Lui (1859)
Calmann Lévy (p. 406-409).

xxviii


C’est par une belle nuit de mai qu’il mourut, quand tout commençait à revivre ; il s’éteignit en dormant, sans agonie.

Lorsque je reçus la sinistre nouvelle, je gardais le lit depuis huit jours ; je fis un effort pour me lever, je voulais le revoir avant qu’on ne l’ensevelît et poser mes lèvres sur son front glacé ; je fus prise d’un accès de toux si déchirant et si long que je m’évanouis ; je dus me recoucher et pleurer loin de lui.

J’envoyai Marguerite et mon fils à son enterrement, et pour la première fois je me décidai à faire comprendre à mon enfant ce que c’était que la mort. Il m’écouta, attentif et recueilli, puis il me dit d’une voix grave.

— Mon père nous a quitté, Albert vient de partir et toi tu veux aussi me laisser, car je vois bien que tu es malade et pâle comme eux, et que je resterai seul.

— Oh ! non, cher enfant ! m’écriai-je en l’enfermant dans mes bras amaigris, je veux vivre pour toi !

— Tu as dis « Je veux ! » reprit-il avec un sourire angélique, ne vas pas faire avec la mort comme tu fais souvent avec moi, quand je m’obstine et que tu me cèdes.

— Non, non, lui dis-je en l’embrassant plus fort, je n’obéirai qu’à toi.

L’enfant et Marguerite revinrent du convoi d’Albert tristes et étonnés.

— Il n’y avait dans l’église, me dit mon fils, que quelques amis et quelques femmes en deuil qui pleuraient.

Il s’était mis à l’écart, dans une chapelle, avec Marguerite, et il avait fait sa prière pour Albert. En sortant de l’église il avait vu défiler le cortège. Plusieurs personnes qui passaient exprimèrent leur surprise qu’on ne rendit pas à Albert les grands honneurs qui lui étaient dus et que les princes d’aujourd’hui n’eussent pas envoyé leur voiture pour l’accompagner.

— Moi, poursuivit l’enfant, j’étais tout désolé de le voir s’en aller presque seul, comme un pauvre, au cimetière ; guéris vite, chère mère, afin que nous allions lui porter de belles fleurs sur sa tombe !

Hélas ! je ne guérissais pas et mon pauvre enfant s’épouvantait tellement en me voyant dépérir que je me décidai à le mettre au collège pour le séparer de ma souffrance et de ma douleur ; mais il languissait loin de moi, se refusait à jouer et n’était attentif qu’à l’étude. Quand le temps des vacances approcha, je me souviens que le jour où on devait me l’amener, je fis un effort violent pour me tenir debout ; je bus un peu de vin en pensant à Albert, et je me traînai jusqu’au jardin. À la même place où nous sommes, je m’assis sur un grand fauteuil ; ma tête pâlie s’appuyait sur des coussins et, frissonnante, je me réchauffais au brûlant soleil d’août.

Il n’y avait que trois mois qu’Albert était mort ; encore quelques mois, pensais-je, et je le rejoindrai. Quant à l’autre, je n’y voulais point penser. Mais toujours cet amour en ruine pesait sur mon âme et l’étouffait, pour ainsi dire, sous ses débris ; j’avais été broyée par un bras de pierre inerte, brutal et insoucieux de mon agonie. Les lourds colosses égyptiens que le temps finit par déraciner dans les ruines de Thèbes n’ont pas conscience en s’affaissant du Nubien qui s’était assis à leur ombre.

Mon fils arriva vers midi ; j’avais mis pour lui sur une table, placée près de moi, une jolie montre et un album, où j’avais fait dessiner le portrait d’Albert et écrire les fragments les plus beaux et les plus purs de ses œuvres. L’enfant courut vers moi, tenant dans ses bras les couronnes et les livres qu’il avait reçus en prix. Je l’attirai sur mes genoux et l’embrassai longtemps sans parler ; je ne pouvais retenir mes larmes. Pour qu’il ne les vît pas, je posai sur sa tête les couronnes, et je les enfonçai en souriant, jusqu’à ses yeux. Puis lui donnant la montre et l’album, je lui dis :

— Regarde donc si cela te plaît ?

Il rejeta avec impatience ses couronnes et mes présents, et se suspendant à mon cou, il me dit avec une explosion de douleur :

— Ce n’est pas tout cela que je veux.

— Et que veux-tu donc, cher enfant ?

— Je veux que tu vives pour moi, que tu redeviennes belle et forte comme tu l’étais, il y a trois ans, quand j’étais petit. Maintenant je comprends tout, ajouta-t-il avec un regard terrible, où la fierté inflexible de l’adolescence se révélait ; j’ai deviné celui qui t’a tuée, et si tu meurs, vois-tu, eh bien ! je le tuerai un jour !

— Tais-toi, tais-toi, m’écriai-je, en l’étreignant sur mon cœur.

J’eus honte de ma douleur, et je rougis de mon amour devant mon fils.

L’amour est une grande et sainte chose lorsqu’il complète la vie, mais s’il nous conduit à l’anéantissement de nous-même, il nous dégrade.

Je levai la tête devant le regard superbe de mon noble enfant, et je lui dis avec résolution :

— Sois tranquille ! je guérirai. Ne gâtons pas ce beau jour par des larmes ! Regarde ce portrait d’Albert.

Il ouvrit l’album et posa ses lèvres sur le front du poëte qu’il a toujours appelé son ami.

J’ai vécu pour mon fils ; et à mesure que la blessure de mon lâche et aveugle amour s’est fermée, l’image d’Albert a rayonné dans mon cœur ; je l’ai revu jeune, beau, passionné, et je l’ai aimé dans la mort.


fin