Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 180-213).

xiv


L’air frais de la nuit dissipa instantanément les vapeurs brûlantes que le souper, le vin, les provocations de la danseuse et le chant passionné de Stella avaient fait courir dans mon cerveau ; je me sentis tout à coup morne, désolé, et comme frappé d’abandon dans cette grande ville étrangère.

À la lueur vacillante des lanternes de ses gondoles, Venise noire et silencieuse flottait devant moi. On eût dit un immense cercueil éclairé par des cierges. Il me semblait que c’était mon cœur qu’on ensevelissait, et que jamais il ne renaîtrait plus à la vie et à l’amour. Je me pris à pleurer sur moi-même, comme on pleure sur un être qu’on aime et qui vient de mourir ; pourquoi ce deuil avant-coureur ? pourquoi ce présage ?

J’eus honte de ma faiblesse, et faisant un effort énergique pour ressaisir le bonheur que je sentais m’échapper, je résolus de briser à l’heure même la glace du cœur d’Antonia, et de me jeter avec passion dans ses bras.

— Après tout, me dis-je, je porte en moi ma destinée ; sachons aimer vaillamment ! Je la convaincrai et l’enchaînerai à moi. Pourquoi cette terreur d’un malheur que je puis conjurer à force d’amour ? Me quitter ! m’oublier ! le pourrait-elle ? En qui donc retrouverait-elle jamais ce qu’elle perdrait en me perdant ! Cet orgueil de l’amour prouve son excès même, et il renferme en soi la vérité ; car bien peu d’êtres ici-bas brûlent de cette flamme qui consume la vie. Elle est aussi rare que celle du génie.

Je rentrai sans bruit et me glissai sans lumière jusqu’à la porte de la chambre d’Antonia, qui donnait sur le couloir, et près de laquelle reposait la tête de son lit. Cette porte était fermée ; j’y collai mon oreille ; j’entendis qu’elle dormait, et je n’osai l’éveiller. Je me rendis à la cuisine où la femme qui nous servait m’attendait en ronflant, la tête renversée sur une table ; elle se souleva à ma voix.

— Madame est-elle malade ? lui demandai-je.

— Non, monsieur, mais elle est bien fatiguée ; madame a écrit tout le jour. À minuit, elle s’est mise au lit n’en pouvant plus ; il serait charitable à monsieur de la laisser dormir.

Je ne répondis rien à cette femme, mais par le même sentiment qui fait qu’une mère craint de troubler le sommeil de son enfant, j’entrai sans bruit dans ma chambre, je me déshabillai, revêtis ma robe de moine, et me mis au travail. Tandis que j’écrivais, des larmes montaient de mon cœur à mes yeux, et roulaient par intervalle sur le papier ; je pourrais vous montrer encore les pages où elles ont coulé. Je ne quittai la plume qu’au jour ; je dormis d’un sommeil agité et fiévreux ; vers midi, je fus éveillé par la voix d’Antonia qui se penchait près de mon lit : je me dressai vivement, je l’étreignis avec passion comme pour l’enlever à son indifférence et la ressaisir à jamais.

— Assez de souffrance ! assez d’oubli ! lui dis-je. Oh ! froide et folle que tu es ! tu ne songes donc pas que le seul bonheur c’est l’amour ! — Je la couvris de baisers et la serrai si fort, qu’elle poussa de petits cris en prétendant que je lui faisais mal ; puis elle se mit à rire sèchement sans repousser mes caresses, mais sans me les rendre. Elle me regardait avec ses grands yeux scrutateurs qui n’avaient rien de tendre.

— Qu’as-tu donc à te moquer de moi et à me considérer de la sorte, lui dis-je en me dégageant.

— J’ai que tu n’es qu’un enfant, et que tu ne comprendras jamais l’amour sérieux.

— De grâce, repartis-je irrité, pas de dissertation sur la façon d’aimer ; tout ce que je sais, c’est que je t’aime. Que faut-il faire pour te le prouver ?

— À quoi bon te le dire, tu ne le feras pas !

— Dis toujours.

— Il faut, reprit-elle, ne pas courir les cafés et les théâtres ; il faut accepter une règle et une discipline, — rester ici quand je travaille, — travailler toi-même, et attendre, pour nous permettre l’amour et ses distractions, d’avoir accompli notre double tâche.

— Ce que tu dis là serait possible, répliquai-je, si le ciel nous avait créés toi et moi tout à fait semblables ; mais nous différons de nature et d’aspirations ; ce qui t’enflamme m’éteint, ce qui te fait planer me jette à terre. Le cheval qui galope a-t-il le droit d’en vouloir à l’oiseau qui vole, parce qu’il se meut par un mode différent ? Pourquoi veux-tu me contraindre et m’humilier ? Pourvu que j’agisse, c’est-à-dire que je produise à mes heures et selon mes facultés, que t’importe ? Laissons-nous notre liberté ; d’ailleurs si tu pouvais me mettre à ton pas, je ne serais qu’un écolier ou un esclave, et alors tu me dédaignerais et ne m’aimerais plus !

— J’aimerais un honnête homme qui ne croirait pas amoindrir son génie en faisant vite une œuvre utile qui contribuerait à remplir notre bourse.

— Sois tranquille, j’arriverai à ce résultat ; mais je te l’ai déjà dit, je ne puis chaque jour, à heure fixe, faire un égal morceau de prose et de vers comme un tisserand fait sa toile.

— Non, répliqua-t-elle en ricanant, il faut au poëte gentilhomme, pour l’inspirer, les prodigalités et les distractions futiles.

Sur ces mots, elle me quitta comme un prédicateur sort de chaire après une sentence.

J’avoue que je l’aurais envoyée à tous les diables ; elle commençait à me faire sentir le joug du logis. Le mauvais côté des associations intimes et coutumières de l’amour, c’est d’engendrer bientôt tous les soucis et toutes les chaînes du mariage. Il faut voir sa maîtresse chez elle, à ses heures, et n’apparaître soi-même à ses yeux aimés qu’en fête et en santé et lorsque son cœur et ses lèvres nous désirent. Ne voulant pas m’exposer à un nouveau sermon d’Antonia qui aurait amené une querelle plus vive, je la laissai déjeuner seule et j’allai me faire servir dans un restaurant de la place Saint-Marc, une friture et du chocolat. Je n’avais plus dans ma poche que deux louis ; j’en changeai un pour payer mon déjeuner et acheter des cigares. Tandis que je fumais sous les arcades, j’aperçus la petite Africaine des jours précédents ; elle n’accompagnait pas sur le tambour la danseuse à jupe pailletée ; l’instrument silencieux était placé à côté d’elle, pendant qu’assise au soleil, à peine vêtue d’une pauvre robe d’indienne brune, elle raccommodait sa tunique jaune à clinquants d’or. C’était pitié de voir la loque qui la couvrait tristement, et l’oripeau qu’elle reprisait avec soin et qui devait faire sa parure. Je m’arrêtai à la regarder, et quoique je fusse posé obliquement et presque derrière elle sous un arceau, quelque chose parut l’avertir que j’étais là. Elle tourna la tête, arrêta ses yeux sur moi, et ne les en détacha plus. J’allais m’éloigner pour échapper à cette étrange créature, quand tout à coup il me sembla que son regard renfermait une prière : j’envoyai la main à ma poche, j’en tirai mon unique louis en lui disant en italien :

— Pour t’acheter une robe.

Si, signor, e grazie répliqua-t-elle, et elle joignit ses deux petites mains brunes les élevant vers moi en signe de bénédiction.

Je m’éloignai rapidement pour fuir sa reconnaissance, et j’entrai au palais ducal : j’y allais presque tous les jours admirer les tableaux et les plafonds des grands peintres de l’école vénitienne. À force de les considérer, j’en arrivai à rendre la vie aux personnages allégoriques, à ceux de l’histoire, et aux belles figures de femmes qui ont vécu, aimé, et semblent vivre et aimer encore, car l’art les a préservées de la mort. Les dieux de la fable, les héros et surtout ces femmes souriantes d’immortalité, ouvraient à mon imagination les champs sans limites de la fantaisie. Tantôt c’était une posture guerrière qui ranimait tout à coup devant moi la mêlée homérique d’une bataille antique ; tantôt un détail de costume, un pli de vêtement, qui faisaient errer ma pensée des robes de brocard des patriciennes aux péplums des jeunes Grecques qui suivaient les Panathénées.

Ce jour-là je m’oubliai longtemps dans cette compagnie de tous les âges et de toutes les civilisations. Vers la nuit, je me souvins que j’avais promis de me rendre au théâtre, pour entendre Stella dans son nouveau rôle. Je songeai aussi que je devais souper sans rentrer au logis. Quant à Antonia je ne voulais pas y penser, mais je sentais son souvenir au fond de mon cœur, comme un poids naturel et douloureux. Je soupai rapidement dans le même restaurant où j’avais déjeuné le matin, et comme en sortant je retraversais la place Saint-Marc éclairée par des réverbères, je vis dans un point lumineux la fille au tambour, vêtue d’une tunique rouge à paillettes d’argent ; dans ses noirs cheveux nattés riaient et sautillaient des grelots de corail. Elle était presque belle dans ce costume qui la rendait fière et hardie ; au lieu d’accompagner la baladine de la veille c’était elle qui dansait avec agilité et élégance ; elle avait saisi les castagnettes qui claquaient en cadence dans ses doigts. Tout à coup elle me vit, et laissant là sa danse et les spectateurs en suspens, elle s’approcha vers moi en secouant sa belle robe et en criant qu’elle me la devait.

Je lui répondis qu’elle dansait à ravir. Une pensée me vint subitement :

— Voudriez-vous être engagée au théâtre ? lui dis-je.

Jesu Maria ! fit-elle, comme en extase à cette idée.

— Cela vous ferait donc bien plaisir ?

— Oh ! oui, serais-je la dernière des figurantes, répliqua-t-elle, j’aurais du moins mon pain assuré et de quoi me faire respecter.

La fin de sa phrase me fit rire.

— Vous croyez donc, lui dis-je, qu’on respecte beaucoup ces dames ?

— C’est chez moi qu’on me respecterait, reprit-elle ; le maître me traite mal et ne m’épouse pas plus que mes camarades, quoiqu’il me l’ait promis. Mais si je gagnais seulement deux ou trois sequins par mois au théâtre, il m’épouserait et je mettrais bien vite hors de chez lui toutes les autres. Elle me conta alors comment, ainsi que cinq ou six petites danseuses ou saltimbanques de la Piazzetta et de la place Saint-Marc, elle composait une sorte de harem à un robuste marchand algérien qui vendait des pastilles du sérail :

— Mais je suis sa première femme, me dit-elle avec orgueil, il m’a amenée de là-bas, tandis que les autres il les a ramassées sur le pavé de Venise.

— Et lui êtes-vous fidèle ? repris-je en riant.

— Oui, quand la misère et la rage ne sont pas les plus fortes, ma, signor, le théâtre ! le théâtre ! et je deviendrai une brave femme tranquille qui aimera bien ses enfants.

J’ai toujours remarqué que la femme la plus tombée aspirait à sa réhabilitation.

Je la quittai en lui promettant de m’occuper d’elle. J’achetai avec mon dernier écu un gros bouquet et je me rendis à l’opéra. J’avais ma place dans la loge du consul ; j’y étais à peine que l’amant de la prima donna entra et vint à moi tout ému.

— Ah ! monsieur, me dit-il, la fureur de Zéphira ne connaît plus de bornes ; elle prétend que Stella a mêlé un philtre au vin qu’elle lui a fait boire hier en soupant, que ce philtre l’a rendue sotte et brute et vous a éloigné d’elle ; elle se vengera, dit-elle, et je redoute qu’à l’heure qu’il est, elle ne monte une cabale contre ma chère Stella. Je vous en prie, avant que la toile ne se lève, allez dans la loge de Zéphira essayer de l’apaiser. Offrez-lui même ce bouquet destiné, je le devine, à mon amie. Vous lui éviterez des coups de sifflets que toutes les fleurs de Venise ne pourraient étouffer.

J’obéis au jeune Vénitien et décidé à jouer un rôle, j’entrai gaiement dans la loge de Zéphira. Elle devint pourpre en m’apercevant, et pour éloigner le seigneur Luigi, son amant, elle lui ordonna d’aller lui quérir des oranges confites. Aussitôt que nous fûmes seuls, elle me demanda impétueusement pourquoi je l’avais abandonnée la veille.

— Vous dormiez si bien et avec tant de grâce, signorina, que vous m’avez semblé en ce moment une divinité de l’Olympe, je me suis senti indigne de vous, moi simple mortel, et je me suis retiré respectueusement en tremblant pour attendre vos ordres.

Je savais que le langage élogieux et un peu amphigourique plaisait toujours aux courtisanes.

Zéphira minauda.

— Mais, me dit-elle ensuite avec une sorte de finesse, vous voilà pourtant sans que je vous aie appelé.

— Voulez-vous que je sorte, répondis-je d’un air soumis.

— Non, car je vous attendais. Et elle ajouta plus bas : Je vous désirais. Ce beau bouquet que vous avez là, ajouta-t-elle, est sans doute pour Stella ?

— Vous voyez bien que non, puisque je l’apporte ici.

Elle s’en saisit et le baisa follement en s’écriant :

— Oh ! les beaux myrtes !

Je n’avais pas remarqué que ce bouquet se composait de myrtes et d’œillets blancs. Le comte Luigi rentra, tandis que Zéphira me disait :

— Trouvez-vous pendant l’entr’acte dans les coulisses, à la loge de Stella.

— J’espère que vous allez l’applaudir et la traiter en bonne camarade, répliquai-je tout haut.

— Oh ! soyez tranquille, je lui réserve une pluie de bouquets, mais je garde celui-ci, ajouta-t-elle à voix basse.

Je la quittai sous prétexte que le consul m’attendait.

— À tantôt, me dit-elle comme je sortais.

— Oui, après le triomphe de Stella, répondis-je.

Dès le premier acte, le succès de la prima donna fut immense, on lui fit des ovations à l’italienne, sonnets et couronnes pleuvaient sur sa tête. Zéphira tint parole, elle acclama Stella, lui battit des mains et lui jeta des fleurs. À chaque entr’acte, elle alla la féliciter et l’embrasser dans sa loge. Elle m’y trouva, ce qui la rendit encore plus expansive et plus tendre pour sa camarade. Elle voulait le soir même, improviser une fête chez le comte Luigi pour célébrer la réussite de Stella.

Et comme elle insistait auprès de son amie pour me décider à venir à cette fête :

— Toi seul tu peux entraîner le signor Francese, repartit la prima donna en riant.

Je répondis que je ne disconvenais pas de cet empire ; mais qu’un vieux parent malade m’attendait, et qu’avant quelques jours je ne serais pas libre.

À ces mots, Zéphira s’élança vers moi, et je crus qu’elle allait me griffer de ses jolis doigts. Elle s’écria qu’elle comprenait bien que tout ce que je disais était un prétexte et que je ne voulais ni l’aimer ni la voir.

Je répliquai galamment que mon unique désir était de passer ma vie auprès d’elle, et que, pour nous lier, dès ce soir j’allais lui demander un service. Je lui parlai alors de la petite danseuse du Maroc et de son ambition théâtrale. Comme je l’assurai que l’Africaine n’était pas belle, elle me promit de la recommander le soir même à l’impresario qui devait la reconduire dans sa gondole.

— Je n’y mets qu’une condition, ajouta-t-elle, c’est que vous viendrez dans trois jours à la fête que je donnerai.

— Non, dans huit jours, répliquai-je ; car l’oncle que je soigne est fort malade. Dans huit jours il sera guéri, vous aurez fait débuter la pauvre danseuse et je serai tout à vous, belle Zéphira.

Elle trépignait d’une jambe tout en balançant l’autre horizontalement. Je serrai le bout de son pied, chaussé de satin nacarat, puis, sans vouloir rien entendre, je m’aventurai dans le dédale des coulisses.

Je trouvai sous le péristyle du théâtre le consul de France. Il m’attendait, me dit-il ; il offrait le soir même un media-noche à quelques Vénitiens et à quelques étrangers de distinction ; leur compagnie me plairait et tous seraient heureux de me connaître. Il n’y aura pas de femmes, ajouta-t-il ; ainsi vous pouvez venir sans déplaire à votre belle amie.

Je suivis le consul. Aussi bien, pensai-je, à quoi bon rentrer au logis avant le jour, puisque je trouverai la porte d’Antonia close ?

Une vingtaine d’hommes étaient déjà réunis dans le salon du consul quand nous y arrivâmes. Quelques-uns étaient assis à des tables de jeux ; d’autres, debout, causaient, en groupes, musique ou politique ; plusieurs fumaient, accoudés aux balcons des fenêtres ouvertes. Le consul me présenta à ses amis. Nous échangeâmes quelques paroles cordiales, puis je me plaçai machinalement devant une table de jeu, cédant à l’instinct qui me poussait à m’étourdir. Comme je mêlais les cartes, je me souvins qu’il ne me restait pas un franc dans la poche : il n’était plus temps de me lever. J’appelai le consul et lui dis :

— Vous m’avez tantôt enlevé du théâtre sans me permettre de rentrer chez moi, et je m’aperçois que je n’ai pas ma bourse.

Il me remit cinquante louis.

Je ne suis joueur que par occasion, c’est-à-dire qu’il faut que le jeu vienne à moi et que je ne vais jamais au jeu ; mais si je rencontre par hasard, comme ce soir-là, une table et des cartes, un partenaire riche et passionné, calme en apparence, gagnant sans ivresse, et sachant perdre sans sourciller, cela m’aiguillonne : alors je joue comme je travaille, avec la fièvre, nerveusement et dans une sorte de volupté âpre. Ce soir-là, l’absorption du jeu me parut délicieuse ; elle me fit oublier jusqu’à Antonia : je jouais d’ailleurs avec une persistance de chance heureuse et de coups habiles qui semblaient tenir de la magie. Vers deux heures du matin, quand un domestique du consul vint avertir Leurs Seigneuries qu’elles étaient servies, j’avais gagné cent louis au noble Vénitien qui me faisait vis-à-vis. Je lui dis que je serais prêt à lui donner sa revanche en sortant de table. Il me répondit gaiement qu’après le vin de Chypre nous ne songerions plus qu’à dormir ; mais que si je voulais bien lui faire l’honneur de visiter un soir sa galerie de tableaux, il m’offrirait de recommencer la partie.

Nous étions à peu près trente hommes assis autour d’une table splendidement servie. Quoiqu’il n’y eût pas de femmes, on commença par parler d’elles. L’amour s’introduit partout où une fête se donne : quand il n’est pas en action, on se le raconte. Quelques jeunes gens firent le récit des dernières aventures galantes qu’ils avaient recueillies. Mais deux peintres et un poëte qui étaient là élevèrent bientôt la conversation jusqu’à l’art, cet amour idéal des grandes âmes. L’un d’eux s’écria : « L’art est d’ailleurs pour nous une question de patriotisme : que serait l’Italie moderne sans la poésie, la peinture et la musique ? Notre gloire à nous c’est la Renaissance et les génies épars qui n’ont cessé d’en perpétuer l’écho jusqu’à nos jours. Si l’Italie vit encore et garde son nom dans le monde, elle ne le doit point à la nation, mais à quelques grands hommes qu’elle produit comme pour protester contre son néant. »

— L’art nous énerve en berçant notre orgueil d’une gloire apparente, s’écria amèrement un noble Vénitien, ami du comte Confalonieri. Notre histoire aussi et le rôle qu’a joué Rome dans l’antiquité nous montent au cerveau. C’est une ivresse décevante d’où sort l’inertie. Malheur aux peuples qui ne vivent que du souvenir de leur grandeur passée ! ils perdent bientôt la vie active des nations et se décomposent dans l’oubli. « Il vaudrait mieux, — c’est Byron qui l’a dit en pleurant sur Venise, — que le sang des hommes coulât par torrents que de rester stagnant dans nos veines tel qu’un fleuve emprisonné dans des canaux. Plutôt que de ressembler à un malade qui fait trois pas, chancelle et tombe, il vaudrait mieux reposer, avec les Grecs aujourd’hui libres, dans le glorieux tombeau des Thermopyles, ou du moins fuir sur l’Océan, être dignes de nos ancêtres et donner à l’Amérique un homme libre de plus. »

— C’est trop vite désespérer de notre avenir, s’écria un jeune carbonaro échappé à la proscription. J’ai tâté en secret le pouls à l’Italie, et je vous assure qu’elle vit. Elle n’est point semblable à la Grèce, que Byron compare à une faible jeune fille morte. Non, l’Italie se lèvera dans sa force comme une de ces belles guerrières de la Jérusalem délivrée. Mais il faut que la France la regarde en sœur et non en ennemie.

Et, se tournant vers moi, il ajouta :

— Vous, monsieur, qui êtes l’ami du jeune prince appelé à gouverner la France, pensez-vous qu’il soit intelligent, généreux et libéral autant qu’on nous l’a dit ?

— Je vous suis garant, répondis-je en élevant la voix, que rien de ce qui est noble ne lui est étranger, et que rien de ce qui est grand ne le sera à son règne. Je vous demande, messieurs, de lui porter un toast et d’y associer la France et l’Italie. Dès demain je lui écrirai votre sympathie.

Le consul leva le premier son verre, et nous bûmes tous à ce prince aimé qui devait vivre si peu.

Malgré la vivacité d’une causerie qui changeait à chaque instant d’objet, les vins mêlés, la saveur des mets et les heures dérobées au sommeil, dont nous sentions l’influence, commençaient à nous engourdir. La conversation devint moins générale, et bientôt chacun ne parla plus qu’à son voisin de table. J’avais à ma gauche un aimable érudit de cinquante ans, qui avait la plus belle bibliothèque de Venise : des documents inédits et les chroniques les plus rares sur l’histoire publique et privée des hommes célèbres de Venise s’y trouvaient réunis.

— En les parcourant, me disait mon interlocuteur, vous verrez revivre nos doges, nos magistrats, nos généraux, nos artistes, nos aventuriers et nos courtisanes.

Je lui répondis que je profiterais au premier jour de son offre attrayante.

Quoique les rideaux de brocard des fenêtres eussent été hermétiquement fermés, chaque fois que les laquais de service ouvraient les portes une large raie de lumière se projetait sur nous ; elle venait d’une terrasse où le jour naissant éclatait. Bientôt quelques rayons de soleil se glissèrent à travers cette ligne opaque et blanche. Plusieurs convives dirent, avec un léger bâillement, qu’il était temps de se retirer. Nous nous levâmes tous et nous regagnâmes, un peu chancelants, les gondoles qui nous attendaient.

Quand je rentrai dans ma chambre, j’avoue que je ne songeai qu’à dormir, sans me préoccuper d’Antonia. Mais je vis avec surprise que la porte de communication entre nos deux chambres était ouverte. Je me précipitai, plein d’effroi, dans la chambre d’Antonia, craignant qu’elle ne fût malade ou sortie, partie peut-être ?

Je la trouvai tranquillement assise devant la table, où elle écrivait ; elle venait de se lever et recommençait à travailler. Son teint était reposé, ses noirs cheveux à peine liés, s’échappaient en boucles sur ses tempes, ses yeux brillaient de toute la flamme de l’inspiration ou peut-être d’une colère concentrée. Sa robe de chambre, dénouée, laissait à nu ses bras, son cou et une partie de ses épaules. Elle me parut si belle et si digne dans cette attitude du travail et de la solitude que, poussé par un invincible attrait, je m’agenouillai près d’elle et l’embrassai. Elle me laissa faire, mais sans me rendre mes caresses : elle me regardait tristement et avec froideur.

— J’avais pensé, en trouvant la porte ouverte, que la paix était faite, lui dis-je, et voilà que je te trouve comme un bloc de glace.

— J’ai ouvert cette porte, reprit-elle, pour vous donner un conseil ; vos traits sont altérés, vous êtes d’une pâleur effrayante et vous ne résisterez pas à cette vie de dissipations, et peut-être de débauches ; puis vous devez manquer d’argent. Je me demande qui est-ce qui vous héberge et vous nourrit quand vous passez les jours et les nuits loin d’ici. De deux choses l’une : ou vous vous endettez, et c’est une folie indigne d’un pauvre artiste ; ou les autres payent pour vous, et c’est alors une humiliation indigne d’un gentilhomme. Je vous en conjure, Albert, renoncez à ce genre de vie, je ne dirai point par amour pour moi, car votre conduite me prouve que vous ne m’aimez pas, mais par respect pour la dignité humaine. Si je cesse d’être votre maîtresse, je resterai toujours votre mère, Albert, et j’ai dû vous parler comme je parlerais à mon fils.

— Grand merci, lui dis-je en éclatant de rire, je vous ai écoutée sans vous interrompre, et si vous voulez bien à votre tour m’accorder cinq minutes d’attention, vous pourrez juger que dans votre petit discours maternel, très-peu tendre et encore moins charitable, vous m’avez fort gratuitement accusé d’indélicatesse, de dissipation et même de débauche. Je lui fis alors le récit circonstancié et véridique de l’emploi de ma journée et de ma nuit.

— Si vous aviez consenti à m’accompagner, poursuivis-je, vous n’auriez pas tout à fait perdu votre temps, en voyant et en entendant la belle prima donna. Elle aurait pu vous fournir, pour un de vos romans, un type de femme artiste, simple, grande et aimante. Cette figure serait très-sympathique, je vous assure, pourvu que vous n’eussiez pas la prétention de l’embellir en ajoutant à ses qualités naturelles des aspirations humanitaires ! Je prononçai ces deux mots en ouvrant démesurément la bouche, ce qui produisit un bâillement involontaire.

— Allez donc dormir, s’écria Antonia dépitée.

— Je n’ai plus que deux phrases à vous dire, repris-je, puis j’irai faire un long somme. Ma nuit passée chez le consul, en compagnie de nobles Vénitiens, m’a plus éclairé sur Venise et son histoire que bien des lectures solitaires. La vieille comparaison est toujours vraie, ma chère, le poëte est comme l’abeille, il butine sans effort et en se jouant les sucs dont il compose son miel. J’ai donc enrichi mon esprit, comme vous auriez pu enrichir le votre durant ces heures en apparence si oisives ; et pour dernier argument en faveur de la manière raisonnable dont je mène la vie, voici cent louis qu’un bienfaisant hasard m’a fait gagner cette nuit très-prestement et très à propos à un opulent Vénitien ; prenez-en la moitié pour remplir votre bourse, que vous me reprochez si souvent de laisser vide, — et en parlant ainsi, j’alignai cinquante louis sur une des feuilles du manuscrit d’Antonia ; elle secoua la page avec colère et fit jaillir les pièces d’or sur le parquet.

— Il ne vous manque plus que de devenir joueur ; avant peu vous partagerez vos nuits entre les tripots et cette petite saltimbanque africaine.

— Elle a ton regard Antonia, et c’est pourquoi elle me plaît, répondis-je du seuil de la porte qui séparait nos deux chambres. Allons, ma chère, viens me bercer dans tes bras ou trêve de tes sermons qui tombent sans fruit sur un homme endormi.

— Que Dieu vous sauve, moi j’y renonce, répliqua-t-elle sous forme de péroraison.

Jugeant à cette intervention de Dieu (dont les écrivains romantiques abusent par trop, soit dit en passant), qu’elle ne m’accorderait pas le plus petit baiser ; je fermai la porte et me mis au lit.

Mon sommeil fut long et réparateur. Antonia qui à la réflexion redevenait toujours une bonne et cordiale femme, rendit la maison silencieuse afin qu’aucun bruit subit ne m’éveillât.

Je ne me levai qu’à une heure et je fus charmé de voir qu’elle m’avait attendu pour déjeuner dans notre salon qui donnait sur le quai des Esclavons.

Je ne la regardais pas même, craignant d’être troublé par sa beauté toujours nouvelle pour moi, et, afin d’éviter tout orage et de ne plus irriter son humeur, je lui racontai d’un ton libre d’intéressantes particularités sur Venise que m’avaient apprises les hôtes du consul ; elle parut m’écouter avec intérêt et lorsqu’elle me vit prêt à sortir, elle me dit :

— Reviendras-tu souper ce soir ?

— Oui, répondis-je, si après tu consens à te promener un peu au loin ; nous irons à Saint-Nicolas du Lido.

— Encore ! répliqua-t-elle avec impatience, tu ne peux donc pas attendre que je sois délivrée du poids de mon cerveau.

— J’attendrai tant qu’il te plaira, repris-je en affectant une indifférence par laquelle j’espérais faire naître sa jalousie et réveiller son amour.

Mais non, elle reprit sa pose impassible en me regardant partir et comme je montais en gondole, je la vis à la fenêtre fumant avec tranquillité.

Je me trouvais bête et décontenancé ; je me demandai à quoi me servaient mon imagination et ma jeunesse si elles étaient sans pouvoir sur la volonté de cette femme obstinée. Je me promis bien, du moins de ne plus donner à son paisible orgueil le spectacle de mon agitation, et je me jurai de renfermer mes angoisses sous la double dignité du calme et du silence. Mais quand le cœur en arrive à cette contrainte que devient l’amour ?

Tout entier à mes sensations personnelles, je n’avais pas songé à traverser la place Saint-Marc pour remettre à la pauvre danseuse ma carte sur laquelle j’avais écrit l’adresse de Zéphira. Je me reprochai mon oubli et revins sur mes pas ; je trouvai la brune enfant à sa place accoutumée, vêtue comme la veille, de sa robe neuve et coiffée plus coquettement encore ; elle avait piqué dans ses épais cheveux noirs de gros œillets rouges parfumés.

— Préviens la danseuse Zéphira, lui dis-je en lui remettant cette carte, que je ne la reverrai que le jour de tes débuts à la Fénice ; d’ici là, comme elle le sait, je reste auprès d’un parent malade.

— Et moi, signor, ne vous reverrai-je pas ? répondit l’Africaine en me regardant étrangement.

— Toi pas plus qu’elle, fis-je avec humeur comme pour me débarrasser de ces deux obsédantes figures de femmes.

— S’il en est ainsi, caro signor, laissez-moi vous accompagner un peu dans votre gondole, à présent que je suis propre et pimpante, grâce à votre générosité. J’ai quelque chose à vous dire.

— Et moi je ne veux pas t’entendre, répliquai-je et je disparus sous les arcades, en lui lançant brutalement un louis à la face. Comme je tournais la tête, à l’un des angles de la place, je l’aperçus qui pleurait.

Je me mis à maudire toutes les femmes, leur influence fantasque, harcelante et incessamment incompatible avec le repos de l’homme ; en pensant ainsi je rejoignis ma gondole, je m’y étendis tout de mon long et j’ordonnai aux gondoliers de me conduire au large et de faire le tour du fort Saint-Andrea ; les vagues me berçaient mollement, la tente close et noire de la gondole m’enfermait comme les rideaux d’un lit ; ces mêmes figures de femmes, dédaignées tantôt, repassaient gracieuses devant moi, je leur tendais mes bras énervés de n’étreindre que le vide, et si, à ce moment, à défaut d’Antonia, la petite saltimbanque ou même Zéphira se fussent offertes à mes désirs, je ne sais ce que serait devenue la fidélité de mon amour. Une secousse des vagues m’arracha au vertige de ce rêve. Je tirai brusquement les stores de la gondole ; le grand jour et le vent de la mer y pénétrèrent à la fois. Nous étions arrivés au rivage méridional du Lido ; l’étendue des vagues bleues de l’Adriatique se déroulait devant moi. J’aspirais de toute la force de mes poumons l’air vivifiant qui soufflait du large. Je descendis à terre ; voulant faire seul le tour de ces rives sablonneuses, j’ordonnai à mes deux gondoliers d’aller m’attendre vers le bord opposé.

Je marchais à l’aventure ; j’enfonçais parfois jusqu’à la cheville, et je songeais à Byron essayant de diriger un cheval fougueux sur ce sol mouvant ; je revoyais le grand poëte anglais avec son front inspiré couronné de cheveux soyeux et bouclés ; ses yeux où son génie éclatait, sa bouche sérieuse et charmante comme celle d’une belle jeune fille qui aime et qui rêve ; son cou sculptural qu’une cravate large laissait presque toujours à nu. Cette tête superbe empreinte de la beauté idéale et que j’avais revue vivante dans l’admirable buste de Thorwaldsen[1], semblait me suivre du regard durant ma promenade solitaire. Je songeais à son long ennui qu’une mort glorieuse abrégea ; il m’apparaissait toujours fatigué de vivre et incertain de l’amour. Je m’appuyai sur ce compagnon invisible et je lui disais : Console-toi ; le mal qui t’a frappé m’a atteint, et je ne trouve plus ni en moi ni hors de moi, de quoi apaiser mon âme ! — Antonia m’aimerait-elle au gré de mes désirs infinis, je sentirais encore un tourment sans cause. L’ombre de Byron me répondit : C’est ton cœur de poëte qui gémit en toi. La connaissance de tout ce qui fût, la vue des passions et des misères humaines, la perception de l’infini dont il ne peut pénétrer le mystère,

le sentiment du beau dont la possession lui échappe, l’éblouissement de la gloire dont il mesure le néant, en voilà assez pour composer l’écrasant fardeau qui incessamment broie son âme. Tu souffres, ô mon frère ! du mal de la pensée, et ce mal est incurable ; regarde ce vaisseau qui glisse sur la mer calme ; il file vers l’Orient et va saluer en passant ma Grèce bien-aimée. Les matelots qui le conduisent étaient tristes tantôt à l’heure des adieux ; on a même vu des larmes rouler sur leurs bruns visages ; mais les voilà en mer : le soleil brille, une brise favorable enfle leurs voiles ; la traversée sera bonne et rapide, pourquoi s’affliger ? Entends-tu résonner sur les vagues leurs refrains joyeux ? Ils chantent comme ils pleuraient ce matin, ils s’abandonnent naïfs à l’animalité de leurs sensations. Mais essaye, toi en qui l’esprit domine, de monter comme passager sur ce navire ; les cieux auront beau te sourire, et les flots te bercer, toujours, toujours, tu ressentiras le reflet de tes propres douleurs, répercutées à l’infini par les douleurs immémoriales de la terre ; souviens-toi de ces mots de Leibnitz : « L’âme du poëte est le miroir du monde. » Vis donc sans te plaindre et sans espérer guérir.

La voix mourut en moi ou autour de moi ; car je n’oserais jurer qu’elle ne m’eût pas réellement parlé.

J’entrai dans le cimetière des juifs, et je m’assis à l’ombre de quelques arbustes. En considérant ces tombes, que l’intolérance de la vieille Venise avait parquées hors de ses murs, je pensais au mépris et à la proscription qui frappèrent si longtemps, même dans la mort, cette grande race juive. Belle, tenace, intelligente, à travers tant de siècles de persécutions, elle s’est maintenue distincte et forte ; sa patience héréditaire a triomphé des obstacles et des humiliations ; aujourd’hui ses fils régnent à l’égal des chrétiens : plusieurs par le génie des lettres et des arts, un plus grand nombre par l’industrie, cette puissance nouvelle des temps modernes. Leurs richesses les fait asseoir à côté des rois et les associe à la destinée des peuples. Qui donc oserait se détourner d’eux ! Où sont désormais les Shylocks persécutés et persécuteurs ? que deviennent nos haines et nos injustices ? où vont nos croyances ? Les convictions et les certitudes des nations et des individus dévient, se décomposent et disparaissent à travers le cours troublé de l’histoire. Ceux qui ignorent végètent en paix ; ceux qui savent et qui embrassent d’un regard ce passé anéanti, s’épouvantent. Ils voient bien que ce qui a été n’est plus, et ils se demandent ce qui sera. Que reste-t-il des symboles et des passions des âges détruits ? Un sentiment individuel, l’amour ! que beaucoup même commencent à nier. On raille déjà l’amour comme on a raillé la foi et la royauté avant de les détruire : le sarcasme est l’arme qui découronne avant le glaive qui décapite.

Tandis qu’assis dans le cimetière des juifs j’étais assailli par ces pensées, j’avais devant moi la mer tranquille où glissaient quelques barques ; je tournais le dos à Venise, sur laquelle le soleil qui déclinait allait répandre en se couchant des pourpres d’incendie. J’entendais mes deux gondoliers qui, profitant du repos que je leur laissais, avaient entonné une barcarolle : leur voix, agrandie par l’espace, montait en intonations superbes.

Un peu las de ma promenade à travers les sables, je me dirigeai vers un cabaret du Lido, célèbre par son vin de Samos. L’hôte, qui commençait à grisonner, me dit que lord Byron s’était souvent assis à la table où je me plaçai sous une tonnelle :

— J’étais jeune alors, ajouta-t-il, et chaque jour je suivais à la course le cheval de Sa Seigneurie ; puis, quand je voyais bête et cavalier n’en pouvant plus, j’offrais à milord de venir se reposer chez moi. Parfois milord dînait ici. Ne voudriez-vous pas, signor Francese, en faire autant ?

Le moyen de résister à un homme qui se recommandait à moi d’un aussi grand nom ? Ma course au bord de la mer m’avait affamé ; la tranquillité du lieu me tentait. Je me fis servir sous la tonnelle une dorade qu’on venait de pêcher, une polenta et du fameux vin de Samos. Je ne suis pas certain d’avoir bu réellement du vin grec, mais rien que le nom me charmait. J’aime ces noms euphoniques de la langue d’Homère ; ils abondent à Venise : on dirait que les flots et la brise de la mer du Pyrée les ont roulés jusqu’à l’Adriatique.

Ce vin généreux, la solitude de la plage et la fraîcheur du soir me plongèrent dans un bien-être qui m’apaisa. Quand je remontai en gondole pour regagner Venise, je n’étais pas le même homme que le matin. J’avais ouvert les stores de la barque pour contempler devant moi la poétique cité qui se détachait sur le fond rouge du soleil couchant : les coupoles de Saint-Marc s’élançaient dans le ciel lumineux. Je débarquai en face du pont des Soupirs, et je restai là jusqu’à la nuit, regardant autour de moi et répétant en anglais la première strophe du quatrième chant de Childe Harold.

« Me voici à Venise près du pont des Soupirs. De chaque côté j’aperçois un palais et une prison. Je crois voir sortir la ville du milieu des vagues comme si la baguette d’un magicien l’eût élevée tout à coup. Des milliers d’années étendent leurs ailes sombres autour de moi, et une gloire mourante étend ses lueurs sur ces temps éloignés où tant de contrées soumises à Venise admiraient ses monuments de marbre, son lion redoutable et où la reine de l’Adriatique dictait ses lois aux îles nombreuses qui formaient son empire.

» Elle semble la Cibèle des mers, couronnée dans le lointain d’un diadème de tours ! etc. »

Doublement absorbé par Venise, que baignaient des flots de lumière et par les vers du grand poète, qui me berçaient harmonieusement, je n’entendis pas marcher près de moi. Tout à coup une robe effleura ; je tournai la tête et j’aperçus la petite danseuse du Maroc. Mes yeux durent exprimer la colère ; car la pauvre fille frissonna et me dit humblement en joignant les mains :

— Pardon ! pardon ! signor ; mais c’est la signora Zéphira qui m’envoie vers vous.

— Eh ! que me veut-elle ? répliquai-je impatienté.

— Elle m’a dit, quand je lui ai remis votre carte, que si vous n’alliez pas chez elle aujourd’hui même, elle ne me ferait pas débuter. Elle prétend qu’il faut que vous me choisissiez un nom de théâtre ; car mon nom arabe est trop long et trop difficile à retenir.

— Eh bien, répondis-je, va dire à Mlle Zéphira que tu t’appelles Mlle Négra[2] : ce nom convient à ton visage. Et, en disant ces mots, je la quittai ; je traversai la cour du palais ducal, puis la place Saint-Marc, pleine de promeneurs.

Autant la nature et la solitude m’apaisent et font remonter l’âme en moi, autant la foule, le mouvement joyeux ou affairé d’une ville, la vue des couples riants m’agitent, aiguillonnent mon sang et m’entraînent au plaisir. Alors je ne suis plus poëte ; je suis une chair qui frémit et délire et veut sa part de la vie universelle.

Bien décidé pourtant à rester sous la calme influence de ma promenade au Lido, je parcourus la place sans rien regarder, et je rentrai aussitôt pour me mettre au travail.

Je vis Antonia accoudée à la fenêtre du salon. Je me rendis dans ma chambre sans chercher à lui parler, et je m’assis devant la table où j’écrivais ; j’aperçus sur les feuilles éparses une large enveloppe qui portait le sceau du consulat ; le cachet en était brisé, et je ne m’en étonnai pas en lisant sur l’adresse : Très-pressée. Antonia avait pu penser que c’étaient des lettres de France qui nous arrivaient. Je trouvai dans cette enveloppe le billet suivant du consul :

« Cette folle de Zéphira, qui ne sait pas votre adresse, m’envoie coup sur coup deux lettres pour vous, je n’aurais point consenti à servir d’intermédiaire à sa correspondance si elle ne m’assurait qu’il s’agit d’une bonne action que vous devez faire ensemble. »

Je lus avec humeur les deux billets de la danseuse qui n’avaient point été ouverts ; dans le premier, daté du matin, elle me disait :

« Cette petite coureuse est moins laide que vous ne le prétendiez, et je vous soupçonne de la protéger con amore ; n’importe, je tiendrai ma parole puisque vous m’aimez, carissimo. Venez vite chez moi, où je suis seule sous prétexte de faire la sieste ; il faut que nous baptisions ensemble d’un nom chrétien cette petite moricaude. »

Le second billet, écrit il n’y avait pas deux heures, renfermait ces mots :

« Si vous ne venez pas ce soir même vous promener dans ma gondole, je renvoie votre ragazza danser sur la place Saint-Marc et sur la Piazzetta ; je veux bien être complaisante pour vous, mais il ne faut pas que vous soyez un ingrat. »

Je lui répondis aussitôt :

« Un Français ne se laisse pas conduire en laisse comme un Italien, je vous ai dit que je vous verrais le soir des débuts de Mlle  Négra. Le lendemain je me rendrai à la fête que vous devez donner chez le comte Luigi. D’ici là je resterai à distance votre très-humble serviteur. »

Après avoir écrit ce billet, que je posai sans le cacheter près de ceux de Zéphira, je me mis à relire les pages que j’avais faites l’avant-veille ; tout à coup la porte de la chambre d’Antonia s’ouvrit et je vis celle que j’aimais par-dessus tout me sourire d’un air narquois.

— Je n’ai décacheté cette lettre du consul, me dit-elle, que parce que j’ai pensé qu’elle renfermait des nouvelles importantes de France. Mais vous avez vu que ma curiosité s’était arrêtée là ; je ne veux rien savoir de vos amours avec ces drôlesses.

— Et moi je veux que vous les connaissiez, repartis-je, en poussant devant elle les deux billets de la danseuse et ma réponse.

Entraînée sans doute par un peu de curiosité, elle les lut, et me dit :

— Eh bien ! qu’est-ce que cela prouve ? À vos heures vous vous occupez de Mlle  Zéphira, et quant à Mlle  Négra, vous avez pour elle un tendre penchant.

— Comme il vous plaira, répliquai-je, bien résolu de ne plus entrer en lutte.

Lorsqu’elle me vit reprendre la plume et continuer à écrire, elle s’approcha de moi :

— Voyons, mon cher Albert, ne voulez-vous pas permettre que je vous parle comme une sœur ?

— Hier vous étiez ma mère, répondis-je, aujourd’hui vous êtes ma sœur.

— Je suis toujours une femme qui vous aime, ajouta-t-elle, en posant ses lèvres sur mon front ; patientez encore quelques jours et vous me retrouverez tout à vous.

— Ô femme irritante et impudiquement mystique, m’écriai-je, tu n’entends rien à l’amour ! Je voulus essayer de la presser sur mon cœur ; mais elle se dégagea, et sans souci du mal qu’elle me faisait elle s’enferma dans sa chambre.

Je travaillai toute la nuit, domptant ma tristesse et mes désirs.

  1. Une femme qui a été à Byron ce que Béatrix fut à Dante et Vittoria Colonna à Michel-Ange, c’est-à-dire l’inspiration et l’amour, nous écrivait, il y a trois ans, pendant que nous étions à Londres : « Cherchez à Sydenham le buste que Thorwaldsen a fait du plus beau de tous les hommes ; Thorwaldsen était un artiste de génie, et quoique la beauté de lord Byron fût d’un ordre si élevé que ni le pinceau, ni le ciseau n’aient jamais pu la saisir, car, par l’expression de son grand génie et de sa belle âme, cette beauté devenait presque surnaturelle ; toutefois, ce sculpteur éminent l’a interprétée mieux que tout autre, et a pu faire passer dans son marbre quelque rayon de cette ravissante beauté. Quant à un autre buste fait par Bertolini, ne le regardez même pas : c’est une honte pour l’artiste, homme de talent mais sans idéal. Vous savez ce que dit Shakspeare dans Hamlet :

     »… He was to this
     » Hyperion — to a satyr. »

    Le même cœur qui avait dicté ces lignes s’émut lorsque M. Trelawney publia récemment à Londres un livre sur lord Byron, où il prétend qu’ayant voulu revoir Byron mort et s’étant trouvé un moment seul dans sa chambre, il souleva le drap qui le cachait et découvrit :

    « Qu’il avait le buste d’Apollon, sur les jambes tordues du satyre. »

    La Revue des Deux-Mondes et la Presse parlèrent de ce livre, et c’est à cette occasion que celle qui avait connu lord Byron dans l’éclat de sa gloire, de sa jeunesse et de sa beauté, nous écrivit la lettre suivante, énergique et convaincante réfutation de l’invention fantastique de M. Trelawney :

    « … Que dire ? quels mots employer pour exprimer ce qu’on éprouve lorsqu’on lit des choses semblables, et surtout lorsqu’on voit la bonne foi et l’élévation d’âme accepter à regret, — mais accepter pourtant de pareils mensonges ? — Jamais, croyez-le bien, Dieu n’a prodigué et réuni sur une de ses créatures, un ensemble de dons comme sur lord Byron. Mais, hélas, jamais aussi les hommes ne se sont plus acharnés à disputer un à un ses dons ; ne pouvant pas monter jusqu’à lui, ils ont tâché de le faire descendre jusqu’à eux. Ils ne l’ont épargné que là où il était absolument inattaquable. Ne pouvant pas lui refuser son grand génie, obligés de reconnaître sa supériorité intellectuelle, ils se sont attaqués à son être moral. Forcés d’avouer que sa beauté était presque divine, ils ont inventé des fables pour faire croire qu’il y avait dans sa personne des défauts mystérieux qui le mettaient au-dessous de l’humanité. Ils ont trouvé dans ce bel exercice de leur esprit inventeur un aliment à leur vanité, et souvent à leur cupidité. Heureusement que ceux qui peuvent confondre ces turpitudes sont encore vivants, et ne manqueront pas de rétablir la vérité des faits.

    » Je connaissais l’absurde invention de M. Trelawney, qui, craignant peut-être d’être oublié, a voulu se rappeler une fois encore au monde par un odieux mensonge sur lord Byron, mensonge qui serait ridicule s’il n’était pas révoltant. J’étais en Angleterre lorsque ce bel ouvrage a paru, et je puis dire qu’il a indigné au plus haut degré le public. La renommée parfaitement méritée de M. Trelawney, proclame que pendant toute sa vie (qui n’a été qu’un tissu d’extravagances, pour parler avec charité), jamais il n’a pu dire une vérité.

    » Lord Byron, dont M. Trelawney n’a jamais été un ami, mais une simple connaissance de ses derniers jours en Italie, et qui l’avait invité à le rejoindre en Grèce parce que dans les circonstances de l’insurrection de la Grèce il pouvait être de quelque utilité, se moquait souvent de lui, sachant qu’il voulait réaliser en sa personne le type imaginaire de son Corsaire. — Cependant, disait lord Byron, Conrad faisait une chose de plus et une de moins que Trelawney, — il se lavait les mains et ne disait point de mensonges.

    » À bord du vaisseau qui l’emmenait en Grèce, il s’est souvent moqué des mensonges de Trelawney, et, après sa mort, ces plaisanteries ont été publiées. De là l’hostilité de Trelawney, qui a attendu la mort de Fletcher[* 1]pour satisfaire sa vengeance.

    « Mais il y a trop de raisons et trop de témoins contre lui pour qu’il puisse prouver son odieux mensonge. Si lord Byron fût né si mal conformé des jambes, comment aurait-on pu l’ignorer jusqu’à sa mort ? Quoique ange pour ses perfections, il n’était cependant pas tombé du ciel homme fait et habillé, ni arrivé inconnu des pays inconnus. Il avait eu des nourrices, des bonnes qui ont été interrogées ; qui ont dit tout ce qu’elles savaient de lui, et elles ont toujours déclaré que l’enfant n’avait qu’un de ses pieds mal conformé par une chute, un accident qui lui était arrivé après sa naissance. Il avait été traité par des médecins à Nottingham, à Londres, à Dulwich et toujours pour la seule fin de rétablir la forme de son pied et enfin après les soins du docteur Glenine, il était arrivé à se rétablir assez pour pouvoir se servir de chaussures ordinaires, L’enfant, tout joyeux, annonce l’heureux événement à sa bonne par une lettre qui a été conservée comme un témoignage de son bon cœur. Et, outre cela, n’a-t-il pas été au collège à Aberdeen, à Oulwich, à Harrow, jusqu’à son départ pour Cambridge ? Est-ce là, avec les enfants de son âge et de tout âge, vivant avec eux, menant en tout la vie des autres écoliers, qu’il aurait pu cacher son défaut avec des habillements extraordinaires ? Et ses compagnons d’étude dont la plupart sont encore vivants, pourquoi se seraient-ils tu sur ces défauts physiques de leur camarade, qui font tant d’impression sur l’enfance ? Auraient-ils attendu les révélations lâches si elles étaient vraies, odieuses étant fausses de M. Trelawney, pour dire que lord Byron avait non-seulement un pied défectueux par suite d’un accident, mais les jambes monstrueuses de naissance ? Et s’il avait eu cette difformité, est-il possible qu’il eût pu se distinguer parmi ses camarades et être supérieur aux autres pour tous les exercices d’adresse comme il l’était, et que plus tard il se fût encore distingué dans tous les exercices du corps, sans jamais trahir qu’un simple défaut de conformation dans un pied à peine sensible et ne lui ôtant ni grâce ni agilité ? N’a-t-il pas toujours monté à cheval avec une remarquable élégance ? Ne nageait-il pas mieux qu’aucun nageur de son temps ? Ne jouait-il pas avec aisance à tous les jeux de dextérité ? — On devrait encore ajouter, a-t-il donc toujours aimé platoniquement ? N’a-t-il pas été marié ? Et dans toutes ces différentes circonstances pouvait-il cacher des difformités pareilles à celles que lui prête M. Trelawney ? Ajoutons encore aux preuves matérielles que son corps a été embaumé par les docteurs Millingen, Bruno, Meyer, et que ces messieurs ont parlé de la parfaite conformation de lord Byron, à l’exception d’un pied.

    Il existe un charmant portrait de lord Byron enfant, peint par Finden, qui le représente debout et jouant de l’arc, et ses jambes dans ce portrait sont jolies et élégantes comme toute sa personne. Mais je ne finirais pas si je voulais énumérer toutes les preuves du mensonge de M. Trelawney. Quant à la mélancolie de lord Byron, elle a été pour le moins bien exagérée. Lord Byron était habituellement serein et gai dans les dernières années de sa vie. Lorsqu’il a souffert de quelques instants de mélancolie, ce n’était certes pas à cause d’une imperfection de son corps, pour la beauté duquel, comme pour toutes les autres qualités, qui faisaient de lui un être si privilégié, il ne pouvait que remercier le ciel, mais cette mélancolie provenait de son tempérament poétique, si sensible et si aimant ; de la perte d’amis et de personnes aimées ; de la perte aussi de quelques illusions de jeunesse, et plus tard de l’ingratitude, de la calomnie, de toutes les basses et hypocrites passions conjurées contre lui pour le punir de sa supériorité. On peut l’attribuer aussi à ce poids des grands problèmes de notre existence, qui pèse sur les grandes âmes plus que sur les esprits ordinaires.

    » Mais dans les dernières années de sa vie, lorsqu’un esprit de philosophie et des tendances plus religieuses qu’on ne croit, et qu’il ne s’avouait pas encore à lui-même eurent agi sur lui, son âme devint de plus en plus sereine, et tout le monde qui l’a vu alors s’accorde à dire qu’il était habituellement gai, enjoué, charmant. »

  2. Noire.
  1. * Valet de chambre de lord Byron, qui ne l’a jamais quitté.