Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 121-150).

xi

La journée du lendemain est une de celles de ma vie dont le souvenir m’est resté le plus vif et le plus présent ; je n’en ai oublié aucun détail.

Vers midi je m’étais mise courageusement au travail afin de chasser par cette discipline salutaire tout retour de pensées molles et d’égarement malsain ; Marguerite qui savait l’utilité et le résultat de mes traductions de romans, avait emmené mon fils à la promenade pour m’assurer quelques heures de tranquillité ; j’espérais qu’Albert, un peu blessé de la façon dont nous nous étions séparés la veille, ne viendrait pas ou viendrait tard. Il arriva vers deux heures ; j’étais à peine vêtue d’un peignoir blanc ; mes cheveux relevés et massés en désordre retombaient çà et là sur mon front et sur mon cou en boucles inégales. À ce négligé et aux feuilles fraîchement écrites éparses sur ma table, Albert comprit que je ne l’attendais pas et que je travaillais ; je ne l’avais jamais vu si pâle et si défait, ses traits décomposés m’effrayèrent.

— Comme vous êtes calme, me dit-il avec un sourire sardonique, et belle et fraîche ! on voit que vous avez dormi du sommeil de la vertu et de l’indifférence. Moi j’ai passé une nuit de forcené, je ne me croyais plus tant de jeunesse et de désir dans le cœur ; j’ai été tenté de revenir ici et de vous dire : « Si vous m’aimez, aimez-moi tout de suite ! » Mais j’ai pensé que vous seriez formaliste, que votre porte me serait fermée et pourtant vous m’avez aimé hier soir un moment ! une minute ! quoi qu’il arrive ne l’oubliez jamais. — Si vous disiez non, marquise, votre conscience vous crierait que vous mentez !

— Mais, répondis-je pour apaiser son exaltation croissante, je ne renie rien de mes sentiments pour vous, aucune de mes paroles, aucun des élans de mon cœur.

— Oh ! c’est bien, reprit-il, je le sais, je le sens, vous finirez par m’aimer ; c’est ce qui m’a retenu, voyez-vous, quand cette nuit j’ai eu l’idée de toutes les ivresses. En vous quittant hier soir j’étais tenté d’aller vous oublier dans les bras d’une autre, car vous me faites souffrir et je ne veux plus souffrir ; vous voyez bien que la vie m’échappe. Mais au lieu de m’abrutir je me suis souvenu de vos lèvres sur mon front, je les sentais toujours, je les sens encore et je n’ai point profané ce baiser. C’est une promesse, un lien ; c’est un présage que vous serez à moi ! — Quelque chose nous sépare encore, j’ai cherché longtemps et je crois que j’ai trouvé. Je viens remuer avec vous la cendre des morts ; je viens vous ouvrir mon cœur toujours saignant, je viens vous raconter mes amours avec Antonia Back.

Il fit un grand effort pour prononcer ce nom ; puis, se levant, il continua en marchant avec agitation d’un angle à l’autre de mon cabinet :

— Vous admirez, vous aimez cette femme, et son image s’interpose entre nous. Vous pensez que de son côté est la bonté et la grandeur, car elle a marché dans la vie pratiquant la charité, se faisant des prosélytes et travaillant avec un patient effort à réhabiliter ses sentiments par ses doctrines : tandis que moi, brisé et blessé à mort, poussé à tous les vents par le désespoir, j’ai déserté l’idéal et accepté pour consolateur la débauche. Aux yeux d’un grand nombre je représente l’égoïsme dégradé ! Rien de généreux ni d’utile ne dirige plus ma vie : comme si un soldat dont un boulet a coupé les deux bras pouvait encore tenir ses armes ! Quant à elle, elle a saisi d’une main agile et résolue le drapeau du socialisme, mot sonore et creux qui laisse une grande élasticité à la morale ; elle s’est fait des partisans parmi les utopistes, dans les écoles et dans la foule ; elle passionne la jeunesse que je ne fais plus que distraire. Même ceux qui la combattent conviennent que le travail incessant et souvent funeste de son esprit est une sorte de moralisation de sa vie. Elle aime ces attestations publiques, cette mise en scène de ce qu’elle nomme ses croyances humanitaires et sa foi dans le progrès. C’est le jargon moderne pour exprimer ce qui s’appelait autrefois la perfectibilité. Ces idées sous une autre forme et dans une juste mesure ne me sont pas étrangères ; je suis de l’avis d’un poëte contemporain qui a dit : « La perfection n’est pas plus faite pour nous que l’immensité, il faut ne la chercher en rien, ne la demander à rien ; ni à l’amour, ni à la beauté, ni à la vertu ; mais il faut l’aimer pour être vertueux, beau et heureux autant que l’homme peut l’être. »

La foule, poursuivit-il, ne se passionne que pour l’exagération et l’emphase ; je n’aspire pas à plaire à ce public banal ; je vous ai dit pour lui mon dédain ; je ne suis véritablement connu et aimé que par quelques amis qui savent ce que j’ai souffert dans la recherche douloureuse de l’amour, qui est aussi la recherche de l’idéal ; où le vulgaire n’a vu qu’une passion personnelle, vous verrez, j’espère, la manifestation de mon âme et, partant, de l’âme humaine. Ne croyez pas que, dans le récit que je vais vous faire, je cherche à amoindrir et à avilir Antonia comme d’autres le feront peut-être un jour pour me venger ; non, non, je vous parlerai d’elle avec tendresse et justice, mais avec une inexorable vérité, et, quand vous m’aurez entendu, vous m’aimerez !

Malgré la curiosité très-vive que m’inspirait cette histoire, je crus devoir lui dire loyalement :

— Mais je vous jure que ce n’est point le souvenir d’Antonia qui est entre nous, l’obstacle à l’amour vient d’ailleurs.

— Je sais, je sais, reprit-il, je l’ai deviné, et je vous l’ai déjà dit : je suis maladif et vieilli, mais quand vous m’aimerez vous n’y penserez plus ; ce sera, comme hier soir, dans les ténèbres, quand mon âme vous attirait tout entière ; d’ailleurs, je redeviendrai si jeune et si gai en vous aimant que vous finirez par en être séduite. C’est ainsi que j’étais quand j’aimais Antonia.

En disant ces mots, il s’assit sur un coussin à mes pieds, et, appuyant son menton sur la paume de sa main il allait poursuivre. Je me levai, et me plaçant en face de lui, je fis un grand effort sur moi-même pour lui dire :

— Mais si j’en aime un autre ? si…

— Bah ! interrompit-il, c’est impossible ! cet autre, je l’aurais rencontré chez vous et je sais que vous vivez comme une sainte ! Qu’est-ce que ce serait d’ailleurs que cet amant fantastique qu’on ne voit jamais, qui vous laisse seule dans l’abandon, qui vous livre à toutes les tentations de l’isolement et ouvre un champ libre aux désirs de vos amis ? Je ne redoute point un spectre ! vous êtes une femme romanesque et vous voudriez, dans votre orgueil, que ce lui idéal que cet être imaginaire vous suffît. Mais, hier soir, sur mon cœur, n’avez-vous pas vu que c’était chimérique ! Eh bien ! je suis là, moi, la réalité et non le rêve. Pourquoi me repoussez-vous ? Vous avez trop d’esprit pour persister dans cette lutte ! Oh ! chère, chère, confions-nous à la nature et ne subtilisons plus.

Je me rassis, attendrie par sa persistance aveugle ; mais je me sentais si glacée en face de lui, que je compris bien qu’il ne m’avait point convaincue.

— Je vous écoute, lui dis-je, parlez-moi de l’amour de votre jeunesse dont le monde a tant parlé.

— Le monde, reprit-il, ne voit jamais que l’apparence des choses : J’avais vingt-cinq ans, et déjà quelques rapides et heureux succès littéraires avaient attiré sur moi l’attention du public et celle plus recherchée de quelques salons qui faisaient à cette époque la réputation des écrivains. D’ailleurs, le nom de mon père m’ouvrait tout naturellement cette société exquise, attrayante par ses dehors, et qui finit par donner, à l’esprit et au cœur, des habitudes délicates. Les femmes étaient délicieuses dans ce grand monde ; plusieurs me distinguèrent et m’aimèrent comme elles savent aimer, du bout des lèvres et du bord du cœur. Leur vie facile et élégante est tellement remplie de choses nouvelles et charmantes qu’un amant n’y tient guère la place que d’une fantaisie de plus. Moi, je les aimais, tête baissée, avec toutes les puissances de ma jeunesse et de mon imagination. Je m’indignais de leur légèreté et du vide de leur âme ; j’étais mal appris et injuste ; elles ne pouvaient changer leur nature en m’aimant. De leur côté ces frivoles amours se dénouaient sans déchirement ; tandis que mon cœur en éprouvait une rage ironique, que je traduisais par des satires sentimentales sur des duchesses et des comtesses espagnoles, qui étaient autant de nobles dames françaises.

À l’exemple de don Juan, « rien ne pouvait alors arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sentais un cœur à aimer toute la terre, et, comme Alexandre, je souhaitais qu’il y eût d’autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses. » Je recherchai l’intimité des grisettes, espérant qu’elles auraient plus de cœur et plus de passion que les femmes du monde ; je leur trouvai plus de naturel, une certaine droiture et souvent une bonté qui m’attendrissait ; mais il y avait entre nous d’autres discordances qui choquaient toutes mes susceptibilités de gentilhomme et de poëte ; elles me disaient tout à coup de ces vulgarités qui, tantôt me faisaient éclater de rire, et tantôt m’impatientaient violemment. Leur esprit était un tel abîme d’ignorance, qu’à part quelques naïvetés de tendresse je n’y trouvais rien qui valût la peine d’être recueilli ; leur pensée ne répondait jamais à la mienne, excepté dans les moments où les sens nous rapprochaient ; les femmes du monde n’en savent guère plus, mais elles y suppléent par un jargon qui fait illusion, et elles cachent ce qui leur manque sous des dehors exquis.

C’est vers ce temps que je me liai avec Albert Nattier, fort recherché dans le monde des plaisirs, à cause de sa grande fortune et de son esprit aimable ; il n’était ni littérateur, ni artiste, mais il aimait les choses de l’esprit et de l’art. La publication de mes premiers livres l’attira vers moi ; il me témoigna une amitié très-vive que rien n’altéra et qui dure encore. Albert Nattier m’aima comme le luxe de son esprit. J’étais aussi nécessaire à ce qu’il y avait d’intellectuel et d’idéal en lui que ses maîtresses et ses chevaux l’étaient à ses habitudes de dissipation ; il m’aimait cordialement et simplement ; pourquoi donc aurais-je repoussé sa sympathie ? On m’a reproché d’avoir préféré son amitié à celle des poëtes contemporains. Ce qui m’a toujours tenu un peu à distance de ces hommes de génie, ce n’est certes pas l’envie, et je l’ai prouvé en les louant dans mes ouvrages et en les applaudissant en public ; mais presque tous les littérateurs, excepté René, visent trop à l’effet : tantôt par une raideur et une morale de convention ; tantôt en voulant être des hommes politiques, et en dédaignant eux-mêmes les lettres qui les ont fait grands. Vous savez le cri désespéré que j’ai poussé vers l’un des plus célèbres ? Eh bien ! cette lamentation d’une âme saignante resta sans réponse ; ce qui n’empêchera peut-être pas ce grand lyrique de faire un jour sur ma tombe quelque attendrissante élégie !

J’aime les esprits simples et humains qui s’émeuvent de nos passions et de nos douleurs, sans songer à nous enchaîner à leur ambition ou à leurs systèmes.

Albert Nattier me plut dès l’abord par son laisser-aller, la franchise de sa vie et son insouciance de l’opinion. Me voyant dégoûté des femmes du monde et des grisettes, il m’introduisit dans le monde des actrices et des courtisanes qui dévoraient sa fortune ; je fus un moment ébloui, car ces sortes de femmes ont vraiment la science du luxe et une certaine apparence poétique. Elles s’ajustent à ravir, possèdent le geste et le regard vrais des sentiments qu’elles veulent feindre, et quand elles ne parlent pas trop, elles sont plus séduisantes que d’autres pour les sens et pour l’imagination. Malheureusement, même dans mes liaisons les plus futiles, j’ai toujours voulu pénétrer jusqu’à l’âme, analyser le fond des êtres. Vous pensez de quel dégoût je fus bientôt pris pour cette espèce de femmes, qui, presque toutes, ont auprès d’elles leur mère, dont elles font leur servante ou leur entremetteuse ! Plus tard, quand le désespoir m’a rejeté dans leurs bras, ce n’a pu être qu’en m’enivrant que j’ai cherché et reçu leurs caresses.

Je commençais à me lasser de mes évolutions amoureuses dans les diverses sphères de la société, lorsqu’un soir je rencontrai Antonia Back dans une petite réunion d’artistes, où la curiosité de la voir m’avait attiré. Depuis un an ou deux on parlait beaucoup d’elle, et chaque ouvrage qu’elle publiait obtenait un succès d’éclat. J’avais remarqué dans ses livres de très-belles pages qui révélaient un écrivain, chose rare et presque introuvable parmi les femmes. J’aimais surtout ses descriptions de la nature ; là, elle est vraiment grande et ne saurait être surpassée ; j’admire moins ses héros et ses héroïnes : leurs caractères sont souvent factices, faussement philosophiques et prétentieusement tendus dans les sentiments ; leurs paradoxes et leurs raisonnements imperturbables m’irritent, quoiqu’elle les revête d’éloquence et d’un style toujours limpide dans sa diffusion même. Telle qu’elle était, cette femme offrait une glorieuse et curieuse exception, bien faite pour m’attirer. Je savais, d’ailleurs, que sa façon de vivre était étrange et débarrassée de tout préjugé ; je m’en promettais mille nouveautés. Avant d’aimer avec notre cœur, nous aimons déjà par l’imagination. J’avais recueilli sur sa beauté une foule d’opinions contraires : les uns la trouvaient irrésistiblement belle ; pour d’autres, elle n’avait que de très-grands yeux fort expressifs. Elle portait la plupart du temps, assez disgracieusement, disait-on, des habits d’homme ou des costumes fantasques. Le jour où je la vis pour la première fois, elle était en toilette de femme un peu à la turque, car sur sa robe flottait une veste brodée d’or. Sa taille mignonne se jouait sous ce vêtement large et avait des ondulations pleines de grâce : sa main, dont la beauté parfaite vous a frappée, s’échappait blanche et effilée du cercle d’or d’un bracelet égyptien ; elle me la tendit quand je m’approchai d’elle, et je la pressai un moment avec surprise, tant elle me parut petite. Je n’analysai point son visage ; il avait alors un doux velouté de jeunesse, l’éclat de ses yeux magnifiques et l’ombre de ses épais cheveux noirs lui donnaient quelque chose de si pénétrant et de si inspiré, que j’en eus le sang et l’âme bouleversés. Elle parlait peu et juste ; son front et son regard semblaient renfermer l’infini.

Elle parut heureuse de mon attention, et se mit à causer à part avec moi ; elle n’aimait pas beaucoup, me dit-elle, mes vers légers et satiriques, mais elle augurait de mon talent de très-grandes choses. Ses premières paroles furent des conseils ; elle se plut toujours à prêcher un peu ; c’était la pente naturelle de son esprit qui finit par en contracter quelque lourdeur. Ce qui la charmait en moi, ajouta-t-elle, c’étaient mes manières polies d’homme bien né.

Elle vivait entourée à cette époque de quelques amis dont l’un, assurait-on, était un peu son amant ; tous étaient des hommes de quelque valeur et d’assez bons écrivains, mais complètement vulgaires de figure, de langage et de maintien ; ils affectaient avec elle une familiarité qu’elle encourageait dans ses heures de laisser-aller et d’ennui, mais qui la révoltait parfois dans sa fierté et sa distinction natives. Elle avait eu pour aïeule une femme aux nobles manières, et elle savait prendre à volonté les allures du meilleur monde ; puis la politesse d’un homme lui paraissait toujours une déférence de cœur qui la touchait dans la vie tout à fait libre qu’elle menait.

En nous quittant, elle m’engagea à aller la voir. J’y courus dès le lendemain ; je sentais déjà que je l’aimais. Au bout de trois jours, nous étions l’un à l’autre. Jamais, jamais, je n’avais goûté l’amour si beau, si ardent, si entier. Je me sentais une exaltation, un délire, une joie d’enfant, une mollesse d’âme presque maternelle, mêlée d’une force de lion. J’avais des élans généreux et superbes, j’étreignais dans mes bras la création, j’étais vingt fois plus poëte qu’avant de la connaître ; sans doute cet amour immense reposait en moi ; elle n’en avait été que l’éclosion : c’était ma jeunesse qui débordait, mais le choc venait d’elle. Avant elle, aucune femme ne m’avait produit cet éblouissement et cette ivresse. Je lui dois d’avoir connu l’amour autrement qu’en rêve, et je l’en bénis. Je l’en bénis encore à travers le temps, je l’en bénis malgré les angoisses qui suivirent ! Qu’importe que l’amour se soit évanoui ; en a-t-il moins été ? Est-ce que tout ne meurt pas, et nos sentiments et nous-mêmes ? Est-ce que les baisers et les serments échangés par tous les êtres des générations qui nous ont précédés n’ont pas été dispersés ? Nous passons, nous passons, et le temps nous emporte. Mais dans le lointain perdu où notre âme se noie, sitôt qu’elle ressaisit l’étincelle de l’amour, elle s’y réchauffe et s’y éclaire. Prêts à mourir, nous remuons encore cette cendre brûlante ; c’est le suaire où nous voulons dormir, nous sentons qu’il contient tout ce qui fut notre vie.

Il continua :

— En aimant Antonia, je me sentais fier d’aimer. Elle était belle, et elle avait un esprit qui valait le mien. On croit de bon goût, dans notre temps de mœurs grossières, entre deux cigares et deux pots de bière, et au sortir des filles de joie, de médire et de se railler des femmes intelligentes. Byron a appelé bas-bleus quelques Anglaises pédantes ; le mot a passé en France et a servi aux mauvais plaisants des petits journaux. Moi-même je me suis moqué de quelques médiocres femmes auteurs. Mais sitôt qu’une femme est douée d’un génie naturel, c’est-à-dire involontaire et sacré, que ce génie se révèle par des œuvres ou seulement par la parole, ainsi que cela arrive chez la plupart des femmes d’esprit qui meurent en emportant leur secret, ce génie attire le poëte comme une parenté. Avec ces femmes seules, on goûte la double et complète volupté de l’âme et des sens.

C’est surtout après l’expérience des femmes du monde, des grisettes et des courtisanes, qu’on s’enivre de ces nobles amours où l’esprit participe ; on se sent planer, et même dans les bras l’un de l’autre on ne touche pas la terre ; on mêle aux larmes et au rire de la volupté des cris sublimes, et on échange dans des heures bornées toutes les aspirations de l’infini. Cela est si vrai, que lorsqu’une de ces femmes a traversé la vie d’un homme, elle y creuse un sillon de feu : le cœur s’y consume, mais le génie en jaillit.

Vittoria Colonna a fait Michel-Ange ; Mme d’Houdetot, Jean-Jacques ; Mme du Châtelet, Voltaire ; Mme de Staël, Benjamin Constant : je cite au hasard. Un poëte a dit, et c’est là l’expression sérieuse de mon cœur : « Il n’y a pas un peuple sur la terre qui n’ait considéré la femme ou comme la compagne et la consolation de l’homme, ou comme l’instrument sacré de sa vie, et, sous ces deux formes, qui ne l’ait adorée. »

Donc, il est très-vrai que les femmes supérieures nous attirent malgré nous et nous attachent d’un lien plus fort. Le nier serait une fausseté puérile ou un aveu d’infériorité. Mais avec de telles femmes les luttes inévitables en amour se multiplient ; elles naissent de tous les contacts de deux êtres d’égale valeur, et dont pourtant les sensations et les aspirations peuvent être très-diverses. En pareille union, les joies sont extrêmes, mais les déchirements le sont aussi. Les ayant élues au-dessus des autres, nous demandons à ces femmes l’impossible : l’idéal de l’amour. À leur tour, elles nous pénètrent, nous analysent, nous traitent de pair. Sitôt que quelque conflit s’engage, notre orgueil brutal d’homme habitué à la domination s’indigne de leur hardiesse. Dans les transports de l’amour, la parité était admise, exaltée, proclamée avec bonheur ; car la valeur de la femme doublait la puissance de l’homme. Dans toute autre occasion, elle est niée, outragée, et parfois rejetée comme une entrave à notre liberté. Il nous en coûte d’avoir à compter avec leur intelligence. Les femmes ordinaires nous cèdent et nous adulent dans tout ce qui est du ressort de l’esprit ; elles n’appliquent leur pénétration et leurs finesses natives qu’à nous enchaîner ou à nous tromper sans nous contredire et avec une passivité d’esclave.

Dieu m’est témoin qu’avec Antonia je ne commençai point la lutte : j’aimais ses facultés merveilleuses, sans songer à la diriger ni à la combattre, lors même qu’elle me heurtait par ses idées. Je hais le métier de pédagogue ; peu capable de me conduire moi-même, je me crois inhabile à conseiller personne. Ceux que j’aime me plaisent tels quels ; je ne me flatte pas d’être un plus grand maître que la nature : elle nous fait comme elle l’entend ; à peine si nous pouvons nous-mêmes nous transformer lentement par la réflexion et par la douleur.

Antonia eut dès le premier jour la prétention de me modifier. J’avais quatre à cinq ans de moins qu’elle, ce qui, joint à ses penchants de protection et de prédication, lui inspirait des manières maternelles qui me gâtaient ]’amour. Dans ses moments de plus vive tendresse, elle m’appelait : « Mon enfant. » Ce mot glaçait mes transports ou m’arrachait des paroles moqueuses qui la fâchaient. Alors elle allongeait sa lèvre supérieure, prenait son air le plus grave et commençait quelque discours de morale. Elle me disait qu’il fallait l’écouter ; que son âge, son expérience des passions et ses méditations dans la solitude lui donnaient une juste autorité sur moi. Je sortais, ajoutait-elle, d’un monde où on se jouait de tout, où on aurait voulu continuer L’ancien régime sans tenir compte de notre glorieuse révolution et de l’ère nouvelle qu’elle avait ouverte. Mes écrits témoignaient assez de la légèreté de mes doctrines. Il était temps de songer à être utile à la cause de l’avenir, comme elle l’essayait elle-même ; elle m’aimerait doublement si je la suivais dans cette voie, où les plus grands esprits contemporains l’encourageaient. Elle me citait alors quelques-uns de ses amis, écrivains nébuleux et médiocres, qu’elle traitait de sublimes philosophes ! Je bâillais légèrement en l’écoutant ; mais, sitôt que je la regardais, la flamme de ses yeux m’allait au cœur ; je la soulevais dans mes bras, je la couvrais de baisers, en lui disant : « Aimons-nous ! cela vaut mieux que tes longs discours ; ou, si tu veux parler, parle-moi de la nature, décris-moi quelque beau paysage ; alors tu es vraiment inspirée, plus belle et au-dessus des autres ; mais ta philosophie m’ennuie ; je la connais ; c’est pour moi une vieillerie que ne peut rajeunir l’emphase de tes amis : les encyclopédistes en ont rebattu les oreilles de mon père ; eux, du moins, étaient des esprits originaux. »

Quand je lui parlais de la sorte, elle tombait dans un froid silence. Si nous restions seuls, je finissais par rompre la glace à force de gaieté, de caresses et des plus douces câlineries que me suggéraient ma jeunesse et mon amour. Mais si un de ses doctes amis survenait pendant nos discussions métaphysiques, elle le prenait à témoin de l’infériorité de mon âme et du devoir qu’elle s’imposait de me convertir. Alors j’allumais mon cigare et je sortais pour échapper à ce fastidieux colloque. Elle m’aimait pourtant à cause de ma jeunesse et des transports qu’elle m’inspirait ; mais je ne crois pas lui avoir jamais fait ressentir la suprême ivresse que je lui devais. Elle était curieuse des choses des sens, plus qu’ardente et lascive ; ce qui souvent me la faisait trouver impudique dans sa froideur même. L’emportement de ma passion l’effrayait comme une force dont elle n’avait pas le secret, et très-souvent aussi elle me semblait déroutée par mon tempérament de poëte. En ce temps, chère marquise, ce tempérament de mon esprit, que les chagrins et la maladie ont assoupi, était de toutes les heures : il se traduisait diversement, mais il ne m’abandonnait jamais ; il éclatait dans la volupté, dans la causerie, dans le travail ; j’étais toujours le même homme, c’est-à-dire le poëte, l’être sensitif et incandescent, vibrant et s’enflammant sans cesse.

Antonia, au contraire, n’était intelligente et passionnée que par intermittences : elle déposait son exaltation avec sa plume ; elle devenait alors complètement inerte, ou bien elle avait des raisonnements à perte de vue sur ce qu’elle appelait la dignité humaine. C’était un être tout d’une pièce, à qui je sentais que ma nature complexe échappait, et qui devait presque me dédaigner en secret. Plus tard, quand je lui ai vu louer avec une apparence de bonne foi deux ineptes poëtes ouvriers, je me suis demandé si même le côté littéraire de mes ouvrages avait été compris par elle.

Mais, je vous le répète, ces dissemblances de nos esprits, qui dès les premiers jours se produisirent entre nous, n’atténuèrent en rien mon ardent amour pour elle, et ce n’était que lorsqu’un de ses ennuyeux amis se trouvait en tiers dans nos discussions que j’avais quelque mouvement d’humeur contre elle. Un jour où elle se montra froide et formaliste comme une nonne, il m’échappa de lui dire :

— On voit bien, ma chère, que vous avez passé votre enfance dans un couvent, vous en conservez des airs de béguine que tout votre esprit et toutes vos escapades auront de la peine à vous faire perdre.

Le plus adulateur de ses amis répliqua que j’avais le langage d’un libertin, et que je ne comprendrais jamais la grandeur du sacrifice et de l’amour d’Antonia. J’aurais voulu jeter cet homme par la fenêtre, et les autres aussi, car les camarades d’Antonia, comme elle appelait ces messieurs, irritaient mon bonheur par leur vulgarité. Je souffrais de les voir interrompre selon leur bon plaisir, nos belles heures de solitude.

Antonia me reprochait mes agitations sans trêve et ce qu’elle appelait la fièvre de mon amour ; je lui dis un jour :

— Quittons Paris, où l’on s’occupe trop de nous ; déjà on parle de notre liaison, bientôt tout le monde la connaîtra, et les petits journaux en feront le récit pour divertir les oisifs ; ne livrons pas nos cœurs en pâture aux badauds. La campagne est pleine d’attraits et les grands bois sont superbes par ces jours d’automne, partons ; choisis toi-même la solitude où nous irons nous cacher.

Elle me répondit avec une franche cordialité, en m’embrassant, que j’avais là une heureuse idée et qu’il fallait la mettre en pratique dès le lendemain.

Élevée à la campagne, elle a toujours eu l’amour des champs, elle s’y identifie, s’en inspire et en devient plus grande et meilleure.

Il fut décidé que nous irions sans tarder nous établir à Fontainebleau. Nous fîmes rapidement nos préparatifs, et, sans prévenir personne, nous nous échappâmes de Paris comme deux joyeux écoliers.

Une voiture de louage nous conduisit jusqu’à l’entrée de la forêt ; nous nous arrêtâmes devant la maison d’un garde-chasse, où nous louâmes une chambre très-propre dont de grands arbres ombrageaient la fenêtre. L’air vivifiant, la bonne odeur des bois, les aspects variés des masses de feuillages aux tons divers, nous ravissaient au réveil. Antonia, alerte et vive, aidait la femme du garde-chasse à préparer notre déjeuner ; puis nous partions pour nos excursions à travers la forêt. Chaque jour c’était une exploration nouvelle de quelque partie inconnue de cette immense étendue d’arbres séculaires. Antonia avait repris, pour faire plus commodément ces longues promenades, un habit d’homme sans prétention ; elle portait une blouse de laine bleue serrée à la taille par une ceinture en cuir noir. Jamais je ne la vis plus belle que dans ce simple costume ; parfois, quand la marche empourprait ses joues veloutées, que son grand œil noir si intelligent s’arrêtait ravi sur un aspect du paysage et que ses cheveux bouclés s’agitaient autour de sa tête comme des ailes d’oiseau, je me précipitais vers elle, je l’arrêtais par une de ses boucles soyeuses que je pressais de mes lèvres et que je serrais entre mes dents ; puis l’attirant ainsi vers moi, je la forçais à tomber dans mes bras.

Ô lits de bruyères embaumées, rayons filtrant à travers les branches, chants d’oiseaux, bruits des vents légers qui faisiez frissonner les feuilles ! Rumeurs lointaines des chasseurs et des bûcherons ! Étoiles qui le soir nous surpreniez dans les anfractuosités des rocs recouverts de mousse, lune claire et souriante qui me montriez sa beauté, vous savez si je l’ai aimée !

Nous étions tellement charmés de nos découvertes toujours nouvelles dans ces grands bois qui paraissaient nous appartenir, que nous résolûmes d’y pénétrer plus avant, d’y passer une journée entière et toute une nuit, couchés sur un lit de feuillage. Nous partimes un matin par une température très-chaude, nous portions suspendus en bandoulière de petits havre-sacs renfermant des provisions. Jamais Antonia n’avait été si gaie ; elle bondissait comme un chevreuil à travers les sentiers difficiles ; j’avais peine à la suivre dans son élan ; tantôt elle jetait les sons de sa belle voix perlée aux échos qui les répercutaient à l’infini ; tantôt elle entonnait un chant rustique de son pays. Puis elle butinait toutes les plantes et toutes les fleurs sauvages qu’elle rencontrait ; elle m’en disait les propriétés et les noms ; elle avait fait à la campagne des études pratiques de botanique et connaissait à fond l’ingénieuse science de Linnée et de Jussieu, qu’elle poétisait par l’expression ; je la regardais et l’écoutais ravi ; elle était redevenue aimante, simple, bonne, vraiment grande, elle s’harmoniait avec l’immense nature. Nous fîmes une halte près d’une source qui surgissait au pied d’un rocher. Nous nous assîmes sur l’herbe fine pour prendre notre repas du matin ; je la servais et j’allais lui puiser à boire dans le creux de mes mains. Le déjeuner fini, j’exigeai qu’elle fît une heure de sieste et reposât ses jolis petits pieds qui couraient si bien. Pour la bercer, je la pressai longtemps silencieusement sur mon cœur ; elle finit par s’endormir, et je la regardai en extase, soutenant sa tête sur mon genou ployé. J’étais aussi un peu las de notre longue marche, mais trop agité par mon bonheur pour que le sommeil pût me gagner. Je suivais la palpitation de ses longs cils noirs sur ses joues colorées, le mouvement de son sein, et son sourire errant dans un songe ; je me disais : « C’est mon image encore qu’elle caresse à son insu ! » Quand elle s’éveilla, elle m’entoura de ses bras, en me remerciant du soin que j’avais pris d’elle. Nous nous remîmes à marcher, nous racontant des histoires de notre enfance. Nous nous interrompions souvent pour regarder la majesté de la forêt dont les aspects variaient à chaque instant. Vers le soir, nous arrivâmes au milieu d’un amas de rocs géants et bouleversés qui était le but de notre excursion. C’était quelque chose de grandiose et de sinistre à la fois que ces énormes blocs recouverts de mousses et de végétations, et qui semblaient avoir été disjoints par quelque lointain tremblement de terre. Des plantes robustes avaient poussé dans leurs flancs déchirés ; de grands chênes montaient de leurs entrailles ; parfois un filet d’eau souriait et gazouillait autour de leur base formidable ; c’étaient des contrastes de force et de grâce inouïs ; je disais à Antonia :

— C’est comme ta personne où le génie et la beauté s’unissent.

Je voulus gravir jusqu’au sommet d’un des rocs le plus haut, et je lui criai de me suivre : mais elle, qui jusqu’alors s’était montrée infatigable, me supplia de la laisser en bas sur un tas de feuilles mortes où elle s’était assise. Ses forces défaillaient, me disait-elle, elle m’attendrait là sur ces feuilles qui formeraient un doux lit pour la nuit. Je la plaisantais sur sa fatigue, et je montais toujours en lui répétant : « Suis-moi ! suis-moi ! il faut que tu voies ce que je vois, l’horizon est splendide ! Viens ! viens, est-ce qu’on sent la lassitude quand on aime ! »

Le crépuscule disparaissait et faisait place à la nuit ; quelques étoiles se levaient, et le disque de la lune se dessinait pâle sur l’étendue des cimes vertes ; devant moi les dernières bandes de pourpre du soleil couchant s’étendaient en lignes enflammées ; elles projetaient sur ma tête des lueurs d’incendie. Antonia m’a dit, plus tard, que je semblais marcher à travers le feu et que mes cheveux blonds rayonnaient comme la chevelure d’une comète.

— Accours donc ! je le veux, je t’attends ! lui criais-je toujours transporté par le spectacle qui s’agrandissait sous mes yeux, à mesure que je montais. En tous sens, partout, jusqu’au plus lointain horizon s’étendait la forêt verte diaprée de teintes jaunes et rouges, paraissant aussi vaste que le ciel qui la recouvrait. J’étais parvenu au point culminant du roc et j’y avais trouvé une cavité ovale, espèce de demi-grotte formant comme une alcôve tapissée de mousse noire. — J’ai un gîte pour la nuit, criais-je à Antonia, rejoins-moi, je t’en supplie ! et je m’assis immobile au bord de cet enfoncement, la regardant venir. Elle s’était levée comme à contre-cœur et gravissait lentement le roc ardu que j’avais franchi si vite : parfois, elle s’arrêtait, regardait autour d’elle, faisait encore quelques pas, puis s’asseyait comme épuisée. Ma voix la stimulait, j’aurais voulu la soulever d’un souffle jusqu’à moi, et, cependant, je n’allais pas vers elle pour l’aider ; je me disais : « Si je la rejoins, elle me forcera à descendre et ne voudra plus monter. » Il me semblait que nous serions si bien, si loin du monde à cette place que je venais de découvrir, que j’étais moins occupé de sa fatigue que du ravissement que je voulais lui faire partager. En se traînant, peu à peu, elle arriva sur l’avant-dernier plateau. Alors, je me courbai, je tendis mes deux bras à ses petites mains et je la hissai jusqu’à moi. Je l’étreignis sur ma poitrine, et la soutenant la tête renversée, la face au ciel et ses beaux yeux tendus vers le firmament, je lui dis :

— Regarde, quelle tranquillité ! quelle solitude ! quel silence ! quel oubli délicieux de tout ce qui n’est pas nous !

Pas un souffle d’air ne troublait ce calme imposant, pas une rumeur ne se faisait entendre ; la terre en s’endormant paraissait s’immobiliser. La nuit devenait plus noire et les étoiles plus vives ; Antonia était très-pâle et frissonnait dans mes bras.

— Je suis bien lasse, me dit-elle, et il me semble que j’ai froid.

— Je vais te coucher dans notre abri, répondis-je, je te couvrirai de mes habits et en te reposant tu regarderas la double étendue du ciel et de la forêt.

Je la portai doucement, comme une mère fait d’un enfant endormi, dans la cavité tapissée de mousse sombre. Mais, à peine y fut-elle étendue, qu’elle s’écria :

— Oh ! j’ai peur ici, on dirait que tu me mets dans une bière recouverte d’un drap noir !

— Peur ! répliquai-je, peur ! quand je t’étreins sur mon cœur et que je t’aime, tu aurais donc peur de mourir avec moi ? Eh bien, si Dieu m’écoutait, moi, je voudrais, vois-tu, que cette nuit fût pour nous la dernière ; là, près de toi, finir la vie, m’endormir radieux, jeune, satisfait, aimant et aimé avant que l’âge n’ait glacé notre àme, avant que la lassitude ou l’infidélité n’ait flétri notre bel amour, avant que le monde ne nous ait séparés. Oh ! dis, chère âme, veux-tu que ce jour soit notre dernier jour ? précipitons-nous de ce roc, cœur contre cœur, et si étroitement enlacés qu’on ne pourra nous séparer dans la tombe ?

En parlant ainsi, fou d’amour et altéré d’infini, je l’inondais de caresses et de larmes ; je la soulevai dans mes bras et la pressai d’une si forte étreinte, tout en marchant vers le bord du roc, qu’elle poussa un cri aigu plein d’effroi ; elle se débattit dans mes bras, me repoussant des pieds et des mains avec frénésie et une sorte de haine. Elle parvint à se dégager.

— Je ne veux pas mourir ! me dit-elle, et, sans écouter mes supplications, elle se laissa glisser jusqu’au pied du roc ; je me précipitai sur ses traces, et, quand je l’eus atteinte, je m’agenouillai devant elle, et lui demandai pardon de la terreur que lui avait causé mon amour.

Amour si grand et si vrai, qu’un instant j’avais songé à le perpétuer par la mort !

— Ces extravagances sont criminelles, me dit-elle assez durement, et l’amour tel que vous l’entendez est une absorption et un égoïsme que Dieu doit punir. Nous vivons ici comme des enfants pervers, sans frein, sans croyance, nous repaissant de nos sensations et oubliant l’humanité qui souffre ; oubliant même le travail qui est notre devoir et notre moralisation ; dès demain je veux changer ce genre de vie et revenir à la raison.

— Oh ! froide, froide femme, m’écriai-je, tu es donc semblable à toutes les autres femmes, quand elles n’aiment pas ou qu’elles n’aiment plus ? Elles tiennent toutes le même langage ; toutes se parent de cette apparence morale : c’est toujours l’immolation des passions à la vertu ; elles nous flagellent sans pitié avec une abstraction ou un dévouement sacré et nous avons l’air impie en leur résistant. Je me souviens qu’une jeune comtesse rompit avec moi sous prétexte que je n’allais pas à l’église et qu’elle ne pouvait garder pour amant un homme qui ne croyait pas au même Dieu qu’elle ! Une autre, le jour où son mari fut nommé pair de France, me déclara qu’elle n’oserait plus donner au monde, dans cette haute région, le scandale de notre amour ! Une troisième, qui avait abandonné ses enfants pour se jeter dans mes bras, se sentit un beau matin prise de remords et me quitta pour… un autre amant ; une quatrième trouva que mes assiduités pouvaient nuire au mariage d’une jeune sœur dont elle était jalouse !

— Assez, assez, s’écria Antonia en m’interrompant avec colère, n’allez-vous pas faire passer devant moi le défilé de vos amours, et croyez-vous que j’ignore quel assemblage de femmes vous avez aimé ?

— J’ai aimé du moins, repartis-je, et vous, dont je ne suis pas le premier amant, qu’avez-vous donc ressenti, puisque la passion vous épouvante ? Quel était l’instinct de tourmenteur qui vous poussait dans vos curiosités malsaines ?

Tandis que je pariais, elle s’était mise à marcher d’un pas rapide, et cherchait à découvrir à travers la forêt la route que nous avions prise en venant ; je la suivais machinalement ; ma force était brisée, mon cœur n’avait plus de ressort.

Quand je fus auprès d’elle :

— Chère Antonia, lui dis-je, en la forçant de s’appuyer sur mon bras, cessons cette vaine querelle ; nous sommes partis ce matin si joyeux et si épris ! Suffit-il donc de quelques heures pour changer le bonheur en amertume, nos ravissements en récriminations et nos caresses en injures ? Non, non, ce n’est pas nous qui avons parlé, c’est quelque esprit malfaisant de la forêt dont nous avons troublé la solitude ; arrête-toi, tu n’en peux plus ; vois comme nous serons bien là sous ces grands arbres qui forment un arceau sombre, je vais réunir des mousses et des feuilles pour t’en faire un lit.

Je voulus l’embrasser et l’entraîner à la place que je lui désignais ; elle me résista et me dit avec une fermeté douce :

— Je ne veux pas dormir ici, j’y aurais peur !

— Peur de quoi ? m’écriai-je, peur de moi qui mourrais mille fois pour te défendre et te garder ! Oh ! c’est qu’alors tu ne m’aimes plus !

— Revenez donc à vous, Albert, reprit-elle avec le même ton calme ; est-ce que je vous quitte ? Est-ce que nous ne regagnons pas ensemble la maison pour nous y reposer ? Pourquoi m’en vouloir si ce bois incommensurable, si le ciel qui s’assombrit et le vent qui commence à rugir dans les branches, comme des voix de bêtes fauves, me causent un peu de terreur ? Après tout, je suis une femme, ajouta-t-elle, comme laissant échapper l’aveu d’une faiblesse feinte, et, se pressant contre moi, elle ajouta :

— Allons, allons, marchons plus vite et nous serons bientôt dans notre bon gîte.

— Nous avons pour trois heures de marche, répliquai-je ; la nuit devient tout à fait noire, plus d’étoiles, plus de lune, comment nous diriger ? Vois ces gros nuages qui roulent là-bas, on dirait qu’un orage va éclater.

— Eh ! ce sera beau, reprit-elle, plus tard nous le décrirons dans un livre !

— Tu n’as donc plus peur, lui dis-je, alors restons ici : voilà justement la cabane abandonnée d’un bûcheron qui nous servira d’abri.

— Non, je veux dormir dans mon lit et travailler dès demain, je te l’ai dit.

— Oh ! oui, repris-je ironiquement, travailler à heures fixes et réglées comme la couturière et le laboureur qui font le même nombre de points et de sillons par jour ! Oh ! ma pauvre Antonia, tu oublies que nous autres poëtes nous sommes un peu le lis de l’Écriture : nous filons et tissons notre trame quand il nous plaît, nous travaillons sous l’œil de Dieu et non attelés à quelque mécanique humaine ! Regarde donc ce grand frêne dont les branches touchent le ciel : est-ce qu’il a poussé régulièrement taillé et dirigé par la main des hommes ? Non ; il s’est répandu de lui-même et a monté librement dans l’espace. Sa sublime végétation n’a eu pour auxiliaire que les étoiles et le soleil ! Soyons libres comme cet arbre, sentons et aimons ; nos œuvres un jour en seront plus belles.

Elle semblait ne pas m’entendre et marchait toujours en m’entraînant en avant.

Cependant de grosses gouttes de pluie tombaient avec un bruit de grêle sur l’épaisseur des feuilles. Quelques coups de tonnerre lointain se faisaient entendre, l’orage menaçait d’éclater et de nous inonder.

— Allons donc plus vite, me répétait Antonia comme une sentinelle avancée qui donne un mot d’ordre.

— Le jour se levait, un jour blafard et gris, quand nous atteignîmes la maison du garde-chasse. Quel retour, mon Dieu ! Nous avions nos chaussures déchirées, nos pieds et nos mains en sang, nos habits tachés de boue et ruisselants d’eau. On eût dit d’un convoi de soldats blessés qui le matin seraient partis pleins d’entrain pour combattre et triompher !

On nous fit un grand feu flambant, Antonia harassée de fatigue se mit au lit et s’endormit d’un long somme.

Moi je la regardais dormir en frissonnant : mes dents claquaient et mon cerveau était en flammes. Durant cette insomnie de la fièvre je repassais à travers la forêt, je revoyais la cabane du bûcheron où elle n’avait pas voulu s’arrêter, et je me disais : « Cette nuit aurait pu être si belle et si douce pourtant ! »

Et dire que lorsqu’elle a parlé de cette nuit à ses amis elle a prétendu que j’avais été fou pendant plusieurs heures ; fou à la faire trembler pour sa vie ! pauvres âmes de poëtes avides de l’infini dans l’amour, vous ne serez donc jamais comprises ?

Après huit heures de sommeil, Antonia s’éveilla. Elle fut épouvantée de ma pâleur et de la contraction de mes traits. Me voyant assis au bord du lit, elle s’écria :

— Tu n’as donc pas dormi ?

— Non, lui dis-je, je t’ai regardée ; tu étais bien belle et bien calme, cela m’a reposé de te voir ainsi.

— Mais tu as la fièvre, reprit-elle, en serrant mes mains brûlantes dans les siennes, il faut rester couché ; je vais te guérir. Quelle inerte égoïste je suis d’avoir pu dormir tandis que tu souffrais !

Elle se leva à la hâte, m’enveloppa de couvertures chaudes, me fit de la tisane et me prodigua mille soins, avec sa tendresse tranquille et silencieuse. Elle fut pour moi, ce qu’elle était naturellement pour tous, une excellente femme d’un dévouement et d’une bonté inépuisables ; mais la sensibilité ardente, cette inspiration spéciale et exquise qui devine les blessures cachées ; la sensibilité qui est au cœur ce que le génie est à l’esprit, je doute qu’elle l’ait jamais comprise.

Je finis par m’endormir sous le magnétisme de son doux et calme regard. Ma fièvre cessa la nuit suivante, et deux jours après j’étais sur pied.

Tout en me soignant, Antonia avait refait le paquet de notre mince bagage, payé notre hôte et tout disposé pour notre départ.

— Nous retournons à Paris dans une heure, me dit-elle en riant, tandis que je m’habillais.

— Eh ! quoi, si vite ? N’étions-nous pas bien dans cette chère retraite. Qu’as-tu donc ? Je devine, tu veux me quitter ! Et je l’enlaçai dans mes bras comme pour la retenir et l’enchaîner,

— Tu seras donc toujours enfant et soupçonneux, me dit-elle. Nous partons, parce qu’une absolue solitude nous est mauvaise à tous deux, mais je ne te quitte pas,

— J’entends ; nous retournons à Paris retrouver tes amis qui m’ennuient et le monde qui nous espionne.

— Non, reprit-elle, si tu veux nous voyagerons, nous irons en Italie, nous serons seuls aussi, mais nous aurons pour compagnons et pour escorte les monuments, les vestiges des grandes civilisations, tout ce qui enflamme l’esprit, vivifie le talent et arrache le cœur aux brouillards de la solitude et aux subtilités de la passion. Ici nous ressemblions un peu trop à deux condamnés de l’amour mis en prison cellulaire dans une forêt.

Sans m’arrêter à ces dernières paroles, je l’embrassai avec ravissement ; elle ne me quittait pas, et nous visiterions ensemble cette terre d’Italie qui est restée la patrie idéale des artistes et des poëtes !