantent que si, m’élançant à leur poursuite, je m’obstine à la recherche de leur destinée mystérieuse.

Je me souviens qu’une année je rencontrai sur la plage de la Bretagne, à des bains de mer alors peu fréquentés, une jeune Anglaise de seize ans ; elle était si mince et si chancelante que, lorsque les grands vents de l’Océan se levaient tout à coup et la surprenaient sur les galets, elle se ployait comme un saule ; son pâle visage sous l’effort qu’elle faisait alors pour marcher se couvrait d’une rougeur mouvante ; ses cheveux violemment soulevés battaient son corps frêle comme des ailes qui se déploient. L’ouragan semblait vouloir l’emporter au ciel ! Un jour où je l’avais suivie sur les dunes et qu’elle paraissait frémir et prête à se briser sous l’orage qui grondait, je m’approchai d’elle, et, sans lui parler, je tendis mon bras à sa défaillance. Sa main saisit la mienne, et elle me dit sans embarras comme un enfant que rien n’étonne, pas même la mort dont il ignore la terreur :

— Je marche, voyez ! je me ploie et me redresse sans souffrance, et je vivrai deux ans encore ! deux ans, c’est beaucoup, pourquoi s’affliger.

— Je ne vous comprends pas, murmurai-je bien bas, m’imaginant qu’une parole trop vibrante la ferait tomber.

— Ma mère est morte et je mourrai ; le docteur l’a dit hier soir à ma tante, j’étais cachée et je l’ai entendu ; mais il m’a promis deux ans encore et je veux les passer à voyager, à voir toute la terre et à chanter toujours.

En parlant ainsi sa bouche souriait, mais ses yeux semblaient pleurer ; je me demandai si elle était folle ou si dans sa gaieté enfantine elle voulait m’effrayer.

— Ainsi, vous chantez toujours, lui dis-je, ne sachant que lui répondre et sur quoi l’interroger.

— Toujours, reprit-elle avec son inaltérable sourire confiant et pur ; vous viendrez ce soir chez ma tante, vous m’entendrez ; et comme nous nous étions un peu éloignés de la plage et que le vent soufflait moins fort, elle se mit à courir légère jusqu’au rocher où on l’attendait. À mesure qu’elle disparaissait, elle jetait dans l’air quelques notes claires et perlées qui semblaient sortir d’une voix céleste.

J’allai chez elle le soir même ; quand j’arrivai, elle chantait au piano ; l’instrument se fondait avec la voix ou plutôt la laissait planer et vibrait à peine. Pendant un mois je l’entendis ainsi chaque soir et je me pris à l’adorer en l’écoutant ; par une intuition qui tenait du prodige, cette âme d’enfant versait dans son chant les passions dont elle ignorait le nom même ; il sortait d’elle des flammes qui ne la brûlaient pas, et des cris sublimes dont l’écho restait muet dans son cœur naïf. C’était comme la puissance des sibylles antiques qu’un dieu possédait à leur insu.

Un soir elle me dit gaiement : — Nous partons demain pour Palerme, mais dans deux ans, à l’automne, quand je devrai mourir, vous me reverrez, je serai à Paris à l’hôtel Meurice, ne l’oubliez pas. Au lieu d’un tombeau de marbre blanc, je veux un beau chant de vous pour m’ensevelir ; je resplendirai à jamais dans vos vers et je serai bien joyeuse !

Comme elle s’aperçut que mes yeux se remplissaient de larmes, elle me dit avec son éternel sourire :

— Ne me plaignez pas ; je vous assure que je mourrai en chantant ; et faisant courir ses doigts fluets sur une harpe qui était là ; elle entonna le Requiem de Mozart.

J’écoutais sans oser la regarder, craignant de la voir m’apparaître morte. Je sortis éperdu avant qu’elle n’eût fini de chanter, convaincu qu’elle allait s’envoler dans la dernière vibration de l’hymne funèbre.

Deux ans s’écoulèrent ; je l’avais oubliée dans les dissipations d’une vie sans frein ; un soir, j’étais au Vaudeville, je riais des bouffonneries d’Odry, quand tout à coup je sentis sur ma main droite dégantée (la même main qui un jour sur la plage avait touché la sienne) un souffle glacé et rapide courir par trois fois ; c’était comme un avertissement pour me rendre attentif ; aussitôt une voix me dit bien bas à l’oreille : — Pourquoi donc m’oubliez-vous ? — La frêle figure souriante de la jeune fille qui chantait toujours se dressa devant moi ; elle marchait en tournant la tête, elle ployait à demi son cou et, d’un petit geste, elle m’appelait sur ses pas. Je sortis du théâtre en la suivant et j’allai de rue en rue sur ses traces ; nous arrivâmes dans la rue de Rivoli ; nous glissions le long de la grille du jardin ; le vent d’automne soufflait et poussait les feuilles des arbres sous nos pas ; nous entrâmes sous une large porte aux battants grands ouverts ; il en sortait, en ce moment un équipage dans lequel était assis un célèbre médecin que je reconnus ; je suivais toujours l’ombre impalpable ; elle monta au premier étage, franchit une antichambre et un salon, souleva une portière en étoffe sombre et s’évanouit aussitôt. Je me trouvai seul dans une chambre à peine éclairée ; j’entendais une voix qui sanglotait près d’un lit tout blanc dans l’ombre de l’alcôve. Elle était là, la jeune fille, étendue et roidie, les mains jointes, morte et gardant encore son sourire qui lui survivait ; sa vieille tante, agenouillée, pleurait la tête cachée sur le lit mortuaire ; elle m’entendit, et se soulevant sans surprise :

— Oh ! c’est vous, fit-elle, je vous attendais ; elle vient d’expirer en disant :

— Le voici ! le voici qui arrive !

Albert se tut quelques moments, puis il reprit :

— Ne vous lassez pas, chère Stéphanie, j’ai encore d’autres visions à vous raconter. Un soir, j’étais au bal à l’ambassade d’Autriche ; une princesse russe valsait devant moi : ses cheveux crêpés à reflets d’or, son torse de bacchante et sa gorge mouvante, qui s’agitait dans une robe très-ouverte, me rappelèrent tout à coup une pauvre fille des rues qui m’avait tenté un soir. Je suivis un moment la dame du regard dans le tourbillon de la valse, mais bientôt je n’y pensai plus et je passai dans un autre salon. J’étais là à considérer un énorme massif de fleurs d’où jaillissait en gerbes un jet d’eau, quand je sentis sur ma main des gouttes perlées tomber en cadence ; je me reculai, mais les gouttes m’atteignirent encore, régulières et obstinées, et frappant une sorte de mesure qui semblait battue sur ma main par une main invisible. Je regardai mes gants qui se mouillaient et, par un étrange effet de lumière, les gouttes d’eau me semblèrent avoir une teinte sanguinolente ; plus je les regardais et plus elles s’empourpraient. Je fus distrait de cette chose inouïe par une voix lointaine que moi seul entendais, mais qui arrivait distincte à mon oreille :

— Je veux un tombeau ! répétait la voix, je veux un tombeau ! j’ai été touchée et souillée par assez de chair et d’ossements durant ma vie, je veux être seule sous la terre ! je veux un tombeau ! te dis-je, je veux un tombeau !

La voix qui me parlait ainsi venait d’une femme qui ressemblait à la princesse russe ; mais, au lieu d’être en toilette de grande dame, elle s’approchait de moi et se suspendait à mon bras couverte d’un mantelet noir fané et d’un chapeau rose à fleurs de forme évaporée ; je reconnaissais la prostituée des rues et j’en avais honte dans cette fête. Mais elle s’acharnait à moi et me répétait sans trêve :

— Je veux un tombeau ! je veux un tombeau !

Obsédé de cette vision persistante, je quittai le bal et je rentrai chez moi ; la voix ne se lassa pas ; dans la voiture qui me ramenait, dans mon lit, dans mes songes, elle répéta toute la nuit : Je veux un tombeau ! je veux un tombeau !

Je me levai au jour, brisé et ayant sur le visage un masque d’épouvante comme si j’avais dormi dans un cimetière ; je sortis, espérant échapper à ma vision et me raffermir dans la vie et le mouvement du dehors.

Il faisait un froid très-vif, je marchais à grands pas le long des quais ; me sentant ranimé par la course, j’allais, j’allais toujours ; j’arrivai devant la grille du Jardin des Plantes ; j’eus la volonté d’y entrer, mais je ne sais quelle volonté plus forte m’en détourna et me suggéra tout à coup la pensée d’aller voir un de mes anciens camarades de collège interne à la Salpêtrière. J’entrai dans le vaste hôpital à l’aspect riant ; les vieilles femmes et les folles dormaient encore et n’attristaient pas de leur décrépitude et de leur misère ces larges cours plantées d’arbres. Je me fis conduire au logement de l’interne, je le trouvai occupé à son travail quotidien de dissection.

— Tu arrives à propos, poëte, me dit-il en riant ; j’ai reçu hier soir un des plus beaux sujets de femme qu’ait jamais touché mon scalpel ; tiens, vois plutôt : et en parlant ainsi, il me conduisit près d’un corps mutilé qu’il venait de fendre vers le flanc. La tête et les bras manquaient, mais la beauté de la gorge et du torse me firent pousser un cri d’effroi ! Je n’avais vu que deux femmes avec ces formes-là ; ce ne pouvait être la princesse russe, c’était donc la pauvre fille des rues !

— As-tu la tête de cette femme ? dis-je à l’interne.

— Oui, là dans ce panier.

Je me baissai ; la tête aux yeux ouverts me regardait menaçante ; les flots des cheveux dorés débordaient du panier !

— Tu crains d’y toucher, me dit l’interne en souriant, et il souleva indifférent la tête livide par la chevelure !

C’était elle ! Mon Dieu, c’était elle ! C’était bien cette bouche aujourd’hui crispée qui m’avait un soir appelé souriante et m’avait caressé !

Voilà donc où je la retrouvai, cette épave de notre barbarie et de notre luxure ! Ce sont là de ces rencontres qui font comprendre à l’homme l’horreur de la légèreté qu’il met dans la débauche.

Mais je vous effraye, chère marquise, et vous allez rêver cette nuit de têtes coupées.

Tandis qu’Albert parlait, la voiture roulait dans l’avenue de Neuilly, et s’approchait de la porte Maillot, il reprit :

— Voici une vision moins sinistre ; c’était le jour des Rois, je dînais en famille, les convives étaient gais et la table copieusement servie. Comme je portais à la bouche un morceau d’un excellent faisan qu’Albert Nattier nous avait envoyé de Fontainebleau, je sentis au bras droit une secousse qui fit tomber ma fourchette, c’était comme si quelqu’un en passant m’eût poussé brusquement, et pourtant personne ne m’avait touché ; au même instant, j’entendis une voix distincte et plaintive qui me disait à l’oreille :

— J’ai faim ! j’ai grand faim !

Cette voix m’était connue et me fit tressaillir. Il me semblait voir debout derrière ma chaise une petite femme amaigrie qui répétait toujours :

— J’ai faim ! j’ai grand faim !

C’était l’ombre flétrie d’une riante et fraîche grisette que j’avais aimée autrefois durant quelques jours, et dont j’ai écrit le portrait en vers et en prose. J’ignorais depuis plusieurs années ce qu’elle était devenue ; sans doute, pensais-je, elle est morte, et je tombai dans un rêve qui me fit entièrement oublier que j’étais à table célébrant une fête de famille. Une de mes parentes placée à côté de moi me reprocha en riant ma distraction : je tressaillis comme si j’étais sorti d’un rêve, et j’essayai de manger ; mais la fourchette tomba de nouveau de ma main enlevée par une force électrique, et la voix murmura plus lugubre :

— J’ai faim ! j’ai bien faim !

Je me levai de table sous prétexte d’un malaise subit, et je passai dans ma chambre en demandant qu’on m’y laissât reposer seul quelques heures. L’ombre et la voix me suivirent, et, ne pouvant me débarrasser de leur obsession, je me décidai à sortir pour me mettre à la recherche de ma pauvre grisette qui poussait vers moi ce cri de détresse ; je montai en voiture et j’allai la demander dans la maison où je l’avais connue ; elle n’y demeurait plus ; mais après plusieurs indications de portiers et de commères, je finis par découvrir son nouveau logement. Tandis que je la cherchais ainsi dans tout le quartier latin, l’ombre et la voix m’accompagnaient toujours ; impatient et troublé, je disais au cocher de précipiter sa course vers le quai de l’École, où ma petite ouvrière habitait ; mais tout à coup l’ombre me quitta et la voix se tut. Ce phénomène m’annonçait un changement de situation dans la destinée de ma grisette. Quand j’arrivai sur le quai de l’École, je me mis à considérer une maison haute, noire et délabrée ; je marchais dans l’obscurité ; il était plus de dix heures du soir, et ce quartier était alors fort mal éclairé ; la seule maison qui rayonnait un peu dans ces ténèbres avait au rez-de-chaussée une boutique de rôtisseur, dont la cheminée flamboyante projetait sur la rue des lueurs de forge ; poulets, dindons et poissons frits s’étalaient en monceaux sur la devanture. Ce voisinage était comme un défi permanent à la faim de ma pauvre grisette.

— Que de fois, me dis-je, elle a dû envier en passant ces mets hyperboliques ; que de fois leur odeur nauséabonde a dû lui paraître délectable !

J’entrai dans la boutique et j’ordonnai au rôtisseur d’envoyer sa plus belle volaille, une friture de goujons, du bon vin et du pain chez Mlle  Suzette.

— Je sais, me répondit-il, à gauche, à deux maisons d’ici, au cinquième, la porte au fond du couloir.

Cette réponse me rassura ; il était évident que ma grisette ne se mourait pas tous les jours de faim, puisque le rôtisseur la connaissait si bien. Je montai d’un pas plus content le raide et sombre escalier qui conduisait à la mansarde de la pauvre fille, et, en approchant, j’entendis sa voix qui répétait le refrain d’une chanson joyeuse qu’elle chantait déjà au temps où je la connaissais. Cette fois-ci, me dis-je, l’ombre qui m’est apparue n’est pas celle d’une morte, et sans y frapper, je poussai gaiement la porte entr’ouverte.

— C’est donc déjà vous, me dit une voix fraîche et gazouillante ; entrez, entrez, je vais être prête.

Je vis la grisette debout, le cou et le visage tendus vers un petit miroir, elle était vêtue d’un déguisement de Pierrette et mettait en ce moment du rouge et des mouches sur ses joues.

Auprès de son pauvre lit, un vrai grabat, était une petite table sur laquelle s’étalaient encore des restes de poulet et de pommes de terre frites.

J’entrai en éclatant de rire ; la grisette tourna la tête et me reconnut.

— Quoi ! c’est vous, monsieur Albert ? dit-elle, et elle me sauta au cou en ajoutant : — Quelle bonne idée ! Si vous le voulez, nous irons ensemble au bal de l’Opéra ; ce serait bien plus agréable que d’y aller avec l’autre, que je ne connaissais pas il y a seulement une heure.

— Que me contez-vous donc là ? répliquai-je.

— Oh ! tenez ! j’aurais dû deviner que vous viendriez, reprit-elle, j’avais pensé à vous toute la journée… Car, vous ne savez pas ?… Je vais vous dire cela tout de suite, à présent que je suis gaie et pimpante, cela vous fera moins de peine à entendre : — J’ai bien pâti, et je mourais presque de faim depuis une semaine ; j’allais en vain demander chaque jour un peu de couture à faire à une confectionneuse, qui toujours me répondait qu’il y avait chômage. Enfin, tantôt, vers la nuit, je rentrais chez moi, découragée, me soutenant à peine ; je n’avais bu qu’un peu d’eau dans la journée. Je songeais à vous écrire, puis à me faire mourir par le charbon, quand tout à coup je me suis aperçue qu’un monsieur me suivait ; je ne sais pas s’il était beau ou laid ; il m’a dit que je lui plaisais. Je lui ai répondu qu’il voulait rire. — Point ! a-t-il répliqué ; veux-tu venir au bal de l’Opéra avec moi ? — Dans ma robe déchirée, et en mourant de faim ? ai-je repris tristement. — Oh ! si ce n’est que cela, voilà vingt francs, ma petite, cours te restaurer ; je vais t’envoyer un joli déguisement de pierrette et dans une heure je serai chez toi.

« Que lui répondre ? Ma foi ! ça valait mieux que la mort, j’ai accepté, je lui ai donné mon adresse, et j’ai commandé en passant un bon souper au rôtisseur. À votre service, monsieur Albert, ce poulet est fort tendre ; j’en avais à peine mangé la moitié, que mon joli costume est arrivé ; je l’ai mis de suite, gaiement et en remerciant le bon Dieu ! N’est-ce pas qu’il me va bien ? et que je suis encore jolie comme autrefois, quoiqu’un peu maigre ? Voyons, décidez-vous ? Prenez la place de mon galant inconnu, que je n’aime pas du tout, et allons au bal !

— Non, ma petite Suzette, lui répondis-je, il faut être avant tout loyale, et ne pas tromper l’espoir de cet amoureux, quel qu’il soit. Voilà quelques louis qui te serviront à te mieux loger et à te vêtir. Une voix m’avait dit que tu étais dans la peine, et je suis venu.

Elle m’embrassa, les larmes aux yeux.

— Allons, mon petit pinson, pas de tristesse, lui dis-je, reprends ton refrain et laisse-moi partir.

— Reviendrez-vous au moins ? fit-elle.

— Peut-être, répliquai-je, et je sortis. En traversant le couloir, je me heurtai contre le rôtisseur qui apportait triomphalement à Suzette le substantiel souper que j’avais commandé.

— Oh ! vous êtes un bon cœur ! dis-je à Albert quand il eut fini ce dernier récit où s’alliait avec tant de naturel l’attendrissement et la gaieté.

En ce moment, nous nous trouvions dans la même allée où un soir Albert m’avait pressée sur son cœur.

— Chère Stéphanie, reprit-il, c’est vous qui avez été ma dernière vision. Quand je vous ai cherchée en vain dans les décombres de la place du Carrousel, j’ai cru voir votre ombre, ou plutôt je l’ai vue, c’est certain, qui se dressait derrière moi ; elle me suivait en me disant : « Tu m’as tuée ! tu m’as tuée ! » Durant deux nuits vous m’êtes apparue morte ; vous étiez plus belle encore et comme transfigurée. Et vous m’aimiez malgré mon crime ; car la mort vous faisait lire dans les profondeurs de mon cœur, et, par un miracle, hélas ! qui ne s’est point accompli, vous n’aimiez plus l’autre. C’était lui ! ce n’était plus moi, qui allait se perdant et s’abrutissant dans des hontes mystérieuses. Mais il n’en rapportait pas cette tristesse et cette pâleur mortelles, signes d’une grandeur déchue qui souffre de sa déchéance ; il vivait, lui, dans cette fange, robuste, le teint vif, satisfait et glorieux ! Il faisait des filles de joie des déesses, afin de continuer à se croire un dieu ! Et vous, chère Stéphanie, morte et charmante dans votre blancheur de sainte, vous m’entouriez tendrement de vos bras en me disant : — C’est toi que j’aime ! Emporte-moi, je n’ai plus peur de ton amour ! Dans la mort, les âmes se reconnaissent ; la tienne a été créée pour moi !

Voilà la vision que j’ai eue sur vous : je sais bien qu’elle va se dissoudre, mais elle flottera pour moi dans l’infini où rien ne se perd ; je l’y retrouverai un jour, c’est sûr, et alors je serai heureux !

Il avait cessé de parler ; ses yeux se fermaient comme pour ne plus me voir, et il ne prenait pas la main que je lui tendais ; il s’égarait encore dans son rêve. Tout à coup un cahot de la voiture le fit tressaillir ; il ouvrit les yeux et reconnut où nous étions : nous venions d’arriver près de la croix de pierre où il m’avait un soir parlé des étoiles et des mondes semés dans le firmament ! Il n’embrassa en silence avec une sorte de solennité attendrie, comme on donne un dernier baiser à un agonisant qu’on aime :

— Oh ! merci, chère bien-aimée, me dit-il, de cette dernière condescendance ! Jamais, jamais vous ne me verrez plus redoutable, tyrannique et mauvais : dès ce jour c’est la main d’un frère loyal que je mets dans la vôtre.

Je pris cette main et je la pressai longtemps immobile, tandis que nous regagnions rapidement Paris en gardant un silence ému.