Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 151-161).

Xii


Quand j’annonçai ce voyage à ma famille et à mes amis, je rencontrai une opposition très-vive ; ma famille s’en affligea et mes amis me raillèrent de l’empire absolu qu’Antonia, disaient-ils, prenait sur moi. Rien de funeste à une liaison sérieuse d’amour comme les compagnons des amours faciles ; ils analysent la femme aimée, la jugent impitoyablement, lui en veulent des heures où elles nous dérobent à leur camaraderie, cherchent à nous prouver qu’elle n’est ni plus belle ni meilleure que des femmes bien moins exigeantes qu’elle, et qu’il est absurde de devenir invisible et d’oublier ses amis pour un amour qui tôt ou tard doit finir. Si alors pour leur prouver que notre maîtresse est supérieure à toutes les femmes, et que bien loin de nous éloigner d’eux elle s’empressera de les traiter en frères ; si, dis-je, nous les admettons dans notre intimité, nous courons inévitablement deux périls : ou bien nos amis chercheront à plaire à celle que nous aimons, ou bien ils tenteront de nous détacher d’elle en nous parlant légèrement de sa beauté et de son esprit et en amoindrissant l’idole par leur indifférence même.

J’avais à peine revu une ou deux fois Albert Nattier depuis ma liaison avec Antonia ; quand je lui appris que nous partions ensemble pour l’Italie, il se récria comme les autres.

— Vous n’avez pu, me dit-il, vivre tranquilles plus d’une semaine à Fontainebleau, que sera-ce donc pendant un long voyage, où les haltes dans les auberges, la fatigue de la route, les paysages, les monuments, les tableaux, la beauté des femmes italiennes, tout sera sujet de conteste entre vos deux âmes d’artistes ? Du reste, ajouta Albert Nattier, avec une naïveté qui me fit rire, nous courons risque de nous rencontrer en Italie, car dans huit jours je pars aussi pour Naples en compagnie d’une femme que j’aime un peu plus qu’aucune de celles que j’aie rencontrées jusqu’ici, sans pour cela me flatter d’avoir une grande passion pour elle.

— Eh ! répliquai-je ironiquement, avec cette femme la perspective de l’ennui et des tracasseries d’un long tête-à-tête ne t’épouvante pas ?

— Non, reprit-il, car c’est une cantatrice habituée à de pareilles aventures et que je puis quitter au premier relai si elle ne m’amuse point.

— Et moi ? repartis-je…

— Mais toi, tu peux en effet, si cela te convient, en faire autant avec Antonia.

À cette supposition d’Albert Nattier mes joues s’empourprèrent et mon cœur battit à rompre ma poitrine, j’aurais volontiers cherché querelle à mon ami pour cette idée injurieuse que je pourrais traiter de la sorte Antonia ; quant à l’hypothèse d’une rupture elle me bouleversait tellement que je fus près de m’évanouir.

— Oh ! comme je l’aimais !

Malgré tous, heureux et charmés, peu soucieux du reste du monde, nous partîmes un soir en chaise de poste. Quand nous eûmes franchi la barrière de Paris j’embrassai ardemment Antonia, en lui disant :

— Enfin, te voilà toute à moi ! Quel voyage enchanteur nous allons faire sans témoins, vraiment libres, confondus l’un à l’autre et nous enivrant des délices de la vie dans ce pays du soleil, de la poésie et de l’amour ! Ce sera comme un renouvellement de notre tendresse ! Vois-tu cette claire étoile qui se lève en face de nous ? c’est l’espoir de notre bel avenir.

En parlant ainsi, je riais, j’enlaçais sa petite main dans la mienne ; je chantai quelque refrain joyeux, et je stimulai le postillon en lui criant : « Plus vite ! plus vite ! »

On fait bien de fêter l’espérance : elle est la plus belle part du bonheur. Sitôt qu’elle se transforme en réalité, elle perd de son charme et de son infini et nous heurte toujours par quelque côté.

Nous arrivâmes sans fatigue à Marseille, prenant gaiement les incidents de la route et y trouvant sans cesse pâture à notre curiosité et à notre enjouement. Nous louâmes la plus belle cabine d’un bateau qui partait pour Gènes, et nous voilà lancés sur la Méditerranée ! La première heure de traversée fut un éblouissement. Assis l’un près de l’autre sur le pont, nous regardions l’immensité des flots bleus, arrondis comme d’énormes turquoises où le soleil radieux plongeait des lames d’or. Quelques vaisseaux à voiles couraient çà et là vers la grande mer ou regagnaient le port. Insensiblement les vagues grossirent, je sentis un malaise subit, et le ciel et l’eau se confondirent devant mes yeux troublés ; je ne voyais plus qu’une masse écrasante qui semblait peser sur ma poitrine : l’admiration était vaincue par le mal de mer. Antonia, plus forte que moi, résista à la funeste influence ; elle me fit étendre sous une tente où l’air circulait et qui me dérobait la lumière trop brûlante et trop vive. Durant tout le voyage, elle eut pour moi les attentions les plus intelligentes et les plus tendres, et je lui dus d’échapper à l’espèce d’abrutissement que cause cette fade souffrance. Je rougissais un peu d’être plus faible qu’elle ; mais j’étais heureux de l’appui qu’elle me prêtait.

Aussitôt que nous vîmes la terre et que Gènes nous montra en amphithéâtre ses palais de marbre, mon abattement disparut. J’avalai deux verres de vin d’Espagne ; je pus me tenir debout sur le pont, et je me ravivai à la brise qui soufflait plus forte. Nous débarquâmes au milieu d’une population toujours en fête et qui semblait s’enivrer de son soleil, de ses fleurs et de sa langue harmonieuse.

Une fois sur le port, je passai le bras d’Antonia sous le mien, et, le serrant fortement, je lui dis :

— À moi, ma belle, de te protéger à mon tour, de te guider et de te soigner ; je prétends, madame, vous faire les honneurs de l’Italie.

Nous logeâmes dans un des plus beaux hôtels.

Après avoir fait une toilette élégante et dîné de grand appétit, je dis à Antonia que sa voiture l’attendait. J’avais fait louer une berline, antique et solennel équipage, où nous nous assîmes fort à l’aise ; les domestiques de l’auberge, en nous voyant partir, firent l’éloge de la bonne mine des giovani sposi francesi.

Nous nous fîmes conduire à la promenade de l’Acquazola. C’était à la fin de septembre ; mais la soirée était plus chaude que les soirées d’août de Paris.

L’Acquazola est une esplanade charmante d’où l’œil embrasse une échancrure de la mer, les montagnes, les vallées, toute une campagne riante, embaumée et couverte de fleurs, de maisons blanches, vertes et rouges, à balcons, à jalousies et à façades peintes à fresques. C’est dans ce cadre, parmi les arbustes, les plantes odorantes et le long des allées ombreuses, que les femmes de Gênes se montrent, par les soirs d’été, dans une toilette vraiment fantastique. La mode parisienne s’est tyranniquement imposée au monde entier : elle a envahi la Turquie, la Perse, et gagne déjà la Chine. À Gênes, elle domine pendant l’hiver ; mais sitôt que les beaux jours arrivent, les femmes rejettent le mantelet et le chapeau parisiens ; elles le remplacent par le pezzotto. Le pezzotto est une longue écharpe de mousseline blanche, empesée et transparente. Sous ce voile, la femme génoise, naturellement belle, paraît plus belle encore. Le pezzotto permet aux coiffures toutes les bizarreries et toutes les fantaisies imaginables : ce sont des enroulements capricieux pleins de grâce ; les cheveux noirs sont nattés en espèces de corbeilles de formes variées, d’où s’échappe le pezzotto ; il descend et se déploie sur les épaules, ondule sur les bras, et forme des plis d’une ampleur et d’une harmonie que la statuaire grecque n’aurait pas dédaignés. Ce voile national est porté par toutes les femmes, sans distinction de rang ni d’âge. Les mères et les jeunes filles, les patriciennes, les bourgeoises et les paysannes, se montrent également sous le pezzotto, la taille dessinée à travers sa blancheur et le visage élancé et libre ; elles le revêtent surtout les jours de fête pour aller à l’église et à la promenade.

Nous fûmes ravis, Antonia et moi, de l’aspect de toutes ces femmes glissant suavement comme des ombres blanches sous les arbres sombres. Nous avions mis pied à terre, et nous parcourions, appuyés sur le bras l’un de l’autre, les beaux ombrages de l’Acquazola. Les marchandes de fleurs passaient en riant et nous jetaient leurs gros bouquets de tubéreuses, de cassies, de roses et d’œillets aux senteurs les plus vives. J’en couvris les genoux d’Antonia. Nous nous étions assis sur un banc abrité près de la pièce d’eau dont les jets rafraîchissants s’élançaient dans l’air. Les plateaux circulaient chargés de sorbets et de fruits confits. La brise de la mer agitait sur nos têtes les branches flexibles. C’était un dimanche : la musique militaire jouait des symphonies où nous retrouvions les airs les plus beaux des grands maîtres italiens. Tout était enchantement autour de nous et dans nos cœurs. Ô soirs ineffables et nuits caressantes de Gênes ne pouvez-vous revenir !

Tout est motif de fête à l’amour heureux ; on se croit un corps immortel durant cette phase ardente de la vie, on participe des dieux. Après de courtes nuits, plus remplies de bonheur que de sommeil, nous allions chaque matin visiter quelque jardin célèbre, puis nous sortions dans la campagne. Nous admirions la beauté de la lumière et l’effet magique qu’elle produisait sur les crêtes des montagnes ; elle les faisait parfois ressembler à des masses d’opales irisées. Pendant la chaleur du jour, nous errions dans les grands palais de marbre, contemplant avec ravissement les peintures et les statues des vestibules, des salons et des galeries. Quel luxe grandiose dans ces décorations ! Je disais à Antonia :

— Si j’étais riche, je te donnerais un de ces magnifiques palais ; j’y réunirais une troupe de musiciens choisis, qui, cachés dans une chambre éloignée, te feraient entendre, quand tu travailles, des harmonies inspiratrices ; je voudrais, à chacune de tes œuvres accomplie, que l’encens du monde montât vers toi ; je convoquerais dans des fêtes sans pareilles tout ce qui comprend l’art, le pratique et l’applaudit ; je te montrerais alors aux yeux éblouis de ces disciples du beau, toi la reine de mon cœur, en robe de velours traînante couverte d’hermine et de chaînes d’or, les saluant de ta tête inspirée, et portant au-dessus de ton front quelque énorme joyau de l’Orient moins éclatant que tes yeux.

Quand je parlais ainsi, Antonia m’entourait de ses bras et me disait avec une simplicité tendre :

— Mon pauvre Albert, tu me places trop haut : je ne suis qu’une vulgarisatrice de l’art et des sentiments ; c’est toi qui es le génie.

Parfois, il me semblait qu’elle disait vrai, et qu’elle n’arrivait qu’à une pénétration lente et réfléchie du beau, tandis que j’en avais l’intuition ou que j’en ressentais le choc soudain. Lorsque nous regardions ensemble quelque tableau de maître, les qualités dominantes lui échappaient d’abord ; elle en faisait ensuite une analyse raisonnée, un peu vague et parfois paradoxale. Moi, je ne disais rien ou ne disais qu’un mot ; mais je crois qu’il exprimait juste la pensée et le sentiment de l’artiste et l’effet que son œuvre devait produire. Quand nous allions le soir à l’Opéra, la musique que nous entendions éveillait aussi en nous des impressions divergentes. Les cris de passions vraies et caractérisées ne la frappaient pas ; elle était surtout émue par les morceaux d’ensemble religieux et par les chœurs exprimant des sentiments collectifs ; on eût dit qu’il lui fallait un assemblage d’âmes pour remuer la sienne. Dans ses ouvrages, ce que j’indique ici se constate plus clairement. C’est une intelligence flottante, éprise d’une sympathie universelle, qui se dilate à l’infini en charité, en amour, en utopie ; mais à qui le sens individuel et passionné échappe.

C’est surtout dans notre amour que se trahissait plus évidemment la dissemblance de nos deux natures. Même aux heures les plus complètes de félicité, je ne la sentais jamais tout entière à moi ; elle ne semblait point jalouse de ma possession, comme je l’étais de la sienne ; ses émotions étaient générales, rarement circonstanciées et concentrées en moi. Je me disais : « Tout autre lui plairait autant, je ne suis point indispensable à son cœur comme je sens qu’elle l’est au mien. »

C’était un être de prédilection mais qui semblait avoir été créé au souffle du panthéisme de Spinosa, tandis que moi j’étais bien l’incarnation d’un esprit absolu, une personnalité humaine reflet de la personnalité d’un dieu distinct.

Quand ces réflexions me frappaient d’un éclair ou tourbillonnaient dans mon cerveau lassé, je n’en tirais point alors de déduction critique contre elle ; je doutais plutôt de moi-même, je pensais : « Elle est plus grande, plus juste et plus forte que toi. Les personnalités superbes ont les sensations plus intenses et le génie plus énergique ; mais elles écrasent toujours quelqu’un autour d’elles, et tu pourrais bien n’être qu’un enfant tyrannique et cruel pénétrant moins largement qu’Antonia les mystères de l’humanité. Elle est bonne, attentive, compatissante pour tout ce qui souffre. Comme cette Charité de Rubens, qui semble presser sur son giron robuste et contre ses seins innombrables les délaissés du monde entier, elle voudrait tarir d’une aspiration toutes les misères et toutes les larmes. Sa mansuétude et sa tendresse ont des expansions sublimes. Qu’importe à cet immense amour ton amour borné et exclusif ? Concentre sur elle l’ardent foyer de ton cœur, mais laisse-la répandre sur tous son rayonnement bienfaisant. »

Ainsi parlait ma conscience ou plutôt ma prévention pour elle, et cette justice théorique m’était facile. Mais à chaque minute, dans la vie pratique, mon raisonnement était détruit par ma sensation ; presque jamais nous n’exprimions elle et moi, par la même parole, une pensée qui aurait dû être identique.

J’ai dit nos émotions diverses dans les choses de l’art ; elles différaient encore plus dans nos actions de chaque jour.

Lorsque nous rencontrions un pauvre, notre premier mouvement à tous deux était de porter la main à notre poche, et de lui faire l’aumône ; parfois, suivant l’aspect et le degré de la misère, il m’arrivait de sentir mes yeux se mouiller ; je n’étais donc pas dur et sans entrailles ; mais Antonia, elle, répandait son émotion en explosion dogmatique qui se traduisait par la censure de la richesse et la nécessité absolue d’en finir avec l’inégalité humaine. Je l’écoutais d’abord avec intérêt, puis avec distraction, et enfin avec une lassitude qu’elle devinait et qui la blessait. Elle me traitait d’esprit puéril, et gâtait, par une querelle, les impressions nouvelles qui auraient pu succéder à l’impression produite par la rencontre de ce pauvre.

Tout ce qu’il y avait de vif et d’inspiré en moi criait alors et se révoltait sous la pression de cette pesanteur d’esprit, et comme un lézard emprisonné sous une cloche pneumatique la brise et s’échappe pour frétiller au soleil, je me mettais à courir dans la campagne ou dans les rues, accomplissant quelque acte d’écolier pour ressaisir la liberté de penser à ma guise.