L’Empire des tsars et les Russes/Texte entier/Tome 1


L’EMPIRE
DES TSARS
ET LES RUSSES


par


Anatole LEROY-BEAULIEU
Membre de l’Institut

TOME I
LE PAYS ET LES HABITANTS
LA NATURE, LE CLIMAT ET LE SOL
LES RACES ET LA NATIONALITÉ
LE CARACTÈRE NATIONAL ET LE NIHILISME
L’HISTOIRE ET LES ÉLÉMENTS DE LA CIVILISATION
LES CLASSES SOCIALES
LES PAYSANS ET L’ÉMANCIPATION
LE MIR


TROISIÈME ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE


PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
79, boulevard saint-germain, 79

1890


AVANT-PROPOS


DE LA TROISIÈME ÉDITION


Ce premier volume est consacré à ce qui change le moins dans un pays, à l’homme et au sol, à l’étude de ses divers facteurs nationaux et de ses différents éléments sociaux. Quelques années ne sauraient beaucoup modifier la structure sociale d’un État tel que la Russie. L’empereur Alexandre III a continué la liquidation du servage ; on peut dire qu’il l’a définitivement achevée. Les inquiétudes, soulevées en Europe par d’autres, n’ont point distrait le tsar de cette noble tâche. Il semble avoir surtout à cœur le bien-être des deux grandes classes rurales presque également affectées par l’émancipation : la noblesse et les paysans. Il a cherché à relever la fortune avec l’ascendant de la noblesse territoriale, en même temps qu’il s’efforçait d’alléger les charges du moujik. Cela, il a dû le faire avec un budget obéré, en face d’une Europe en armes. Ni la gêne des finances impériales, ni le souci des intérêts militaires de l’Empire n’ont empêché Alexandre III de modifier l’assiette de l’impôt. Grâce à sa prudence et à son esprit d’économie, les finances de l’État en ont été affermies, au lieu d’en être ébranlées. Les redevances de rachat, qui pèsent si lourdement sur les campagnes, ont pu être diminuées. Les paysans de la couronne ont, comme les anciens serfs, reçu la propriété de leurs champs. L’abolition de la capitation a été le couronnement de la suppression du servage. Si l’empereur n’a pu faire davantage pour le peuple, la faute en est surtout à l’histoire et à la géographie, — à l’histoire qui a légué à la Russie les charges des guerres du passé ; à la géographie qui, en la liant à l’Europe, l’expose aux guerres de l’avenir. Pour que l’affranchissement du peuple produise tous ses effets, et que les ressources du vaste empire deviennent proportionnelles à ses dimensions, la Russie a surtout besoin de paix. L’empereur Alexandre III l’a compris. En assurant la paix à la Russie, puisse-t-il longtemps l’assurer à l’Europe !

Janvier 1890.


AVANT-PROPOS


DE LA DEUXIÈME ÉDITION


Cette nouvelle édition n’est pas une simple réimpression de la première. Il n’est presque aucun chapitre qui n’ait été soumis à quelques retouches ou corrections, sans que l’on ait la prétention d’avoir fait disparaître toutes les erreurs de détail, inévitables en un pareil ouvrage. L’auteur a plus d’une fois abrégé et supprimé ; plus souvent, il a été contraint d’ajouter, tantôt pour compléter et arrondir le cercle des matières étudiées dans ce volume, tantôt pour mettre à profit des documents nouveaux, tantôt enfin pour tenir compte d’événements récents. C’est ainsi que, selon le vœu de quelques critiques, le lecteur trouvera ici un nouveau chapitre sur la question polonaise et la question allemande. C’est ainsi que, dans le livre consacré à l’émancipation, se trouvent exposées les réformes agraires, accomplies ou projetées par l’empereur Alexandre III.




PRÉFACE
DE LA PREMIÈRE ÉDITION.


L’ouvrage, dont j’offre au public le premier volume, est le fruit de dix ans de travail et de quatre séjours ou voyages en Russie, de 1872 à l’été dernier.

L’étude des différents peuples de l’Europe, de leurs mœurs, de leur littérature, de leurs institutions, de leur état social, a été la principale occupation de ma jeunesse. Bornée d’abord à la vieille Europe romano-germanique, mon attention s’est tournée peu à peu vers l’Europe orientale, vers le monde slave surtout, pour se concentrer dans ces dernières années sur la Russie. Ce qui attirait ma curiosité vers ce pays, ce n’étaient pas seulement ses dimensions colossales, sa population déjà plus nombreuse que celles de l’Allemagne et de la France réunies, le grand rôle que, à en juger par son immensité, l’avenir semble lui réserver dans notre vieux continent ; c’était aussi le caractère énigmatique de ses habitants, l’espèce de mystère qui plane sur la Russie et sur ses destinées, c’était par-dessus tout la difficulté même de la connaître et de la comprendre.

Au commencement de l’année 1872, un homme dont la sagace initiative était toujours en éveil, qui, après nos désastres, se faisait plus que jamais un devoir d’instruire la France de ce qui se passait en dehors de ses frontières, M. François Buloz me proposa d’explorer la Russie et de rendre compte de mes observations dans la Revue des Deux Mondes. J’acceptai d’autant plus volontiers que, dix-huit mois plus tôt, en juillet 1870, j’allais partir pour Moscou, lorsque je fus retenu par la déclaration de guerre.

Je me rendis en Russie, j’en parcourus les diverses provinces de la Finlande à la Transcaucasie, j’y retournai plusieurs fois, en hiver et en été, pour compléter et corriger par de nouveaux voyages mes premières impressions. Le sujet était vaste et complexe comme l’empire russe lui-même ; je lui consacrai deux ou trois fois plus de temps que je n’en avais le dessein d’abord.

Mes premières études sur l’empire des tsars ont paru par fragments dans la Revue des Deux Mondes. Ce mode de publication a eu pour moi un immense avantage ; je lui dois la coopération de nombreux collaborateurs russes et étrangers, connus et inconnus. Il est peu de mes divers articles, sur la Russie et les Russes, qui ne m’aient valu des observations, des objections ou des critiques, souvent fondées et toujours précieuses. Beaucoup de ces articles, ceux du moins qu’ont épargnés les ciseaux de la censure impériale, ont été reproduits et commentés dans la presse russe ; presque tous ont été l’objet de discussions amicales ou de correspondances manuscrites avec des Russes de tout rang et de toute école.

Le lecteur ne s’étonnera donc pas si, dans ces volumes, il ne retrouve pas toujours les mêmes points de vue que dans mes premiers articles. Non seulement j’ai beaucoup ajouté, retranché ou corrigé, mais souvent même j’ai modifié les idées et les conclusions, m’attachant scrupuleusement à saisir la vérité, dans toutes ses nuances, m’appliquant toujours à faire voir au lecteur les différentes faces de chaque question.

Outre les indications de nombreux correspondants, parfois anonymes, j’ai eu à ma disposition une correspondance inédite qui jette un jour nouveau sur les principales réformes du règne de l’empereur Alexandre II et sur le caractère même de ce malheureux prince. Je veux parler des lettres de Nicolas Milutine, du prince Tcherkasski et de Georges Samarine, à tous égards trois des hommes les plus marquants, trois des esprits les plus indépendants du dernier règne[1].

Je ne parlerai pas des écrivains qui m’ont précédé dans cet ordre d’études, tels que Haxthausen et Schnitzler, tels que MM. Xavier Marmier, de Molinari, Léouzon-Le-Duc, ou de ceux qui s’y sont engagés parallèlement avec moi, tels que MM. Wallace, Ralston, A. Rambaud, L. Léger, Courrière. Aux uns et aux autres je suis souvent redevable, et je renvoie souvent à leurs ouvrages. La Russie est assez vaste pour que plusieurs écrivains trouvent à y faire leur moisson. Je me permettrai seulement une remarque à propos des travaux publiés sur la Russie, en France et à l’étranger, durant les dernières années. Je rappellerai aux lecteurs que, au lieu d’être le dernier venu, j’ai d’ordinaire en réalité pris les devants.

Le premier volume de ces études est consacré au pays et aux hommes, au caractère national et à l’état social, particulièrement à l’examen des différentes classes, encore si diverses, entre lesquelles se partage la nation : la noblesse, la bourgeoisie naissante, la plèbe des villes, le peuple des campagnes. C’est, pour ainsi dire, la scène vivante sur laquelle se joue le drame émouvant de l’histoire russe contemporaine.

Le second volume traite des institutions, de l’administration centrale et locale, des assemblées provinciales et municipales, de la police, de la justice, de la censure et de la presse, et, comme conclusion, des réformes politiques que la Russie attend des héritiers de l’empereur Alexandre II.

Le troisième volume sera consacré à la religion qui, chez le peuple russe, demeure encore la première puissance morale, — à l’Église orthodoxe orientale, si mal connue en Occident, aux nombreuses sectes qui, aujourd’hui encore, germent ou se propagent au sein des masses populaires, et, mieux que les institutions de l’État révèlent, avec le caractère du peuple, ses idées, sa manière de voir et ses aspirations.

Si vaste que soit ce cadre, il n’embrasse point encore toutes les questions que peut suggérer la Russie ; il n’embrasse même point toutes celles que j’ai moi-même traitées dans la Revue des Deux Mondes : finances, armée, politique extérieure. Il y aura là peut-être plus tard matière à un autre volume.

Ce que j’ai voulu surtout peindre dans cet ouvrage, c’est la Russie et le peuple russe chez eux, en eux-mêmes, dans leur vie nationale et leur développement interne. Le lecteur trouvera peut-être parfois dans ces tableaux une sorte d’hésitation de la main, un dessin trop peu arrêté, trop de dégradations d’ombre et de lumière ; dans quelques pages, il croira même découvrir certaines incohérences et comme d’apparentes contradictions.

Il m’eût été facile de ne donner prise à aucun reproche de ce genre. Pour cela, je n’eusse eu qu’à me laisser aller aux vues préconçues ou à l’esprit de système qui simplifie tout en négligeant la complexité des choses vivantes. Pour cela, je n’eusse eu qu’à mettre moins de scrupule à saisir les traits souvent encore indécis de mon modèle, à rendre la couleur changeante, l’expression mobile et fugitive de son visage. Pour cela, en un mot, je n’aurais eu qu’à voir un seul côté des choses, et à le mettre en pleine lumière, en laissant tout le reste dans l’ombre ; mon tableau en aurait eu plus de relief et plus d’éclat, mais il eût été moins vrai.

La Russie contemporaine, en effet, est loin d’avoir, dans les mœurs et dans les lois, dans la nation ou dans l’État, l’unité, la simplicité qui la distinguaient encore sous Alexandre Ier ou sous Nicolas. La Russie actuelle, la Russie des réformes, est un pays où tout est en voie de changement, sans que, en aucun domaine, la transformation soit encore achevée. Le dernier souverain, prince loyalement dévoué au bien public, mais soumis à des influences diverses, n’ayant rien de la décision ni de la netteté de vues d’un Pierre le Grand, disposé à s’effrayer de ses propres œuvres, ne sachant exactement ni quelle route suivre ni où s’arrêter, et, par là, presque fatalement voué à devenir la victime de ses nombreuses et incomplètes réformes, Alexandre II, avec toutes ses nobles qualités et ses hautes aspirations, a laissé presque partout, dans les institutions et dans la pratique gouvernementale, la marque de ses propres incertitudes et des incohérences de ses conseillers.

En Russie, on le sait, le pouvoir a toujours agi beaucoup pour l’extérieur, beaucoup pour la montre, ou, ce qui revient au même, les lois édictées à Saint-Pétersbourg sont loin d’être toujours respectées dans l’intérieur de l’empire, les volontés ou les intentions du souverain loin d’être partout obéies. Entre les maximes du gouvernement et les actes de ses agents, entre la théorie et la réalité, il y a toujours eu un grand intervalle. Cette divergence n’a souvent fait que s’accroître et se multiplier avec les réformes mêmes. De là, pour l’étranger, la difficulté de décrire la Russie nouvelle : les inconséquences, les contradictions, qu’on est tenté de rejeter sur l’écrivain, sont le fait du pays, du gouvernement et d’une époque de transition.

Avril 1881.


L’EMPIRE DES TSARS
ET LES RUSSES




LIVRE I
LA NATURE, LE CLIMAT ET LE SOL




CHAPITRE I


Difficulté de connaître la Russie. — Description de la terre russe. En quoi se distingue-t-elle de l’Europe occidentale ; en quoi est-elle européenne ?


L’ignorance de l’étranger a été l’un des principaux défauts de la France, l’une des principales causes de ses revers. À ce vice de notre éducation nationale nous cherchons aujourd’hui un remède : nous nous décidons à faire apprendre à nos enfants les langues de nos voisins ; mais, pour nous être d’une sérieuse utilité politique, notre connaissance de l’étranger ne doit point se borner aux peuples qui touchent nos frontières. Comme l’ancienne Grèce, l’Europe moderne forme une famille dont, au milieu même de leurs querelles, les membres se tiennent tous dans une réciproque dépendance. Les intérêts de la politique extérieure sont généraux, ceux de la politique intérieure ne le sont guère moins.

Parmi les États européens, il en est un qui, malgré son éloignement, a plus d’une fois pesé d’un grand poids sur l’Occident. Il est rélégué aux confins de l’Asie, mais entre nous et lui il n’y a que l’Allemagne. C’est le plus vaste des États de l’Europe, c’est celui qui compte le plus d’habitants, et c’est le moins connu : à certains égards l’Orient musulman et les deux Amériques le sont davantage. La distance ne peut plus séparer la Russie de nous, mais les mœurs, les institutions, la langue maintiennent entre elle et le reste de l’Europe de hautes barrières ; les préventions politiques ou religieuses en élèvent d’autres. Libéraux ou démocrates, catholiques ou protestants, il nous est également malaisé de ne point laisser nos idées occidentales donner des couleurs fausses à nos peintures de l’empire des tsars. La pitié même excitée par les victimes de sa politique a longtemps troublé la sûreté de notre jugement sur la Russie. On ne la regardait qu’à travers la Pologne ; le plus souvent on ne la connaissait que par les tableaux de ses adversaires.

Les Russes aiment à dire que des Russes seuls peuvent écrire sur la Russie. Nous leur laisserions volontiers la charge de se peindre eux-mêmes, s’ils pouvaient mettre à nous représenter leur pays le même zèle, la même sincérité, le même intérêt que nous mettons à le connaître. Puis, si l’étranger a ses préventions, chaque peuple, sur son propre compte, a naturellement les siennes. Aux préjugés nationaux se joignent les vues de parti, les théories d’école. Nulle part je n’ai entendu juger la Russie de manières plus différentes que chez elle.

Comment comprendre un peuple qui cherche encore à se deviner lui-même, dont la marche saccadée et hésitante n’a point de but encore distinct, qui, selon l’un de ses proverbes, a quitté une rive et n’a point atteint l’autre ? Dans ses transformations successives, il faut distinguer ce qui est superficiel, extérieur, officiel, de ce qui est profond, permanent, national. Aucun peuple de l’histoire, aucun pays du monde peut-être, n’a subi de tels changements en un ou deux siècles, aucun, sauf l’Italie et le Japon, n’en a vu de pareils en une vingtaine d’années. Les réformes de toute sorte ont été si nombreuses que, pour l’observateur le plus attentif, elles sont difficiles à suivre ; l’application en est encore si récente, parfois si contestée et incomplète, qu’il est malaisé d’en apprécier tous les effets. La vieille Russie, celle que nous connaissions tant bien que mal, a péri avec l’abolition du servage ; la nouvelle est un enfant dont les traits ne sont pas encore arrêtés, ou mieux c’est un adolescent arrivé à cet âge critique où le visage, la voix, le caractère vont se former pour la vie.

Est-ce à dire que, devant la Russie contemporaine, il faille oublier le passé ? Non, loin de là : partout le passé perce sous le présent. Toutes les institutions, tous les caractères particuliers à la Russie, tout ce qui la fait différer de l’Occident a des racines profondes qu’il faut mettre au jour, sous peine de ne rien comprendre à ses difficultés. Quelque violence que la main d’un despote de génie semble avoir faite à ses destinées, le peuple russe est demeuré sous le joug des lois qui règlent le développement des sociétés. Sa civilisation est liée à la terre qui le porte, au sang d’où il est sorti, à l’éducation séculaire que lui a donnée l’histoire. En dépit d’apparentes solutions de continuité dans son existence, le présent de la Russie est sorti de son passé, et comme pour tous les États, l’un est incompréhensible sans l’autre. Pour avoir de ce peuple, à la fois si différent de nous et si semblable à nous, une connaissance efficace, la première chose est de se représenter les grandes influences physiques et morales sous l’empire desquelles il s’est formé, et qui, malgré lui, le tiendront longtemps encore sous leur domination. La portée réelle, les résultats prochains de tous les changements qui s’opèrent en Russie nous échappent, si nous ignorons les conditions de développement, la capacité de civilisation du pays et du peuple. C’est là une grande, une immense question, et, comme si elle n’était pas entourée d’assez de ténèbres, elle est obscurcie par des préventions invétérées. À vrai dire, c’est le premier et le dernier problème, sans la solution duquel toute étude sur la Russie demeure sans base comme sans conclusion. Pour apprécier son génie et ses ressources, son présent et plus encore son avenir, il faut connaître le sol qui la nourrit, les peuples qui l’habitent, l’histoire qu’elle a vécue, la religion qui l’a élevée. Commençons par la nature, par la terre et le climat ; voyons quel est le développement moral et matériel qu’ils lui permettent, la population et la puissance qu’ils lui promettent.

La première chose qui frappe le regard dans l’empire russe, c’est l’étendue[2]. Il couvre plus de 22 millions de kilomètres carrés ; en Europe seulement, il en occupe 5 millions 1/2, c’est-à-dire environ onze fois plus que notre France mutilée, seize ou dix-sept fois plus que l’Italie unifiée ou les trois royaumes britanniques[3]. Ces dimensions colossales sont tellement hors de proportion avec la petitesse de nos grands États européens que, pour en donner à l’imagination une juste idée, l’un des plus illustres savants de notre siècle a eu recours aux astres. Selon la remarque d’Alexandre de Humboldt, la partie de notre globe soumise au sceptre de la Russie est plus grande que le disque de la lune en son plein[4]. Dans cet empire d’une immensité sidérale, la terre n’a point de bornes ; ses plaines, les plus vastes de notre planète, se prolongent au cœur du vieux continent jusqu’aux massives montagnes de l’Asie centrale ; entre la mer Noire et la Caspienne, elles aboutissent à la gigantesque muraille du Caucase, dont le pied est en partie au-dessous du niveau de la mer, et dont les sommets surpassent de 800 mètres les cimes du mont Blanc. Au nord-ouest, dans le Ladoga et l’Onéga, la Russie a les plus grands lacs de l’Europe ; en Sibérie, dans le Baïkal et le Balkhach, les plus grands de l’Asie ; au sud, dans la Caspienne et l’Aral, les plus grands de la terre. Ses rivières sont en proportion de ses plaines : en Asie, l’Obi, l’Iéniséi, la Léna, l’Amour ; en Europe, le Dniepr, le Don, le Volga, l’artère centrale de la Russie, un fleuve qui, avec son cours sinueux de près de mille lieues de long, n’est plus européen. Les neuf dixièmes du territoire russe sont encore à peu près vides d’habitants, et la Russie compte déjà une population de près de 120 millions d’âmes, le double de celle des États chrétiens les plus peuplés des deux mondes.

À ne regarder que la Russie européenne, de l’océan Glacial au Caucase, ce pays appartient-il bien à l’Europe ? Les proportions seules sont-elles agrandies et n’y a-t-il de changé que l’échelle des dimensions ? ou plutôt cet élargissement prodigieux des terres ne suffit-il point à séparer la Russie de notre Europe occidentale ? Les conditions de la civilisation ne sont-elles pas modifiées par l’agrandissement démesuré de la scène que doit remplir l’homme ? Le seul contraste des proportions serait entre la vieille Europe et la Russie une différence capitale : mais est-ce la seule ? De cette première opposition n’en découle-t-il point d’autres non moins importantes ? La structure géographique, le sol, le climat de la Russie, sont-ils européens ?

Au lieu d’être, comme l’Afrique, rattachée au tronc commun du vieux monde par un étroit pédoncule, l’Europe forme une presqu’île triangulaire dont la large base s’appuie tout entière à l’Asie et fait corps avec elle. Entre l’une et l’autre, il n’y a qu’un mince bourrelet, une chaîne de montagnes de peu d’épaisseur et de peu de hauteur, et au-dessous de cette chaîne, qui ne sépare rien, une large porte que rien ne ferme. Ainsi soudée à l’Asie, la Russie en a gardé la configuration.

Deux grands traits distinguent l’Europe entre toutes les régions du globe et en ont fait la patrie naturelle de la civilisation : c’est d’abord sa structure découpée par les mers, taillée en petits morceaux, selon l’expression de Montesquieu, péninsulaire, articulée, selon le mot de Humboldt ; c’est ensuite un climat tempéré, comme nulle part ailleurs sous la même latitude, — climat qui est en grande partie le résultat de cette configuration. Tout autre est la structure de la Russie. Adhérente au massif de l’Asie sur sa plus grande dimension, bornée au nord et au nord-ouest par des mers dont les glaces laissent à ses rivages peu des avantages d’un littoral, la Russie est une des contrées du globe les plus compactes, les plus éminemment continentales.

Avec la structure morcelée, articulée, de l’Europe, le climat européen, le climat maritime et tempéré fait défaut à la terre russe. Elle a un climat continental, c’est-à-dire presque également extrême dans les rigueurs de l’hiver et les ardeurs de l’été. Aussi les températures moyennes y sont-elles trompeuses. Les lignes isothermes s’y redressent en été vers le pôle, s’y creusent en hiver vers le sud, en sorte que la plus grande partie de la Russie est comprise, en janvier, dans la région froide, en juillet, dans la région chaude. Le seul élargissemept des terres la condamne à des saisons excessives. Les mers qui la baignent sont trop loin ou trop petites pour lui pouvoir, comme à nous, servir tour à tour de réservoirs de chaleur ou de bassins de fraîcheur. Nulle part en Occident il n’y a, sur la même latitude, d’hiver aussi dur ou aussi long, d’été aussi brûlant. La Russie demeure étrangère aux grandes influences qui réchauffent le reste de l’Europe, aux courants de l’Océan comme aux vents du Sahara. La longue presqu’île Scandinave, qui s’avance entre elle et l’Atlantique, détourne de ses côtes le grand fleuve d’eau chaude que le Nouveau Monde envoie à l’Ancien[5]. Au lieu du gulf-stream ou des déserts de l’Afrique, ce sont les glaces du pôle, c’est la Sibérie, la région boréale de l’Asie, qui tiennent la Russie sous leur dépendance. Contre ce voisinage, l’Oural n’est qu’une barrière apparente, tant par son peu d’élévation que par sa direction presque perpendiculaire à l’équateur. En vain, la Russie s’étend-elle vers le sud à la latitude de Pau ou de Nice, il lui faut descendre jusqu’au-dessous du Caucase pour trouver un rempart contre les vents du nord. La conformation du sol plat, déprimé, la laisse ouverte à tous les courants de l’atmosphère, au souffle desséchant des déserts du centre de l’Asie, comme aux vents du cercle polaire.

Cette absence de montagnes et, par suite, de vallées est un autre des grands traits qui distinguent nettement la nature russe de la nature européenne. La Russie diffère autant de l’Occident par le relief de la terre que par la configuration des contours et par le climat. L’Asie, l’Afrique, l’Amérique, l’Australie, offrent seules de ces énormes surfaces uniformes. Cette horizontalité du sol russe n’est point seulement superficielle, c’est un trait essentiel de la géologie, comme de la géographie du pays. L’aplatissement de l’écorce n’est que le résultat du parallélisme régulier des couches souterraines. Au lieu d’affleurer fréquemment à la surface, comme en Occident, et d’offrir une riche variété d’aspects, de sols, de cultures, les différents étages géologiques demeurent superposés horizontalement, ne présentant, sur d’immenses espaces, que les mêmes terrains propres aux mêmes cultures. Les formations géologiques ont une étendue, les stratifications, une régularité, les roches, une identité de composition, comme nulle part en Occident. Sur la plus grande partie de la Russie européenne, on dirait que la croûte terrestre est demeurée à l’abri des commotions qui ont partout laissé tant de traces dans l’autre moitié de l’Europe. Les plus anciennes formations s’y retrouvent sans dislocation, sans altération apparente de l’eau ou du feu. Lentement émergées de la mer, ces terres en conservent l’aspect dans leurs immenses plaines légèrement ondulées. Devant elles l’imagination se reporte aisément à la période relativement récente où, à travers cette dépression, la mer Baltique s’unissait à la mer Noire et peut-être la Caspienne à l’océan Arctique, isolant l’Europe de l’Asie ; l’œil se figure sans peine l’époque glaciaire, alors que les icebergs flottants emportaient dans le cœur de la Russie, jusqu’à Voronège, sur le Don, les blocs de granit de Finlande, dont tout le centre de l’empire est encore jonché[6].

La structure géologique, le climat, la conformation du sol, distinguent également la Russie de l’Europe ; bien d’autres caractères propres à la nature européenne lui font en même temps défaut, un en particulier d’une grande importance, le degré d’humidité. La configuration même de la Russie, l’éloignement des mers et le manque de montagnes la privent, en grande partie, de l’humidité que l’Atlantique nous apporte, que les Alpes nous conservent. Les vents de l’Océan ne lui parviennent que privés de presque toute leur vapeur d’eau ; les vents de l’Asie ont perdu la leur longtemps avant d’arriver jusqu’à elle. De l’ouest à l’est de la terre russe, l’humidité va constamment en décroissant pour se réduire au minimum dans le centre de l’Asie. Plus le continent s’élargit, plus il devient pauvre en pluie. À Kazan, il pleut déjà deux fois moins qu’à Paris : de là, dans une vaste région du Sud, la séparation des deux principaux éléments de fécondité, l’humidité et la chaleur ; de là, en partie, ces steppes déboisés, arides, ces steppes, à l’aspect anti-européen, du Sud-Est de l’empire.

Pour toutes ces conditions physiques de structure, de climat, d’humidité, la Russie est en opposition complète, et pour ainsi dire en antagonisme, avec l’Europe occidentale, l’Europe historique ; pour toutes, elle est en relation étroite avec les contrées de l’Asie qui la touchent. À consulter la nature, l’Europe proprement dite ne commence qu’au rétrécissement du continent entre la Baltique et la mer Noire : la Russie, qui lui sert de base, se rattache mieux à l’épais massif de l’Asie, dont elle n’est que le prolongement, et dont les limites des géographes la distinguent sans la séparer.

Au sud-est, il n’y a aucune frontière entre elle et l’Asie, et c’est parce qu’il n’y en a point que les géographes ont tour à tour été prendre le Don, le Volga, l’Oural ou Iaïk, ou encore la dépression de l’Obi. Les steppes déserts du centre du vieux continent pénètrent en Europe par la large ouverture que les monts Ourals laissent entre leurs croupes méridionales et la Caspienne. Du cours inférieur du Don au lac Aral, tous ces steppes bas, des deux côtés du Volga et du fleuve Oural, forment une région naturelle, ancienne mer desséchée, dont on peut encore reconnaître les bords, et dont les vastes lacs salés de la Caspienne et de l’Aral ne sont que les restes. Par un accident hydrographique qui sur les destinées du peuple russe a eu une influence considérable, c’est dans une de ces mers fermées, décidément asiatiques, que, tournant le dos à l’Europe, presque à partir de sa source, va se jeter la grande artère de la Russie, le Volga.

Au nord des steppes de la Caspienne, du 52° degré de latitude aux régions inhabitables du pôle, une longue chaîne de montagnes, la plus longue chaîne méridienne de l’ancien continent, semble de loin mettre une muraille entre la Russie et l’Asie. Les Russes l’appelaient autrefois la ceinture de pierre, Oural même veut dire ceinture ; mais, en dépit de son nom, l’Oural ne marque un instant la fin de l’Asie que pour la laisser recommencer presque semblable sur le versant européen. S’abaissant lentement par terrasses du côté de l’Europe, l’Oural est moins une chaîne qu’un « plateau couronné d’une ligne de faîtes peu élevés. » Le plus souvent, il ne présente que des croupes basses couvertes de forêts, telles que celles des Vosges ou du Jura. La partie centrale est tellement déprimée, que, dans les principaux passages de Russie en Sibérie, de Perm à Ékaterinebourg, par exemple, l’œil cherche en vain des sommets, et que pour y établir une voie ferrée les ingénieurs n’ont dû recourir ni à de longs tunnels, ni à de grands travaux d’art. À cette haute latitude, où les plaines restent six ou sept mois sous la neige, aucune des cimes de cette longue chaîne n’atteint la limite des neiges éternelles, aucune de ses vallées n’abrite de glaciers. L’Oural ne sépare réellement ni les climats, ni les faunes ou les flores. Dirigé presque perpendiculairement du nord au sud, il laisse les vents du pôle souffler presque également sur les deux pentes opposées. La Russie est la même sur les deux versants, ou mieux, la Sibérie n’est qu’une Russie outrée, ou la Russie d’Europe, une Sibérie adoucie. Les plaines russes recommencent, au delà des pentes orientales de l’Oural, aussi vastes, aussi monotones, dans le bassin de l’Obi que dans le bassin du Volga, offrant les mêmes couches d’atterrissement uniforme, la même horizontalité du sol et des sédiments géologiques. Des deux côtés, la végétation reste semblable. À peine un seul arbre, l’arole des Alpes, le pinus cembra, distingue-t-il les forêts transouraliennes des forêts cisouraliennes. Il faut aller jusqu’au cœur de la Sibérie, jusqu’au haut Iéniséi et au lac Baîkal, pour rencontrer, avec un autre sol, une nature nouvelle, une autre flore, une autre faune. Le soulèvement de l’Oural n’a pas rompu la ressemblance et l’unité des deux régions qu’il divise. Au lieu d’une limite ou d’une barrière, il n’est, pour les deux Russies, que le réceptacle de précieuses richesses minérales ; dans ses roches d’origine éruptive ou métamorphique, il leur offre les filons et les métaux qui manquaient aux stratifications régulières de leurs larges plaines. Il ne les sépare pas plus l’une de l’autre que le fleuve auquel on a donné son nom, et un jour, quand la Sibérie occidentale sera plus peuplée, on pourra regarder l’Oural comme l’axe central, l’arête médiane des deux grandes moitiés de l’empire.

Ainsi envisagée comme un tout, formé de deux moitiés analogues, la Russie se montre décidément étrangère à notre Europe. Est-ce à dire pour cela qu’elle soit asiatique, et qu’au nom de la nature, il la faille rejeter vers le vieux monde, en compagnie des peuples endormis ou stationnaires de l’extrême Orient ? Non, loin de là. La Russie n’est pas plus asiatique qu’elle n’est européenne. Par le sol et le climat, par l’ensemble de ses conditions naturelles, elle ne diffère pas moins de l’Asie historique que de l’Europe proprement dite ; ce n’est point par un pur accident que les civilisations asiatiques ont échoué chez elle. Des deux côtés de l’Oural, la Russie forme, à elle seule, une région particulière, avec des caractères physiques spéciaux, région embrassant toutes les plaines septentrionales de l’ancien continent, descendant trop au sud pour qu’on l’appelle boréale, mais qu’on peut nommer région russe[7], et qui, des déserts du centre de l’Asie aux toundras du cercle polaire, des bouches du Danube aux sources de l’Iéniséi et de la Lena, comprend presque toute la dépression colossale du Nord du vieux monde, la Basse-Europe et la Basse-Asie de Humboldt. Plutôt qu’à la vieille Asie ou à l’Europe occidentale, c’est à l’Amérique du Nord, à l’Amérique qu’elle va joindre par la Sibérie, que, pour la nature et les conditions physiques, il convient de comparer la Russie. Avec son climat excessif et ses immenses espaces, elle était de ces terres trop âpres, de ces régions construites sur un plan trop large pour être le berceau de la civilisation. Impropre à en nourrir les premiers jours, elle est de ces pays admirablement disposés pour la recevoir. Comme l’Amérique du Nord, comme l’Australie, la Russie, en dehors de ses parties extrêmes, offre à l’Europe un sol assimilable, un champ où l’activité humaine peut se déployer sur une échelle plus vaste.

Avec son ciel inclément, avec ses maigres forêts et ses steppes déboisées, avec son manque de pierre et de matériaux de construction, la Russie peut sembler une chétive demeure pour la culture européenne ; mais ce qu’il faut à l’homme, c’est moins la richesse spontanée du sol que la facilité de s’en rendre maître, de le plier à ses besoins et pour ainsi dire de le domestiquer. Bien des contrées plus belles dans les deux hémisphères offrent à la civilisation un champ moins sûr. Il y a, dans le Nouveau Monde, un État auquel les forêts et les savanes de l’Amérique du Sud ouvrent une carrière presque aussi ample, aussi illimitée que celle de la Russie. Le soleil des tropiques, ses fleuves, les plus grands du globe, l’humidité que lui apportent les vents alizés y donnent à la végétation et à la vie, sous toutes ses formes, une incomparable vigueur. La flore et la faune y ont une variété et une puissance admirables ; mais cette fécondité même de la nature est hostile à l’homme, qui ne sait comment en triompher. Herbes et forêts, animaux féroces et insectes lui disputent également le sol du Brésil. La nature y est trop riche, trop indépendante, pour se laisser aisément réduire au rôle de servante, et alors même qu’ainsi que dans l’Inde, l’homme, se sera emparé matériellement du sol, il courra le risque de rester encore moralement sous le joug, énervé par le climat, esclave d’impressions d’une nature qui le rapetisse.

Tout autre est la Russie : si les forêts n’y couvrent guère moins d’espace, point de ces lianes, point de ces belles parasites de toutes formes et de toutes couleurs qui rendent inextricables les forêts tropicales. La faune, comme la flore, est pauvre pour un si vaste pays ; peu d’insectes, point de serpents, point d’animaux féroces, seulement quelques loups dans les bois, quelques ours dans les solitudes du Nord. En dehors des grands déserts, on ne rencontre peut-être pas sur le globe une aussi large surface où la vie présente aussi peu de diversité et aussi peu de puissance. La nature inanimée, la terre seule est grande ; la nature vivante est débile, peu féconde en espèces, peu robuste dans ses enfants, hors d’état de lutter avec l’homme. À ce point de vue capital, la Russie est aussi européenne qu’aucune partie de l’Europe. La terre y est docile, facile à asservir. À l’inverse des plus magnifiques contrées des deux hémisphères, elle est faite pour le travail libre. Le sol russe n’exige point le labeur de l’esclave, il n’a pas besoin du nègre de l’Afrique ou du couli chinois. Le sol russe n’use point celui qui le cultive, il ne menace point sa race de dégénérescence, il ne donne point de créoles. L’homme n’y rencontre que deux obstacles, le froid et l’espace, — le froid, plus facile à vaincre que l’extrême chaleur, et moins redoutable à notre race et à notre civilisation ; — l’espace, dans le présent, l’ennemi, déjà à demi dompté, de la Russie, et son grand allié pour l’avenir.




CHAPITRE II


Les deux grandes zones de la Russie. — La zone des forêts et la zone déboisée. — Subdivisions de cette dernière. — La région de la Terre-Noire. — La région des steppes. — Steppes accidentels. — Steppes éternels.


Le principal caractère de la Russie, c’est l’unité dans l’immensité. Au premier coup d’œil, en comparant les extrémités du vaste empire, les toundras glacées du Nord aux déserts brûlants des bords de la Caspienne, les lacs à vasques de granit de la Finlande aux chaudes terrasses de la côte de Crimée, on est frappé de la grandeur des contrastes. Il semble qu’entre ces limites, entre la Laponie, où vit le renne, et les steppes de la Caspienne, où vit le chameau, l’intervalle soit si spacieux qu’il faille bien des régions différentes pour le remplir. Il n’en est rien. La Russie à ses extrémités, en Europe même, a des échantillons de tous les climats ; cependant les contrées à l’aspect le plus tranché, la Finlande, la Crimée, le Caucase, ne sont que des annexes de l’empire, annexes naturelles, mais bien différentes de la Russie proprement dite. Dans l’intervalle, entre les contreforts des Carpathes et l’Oural, s’étend une région d’une analogie de climat, d’une monotonie d’aspect, impossibles à rencontrer à pareil degré sur de pareils espaces. De l’énorme muraille du Caucase à la Baltique, cet empire, à lui seul plus grand que le reste de l’Europe, présente peut-être moins de variété que des nations occidentales dont le territoire est dix ou douze fois plus petit. C’est l’uniformité de la plaine. L’Ouest est plus tempéré, plus européen ; l’Est est plus aride, plus asiatique ; le Nord est plus froid, le Sud est plus chaud ; mais sans abri contre les vents du pôle, le Sud ne peut différer du Nord par les aspects et par la végétation d’une manière aussi tranchée qu’en France, en Espagne, en Italie. La Russie a des étés ; on pourrait dire qu’elle n’a point de midi.

Dans cette unité fondamentale, à travers cette homogénéité de configuration et de climat, se présentent cependant plusieurs régions marquées avec une singulière netteté par la nature elle-même. Ces régions, distinctes par un ensemble de caractères spéciaux et comme par une vocation physique, se peuvent ramener à deux grands groupes, à deux grandes zones embrassant toute la Russie d’Europe. Toutes deux également plates, avec un climat presque également extrême, ces deux zones, à travers leurs analogies, présentent le plus singulier contraste. Pour le sol, pour la végétation, pour l’humidité, pour la plupart des conditions physiques et économiques, leurs différences vont presque à une complète opposition. En laissant de côté les extrémités inhabitables du Nord, ces deux régions se partagent presque également l’empire, le coupant obliquement, de l’Ouest à l’Est, et toutes deux franchissant l’Oural pour se prolonger en Asie. L’une est la région des forêts et des tourbières, l’autre la zone déboisée, la zone des steppes.

De l’opposition de ces deux zones, de l’espèce de dualisme naturel du steppe et de la forêt, a procédé l’antagonisme historique, la lutte séculaire des deux moitiés de la Russie, le combat du Nord sédentaire et du Sud nomade, du Russe et du Tatar, puis de l’État moscovite, fondé dans les régions forestières du centre, avec les fils du steppe, les libres Cosaques.

La zone des forêts, bien que sans cesse rétrécie par le déboisement, reste encore la plus vaste. Occupant tout le Nord et le Centre de la Russie, elle va en s’amincissant de l’Ouest à l’Est, du gouvernement de Kief à celui de Kazan.

À l’extrémité septentrionale, au delà du cercle polaire, comme sur les sommets des hautes montagnes, aucun arbre ne peut résister à l’intensité ou à la permanence du froid. Des deux côtés de l’Oural, en Europe de même qu’en Sibérie, il n’y a que des toundras, vastes et mornes déserts où la mousse revêt une terre presque perpétuellement durcie par la glace. À ces latitudes, point de culture possible, nul autre pâturage que le lichen, nul autre bétail que le renne, dont ces contrées boréales sont devenues la seule demeure. La chasse et la pêche sont l’unique industrie des rares habitants de ces landes de glace.

Dans le Nord de la Russie d’Europe, légèrement réchauffé par le voisinage de l’Atlantique et la profonde échancrure de la mer Blanche, les forêts commencent dès le 65° ou 66° degré de latitude. De la mer Blanche, ces forêts, coupées de clairières marécageuses, s’étendent jusqu’audessous de Moscou et aux environs de Kief[8]. Du Nord au Sud, les essences s’y succèdent dans le même ordre que, sur nos Alpes, du sommet au pied des monts. Le mélèze et le sapin se montrent les premiers au Nord, puis viennent le pin sylvestre et le bouleau. Au bouleau, au pin, au sapin, les trois arbres les plus communs de la Russie, se mêlent l’aune et le tremble ; plus au Sud croissent le tilleul, l’érable, l’orme, et enfin, vers le centre, apparaît le chêne. Il y a dans ces régions, surtout dans le Nord-Est, d’immenses forêts demeurées vierges faute de voies de communication, mais des forêts clairsemées, diffuses, interrompues par de vastes friches où ne viennent que de maigres broussailles.

Le sol de la plus grande partie de ces bois, dans le Nord-Ouest au moins, de la mer Blanche au Niémen et au Dniepr, est une plaine basse, spongieuse et tourbeuse, entrecoupée d’arides bancs de sable. Les plus hauts plateaux, les monts Valdaï, n’ont guère plus de 300 mètres d’altitude. Cette région est riche en eaux et en sources ; c’est le point de départ de tous les grands fleuves de la Russie, des principaux tributaires de ses quatre mers. Le peu de relief du sol y prive souvent les cours d’eau d’une ligne de partage nettement indiquée. Aucune crête ne sépare les bassins, et, à la fonte des neiges, les affluents des diverses mers se confondent parfois en énormes marais. Sur un sol à peine incliné, les fleuves ont un cours lent, indécis ; les eaux, incertaines de la pente, se perdent en marécages sans fin, ou se rassemblent en lacs sans nombre, les uns immenses nappes comme le Ladoga, vraie petite mer intérieure, les autres chétifs étangs comme les onze cents lacs du gouvernement d’Arkhangel.

Dans toute cette zone, l’hiver, qui remplit une moitié de l’année, laisse peu de temps à la végétation et à la culture. Le sol reste souvent plus de deux cents jours sous la neige ; les rivières ne dégèlent qu’en mai ou à la fin d’avril. Sans l’impétueux printemps du Nord, qui fait pour ainsi dire éclater la végétation en une explosion soudaine, tout travail de la terre serait inutile. L’orge, puis le seigle, sont les seules céréales de ces ingrates contrées. La culture du froment est rare et peu productive ; le lin est l’unique plante qui prospère sous ce ciel rigoureux. Ici, la terre ne pourvoit point à la nourriture de ses habitants. La population a beau être disséminée sur de vastes espaces, elle a beau ne guère dépasser dix habitants par kilomètre carré et tomber souvent fort au-dessous de ce faible chiffre, elle n’obtient point du sol qu’elle cultive un pain suffisant. Elle est obligée de demander à de petites industries la vie que lui refuse l’agriculture. Si peu dense qu’elle soit, la population de ces pauvres contrées ne croît que d’une manière insensible ; elle est pour ainsi dire arrivée au point de saturation. De toute cette moitié septentrionale de son territoire européen, la Russie ne peut espérer quelque augmentation du nombre de ses habitants, quelque accroissement de sa richesse, que grâce à l’industrie, comme dans la région de Moscou, comme dans la région de l’Oural.


Autrement féconde en promesses d’avenir est la zone déboisée, la plus originale, la moins européenne des deux. Moins vaste que la zone forestière, elle est sans cesse agrandie par d’imprudents déboisements qui, en privant la terre d’abri et d’humidité, empirent le climat. Occupant tout le Sud de la Russie, elle va en s’élargissant de l’Ouest à l’Est, à partir des anciennes provinces polonaises, se relevant fortement vers le Nord sur les méridiens du Volga et de l’Oural, pour se prolonger, au delà, dans les solitudes de l’Asie. Cette zone est plus plate encore que celle des forêts ; sur une surface plusieurs fois grande comme la France, elle n’offre pas une colline de 100 mètres de haut. À l’Ouest, les Karpathes projettent un chaînon de roches granitiques qui infléchit le cours des fleuves, et, comme le Dniepr, les embarrasse de cataractes, sans presque accidenter le pays. Tantôt la terre s’étend en plaines ondulées ; tantôt elle présente l’horizontalité parfaite de la mer au repos. Parfois elle s’abaisse lentement vers la mer Noire ou la Caspienne ; parfois elle s’affaisse brusquement, formant, comme des plateaux superposés de différents niveaux, des étages de hauteur inégale, mais également plats. Rien ne limite ces surfaces à perte de vue que l’horizon qui se confond avec elles. Aucune proéminence, si ce n’est dans certaines contrées, de petites buttes artificielles appelées kourganes, innombrables tertres arrondis, de 6 à 12 ou 15 mètres de haut, qui parfois semblent disposés sur une ligne régulière, comme pour marquer un chemin à travers ces solitudes, — tombes de peuples éteints ou phares de routes perdues, du sommet desquels le berger des steppes surveille au loin son troupeau[9].

Dans ces plaines, point de montagnes, point de vallées. Longeant les contours des plateaux, les fleuves coulent le plus souvent au pied d’une sorte de falaise ; mais ces falaises, que, selon une loi générale, le Dniepr, le Don, le Volga, laissent sur leur rive droite, ne sont d’ordinaire que l’escarpement d’un étage supérieur, aussi uni, aussi plat à son sommet que les plaines basses de l’autre bord, sur lesquelles au printemps les eaux s’étendent à perte de vue. Les rivières et les ruisseaux, qui naissent de la fonte des neiges, creusent le sol sans y former plus de vallées que les grands fleuves. Ils roulent d’habitude au fond de fissures profondes, à pentes abruptes, véritables ravins qu’on n’aperçoit que lorsqu’on est arrivé au bord, et où les villages cherchent un abri contre les vents de la plaine.

L’absence d’arbres est le caractère distinctif de toute cette zone. Dans la partie septentrionale, le déboisement est sans aucun doute le fait de la main de l’homme ; parfois même il est récent, ou, pour mieux dire, contemporain. Plus au Sud, dans les steppes proprement dits, c’est la nature, au contraire, qui en semble responsable. Par le fait du sol ou du climat, faute d’eau surtout ou manque d’abri, ces immenses régions des steppes du Sud sont presque entièrement dépourvues de végétation arborescente. Les seuls arbres qui viennent spontanément se réfugient au fond des ravins qui servent de lit aux ruisseaux. La plaine est souvent recouverte d’une terre fertile, mais peut-être trop meuble, en tout cas trop exposée à tous les souffles de l’air, pour que les arbres y prennent racine, et le sous-sol, généralement crayeux, est peu favorable à la végétation forestière. Ailleurs, c’est un fond imprégné de substances salines, où ne croissent que de maigres touffes d’herbes ; partout, c’est la sécheresse qui fait obstacle à la croissance des bois ; et, par une sorte de cercle vicieux, le déboisement ne fait qu’accroître la sécheresse.

Cette région, traversée par les plus grands fleuves de l’Europe, souffre du manque d’eau. Le ciel est avare de pluies, le sol, avare de sources. Ce mal va en augmentant du Nord au Sud, de l’Ouest à l’Est. Souvent rares et toujours irrégulières, au moins pour la quantité, les pluies ne tombent qu’au printemps et en automne. L’été, la terre nue, échauffée par un soleil d’Asie, cède toute son humidité à une atmosphère qui ne la lui restitue point : les nuages se maintiennent à une élévation qui ne permet pas à leurs vapeurs de se condenser en eau. On a vu, dans certains districts de l’extrême Sud, des années entières, des périodes de dix-huit mois, sans une goutte de pluie. La craie perméable qui, le plus souvent, forme le sous-sol des steppes en absorbe l’humidité sans la leur rendre en sources. Les différences de niveau sont si insignifiantes que, même dans les terrains les plus poreux, il ne se peut rassembler une quantité d’eau suffisante pour donner à fleur de terre des sources perpétuelles. Comme les ouadi du désert, les ravins appelés bolki, qui sillonnent le terrain uni de la steppe, restent souvent à sec pendant la plus grande partie de l’année, et les ruisseaux, qui coulent au fond de ces crevasses, se trouvent fréquemment trop au-dessous des terres pour rafraîchir la végétation. La pénurie d’eau, en été, est souvent telle que, dans beaucoup de villages, les paysans, faute de source ou de ruisseau, boivent la boue liquide des mares noirâtres, où ils ont retenu les eaux du printemps.

Cette zone méridionale, qui semblerait devoir jouir d’un climat plus tempéré, est, par excellence, le pays des saisons fortement contrastées. Elle passe, la même année, par les froids du Nord et les chaleurs du Midi, subissant tour à tour la domination atmosphérique de la Sibérie et de l’Asie centrale, des déserts de glace du Nord et des déserts de sable du Sud-Est. Sous la latitude de Paris et de Vienne, les contrées placées au nord de la mer Noire et de la Caspienne ont, en janvier, la température de Stockholm, en juillet, celle de Madère. Deux saisons extrêmes s’y succèdent l’une à l’autre presque sans transition, le printemps et l’automne n’y durant que quelques semaines. Cette opposition des saisons, comme le manque d’humidité, va en s’accentuant d’Occident en Orient, de l’Europe vers l’Asie, jusqu’à la concavité caspienne et aux plaines du Turkestan. De l’Ouest à l’Est, les lignes isothermes présentent, entre leur direction d’hiver et leur direction d’été, un écart croissant. Dans ces régions du Sud, les hivers sont moins longs que dans le Nord ; ils ne sont guère moins rigoureux. À Astrakan, sous la latitude de Genève, il n’est pas rare que, à six mois d’intervalle, les variations thermométriques embrassent jusqu’à 70 et même 75 degrés de l’échelle centigrade. Le voisinage de la Sibérie et de l’Asie centrale enlève à la Caspienne le rôle modérateur des grandes surfaces d’eau. Sur les côtes de cette mer intérieure, et presque au pied du Caucase, sous le 44° parallèle, à la hauteur d’Avignon, le froid descend jusqu’à 30 degrés au-dessous de la glace ; en revanche, la chaleur, en été, peut s’élever jusqu’à près de 40 au-dessus. Aux confins de l’Asie, dans les brûlants steppes des Kirghiz, sous la latitude du centre de la France, le mercure demeure quelquefois congelé pendant des journées entières, et, en juillet, le thermomètre pourra éclater au soleil. C’est à l’intérieur du continent, en Sibérie et dans le Turkestan, que ces températures excessives atteignent leur maximum. Vers les bords de l’Aral, il y a, entre les plus grands froids et les plus grandes chaleurs, des intervalles de 80, peut-être de 90 degrés centigrades ; c’est ainsi que, dans leurs expéditions de l’Asie centrale, les troupes russes ont eu à braver tour à tour l’extrême de l’hiver et l’extrême de l’été. Au nord de la mer d’Azof et de la mer Noire, les saisons restent encore singulièrement outrées. Là aussi, l’écart entre le jour le plus froid et le jour le plus chaud de l’année dépasse parfois l’intervalle de 70 degrés centigrades[10]. La Crimée elle-même, que baignent deux mers, n’est pas à l’abri de ces redoutables contrastes.

Pour amener une aussi inégale distribution de la chaleur entre les diverses saisons, il a suffi de la concordance de l’aplatissement du sol avec l’élargissement du continent, joint au déboisement. Ces oppositions de température sont, en Russie, un des obstacles à la vie civilisée ; elles ne sont presque nulle part une barrière insurmontable. On ne saurait oublier, en effet, que notre climat tempéré est, de tous les privilèges de l’Europe, celui que l’Européen retrouve le plus rarement dans les plus belles de ses colonies. Les autres continents présentent souvent, pour des raisons analogues, le même défaut que la terre russe ; le climat du Nord des États-Unis ressemble beaucoup, à cet égard, au climat du Sud de la Russie ; les États les plus peuplés de l’Union, ceux de la Nouvelle-Angleterre, New-York, la Pensylvanie, passent presque par les mêmes extrêmes de température que les steppes de la mer Noire.

Pour être dénuée d’arbres, la Russie méridionale est loin d’être privée de végétation. Dans une grande partie de ce vaste territoire, la richesse du sol compense la parcimonie des eaux. Là où les conditions atmosphériques ne sont point par trop hostiles, la fécondité de la terre est souvent merveilleuse. Pour le sol, pour la culture et la population, toute la zone déboisée se partage naturellement en trois régions différentes, en trois bandes superposées du Nord-Est au Sud-Ouest. La première est la région de la Terre noire, la seconde celle des steppes à sol fertile, la troisième celle des steppes sablonneux ou salins.


La Terre noire, une des plus fécondes comme une des plus vastes plaines de culture du globe, occupe la partie supérieure de la zone déboisée, au-dessous de la zone des forêts et des lacs. Participant encore de l’humidité de cette dernière et abritée par elle, la contrée de la Terre noire est dans des conditions climatériques beaucoup moins défavorables que les steppes de l’extrème-Sud. Elle doit son nom de Terre noire, tchernoziom, à une couche d’humus noirâtre, d’une épaisseur moyenne de 50 centimètres à 1 mètre 1/2. Ce terreau est principalement composé de marne et d’une moindre proportion d’argile grasse, mêlées à des matières organiques. Il se dessèche rapidement en se convertissant en une fine poussière ; mais, avec une égale promptitude, il s’imprègne d’humidité, et, sous l’action de la pluie, reprend l’aspect d’une pâte noire comme la houille. La formation de cette couche d’une admirable fertilité est attribuée à la lente décomposition des herbes du steppe, accumulées pendant des siècles.

Le tchernoziom s’étend en longue bande sur toute la largeur de la Russie d’Europe. Partant de la Podolie et de Kief au Sud-Ouest, il monte vers le Nord-Est jusqu’au delà de Kazan ; interrompu par l’Oural, il reparaît en Sibérie dans le Sud du gouvernement de Tobolsk. Le tchernoziom, dans sa partie septentrionale, conserve encore quelques bois. À mesure que l’on avance vers le Sud, ces bois diminuent de taille et de grandeur pour disparaître peu à peu. Au milieu des plaines sans bornes, les derniers bouquets de chênes, de trembles ou d’ormes semblent de petites îles perdues dans l’immensité. Les arbres sont isolés, les buissons même finissent par s’effacer. Il ne reste que des terres de labour, un champ sans limite, s’étendant uniformément sur une longueur de plusieurs centaines de lieues, comme une Beauce gigantesque de 600 000 à 700 000 kilomètres carrés.

Mal cultivée, à l’aide d’instruments souvent encore primitifs, cette région est, avec le bassin du Mississipi, un de ces grands magasins de blés qui permettent au monde moderne de défier toute famine. La fécondité de ce sol encore neuf semblait naguère inépuisable, et, longtemps, le laboureur a pu croire qu’il n’aurait jamais besoin de fumier ni d’engrais d’aucune sorte. Aujourd’hui, il est vrai, non seulement on s’aperçoit que cette fécondité a besoin d’être entretenue, mais, en plusieurs provinces, on se plaint déjà de l’épuisement du tchernoziom, et les agronomes prédisent que, si l’on ne change de méthode de culture, on finira par ruiner le sol le plus riche du monde. La fertilité a fait de cette zone la partie la plus peuplée de la Russie. La Terre noire compte déjà, en moyenne, 39 ou 40 habitants par kilomètre carré, et dans certaines parties de l’Ouest, au delà de 50. Sa population va croissant avec les débouchés que lui ouvrent les chemins de fer et avec les conquêtes de l’agriculture sur les steppes voisines. Grâce au tchernoziom, on peut dire que le centre de gravité de l’empire tend de plus en plus à se déplacer du Nord vers le Sud.


Entre le tchernoziom et les mers du Midi viennent les steppes proprement dits, car les champs de la Terre noire sont souvent désignés de ce nom, qu’on finit ainsi par appliquer à toute plaine dénuée d’arbres. C’est dans les steppes que l’aplatissement du sol, l’absence de toute végétation arborescente et la sécheresse de l’été atteignent leur maximum. Inclinés vers la mer Noire, la mer d’Azof et la Caspienne, ils occupent les bassins inférieurs du Dniepr et du Don, du Volga et de l’Oural. Encore abandonné à lui-même ou à demi sauvage, peu ou point cultivé, le steppe est une plaine déserte sans arbres, sans ombre, sans eau. Sur des surfaces à perte de vue, on chercherait souvent en vain, pendant des journées entières, un arbuste, une maison ; mais, pour être dégarni de forêts, le steppe n’est point toujours le désert stérile que l’Occident s’est figuré sous ce nom. Dans ces vastes espaces, qui occupent encore, en Europe, de 900 000 à 1 million de kilomètres carrés, se confondent, sous la même désignation, des terrains de qualité fort différente, et qui, avec une certaine analogie d’aspect extérieur, sont appelés, par leur fonds même, à des destinées fort diverses. Le steppe se divise naturellement en deux types nettement tranchés par le sol : les steppes à terre végétale, plus ou moins analogue au tchernoziom, et les steppes de sable, de pierre ou de sel. Les premiers, qui, en Europe, occupent la plus vaste surface, offrent à l’agriculture un champ dont elle n’a qu’à s’emparer ; les seconds lui semblent à jamais rebelles. Si, par ce nom de steppe, on entend un espace inculte et désert, ceux-là ne le méritent que transitoirement, ceux-ci d’une manière permanente ; les uns sont des steppes accidentels, qui ne restent tels que grâce à l’absence ou à la rareté de l’homme, les autres sont des steppes éternels, du fait même de la nature[11].

Les steppes fertiles remplissent la plus grande partie de l’intervalle entre le tchernoziom qu’ils continuent, et la mer Noire ou l’Azof. Ils occupent le cours inférieur de tous les fleuves qui se jettent dans ces deux mers, du Dniester et du Boug au Don et au Kouban ; ils restent à une centaine de lieues du delta du Volga, mais remontent au Nord-Est entre le grand fleuve et les croupes méridionales des monts Ourals. Le sous-sol est généralement recouvert d’une couche végétale, identique à l’humus de la Terre noire. Laissés à eux-mêmes, ces steppes témoignent magnifiquement de leur fécondité naturelle. Dépourvus d’arbres, ils ont leur végétation, leur flore à eux, qui, dans sa libre croissance, ne leur laisse rien à envier aux plus belles forêts. À la place de bois, ils se couvrent au printemps d’herbes et de plantes de toute sorte qui les font ressembler à une mer de verdure. Ce n’est point aux déserts d’Afrique, c’est à la prairie d’Amérique qu’il faut alors comparer le steppe. La nature y montre une vie, une exubérance souvent extraordinaire. Dans leur sauvage végétation, les herbes atteignent une hauteur de 5 à 6 pieds, parfois plus dans les années de pluie. À les voir en été, on comprend les légendes de l’Ukraine, racontant que, dans leurs aventureuses expéditions, les Cosaques à cheval se cachaient dans le fourré du steppe. Cette puissance de la végétation herbacée peut être regardée comme une des causes de l’absence de bois ; les hautes herbes, dans leur rapide croissance, étoufferaient les jeunes arbres. À vrai dire, les herbes proprement dites, les graminées sont loin de former, à elles seules, toute la flore steppienne. Ce ne sont point elles qui lui donnent celle vigueur d’aspect, ce sont des plantes plus hautes qui les recouvrent : ombellifères, dipsacées, légumineuses, labiées, composées, dont au printemps les tiges fleuries émaillent le steppe de mille couleurs. Comme dans les bois du Nord, dans ces frêles forêts les espèces sont peu variées ; ce sont des plantes sociales dont chacune couvre de grands espaces, et, pour la plupart, des plantes annuelles, les autres ayant peine à supporter un climat qui unit les hivers de la Baltique aux étés de la Méditerranée. En dépit des idées reçues, le steppe n’est point absolument dépourvu de plantes ligneuses : il s’y rencontre quelques arbustes, quelques arbres même, mais petits et rabougris, entre autres le poirier sauvage, dont les ballades cosaques ont fait le symbole de l’amour méconnu.

Dans le court printemps de ces régions, la végétation des steppes, comme celle du Nord de la Russie, se développe avec une prodigieuse rapidité. Elle prend dans les pluies printanières de quoi résister aux chaleurs intenses de l’été ; mais, si les pluies ne viennent à temps, elle succombe à la sécheresse. En certaines contrées, ou dans certaines années, toute cette brillante végétation ne dure que quelques semaines ; tout est flétri en juillet. Un soleil sans ombre a tout brûlé, et les hautes plantes, qui en faisaient un océan de verdure, hérissent la plaine de leurs tiges dénudées : les steppes sont devenus des pampas desséchées. Sous celle forme même, leur ancienne parure n’est point perdue pour l’homme : ces herbes, brûlées par le soleil dans leur pleine maturité, fournissent aux troupeaux comme un foin naturel qui les nourrit pendant le reste de la saison. Chaque année, toute la végétation disparaît à l’hiver ; ce qui a résisté au soleil périt sous la neige.

Ce steppe vierge, à la libre fleuraison, le steppe de l’histoire et des poètes, se rétrécit chaque jour pour bientôt disparaître devant les envahissements de l’agriculture. L’Ukraine des Cosaques et de Mazeppa, avec toutes ses légendes, a déjà perdu son ancienne et sauvage beauté. La charrue s’en est emparée ; les plaines désertes où se perdait l’armée de Charles XII sont en culture régulière. Le steppe de Gogol, comme en Amérique la prairie de Cooper, ne sera bientôt plus qu’un souvenir. Entamé de tous côtés par le laboureur, il est destiné à être peu à peu conquis par le moujik et annexé à la région voisine du tchernoziom. Entre les deux zones, il est difficile de tracer une limite exacte, l’une augmentant toujours aux dépens de l’autre, pour finir par l’absorber tout à fait. C’est à l’histoire autant qu’à la nature qu’il faut demander les causes de leur inégal développement. Pendant des centaines et des milliers d’années, ces steppes ont été la grande route de toutes les migrations d’Asie en Europe ; jusqu’à la fin du dix-huitième siècle, ils sont demeurés en proie aux incursions des nomades de la Crimée, du Caucase et du bas Volga. Pour les ouvrir à la culture, il n’a fallu rien moins que la soumission des Tatars de Crimée, des Nogaïs des bords de l’Azof, des Kirghiz de la région Caspienne. Avant d’être conquises sur les nomades, ces immenses plaines ont longtemps été condamnées à une fécondité inutile par la domination des Asiatiques. La plus grande partie de la Terre noire n’a été, pendant des siècles, qu’un prolongement du steppe ; toutes deux se confondront de nouveau, lorsque les steppes fertiles auront entièrement passé sous le joug de la culture.

Deux choses, outre la rareté de la main-d’œuvre, ont retardé le défrichement de ces nappes herbeuses ; deux choses qui tiennent, en partie, l’une à l’autre : la sécheresse et le manque de bois. À la sécheresse, il est difficile de trouver un remède ; faute d’eau, les plus fertiles de ces plaines resteront toujours exposées à des années stériles après des années d’abondance. De là, de fréquentes disettes, parfois de véritables famines, dans des provinces que, en d’autres temps, on pourrait regarder comme les greniers de l’Empire.

Le manque d’arbres est peut-être un plus grand obstacle à la population, ainsi privée à la fois de combustible et de matériaux de construction, d’autant que la pierre fait le plus souvent également défaut. Pour le chauffage, on n’a que les tiges des hautes herbes de la steppe et le fumier des troupeaux, ainsi enlevé à la terre. De pareilles ressources ne sauraient suffire à une population dense ; mais les chemins de fer et les routes, les mines de houille et d’anthracite, remédieront peu à peu à ces inconvénients, apportant ou remplaçant le bois, et rendant le fumier à l’agriculture. Avec ces causes d’infériorité, une partie des steppes fertiles a, sur tout le reste de la Russie, un avantage considérable : la position géographique. Voisins des embouchures des grands fleuves, à proximité de la mer Noire, ils ont, vers l’Europe, les débouchés les plus faciles. C’est la seule région de l’Empire qui ait accès sur une mer libre en toute saison.

Entre les steppes arables et le tchernoziom proprement dit, le mode de culture et la densité de la population sont les seules distinctions qu’on puisse établir avec quelque précision. Dans le steppe, la population est rare, la culture encore nomade. Les champs n’occupent que la moindre partie du sol, 25 ou 30 pour 100 de l’étendue totale ; le reste, le steppe inculte, forme d’immenses jachères qui servent de pâturages. La terre est cultivée pendant plusieurs années de suite, puis abandonnée pour une plus longue période à sa végétation naturelle, pendant que le laboureur va chercher, dans ces vastes espaces, des champs d’une fertilité vierge. Cette culture de translation et comme errante ne peut persister qu’avec une faible population. Il ne faut que 24 ou 25 habitants par kilomètre carré pour la rendre à peu près impossible par l’insuffisance des jachères, et lui faire céder la place à la culture triennale, le mode habituel d’exploitation du tchernoziom. Ainsi, avec le progrès de la population s’accomplit graduellement l’annexion des steppes à la Terre noire. Cette conquête s’opère sans efforts, sans souffrances du premier occupant, sans martyrs de la civilisation. Le steppe à sol fertile, couvrant 500 000 ou 600 000 kilomètres carrés, est encore presque aussi vaste que la zone du tchernoziom actuellement en culture régulière. Dans un avenir prochain, l’un et l’autre ne formeront qu’une seule région agricole, comme un seul et même champ, occupant, en Europe seulement, de 1 million à 1 200 000 kilomètres carrés presque d’un seul tenant, environ deux fois la surface totale de la France. La prairie d’Amérique, qui passe par des phases à peu près analogues, sera probablement le seul pays de céréales à l’emporter sur elle, et si le développement en est plus rapide, cela tient surtout à l’abondance des capitaux et à l’immigration européenne.


Au Sud et à l’Est de la région du tchernoziom steppien viennent les steppes nus, les steppes éternels, qui semblent à jamais impropres à l’agriculture. Là toute couche végétale disparaît pour ne laisser voir que le sable, ou un sol imprégné de sel, plus défavorable encore à la culture. Telle est la vaste dépression ouralo-caspienne, fond de mer récemment desséché, où l’eau en s’évaporant a laissé le sel, et qui est encore çà et là couvert de petits lacs salins, débris de l’ancienne Méditerranée aujourd’hui réduite aux proportions de la Caspienne. Ainsi que le Sahara, cette région est un vrai désert qui n’offre à l’homme que de rares oasis. Occupant presque tout le cours inférieur du Volga, à partir de Tsaritsine, ces déserts de sel se mêlent ou se relient, sur les rives septentrionale et orientale de la Caspienne, à des déserts de sable ou de pierre, qui forment l’immense steppe des Kirghiz, et se prolongent en Asie jusqu’au cœur du Turkestan. Une partie de ces steppes salins sont au-dessous du niveau de la mer, comme la Caspienne elle-même, dont ils forment l’ancien bassin, et qui, rétrécie et abaissée, se trouve aujourd’hui de 26 ou 27 mètres au-dessous de la surface de la mer Noire[12]. Ce steppe ouralo-caspien est, de toute la Russie d’Europe, la partie la plus sèche, la plus dénuée de bois, la plus exposée à des saisons excessives. C’est une contrée décidément asiatique par le sol et le climat, par la flore et la faune, comme elle l’est encore par la race et le genre de vie des habitants. S’il y a, de ce côté, une limite naturelle entre l’Europe et l’Asie, ce n’est pas à l’Iaïk, au fleuve Oural, qu’il la faut chercher, c’est à l’extrémité occidentale de cette concavité caspienne, prolongement des déserts de l’Asie centrale ; c’est vers le point où le Don et le bas Volga se rapprochent le plus l’un de l’autre, sans que l’art ait encore pu les réunir, si nette est la délimitation physique des deux régions.

De l’autre côté de la mer d’Azof, la moitié septentrionale de la Crimée et les côtes adjacentes, entre l’isthme de Pérécop et l’embouchure du Dniepr, forment une petite région, qui n’est guère moins rebelle à l’agriculture, comme un autre morceau de l’Asie transporté au Nord de la mer Noire. Ici, sur les steppes salins dominent les sables ou les steppes rocheux : là même où se montre quelque terre végétale, le manque de cours d’eau et le manque de pluies semblent condamner cette moitié supérieure de la Tauride, dont on se promettait tant de merveilles au temps de Catherine II, à demeurer longtemps inculte. Des montagnes du Sud de la Crimée et des bords de la Caspienne au Tchernoziom encore steppien, les steppes infertiles occupent, en deçà du fleuve Oural, près de 400 000 kilomètres carrés qui ne comptent pas 1 500 000 habitants. Sur toute cette surface, le reboisement, déjà difficile dans le Tchernoziom et dans les steppes à sol analogue, semble devenir entièrement impraticable. Impropres à l’agriculture et presque à la vie sédentaire, ces vastes espaces, comme les parties voisines de l’Asie, ne paraissent convenir qu’à l’élève du bétail et à la vie nomade. Aussi, sont-ce les seules contrées de la Russie d’Europe encore habitées par les tribus pastorales de l’Asie, par les Kalmouks et les Kirghiz, et, jusqu’à ces dernières années, par le Tatar de Grimée et le Nogaï. Sur ces steppes, ces Asiatiques semblent aussi bien chez eux que dans leur patrie originaire ; ils y mènent la même vie, conduisant leurs troupeaux brouter les herbes des sables ou les maigres plantes salines qui poussent en touffes sur le sol aride.

À cette extrémité Sud-Est de la Russie d’Europe se rencontre presque le même genre d’existence qu’à l’extrême-Nord, chez le Lapon et le Samoyède : la vie nomade, la tente de peau et seulement le chameau à la place du renne. Aussi ces deux régions sont-elles les moins peuplées de toute la Russie en deçà de l’Oural. En comprenant les nombreux pêcheurs du Volga et les ouvriers des salines, les steppes du Sud-Est ne comptent pas en moyenne 4 habitants par kilomètre carré. Dans certaines parties, dans le steppe des Kalmouks en particulier, il n’y a guère que 1 habitant par kilomètre. Il faut remonter dans le gouvernement d’Arkangel, jusqu’à l’embouchure de la Dvina, pour trouver une population aussi faible. Les bords septentrionaux de la Caspienne ne sont guère plus peuplés que les côtes glacées de la mer Blanche et n’offrent guère plus d’avenir.

Pour compléter ce tableau, il nous reste à indiquer une région de moindre étendue et d’acquisition récente, à laquelle un sol montagneux et un climat méridional donnent dans l’empire une place à part. C’est le Caucase et la côte Sud de Crimée, dont l’abrupt escarpement n’est que le prolongement de la chaîne caucasique. La nature, qui n’a marqué à la Russie de limite nulle part, ni vers l’Europe, ni vers l’Asie, semblait ne lui avoir opposé de vraie barrière que d’un côté, entre la Caspienne et la mer Noire. Quelle frontière mieux tracée que cette chaîne de 4 000 à 6 000 mètres de haut, dressée entre deux mers ? C’était comme des Pyrénées, près de deux fois plus élevées que celles qui nous séparent de l’Espagne. Et pourtant, cet obstacle qui paraissait lui devoir barrer la route, la Russie l’a franchi. La nature même, en lui opposant cette muraille, lui avait fourni les moyens de la tourner. Jeté à travers un isthme, d’une longueur à peu près égale à sa largeur, entre deux mers fermées, fatalement soumises à l’influence russe, le Caucase devait être débordé des deux côtés et aisément pris à revers par les armes des tsars. Ce rempart de l’Asie, la Russie le devait franchir pour atteindre le Midi, l’éternelle tentation des peuples du Nord.

Le Caucase et la côte méridionale de Crimée ne nous offrent pas une nouvelle région du sol russe, — la nature russe finit avec la plaine, — mais une contrée toute différente, aussi multiple et diversifiée que sont uniformes dans leur étendue les régions de la Russie proprement dite. Là, sur les flancs du Caucase, se retrouvent les forêts disparues depuis le centre de l’empire, non plus maigres, monotones et clairsemées comme dans le Nord, mais épaisses, vigoureuses et d’une puissance de végétation inconnue à la Moscovie. Là prospèrent les arbres fruitiers et toute cette variété de plantes et de cultures que la Russie eût en vain demandée à ses plaines, des rives de la mer Glaciale à la mer Noire, — la vigne qui, sur les bords du Don, ne trouvait encore qu’un abri précaire, — le mûrier, l’olivier. Il semble que les diverses zones de culture, ailleurs désignées par ces trois arbres, se soient réunies sur les pentes de ces montagnes comme pour dédommager la Russie de la monotonie de ses plaines. Il y a peu de fruits que la Corniche de Crimée n’ait acclimatés dans ses jardins suspendus sur la mer, et au Transcaucase, non contents d’avoir cultivé le coton et la canne à sucre, des marchands russes ont parlé d’introduire des plantations de thé.




CHAPITRE III


Homogénéité de la terre russe. Ces vastes plaines étaient destinées à l’unité politique. — Inégale densité de la population. Comment elle a longtemps été distribuée d’une manière tout artificielle. — Importance relative des diverses régions, les parties vitales et les parties accessoires. — La Russie un pays de colonisation. Contradictions de sa double tâche.


La diversité des régions physiques du sol russe ne doit point nous en dissimuler l’homogénéité. L’unité de la Russie est si naturelle qu’à moins d’être une île ou une presqu’île, aucun pays du globe n’a été plus clairement marqué pour être la demeure d’un peuple. À travers toutes leurs différences, toutes leurs oppositions physiques et économiques, les deux grandes zones du nord et du sud sont attachées l’une à l’autre comme deux moitiés qui se complètent et qu’on ne saurait isoler. Pour premier lien elles ont le soi, la plaine, qui entre elles ne laisse aucune barrière, aucune frontière possible ; pour second lien elles ont le climat, l’hiver, qui presque chaque année les confond pendant de longues semaines sous le même manteau de neige. Au mois de janvier, on peut aller en traîneau d’Arkhangel ou de Pétersbourg à Astrakan. L’absence de neige est pour le sud de la Russie une calamité presque aussi grande, presque aussi rare que pour le nord. Dans les steppes du midi comme dans les forêts voisines du cercle polaire, les fleuves demeurent plusieurs mois enchaînés par la glace. La mer d’Azof gèle comme la mer Blanche, la moitié septentrionale de la Caspienne, comme le golfe de Finlande. La mer Noire est la seule des mers russes dont la glace ne ferme les ports que dans les années exceptionnellement rigoureuses ; mais les limans ou larges estuaires des grands fleuves se prennent presque régulièrement. D’ordinaire la navigation maritime n’est point interrompue ; mais au souffle du vent du nord, sur les côtes de la Crimée comme sur celles du Canada, les bateaux ont parfois leurs agrès durcis par la glace et leur carène couverte d’une croûte congelée, qui les alourdit et les met en danger.

Sans montagnes pour les séparer, les forêts et les steppes des deux zones sont réunies par leurs fleuves. Les plus grands ont leur source dans l’une, leur embouchure dans l’autre. Les différentes régions naturelles de la Russie ne correspondent point à ses bassins : le bassin de la mer Arctique ne possède que l’extrème nord, celui de la Baltique que les contrées de l’ouest ; tout le centre et l’est de l’empire inclinent vers le sud par le Dniepr, par le Don, et surtout par le Volga, le Mississipi russe, qui porte à la Caspienne les eaux des neiges des monts Oural avec les eaux des lacs du plateau de Valdaï.

Ce n’est pas seulement ce qu’elles ont en commun, ce sont leurs dissemblances mêmes qui lient les deux grandes zones de la Russie. Plus leur sol, plus leurs produits diffèrent, plus exclusive est la vocation qu’elles semblent avoir reçue de la nature, et plus chacune d’elles est obligée de recourir à l’autre. Seule la région centrale, où les forêts et les champs se touchent et se mêlent, l’ancien grand-duché de Moscou, pourrait se suffire à lui-même. Le Nord et le Sud ne le peuvent. Il faut au Nord les blés du Sud, au Sud les bois du Nord. Ils se tiennent dans une mutuelle dépendance qui, en dépit de tous leurs contrastes et par leurs contrastes mêmes, assure éternellement leur union. Si la nature a jamais tracé les contours d’un empire, c’est de la Baltique à l’Oural, de l’océan Arctique à la Caspienne et à la mer Noire. Le cadre était nettement marqué, l’histoire n’a eu qu’à le remplir. Ces vastes régions étaient aussi fatalement vouées à l’unité politique que des contrées dix ou douze fois plus petites, comme la France ou l’Italie ; bien mieux, la plaine y devait rendre l’unification plus aisée et plus rapide.

À cet égard, la Russie a l’avantage sur l’autre colosse du monde moderne. Dans l’aplatissement général du sol, dans l’homogénéité relative du climat, elle a de plus solides garanties d’unité que les États-Unis d’Amérique, dont le sud et le nord sont, eux aussi, fortement reliés par un grand fleuve, mais où les oppositions de tout genre sont plus prononcées et pourraient être encore accrues par des acquisitions de territoire au nord et au midi.

En Asie, comme en Europe, c’est la nature qui a préparé le champ au règne de la Russie. Des hauts plateaux de l’Oural elle domine les plaines de la Sibérie, des bas plateaux du Don et du Volga, la dépression Caspienne et l’Asie centrale. La Russie d’Asie, la Sibérie occidentale en particulier, n’est point pour les Russes une colonie exotique, impossible à assimiler, difficile à conserver : c’est un prolongement, une continuation naturelle de leur territoire européen. Loin de ressembler aux constructions éphémères des conquérants asiatiques, l’empire russe est un édifice solide dont la Providence même a posé les fondements. Les limites déflnitives en peuvent être incertaines, vers l’ouest surtout, au point de contact avec l’Europe occidentale, là où l’histoire a créé des forces vivaces indépendantes des conditions physiques ; mais, qu’elle perde ou gagne quelques provinces entre la Baltique et les Carpathes, la Russie est assurée de demeurer une dans son ensemble, dans ses deux grandes zones du nord et du sud, assurée de garder l’empire de la région basse et froide du vieux continent, immense région faite pour l’unité, et par suite longtemps vouée à la centralisation » à l’autocratie, au pouvoir absolu.

La nature, avant Pierre le Grand, a dessiné le plan de l’empire russe : quand et comment ce cadre immense serat-il rempli ? Par combien de centaines de millions se compteront les sujets du tsar ? Quelle sera la population de cet État, le plus vaste du globe, et pour son étendue encore l’un des moins peuplés ?

Un fait frappe d’abord les yeux, c’est l’inégale densité de la population. En Europe même, dans la Russie proprement dite, il y a des districts ruraux qui, pour une même superficie, sont cent fois plus peuplés que d’autres. Deux grands ordres d’influences ont présidé à cette inégale répartition des habitants : les conditions historiques et les conditions physiques ; celles-ci permanentes, essentielles, celles-là transitoires, accidentelles, et par conséquent devant s’effacer devant les autres. L’histoire, grâce à leur situation géographique, a longtemps fait aux deux grandes zones de l’empire des destinées peu en accord avec la nature du sol et le climat. Confluant aux steppes de l’Asie centrale, la zone déboisée a été la première exposée, la dernière arrachée aux invasions des nomades asiatiques. De là est venu pour la Russie un développement anormal de ces deux régions et une distribution de la population en quelque sorte artificielle. En dehors de l’ouest, auquel l’éloignement de l’Asie a fait un sort à part, les régions les plus fécondes ont été les dernières habitées, les dernières cultivées. L’agriculture, et par suite, la richesse et la civilisation ont été des siècles avant de pouvoir fleurir à la place que la nature leur avait marquée. Repoussés du sud par les incursions des nomades, les Russes ont été relégués dans les régions du nord, incapables de nourrir une grande population, une grande civilisation[13]. Encore très sensibles an dix-huitième siècle, les effets de cette anomalie s’effacent rapidement. Déjà la moitié méridionale de l’empire contient beaucoup plus d’habitants que la moitié septentrionale ; des contrées du tchernoziom, en grande partie désertes il y a un siècle ou deux, comptent parmi lea plus peuplées. La population la plus dense se pressa encore autour des deux centres historiques de la vieille Russie, Kief et Moscou ; mais l’ancienneté de la population n’est plus la principale raison de sa densité. À Kief, c’est le sol et le climat ; à Moscou, c’est la position centrale et l’industrie qui retiennent et attirent les hommes, tandis que la reine déchue du Nord, Novgorod Ja Grande, ne garde autour de son vide Kremlin que de rares habitants, aussi pauvres que les ressources de ses campagnes.

À conditions physiques égales, la population d’un pays peut être d’autant plus élevée que plus haute est sa civilisation. Chaque passage d’un degré de culture à un autre, de la vie de chasseur à celle de pasteur, de la vie pastorale et nomade à la vie agricole et sédentaire, de l’état purement agricole à l’état industriel et commercial, — chaque progrès même d’un mode d’exploitation de la terre à un plus productif, de l’agriculture instable comme celle des steppes à l’assolement triennal, de la culture extensive à l’intensive, — élargit le champ de la population. En Russie, où, dans les limites mêmes de l’Europe, se retrouvent tous les modes d’existence depuis la vie de chasseur et la vie nomade, les seules régions susceptibles d’un accroissement considérable de population sont celles qui peuvent passer d’un degré de culture à l’autre. Ce passage, la nature l’interdit à plusieurs : l’extrême Nord est voué à la chasse et à la pêche, les steppes ouralo-caspiennes sont condamnées à la vie pastorale.

L’industrie ne faisant guère qu’éclore en Russie, c’est de la vie agricole qu’il faut attendre presque tout le développement prochain de la population de l’empire. Or l’agriculture est plus que l’industrie dans la dépendance immédiate des conditions physiques ; aussi l’accroissement de la population russe est-il presque complètement sous l’empire du climat, du degré d’humidité, de la situation géographique, et par-dessus tout de la fertilité du sol. Sans le retard que l’histoire a fait subir aux régions du sud, la densité de la population serait à peu près en raison directe de la fécondité de la terre.

Cette tendance donne la raison d’un curieux phénomène statistique. Si l’on prend la Russie d’Europe avec la Pologne, on trouve que les deux tiers des habitants n’occupent pas un tiers du territoire, et, chose plus singulière, c’est dans la zone la plus peuplée que la population augmente le plus vite. Cette apparente anomalie s’explique aisément : la zone où la population est la plus dense et progresse le plus renferme les parties les plus productives de l’empire. Elle comprend les deux régions qui possèdent les meilleures terres, le Tchernoziom et les steppes à sol arable ; elle embrasse la grande contrée industrielle de Moscou, et enfin, sur les frontières occidentales, une région mixte, à la fois agricole et industrielle, composée du royaume de Pologne avec une partie des provinces voisines, pays dont la position géographique et l’ancienne civilisation favorisent l’essor. La région industrielle de Moscou doit sa nombreuse population moins à des causes historiques qu’à sa situation centrale entre les deux grandes voies fluviales de l’intérieur, le Volga et son affluent l’Oka, et au double voisinage des plus belles contrées forestières du Nord et des plus fertiles terres du Tchernoziom. Réunies, ces quatre régions n’occupent guère, en deçà de l’Oural, que 1 600 000 ou 1 700 000 kilomètres carrés sur une surface de près de 5 millions 1/2, tandis qu’elles comptent 55 ou 60 millions d’habitants sur un total d’environ 90. C’est à leur point de jonction, vers le méridien de Moscou et au sud de cette ville, que se trouve le centre de gravité naturel de la Russie. Ce sont là les parties vitales de l’empire : les autres régions, qui comprennent les deux tiers de son territoire européen, n’en sont que des appendices plus ou moins indispensables ; toute leur importance est déterminée par leurs relations avec ce noyau central, les unes le reliant à la mer et par de longs fleuves lui ouvrant des débouchés sur l’Europe ou l’Asie, les autres lui offrant dans leurs montagnes de précieuses richesses minérales, la plupart lui gardant dans leurs forêts d’immenses réserves de bois, quelques-unes enfin lui servant au midi de jardins et comme de serres ou de vergers.

L’inégale répartition des habitants dans les diverses provinces fait que les moyennes statistiques ne donnent qu’une très fausse idée de la relation réelle de la population et de la surface du sol. Si l’empire, dans son entier, n’a que 5 habitants au kilomètre carré, si la Russie d’Europe elle-même n’en compte que 17 ou 18, les parties les plus productives, la région industrielle de Moscou, la région agricole de la Terre noire sont, pour la densité de la population, en train de se rapprocher de l’Europe centrale et l’emportent déjà sur l’Espagne. Au lieu d’être éparpillés et comme perdus sur d’immenses espaces, les deux tiers de la population russe sont concentrés sur une surface qui n’a guère plus de trois fois l’étendue de la France. Or, en Russie comme partout, l’agglomération de la population donne plus de facilités à la civilisation, plus de force et de cohésion au peuple, plus de moyens d’action au gouvernement.

D’une moitié de son territoire européen et des trois quarts de ses possessions asiatiques, en proie à l’extrême froid ou à l’extrême sécheresse, la Russie ne saurait espérer un notable accroissement du nombre de ses habitants. Bien que trois fois plus vaste que la Russie d’Europe, la Russie d’Asie semble hors d’état de nourrir une population égale. Avec quatre-vingts millions d’habitants, la Sibérie, le Turkestan et le Transcaucase réunis pourraient se trouver relativement aussi peuplés que la Russie cisouralienne avec cent millions[14]. À prendre les conditions tions physiques et économiques de Fempire des Romanof, à considérer les exigences de la vie pour le vêtement, l’alimentation, le chauffage, la Russie paraît devoir le céder un jour en population aux États-Unis d’Amérique, et peut-être, dans deux ou trois siècles, au Brésil. Malgré l’étendue de ses domaines, elle n’est pas sûre de dépasser les deux cent cinquante millions d’âmes de l’Inde, et, à plus forte raison, le demi-milliard d’hommes de la Chine, dont les innombrables multitudes pourraient bien un jour refluer vers le nord, et disputer à la colonisation russe la Sibérie orientale ou le centre de l’Asie.

Quoi qu’il en soit de ces lointaines perspectives, la Russie a déjà 115 millions d’habitants, et, vers 1950, elle en aura 180 millions, sur un territoire contigu, ce qui est interdit à tout autre peuple européen, à moins que, avec le Drang nach Osten, les Allemands ne finissent par étendre leur domination, aux dépens des Slaves, sur la plus grande partie de l’ancienne Pologne, sur l’Autriche-Hongrie et peut-être sur la péninsule des Balkans.

En Europe comme en Asie, c’est surtout de la terre et de l’agriculture que le tsar doit attendre l’augmentation prochaine du nombre de ses sujets. Le travail des champs est loin cependant d’être leur unique ressource. En mainte contrée, dans la région centrale notamment, l’industrie contribue déjà à l’accroissement de la population comme de la richesse. La Russie est beaucoup mieux douée sous ce rapport qu’on ne l’imaginait jadis. L’industrie y sera tôt ou tard appelée à un grand essor, elle y fait déjà de rapides progrès ; s’il leur était jamais permis de tirer leur subsistance de l’étranger, le nombre de ses habitants pourrait, de ce chef, multiplier à l’infini.

Non seulement la Russie trouve au dedans de ses frontières la matière première de presque toutes les fabrications ; — les manufactures moscovites n’emploient guère que du coton du Turkestan ; — mais la nature lui a donné les deux grands instruments du travail moderne, le fer et la houille : On ne sait pas assez que de mines de charbon recèlent les plaines russes. Il s’en est découvert de tous côtés et de toute sorte, au nord et au centre autour de Moscou, au sud-est dans le bassin du Donets, au sud-ouest dans les gouvernements de Kief et de Kherson, en Pologne et des deux côtés du Caucase, jusqu’en Asie dans les steppes des Kirghiz, dans le bassin de l’Amour et l’île Sakhaline. À la houille et à l’anthracite, les bords de la Caspienne ajoutent le naphle et le pétrole. Longtemps entravé dans le nord par le manque de débouchés, dans le sud par le déraut de combustible, le développement industriel sera bientôt accéléré par l’achèvement des chemins de fer et l’exploitation des mines de charbon. En lui ouvrant des régions désertes et en l’attirant sur ses pas, l’industrie frayera la rouie à l’agriculture. Ainsi les mines de l’Oural conduisent aux fertiles plaines de la Sibérie occidentale ; celles des monts Altaï et des montagnes de l’Amour entraîneront jusqu’au cœur de l’Asie, comme en Californie et en Australie la culture est venue sur les pas des chercheurs d’or.

Si les richesses minérales de la Russie ont longtemps dormi inutilement sous l’herbe des steppes ou les arbres des forêts, c’est que par malheur les plus abondantes sont reléguées aux confins de l’Asie, en des contrées difficiles d’accès, parfois encore à demi désertes ou mal reliées au centre de l’empire ; c’est que les distances, avec la cherté des transports, c’est que la rareté de la population et plus encore sa pauvreté et son ignorance opposaient de multiples obstacles au développement industriel. La configuration du sol et la rigueur du climat, l’histoire et les habitudes du peuple, les conditions sociales même, condamnaient les plaines orientales de l’Europe à demeurer longtemps un pays essentiellement rural et agricole.

Pour apprécier l’état économique de la Russie, il ne faut point perdre de vue, que sous Pierre le Grand, elle n’avait pas quinze millions d’habitants, qu’au milieu du dix-huitième siècle elle était encore moins peuplée que la France de Louis XV, et au commencement du dix-neuvième siècle, moins peuplée que l’empire d’Allemagne aujourd’hui[15]. À prendre les recensements successifs et à examiner ses statistiques, la Russie est un pays en train de se peupler ; C’est, à beaucoup d’égards, une vraie colonie, et ce fait a une importance capitale pour qui veut sérieusement mesurer et ses ressources et ses difficultés. La Russie est une colonie, et, à vrai dire, toute son histoire n’est que l’histoire de sa colonisation. Ce fut d’abord le tour de l’Ouest, puis du Nord et du Centre ; aujourd’hui c’est le tour du Sud et de l’Est. Les bassins inférieurs du Dniepr, du Don, du Volga, sont comparables sous ce rapport à ceux du Mississipi et du Missouri, l’Est russe, à l’Ouest Américain. Le caractère colonial se montre dans les dates, de la fondation des villes, comme dans la rapidité de leur progrès et dans leur aspect même. Sébastopol, Kherson, Nicolaïef, Kharkof, Taganrog, Rostof, Saratof, Samara, Perm, Orenbourg, la plupart des chef-lieux de gouvernement ou de district du Sud et de l’Est, sont plus jeunes que les capitales des États de l’Atlantique dans l’Amérique du Nord. Odessa, créée par le duc de Richelieu, a moins d’un siècle, et déjà, autant d’habitants que Rouen et le Havre mis ensemble. La Nouvelle-Russie, dont Odessa est la capitale, est aussi bien nommée qu’aux États-Unis la Nouvelle-Angleterre, et la colonisation en est bien autrement moderne. À peu près déserte au commencement du siècle, cette contrée a peut-être décuplé de population en moins de cent ans. Le développement des villes et des campagnes des bords du Don et du Volga, à la hauteur de Voronège et de Saratof, n’a guère été moins rapide.

L’aspect de toutes ces villes du Sud et de l’Est répond à leur récente origine. Comme dans le far-west des États-Unis, elles sont toutes bâties sur un large plan, toutes semblables les unes aux autres, sans intérêt, sans individualité, sans autre différence que la diversité de la position. Comme en Amérique, elles couvrent bien plus d’espace que les villes européennes d’égale population ; on sent qu’elles ont été construites moins pour le présent que pour l’avenir, pour un développement indéfini qui n’est point toujours venu aussi vite qu’on l’espérait. Avec leurs vastes édifices publics, leurs ambitieux boulevards et ces larges rues que les générations futures seules rempliront, les plus prospères ont un air inachevé, à la fois provisoire et prétentieux, peu agréable aux voyageurs. Comme en Amérique, les villes, au lieu de suivre les pas de l’agriculture, l’ont souvent précédée ; mais aussi, plus d’une de ces présomptueuses cités a été, au lendemain même de sa fondation, abandonnée pour une rivale mieux placée, et demeure avec ses places démesurées et ses muettes avenues qu’aucune foule n’animera jamais.

Il est curieux de mesurer dès maintenant les conquêtes de la colonisation russe, de compter combien de parallèles de latitude, combien de degrés de longitude elle a, du nord au sud, de l’ouest à l’est, gagnés sur la nature ou sur la barbarie. C’est toute cette vaste région des steppes et de la Terre noire, l’ancienne demeure du cavalier scythe, tatar ou cosaque. Ce sont les rives de la mer Noire et de l’Azof, où, au commencement des temps modernes, les Génois avaient encore des comptoirs fortifiés, comme nous en avons le long des côtes de Guinée. C’est le bassin du Don à l’est du méridien du Jourdain, et le cours central du Volga à l’est du méridien des sources de l’Euphrate. C’est la plus vaste, presque la seule conquête de l’Occident sur l’Orient, de l’Europe sur l’Asie : pour mieux dire, l’Europe, grâce aux Russes, a presque doublé aux dépens de l’Asie.

N’est-ce pas là un grand résultat, et avec quelles ressources, avec quels éléments s’est faite et se continue cette immense et rapide colonisation ? Avec le peuple russe, qui pour cette grande œuvre n’a obtenu de l’étranger que des secours nuls ou insignifiants. Les deux Amériques, l’Australie, toutes les colonies des deux hémisphères reçoivent chaque année un contingent considérable d’émigrants et de capitaux européens ; la Russie a été obligée de se coloniser elle-même, sans aide de personne, en hommes ou en argent. Une colonisation sans immigration, par un pays lui-même mal peuplé, par une nation elle-même encore peu civilisée, telle est la tâche accomplie par la Russie.

Si elle s’est colonisée toute seule, ce n’est point faute d’avoir demandé des émigrants à l’Europe. Il lui en est arrivé de deux côtés, de l’Allemagne d’abord, puis des provinces gréco-orthodoxes de la Turquie et de l’Autriche. Ces deux classes de colons, venus au dix-huitième siècle ou au commencement du dix-neuvième, ont joué un rôle inégal, mais les uns et les autres n’ont eu qu’une part secondaire, une part locale dans cette œuvre immense. Les Allemands sont les plus nombreux. La Russie a été dans les temps modernes le premier débouché de l’émigration germanique, qui n’y a pas donné les mêmes résultats qu’en Amérique, Appelés par Catherine II et d’autres souverains russes, établis dans les meilleures terres de l’empire, un peu de tous côtés, depuis Péterhof, aux portes de Pétersbourg, jusqu’au delà du Caucase, mais surtout dans la Nouvelle-Russie et sur le bas Volga, ces Allemands sont restés agglomérés en groupes à part, comme des enclaves au milieu de la population russe, sans mélange avec elle, sans action sur elle[16]. Ils sont aujourd’hui en Russie plusieurs centaines de mille ; conservant leur religion, leur langue, leurs mœurs, portant le nom de colonistes et formant sous ce titre une classe à part, ayant naguère encore ses privilèges particuliers, entre autres l’exemption du service militaire[17]. Vivant en étrangers dans l’État dont ils sont sujets, ces colonistes se sont distingués par plusieurs des qualités germaniques, l’esprit d’ordre, l’esprit de famille et d’économie. Ils se sont fait, dans l’isolement de leurs petites communes, une civilisation pour ainsi dire domestique. Ils ont formé des colonies agricoles fort curieuses pour le politique comme pour le philosophe ; ils sont arrivés à un bien-être honnête et modeste, mais sans pouvoir s’élever au-dessus. Aussi, presque nulle au point de vue matériel, leur influence sur le peuple russe a été moindre encore au point de vue moral[18]. Si l’Allemagne a eu une si grande part dans le développement de la Russie, elle l’a dû bien moins à ces rustiques colonies, toutes repliées sur elles-mêmes, qu’à la noblesse allemande des provinces baltiques et aux savants allemands appelés à Pétersbourg.

Assez différent a été le rôle des immigrants gréco-slaves. S’ils ne se sont pas encore complètement fondus dans le peuple russe, ils ne forment pas, comme les Allemands, un corps à part dans l’empire. La parenté des langues pour les Slaves, l’unité de foi pour presque tous, a été un trait d’union entre ces immigrants et leur nouvelle patrie. Parmi eux se rencontrent toutes les tribus chrétiennes de l’Orient ; Grecs, Roumains, Serbes, Dalmates, Bulgares ; Arméniens, Ruthènes, anciens sujets turcs ou autrichiens ; attirés jadis en Russie par des sympathies politiques ou religieuses. Cette émigration, contemporaine de leur premier réveil national, a peu à peu cessé à mesure même de l’émancipation politique des petits peuples d’Orient sur le sol natal. C’est dans le Sud et en Crimée que se sont établies la plupart de ces colonies, fondées le plus souvent, comme celles des Allemands, par villages et par contrées. La région autour d’Odessa, avant de porter le nom de Nouvelle-Russie, reçut même de ses colons serbes le nom de Nouvelle-Serbie. Beaucoup de ces Orientaux ont pris en Crimée ou sur les côtes voisines la place laissée vide par des émigrants tatars ou nogaïs, en sorte qu’entre les deux empires russe et turc il s’est produit un double courant d’émigration et d’immigration, l’un attirant à lui les chrétiens, l’autre les musulmans. Ces petites colonies orientales, parfois à peine inférieures aux colonies allemandes pour l’agriculture, ont donné à la marine et au commerce du sud la première impulsion ; elles leur ont fourni à la fois des négociants et des matelots. Les ports de la mer Noire et de l’Azof, Odessa, Kherson, Mariopol, Taganrog, ont été longtemps des villes à moitié grecques et le sont encore en partie.

Allemands ou Orientaux, quels qu’aient été leurs services, ne peuvent réclamer une large part dans les millions d’habitants et les millions d’hectares de terre cultivée dont se sont enrichis en moins d’un siècle le sud et l’est de la Russie. Le grand colonisateur du sol russe, c’est le peuple russe, c’est le moujik. Dans ce fait si simple en apparence, que de difficultés, que d’infériorités de tout genre, si l’on y regarde de près ! Au lieu des hommes les plus entreprenants des États les plus avancés de l’Europe, comme en Amérique ou en Australie, un peuple que la nature et l’histoire ont longtemps retenu en arrière, un peuple de paysans, hier encore serfs, — au lieu de toutes les libertés politiques et civiles, au lieu de l’indépendance et presque de la royauté de l’individu un état autocratique, une administration tracassière, une solidarité communale qui lie l’homme à l’homme et attache le laboureur à la terre.

Les Russes ont eu devant eux une tâche double et comme inconciliable : emprunter la civilisation européenne et en même temps la porter dans des pays déserts. Ils ont eu à la fois une nation à élever, un sol à défricber. Cette colonisation, il la leur a fallu faire dans les circonstances qui partout répugnent le plus à l’expansion coloniale, avec des armées permanentes et un long service militaire, avec une étroite centralisation et une bureaucratie omnipotente. C’est cette sorte de contradiction, bien plus que l’infériorité du sol ou du climat, qui a rendu leur développement moins rapide et surtout moins fécond que celui de l’Amérique du Nord ; c’est elle qui a éloigné de la steppe l’émigration européenne, et qui désormais l’en écartera toujours. La Russie a beau posséder des deux côtés de l’Oural d’admirables terres qui n’attendent que la charrue, les colons de l’Occident ne se dirigeront point vers elle. Ses voisins mêmes du Nord Scandinave lui préfèrent le far-west américain et les déserts du Canada.

La Russie est un pays de récente colonisation ; c’est là, j’ose le répéter, une des choses qu’il ne faut jamais perdre de vue. Beaucoup de ses étrangetés, beaucoup de ses défauts privés ou publics viennent de ce simple fait. De là en partie, ce qu’il reste d’inculte dans la culture de tant de Russes ; de là aussi, chez beaucoup d’entre eux, ce mélange troublant de goûts raffinés et d’instincts sauvages, et cette superficialité dans tout ce qui n’est que le luxe de l’intelligence et de la civilisation. Ces disparates se retrouvent plus ou moins chez les Américains et dans tous les pays neufs, où la civilisation trop jeune et trop rapide a quelque chose de mal équilibré.

La Russie est une colonie âgée d’un siècle ou deux et en même temps c’est un empire âgé de mille ans. Elle tient de l’Amérique et elle tient de la Turquie. Cette opposition peut seule donner l’intelligence de son caractère national comme de sa situation politique. C’est un pays à la fois neuf et vieux, une ancienne monarchie à demi asiatique et une jeune colonie européenne ; c’est un Janus à double visage, occidental par devant, oriental par derrière, vieux et usé par une face, adolescent et presque enfant par l’autre.

Cette sorte de dualité est le principe des contrastes qui nous frappent partout dans la vie russe, dans le peuple, dans l’État, contrastes si fréquents qu’ils deviennent la règle, et qu’en Russie on pourrait ériger la contradiction en loi. Tout y a contribué, la situation géographique entre l’Asie et l’Europe, et comme à cheval sur les deux ; le mélange de races encore mal fondues ; un passé historique disputé entre deux mondes et formé de phases violemment opposées. Cette loi des contrastes domine tout. De là les jugements si différents portés sur la Russie, et qui le plus souvent ne sont faux que parce qu’ils ne montrent qu’un côté. Cette loi des contrastes se retrouve partout, — dans la société, grâce au profond intervalle entre les hautes et les basses classes ; dans la politique et l’administration, grAce aux velléités libérales des lois et à l’inertie stationnaire des habitudes ; elle se manifeste jusque dans l’individu, dans ses idées, dans ses sentiments, dans ses manières. Le contraste est dans la forme comme dans le fond, dans l’homme comme dans la nation ; il se découvre à la longue en toutes choses, de même qu’il éclate au premier regard dans le vêtement, dans les maisons, et dans ces villes de bois aux larges rues parallèles, qui tiennent à la fois des nouvelles cités d’Amérique et des échelles du Levant.

Cette dualité, qui domine toutes ses conditions d’existence, a une influence directe sur le développement matériel et politique de la Russie comme sur son développement moral. Monarchie militaire et jeune colonie, elle a les faiblesses de l’une et les faiblesses de l’autre, sans en avoir toutes les forces. État d’un nouveau monde, ayant des déserts à peupler, la Russie, par son contact avec l’Europe, est soumise aux mêmes charges d’armées et de finances que nos vieux États peuplés et civilisés depuis des siècles. Quand, sous le président Lincoln, les États-Unis furent menacés de sécession, ce qu’ils eurent le plus à redouter, ce ne fut pas l’amoindrissement de leur territoire, ce fut, par la création de deux puissances rivales sur le même continent, le changement radical de toute leur situation économique et politique.

La géographie a placé la Russie dans la position où la sécession du sud ou de l’ouest eût mis les États-Unis. Isolée de l’Europe par un océan, comme l’est l’Amérique, elle eût eu un développement bien plus facile et plus sûr ; elle ne serait pas obligée de se partager entre deux tâches contradictoires. Les inconvénients de cette situation matérielle sont singulièrement accrus par les désavantages moraux : la Russie a la tâche de l’Europe et de l’Amérique à la fois, et dans ses habitants, elle a des instruments encore inférieurs à ceux de l’Amérique et de l’Europe. Elle ressemble à un acteur obligé d’entrer en scène avant d’avoir pu apprendre son rôle, ou à un homme dont l’éducation n’a pas été faite dans l’enfance, et qui est obligé de l’achever au milieu des travaux et des luttes de l’âge adulte.

Les Russes sont un peuple en voie de formation, et cela au point de vue moral comme au point de vue matériel. Sous aucun rapport, on ne saurait sans injustice les comparer aux nations de l’Europe occidentale. Vis-à-vis de ces dernières, la Russie se trouve dans la position d’une armée en train de se former et encore dispersée, en face d’une armée dont les cadres sont complets et les corps concentrés. Elle peut être faible aujourd’hui devant des peuples qui, dans un siècle, seront hors d’état de lutter avec elle. À cet égard, la guerre de Bulgarie n’a pas effacé les impressions de la guerre de Crimée. Aujourd’hui encore la force de la Russie est moindre que sa masse, moindre que sa population. Les Russes le savent ; mais ils savent aussi que le temps mettra leur puissance au niveau de la grandeur de leur territoire[19].


LIVRE II
LES RACES ET LA NATIONALITÉ.




CHAPITRE I


Le peuple russe est-il un peuple européen ? Y a-t-il en Russie une nationalité homogène ? Intérêt de cette double question. — Le musée ethnographique de Moscou. — Raisons de la multiplicité des races sur ce sol uniforme. — Raisons de leur fusion encore inachevée. — Comment les cartes ethnographiques ne peuvent offrir que des données insuffisantes.


Terre vierge récemment découverte, encore privée d’habitants ou parcourue seulement par quelques tribus nomades, la Russie nous offrirait bientôt le même spectacle que les États-Unis ou l’Australie. Ce serait un de ces pays où, laissant derrière elle les vieilles institutions qui protégèrent son enfance, la civilisation s’ouvre sur un sol neuf une carrière plus large et plus indépendante. Abandonnée à la colonisation européenne, la Russie eût promptement rivalisé avec l’Amérique, car, selon une remarque faite par Adam Smith, dès le dix-huitième siècle, rien, une fois que les fondations en sont assises, n’égale la rapide prospérité d’une colonie qui, sur une terre libre, peut construire un édifice entièrement nouveau. C’est sa population déjà ancienne, avec ses vieilles mœurs et ses vieilles traditions, qui a fait l’infériorité de la Russie ; c’est cette population indigène qui, en la fermant à l’émigration de l’Occident, lui enlève les chances de la prodigieuse croissance des terres coloniales.

En contraste tranché avec l’Europe occidentale, le sol russe était incapable de servir de berceau à la culture européenne, mais il est parfaitement propre à la recevoir. En est-il de même des peuples qui occupent ces vastes plaines ? Les conditions physiques ne sont point seules à déterminer le sort d’un pays, elles ne peuvent rien sans l’homme, sans la race qui l’habile. La nature a marqué en Russie l’emplacement d’un grand empire ; l’histoire y a-t-elle conduit un peuple capable de former une grande nation ? Nous devons nous faire pour le peuple la même question que pour le pays. Appartient-il à l’Europe ou à l’Asie ? A-t-il avec nous une parenté d’origine qui lui donne pour notre civilisation une aptitude innée, ou bien, étranger par le sang comme par l’éducation à la famille européenne, est-il par sa naissance condamné à demeurer un peuple asiatique sous les vêtements d’emprunt qu’il a dérobés à l’Europe ?

Cette question, que les Russes, comme leurs adversaires, ont retournée sous toutes les faces avec une égale passion, n’intéresse rien moins que la capacité de civilisation du peuple russe. On a de notre temps, en certains pays, fait jouer à l’ethnographie et à l’étude des races un rôle aussi déplacé qu’équivoque, en prétendant leur déférer le jugement de procès de nationalité, qu’en tout cas l’ethnographie ne saurait trancher toute seule[20]. Ces exagérations intéressées ne nous doivent point faire perdre de vue la portée réelle de semblables recherches. Pour connaître un peuple, un peuple nouveau surtout, qui n’a pu manifester encore son génie propre, il faut connaîtra les éléments dont il se compose, les races d’où il est sorti. En Russie, poser un tel problème, c’est se demander si la civilisation occidentale a pu être greffée par Pierre le Grand sur le sauvageon moscovite, ou si, faute d’une sève européenne, elle ne peut prendre sur ce tronc étranger.

À côté de cette question de la filiation et de la valeur native du peuple russe s’en place une autre tout aussi importante pour le politique, celle du degré de cohésion de ce vaste empire. L’unité physique du sol ne suffit pas pour assurer l’unité politique, il faut aussi l’union matérielle ou morale des populations, une certaine parenté du sang ou de l’esprit, sans quoi pas d’unité nationale. Y a-t-il en Russie, comme en France ou en Italie, une nationalité compacte, fortement cimentée par l’histoire, ou bien est-ce, comme la Turquie d’hier ou l’Autriche d’aujourd’hui, une marqueterie de peuples hétérogènes ayant chacun ses traditions et ses intérêts ?


Le sol russe est fait pour l’unité. Nulle part il n’y a sur une telle surface une telle homogénéité ; en même temps nulle part il n’y a plus de races diverses. Le contraste, qui se montre partout en Russie, est à cet égard des plus frappants. L’aire géographique la plus uniforme est occupée par les familles humaines les plus différentes. Races, peuples, tribus s’y enchevêtrent à l’infini, et leurs divisions sont accusées et rehaussées par la diversité du genre de vie, des langues, des religions. On y trouve toutes les confessions chrétiennes, — des orthodoxes, des arméniens, des catholiques, des protestants, avec des sectes inconnues de l’Occident ; on y rencontre toutes les croyances de l’Asie avec celles de l’Europe, — juifs talmudistes et karaïtes, mahométans sunnites et chiites, bouddhistes, chamanites et païens de toute sorte. La seule énumération des diverses races de la Russie d’Europe est effrayante ; on n’en compte pas moins d’une vingtaine, et si l’on ne veut oublier aucun groupe, aucune peuplade, il faut doubler ou mieux tripler ce chiffre.

Nous possédons plusieurs cartes etnnographiques de la Russie ; l’une, celle de M. Rittich, est à la fois récente et excellente[21]. Les Russes ont fait plus : dans le musée Dachkof, fondé à Moscou à l’occasion du congrès slave de 1867, ils ont essayé de donner une représentation à la fois scientifique et pittoresque, comme une carte vivante et animée des différentes populations de l’empire. À l’aide de mannequins de grandeur naturelle et de figures en cire modelées d’après les moulages les plus exacts, on a réuni, dans toute la variété de leurs types et de leurs costumes, les peuples et les tribus de la Russie. Au nord de la vaste salle qui sert de carte, à côté du Toungouse, du Iakoute, du Bouriate de Sibérie, se voient dans leurs vêtements de peau de renne le Samoyède, qui rappelle l’Esquimau, et le Lapon, qui fait souvenir du Mongol. Au-dessous, à l’ouest, viennent le paysan finnois de la Finlande et le paysan esthonien des provinces baltiques, trahissant tous deux par leur face plate une lointaine parenté avec le Lapon et le Samoyède. À l’est, figurent les représentants des autres groupes de la race finnoise disséminés dans le bassin du Volga, et montrant des traits de moins en moins européens, de moins en moins nobles : des Permiens, des Yotiaks, des Tchérémisses, des Mordves, des Tchouvaches, au milieu desquels se distingue par sa beauté orientale une jeune Tatare de Kazan dépouillée de son voile. En face, à l’occident, sont les paysans letton, samogitien et lithuanien, puis le Biélo-Russe, au visage carré, contrastant avec un marchand et un artisan juifs à la mine longue, au nez effilé.

Au milieu de la salle, sur une large estrade, trône le maître de l’empire, le Grand-Russe, dans toute la diversité de ses métiers et de ses costumes provinciaux, — les hommes en grandes bottes, ou en lapti d’écorce, avec la chemise rouge ou le long caftan, les femmes en riches sarafanes, avec des kokochniks en forme de diadème ou des potcheloks en forme de couronne. Au-dessous des Grands-Russes se tiennent les Petits-Russes, aux traits plus fins, aux vêtements plus élégants, les hommes coiffés de hauts bonnets de peau de mouton, les jeunes filles, de fleurs entrelacées de rubans. Derrière les Petits-Russiens paraissent les Polonais et, de l’ouest à l’est, toutes les nombreuses populations du sud de l’empire, — un couple moldave de Bessarabie, — un mourza ou prince tatar de Crimée, voisin d’un mendiant tsigane, — une fiancée karaïte, fille d’un de ces Juifs, ennemis des autres, qui prétendent descendre des dix tribus déportées par Nabuchodonosor, — puis deux colons allemands de la Nouvelle-Russie ou du bas Volga, encore aussi différents des Russes par le type et le costume qu’au jour de leur immigration.

Au sud-est figurent les tribus musulmanes ou bouddhistes des steppes orientales, avec leurs traits asiatiques et leurs habits éclatants : Kirghiz portant le tubéteika, sorte de bonnet pointu, Kalmouks des gouvernements de Stavropol et d’Astrakan, aux yeux bridés, au teint jaune, vêtus du bechmet de soie ou de velours aux couleurs les plus tendres. À côté, une femme bachkire d’Orenbourg ou d’Oufa, en khalat de drap rouge, est coiffée du kachbaru orné d’une frange de pièces de monnaie. À l’extrême sud se montrent les peuples du Caucase, les plus beaux du monde par les traits, les plus élégants par le costume ; c’est un marchand arménien en simple caftan noir, — un Tcherkesse ou Circassien chaussé de maroquin rouge, portant le caftan garni de cartouchières et le bachlik de poil de chameau, — un Géorgien aux lapti de cuir, vêtu d’un arkhalouk et d’une tchokha aux longues manches brodées, fendues sur le devant. Une Mingrélienne en robe de soie bleu clair porte le letchaki, long voile de mousseline transparente, et une femme kurde des bords de l’Araxe, en chemise de soie et en pantalon de satin rouge, a un anneau passé à travers les narines. L’Arménienne, en khalat vert, s’enveloppe d’un de ces immenses voiles dont s’entourent pour sortir les femmes du Caucase ; la Géorgienne, en jupe de satin noir, avec un corsage violet clair, et pour coiffure un bandeau de brocart, danse en agitant un tambour de basque. Au fond de la grande salle, dans une niche obscure, un groupe à demi nu des derniers Guèbres de Bakou adore le feu sacré.

L’impression que donne ce musée, où un seul État offre tant de types humains, une simple carte ethnographique la donne presque au même degré. Les couleurs ont à peine assez de nuances pour qu’on en puisse assigner une à chaque tribu ; par leur bigarrure et leurs bizarres entrelacements elles rappellent les cartes géologiques des pays aux formations les plus compliquées. Devant les cartes de Kœppen ou de Rittich, comme dans le musée Dachkof, il semble, au premier abord, que dans ce pays, où la terre et la nature inanimée ont une telle unité, il n’y ait que confusion parmi les races humaines.

La configuration du sol russe explique cette quantité de races diverses, qui paraît si peu en harmonie avec elle. Sans frontière définie à l’orient ni à l’occident, la Russie a été ouverte à toutes les invasions, elle a été la grande route d’émigration d’Asie en Europe. Nulle part les couches des alluvions humaines n’ont été plus nombreuses, nulle part elles n’ont été plus mêlées, plus brisées et disloquées que sur ce lit aplani où chaque flot, poussé par le flot suivant, ne rencontrait d’obstacle que dans la vague qui l’avait précédé. À l’époque historique seule, il est difficile d’énumérer les peuples qui se sont établis sur le sol russe et y ont formé des empires plus ou moins durables, Scythes, Sarmates, Goths, Avares, Bulgares, Ougres ou Hongrois, Khazars, Petchénègues, Koumans, Lithuaniens, Mongols, Tatars, sans compter les vieilles migrations des Celtes et des Germains ou des peuples dont le nom même à péri, mais dont les plus obscurs ont pu laisser dans la population une trace aujourd’hui impossible à retrouver.

Si la configuration de la Russie la livrait à toutes les invasions, la structure du sol russe interdisait aux envahisseurs de s’y constituer en nations, en peuples indépendants les uns des autres. Au lieu de provenir de la lente élaboration des conditions physiques, la multiplicité des races et des tribus n’est chez elle qu’un héritage historique. En dehors des landes glacées du nord, où ne peuvent vivre que des peuplades de chasseurs ou de pêcheurs, en dehors des steppes de sable ou de sel du sud-est, faites pour des pasteurs nomades, cette complexité de races et de tribus, loin d’être le résultat d’une adaptation au sol, loin d’être en harmonie avec le milieu extérieur, était en opposition avec lui. Au lieu de diversifier les races, la nature tendait à les rapprocher et à les ramener à l’unité. À tous ces peuples différents le sol refusait des frontières entre lesquelles ils pussent se retrancher, se grouper, mener une vie isolée.

Dans l’immence quadrilatère compris entre l’océan Glacial et la mer Noire, entre la Baltique et l’Oural, pas une montagne, rien de ce qui partage, rien de ce qui divise. Dans toutes ces plaines, aucun de ces compartiments naturels qui servent de limite et comme de cadre aux peuples. Sur cette surface unie, les différentes races ont été obligées de se répandre comme au hasard, ainsi que des eaux qui ne trouvent pas de faîte pour les séparer, point de bords pour les contenir. Alors même que les coutumes, la religion, la langue, les empêchaient de se mêler, elles étaient contraintes de vivre à côté les unes des autres, de se pénétrer, de s’entre-croiser de toute façon, comme des rivières qui se jettent dans le même lit, et qui à leur confluent roulent sans les confondre leurs eaux dans le même fleuve. Ainsi épars et juxtaposés, souvent enclavés les uns dans les autres, les peuples et les tribus de la Russie n’ont pu atteindre à une pleine individualité nationale. Épuisées en se déversant sur de trop grands espaces, ou réduites en minces fragments et comme brisées en morceaux, toutes ces races se sont plus facilement laissé soumettre à une domination unique, et, sous cette domination, elles se sont plus rapidement unifiées et fondues les unes dans les autres. De cette fusion, commencée depuis des siècles, sous l’empire du christianisme et de la souveraineté moscovite, est sorti le peuple russe, cette masse de 65 ou 70 millions d’hommes, qui vis-à-vis des autres populations forme comme une mer en train de ronger ses côtes, une mer semée d’îlots qui s’éboulent peu à peu dans son sein.

Ce peuple qui se donne le nom de russe, quelle en est la filiation ? Occupant le centre de l’empire entre les races diverses qu’il a repoussées aux extrémités, il contient encore de nombreuses enclaves finnoises et tatares, témoins persistants de l’étendue de l’aire anciennement occupée par des tribus analogues. Dans leurs cartes ethnographiques, les Russes représentent les diverses populations en leur distribution locale actuelle. On prend un signe extérieur, la langue, et l’on compte pour Russes et Slaves tous les hommes qui parlent russe. Aucune méthode de dénombrement n’est plus simple, seulement il ne faut point oublier qu’une telle classification ne prouve rien quant à l’origine des peuples, et que, pour la race, la langue est de tous les signes le plus équivoque. Pour adopter l’idiome russe, les tribus finnoises ou tatares, en train de se russifier, n’infusent pas dans leurs veines un sang slave, pas plus que les Celtes des Gaules ou les Ibères d’Espagne n’ont pris un sang latin avec une langue latine. Au point de vue de la généalogie des peuples, ces cartes ethnographiques, uniquement fondées sur le langage, apportent des données et non des résultats. Pour une telle recherche, il faut réunir des éléments bien plus complexes ; avant la philologie, il faut consulter l’anthropologie, c’est-à-dire la constitution physique, les traits, le squelette même des habitants, ce qu’ils ont directement hérité de leurs plus lointains ancêtres ; et, par malheur, les types ne se laissent pas dénombrer et classer avec la même précision que les langues ou les religions.

Ce qui nous importe cependant pour déterminer la place des Russes parmi les familles humaines, c’est moins la répartition actuelle des races de l’empire que la composition même de cette nationalité russe, qui tend à engloutir les autres. Quelle part ont eue, dans la formation de ce peuple, les divers éléments dont, au milieu ou autour de lui, nous voyons encore les restes épars ? Pour poser la question, comme la posent souvent les ennemis de la Russie, le fond du peuple russe est-il européen ou asiatique ? Est-il slave, frère et voisin du Latin et du Germain, et par le même sang appelé à une civilisation analogue ; ou bien est-il touranien, tatar ou mongol, destiné par sa constitution même à ne prendre que les formes d’une culture étrangère à sa race ? Si ce problème a reçu les solutions les plus contradictoires, c’est qu’il a été plus débattu par la passion, par la rancune ou l’orgueil national que par l’étude et l’observation.




CHAPITRE II


Les trois principaux éléments ethniques de la Russie. — Les Finnois. — Est-ce là un élément sans analogue dans l’Europe occidentale ? Diversité et isolement des groupes finnois encore subsistants. — Leur part dans la formation du peuple russe. — Le type russe et l’empreinte finnoise. — Cette parenté est-elle pour la Russie une cause d’infériorité ? Capacité de civilisation des Finnois.


Du chaos apparent de l’ethnographie russe émergent nettement trois éléments principaux, le finnois, le tatar, le slave, qui aujourd’hui a en grande partie absorbé les deux autres. En dehors des 3 ou 4 millions de Juifs de l’ouest, des 8 ou 900 000 Roumains de Bessarabie, et d’au moins un million d’Allemands dispersés du nord au sud, — en dehors des Kalmouks de la steppe du bas Volga, des Tchétchènes, des Lezghiens, des Arméniens, et de la babel du Caucase, tous les peuples ou peuplades qui ont envahi la Russie dans le temps passé, tous ceux qui l’habitent aujourd’hui, se rattachent à l’une de ces trois races. Aussi haut que l’on remonte dans l’histoire se retrouvent sur le sol russe, sous un nom ou sous un autre, des représentants de chacun de ces trois groupes, et leur mélange n’est pas encore tel qu’il nous cache leurs caractères distinctifs ou l’aire première de leur domination respective.

La race finnoise ou tchoude[22] paraît celle qui a anciennement occupé le plus vaste territoire dans ce que nous appelons aujourd’hui la Russie. Elle est manifestement étrangère à la souche aryenne ou indo-européenne, d’où, avec les Celtes et les Latins, avec les Germains et les Slaves, sont sortis la plupart des peuples de l’Europe. Les classifications ethnologiques placent généralement les Finnois dans un groupe plus ou moins étendu, portant l’étiquette de touranien, allophyle, mongolique, mongoloïde, dénominations plus ou moins justes d’un cadre aux contours indécis, qui ressemble parfois à une sorte de caput mortuum où philologues et anthropologistes auraient rejeté les peuples de l’Europe et de l’Asie qu’ils ne pouvaient classer parmi les Aryens et les Sémites. Dans l’intérieur de ce trop vaste groupe qui, du Pacifique à la Hongrie, embrasse tant de familles humaines, les Finnois sont le plus souvent rattachés à une branche désignée sous le nom d’ouralo-altaïque, l’espace compris entre les chaînes de l’Oural et de l’Altaï paraissant le point de départ des peuples de cette famille. Les Mongols proprement dits sont, avec les Tatars, rangés d’ordinaire à côté des Finnois dans ce groupe ouralo-altaïque, qui laisse au contraire en dehors de lui les Chinois et les nations de l’Asie orientale. Cette classification est celle qui semble le mieux répondre aux faits ; il est seulement à noter que pour les deux sciences sur lesquelles reposent toutes les études ethnographiques, pour la philologie comme pour l’anthropologie, ce groupe ouralo-altaîque est loin de présenter la même homogénéité que le groupe aryen ou le sémite. La parenté entre ses divers rameaux est bien moins saisissante, bien moins intime qu’entre le Latin et le Germain, elle paraît plus reculée qu’entre le brahmine ou le guèbre de l’Inde et le Celte de l’Ecosse ou de la Bretagne ; au fond elle n’est peut-être pas plus étroite qu’entre l’Indo-Européen et le Sémite.

Au point de vue philologique, les races ouralo-altaïques ou touraniennes se distinguent par des langues agglutinatives, c’est-à-dire où la déclinaison et la conjugaison se font par simple juxtaposition, au lieu d’unir et de fondre l’une dans l’autre la racine et la terminaison jusqu’à les rendre méconnaissables, comme dans nos langues à flexions. Ces langues agglutinatives, qui, selon Max Muller, caractérisent des peuples nomades, toujours contraints par leur vie voyageuse de ne pas laisser altérer la physionomie des mots, ne montrent point entre elles d’aussi intimes relations que les idiomes aryens ou sémitiques, ce qui est d’autant plus remarquable que par l’absence de flexions elles paraissent moins susceptibles de corruption et de variations. Leur parenté, au lieu de se montrer à la fois dans l’unité des racines et la concordance des formes grammaticales, se réduit à des ressemblances de structure et de procédés, en sorte que la filiation en est ou plus douteuse ou plus difticile à suivre.

Au point de vue anthropologique, l’unité de ce vaste groupe est peut-être encore moins établie, ou l’affinité moins étroite[23]. Les caractères extérieurs, superficiels par où se distinguent aisément d’autres races, la couleur de la peau, des yeux, des cheveux, sont ici de mauvais guides, ils sépareraient les unes des autres plusieurs des tribus finnoises. Les caractères anatomiques sont les seuls qui puissent s’appliquer à tous les rameaux de la branche ouralo-altaïque ; encore, parmi les Finnois, en est-il d’essentiels qui varient singulièrement. Les plus importants sont ceux que fournit la tête, et parmi eux le plus général et le plus persistant est l’aplatissement de la face et la saillie des pommettes. Dans la famille finnoise même, on trouve ces vestiges mongoliques à des degrés fort différents, accusés et frappants chez certaines tribus, comme chez les Lapons, fort affaiblis ou corrigés chez d’autres, comme chez les Finnois de Finlande.

Il est à remarquer que ces caractères craniologiques ainsi que d’autres, voisins et moins favorables, comme un certain prognatisme ou proéminence des mâchoires, se sont rencontrés chez beaucoup des anciennes populations de l’Europe dont l’archéologie préhistorique a récemment découvert les traces. La plupart des tribus humaines de l’âge de la pierre brute et surtout de l’époque quaternaire, dont les restes ont été déterrés dans les grottes de l’occident, semblent avoir appartenu à ces races mongoliques, dans lesquelles on classe les Finnois, ou à des races voisines[24]. Ces tribus primitives paraissent avoir occupé tout le nord et le centre de notre partie du monde avant l’immigration des premiers venus de la race aryenne. Ce n’est point seulement dans les cavernes souterraines, parmi les débris des mammifères de l’époque géologique antérieure à la nôtre, c’est jusque dans les traits des populations européennes qui ont pris leur place que ces races éteintes ont laissé des vestiges de leur passage. Recouverts par les invasions postérieures et comme enfouis sous les couches successives des alluvions aryennes, ces anciens habitants de l’Europe ne sont plus visibles pour le vulgaire ; l’œil de l’anthropologiste croit parfois saisir sur des visages contemporains, au milieu des pays les plus civilisés de notre Occident, des traces encore vivantes de ces premiers Européens[25].

Au lieu d’être exclusivement asiatique, l’élément touranien ou ses analogues pourraient avoir joué dans notre Occident un rôle ethnologique en même temps qu’un rôle historique ; ils peuvent avoir été comme le premier fond, le substratum, depuis longtemps disparu, des populations du centre de l’Europe. Quelques savants ont été jusqu’à regarder les Finnois du nord-ouest de la Russie comme les débris de ces tribus quaternaires qui, chassées du centre de l’Europe par les peuples indo-européens, se seraient réfugiées aux bords de la Baltique, dans des terres basses récemment émergées. Il est plus probable qu’au lieu de provenir directement de ces populations préhistoriques auxquelles ils semblent généralement fort supérieurs, les Finnois de Russie n’ont avec elles qu’une parenté lointaine, et qu’eux-mêmes ne sont descendus de l’Oural qu’à une époque postérieure. Quelle qu’ait été la date de leur migration, on peut les regarder comme établis en Europe aussi anciennement que les plus anciennes populations aryennes. Fixés en Europe à une époque aussi reculée qu’aucune de nos familles européennes, aussi autochtones ou aborigènes qu’aucune, les Finnois ont eu plus tard une part considérable dans les invasions de la fin de l’empire romain. Les plus terribles des barbares, les Huns, semblent avoir été d’origine finnoise, comme aussi les Avares, les Bulgares et les Hongrois, le seul peuple contemporain directement issu de cette souche.

Quelle part revient à la famille finnoise dans la formation du peuple russe, et quelles aptitudes physiques ou morales lui a-t-elle léguées ? Lentement refoulés ou engloutis par les races rivales, les Finnois, dans leur submersion, ont laissé çà et là sur la Russie d’Europe des îlots qui témoignent de leur expansion primitive, ainsi que des buttes de formations anciennes dans une plaine où les eaux ont emporté les terrains primitifs et tout recouverts de leurs alluvions. Les groupes finnois dispersés dans l’empire sont singulièrement différents par le degré de culture, par la religion comme par les langues et dialectes. Ils ne comptent que quelques millions d’âmes, et pour tous les éléments de la civilisation, ils offrent plus de diversité que les grandes familles latine ou germanique. Leur parenté a été découverte par les anthropologistes et les philologues ; elle a longtemps échappé à la masse des intéressés, qui n’ont jamais pu avoir une conscience nationale commune, et sont demeurés vis-à-vis les uns des autres dans un isolement moral aussi grand que leur isolement géographique.

La race finnoise est, en dehors de la Hongrie, presque tout entière comprise dans la Russie d’Europe ; elle y compte 5 ou 6 millions d’âmes, qui se divisent en une douzaine de tribus différentes, classées en trois ou quatre familles[26]. C’est d’abord, au nord, la famille ougrienne, la seule qui ait encore des représentants en Asie. Elle ne comprend plus que deux petites peuplades de quelques milliers d’âmes, menant à peu près la même vie que le Samoyède, comme lui chrétiennes de nom et chamanistes de fait : les Ostiaks, dans la Sibérie occidentale, les Vogules, dans le nord de l’Oural ; mais à cette famille, qui renferme les tribus finnoises les plus misérables, se rattache le seul peuple finnois qui ait joué un rôle en Europe et soit arrivé à une haute civilisation, les Magyars de Hongrie. Au nord-est vient le rameau biarmien, comptant de 300 000 à 400 000 âmes, chaque année diminuées par une rapide russification, et inégalement réparties entre la tribu des Permiens dans le bassin de la Kama, celle des Votiaks sur la Viatka, celle des Zyrianes sur la haute Dvina et la Petchora, toutes trois orthodoxes, et les deux premières adonnées à l’agriculture, la dernière à la chasse et au commerce. Au-dessous, vient la famille du Volga, avec les Finnois du midi, plus ou moins croisés d’éléments tatars. À ce groupe appartiennent encore les trois plus importantes tribus finnoises de la Russie proprement dite : les Tchérémisses, qui, au nombre d’environ 250 000, habitent la rive gauche du Volga, autour du gouvernement de Kazan, — les Mordves, qui, subdivisés en plusieurs branches, comptent près d’un million d’âmes, au cœur même de la Russie, entre le Volga et l’Oka, dans les gouvernements de Nijni-Novgorod, Penza Simbirsk, Tambof, Saratof, — les Tchouvaches, un peu moins nombreux, dispersés sur les rives du Volga, dans l’ancien territoire des Tatars de Kazan, dont ils ont adopté la langue[27]. Enfin au nord-ouest vient la famille finnoise proprement dite, dont les principaux représentants sont les Finnois Finlandais, subdivisés en deux ou trois tribus, les Suomi, comme ils se nomment eux-mêmes, à peu près les seuls qui aient un sentiment national, une patrie, une histoire, une littérature, les seuls aussi à peu près sûrs d’échapper à la lente absorption où s’engloutissent tous leurs congénères. Ils forment les cinq sixièmes de la population du grand-duché de Finlande, mais une population presque toute rurale, l’élément suédois, mêlé d’allemand et de russe, dominant toujours dans les villes. Dépassant le chiffre de 1 800 000 âmes dans le grand-duché, les Suomi comptent ecore pour environ 250 000 dans la population des gouvernements russes voisins.

Pétersbourg est, à vrai dire, bâti en plein pays finnois, les alentours immédiats sont seuls russifiés, et cela tout récemment. Il y a un demi-siècle à peine, on ne comprenait point le russe dans les villages situés aux portes de la capitale ; aujourd’hui encore elle est à peu près de tous côtés environnée de débris de tribus finnoises. Au nord-ouest, ce sont les Suomi de la Finlande qui descendent presque jusqu’à ses faubourgs ; à l’ouest, vers les grands lacs, les Karéliens et les Yèses, qui paraissent avoir longtemps occupé un vaste territoire ; au nord-ouest, ce sont 900 000 Esthoniens ou Ehstes, qui, soumis pendant quatre à cinq siècles à la domination de seigneurs allemands, ont dans l’Esthonie et la Livonie septentrionale résisté à la germanisation[28]. À cette branche finnoise appartiennent encore les Lives, tribu en voie d’extinction, qui a laissé son nom à la Livonie, et qui, refoulée par les Lettons et les Allemands, n’occupe plus qu’une étroite bande de terre le long de la mer, à la pointe septentrionale de la Courlande ; à elle enfin se rattachent les Lapons, le plus laid physiquement, le moins développé moralement, des rameaux de cette branche, dont il a peut-être seul conservé le genre de vie et les traits primitifs. Il semble que les Lapons ont jadis possédé toute la Finlande, avant d’avoir été repoussés par les Suomi dans les régions hyperboréennes où ils sont confinés aujourd’hui. De l’autre côté de la mer Blanche, une peuplade, qui, elle aussi, a jadis couvert une surface beaucoup plus étendue, les Samoyèdes sont rangés tantôt parmi les Finnois, tantôt parmi les Mongols. À une autre extrémité de la vaste aire des Tchoudes, un peuple beaucoup plus considérable par le nombre est également placé sur les confins de deux groupes ethniques. les Bachkirs, forts de 1 million d’âmes, habitent les pentes de l’Oural ; ils ont été tour à tour considérés comme Tatars et comme Finnois, bien qu’ils soient musulmans et parlent une langue tatare.

Telle est l’extrême division de cette antique race professant toutes les religions, du chamanisme à l’islamisme, et de l’orthodoxie grecque au luthéranisme ; nomade avec le Lapon ou l’Ostiak, pastorale avec le Bachkir, sédentaire et agricole avec le cultivateur esthonien ou finlandais ; ayant reçu le culte et parfois la langue des uns et des autres, partout dominée par des peuples d’origine étrangère, russifiée après avoir été en partie tatarisée, en sorte que tout s’est joint pour la réduire en fragments impuissants. Encore aussi nombreux que leurs congénères de Hongrie, les Finnois de l’empire russe sont loin de pouvoir prétendre au même rôle politique.

À ne considérer que la répartition des tribus finnoises, de l’Oural et du grand coude du Volga à la Neva, on voit que la principauté de Moscou et les apanages voisins étaient compris dans l’ancien territoire dés Tchoudes. Leur diffusion apparaît encore plus grande, si l’on observe les noms géographiques, car, dans maintes contrées aujourd’hui entièrement russes, les noms de lieux, de villages, de rivières, sont demeurés finnois. Moscou, comme plus tard Pétersbourg, comme avant elle Novgorod, a été bâtie en plein pays tchoude. Il en a été de même de Souzdal, de Vladimir, de Tver, de Riazan, de toutes les capitales des kniazes de la Grande-Russie. En face de tels faits, n’est-il pas permis de regarder, dans tout le centre et le nord, le vieux sang finnois comme un des principes constitutifs de la jeune nation russe ?

Ce n’est pas seulement sur l’histoire et sur les cartes ethnographiques que s’appuie cette induction, c’est sur les traits mêmes du peuple. Sans cette marque indélébile, on pourrait se demander si les colons, qui ont apporté la langue slave en Russie, se sont mêlés aux indigènes, ou si, comme les Anglo-Saxons en Amérique, ils les ont simplement repoussés en prenant leur place. Un examen attentif montre que l’un et l’autre phénomène ont eu lieu simultanément. La répartition actuelle de leurs tribus fait croire que les Finnois ont été, en effet, refoulés par les Slaves de deux côtés, à l’ouest vers la Baltique, à l’est vers l’Oural et le cours moyen du Volga ; l’anthropologie prouve qu’il n’y en a pas moins eu un mélange, dont maint visage russe porte encore la trace. La façon dont l’élément slave absorbe aujourd’hui les groupes finnois, qu’il russifie peu à peu sous nos yeux, nous fait comprendre le passé. Par leur russification même, toutes ces tribus accroissent la part de leur race dans la nation qui se les assimile. C’est comme un courant touranien, comme des sources finnoises qui, se déversant depuis des siècles dans les veines du peuple russe, y augmentent sans cesse la proportion du sang ouralien. La langue pourrait fournir d’autres signes de cette fusion, mais un sérieux travail de confrontation entre le russe, les autres idiomes slaves et les dialectes finnois, est encore à faire ; puis, les résultats en seraient peut-être plus curieux, au point de vue de l’influence morale des anciens Tchoudes et de leur degré de civilisation, que concluants pour leur mélange avec les Slaves. La russification des Finnois contemporains, leur répartition géographique, l’empreinte laissée sur les traits russes, voilà trois preuves de ce croisement séculaire : les deux premières le révèlent à l’esprit, la dernière le fait voir aux yeux.

Quel est ce type, dont tant de Russes portent la marque ? Les tribus finnoises de Russie diffèrent considérablement par les caractères physiques comme par le degré de culture. Quelques-unes, telles que les Tchouvaches et les Lapons, accusent fortement un type mongolique ; d’autres, les plus importantes, telles que les Suomi de Finlande et les Esthoniens, grâce à l’influence du milieu ou à des alliances de race dont la trace est perdue, offrent des traits plus nobles et plus voisins du type caucasique que du mongol. Tous ces groupes cependant gardent certains caractères communs qui n’ont même pas toujours disparu chez le peuple magyar, celui qui, le plus mêlé avec l’Europe, s’est le plus modifié. Le squelette est moins robuste que chez les Aryens et les Sémites, les jambes sont plus courtes et plus grêles. Le plus souvent, la tête est ronde, courte, peu développée par derrière, en un mot brachycéphale, comme chez l’une des principales races géologiques éteintes de l’Europe. La face est généralement plate, avec les os des pommettes saillants ; les yeux, petits ; le nez, large ; la bouche, grande avec des lèvres épaisses. Ces caractères plastiques se retrouvent fréquemment chez les Russes de toute classe, surtout chez le paysan, et chez les femmes qui, partout, conservent plus fidèlement l’empreinte ethnique[29].

Devant les marques de parenté de cette race à demi préhistorique avec la plus nombreuse des nations européennes, l’observateur se demande quels sont les aptitudes, le génie, la capacité de civilisation des Finnois. Est-il vrai que leur alliance soit pour les Russes une cause irrémédiable d’infériorité ? Il est permis d’en douter. Dans leur isolement et l’extrême fractionnement de leurs tribus, sur les terres ingrates où ils sont relégués, les Finnois n’ont pu parvenir à un développement original ; en revanche, ils ont partout montré une singulière facilité à s’assimiler aux races plus avancées, chaque fois qu’ils ont été en contact avec elles. Il en est d’eux comme du pays où se rencontrent la plupart de leurs débris, comme du sol russe : ils se laissent aisément conquérir à une civilisation qui n’a pu naître chez eux ; si par le sang ils n’appartiennent pas à notre Europe, ils se laissent sans peine annexer par elle. La religion en est la meilleure preuve. La plupart sont depuis longtemps chrétiens, au moins de nom, et c’est le christianisme qui, plus que toute chose, a préparé leur fusion avec les Slaves, leur incorporation à l’Europe civilisée. De la Hongrie à la Baltique et au Volga, les Finnois ont embrassé avec une égale facilité les trois principales formes historiques du christianisme ; la plus moderne, le protestantisme, a mieux réussi dans leurs tribus de Finlande et d’Esthonie que chez les peuples celles, ibères et latins.

Veut-on chercher dans le langage le signe le plus net de l’intelligence d’une race, certains Finnois, les Suomi de Finlande comme les Magyars de Hongrie, ont porté leurs langues agglutinatives à une perfection qui, pour la force, l’harmonie et la richesse, les a fait comparer aux plus complexes de nos idiomes à flexions. Ils ont pour la musique, pour la poésie un goût inné, dont on distingue le germe chez les plus barbares de leurs tribus nomades, et qui a valu à la Finlande toute une littérature populaire, tout un cycle poétique indigène, avec une épopée dont les nations les plus avancées de l’Occident se feraient honneur[30]. À ces qualités d’âme et de sentiment s’en joignent d’autres d’intelligence et de caractère. Si les Finnois ont quelque parenté avec les Mongols et les peuples de l’extrême Orient, ils ont les vertus de ces races asiatiques, qui, là où elles se trouvent en lutte avec la nôtre, soutiennent si bien la concurrence : ils en ont la solidité, la patience, la persévérance. C’est peut-être pour cela qu’à tous les pays, à tous les États où se rencontre leur trace, les Finnois semblent avoir communiqué une singulière force de résistance, une singulière vitalité.

Ces qualités se sont manifestées avec éclat chez les Magyars, qui, en dépit de leur petit nombre, ont maintenu leur domination entre les Allemands, les Slaves et les Turcs ; on a cru les retrouver chez les Bulgares, le plus rude, le plus travailleur, le plus patient des peuples chrétiens de l’ancienne Turquie ; et si, comme le veut M. de Quatrefages, combattu par Virchow, l’élément finnois a vraiment joué un rôle important dans la vieille Prusse, la Prusse lui doit peut-être quelque chose de la vigueur et de la ténacité, qui ont fait sa fortune[31]. En Russie même, les Finnois, loin d’être partout inférieurs aux Russes proprement dits, laissent voir parfois à plus d’un égard une réelle supériorité. Si rien n’est plus pauvre que la cabane d’un Tchouvache du Volga avec son toit d’écorce et son unique fenêtre, les maisons de bois des paysans de la Finlande sont plus vastes et plus commodes que les izbas de beaucoup de moujiks russes. Sur une terre plus ingrate, dont le sol de granit suffit rarement à leur nourriture, ils sont plus travailleurs et plus économes. Ils se sont fait une juste réputation de probité et d’honnêteté. Il est seulement difficile de décider si cette supériorité morale des Finnois occidentaux doit être attribuée à la différence de race, ou à la différence de religion, ou simplement à un plus ancien et plus large usage de la liberté. Toujours est-il que, au milieu des paysans finlandais, au menton rasé, aux vêtements courts, le voyageur européen se sent souvent moins étranger que parmi les paysans russes, qui lui sont plus parents par le sang.

Le Finnois de Finlande a été favorisé par l’histoire ; la longue et douce domination de la Suède l’a initié à la civilisation occidentale et à la liberté civile[32]. Au point de vue politique, le Finlandais, rentré sous l’empereur Alexandre II en possession de son archaïque constitution et de sa diète aux quatre ordres[33], est le plus avancé des peuples de l’empire. Son voisin et frère, de religion comme de race, l’Esthonien, demeuré jusqu’au commencement du siècle serf du seigneur allemand, a été plus malheureux ; lui aussi n’en a pas moins, aujourd’hui, à Revel et à Dorpat, sa presse indigène et sa littérature nationale ; lui aussi ne s’en montre pas moins, par certaines qualités, au-dessus du moujik russe. Plus travailleur et plus patient, il a été appelé avec profit sur les domaines de plusieurs propriétaires de Russie. On rencontre de ces colonies esthoniennes dans les gouvernements de Saint-Pétersbourg et de Pskof, et jusque dans la lointaine Crimée. Enfin, veut-on se rendre compte de ce que leur contact ou leur mélange avec les Aryens, avec le Slave spécialement, peut faire des peuples d’origine finnoise, pour la beauté du corps et la vigueur de l’esprit, il suffit de regarder les Magyars, une des races les plus belles, comme une des plus énergiques de l’Europe. S’il y a infériorité, ce n’est certes ni au point de vue politique, ni au point de vue militaire, car les Magyars ont été, de tout temps, une des nations les plus guerrières de l’Europe, et, à travers toutes leurs révolutions, ils sont demeurés plus attachés aux institutions libres que la plupart des peuples Aryens, — slaves, latins ou germains.




CHAPITRE III


L’élément tatar ou turc. Tatars et Mongols. — Les Kalmouks. — Quelle est la proportion du sang tatar chez les Russes ? — Les Tatars en Russie et les Arabes en Espagne. — Lente élimination de l’élément tatar. — Influence ethnique des tribus turques avant les invasions mongoles. — Variété de type chez les Tatars actuels. Leurs mœurs et leur caractère.


La seconde des trois grandes sources d’où l’on peut faire découler le peuple russe, celle-là plus particulière à la Russie, plus décidément asiatique, a reçu de l’usage le nom de tatare. Jamais dénomination plus équivoque ne s’est introduite dans l’histoire, dans la philologie, dans l’ethnographie. À son apparition en Russie, ce nom de Tatar était porté par une des tribus mongoles qui fondèrent l’empire de Ginghiz-Khan. Dans sa terreur de ces nouveaux barbares, qui lui semblaient sortis de l’enfer, l’Europe du treizième siècle les appela Tartares, et ce nom, inspiré d’une réminiscence classique, s’étendit à la foule hétérogène des peuples entraînés à la suite des sauvages conquérants. Enlevé aux tribus auxquelles il appartenait, le vieux nom mongol a fini par désigner la branche de la souche oura-altaïque dont le Turkestan a été le point de départ, et dont les Turcs sont les principaux représentants. Les Tatars demeurés au bord du Volga sont proches parents des Turcs, ou mieux, ce sont des Turcs, au même titre que les Ottomans, sortis du même berceau et parlant des dialectes d’une même langue ; toute la différence est qu’ils ont envahi l’Europe par une autre route et n’ont embrassé l’islamisme qu’après leur invasion. Aujourd’hui encore les rejetons des tribus du Turkestan qui, sous la pression et la conduite des Mongols, se sont établies en Russie n’ont point perdu le souvenir de leur origine ; les Tatars de Kazan ou d’Astrakan se donnent à eux-mêmes le nom de Turcs, que l’ancienne gloire des Osmanlis et la communauté de religion leur ont rendu plus cher.

Le rameau turc est aujourd’hui plus voisin du rameau finnois que du mongol[34]. Turcs et Finnois se sont souvent rencontrés et fondus à tel point qu’il est des tribus, comme les Bachkirs et les Tchouvaches, chez lesquelles il est difficile de démêler la part des uns et des autres. Cela est encore moins aisé chez certains peuples éteints, comme les Huns, les Avares et les anciens Bulgares du Volga, chez lesquels le sang finnois semble l’avoir emporté, comme les Alains ou les RoxoIans[35], qui semblent avoir été en majorité Turcs ou Tatars. L’union du Turc et du Mongol, en Asie surtout, a été également fréquente, et il est parfois difficile de distinguer entre eux. Il reste en Europe un exemple de leur fusion : ce sont les Tatars-Nogaïs, qui habitaient les steppes du Kouban et de la Crimée, avant d’être refoulés dans celles de la Kouma. Les traits de ces nomades paraissent témoigner d’une alliance avec les Mongols. Ils en ont gardé la taille trapue, les yeux relevés obliquement vers l’angle externe, le nez épaté, le menton dénué de barbe. C’est là un cas isolé parmi les Turcs de Russie. En général, si leur visage dénonce un croisement de race, c’est plutôt avec les Finnois ou les populations caucasiques.

Il y a encore aujourd’hui dans la Russie d’Europe un peuple d’origine mongole, c’est, dans la dépression Caspienne, en deçà du Volga, les Kalmouks. Au nombre d’environ 130  000, ils promènent leurs kibitkas ou tentes de feutre avec leurs chameaux et leurs troupeaux dans les steppes arides des gouvernements d’Astrakan et de Stavropol. Ce sont ces 25 ou 30  000 familles nomades, errant à une extrémité de l’empire, dont le nom a si souvent été appliqué, comme un sobriquet, au peuple russe. À première vue, leur type à la chinoise les distingue presque aussi nettement des Tatars que des Russes. Dans ces régions du bas Volga, encore aux trois quarts asiatiques et de sang si mêlé, l’isolement ethnique du Kalmouk est sensible à l’œil le moins exercé. Chose remarquable, au lieu d’être entrés en Europe à la suite de Batou et des successeurs de Ginghiz, ces Mongols du Volga ne se sont établis dans cet angle désert de la Russie qu’à une époque relativement récente. C’est au dix-septième siècle que, après une longue migration, des frontières de la Chine au fleuve Oural, ces sujets spirituels du dalaï-lama du Thibet entrèrent dans les steppes du Volga. Profitant de la rivalité héréditaire des tribus mongoles et des tribus tatares, la Russie employa, avec succès, ces nouveaux venus dans ses guerres contre les Turcs et les khans de Crimée ; mais les tentatives du gouvernement de Pétersbourg pour les mettre dans une dépendance plus directe en décidèrent le plus grand nombre à reprendre le chemin de leur première patrie. Ils partirent en masse, donnant au dix-huitième siècle le spectacle des grandes migrations de l’antiquité. Dans l’hiver de 1770, de 200  000 à 300  000 Kalmouks passèrent, avec leurs troupeaux, le Volga et l’Oural sur la glace. Le dégel arrêta les autres, qui se décidèrent à rester en Russie, pendant que leurs frères regagnaient, malgré les attaques des Kirghiz, leurs anciennes demeures aux confins de l’empire chinois.

Les Kalmouks, demeurés dans les steppes ciscaspiennes sous la souveraineté russe, étaient naguère encore tous bouddhistes ; ils avaient pour chef un grand lama nommé, depuis Alexandre Ier, par le tsar, et dont la résidence était voisine d’Astrakan. Un fait qui, sur leur destinée respective, a eu une influence capitale, c’est que les trois principales branches de la race ouralo-altaïque se sont partagées entre les trois principales religions du vieux continent. Le Finnois s’est fait chrétien, le Turc ou Tatar musulman, le Mongol bouddhiste. À cette distribution ethnologique des cultes, il y a peu d’exceptions. C’est dans cette diversité de croyances, par-dessus toute autre chose, qu’il faut chercher les causes du sort si différent de ces trois groupes et, en particulier, du finnois et du tatar. La religion a préparé l’un à la vie européenne ; la religion y a soustrait l’autre. Avec l’islamisme, le Tatar a eu une civilisation plus précoce et plus nationale ; il a construit des villes florissantes comme l’ancien Saraï et Kazan ; il a fondé, en Europe et en Asie, des États puissants. Avec l’islamisme, il a eu un passé plus brillant, mais il est exposé à un avenir plus difficile : la foi musulmane, qui l’a préservé de l’absorption de l’Europe, l’a en même temps laissé en dehors de la civilisation moderne.

Ce sont les Tatars qui ont si longtemps valu aux Russes le nom de Mongols, et les Tatars eux-mêmes n’y ont qu’un droit contestable. Depuis la réforme entreprise au Japon par une sorte de Pierre le Grand asiatique, on ne peut savoir si de semblables épithètes seront toujours une injure ; elles n’en doivent pas moins être abandonnées à l’égard des Russes, non parce qu’elles sont blessantes, mais parce qu’elles proviennent d’une équivoque.

Les Russes ont à peine dans leurs veines quelques gouttes de sang mongol, ont-ils beaucoup plus de sang tatar ? S’il n’y avait eu, en Russie, d’autres invasions tatares ou turques que celles du treizième siècle, la solution de cette question serait aisée. On se convaincrait promptement que le peuple russe a peut-être moins de sang tatar que le peuple espagnol, de sang maure ou arabe. En Espagne, les Arabes sont demeurés bien plus longtemps, ils ont occupé une bien plus grande portion du territoire, ils se sont établis en bien plus grand nombre et ont tenu la péninsule sous leur souveraineté immédiate. En Russie, les Tatars, entrés au treizième siècle, ont été repoussés aux extrémités dès le seizième. Ils n’ont guère régné que sur une moitié de la Russie d’Europe, et la plus grande partie de ce territoire, ils ne l’ont pas maintenue sous leur domination directe, mais seulement sous leur suzeraineté ; ils n’ont pas détruit les souverainetés russes, ils se sont contentés de les rendre tributaires. Les Arabes ont colonisé les plus belles contrées de l’Espagne, celles qui sont encore aujourd’hui les plus fertiles et les plus peuplées ; les Tatars se sont répandus dans les parties encore les moins habitées de la Russie, sur les steppes du sud et de l’est. Vers le centre, ils ne se sont avancés que le long des fleuves, remontant le Volga et ses affluents, comme le montre encore leur répartition actuelle. Ce n’était même point au milieu des Russes que pénétraient ces colons d’Asie ; — les Russes avaient alors à peine atteint le bassin central du Volga et le confluent de ce fleuve avec l’Oka à Nijni-Novgorod ; c’était au milieu de peuples finnois dont nous voyons les restes dans les Mordves, les Tchérémisses, les Tchouvaches, et dont plusieurs, comme ces derniers, se sont laissé tatariser. Les Turcs de Russie n’ont point, comme les Arabes d’Espagne, enfanté une riche et industrieuse civilisation ; loin de s’adonner tous à la vie sédentaire et agricole, ils étaient en partie demeurés nomades. Leurs villes étaient peu nombreuses, et les plus grandes étaient petites en comparaison des capitales des Maures d’Andalousie. Avec un territoire quatre ou cinq fois plus vaste, il est douteux que la Horde-d’Or ait jamais approché de la population du khalifat de Cordoue. L’analyse des deux langues suggère des conclusions analogues. La marque de l’arabe sur l’espagnol est incomparablement plus profonde que celle du turc ou tatar sur le russe.

Les Tatars musulmans ont-ils plus contribué à la formation du peuple russe, parce que, au lieu d’expulser les mahométans ainsi que la catholique Castille, la Moscovie orthodoxe leur a laissé leur religion et leur nouvelle patrie ? Le contraire est peut-être plus vraisemblable. En Russie comme en Espagne, les motifs de séparation entre les vainqueurs et les vaincus restaient les mêmes au temps de la domination de la croix qu’au temps de sa sujétion ; ils se résumaient dans la religion, qui entre les deux races mettait une barrière difficile à franchir : de l’une à l’autre, avant comme après la libération du sol national, il n’y avait qu’un chemin, l’apostasie. Si la prédication et l’intérêt ont fait des conversions parmi les musulmans de Russie, parmi les Hourzas ou chefs tatars surtout, il s’en est dû faire bien davantage parmi les musulmans d’Espagne, soumis pendant de longues années au prosélytisme le moins scrupuleux, jusqu’au jour où ils n’ont pu conserver leur foi qu’au prix de leurs biens et de leur patrie. En Russie, jamais pareil choix n’a été imposé aux mahométans. Pour diminuer dans leurs États la puissance de l’élément tatar, les tsars n’ont point eu besoin de recourir à de telles barbaries. Ce qui s’est fait violemment en Espagne, à son éternel dommage, s’est fait lentement, graduellement pour la Russie. Elle n’a guère eu qu’à laisser opérer la nature.

À côté du phénomène d’absorption, d’assimilation des éléments finnois, il y a eu chez elle pendant des siècles un phénomène inverse de sécrétion, d’élimination des éléments tatars et musulmans qu’elle ne pouvait assimiler. Depuis leur soumission, un grand nombre de Tatars ont quitté la Russie, né voulant pas être les sujets des infidèles dont ils avaient été les maîtres. Devant le progrès des armes chrétiennes, ils se sont repliés spontanément sur les terres où dominait encore la loi du prophète. Après la destruction des khanats de Kazan et d’Astrakan, ils tendent à se concentrer dans la Crimée et les steppes voisines, dans ce que le dix-huitième siècle appelait encore la Petite-Tartarie. Après la conquête de la Crimée par Catherine II, ils ont repris leur exode vers l’empire de leurs frères osmanlis, vers la Turquie et la Circassie, et de nos jours même après la guerre de Sébastopol et la soumission du Caucase, l’émigration des Tatars et des Nogaïs a repris sur une immense échelle, en même temps que celle des Tcherkesses. Dans la Crimée, on peut calculer que, depuis la conquête de Catherine II, la population tatare, diminuée déjà de plus de moitié du temps de la tsarine, a été encore de nos jours réduite de plus des deux tiers, en sorte qu’elle ne forme pas le cinquième de ce qu’elle était lors de l’annexion à la Russie. De 1860 à 1863, près de 200  000 Tatars ont quitté le gouvernement de Tauride, abandonnant 784 aouls ou villages, dont les trois quarts sont demeurés déserts comme les despoblados laissés par l’expulsion des Maures sur les cartes d’Espagne. Depuis l’introduction du service militaire obligatoire, en 1874, cette sorte d’exode a recommencé. Par la défaite et l’exil volontaire, en dehors même de toute absorption et de tout mélange, les Tatars ont été ainsi réduits à ne plus former que des groupes minimes, que des îlots inoffensifs dans les pays où ils avaient régné des siècles, dans ceux même, comme la Crimée, dont ils étaient, il n’y a guère que cent ans, les seuls habitants.

Des exemples récents nous montrent la diminution naturelle et spontanée de l’élément tatar et mahométan en Russie ; l’exemple voisin de la Turquie d’Europe, où, jusqu’à l’émancipation des principautés danubiennes, les Musulmans ne formaient que le tiers ou le quart de la population, nous fait voir que, au temps même de leur souveraineté, les Tatars ont pu, dans leur propre empire, être en minorité numérique. La marche suivie par ces envahisseurs et la position actuelle des groupes tatars le long des fleuves, dans des pays déjà occupés par les Finnois, donnent à penser qu’ils n’ont été en majorité qu’autour de leurs capitales du Volga et dans les contrées, comme la Crimée et les steppes du sud-est, destinées par la nature à la vie pastorale. Le chiffre des armées des khans, au temps de leur puissance, ne doit pas faire illusion sur le nombre de leurs sujets. Dans ces armées tatares, tout homme valide accourait au service ; à défaut du fanatisme ou du patriotisme, l’appât du gain était suffisant pour que personne ne désertât son rang dans ces expéditions, dont le principal but était le pillage. Un khan de Crimée pouvait réunir 100 000 guerriers sans avoir un million de sujets. Dans le centre de la Russie, les Tatars n’ont guère pénétré qu’à main armée sans jamais s’y établir. Ainsi la Moscovie resta vis-à-vis d’eux (au point de vue de la population) dans une situation analogue à celle où demeurèrent longtemps la Serbie, la Hongrie, la Roumanie et la Grèce vis-à-vis des Turcs, qui dans toutes ces contrées n’eurent jamais que de rares colonies. Veut-on comprendre l’influence de l’élément tatar sur les Russes, ce sont les Grecs et les Slaves de Turquie qu’il faut regarder ; de même que, pour se rendre compte de l’avenir des Ottomans en Europe, s’ils viennent à perdre leurs dernières possessions européennes, c’est sur les Turcs de Russie qu’il faut jeter les yeux. Rarement il y eut deux situations aussi identiques que celle des Russes sous le joug tatar et celle des Slaves du Sud sous le joug turc. Dans les deux cas, on voit en présence les mêmes races, dans les deux cas, les mêmes religions, en sorte que, les acteurs étant presque les mêmes sous différents noms, il n’y a que la scène de changée. Au milieu de toutes ces analogies, le Russe a eu un grand avantage sur le Bulgare ou le Serbe ; il a été le vassal et le tributaire, jamais le sujet direct des Turcs. Aussi est-il permis de croire qu’il n’y a pas eu plus de mélange des deux races sur les bords du Volga que sur ceux du Danube. S’il y en eut par les mariages, par l’esclavage, par le rapt et la polygamie, s’il y en eut par les conversions sincères ou contraintes, ce fut peut-être plutôt aux dépens des Slaves, du temps de leur sujétion ; par tous ces canaux, le sang chrétien s’introduisit plus facilement dans les veines du musulman que le sang de ce dernier dans les veines du chrétien.

On a souvent remarqué combien, de tout temps, ont été rares, anormales, les conversions des mahométans au christianisme ; on a moins observé que le phénomène inverse, le passage de la doctrine du Christ à celle de Mahomet, avait été beaucoup plus fréquent. Toute l’Asie occidentale, la Syrie et l’Asie Mineure, toute l’Afrique septentrionale, l’Égypte et la Berbarie n’en témoignent que trop. Dans l’Europe même, dont les extrémités seules ont été entamées par l’islamisme, les begs de Bosnie, les vrais croyants albanais, les Pomaks ou Bulgares mahométans, les musulmans de Candie et de Crimée, d’origine grecque ou gothique, descendent de chrétiens apostats, tandis qu’il serait difficile de citer un peuple, presque une seule tribu musulmane, qui ait jamais embrassé la foi chrétienne. La raison n’en est pas seulement que l’islam semble adapté à certaines races ou à certain genre de vie, elle est aussi dans la position réciproque, dans le dogme, et pour ainsi dire dans l’âge des deux religions. L’islamisme est une doctrine plus récente que le christianisme et en grande partie tournée directement contre lui ; c’est, au point de vue dogmatique, une foi plus simple, et, en apparence au moins, plus rigoureusement monothéiste, plus dégagée de tout anthropomorphisme.

Le musulman émigré ou dépérit devant le chrétien, il ne se convertit point, et le mélange des deux races ne peut guère avoir lieu que par le passage de l’une à la foi de l’autre. Certes, en Russie, l’exemple ou l’intérêt, le prosélytisme, privé ou officiel, ont depuis trois ou quatre siècles fait au profit du christianisme plus d’une conquête parmi les Tatars[36]. Quelques-unes des grandes familles russes proviennent de cette source, et avec le baptême ont échangé le titre de mourza tatar pour celui de kniaz russe ; mais. ces apostasies, alors même qu’elles se faisaient en troupe, ont toujours été relativement rares. Elles avaient lieu parmi des populations en partie déjà mêlées à leurs nouveaux maîtres chrétiens ou à leurs anciens sujets finnois. En dehors de la Russie et dans leur berceau même, les Tatars devaient avoir subi un certain croisement avec les races caucasiques, dans le Turkestan d’abord, où de temps immémorial ont habité de nombreux Iraniens, tels que les Tadjiks et les Sartes, puis sur les routes d’invasion, dans le Caucase notamment, où la communauté de religion facilitait des alliances que la beauté des Circassiennes dut faire rechercher des Turcs du Volga comme des Turcs du Bosphore.

Si dans les veines du peuple russe s’est infiltré peu à peu un notable courant de sang tatar, il découle peut-être moins des hordes de Batou et des envahisseurs du treizième siècle que des peuples congénères qui, pendant des milliers d’années, ont habité ou parcouru le midi de la Russie, depuis les Scythes de l’antiquité jusqu’aux Khazars, aux Petchénègues, aux Koumans ou Polovtzi du moyen âge. Sous le vague nom de Scythes, les anciens ont, comme ils le faisaient souvent, confondu des populations qui n’avaient entre elles aucune parenté ethnique. Il semble qu’il y ait eu parmi ces Scythes des tribus aryennes ; mais la plupart paraissent d’origine finno-turque. La chose est encore plus certaine pour les Khazars, les Koumans et les autres nomades, qui jusqu’à la grande invasion mongole se disputèrent le sud de la Russie. Longtemps ces peuples évanouis furent les seuls occupants de ces immenses contrées, dont les Grecs et les Italiens ne connaissaient que les côtes. En faut-il conclure qu’ils soient les ancêtres de la mince population de ces plaines encore à demi désertes ? Le territoire de tous ces barbares, des Scythes d’Hérodote aux Tatars de Rubruquis, était la zone déboisée, la zone des steppes, où la population est encore ou très disséminée, ou très récente. Pour livrer ces plaines a la culture, il a d’abord fallu en chasser les nomades. Les Scythes et tous leurs congénères finno-turcs étaient des peuples pasteurs qui, avec leurs chariots et leurs troupeaux, menaient dans les steppes, en deçà du Volga et du Don, la vie que leurs frères kirghiz mènent encore au delà. Tous ces peuples, si redoutés de l’Occident et si vite disparus de l’histoire, étaient aussi peu nombreux que les tribus d’Asie de même race, qui conservent aujourd’hui le même genre d’existence. Une famine, une épidémie, une bataille suffisait pour les anéantir. Ils se détruisaient les uns les autres sans presque laisser d’autres vestiges que leur nom. C’est dans la moitié méridionale de la Russie qu’il faut chercher les traces de l’élément scythe ou tatar, et c’est de l’Ouest et du Nord, c’est des régions boisées que sont sortis peu à peu, et pour ainsi dire sous nos yeux, les habitants actuels de la Russie méridionale.

Grande a été l’influence des Tatars, mais plutôt historique qu’ethnologique ; elle a tenu à la conquête plutôt qu’à la fusion des races. Pour repousser un préjugé vulgaire, il ne faut pas cependant se jeter dans l’excès opposé : la part des Tatars dans la formation du peuple russe a été minime ; elle n’a pas été nulle. Sur plus d’un point, il y a eu mélange entre les tribus turques et les tribus slaves d’où sont sortis les Russes, — sur les bords du Dniepr, lorsque les princes de Kief recueillaient les débris des Polovtzi ou des Petchénègues, — sur le même fleuve, sur le Don, sur le Volga, parmi les Cosaques qui, en paix comme en guerre, furent souvent en étroites relations avec leurs voisins et ennemis musulmans. Quoi qu’il en soit, l’influence ethnique des Tatars, dans les régions mêmes du Sud, est demeurée inférieure à celle des Finnois dans les régions du Nord, d’autant plus que les Tatars eux-mêmes ont souvent été croisés de Finnois.


Les Turcs de Russie ont subi tant d’alliages que, au point de vue physique, il est impossible de les réunir sous un même signalement. Leur visage témoigne souvent du mélange des races ; dans de petites régions, sur un nombre d’hommes relativement faible, les types sont parfois fort différents. Dans la seule Crimée, où les émigrations successives les ont réduits à moins de cent mille, on trouve une grande diversité. Sur les steppes du Nord se rencontrait naguère encore le Nogaïs au nez aplati, aux yeux bridés, à la face presque mongole, kalmouke. Sur les montagnes de la côte Sud, le Tatar a le visage ovale, les sourcils arqués, le nez droit ou aquilin, le type tout caucasique, aryen, presque grec. Dans les deux cas, c’est là l’effet du mélange des races : le Nogaïs, aujourd’hui rejeté sur la Caspienne, est fortement croisé de Mongol ; le Tatar de la côte descend en grande partie des Grecs du littoral ou des Goths de l’intérieur, qui, devant les invasions tatares, se sont réfugiés dans les montagnes, et n’ont été convertis à l’Islam qu’un siècle ou deux avant de tomber sous le pouvoir de la Russie. On peut signaler des différences analogues chez les Turcs ottomans, selon les provinces, les villes et les classes, selon le degré de mélange avec les races conquises, en sorte qu’aujourd’hui le rameau tatar a encore moins d’homogénéité que le rameau finnois.

La Crimée, et ce qu’on appelait encore au dernier siècle la Petite-Tartarie, reste peut-être le pays où il est le plus aisé d’étudier les mœurs et le caractère des Tatars. Ils en étaient les maîtres et presque les seuls habitants, il n’y a guère que cent ans. Par suite d’émigrations répétées, ils y sont, aujourd’hui, deux et peut-être trois fois moins nombreux que les colons russes ou étrangers qui sont venus prendre leur place ; en certaines parties de la péninsule cependant, on sent qu’ils sont toujours chez eux. Sur les steppes du Centre et du Nord, rebelles à la culture, ils continuent leur existence nomade. Dans la région fertile, ils ont encore des villes dont ils forment la principale et presque l’unique population, comme Karasou-Bazar, comme Bakhtchi-Saraï, l’ancienne capitale des khans. Là, dans un étroit et frais vallon, autour des verts jardins et des fontaines de marbre du palais des Ghireï, vit une population musulmane plus purement orientale que celle des villes de la Turquie d’Europe ou des échelles de l’Asie Mineure. Là règne dans toute sa rigueur la loi mahométane, et rien, si ce n’est la solitude des salles du palais, encore tendues et meublées comme à l’époque du dernier des khans, ne rappelle la chute de la puissance tatare.

Les Turcs de Bakhtchi-Saraï et de Karasou-Bazar sont marchands et agriculteurs. Il en est de même de ceux du Volga ; habitants d’un pays à sol fertile, ils ont quitté la vie nomade et sont artisans ou marchands dans les villes, laboureurs dans les campagnes. À Kazan, l’ancienne capitale du plus puissant des trois khanats sortis du démembrement de la Horde-d’Or, les Tatars habitent une slobode, un faubourg situé au pied de leur ancienne ville et relégué loin du Kremlin, que leur ont enlevé les tsars orthodoxes. Leur ville a l’air propre, tranquille et prospère. Ils y ont leurs mosquées et leurs écoles[37] avec leurs mollahs élus par la communauté, qui, selon la coutume musulmane, leur servent d’arbitres ou de juges.

À Kazan ainsi qu’en Crimée, les Tatars ont gardé la spécialité de certaines industries orientales, comme la confection d’objets en cuir et en maroquin : bottes, babouches, selles, étuis, fourreaux. Ils ont souvent conservé la force musculaire qu’un proverbe attribue aux Turcs, ce sont des Tatars qui servent de portefaix à la foire de Nijni. Le haut commerce ne leur est pas fermé, et à Kazan plus d’un de leurs négociants est arrivé à une fortune considérable. Bien qu’au moral, comme au physique, il y ait entre eux de grandes différences, ils sont le plus souvent travailleurs et économes, et se distinguent par la moralité domestique et l’union des familles. Pour toutes ces qualités, les Turcs de Russie ne sont nullement inférieurs aux Turcs de l’empire ottoman, dont les voyageurs sont unanimes à vanter les vertus privées. Pour quelques emplois, les Tatars sont souvent préférés aux Russes par les Russes mêmes. Plus propres, plus probes, plus sobres, ils sont recherchés pour plusieurs métiers, et se sont fait de certaines places, de celles même qui exigent le plus de confiance et d’honnêteté, une sorte de monopole. Les grandes familles russes, qui ont des villas sur la côte de Crimée, ne craignent pas d’admettre dans leur intérieur des domestiques tatars, et, dans les restaurants de Pétersbourg, les garçons à la mode sont des Tatars du gouvernement de Riazane, en sorte que le voyageur étranger ; qui leur commande son dîner en français, est servi à son insu par les descendants des cavaliers de Ginghiz et de Batou.

Les qualités des Tatars viennent en partie de leur religion, qui de la sobriété leur fait un devoir strict ; leurs défauts, les causes qui retardent leur progrès, en viennent presque également. La race ne semble inférieure qu’à un point de vue, le manque d’originalité. Les anciennes villes des Tatars ont péri ; pour retrouver des monuments de leur domination, il faut aller jusqu’au fond du Turkestan, à Samarkand, et là on ne rencontre que des édifices de goût et de style persans. En Russie, rien n’est plus rare que des constructions de l’époque des Khans. En Crimée, il ne reste d’eux, outre le tardif et médiocre palais de Bakhtchi-Saraï, que quelques mosquées, dont les plus belles sont peu remarquables. Kazan montre une bizarre pyramide de briques à quatre étages, en grande vénération parmi les Tatars, mais qui semble postérieure à la conquête chrétienne. C’est dans une ville détruite par les Tatars eux-mêmes lors de l’invasion de Tamerlan, à Bolgary, près de la rive gauche du Volga, que j’ai vu les plus intéressantes ruines orientales de la Russie, deux espèces de turbés à coupoles qui seront bientôt écroulés, et dont l’élégante architecture arabe rappelle de loin les belles tombes des environs du Caire. Chez les Turcs du Volga et de l’Asie centrale, comme chez les Ottomans du Bosphore, dans l’architecture comme dans la poésie, on sent presque partout l’imitation du génie arabe ou persan. Un tel défaut d’originalité fait dépendre toute leur culture du contact de l’étranger ; et la civilisation qu’ils ont reçue de leurs voisins musulmans, leur religion ne leur permet de la dépasser qu’en perdant leur indépendance.

À le bien prendre, le grand vice de l’islam, sa grande cause d’infériorité politique n’est, ni dans son dogme, ni même dans sa morale ; elle est dans la confusion du spirituel et du temporel, de la loi religieuse et de la loi civile. Le Koran étant à la fois la Bible et le Code, la parole du Prophète tenant lieu de droit, les lois et les coutumes sont à jamais consacrées par la religion ; de ce seul fait, toute civilisation musulmane est forcément stationnaire. Le progrès indéfini, qui constitue l’essence de notre civilisation chrétienne, est impossible ; quelle que soit la rapidité apparente de son développement, la société, dans son ensemble, est réduite à l’immobilité. Cette infériorité de l’islamisme est plutôt publique que privée, elle affecte les nations plutôt que les individus, car, sous l’influence étrangère, des musulmans peuvent accepter des idées et des coutumes qui n’eussent pu sortir de leur sein. Il peut arriver aux mahométans ce qui, dans les sociétés chrétiennes, est advenu aux Israélites, non moins enchaînés par la loi religieuse ; resté en corps de nation, le Juif n’aurait pu sans peine s’élever à une civilisation plus complète que celle des peuples musulmans. Pour ceux-ci, comme pour les Juifs, la domination chrétienne peut être un bienfait, l’émancipation morale sortant de la servitude politique. C’est ainsi que, dans les endroits où les Tatars russes sont en minorité et où ils ont le plus subi l’ascendant de l’étranger, ils ont abandonné le principal signe extérieur de l’islam, le voile et la réclusion des femmes : encore en strict usage au centre de la Crimée, à Bakhtchi-Saraï, le voile a été rejeté par les musulmanes de la côte Sud. Les mêmes influences font disparaître la polygamie, comme elles ont mis fin à l’esclavage. Les Tartars, isolés en petits groupes dans la Russie, tendent ainsi à passer par les mêmes phases que les Juifs, qui, en gardant leur culte, acceptent peu à peu noire manière de vivre. L’islamisme ne sera peut-être point un plus grand obstacle à leur entrée dans notre civilisation que ne l’est, pour les israélites, le judaïsme, bien plus embarrassé d’étroites prescriptions ritualistes. Sans se confondre avec la masse de la population, gardant plus ou moins longtemps leur langue et leurs coutumes, les musulmans demeurés en Russie y formeront une classe paisible et laborieuse, jouant un rôle à peu près analogue à celui des Juifs et des Arméniens, avec cette différence que, vivant dans la campagne aussi bien que dans les villes, pratiquant l’agriculture aussi bien que le négoce, leur agglomération dans les provinces de l’Est ne saurait donner lieu aux mêmes inconvénients économiques que, dans les provinces de l’Ouest, l’agglomération des Juifs, presque tous voués à la vie urbaine et au trafic[38].

Au point de vue politique, les Tatars de la Russie d’Europe ne donnent déjà guère plus d’embarras au gouvernement russe que ses sujets russes ou finnois. On l’a vu dans la guerre de Crimée ; bien qu’ils formassent alors plus de la moitié de la population, ils n’ont rendu presque aucun service aux envahisseurs, parmi lesquels étaient leurs coreligionnaires et presque leurs compatriotes du Bosphore. La guerre de Bulgarie, la chute de Khiva et la dépendance des autres khanats du Turkestan leur ont enlevé leurs dernières illusions. Divisés, plus encore que les Finnois, en minces groupes épars, enclavés de tous côtés entre les Russes, les Turcs de Russie ne forment plus un peuple ; pour eux, la religion a nécessairement pris la place de la nationalité, et des émigrations répétées les délivrent des fanatiques. Partout en Europe, dans les lieux mêmes où ils ont le plus longtemps régné, les Tatars tendent à être en minorité, et cette disproportion ira en augmentant devant la colonisation de l’Est russe. Dans le gouvemement de Tauride, l’ancienne Petite-Tartarie, où ils étaient encore 300 000 lors du siège de Sébastopol, l’émigration les a réduits à moins de 100 000 Âmes ; ils n’ont gardé la majorité que dans les steppes du nord de la Crimée et dans certaines vallées des montagnes du sud. En Europe, en comptant les habitants du Caucase septentrional, la Russie n’a que 3 200 000 sujets mahométans. En laissant de côté le Caucase, dont les deux versants sont réunis dans une même circonscription politique, le nombre des Musulmans tombe à 2 500 000[39] et de ce chiffre, pour avoir les vrais Tatars, les descendants du peuple de la Horde d’Or, il faut déduire les Bachkirs et les tribus tatarisées où prédomine le sang finnois. Moins de 1 200 000 âmes forment tout le résidu de cette race turque ou tatare qui a si longtemps dominé la Russie et terrifié l’Europe. Dans l’Asie russe, ils ont pour congénères, en même temps que coreligionnaires, les Kirghiz, le plus étendu de tous les rameaux turcs, — dans le Turkestan, les Turkmènes ou Turcomans et les Uzbegs ; dans le Caucase, les Tatars sunnites ou chiites de la Koura et de l’Araxe, les Kumuks et quelques autres petites tribus ; dans la Sibérie enfin, quelques mahométans ayant plus ou moins droit au titre de Tatars avec quelques tribus aujourd’hui chrétiennes et aux trois quarts russifiées[40]. En Europe, les musulmanS ne dépassent la moitié de la population que dans un seul gouvernement, celui d’Oufa, et cela grâce aux Bachkirs, dans un gouvernement de l’Oural à demi asiatique et en voie de colonisation. Dans celles des autres provinces où ils sont le plus nombreux, dans les gouvernements de Kazan, d’Orenbourg, d’Astrakan, les mahométans n’atteignent pas le tiers de la population totale. Sur le bas Volga même, la majorité a passé aux chrétiens[41].




CHAPITRE IV


L’élément slave et la nationalité russe. — Slaves et Panslavisme. — Slaves et Letto-Lithuaniens. — Mode de formation du peuple russe, ses diverses tribus. — Leurs différences d’origine et de caractère. — Grands-Russes. — Blancs-Russes. — Petits-Russes. — L’Ukrainophilisme.


Au-dessus des Finnois et des Tatars, dont en Russie le rôle ethnologique a été fort inégal, vient la race qui a subjugué ou absorbé les autres, celle dont le nom sonne fièrement à toute oreille russe, la race slave. Sur la place et la parenté des Slaves, point de doute possible. Comme les Latins, les Celtes, les Germains, ils font partie de cette grande race aryenne ou indo-européenne, à laquelle semble échue la domination du monde. De cette communauté d’origine, ils ont pour garants leur type physique, leurs langues, leurs premières traditions. Ainsi que le grec, le latin et l’allemand, les langues slaves ne sont, à vrai dire, que des dialectes de cet idiome indo-européen dont le sanscrit est la plus ancienne forme connue. Ainsi que ceux de l’Allemagne, les contes et les légendes slaves reproduisent et complètent les données d’où sont sortis les mythes de l’Inde et de la Grèce[42]. Pas plus que nous, les Slaves ne sont asiatiques, ou, s’ils le sont, ils ne le sont pas autrement que nous. Leur établissement en Europe remonte au delà de toute époque historique. On ne sait qui, des Slaves ou des Germains, ont les premiers quitté l’Asie ; en tout cas, leur migration a dû se faire à peu d’intervalle. Entre les grandes tribus aryennes qui se partagent l’Europe, il est difficile de décider du degré de parenté. Les philologues ont voulu voir un lien plus intime entre les Slaves et les Germains ; mais si, pour la langue, les Slaves semblent un peu plus près de leurs voisins teutoniques, pour le caractère, ils se rapprochent plus des Européens de l’Ouest ou du Sud. Aryens comme nous, les Slaves, de même que les Celtes, les Hellènes, les Latins et les Germains, appartiennent à la branche occidentale, à ce qu’on pourrait appeler la branche européenne des Aryens. Dès les temps les plus reculés, on les trouve établis en Europe sur la Vistule et le Dniepr.

À travers les obscurités de l’histoire, il est difficile de découvrir le type primitif de ces tribus slavonnes. Celtes, Germains ou Slaves, l’antiquité classique confondait tous les peuples étrangers sous le nom de barbares, les peignant des mêmes couleurs, leur attribuant des mœurs analogues, ce qui ferait supposer que ces tribus ne différaient pas autant qu’elles l’ont fait depuis, et conservaient plus de races de leur commune origine. D’après ces descriptions (souvent également applicables aux barbares des races voisines), les anciens Slaves que nous reconnaissons sous les noms d’Antes, de Vendes, de Slovènes, et parfois aussi de Sarmates ou de Scythes, semblent avoir été grands et robustes, avoir eu les yeux gris ou bleus, les cheveux châtains roux ou blonds, traits qui se retrouvent encore souvent chez les Russes[43]. L’archéologie préhistorique ne nous donne pas de renseignements beaucoup plus précis. De même que les Germains, les Aryens de l’est semblent avoir beaucoup changé dans le cours des siècles. Les plus anciens tombeaux des pays slaves nous ont fourni, aux environs de Cracovie, par exemple, des crânes de forme allongée ou dolichocéphale du plus pur type aryen. Beaucoup des peuples slaves contemporains ont perdu ce trait, regardé naguère comme caractéristique de la race indo-européenne, ou bien ne le possèdent qu’à un degré inférieur à la plupart des peuples latins ou germaniques. Aussi, dans les classifications ethnologiques uniquement fondées sur la forme du crâne, ont-ils été parfois placés, à côté des Finnois, parmi les brachycéphales ou peuples à tête courte, tandis que leurs frères aryens étaient avec les Sémites rangés dans la classe dolichocéphale. Quelque défectueuse que soit une pareille classiGcation, elle a l’avantage de montrer que, pour être croisés de Finnois, les Russes ne sont pas autant éloignés des autres Slaves qu’on l’imagine souvent[44].

Il est difficile de dépeindre les aptitudes intellectuelles de cette race, qui dispute le monde aux Latins et aux Germams. C’est dans une longue carrière de civilisation, c’est par les lettres, les arts, les institutions politiques, que se dessine le génie des races et des nations. La plupart des Slaves sont trop jeunes à la vie indépendante ou à la culture européenne pour que leur individualité nationale ait pu atteindre au même relief que celle de leurs rivaux. Longtemps méprisés par les peuples de l’Occident, qui de leur nom (Esclavons) ont tiré le mot esclave, dédaignés par leurs voisins d’Allemagne, qui ne veulent voir en eux qu’une pure matière ethnologique (ethnologische Stoff), les Slaves n’ont probablement dû l’infériorité de leur rôle qu’à leur position géographique. Restés à l’orient, comme à l’entrée de l’Europe, dans la partie la plus massive et la plus exposée aux invasions de l’Asie, ils ont été naturellement les derniers civilisés et l’ont été le moins profondément. Ne pouvant élever de prétentions sur la culture de l’Europe moderne, quelques Slaves ont fait valoir des droits sur celle de l’antiquité. Des écrivains serbes ou bulgares ont imaginé de réclamer comme un patrimoine des Slaves la plus grande part de la civilisation grecque, du Thrace Orphée au Macédonien Alexandre. De pareilles revendications, appuyées sur des chants populaires bulgares de douteuse authenticité, reposent malheureusement plutôt sur le patriotisme que sur la science[45].

Comme ils étaient demeurés presque entièrement étrangers à la discipline de Rome et de la Grèce, les Slaves, par leur situation, par leur langue ou leur religion, sont restés plus ou moins à l’écart des principaux foyers intellectuels de l’Europe moderne, et n’ont pu prendre à son œuvre la même part que les deux autres grandes familles européennes. Il n’y a point à le nier : comme la civilisation antique, la civilisation moderne, celle dont ils jouissent eux-mêmes et dont en Orient ils se font les apôtres, s’est faite presque sans eux. Les Russes et les Slaves du sud n’y ont point apporté une pierre, et l’édifice se fût aisément passé du concours des Slaves occidentaux de Pologne et de Bohême. Il n’eût point existé de Slaves, l’Europe se fût terminée aux Alpes de Carniole et au Bœhmerwald, que sa civilisation n’eût pas été moins complète, tandis qu’on ne saurait, sans la mutiler, lui enlever l’œuvre d’une des grandes nations latines ou germaniques. Relégués à l’extrémité de la chrétienté, les Slaves n’ont guère pu la servir que par leurs armes, en gardant ses frontières, de la Save et du Danube au Dniepr et au Volga, contre les incursions de l’Asie.

Est-ce le génie qui fait défaut à la race ? Non assurément. Par un fait digne de remarque, des Slaves ont ouvert la voie à l’Occident dans les deux grands mouvements qui ont inauguré l’ère moderne, dans la Renaissance et dans la Réforme, dans la découverte des lois de l’univers et dans la revendication de la liberté de la pensée humaine. Le Polonais Kopernik a été le devancier de Galilée, le Tchèque Jean Huss, le précurseur de Luther. Ce sont là des titres pour les Slaves, mais la propriété leur en est contestée par les Allemands, car le malheur a voulu que, après s’être établie dans la patrie de leurs grands hommes, une race rivale ait pu leur en disputer jusqu’au nom. En tenant compte des empiétements séculaires de l’Allemagne et du fond slave de la population de la Saxe et de la Prusse orientales, les Slaves auraient peut-être plus de droits à réclamer comme leurs beaucoup des grands noms dont se vante l’Allemagne. Au-dessous de Kopernik et de Jean Huss, les deux peuples slavons les plus unis à l’Occident par le voisinage et la religion, la Pologne et la Bohême, pourraient citer un long catalogue d’hommes distingués dans les lettres, dans les sciences, dans la politique et dans la guerre. Chez les Slaves du Sud, une petite république cjmme Raguse a pu, à elle seule, fournir toute une galerie d’hommes de talent de tout genre[46]. Là où l’éloignement de l’Occident et l’oppression étrangère ont rendu l’étude impossible et empêché tout nom propre de se produire, le peuple a manifesté son génie dans des chants qui n’ont rien à envier aux plus belles poésies de l’Occident. Pour cette littérature populaire, impersonnelle, que nous admirons dans les romanceros espagnols, dans les ballades de l’Écosse ou les chansons de France, le Slave, loin de le céder aux Latins ou aux Germains, l’emporte peut-être sur les uns et les autres. Rien de plus vraiment poétique que les pesmés serbes et les doumi de la Petite-Russie, car, par une naturelle compensation, c’est chez les Slaves les moins initiés à la culture occidentale que la poésie populaire a eu la plus libre floraison.

Qu’apporteront ces nouveaux venus à notre culture européenne ? À la poésie, au roman, ils ont déjà donné des notes nouvelles ; que fourniront-ils à nos recherches scientifiques, à nos conceptions philosophiques, religieuses ou politiques ? C’est là, pour notre civilisation, une grosse question. Peut-être les Slaves sont-ils venus trop tard pour se faire un Panthéon ou un Walhalla aussi glorieusement rempli que ceux des Latins et des Germains. Peut-être, dans la littérature et dans l’art, l’âge héroïque, l’âge du sublime est-il passé ; peut-être, dans les sciences mêmes, les grandes lois aisément accessibles à l’esprit humain sont-elles découvertes, et sommes-nous réduits, pour longtemps, aux applications ou aux inventions de détail. Les Slaves, les Russes en particulier, n’ont pas moins d’ambition intellectuelle que d’ambition matérielle. Avec la témérité de l’adolescent qui, avant d’avoir appris toutes les leçons de ses maîtres, rêve déjà de les devancer ; ils montrent, vis-à-vis des vieux peuples de l’Occident, un dédain que nous devons pardonner à la présomption de leur jeunesse. Ils se flattent de résoudre les problèmes qui s’agitent stérilement chez nous, ils croient avoir le secret de la régénération sociale et politique de l’Europe et du monde chrétien. L’avenir en décidera. En attendant qu’ils élargissent et renouvellent notre civilisation, ils se l’approprient et l’étendent territorialement : après n’avoir eu longtemps d’autre rôle que d’en garder les frontières, ils les reportent en avant. De l’arrière-garde de l’Europe, ils sont devenus son avant-garde dans la conquête de l’Orient et de l’Asie.

Par le tempérament et le caractère, les Slaves présentent un ensemble de défauts et de qualités qui les place plus près des Latins et des Celtes que de leurs voisins, les Allemands. Au lieu du flegme germanique, ils montrent souvent, jusque sous le ciel du Nord, une vivacité, une chaleur, parfois une mobilité, une pétulance, une exubérance, qui ne se retrouvent point toujours au même degré chez les peuples du Midi. Chez les Slaves du sang le moins mêlé cette disposition a produit dans la vie politique un esprit remuant, inconstant, anarchique, un esprit d’incohérence, de division, de morcellement, qui a rendu difficile leur existence nationale, et qui, avec leur situation géographique, a été le grand obstacle au progrès de leur civilisation. La faculté qui distingue le plus généralement toute la race, indépendamment des divers croisements de ses différents peuples, c’est une flexibilité, une élasticité de tempérament et de caractère, des organes et de l’intelligence, qui la rend propre à recevoir et à reproduire toutes les idées et toutes les formes. On a souvent parlé du don d’imitation des Slaves : ce don s’applique à tout, aux mots comme aux pensées ; il s’étend à tous les âges, à tous les sexes. Cette malléabilité slavonne, du Polonais comme du Russe, n’est peut-être au fond qu’un des résultats de leur histoire et, par suite, de leur position géographique. Derniers venus à la civilisation et longtemps inférieurs aux races voisines, ils ont toujours été à l’école d’autrui. Au lieu de vivre d’invention, ils ont vécu d’emprunt, et l’esprit d’imitation est devenu leur faculté maîtresse, parce que c’était pour eux la plus utile, aussi bien que la plus exercée.

Le retard de leur développement, en même temps que l’imperfection de leurs frontières et de leurs cadres géographiques, n’a point laissé les diverses tribus slaves arriver à une individualité aussi tranchée que celle des nations latines ou germaniques.

Cela ne veut pas dire que les Slaves diffèrent trop peu les uns des autres pour former des peuples distincts, ayant chacun sa langue, sa littérature, ses traditions, son caractère ou son génie propre. Loin de là, l’histoire, la géographie, la religion, la domination ou le contact de l’étranger, les ont déjà trop séparés pour qu’ils puissent jamais se fondre les uns dans les autres, pour que la parenté de race et de langue leur fasse oublier leurs différences nationales. Le panslavisme serait aussi irréalisable que le panlatinisme ; au fond, c’est surtout un épouvantail inventé par les Allemands pour exciter les défiances de l’Occident envers les petites nationalités en lutte contre le germanisme. « Les ruisseaux slaves » n’ont aucun penchant à se perdre dans « la mer russe ». Catholiques ou orthodoxes, ni Tchèques, ni Croates, ni Serbes, ni Bulgares n’ont jamais envié le sort des Polonais de la Vistule. Ce que ses petits frères puînés attendent de la sainte Russie, ce n’est point leur absorption dans les États du tsar, mais la défense de leur indépendance. On le sait à Pétersbourg ; on sait aussi que l’empire compte déjà dans son enceinte assez de peuples et de nationalités pour n’en pas aller accroître encore le nombre. À Moscou même, en dehors de quelques rares utopistes, les rêveurs du « panslavisme » ne vont pas dans leurs songes au delà d’une sorte de patronat des Slaves du Sud ou d’hégémonie slavonne, et cette suzeraineté de la Russie pourrait rencontrer des rebelles parmi les plus dévoués de ses congénères[47].

Aussi haut que l’on peut remonter dans le passé, on trouve les Slaves divisés en deux groupes principaux que les influences historiques devaient pousser à un fatal antagonisme. À l’est, vers le Dniépr, ce sont les Slaves orientaux, d’où, avec les Russes, semblent être sortis les Slaves du Sud, Bulgares, Serbes, Croates et Slovènes. À l’ouest, sur la Vistule et l’Elbe, ce sont les Slaves occidentaux ou Lékites, Polonais, Tchèques, Slovaques, avec d’autres peuples, aujourd’hui détruits ou absorbés par les Allemands, et dont la Lusace saxonne et prussienne nous offre encore dans les Wendes un débris vivant. La position géographique de chacune de ces tribus a décidé de leur hisloire, et a fait aux deux principales des destinées ennemies. À l’ouest, les Slaves occidentaux ont rencontré l’influence de Rome ; à l’est, les Slaves orientaux, l’influence de Byzance ; de là un antagonisme qui, pendant des siècles, a mis aux prises les deux plus grands peuples slavons. Unis par la communauté d’origine et l’afOnité des langues, ils ont été séparés par ce qui est le plus fait pour lier les iiommes, par la religion, par l’écriture, par le calendrier, par les éléments même de la civilisation. De là, entre la Russie et la Pologne, une lutte morale autant que matérielle, lutte qui, après avoir failli anéantir l’une, a coulé l’existence à l’autre, comme si, des Karpathes à l’Oural, sur cette immense surface plane et unie, il ne saurait exister à la fois deux États distincts.

Entre les deux grands rameaux des Slaves, et au sud des Finnois de la Baltique, apparaît au nord-ouest, sur le Niémen et la Duna, un groupe étrange, d’origine incontestablement indo-européenne et cependant isolé parmi les peuples de l’Europe, se rattachant aux Slaves, mais formant plutôt une branche voisine de la branche slavonne qu’un rameau de celle branche : — c’est le groupe letto-lithuanien.

Relégué au nord dans des forêts marécageuses, comprimé entre de puissants voisins, le groupe lithuanien est demeuré, pendant longtemps, fermé à toute influence de l’Orient et de l’Occident. Il a été, de tous les peuples de l’Europe, le dernier à recevoir le christianisme, et, encore aujourd’hui, ses langues sont, de tous les idiomes européens, les plus proches du sanscrit. Nulle famille humaine n’a eu moins de migrations, nulle n’a habité un territoire aussi compact, et aucune n’a été, à ce point, morcelée par l’histoire, par les conquêtes, par la religion. Pressés entre des races plus nombreuses qui les ont refoulés petit à petit, les Letto-Lithuaniens sont maintenant réduits à environ 3 millions d’âmes, parlant trois langues, le lithuanien, le samogitien, le letton ; ils sont partagés entre deux États, la Russie et l’Allemagne, sans compter le royaume de Pologne, dont ils occupent le nord-est. Disputés par trois nations, les Allemands, les Polonais, les Russes, qui ont tour à tour pris pied chez eux, ils ont reçu la religion des uns et des autres, et se trouvent ainsi divisés en protestants, en catholiques, en orthodoxes. Leurs deux groupes principaux, le lithuanien et le letton, ont eu des destinées dont l’opposition répond à tous ces contrastes.

Le premier, le plus nombreux, a joué longtemps un rôle considérable entre la Russie et la Pologne ; il a, sous les Jagellons, été un moment sur le point de saisir l’hégémonie du monde slave. Unie pendant quatre siècles à la Pologne sans se confondre avec elle, agrandie aux dépens des anciennes principautés russes, la contrée à laquelle les Lithuaniens ont donné leur nom a été annexée à la Russie lors des trois partages de la Pologne ; elle est demeurée, entre ces deux pays, l’objet d’une contestation historique qui a été le principal obstacle à leur réconciliation. Mêlés aux Polonais et aux Russes, qui les menacent d’une double absorption, les Lithuaniens et les Samogitiens, leurs frères de langue et de race, comptent encore, dans l’ancienne Lithuanie, près de 2 millions d’âmes, pour la plupart catholiques ; ils forment la majorité de la population dans les deux gouvernements de Vilna et de Kovno. A côté, persiste encore, en Prusse, un groupe de 200 000 Lithuaniens, représentants des anciennes populations de la Prusse orientale, dont le nom vient d’un peuple de même race (Prussiens, Borussiens) qui conserva sa langue jusqu’au dix-septième siècle. Le deuxième groupe vivant de cette famille, les Lettons, tribu peut-être croisée de Finnois, monte à plus d’un million d’âmes. Ils forment la majorité des habitants de la Courlande et de la moitié méridionale de la Livonie. Convertis, assujettis et mis en servage par les chevaliers Porte-Glaive, ils ont passé au luthéranisme avec leurs seigneurs allemands. Comme les tribus finnoises, en dehors de la Finlande, Lettons et Lithuaniens, dans leur petit nombre et leur morcellement, sont, par eux-mêmes, incapables de former une nation, un État.


C’est du cours supérieur du Dniepr et de la Duna, près du point de partage des eaux entre la mer Noire, la Baltique et la Caspienne, que sont partis les Slaves qui devaient former le ciment de la grande nation destinée à régner dans l’intervalle des trois mers. S’avançant le long des fleuves, de l’ouest à l’est, en rayonnant vers le nord et le sud, ils pénétrèrent dans les profondeurs des forêts, chassant devant eux les tribus finnoises, ou les coupant en massifs isolés pour les absorber peu à peu. Du mélange des deux races par l’assimilation de la plus rude à la plus cultivée, sous la double action d’une commune religion et d’un milieu commun qui tendaient à les ramener toutes deux à l’unité, s’est formé un peuple nouveau, une nation homogène. En effet, à l’encontre de certains préjugés, il n’y a pas seulement en Russie des races plus ou moins fondues, il y a une nation, ce qu’on a, de nos jours, appelé une nationalité, aussi unie, aussi compacte, aussi consciente d’elle-même qu’aucune nation du monde. Avec toutes ses races diverses, tous ses allogènes (inorodlsy), la Russie n’est rien moins qu’une masse incohérente, une sorte de conglomérat politique ou de marqueterie de peuples. Ce n’est point à la Turquie ou à l’Autriche, c’est plutôt à la France qu’elle ressemble pour l’unité nationale. Si la Russie peut être comparée à une mosaïque, c’est à un de ces pavages antiques dont le fond est d’une seule substance et d’une seule teinte, dont le cadre seul est fait d’une bordure de différentes pièces et de diverses couleurs. La plupart des populations d’origine étrangère sont rejetées aux extrémités de la Russie et forment autour d’elle, surtout vers l’est et vers l’ouest, comme une ceinture d’une plus ou moins grande épaisseur. Tout le centre est rempli par une nationalité à la fois absorbante et expansive, au milieu de laquelle s’effacent de maigres colonies allemandes ou de minces enclaves flnnoises ou tatares, sans cohésion et sans lien national.

Dans l’intérieur de cette Russie, au lieu des dissemblances et des contrastes, ce qui frappe le voyageur, c’est l’uniformité des populations et la monotonie de la vie. Cette uniformité, que la civilisation tend à répandre partout, se retrouve chez les Russes à un plus haut degré que chez aucun peuple de l’Europe. La langue a, d’un bout de l’empire à l’autre, moins de dialectes et de patois, moins de dégradations de teintes que, sur une bien plus petite surface, la plupart de nos langues occidentales. Les villes ont même figure, les paysans même air, mêmes habitudes, même genre de vie. Il n’est point de pays où les gens se ressemblent davantage ; il n’en est point d’aussi dépourvu de celle complexité provinciale, de ces oppositions de type et de caractère qu’offrent encore l’Italie et l’Espagne, l’Allemagne et la France. La nation s’y est faite à l’image de la nature, elle montre la même unité, presque la même monotonie que les plaines qu’elle habite.

Dans la nation, comme dans le sol russe, il y a cependant deux types principaux, presque deux peuples, parlant deux dialectes différents et nettement séparés dans leur ressemblance même : ce sont les Grands-Russiens et les Petits-Russiens. Par leurs qualités comme par leurs défauts, ils représentent, en Russie, le contraste éternel du Nord et du Sud. L’histoire n’a pas moins fait pour les diversifier que la nature. Les premiers ont leur principal centre à Moscou, les seconds à Kief. Étendues l’une au nord-est, l’autre au sud-ouest, ces deux moitiés inégales de la nation russe ne correspondent pas exactement aux deux grandes zones physiques de la Russie. La faute en est partie à la nature elle-même, en partie à l’histoire, qui a entravé le développement de l’une et protégé celui de l’autre. Les steppes du sud, ouverts à toutes les invasions, ont longtemps arrêté l’expansion du Petit-Russien ou Malo-Russe, qui, pendant des siècles, est resté cantonné dans les bassins du Dniépr, du Boug et du Dniestr, tandis que le Grand-Russe, s’étendant librement dans le nord et l’est, s’établissait dans l’immense bassin du Volga, et, maître de presque toute la région des forêts, des grands lacs à l’Oural, redescendait dans la Terre noire et dans les steppes, le long du Volga et du Don.

Entre ces deux éléments principaux s’en trouve un troisième moins important auquel l’histoire, comme la nature, a fait un rôle plus ingrat : c’est le Biélo-Russe ou Blanc-Russien, habitant les gouvernements de Moghilef, Vitebsk, Grodno, Minsk, région qui possède quelques-unes des plus belles forêts de la Russie, mais dont le sol coupé de marécages est en général maigre et insalubre. Plus voisins des Grands-Russiens par leur dialecte, les Biélo-Russes ont été rapprochés davantage des Petits-Russiens par les vicissitudes de la politique ; les deux tribus sont souvent réunies sous le nom de Russes occidentaux. De bonne heure sujette de la Lithuanie, dont son dialecte était devenu la langue officielle, la Russie-Blanche fut, comme la plus grande partie de la Petite-Russie, réunie à la Pologne, et, pendant des siècles, elle demeura, entre la république polonaise et les tsars de Moscou, l’enjeu d’une lutte dont elle saigne encore. Des trois tribus russes, c’est sans doute celle dont le sang slave est le plus pur ; elle n’en est pas moins demeurée la plus pauvre et la moins avancée en civilisation.

Les Biélo-Russes comptent près de 4 millions d’âmes, les Petits-Russes de 17 à 18 millions, les Grands-Russes de 47 à 48 millions, soit, à eux seuls, la moitié environ de la population de l’empire en Europe.

Le Grand-Russien forme l’élément le plus vigoureux, le plus expansif de la nation russe ; c’est aussi le plus mêlé. Le sang finnois a laissé plus de traces dans ses traits, la domination tartare dans son caractère. Avant l’avènement des Romanof, il formait, à lui seul, tout l’empire des tsars de Moscou, bien que ces derniers aient pris le titre de souverains de toutes les Russies longtemps avant qu’Alexis, père de Pierre le Grand, eût, par l’annexion de l’Ukraine, commencé à justifier ce titre. De là, le Grand-Russien a, sous le nom de Moscovite, été considéré par certains étrangers comme le vrai, le seul Russe. Ce nom est impropre : car le Grand-Russe, produit de la colonisation de la Russie centrale par les Russes occidentaux avant l’invasion des Tatars, est antérieur à l’État et à la ville même de Moscou. Si de son sein est sortie l’autocratie moscovite, il est impossible de couper les liens qui lui rattachent la grande république slave de l’ouest, dont le nom est resté un symbole d’activité et de liberté, Novgorod.

Le moins slave de tous les peuples qui prétendent à ce nom, le Grand-Russien, a été le grand colonisateur de la race slave. Traité par ses ennemis de touranien, de mongol, d’asiatique, il a, comme les autres Russes, eu son point de départ en Occident, dans la Petite-Russie, dana la Russie-Blanche et à Novgorod. C’est de l’Europe qu’il a marché vers l’Asie ; c’est des rives de la Duna et du Dniepr qu’il est parti pour cette gigantesque odyssée qui devait, en cinq ou six siècles, le mener par delà l’Oural, par delà la Caspienne et le Caucase. Nous avons une image des destinées et de la route du Grand-Russe dans le fleuve dont il a descendu le cours, de la source à l’embouchure : le Volga lui a pour ainsi dire tracé son itinéraire ; comme le Volga, il a coulé de l’Europe à l’Asie. Quand, avec Ivan III et Ivan IV, quand, plus tard, avec Pierre le Grand, il fit un retour offensif vers la Baltique et l’Occident, il ne faisait que remonter à sa source, que chercher à retrouver sa base européenne. Toute son histoire a été une lutte contre l’Asie, ses conquêtes, un agrandissement de l’Europe. Longtemps vassal des khans tatars, la domination asiatique ne lui a jamais fait oublier son origine européenne, et jusqu’au fond de la Moscovie, le seul nom d’Asiatique, d’Asiate, est pour le paysan demeuré une injure.

Vainqueur de l’Asie, le Russe de la Grande-Russie n’a pas traversé l’intervalle de six siècles, et tout l’espace du Dniépr à l’Oural, sans prendre sur sa route, au moral comme au physique, plus d’un trait des populations assimilées ou assujetties. Le corps et l’esprit ont plus de pesanteur que chez les Slaves moins mêlés, la beauté aryenne est plus rare. De son croisement avec les Finnois, le Grand-Russien a souvent retenu une face plate, des yeux petits, des pommettes proéminentes. De cette influence finnoise ou de l’oppression tatare, il a gardé quelque chose de plus âpre, mais aussi de plus robuste, que les autres Slaves. Il a moins d’indépendance, de fierté, d’individualité ; il a plus de patience, d’unité de vues et d’esprit de suite. Selon la remarque de Herzen, si le sang slave s’est alourdi chez lui, le Grand-Russien, dans son mélange avec des races plus pesantes, a perdu de la mobilité qui a été si fatale à d’autres tribus slavonnes. L’extrême ductilité slave a été corrigée par l’alliage étranger ; dans sa fusion avec le cuivre tatar ou le plomb finnois, le métal russe a plus gagné en solidité qu’il n’a perdu en pureté. C’esl peut-être à ce croisement que le Grand-Russien doit de l’avoir emporté sur tous ses rivaux, et d’être devenu le noyau du plus grand empire du monde. Au lieu d’une anomalie, le triomphe de ces tribus de sang mêlé sur des concurrents moins mésalliés est un phénomène qui s’est souvent reproduit dans l’histoire. Ces peuples, issus de races diverses, regagnent en vigueur ce qui leur manque en délicatesse. Ainsi, la Prusse en Allemagne, le Piémont en Italie, ont donné à nos deux voisins l’unité qu’ils n’avaient pu recevoir d’éléments nationaux moins mélangés ; déjà, dans l’antiquité, la Macédoine et Rome elle-même avaient offert des exemples analogues.

Pour être mâtinés de Finnois ou de Tatars, les Grands-Russes ne sont devenus ni Tatars ni Finnois ; pour n’être point de pure race indo-européenne, ils ne sont pas des Touraniens. La langue et l’éducation historique ne sont pas leurs seuls titres au nom de Slaves. Le Russe de la Grande-Russie n’est point seulement slavon, comme le Français et l’Espagnol sont latins, par les traditions et la civilisation, par adoption, pour ainsi dire : le Grand-Russe est slave par filiation directe, par le corps, par la race. Une part notable du sang de ses veines est slavonne et caucasique. La proportion est difficile, impossible à déterminer ; elle varie suivant les régions, elle varie suivant les classes, qui longtemps ont formé des castes plus ou moins fermées. Elle est plus grande dans les pays d’ancienne colonisation, au bord des rivières, par exemple, le long desquelles les Slaves se sont jadis avancés. Parfois, en marchant des rives d’un fleuve dans l’intérieur des terres, on peut passer d’un type presque tout slave à un type presque tout finnois, jusqu’à reconnaître de simples Finnois russifiés, qui, en perdant leur langue, ont conservé leur costume et leurs mœurs. La part du sang slave dans la masse de la nation n’en reste pas moins considérable, si ce n’est prépondérante. Toutes les raisons qui nous ont montré chez le Russe un alliage finnois nous font retrouver chez lui un fond slavon.

La Grande-Russie n’a pas été soumise par les Slaves de Novgorod et de Kief en quelques brèves expéditions militaires. Ce ne fut pas une conquête, une simple occupation à main armée, sans autre révolution qu’un changement de dynastie ou de propriétaires du sol : ce fut une longue et lente immigration, comme une infiltration sourde et séculaire des Slaves, qui a presque échappé aux annalistes contemporains, et que l’histoire devine sans en pouvoir fixer les phases. À cela, rien à comparer en Occident. La colonisation de la Grande-Russie par les Russes occidentaux dut être assez semblable à celle qui se poursuit encore, de nos jours, dans les provinces à demi désertes de l’Est et du Sud. On ne saurait se représenter les forêts du Nord, à l’époque finnoise, comme aussi habitées que les forêts des Gaules, ou même de la Germanie, avant les guerres romaines. Le climat, le sol, le genre de vie de ces populations souvent encore nomades, s’opposent à de pareilles vues. Le peu de résistance offert à l’invasion russe témoigne également du petit nombre des aborigènes. Il en est de même des différences physiques et morales que présentent entre eux les Finnois encore épars sur le sol russe. Une pareille diversité, chez des tribus manifestement apparentées, doit être antérieure à la colonisation slave et montre la dispersion et l’extrême morcellement des tribus indigènes. L’établissement des Slaves élait facile au milieu de ces peuplades éparpillées, dont plus d’une leur a dû probablement sa concentration en groupe relativement compact. Peut-être même la russification des Finnois n’a-t-elle pris des proportions considérables que lorsque ces tribus, agglomérées par la pression des nouveaux arrivants, ont été de tous côtés serrées par eux.

Il ne faut pas oublier, du reste, que le mélange n’est pas la seule façon dont deux races mises en présence réagissent l’une sur l’autre. Leur seul contact sur le même sol, sans lutte à main armée, suffit souvent pour déterminer la diminution de l’une au profit de l’autre. Ce phénomène, qui, de nos jours, s’est manifesté d’une manière si éclatante en Amérique et en Océanie devant les Européens, semble s’être produit jadis, en Europe même, lors de la disparition des populations primitives devant la race indo-européenne.

N’est-il pas probable qu’en Russie le sang slave, c’est-à-dire le sang indo-européen, a eu, sur le sang touranien, les mêmes avantages que dans le reste de l’Europe ? Quoique, malheureusement, on n’ait à ce sujet aucune donnée statistique, certains observateurs assurent que, aujourd’hui même, les populations finnoises tendent à diminuer, partout où elles se trouvent en contact direct avec la population russe, et cela indépendamment des mariages, qui d’habitude sont rares entre Finnois et Russes, indépendamment de tout mélange, par le seul fait du voisinage. Les lois mystérieuses du struggle for life n’ont-elles pas pu agir d’une manière plus sensible, lorsque, au lieu de se trouver en face de Russes déjà croisés avec eux, les Finnois se trouvaient vis-à-vis de Slaves d’un sang plus pur ?

En dehors de toutes conjectures sur les conditions du mélange des deux races et sur les résultats de la concurrence vitale entre elles, les traits du peuple russe témoignent déjà de sa filiation slave. L’œil, qui dans le visage du paysan grand-russien reconnaît clairement une empreinte finnoise ou tatare, perçoit aussi nettement que le tout n’est ni tatar ni finnois ; la preuve en est qu’en général le Grand-Russe se distingue à première vue du Finnois, comme du Tatar.

Les traditions du Grand-Russe témoignent également de ses droits au nom de Slave. Ce n’est pas, en effet, uniquement par la langue qu’il se rattache à la famille slavonne et, par celle-ci, aux autres nations de l’Europe : c’est par les contes et les chants populaires, par les débris de sa mythologie et les superstitions encore vivantes ; or, pour la généalogie des peuples, ce sont là des documents qu’on ne saurait plus dédaigner. Chose remarquable, c’est dans le nord de l’empire, dans des régions incontestablement finnoises, aux bords du lac Onega, par exemple, que les savants contemporains ont recueilli le plus grand nombre de contes et de chants, de skazkas et de bylinas, comme si, en s’enfonçant dans les forêts du nord, le Slave russe avait pris soin d’y apporter avec lui ses titres de famille[48].

En résumé, dans les plaines du haut Volga et de l’Oka se sont unies des populations hétérogènes, éparses et sans consistance, et, de toutes ces parcelles de peuples, il s’est formé un tout compact, dont les divers éléments, associés avant d’être confondus, se laissent encore reconnaître ; de même, dans le granit, le quartz, le feldspath et le mica, mêlés sans être combinés, forment une des substances les plus dures qui soient au monde. Chez le peuple russe en effet, chez le Grand-Russien en particulier, divers éléments nationaux restent souvent discernables à l’œil : ils ne sont encore qu’agrégés ; la fusion physiologique, commencée depuis des siècles, n’est point encore achevée ; la fusion morale, politique, la seule qui importe à la constitution d’un peuple, l’a devancée. À certains égards, le type national est encore en élaboration et comme à l’état d’ébauche ; mais, s’il semble parfois moins formé que chez tel peuple occidental, la nationalité russe n’est pas dans le même cas : elle n’a rien à gagner à la disparition de traces d’origine que le peuple ne saisit point, et dont les causes lui sont inconnues ou indifférentes. Dans leur plus grande diversité de traits, les populations de la Russie n’offrent pas de ces oppositions violentes de types et de couleurs qu’un mélange séculaire est presque impuissant à effacer, et qui exposent tels États de l’Amérique à des luttes ou à des rivalités de races, capables de mettre en péril la liberté avec la sécurité. Pour l’unité ethnologique, de même que pour l’unité physique du sol et du climat, la Russie a l’avantage sur les États-Unis et, à plus forte raison, sur le Brésil.

En dépit des traces de croisement qu’accuse souvent son visage, le Grand-Russe reste en manifeste communauté avec la race caucasique, par les caractères extérieurs qui la distinguent le plus nettement, par la taille, par la couleur de la peau, par celle des cheveux et des yeux. Sa taille est plus souvent haute que basse, sa peau est blanche, ses yeux sont fréquemment bleus, ses cheveux, souvent blonds, châtain clair ou roux, nuances qui sont l’apanage presque exclusif de la souche caucasique ou méditerranéenne. La barbe longue et épaisse qu’aime à porter le moujik, et que toutes les persécutions de Pierre le Grand n’ont pu lui faire couper, est elle-même un signe de race, rien n’étant plus nu que le menton du Mongol ou du Chinois[49].

Ainsi, pour la race comme pour le sol, si la Russie diffère de l’Occident, elle diffère encore plus de la vieille Asie : aux deux points de vue, elle est une conquête du premier sur la seconde. Le peuple russe, par le sang comme par les traditions, se rattache directement à la famille la plus noble, la plus progressive, la plus intelligente du globe, mais à la branche jusqu’ici la moins illustre, ou mieux, la plus obscure de la famille. Des deux principaux éléments ethniques de la Russie, le plus européen, le slave, nous est, dans son génie, presque aussi inconnu que l’autre ; nous ne pouvons savoir quelles surprises réserve à l’avenir le singulier peuple sorti de leur fusion.


Les Petits-Russiens ou Malo-Russes sont les méridionaux de la Russie. On calcule que les deux tiers d’entre eux ont les cheveux bruns ou châtain foncé[50]. Plus purs de race que leurs frères de la Grande-Russie, plus voisins de l’Occident, ils se font gloire d’un sang moins mêlé, d’un climat plus doux, d’une terre plus riante. Ils sont plus beaux de visage et plus grands de taille, plus fins de membres et d’ossature ; ils sont plus vifs et alertes d’esprit, mais à la fois plus mobiles et plus indolents, plus méditatifs et moins décidés, par suite plus apathiques et moins entreprenants. Moins éprouvés par le climat et par le despotisme oriental, le Petit-Russien et le Russien-Blanc ont plus de dignité, plus d’indépendance, plus d’individualité que le Grand-Russien ; ils ont l’esprit moins positif, plus ouvert au sentiment et à l’imagination, plus rêveur, plus poétique[51]. Toutes ces nuances de caractère se retrouvent dans les mélodies et les chants de chacun des deux groupes, dans leurs fêtes et leurs coutumes populaires, bien que les diversités provinciales aillent en s’atténuant sous l’influence du rameau grand-russien, qui tend à s’assimiler les Russes occidentaux comme les autres populations de l’empire. Le contraste est encore visible dans la famille et dans la commune, dans la maison et dans les villages des deux tribus. Chez le Petit-Russien, l’individu est plus indépendant, la femme, plus libre, la famille, moins agglomérée ; les maisons sont plus espacées, et souvent entourées de jardins et de fleurs.

Ces Petits-Russes soumis, grâce à la domination polonaise, à l’influence occidentale, ont, vers le dix-septième siècle, été les premiers intermédiaires entre l’Europe et la Moscovie, à laquelle, outre le voisinage, les rattachaient des affinités de langue et de religion. Avant Pierre le Grand et, en partie même sous ce prince, c’est par leur entremise que s’exerça principalement l’ascendant de l’Europe sur Moscou et la Russie.

C’est à la Petite-Russie qu’appartenaient les Zaporogues, la plus célèbre de ces tribus cosaques qui, entre la Pologne, les Tatars et les Turcs, jouèrent un si grand rôle dans l’Ukraine ou les steppes du Midi, et dont le nom demeure toujours pour les Russes synonyme de vie libre et indépendante. Aujourd’hui encore le Kazalchestvo, avec ses traditions libérales ou démocratiques, reste l’idéal plus ou moins conscient, ou plus ou moins avoué, d’un grand nombre de Petits-Russiens. Une autre raison qui tient également à l’histoire de l’Ukraine, l’origine étrangère ou la dénationalisation d’une grande partie des hautes classes, ici polonaises et là grandes-russiennes, favorise également chez le peuple malo-russe les instincts démocratiques. Pour ce double motif, le Petit-Russien est peut-être moins fermé aux aspirations politiques, et par là même plus accessible aux séductions révolutionnaires que son frère de Grande-Russie[52].

Des Cosaques d’aujourd’hui, ceux de la mer Noire, transportés sur le Kouban, entre la mer d’Azof et le Caucase, sont seuls Petits-Russiens ; les Cosaques du Don et de l’Oural sont Grands-Russiens. Aux 17 ou 18 millions de Petits-Russes de la Russie il faut ajouter, au point de vue ethnologique, environ 3 millions d’âmes en Autriche, des deux côtés des Karpathes, dans la Galicie orientale, l’ancienne Russic-Rouge, dans la Bukovine et dans les comitats de la Hongrie septentrionale.

On a contesté aux Petits-Russiens comme aux Russiens-Blancs, c’est-à-dire à près d’un tiers du peuple russe, le nom et la qualité de Russes. Pour les séparer des Grands-Russiens, on leur a cherché des désignations nationales différentes. Tantôt, réservant le nom de Russe pour le Grand-Russien, on a donné aux autres le nom latin de Ruthène ou le nom hongrois de Roussniaque, qui ne sont qu’une transcription et un synonyme du nom qu’on leur voulait enlever. Tantôt au contraire, conservant le titre de Russe pour les Slaves de la Petite-Russie et de la Russie-Blanche, premiers centres de l’empire des descendants de Rurik, on l’a refusé à la Grande-Russie, à laquelle on a infligé le nom de Moscovie. Ces disputes de mots, suscitées non par des Petits-Russiens, mais par des Polonais, n’ont rien changé aux faits. Elles n’ont abouti qu’à maintenir entre la malheureuse Pologne et la Russie des prétentions inconciliables, qui ont amené la plus forte à méconnaître la nationalité de la plus faible, comme la Pologne avait jadis méconnu la nationalité de ses anciens sujets russes, il nous suffit ici de constater que ces termes de Ruthène, Roussniaque, Roussine, comme ceux de Russe et de Russien, employés indifféremment les uns pour les autres par les anciens écrivains et les anciens voyageurs, ne sont au fond que des formes d’un même nom, désignant même nationalité, au moins dans les limites de l’empire[53].

Séparée de la Grande-Russie lors de l’invasion des Tatars, la Petite-Russie est en vain restée cinq siècles sujette de la Pologne et de la Lithuanie. La surface polie, la noblesse de Kief, de la Volhynie, de la Polodie, s’est seule polonisée[54]. Grâce surtout au rite grec, le fond du peuple, l’immense majorité des habitants de Kief et de l’Ukraine s’est retrouvée aussi russe que le peuple de Novgorod ou de Moscou. Peu importe que l’idiome du Petit-Russien mérite le titre de langue au lieu du nom de dialecte, — il en était bien ainsi de notre provençal ; — peu importe même que le peuple malo-russe ou ukrainien ait droit à être considéré comme une nation ou une nationalité distincte. Cette question, vivement discutée par les savants aussi bien que par les patriotes ukrainophiles, est de celles que nous ne saurions nous permettre de trancher, à l’aide de considérations d’ethnologie ou de linguistique, car, à nos yeux, la nationalité ne réside ni dans la race ni dans la langue, mais dans la conscience populaire. Ce qui ne souffre pas de doute, c’est que, vis-à-vis de l’Occident, le Petit-Russe est aussi Russe que le Grand-Russe.

Si quelques esprits, comme le poète Chevtchenko[55] et les Ukrainophiles, ont été soupçonnés de songer à ériger la Petite-Russie en nation également indépendante de la Russie et de la Pologne, de reprendre les projets de Khmelnitski ou de Mazeppa, de pareils songes n’ont pas trouvé beaucoup plus d’écho chez les Petits-Russiens que n’en ont rencontré, en 1870-71, dans le sud de la France, les projets, de ligue du Midi. Les écrivains contemporains de la Petite-Russie sont presque unanimes à désapprouver toute tendance sécessionniste, et le plus illustre d’entre eux, l’historien Kostomarof, a sévèrement condamné Mazeppa, le dernier homme qui ait sérieusement entrepris de détacher l’Ukraine de la Russie. L’Ukrainophilisme et les poètes malo-russes ne sont guère plus dangereux pour la Russie que ne le sont pour l’unité française la renaissance d’une littérature provençale, et ces félibres du Midi chez lesquels une police ombrageuse pourrait aussi relever parfois plus d’un écart de langage. Chez leurs partisans même, les tendances accusées de séparatisme se bornent le plus souvent à des souhaits de décentralisation et d’autonomie provinciale, au regret des anciennes franchises supprimées par Pierre le Grand et Catherine II, à la répulsion contre la bureaucratie et le tchinovnisme importés de Moscou et de Pétersbourg. Les plus déterminés des Ukrainophiles ne vont pas au delà de rêves fédéralistes, soutenant que le fédéralisme seul peut donner satisfaction aux nombreuses populations d’origine diverse du vaste empire[56]. En tous cas les obstacles maladroitement apportés par le pouvoir à la diffusion de la littérature ou de la presse malo-russe, à l’emploi même d’un dialecte seul compris du peuple, sont peu faits pour étouffer chez le Petit-Russien les penchants autonomistes qu’on prétend ainsi détruire dans leur germe[57].

Par la proscription d’un idiome, parlé par plus de bouches que le serbe et le bulgare réunis, c’est tout une notable portion du génie national que la censure russe voue au silence et aux ténèbres ; c’est toute une notable portion du peuple russe, la mieux douée peut-être pour l’art et la poésie, que la bureaucratie pétersbourgeoise prive de tout moyen d’expression, de tout moyen d’instruction. En Russie moins qu’ailleurs, les esprits dédaigneux des langues restreintes et des dialectes provinciaux ne se doivent point faire illusion : le parler populaire, souvent à la longue destiné à périr, ne se laisse pas évincer en quelques années ; il est plus facile d’en prohiber l’usage par des ordonnances que de lui substituer dans la pratique la langue littéraire officielle. Dans l’intervalle, la main qui, sous prétexte de leur ouvrir sur le monde une plus large fenêtre, ferme l’humble lucarne par laquelle leur arrivait la lumière, condamne à la nuit de l’ignorance des millions de créatures humaines.

Les différences de race, de dialecte, de caractère, qui distinguent les deux principales tribus russes, ne sont pas plus grandes que celles qui se rencontrent entre le nord et le midi des États de l’Occident dont l’unité, ancienne ou récente, est la mieux assise. Pour la race même, au nom de laquelle les ethnologues de l’école de Duchinski prétendent les séparer, il y a entre les tribus russes moins de distance qu’on ne l’imagine. Si le Grand-Russien a été plus mêlé aux Finnois, le Petit-Russien l’a été peut-être davantage aux Tatars dont ses princes de Kief ont recueilli des tribus entières, et ses Cosaques des steppes, de nombreux fugitifs ou compagnons d’aventures. Loin d’être en antagonisme naturel, le Petit-Russe et le Grand-Russe sont unis l’un à l’autre par des liens multiples, par la géographie qui ne permettrait guère au plus faible une existence isolée, par les traditions historiques et par des antipathies communes, par les intérêts, par la religion, encore la première puissance chez l’un comme chez l’autre, par la double parenté enfin de langue et d’origine. Ils se complètent mutuellement, et ils donnent à leur commune patrie cette complexité de caractère et de génie, dans l’unité, qui a fait la grandeur de tous les grands peuple de l’histoire.




CHAPITRE V


La Russie et les nationalités historiques de ses frontières occidentales. — Obstacles à la russification. — Allemands et influence allemande. Antipathie Contre le niémets. — Allemands dans les provinces baltiques et en Pologne. — La question polonaise. — Intérêt réciproque des Russes et des Polonais à une réconciliation. — Nationalités plébéiennes et politique démocratique.


La nation russe, même en y comprenant les Petits-Russiens et Blancs-Russiens, occupe l’intérieur de l’empire sans en pouvoir remplir encore ie cadre. Presque nulle part, si ce n’est sur la mer Blanche et la mer Noire, si ce n’est avec les Ukrainiens le long de la Galicie orientale, le peuple russe n’atteint les limites de la Russie. Sur presque toutes ses frontières, il est entouré de populations d’origine étrangère divisées en deux bandes principales. l’une à l’est, vers l’Asie, composée de Finnois, de Bachkirs, de Tatars, de Khirghiz, de Kalmouks ; — l’autre plus considérable, mais non plus homogène, à l’ouest, vers l’Europe, sur le flanc le plus vulnérable de l’empire, le seul où la Russie confine à de puissants voisins. À certaines heures, ce peut être là pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg un sujet de graves préoccupations.

Il est à remarquer que le principal élément de la nation, celui qui en forme le noyau, le Grand-Russien ne touche lui-même à ces populations occidentales de races différentes que sur un point, et cela au moins exposé, vers le golfe de Finlande, et par une région des plus pauvres et des moins peuplées. Au centre et au sud, entre l’ancienne Moscovie et les conquêtes de Pierre le Grand et de Catherine II, entre la Grande-Russie d’un côté et la Livonie, la Lithuanie, la Pologne d’un autre, il y a la Russie-Blanche et la Petite-Russie, lesquelles, n’étant pour ainsi dire Russes que de second degré, sont bien moins propres à russifier autrui. Cet inconvénient est aggravé par le peu de population de la Russie-Blanche et des Marais de Pinsk dans la partie voisine de la Petite-Russie. Ces deux contrées creusent, entre les régions les plus peuplées de la vieille Moscovie et ses conquêtes des deux derniers siècles, une sorte de golfe à demi désert qui, malgré les beaux travaux d’assèchement des marais du Pripet[58], ne saurait rapidement se combler. Les Polonais, les Lithuaniens les Lettons, les Allemands de l’ouest se trouvent ainsi défendus contre la russification par une double barrière, ce qui en fait comprendre le peu de progrès. Une autre considération explique encore le même phénomène. La population, comme l’eau, tend naturellement à se porter du côté du vide et à reprendre son niveau ; c’est vers l’est ot l’Asie, et non vers l’ouest et l’Europe, c’est vers les régions orientales, encore mal peuplées, et non vers des provinces à population souvent plus dense que l’intérieur de l’empire, que s’écoule naturellement l’excédent de la population russe.

En face des 68 ou 70 millions de Russes, les populations non russifiées ne forment pas, dans la Russie d’Europe, en dehors de la Finlande, du royaume de Pologne et du Caucase, plus de 14 à 15 millions d’âmes, divisées en plus de dix peuples et en presque autant de langues et de religions. En comprenant le royaume de Pologne et la Finlande, ce chiffre monte à 24 ou 25 millions, et à trois ou quatre de plus avec la Babel du Caucase, qui devrait plutôt être regardée comme une colonie, et qui compte seule presque autant de peuples et de tribus que le reste de l’empire[59]. Toutes ces populations sont pour la plupart trop faibles, trop morcelées, pour avoir aucune prétention à l’indépendance ; elles se laisseront assimiler par le seul fait du progrès de la civilisation, partout peu favorable aux petites tribus et aux langues fermées. Beaucoup de ces allogènes, comme les Finnois de l’intérieur ou les Géorgiens du Transcaucase, sont presque aussi dévoués au tsar que ses sujets russes proprement dits. D’autres, tels que les 2 000 000 d’Esthes et de Lettons des provinces baltiques, trouvent dans le gouvernement russe un protecteur vis-à-vis d’une oligarchie aristocratique ou bourgeoise de 160 000 Allemands. Ces derniers mêmes et leurs congénères de l’intérieur sont, en dépit des séductions du dehors, intéressés à demeurer sujets d’un État où, malgré leur petit nombre, ils occupent une si large place ; où, grâce à l’ancienneté de leur civilisation, grâce à certaines de leurs qualités germaniques, à leur goût du travail, à leur esprit d’ordre et d’exactitude, grâce aussi à la camaraderie, aux relations mondaines et aux influences de cour, ils ont longtemps rempli les hauts postes de l’armée et des carrières civiles, si bien que, dans le grand empire slave, l’Allemand semblait naguère encore la race privilégiée[60].

Cette espèce de suprématie de l’Allemand, tantôt dans la vie publique et tantôt dans la vie privée, n’est pas sans exciter, chez les Russes, des défiances et des jalousies qui, à certaines heures, aboutissent à de retentissantes protestations. On s’insurge contre la domination des Allemands accusés de former, dans l’administration comme dans les affaires, une sorte de corporation dont les membres se soutiennent aux dépens de l’État et des particuliers. À Pétersbourg, à Moscou surtout, la presse encourage périodiquement la Russie à s’émanciper du joug politique au économique du niémets[61], joug dont certains patriotes exagèrent singulièrement le poids, et qu’ils semblent aussi incapables de secouer entièrement que de supporter patiemment. Au double froissement de l’amour propre individuel et de la fierté nationale s’ajoute, contre les Allemands, la vieille antipathie d’esprit et de caractère du Slave et du Teuton. À plusieurs reprises, notamment depuis le congrès de Berlin, cette antipathie séculaire s’est traduite dans la société russe de façon curieuse, par des railleries plus ou moins piquantes sur l’accent ou les manières tudesques, à l’aide de procédés quelquefois enfantins, en affichant un dédain plus ou moins sincère pour la littérature, les arts, les produits de l’Allemagne, en affectant d’en ignorer ou d’en estropier la langue, si bien que moi Français, il m’est arrivé plus d’une fois de défendre les conquérants de l’Alsace-Lorraine contre leurs voisins de Russie.

Cette répulsion pour les Allemands, qui sévit par accès périodiques, pourrait sembler excessive et ridicule, si elle n’avait pour la justifier les appréhensions politiques suscitées par la résurrection de l’empire d’Allemagne et les instincts envahisseurs de la race germanique. Il aurait obéi à l’instinct national et partagé les préférences de ses sujets, qu’Alexandre II n’eût pas félicité son oncle Guillaume de la journée de Sedan, ni facilité la mutilation de la France. À des yeux non prévenus, l’Allemagne est assurément plus redoutable pour la Russie que pour la France. De notre côté, en effet, l’empire des Hohenzollern rencontre une nationalité compacte, difficile à entamer, n’offrant aucune prise à l’assimilation germanique. Il n’en est pas de même vers l’est, où l’Allemagne, avec la Prusse, s’est agrandie de siècle en siècle. Or, les Russes n’ont pas envie de voir leur voisin d’Occident continuer à leurs dépens sur la Vislule, le Niémen ou la Duna, ses empiètements séculaires sur le territoire des Slaves ou des Letto-Lithuaniens.

Il n’y a pas dans l’empire russe, de provinces allemandes. Cette expression souvent employée chez les Allemands, et même chez nous, pour désigner les trois provinces baltiques est absolument inexacte, et l’on comprend que les Russes ne veuillent pas, à cet égard, laisser subsister d’équivoques. Les statistiques ont depuis longtemps prouvé que, dans ces provinces prétendues germaniques de Livonie, Esthonie, Courlande, les Allemands ne forment pas, en réalité, le dixième de la population composée, pour l’immense majorité, de Lettes au sud et de Finnois au nord. Le moderne principe de nationalité, lequel, en dehors de la conscience nationale, ne fournit du reste qu’un nouvel instrument d’oppression, ne saurait, de ce côté, offrir aucun prétexte aux revendications des Allemands. Mais dans un pays, ni le nombre, ni la race, ni la langue ne sont tout. Les Allemands ont beau être en infime minorité sur la basse Duna, ils y ont trop longtemps régné par les armes, par le commerce, par la religion, par tout ce qui constitue la civilisation, pour n’y avoir pas mis leur empreinte.

La marque de la Hanse reste partout visible dans les villes et la trace de l’Allemagne féodale dans les campagnes, possédées par les héritiers des Porte-Glaives. À prendre les mœurs, l’histoire, les traditions, le pays baltique est bien plus allemand que ne l’était l’Alsace-Lorraine en 1870. On a même pu dire sans paradoxe que ces provinces russes, peuplées de Lettes et de Finnois, étaient restées les pays les plus germaniques du continent, tant l’Allemagne du moyen âge y avait survécu.

Il est naturel que le gouvernement russe, qui les possède depuis deux siècles, cherche à dégermaniser et à moderniser ses provinces baltiques, en dépit des chartes ou privilèges accordés aux Livoniens par Pierre le Grande lors de leur annexion à l’empire. Il est naturel que, pour diminuer la prépondérance allemande, Pétersbourg et Moscou appellent à leur aide l’ancien serf finnois ou letton ; mais partout une pareille entreprise exige singulièrement de prudence, de patience, de modération.

L’esprit et l’ascendant allemands sont trop profondément enracinés dans le sol pour s’en laisser aisément extirper, et l’on ne saurait s’attacher un pays sans tenir compte de ses coutumes et traditions. En suivant toutes les inspirations des russificateurs à outrance, le gouvernement de Pétersbourg, sous prétexte d’assimiler le pays baltique, courrait le risque de se l’aliéner, le risque d’y créer un parti séparatiste, en irritant les classes dominantes et ces Allemands-Russes qui ont toujours été fidèles aux tsars et qui, de Barclay de Tolly à Totleben et d’Ostermann à Nesselrod, leur ont fourni plus d’un illustre général ou d’un ministre distingué. Sur la Duna, de même que sur la Vistule et le Dnieper, le meilleur moyen d’assurer la domination russe est encore de la rendre douce, de ne point violenter les traditions et les mœurs locales, autant du moins qu’elles sont compatibles avec l’esprit du siècle et le maintien de l’intégrité de l’empire[62].

Les provinces baltiques ne sont pas les seules où les Russes aient à surveiller le germanisme ; en réalité, ce ne sont même peut-être pas celles où le niémets est pour eux le plus à redouter. Courlande, Livonie, Esthonie sont, de par la géographie, enchaînées au grand empire dont elles occupent le littoral, et auquel leurs ports servent de débouchés. Séparées de la Russie, les trois provinces seraient pour ainsi dire coupées du continent, elles tomberaient dans une situation analogue à celle de la Dalmatie autrichienne avant que l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine ne lui ait assuré un Hintergrund. Les provinces baltiques ne sont même pas celles où l’on compte le plus d’Allemands.

Indépendamment de leurs colonies marchandes des villes et de leurs colonies agricoles des campagnes, également dispersées d’un bout de l’empire à l’autre, les Allemands se sont infiltrés peu à peu dans les provinces limitrophes de la Prusse et de l’Autriche, en Pologne, en Lithuanie, en Petite-Russie[63]. Sur beaucoup de points, ils s’y emparaient lentement du sol et des capitaux, malgré la concurrence des juifs indigènes qui, en certaine occurrence, pourraient du reste, comme dans la Poznanie, leur servir d’auxiliaires et faciliter la germanisation[64]. Dans le royaume de Pologne en particulier, les Allemands sont déjà proportionnellement plus nombreux que dans les provinces baltiques regardées comme leur principal centre.

La question polonaise, tant de fois tranchée en sens divers depuis un siècle, se complique en réalité d’une question allemande. Cela est, en partie, la faute de la politique russe qui, dans sa peur du polonisme, a favorisé le germanisme, permettant, jusqu’en 1884, l’acquisition du sol à l’Allemand, là où elle l’interdisait au Polonais et au juif. « Je crains moins les Allemands que les Polonais », écrivait N. Milutine au lendemain de l’insurrection de 1863[65]. Milutine ne parlerait sans doute plus ainsi aujourd’hui. Les patriotes les plus clairvoyants reconnaissent que la Russie ne saurait résoudre cette vivace question polonaise à la fois contre les Polonais et contre les Allemands, pas plus que les Polonais ne sauraient se flatter de la voir trancher en même temps contre les Allemands et contre les Russes. Le Russe qui prétend poursuivre la dénationalisation des provinces de la Vistule, de même que le Polonais qui se refuse à tout accord avec la Russie, s’exposent également à travailler pour les Prussiens qui n’ont pas oublié que la Prusse, avant la Russie, a régné à Varsovie.

Il y a bien des Russes qui, pour mettre fin à cette éternelle question polonaise, abandonneraient volontiers à l’Allemagne toute la Pologne proprement dite[66] ou au moins la moitié du royaume à l’ouest de la Vistule, sauf à chercher une conpensation du côté de l’Autriche ou de la Turquie. Une telle combinaison serait sans doute le finis Poloniæ ; mais, si naguère encore elle était souvent préconisée, elle compterait aujourd’hui peu de partisans.

Outre une naturelle répugnance à sacrifier au germanisme une vieille terre slave, outre la difficulté de tracer une frontière aux portes de Varsovie ou d’abandonner cette capitale à la Prusse, les Russes comprennent qu’en laissant les Allemands s’établir au cœur de la Pologne, ils leur donneraient fatalement la tentation de l’absorber peu à peu tout entière. Varsovie ne serait pour les Prussiens qu’une étape ; une fois installés sur la Vistule, ils pourraient étendre leurs convoitises au reste du royaume et jusqu’à la Lithuanie, la Courlande, la Livonie ; ils pourraient, seuls ou de concert avec l’Autriche, dévorer toute l’ancienne Pologne, province à province et pour ainsi dire feuille à feuille.

Les Polonais ne doivent pas moins que les Russes redouter toute cession aux héritiers de Frédéric II. Le malheur de la Pologne est qu’avec toutes leurs brillantes qualités, avec leur noble esprit chevaleresque et leur généreux patriotisme, les Polonais ont, après comme avant les partages du dix-huitième siècle, montré peu d’esprit politique. À cet égard cependant leurs longues infortunes ne paraissent pas avoir été entièrement perdues pour eux ; ils sont devenus plus pratiques, plus positifs ; ils sont moins enclins aux grands rêves et aux chimères d’autrefois. Beaucoup comprennent que, pour leur nationalité, la domination russe est infiniment moins à craindre que la domination allemande, et que Varsovie ne saurait se leurrer d’échapper entièrement à l’une et à l’autre. La réunion de la Pologne russe à la Galicie autrichienne, suivant le songe de certains patriotes, n’est qu’une utopie dont la géographie suffirait à empêcher la réalisation. L’érection du « royaume du congrès » en état vassal ou confédéré de l’Allemagne, selon un projet, parfois mis en avant chez nos voisins, n’est qu’un décevant mirage derrière lequel se dissimule l’absorption germanique. Un cinquième ou sixième partage serait ce qui pourrait arriver de plus triste à la Pologne, elles patriotes doivent regretter qu’en 1815 la France ait fait repousser les propositions d’Alexandre I, et livré la Posnanie à la Prusse et à la germanisation.

Quand on regarde ce que l’histoire a fait de la Silésie, de la Posnanie, de la vieille Prusse, on peut dire que la domination russe est pour la Pologne de la Vistule, pour Varsovie et la Mazovie, la meilleure et peut-être la seule garantie contre la germanisation. Les Polonais, qui se déclarent irréconciliables avec la Russie, me semblent commettre une sorte de suicide national.

On le sent de plus en plus aux bords de la Vistule, et l’intérêt de l’avenir fait passer par-dessus les rancunes du passé. La crainte de l’Allemagne compense la haine de la Russie. Les considérations économiques agissent dans le même sens que les considérations politiques. Au point de vue matériel, la Pologne a tout à gagner à rester unie au grand empire slave, qui ouvre à son industrie d’immenses débouchés. La Pologne russe a bien changé depuis l’insurreclion de 1863. Elle est incomparablement plus riche que la Galicie ou la Posnanie[67]. L’agriculture y a prospéré ; le paysan devenu propriétaire, y a joui d’un bien-être inconnu jusque-là. Les villes se sont couvertes de manufactures, Varsovie a doublé de population, d’autres, comme Lodzi, ont quadrupIé ou quintuplé en vingt ans. L’élévation des tarifs, dont l’exagération est, croyons-nous, un des obstacles au développement de la Russie, a été un avantage considérable pour la Pologne, placée par la nature et par l’histoire dans de meilleures conditions de production. Une grande partie de l’empire est tributaire de l’industrie polonaise, elle-même il est vrai souvent en des mains allemandes. Toute barrière de douanes entre la Pologne et la Russie tuerait l’industrie du royaume qui supporterait difficilement la concurrence de la Silésie et de la Westphalie. Les intérêts matériels sont de nos jours une forte chaîne ; en supprimant toute douane entre le royaume et l’empire la Russie les a, sans le prévoir peut-être, liés par le seul lien que des mains polonaises ne voudraient point couper[68].

Les deux mobiles souvent opposés qui se disputent la direction des hommes et des peuples, les intérêts matériels, positifs, et les considérations abstraites, sont ainsi d’accord pour rapprocher de la Russie le plus réfractaire des peuples assujettis au sceptre du tsar. En dépit des irritants souvenirs du passé, malgré les maladroites tentatives de russification poursuivies depuis 1864, l’intransigeance trouve moins d’écho dans les cœurs polonais. La politique de conciliation de Wiélopolski, politique qui, pour le malheur des deux peuples, comptait si peu de partisans vers 1860, rallierait aujourd’hui une immense majorité[69].

Le mal est que dans les oukraïnes russes, comme en Autriche, comme en Turquie, ces questions de nationalité sont loin d’être aussi simples qu’elles le paraissent en théorie. Avec la meilleure volonté du monde, il est souvent impossible de les résoudre au gré de tous les intéressés. En dehors des régions à nationalité tranchée, à traditions historiques constantes, il y a en effet des contrées mixtes, habitées par des populations différentes, souvent en hostilité entre elles. Les provinces baltiques en sont un exemple ; mais ce n’est pas le seul dans l’empire. La plus grande partie de l’ancienne Pologne, les provinces annexées à la Russie lors des trois premiers partages sont plus ou moins dans le même cas. C’est une des choses qui ont facilité le démembrement de la république et rendu malaisée toute réconciliation entre les anciens et les nouveaux maîtres du pays.

Le grand obstacle à l’accord des Russes et des Polonais a été l’Ukraine de la rive droite du Dnieper et surtout la Lithuanie, regardées par les premiers comme russes, par les derniers comme polonaises, les uns envisageant de préférence les classes riches et cultivées, les propriétaires, ou la bourgeoisie ; les autres, les classes rurales, le paysan, le serf émancipé par Alexandre II[70].

Dans la majeure partie de l’ancienne Pologne, en dehors du royaume du congrès, de même que dans les trois provinces baltiques, les rivalités nationales se compliquent en effet de luttes de classes. Les nationalités et parfois les religions y sont en quelque sorte superposées. Tandis que les classes supérieures, que la noblesse et les propriétaires sont allemands ou polonais, de race ou de tradition, la masse du peuple est lithuanienne, bélo-russe, malo-russe, sans compter que les juifs, généralement adonnés au trafic, forment à la fois une classe et une nationalité de plus. On devine les difficultés d’une pareille situation et les tentations qu’elle peut suggérer au pouvoir.

Pour faire échec aux nationalités historiques, patriciennes ou bourgeoises, encore dominantes par la fortune et l’éducation, le gouvernement russe a été conduit à chercher un appui au fond des petites nationalités rurales et pour ainsi dire plébéiennes[71], naguère encore inconnues de l’étranger et presque inconscientes d’elles-mêmes. Au Suédois de Finlande, à l’Allemand de Livonie ou de Courlande, au Polonais de [Lithuanie, ou de l’Ukraine, il a opposé le Finnois, l’Esthe, le Lette, le Samogitien, le Blanc-Russien, le Malo Russe » se servant ainsi à sa manière de l’ethnologie et du principe de nationalité, les retournant contre ses adversaires, rallumant le sentiment national chez des populations où il était parfois éteint depuis des siècles, sauf à l’étouffer un jour s’il devenait trop exigeant. C’est là une des raisons de la politique « paysanne », de la politique démocratique, d’autres ont dit socialiste, adoptée plus d’une fois par les tsars dans les provinces sujettes, spécialement dans l’ancienne Pologne. La Russie avait sur ses frontières de l’ouest, deux ou trois Irlande qu’elle était d’autant plus tentée de mettre au régime des lois agraires que, par leurs traditions ou leur origine, les propriétaires fonciers lui étaient plus suspects. Ce qu’elle a fait sous Alexandre II en Lithuanie, en Podolie, en Pologne même, certains patriotes voudraient le lui voir renouveler, dans les provinces baltiques, aux dépens des barons allemands, au profit des paysans lettes et esthoniens[72].

À une époque où les conflits de nationalités et les jalousies de classes engendrent tant d’animosités, on comprend que de périls pour l’état social recèlerait une politique qui se plairait à envenimer, et à doubler l’une par l’autre, deux des plus graves causes d’antagonisme qui puissent séparer les habitants d’un même sol. Les difficultés intérieures de la Russie et la situation géographique des provinces exposées à de telles divisions rendraient un pareil jeu plus dangereux pour l’empire. Loin d’avoir tout intérêt à fomenter les passions des différentes races soumises à sa domination, le gouvernement russe aurait avantage à les faire vivre en paix entre elles. Après s’être érigé en protecteur des petits et des humbles, en patron des majorités longtemps asservies, le tsar pourrait être obligé de défendre à leur tour contre elles, les minorités dominantes. Rien ne serait moins profitable pour la Russie que de voir renouveler, aux dépens des Allemands, les émeutes populaires contre les juifs, ou d’assister à des jacqueries rurales contre les barons baltiques de Livonie ou les « pans » polonais de Lithuanie et de Podolie. Il importe à l’empire de ne pas laisser les rivalités de race, dégénérant en luttes de classes, fournir une prise à l’agitation révolutionnaire ou à l’ingérence de l’étranger. Le plus sûr pour un gouvernement, comme pour une dynastie, est de servir d’arbitre entre les diverses nationalités et les diverses classes sans les sacrifier les unes aux autres. Si pour la Russie, dans ses provinces frontières d’Europe, de même que sur les confins de l’Asie, la tâche est souvent difficile, cette difficulté n’est que la rançon de sa grandeur.

Pour y échapper il lui faudrait renoncer aux annexions des deux derniers siècles, aux conquêtes d’Alexandre Ier, de Catherine II, de Pierre le Grand même. Veut-elle affermir son autorité sur les divers peuples de ses immenses domaines, le meilleur moyen est encore de se montrer respectueuse de leur nationalité, de leur langue, de leur religion, de leur enlever tout motif de désaffection en laissant le temps, la raison, les intérêts, l’attraction naturelle d’un grand pays, les rattacher de plus en plus à l’empire. Par malheur pour elle, la Russie est privée du charme le plus puissant sur les peuples modernes, privée de l’aimant le plus capable de les lui attirer, la liberté. Or, l’on peut, je crois, lui prédire, sans prétention au rôle de prophète, qu’elle ne sera certaine de conserver toutes ses Oukraïnes européennes que le jour où elle aura eu l’art de les mettre politiquement au niveau du reste de l’Europe.

L’empereur Alexandre III semble s’être donné pour tâche de russifier la Pologne, la Lithuanie, les provinces baltiques surtout. Il a introduit successivement dans le pays baltique l’administration et la justice russes[73], substituant partout, à l’Université, à l’école, dans les municipalités, dans les tribunaux, le russe à l’allemand[74]. Hofgericht, Manngericht, Landgericht, ne sont plus qu’un souvenir. Je crains qu’avec ces gothiques institutions ne périsse le self-government qui faisait l’orgueil et la prospérité des trois provinces. Partout la russification se fait au profit de la centralisation. Là est le mal. Peut-être le gouvernement impérial eût-il eu avantage à procéder avec plus de ménagement. Dans sa politique religieuse, au moins, il eût été plus habile en étant plus libéral. Ce n’est pas en blessant la conscience de ses sujets catholiques ou protestants que la Russie gagnera leur cœur[75].




LIVRE III
LE TEMPÉRAMENT ET LE CARACTÈRE NATIONAL.




CHAPITRE I


Utilité et difficulté de l’étude du caractère national. — La Russie, un des pays où le milieu extérieur agit le plus sur l’homme. — De quelques effets du climat. — Le nord et la paresse du froid. — L’hiver et l’intermittence du travail. — Manque de goût pour l’activité physique. — L’insuffisance habituelle de l’alimentation, l’ivrognerie, l’hygiène et la mortalité. — Le froid et la saleté du nord. — Les pays septentrionaux sont-ils plus favorables à la moralité ?


C’est quelque chose que de connaître les origines d’un peuple et le pays qu’il habite ; c’est peu, si l’on ne se rend compte de l’influence de la nature sur l’homme. De cette action du monde extérieur et de l’éducation historique ou religieuse résulte le caractère national ; or, la politique pour les nations, comme les affaires pour les particuliers, se fait avec le tempérament en même temps qu’avec les intérêts. La connaissance du caractère des peuples est une de celles dont la France a eu, depuis un siècle, le plus à regretter l’absence. C’est ce défaut non moins que d’autres, peut-être plus apparents, qui, après de beaux succès, a préparé la chute rapide du second comme du premier empire. L’ignorance du caractère anglais et espagnol sous Napoléon Ier, du caractère italien et allemand sous Napoléon III, tel a été le principe des faux calculs, de la décevante politique, qui nous ont trois fois conduits à l’invasion et au démembrement. Pour qui veut y réfléchir, c’est là une des causes de nos récents désastres[76]. Si nous avions su ce que, sous une apparence d’inconstance et de frivolité, il y avait de réflexion, de patience et de maturité, chez le peuple italien, trop souvent taxé de Jégèreté, nous ne lui aurions pas prêté notre appui pour faire mine de le lui retirer, et tout le monde en France aurait pris à tâche de nous gagner l’amitié d’un pays qui nous est rattaché par tant de liens de parenté. Si nous avions su ce qu’il y avait d’âpre et de dur, mais en même temps de solide et de résolu, ce qu’il y avait de convoitises cachées, mais aussi d’esprit pratique, d’esprit d’ordre et de discipline dans ce peuple allemand, trop longtemps raillé pour son idéalisme et son incohérence, nous ne nous serions pas laissé jeter en travers de ses aspirations unitaires et exposer à de terribles rancunes.

Le caractère d’un peuple, comme celui d’un homme, dépend du tempérament ou du sang, du milieu physique et de l’éducation morale, sans compter ce qui chez l’individu tient à l’âge, chez le peuple à l’état de civilisation. Entre ces trois ordres d’influences, la race, la nature, l’histoire, on a, dans l’étude des nations, donné la primauté tantôt à l’une, tantôt à l’autre. Toutes trois ont leur importance ; mais, les peuples étant d’un sang plus mêlé encore que les individus, tout ce qui tient à la race et à l’hérédité est plus difficile à déterminer, partant plus obscur, plus équivoque. En Russie même on a souvent discuté si le caractère du Grand-Russien, ce qui le distingue des tribus russes occidentales, doit être attribué à son mélange avec les Finnois et les Tatars ou bien à son établissement sur une terre nouvelle. Les deux causes ont dû s’exercer concurremment ; mais la dernière, étant la plus persistante, a dû être la plus puissante. Deux raisons lui donnaient chez les Russes une prédominance particulière. C’est un des effets de la civilisation de neutraliser les influences du climat et du sol en élevant l’homme au-dessus de leurs atteintes ; en Russie, la culture étant plus récente et par suite moins profonde, la masse du peuple est demeurée plus près de la nature, plus soumise à son empire. En outre, sous le ciel du nord, la domination du climat est plus absolue, son joug plus difficile à secouer. Le sol russe n’est point pour l’homme une demeure facile, construite et comme meublée complaisamment pour lui par la nature : c’est une conquête faite à main armée et gardée de même. Comment en un tel pays, avec une civilisation encore peu avancée, la nature n’aurait-elle pas laissé sur le tempérament, comme sur le caractère du peuple, une empreinte indélébile ?

Dans les monotones trajets en chemin de fer ou en bateau, comme dans les rapides courses en traîneau ou en tarentass, durant les longues nuits d’hiver ou les longues journées d’été, c’est pour le voyageur un besoin de comparer l’un à l’autre la terre russe et l’homme russe. Il y a entre eux assez de ressemblances accusées pour ne point craindre en les confrontant, de se perdre dans une vaine recherche. S’il est difficile de remonter jusqu’à la source cachée des passions et des penchants, il devient promptement sensible à l’observateur que, chez le Russe, il faut attribuer à la nature bon nombre de qualités ou de défauts, rejetés d’ordinaire sur la race, sur l’histoire, sur la religion.


Pour apprécier la part de la nature dans la formation du caractère russe, il faut remonter dans la moitié septentrionale de la Russie actuelle, dans la zone qui a servi de berceau au Grand-Russien et formé le noyau de l’ancienne Moscovie. Grâce aux incursions tatares, cette région est tout entière au nord du cinquantième degré de latitude. Là, outre Novgorod et Pskof, les deux cités à demi républicaines qui, à tous égards, méritent d’être mises à part, se rencontrent Tver, Iaroslavl, Kostroma, Vladimir, Souzdal, Riazan, toutes les anciennes capitales des kniazes russes, décrivant comme un cercle autour de Moscou. C’est là, une contrée essentiellement continentale, plus froide que Pétersbourg et à climat plus extrême, où la température moyenne de l’hiver est de neuf à dix degrés centigrades au-dessous de zéro, celle du mois le plus froid de onze à douze, c’est-à-dire de treize à quatorze degrés plus basse qu’à Paris. C’est, en dehors de la Scandinavie et de l’Ecosse, l’une et l’autre réchauffées par une double mer, la seule région des deux hémisphères ayant une population sédentaire et agricole dans un si proche voisinage du cercle polaire. À cette distance de la mer et de l’équateur, elle n’est habitable que grâce à son peu d’élévation.

L’action d’un tel climat sur la vie et le corps de l’homme doit être énorme, nous le sentons ; mais nous avons peine à le démontrer. Depuis un siècle ou deux, on a en Europe beaucoup discouru sur les effets politiques du climat : il y a peu de sujets qui reviennent aussi souvent et sur lesquels nous sachions moins. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons même déterminer scientifiquement les effets directs de la nature extérieure sur l’organisme et le tempérament. Montesquieu a le premier essayé de donner une théorie politique des climats ; mais cette tentative, appuyée sur d’infidèles récits de voyages et sur des observations incomplètes, était prématurée. Depuis le siècle dernier, la science, qui a éclairé tant de questions, n’a guère jeté de lumière sur celle-ci.

L’effet le plus général du froid sur la vie végétale ou animale, c’est l’engourdissement, parfois la suspension de l’activité vitale. La sève s’arrête dans les plantes, le sang se coagule dans les veines des animaux. Beaucoup de ces derniers passent l’hiver dans un état de somnolence, et, pendant les mois les plus froids, se couchent dans une tombe temporaire. L’homme échappe à cette mort léthargique qui, à côté de lui, assoupit les animaux hibernants tels que l’ours ; il y échappe par son industrie et sa civilisation autant que par sa constitution, sans éviter entièrement ce ralentissement du sang et de la vie, si général dans la nature.

Montesquieu faisait des pays du nord la patrie de l’activité, du courage, de la liberté. Vrai peut-être pour les pays où le froid est modéré, cet axiome est fort contestable pour les autres. L’extrême froid dans le nord arrive à des effets analogues à ceux de l’extrême chaleur dans le midi, de même que, dans les contrées tropicales, au sommeil de l’hibernation correspond le sommeil de l’estivation pendant les saisons ou les heures les plus chaudes. Stimulant pour les poumons et pour l’activité, quand il reste dans certaines limites, le froid devient déprimant dès qu’il atteint un degré trop bas ou une trop longue durée. Il peut alors ; disposer à une certaine indolence physique et morale, à une sorte de passivité du corps et de l’âme. À l’excitation des première gelées peut succéder la torpeur des grands froids. L’hiver, comme l’été, le nord, comme le midi, a sa paresse ; le feu exerce dans l’un la même fascination que l’ombre dans l’autre, et invite de même au repos ou à la nonchalance. Le poids seul des vêtements alourdit, et leurs formes longues embarrassent. Aussi faut-il peut-être rejeter sur le climat l’indolence, la mollesse, l’apathie, parfois trop reprochées aux Russes et souvent attribuées au sang slave.

Le nord garde cependant un grand, un immense avantage. Si le froid conseille le repos, il y condamne rarement : l’action est un des remèdes contre lui. Au lieu de diminuer les besoins, le nord les accroît et par là incite au travail. Il s’en faut du reste qu’au centre de la Russie, à la latitude même de Pétersbourg ou de Moscou, le froid soit souvent insoutenable au dehors, et contraigne le Russe à demeurer, comme le Lapon ou l’Esquimau, enfoui dans sa cabane. Quand l’air est calme, — et par les grands froids il l’est généralement — une température de vingt-cinq à trente degrés centigrades au-dessous de la glace est fort supportable ; dix ou douze degrés, ce qui est la moyenne des mois les plus froids, donnent souvent un temps fort beau, fort agréable même, et très propre à l’activité extérieure. Sous ces latitudes, c’est le mouvement de l’air, le vent, et non le degré de la température qui produit la sensation du froid et le rend pénible.

L’hiver a ses travaux comme il a ses plaisirs. En Russie comme partout, c’est la saison des villes, du monde et des fêtes. Dans les campagnes, c’est le temps des charrois, ce qui est une grande affaire dans un pays où les distances sont le grand obstacle. En été, le paysan n’a que des routes insuffisantes par leur nombre ou leur entretien : en hiver, la neige et la gelée lui en font de magnifiques, et c’est alors que les chemins s’animent. Parfois, ce qui est une calamité, le défaut de neige retarde longtemps l’établissement du traînage. C’est pendant les alternatives de froid et de dégel, en automne et au printemps, que le paysan est le plus fréquemment contraint à la vie close. Les longs loisirs de l’hiver ont, dans les provinces septentrionales, créé tous ces métiers dont vivent tant de villages, et qui à leur tour ont enfanté le commerce ambulant et les nombreuses foires où s’échangent les produits de ces rustiques industries. C’est en hiver que les paysannes font ces dentelles rouges ou bleues, qu’on imite maintenant en France, et ces serviettes ouvrées, ces pololentsa, aux broderies de couleurs dont les motifs semblent souvent empruntés aux fleurs symétriques que dessine la gelée sur les vitres.

Il y a dans le nord, en dehors de l’action directe du froid sur les organes, une raison qui fait au travail des conditions moins favorables que dans les pays tempérés : ce sont les alternatives et l’opposition violente des saisons. S’il nous est difficile de déterminer les effets physiologiques du climat, nous en apercevons un peu plus clairement quelques-uns des effets économiques. Un historien anglais, Buckle, a remarqué que les peuples vivant sous les latitudes élevées n’avaient point pour le travail le même goût, la même énergie que les peuples habitant sous un ciel plus clément. Il attribue ce défaut à l’interruption forcée du travail pendant l’hiver, qui, par la rigueur du temps et par la brièveté des jours, brise chaque année durant des mois entiers la chaîne des occupations agricoles. — Pourquoi dors-tu, moujik[77] ? dit une chanson populaire où l’on reproche au paysan de sommeiller tout le jour sur son poêle, pendant que la misère vient s’asseoir à sa porte. S’il dort, c’est que sa moisson rentrée, les semailles d’automne achevées et la neige venue, il ne trouve plus d’ouvrage dans les champs. Cette intermittence du travail lui donne quelque chose de décousu et d’instable qui nuit à l’esprit de suite et aux habitudes de régularité. Le nord oppose à l’agriculture et à l’industrie des difficultés particulières en les mettant dans la dépendance d’un climat à la fois âpre et capricieux, et peut-être ces inconvénients s’étendent-ils jusqu’au caractère. Ici encore, n’aurait-on pas le droit de rendre la nature responsable de quelques-uns des penchants ou des défauts, fréquemment reprochés au tempérament slave ?

Les étrangers, qui ont fait travailler en Russie, ont généralement remarqué qu’ainsi que les hommes du midi, le Russe était plus capable d’un vigoureux effort que d’un travail long et soutenu. Avec plus de vivacité, héritage probable du sang slave, il montre souvent moins d’activité que les peuples du nord de race germanique ; il laisse même voir souvent, dans les classes inférieures comme dans les hautes classes, moins de goût pour le mouvement corporel. Il semble ne l’aimer que dans la course rapide des traîneaux ou des voitures, dont la vitesse étonne parfois l’étranger, mais qu’il faut peut-être attribuer à la grandeur des distances et au froid, qui tous deux pressent d’arriver et donnent l’habitude d’allures précipitées. Les exercices ou les jeux violents, l’athlétique ou le sport, sous toutes leurs formes, semblent n’avoir pas plus d’attrait pour ces fils du nord que pour les peuples modernes du midi. Le patinage même est moins en faveur qu’en des pays où il est moins facile. À cet égard comme à bien d’autres, on pourrait dire que le Russe est aux antipodes de l’Anglais. On a souvent été frappé du peu de penchant des paysans russes pour l’exercice et l’activité physique ; pendant leurs nombreuses fêtes, leur principal plaisir semble être le repos et l’immobilité. Leur jeu corporel favori est la balançoire, qu’ils ne lancent pas hardiment dans les airs comme nos enfants, mais dans laquelle ils se contentent de se bercer mollement. Leurs danses les plus usuelles, telles que le khorovod, sorte de ronde chantée qui paraît provenir d’anciens rites païens, sont lentes et d’une nonchalance monotone. Le climat et la race sont probablement pour quelque chose dans cette espèce de paresse ou d’indolence des membres et de l’esprit ; le régime du peuple y est pour beaucoup aussi.

Le principal effet physiologique du froid est d’activer la respiration, de déterminer dans les poumons et dans le sang une combustion plus intense, et par suite d’exiger pour l’entretien de la chaleur vitale des aliments plus substantiels. Plus on approche du pôle, plus il faut à l’homme une nourriture riche en carbone et en azote, une nourriture animale. Or, dans les pays de l’extrême nord, par l’effet même du froid, la fertilité du sol est rarement en rapport avec les exigences du climat. Nulle part cela n’est plus sensible que dans la moitié septentrionale de la Russie, peu propre à la culture du blé, et soumise pour l’élevage du bétail à des obstacles inconnus des pays tempérés. Dans toute cette région, la terre accorde difficilement à l’homme la nourriture que réclame le ciel : un tel manque d’équilibre entre les ressources et les besoins a eu de fâcheuses conséquences pour le tempérament du peuple russe. La masse de la nation a, durant des siècles, été condamnée à un régime maigre, presque entièrement végétal. Sous un climat du nord, elle a vécu comme un peuple du midi ; l’usage de la viande, du lard et du porc salé même ne fait que commencer à s’introduire dans le peuple. Bien que depuis l’émancipation il se soit fait de ce côté de sérieux progrès, le plus grand nombre des paysans ne goûtent encore à la viande qu’aux jours de fête. Le fond de l’alimentation est toujours le pain de seigle, le gruau et le chtchi, sorte de soupe aux choux fermentés, qui est le mets national par excellence. On y joint des champignons desséchés et du poisson gelé ou salé, deux choses dont il ne se fait nulle part une aussi grande consommation qu’en Russie. Une religion venue du sud avec quatre carêmes et des jeûnes orientaux, dont les siècles n’ont pas adouci la rigueur, a augmenté le mal provenant de la nature. Cependant les exigences du climat ne se pouvaient entièrement éluder ; la boisson a pourvu au défaut de nourriture.

Les Russes ont deux boissons nationales : le kvass, sorte d’eau de seigle légèrement fermentée, et le thé, dont en Russie l’usage est presque aussi général qu’en Chine[78]. La bouilloire à thé, le samovar de cuivre, est toujours le premier ustensile d’un ménage : il n’est si pauvre cabane qui en soit dépourvue. Le thé, surtout dans un pays où l’eau est souvent de médiocre qualité, est d’un grand secours ; mais, sous ce ciel, ce n’est point un tonique suffisant. On y ajoute l’eau-de-vie de grain, la pâle, la blanche vodka[79]. Il y a longtemps que l’on a remarqué que l’ivrognerie va en augmentant avec le degré de latitude. Le goût de l’alcool est aussi naturel chez le paysan russe que la sobriété chez le Sicilien ou l’Andalou : c’est le défaut du climat plus que le vice de l’homme. Tant qu’il n’aura pas un meilleur régime, l’eau-de-vie sera pour le moujik un réconfortant malsain, mais difficile à remplacer. Ce qui est le plus à regretter, ce n’est pas qu’on n’en puisse proscrire l’emploi, c’est qu’on ne le puisse régler, c’est qu’en un jour de débauche il faille voir absorber (les Russes ne boivent pas les liqueurs, ils les engloutissent d’un trait) des quantités de vodka qui, sagement réparties, serviraient à la santé du paysan au lieu de tourner à son abrutissement.

On a beaucoup exagéré, en effet, l’intempérance des sujets du tsar. Le Russe boit moins que le Danois, moins peut-être que l’Anglais, l’Allemand, le Français. Beaucoup de moujiks, qui s’enivrent à chaque fête, demeurent des semaines sans prendre une goutte d’alcool. La consommation avait du reste sensiblement diminué durant la seconde moitié du règne d’Alexandre II, grâce sans doute à l’élévation des droits, grâce peut-être aussi au relèvement moral des anciens serfs[80]. Malgré ces progrès, l’ivrognerie, avec tous les vices et les inconvénients qui en découlent, reste une des plaies des campagnes.

En général les villages sont d’autant moins prospères qu’ils comptent plus de kabaks ou cabarets ; aussi fonctionnaires et particuliers s’efforcent-ils d’en réduire le nombre. Les paysans ne sont pas toujours sourds aux prédications des apôtres de la tempérance. Certaines communes interdisent tout cabaret sur leur territoire, et, lors du meurtre d’Alexandre II, on a vu plusieurs villages fermer leurs kabaks, en signe de deuil pour la perte du tsar émancipateur[81]. Autrefois de pareilles mesures n’auraient pas été vues de bon œil par l’administration, qui eût craint de laisser tarir la plus abondante des sources de revenus du trésor. L’impôt sur le vice national rapporte en effet chaque année plus de 250 millions de roubles, soit près du quart des recettes du budget, si bien qu’on a pu dire que la Russie payait ses dettes en s’enivrant. On calculait, en 1882, que l’eau-de-vie coûtait à la nation un demi-milliard de roubles par an, tandis que sa valeur réelle ne dépassait pas 50 millions, le surplus étant partagé entre les marchands et l’État. Quoiqu’il soit le premier intéressé à la vente de la vodka, le gouvernement n’a dans ces derniers temps rien épargné pour émanciper le paysan du joug de l’ivrognerie. Un des premiers actes d’Alexandre III a été de convoquer une sorte de parlement de tempérance, dont les sessions ont fort occupé la Russie et le moujik même dans l’automne de 1881[82]. Par malheur, aucune mesure législative ne saurait supprimer un mal qui tient à la fois au climat, à la grossièreté du peuple, à la monotonie de son existence et à la pauvreté de son régime.

Les tristes conditions hygiéniques du peuple réagissent sur l’état économique. La pauvreté de son régime diminue la capacité de travail du paysan, et, avec l’énergie du travail, elle lui en enlève le goût et le besoin. Accoutumé à une maigre pitance, il finit par s’en contenter ; comme l’habitant du midi, il laisse souvent sa paresse profiter de ses habitudes de frugalité.

Un tel régime, sous un tel climat, ne peut manquer d’avoir une regrettable influence sur la santé et sur la durée même de la vie. Les effets en sont visibles dans les statistiques. On y rencontre les deux extrêmes, encore une de ces anomalies qui en Russie nous ont fait ériger le contraste en loi. C’est un des pays où la mortalité est la plus grande, la vie moyenne la plus courte, et c’est un de ceux où il y a le plus de cas de longévité, où la vie humaine atteint au terme le plus reculé. Cette opposition est surtout frappante dans les contrées du nord. Dans le gouvernement de Novgorod par exemple, sur une population d’un million d’âmes, il est mort en une année (1871) vingt-neuf centenaires, ce qui en suppose davantage en vie[83]. À côté de cela, dans toute la Russie, le nombre des hommes qui dépassent trente-cinq ans est proportionnellement plus faible qu’en France ; le nombre des gens qui dépassent soixante ans est plus de deux fois moindre[84].

C’est surtout sur les enfants que frappe la mortalité. Sous ce ciel, l’apprentissage de la vie est plus pénible, l’enfant a besoin de plus de soins, et les soins sont moins aisés à lui donner ; il souffre de la difficulté de prendre l’air, de la difficulté de l’allaitement artificiel ; il souffre même des distances qui, dans la saison des travaux des champs, forcent sa mère à l’abandonner pendant de longues heures. Les enfants délicats sont condamnés à une mort précoce ; les plus forts survivent seuls pour être soumis, chaque année, à une épreuve qui, chaque année, est fatale à beaucoup. Il y a, par la main de la mort, un triage successif qui, à force d’éliminer les faibles, ne laisse debout pour la vie et la reproduction que les plus robustes.

Il semble que, dans une population soumise à cette sorte de sélection continue, la vigueur du tempérament doive être commune ; par malheur il est loin d’en être toujours ainsi. Dans ce pays de hautes tailles et de fréquente longévité, où l’on voit des hommes de près de six pieds vivre plus de cent ans, la force est souvent plus apparente que réelle. Ce climat, qui en peu d’années corrode le granit, est à la longue souverainement déprimant, débilitant. Le tempérament lymphatique est le plus général en Russie. Les scrofules sont fréquentes, les maladies contagieuses communes, faciles à gagner, malaisées à guérir. Ce qui est le plus à redouter, ce ne sont pas les grands froids, ce n’est même pas le contraste des rigueurs de l’hiver et des ardeurs de l’été : ce sont les saisons intermédiaires, le printemps et l’automne, avec leurs longues alternatives de gelées et de dégel qui durent souvent des mois, avec leurs brusques variations de température qui, en une journée, peuvent atteindre 20 degrés. Dans ces oppositions et cette instabilité du climat, toutes les maladies, toutes les épidémies trouvent des conditions favorables, encore accrues par l’insuffisance de l’alimentation. Grâce à une plus grande sécheresse de l’air, dans le centré et dans l’est au moins, les maladies de poitrine sont moins fréquentes qu’en Angleterre. En revanche, la petite vérole, les fièvres typhoïdes, les fièvres puerpérales, la diphthérie et bien d’autres maladies font chez cette population mal nourrie, mal logée, de périodiques ravages[85].

Si les hautes classes ont un régime alimentaire mieux en rapport avec la latitude, leur genre de vie leur en enlève souvent le bénéfice. Nulle part l’ordre naturel de la veille et du sommeil n’a été à ce point renversé, nulle part on ne fait à ce point de la nuit le jour ; peut-être est-ce encore une conséquence indirecte du climat qui, dans le nord, supprime tour à tour le jour et la nuit, ou exagère démesurément l’un aux dépens de l’autre.

À l’influence débilitante du climat se joignent des habitudes qui tendent à exagérer la sensibilité nerveuse. Les précautions même que le froid oblige à prendre sont peu saines. Pour résister à l’hiver, il faut vivre dans une atmosphère lourde, épaisse, d’air vicié, rarement renouvelé ; contre le grand froid, il faut accumuler d’avance des provisions de chaleur et se faire dans la maison, avec du feu et des poêles, un climat artificiel presque aussi chaud que l’été du midi de l’Europe. Plus la température est basse au dehors, plus elle doit s’élever au dedans. Derrière leurs doubles fenêtres, enduites de mastic pour toute la saison, les habitants des villes changent leurs appartements en serres tièdes, où ils respirent le même air que les plantes des tropiques, dont ils aiment à embellir leurs demeures. Dans son izba de bois, souvent entourée d’un rempart de fumier, le paysan s’entasse avec toute sa famille autour de l’énorme poêle, sur lequel tous dorment la nuit. De cette atmosphère énervante, il faut chaque jour passer à l’air glacial du dehors ; après avoir fait provision de chaleur pour le sang et les membres, il faut faire provision d’air pour les poumons. Ainsi l’on va, pendant plusieurs mois, traversant sans cesse, de la maison à la rue, des intervalles de 40 à 65 degrés centigrades, comme si l’on passait, plusieurs fois dans la même journée, de l’été du Midi à l’hiver du Nord, des bords de la mer Rouge aux bords de la mer Blanche.

Le climat n’est guère plus favorable à la propreté qu’à la santé. Les maisons, dont l’hiver clôt hermétiquement toutes les ouvertures, sont difficiles à tenir propres. Les poêles, seuls employés pour le chauffage, ne peuvent purifier l’air des chambres dans lesquelles ils ne s’ouvrent pas. Les familles riches ou aisées remédient à ce défaut par la grandeur des appartements, qu’on laisse librement communiquer ensemble, et où l’on brûle fréquemment des parfums. Le paysan est condamné à vivre dans une atmosphère étouffante et pleine de miasmes. L’air chaud et infect de ses cabanes fait éclore des myriades d’insectes ; les parasites de toute sorte y pullulent. Au dehors, les ordures jetées autour de la maison disparaissent dans les neiges pour retrouver leur fétidité au printemps. Dans les villes même, les immondices ne peuvent pas toujours s’écouler par les égouts que ferme la glace ; rendues inoffensives par la gelée, elles se conservent longtemps, et aux premiers jours de chaleur, remplissent les rues d’exhalaisons malsaines. Rien n’égale la puanteur du dégel russe dans les villes. La neige, qui, sous les traîneaux, ressemblait à du sable ou à du verre pilé, se transforme en une boue épaisse, nauséabonde, dont les pieds rapportent les émanations dans les maisons. Avec de telles conditions sanitaires, comment s’étonner de voir le peuple en proie à toutes les épidémies, et la peste elle-même faire encore des apparitions dans la Russie d’Europe[86].

La nécessité de demeurer très couvert est elle-même pour le peuple un obstacle à la propreté, aussi bien qu’à l’hygiène. Le paysan dort habillé et passe la nuit et le jour dans le même touloup de mouton. Il est vrai qu’il prend un bain de vapeur chaque semaine, le samedi, avant la fête dominicale, comme une sorte de purification ; malheureusement il est obligé de remettre ses vêtements remplis de vermine. En hiver, il ne se déshabille guère que ce jour-là, le seul aussi où il change de linge, quand il en porte ; souvent, n’en ayant pas d’autre, il lave lui-même sa chemise après le bain, avant de l’endosser de nouveau. Chaque village a ses étuves, de misérables baraques de bois, où l’on obtient la vapeur en versant de l’eau sur un grossier fourneau de pierres ; quelques planches inclinées servent de couches aux baigneurs, des poignées d’écorces ou des verges de tilleul tiennent lieu d’éponges et de gants de crin. Qu’il vienne des Grecs, des anciens Slaves ou des Finnois[87], cet usage sert peut-être plus à la santé qu’à la propreté. Ce bain de vapeur, souvent suivi d’un bain de neige ou d’eau glacée, est un stimulant énergique sous un climat débilitant ; c’est le seul, après l’alcool, que se puisse donner le mougik ; il remplace pour lui les eaux minérales auxquelles, pour les mêmes raisons, les Russes des hautes classes recourent si volontiers.

L’opinion, qui attribue plus de moralité aux pays du Nord, n’est pas toujours plus fondée que celle qui leur reconnaît une plus grande propreté ; l’une et l’autre dépendent moins du degré de latitude que du degré de civilisation. En Russie, le climat est peu favorable, sinon à la moralité, du moins à la délicatesse des mœurs. Le grand nombre et la précocité des mariages diminuent le chiffre des enfants naturels, mesure du reste fort défectueuse pour jauger la vertu des peuples. Il est à remarquer qu’en Russie, pour des causes diverses, le nombre des naissances illégitimes est beaucoup plus considérable dans le Nord que dans le Midi, bien que le premier soit plus dépourvu de villes[88]. La réclusion de l’hiver, les longues nuits, l’entassement de la famille dans la même pièce autour du même foyer, le sommeil en commun sur le dos du large poêle qui sert de lit à toute la maison, sont peu favorables à la sainteté de la vie domestique. Il en résultait parfois des vices graves au temps encore récent où plusieurs ménages vivaient ensemble sous le toit du chef de famille. L’usage des bains en commun, alors même que les deux sexes sont rigoureusement séparés et qu’il ne s’y passe aucune des scènes que d’anciens voyageurs leur ont reprochées[89], cet usage si salutaire a pu contribuer à entretenir chez le paysan une certaine grossièreté. Chez les deux sexes, la décence semble moindre qu’en Occident, la pudeur est moins farouche, hommes ou femmes sont moins embarrassés de leur nudité. L’été, le voyageur en est souvent frappé. Le long des rivières, dans les villes et les villages du Don et du Volga entres autres, il n’est pas rare, le samedi surtout, dont la coutume et la religion font encore le jour du bain, de voir des filles ou des femmes, sans costume d’aucune sorte, se baigner en troupe dans des endroits peu écartés, parfois même au-dessous des ponts les plus fréquentés. Si, dans le Nord, le tempérament est plus froid si, comme on le dit, les sens sont plus émoussés, il y a, souvent aussi, moins de délicatesse dans les sensations et dans les sentiments.


CHAPITRE II


Le caractère russe et la lutte contre le climat. — Le Nord loin d’être toujours la patrie naturelle de la liberté. — Résignation, passivité et endurcissement au mal. — Esprit pratique et instincts réalistes — Impressions de la nature, sa tristesse. — Sa grandeur et sa pauvreté. — Effets de ce contraste. — Des prétendus goûts nomades des Russes. — La monotonie de la Grande-Russie et le manque d’originalité.


L’influence directe du climat sur l’organisme et sur les habitudes, sur les conditions physiques et économiques de la vie, n’est ni la seule, ni peut-être la plus profonde. La nature exerce indirectement une action considérable sur les idées, sur les sentiments, sur le caractère tout entier, par les passions qu’elle provoque et les facultés qu’elle met en jeu. La première remarque que suggère le sol de la Grande-Russie, c’est que la vie y est, plus que partout ailleurs, une lutte contre la nature, lutte corps à corps contre un ennemi toujours présent et jamais vaincu. Sous ce ciel, l’homme ne peut, comme dons nos pays tempérés, oublier son adversaire ; il n’en peut triompher complètement, et, tout en lui disputant pied à pied le terrain, il doit souvent céder à une force supérieure. De là plusieurs des traits en apparence opposés du caractère national russe. Celle guerre est avant tout une école de patience, de résignation, de soumission. Ne pouvant rejeter de sa tête le joug de la nature, le Grand-Russe a supporté plus patiemment celui de l’homme ; le premier la plié au second. La tyrannie du climat l’avait préparé au pouvoir absolu. Tout son effort étant de vivre, le despotisme lui a paru moins lourd. Il ne faut point admettre sans distinction l’ancienne théorie qui vouait les peuples du Nord à la liberté, ceux du Sud à la servitude. À une certaine latitude, dans un ensemble donné de conditions physiques, le Nord peut courber les âmes comme les corps, et la civilisation seule être capable de les redresser. Le grand avantage du Nord, c’est que chez lui cette efficacité libératrice de la civilisation est toujours possible, tandis que dans les contrées tropicales le succès final en semble encore douteux.

Une des qualités que le climat et la lutte contre la nature ont le plus développées chez le Grand-Russien, c’est le courage passif, l’énergie négative, la force d’inertie. L’endurcissement au mal est depuis longtemps l’idéal populaire du Grand-Russe. Ce sentiment se faisait jour dans un vieux jeu national, une sorte de pugilat rustique qui, au lieu d’un assaut de force ou d’adresse, était un assaut de patience, le vainqueur étant non pas celui qui terrassait son adversaire, mais celui qui recevait le plus de coups sans demander grâce. La vie, d’accord avec l’histoire, a formé le Grand-Russe à un stoïcisme dont lui-même ne comprend pas l’héroïsme, stoïcisme provenant d’un sentiment de faiblesse et non d’un sentiment d’orgueil, et parfois trop simple, trop naïf, pour paraître toujours digne. Personne ne sait souffrir comme un Russe, personne, mourir comme lui. Dans son tranquille courage devant la souffrance et la mort, il y a de la résignation de l’animal blessé ou de l’Indien captif, mais relevée par une sereine conviction religieuse.

La première fois que j’ai rencontré le paysan russe, c’était en 1868, en Palestine, au mois de mars, au commencement du carême. Je campais sous la tente au bord des étangs de Salomon, non loin de Bethléem. La nuit avait été troublée par une de ces tempêtes de vent et de pluie assez fréquentes en Syrie dans cette saison. Nous avions été rejoints par un groupe de ces pèlerins russes qui parcourent la Terre Sainte en troupe, à pied, un bâton à la main, sans autre bagage qu’une besace et une écuelle. C’étaient tous des paysans ; il y avait parmi eux des hommes et des femmes, la plupart étaient âgés[90]. Fatigués par les privations d’un long voyage et d’une longue marche, ils cherchaient autour de nos tentes, ou au pied de murailles en ruine, un abri contre les rafales de pluie. À l’aube, ils voulurent regagner le couvent grec de Bethléem ; mais, bien que la distance ne fût que de quelques kilomètres, le froid, la lassitude, empêchèrent plusieurs d’y arriver. Quand leurs forces étaient à bout, ils se laissaient tomber à terre, et les autres passaient en silence à côté, les abandonnant comme ils s’abandonnaient eux-mêmes. Nous les suivîmes de près à cheval, transis, fatigués nous aussi, et allant chercher un refuge au couvent latin de Bethléem. Je rencontrai ainsi deux de ces mougiks couchés sur le roc dans le sentier changé en ruisseau. J’essayai en vain de les relever, de les ranimer avec du rhum, de les hisser à cheval : ils semblaient ne vouloir que mourir. Arrivés à Bethléem, nous pûmes envoyer à leur recherche : on avait déjà enterré dans la matinée un homme et deux femmes russes trouvés morts sur les chemins des environs.

C’est avec le même sentiment, le même calme et doux fatalisme, qu’au temps de la guerre de Crimée les soldats russes se laissaient acheminer à travers les steppes du Sud, marchant jusqu’à l’épuisement et mourant le long des routes par centaines de mille, sans un cri de révolte, presque sans une plainte ou un murmure. C’est avec la même patience » la même énergie résignée que, dans les guerres du Balkan, ils ont supporté toutes les extrémités du froid, de la chaleur, de la fatigue, de la faim. Le soldat russe est le plus endurant de l’Europe ; sous ce rapport on ne saurait lui comparer que son adversaire séculaire, le soldat turc. L’un et l’autre ont une capacité de souffrance étrangère aux peuples de l’Occident. Avec cela le peuple russe est naturellement le moins guerrier, le moins belliqueux du monde. Il ne l’a jamais été, à aucune époque. Quelques conquêtes qu’il ait faites, il n’a rien des instincts d’un conquérant. Essentiellement pacifique, il ne voit dans la guerre qu’un fléau auquel il se soumet par obéissance à Dieu et au tsar.

De cette lutte contre le climat, qui l’a si bien formé à la résignation, sont venues au Grand-Russe deux qualités opposées. Comme elle lui a communiqué une singulière alliance de force et de faiblesse, de ténacité et d’élasticité, cette guerre avec la nature lui a donné un curieux mélange de rudesse et de bonhomie, d’insensibilité et de bonté. En l’endurcissant pour lui-même, l’âpreté du monde physique lui a souvent appris à s’attendrir pour autrui. Sachant ce qu’est la souffrance, il compatit à celle de son prochain, et le secourt selon la mesure de ses forces. Les sentiments de famille, la bienfaisance pour les pauvres, la pitié pour les malheureux de toute sorte, sont parmi les traits les plus accusés du caractère populaire. Contrairement à un vulgaire préjugé, le Russe, sous sa rude écorce, est le plus souvent un homme affectueux, doux, tendre même ; mais rencontre-t-il un obstacle, entre-t-il en lutte avec un adversaire, la rudesse et l’âpreté reprennent le dessus. Habitué à un combat sans trêve contre une nature inexorable, il s’est fait aux cruelles lois de la guerre et les applique comme il les subit, avec inflexibilité.

C’est dans les luttes, où l’existence même de la Russie semble en jeu, que se montre tout ce contraste. Autrement, nous l’avons vu dans la campagne de France en 1814 comme dans la guerre de Crimée, le Russe reste le plus généreux ennemi. Doux et prompt à la commisération comme homme privé, il peut, dans ses luttes nationales ou civiles, devenir impitoyable comme soldat ou comme homme public ; mais, après la victoire, il redevient souvent aussi naïvement bon qu’il s’était montré ingénument dur. Dans le pays qui a eu le triste privilège d’attirer ses rigueurs, en Pologne, j’ai entendu parfois raconter des traits touchants de ce contraste de caractère. En voici un exemple qui nous a été redit par des Polonais. Dans une des funestes insurrections dont les suites pèsent encore si lourdement sur ce malheureux pays, un sous-officier russe, cantonné dans une famille polonaise, se permit d’embrasser l’enfant de la maison. Aux yeux de la mère, patriote exaltée comme toutes les femmes polonaises, ce baiser russe était une outrageante souillure ; elle était alors grosse et eut l’imprudence de donner à l’audacieux un soufflet. Au lieu de se fâcher ou de se plaindre à ses chefs, le sergent russe tendit l’autre joue et se laissa mettre à la porte de la salle. Peu de temps après, il quittait la ville, et, s’étant fait informer par un camarade de la naissance du nouvel enfant, il lui envoyait de petits cadeaux pour son baptême.

D’ordinaire, le Russe comprend peu les résistances que l’espoir du succès n’encourage point ; accoutumé à se courber sous la fatalité, il trouve juste que les autres plient comme lui devant elle. S’il n’a point le culte de la force, il en a le respect. On rencontre quelque chose de cette alliance de sentiments chez les Allemands, chez les Prussiens surtout, mais chez ces derniers le côté affectueux est plus exclusif, plus tourné en dedans, plus égoïstement domestique, le côté rude et brutal est plus en dehors, et recouvert d’une morgue d’habitude étrangère aux Russes.

La faculté que la lutte contre cette froide et implacable nature a le plus éveillée chez le Grand-Russien, c’est l’esprit pratique et positif ; par là surtout, il se distingue du Petit-Russe comme des Slaves occidentaux ou méridionaux. Cette qualité dominante se montre partout chez lui et tout sert à l’expliquer. Selon la remarque d’un de ses écrivains[91], c’est dans les peines séculaires de la colonisation de la Grande-Russie que s’est formée celle disposition à voir en toute chose le but immédiat et le côté réel de la vie. De là sont nés cet esprit de ressources, cette fécondité de moyens, ce tact des hontmes et des choses, qui distinguent le Grand-Russe. Apparente dans les mœurs, la politique, la littérature, cette tendance n’est pas moins saillante dans les choses d’où elle semblerait devoir être le plus absente, la poésie et la religion. Les chants populaires du Grand-Russe montrent peu de goût pour les abstractions ou les personnifications d’aucune sorte. Nul peuple n’a l’esprit moins métaphysique, nul ne se préoccupe moins de l’essence des choses. Ses sciences favorites, celles qui déjà l’attirent le plus, sont les sciences physiques, les sciences naturelles, les sciences sociales. Il règne dans la nation, dans les sphères instruites comme dans les masses ignorantes, un positivisme plus ou moins réfléchi. La qualité qu’estime le plus le paysan est le bon sens ; le plus grand mal qu’il puisse dire du Polonais, c’est de l’appeler tête sans cervelle. Il y a peu de peuples aussi dépourvus de sentimentalité et s’en faisant davantage un mérite.

Chez lui la prétention à l’esprit pratique va quelquefois jusqu’à une sorte de brutalité. N’est-ce pas un Russe qui a dit qu’un morceau de fromage valait mieux qu’un Pouchkine ? Ces instincts réalistes sont sensibles dans la littérature et dans toutes les branches de l’art, dans la peinture notamment, dans la critique, dans l’histoire, dans la philosophie, ou mieux dans l’absence de philosophie et de métaphysique. Comme le classicisme du siècle précédent, le romantisme de la première moitié du dix-neuvième siècle n’a guère été, malgré le génie de Pouchkine et de Lermontof, qu’une importation du dehors. Aujourd’hui, et depuis longtemps déjà, la littérature nationale appartient presque tout entière au réalisme ou au naturalisme. De tous les écrivains étrangers, le plus lu et le plus goûté est M. Zola, qu’un de leurs romanciers[92] appelle l’Hercule cule du naturalisme, M. Zola, qui a longtemps compté plus d’admirateurs parmi les Russes que dans sa propre patrie.

Rien n’est complexe comme le caractère d’un homme, à plus forte raison comme celui d’une nation ; après en avoir décrit une face, il faut montrer la face opposée, sous peine d’en donner une fausse ressemblance. En Russie comme ailleurs la nature, qui influe sur l’homme de tant de façons diverses et détournées, ne l’incline pas toujours dans le même sens. Elle n’agit pas seulement sur le tempérament par le climat, par le régime et les habitudes, sur le caractère par les besoins qu’elle impose ou les facultés qu’elle stimule ; elle agit d’une manière non moins puissante, sur l’imagination et l’âme tout entière par ses aspects, par les tableaux qu’elle présente, par les impressions qu’elle éveille. Or la nature n’étant nulle part plus simple, plus une qu’en Russie, nulle part ces impressions ne sont plus nettes. Une des premières qu’éprouve le voyageur, c’est un sentiment de tristesse. Cette tristesse émane du ciel et du climat : les peuples du Nord en sont tous plus ou moins atteints ; en Russie elle s’exhale non moins de la terre plate et monotone. Le Russe du Sud, le Petit-Russe n’y est pas moins sujet que celui du Nord[93].

L’âme russe est mélancolique. Si l’ennui incurable, si l’hypocondrie ou le spleen britannique sont plus rares qu’en Angleterre, c’est que, en étant plus âpre, le climat est beaucoup moins humide et moins nébuleux, c’est peut-être aussi que la tristesse du Russe est voilée ou dissipée par sa sociabilité, une des qualités les plus générales chez les Slaves, une de celles qu’en Russie la réclusion même de l’hiver et ses longues nuits ont le plus contribué à développer. Le goût du Russe pour le plaisir ou les émotions, son amour des voyages, sa passion pour le jeu, son penchant même à l’ivresse, ne sont souvent, comme chez d’autres nations du Nord, qu’un effort pour se distraire ou combler un vide intérieur.

C’est dans la poésie et la musique populaires, dans les pesny et les chansons de la Grande-Russie que Herzen appelait des larmes sonores, dans ces airs d’un rythme lent et en tons mineurs, que perce le mieux la mélancolie du sol et du climat. Entre les chants russes et les canzoni de Naples ou de Sicile, qui sont comme imprégnés de soleil, il y a toute la distance des antipodes. Dans les chants du peuple une teinte de tristesse douce colore de nuances élégiaques le fond réaliste du caractère national ; dans la littérature et la poésie cultivée, cette tristesse prend une saveur plus pénétrante et plus amère. De Lermontof et Pouchkine à Nékrasof et à Tioutchef, la poésie de toutes les écoles en est imbue ; on la sent dans la vie, comme dans l’œuvre de tous ces poètes, pour la plupart, morts jeunes et souvent de mort tragique. « Tristesse, scepticisme, ironie, sont les trois cordes de la littérature russe, » écrivait jadis Herzen qui eût pu se citer en exemple. « Notre rire, ajoutait-il, n’est qu’un ricanement maladif[94]. » Le fait est que la gaieté sarcastique de Gogol est parfois plus navrante que les plus sombres humoristes anglais.

Cette sorte de mélancolie, inspirée par le climat et entretenue par le régime politique, incline parfois l’âme russe à un mysticisme qui triomphe de ses instincts réalistes ou s’allie avec eux d’une manière étrange, témoin plus d’une secte populaire et plus d’un écrivain national, tels que Joukovsky, Gogol, Dostoievsky, Tolstoï. Entre cette tristesse spontanée, parfois coupée d’accès de jovialité, et l’espèce de pessimisme, si marqué dans plus d’une secte ignorante comme dans le nihilisme de la jeunesse lettrée, il est également aisé de trouver un lien.

Chez l’homme du peuple, celle mélancolie inconsciente se marie fréquemment à un fatalisme résigné, et par suite, à une tranquillité, à une sorte de placidité qui surprend. Dans les jeux, dans les foules, dans l’ivresse même, le Grand-Russe est généralement paisible et peu bruyant. Parmi les hommes, comme parmi les enfants, il y a peu de luttes, peu de tumulte. La foule est silencieuse comme la nature, comme la neige qui, dans les rues des villes, éteint le bruit des pas.

Pour en mieux comprendre les sentiments, représentons-nous les impressions séculaires des colons de l’Occident durant leur lent établissement sur le sol de la Grande-Russie. Devant ces espaces aussi illimités que la mer, l’homme se sentait petit. La conscience de sa force s’affaiblissait devant l’amplitude de la terre qui l’environnait, et que, jusqu’à notre temps, il était incapable de remplir. Ces lacs et ces marais sans bornes ou sans nombre, ces fleuves dont aucun pont ne pouvait joindre les rives, ces forêts sans fin, ces steppes sans autre horizon que le ciel, lui rappelaient son infériorité.

En veut-on analyser les principaux traits extérieurs, on voit que toutes les impressions de la nature russe se résument en un contraste : les tableaux, que présente à l’homme la Grande-Russie, lui montrent sa propre petitesse sans lui rendre sensibles les énergies de la nature. C’est par l’étendue seule que la terre y diminue l’homme : elle invite l’imagination au rêve et au vague, sans lui fournir, comme dans le Midi, ce qui la remplit et l’échauffe, ce qui la forme à cette riche poésie que nous admirons dans les poèmes de l’Inde ou de la Grèce. Plaie et nue, terne et inerte, cette nature a peu de stimulant pour l’esprit, peu d’aliments pour la poésie et l’art. Elle est peu propre à suggérer de fortes conceptions ou de brillantes images. Par sa maigre fertilité même, le sol russe est souvent inférieur au désert dans sa nudité, où rien au moins ne diminue l’impression de l’immensité.

L’ancienne Moscovie est dépourvue de tous les spectacles grandioses qui exaltent ou étonnent l’esprit ; elle n’a ni les montagnes, ni la mer, et manque de l’impulsion que donne à l’individualité la vie de la mer et des montagnes. Ses forêts, basses et clairsemées, ont peu de majesté ; la plupart de ses nombreux lacs ont des bords plats comme des mares. La Russie est privée des grandes scènes du Nord ; elle n’a ni les côtes battues par les vagues, ni les îles escarpées, ni les golfes et les fiords aux replis sinueux, ni les rochers de granit, ni les glaciers, ni les torrents et les cascades. Elle n’a rien de cette puissante nature septentrionale qui a enfanté la rude mythologie du Nord ; elle a peu de ce qui aiguillonne la personnalité.

La nature russe a deux caractères opposés : l’amplitude et la vacuité, l’étendue de l’espace et la pauvreté de ce qui l’occupe. Sur des surfaces énormes, elle ne montre ni variété de formes, ni variété de couleurs. Dans la nature vivante et dans la nature inanimée, il y a une égale indigence de grandeur et de force. Le pittoresque est absent ou réduit à une échelle minime qui le rend d’abord imperceptible à l’œil de l’étranger. Le voyage dans ces plaines mamelonnées, où les villes et les villages sont rares, donne presque le même sentiment de satiété qu’une traversée en mer. On peut, pendant de longs trajets en chemin de fer ou en bateau à vapeur, fermer les yeux le soir et les rouvrir le lendemain sans s’apercevoir que l’on a changé de place. Seules, quelques villes étagées au bord des fleuves ou des lacs, avec leurs vieilles murailles et leurs coupoles de couleur, ainsi que Kief, les deux Novgorod, Pskof, Kazan, offrent de loin un spectacle imposant. La grandeur même des rivières en diminue la beauté : en vain se dresse sur une de leurs rives une falaise élevée, parfois couverte de grands arbres ; ces berges sont d’ordinaire trop basses pour la largeur du fleuve et en sont écrasées. Cette disproportion gâte les plus beaux passages du Dniepr, du Don, du Volga, dans le grand coude de ce dernier, par exemple, entre Stavropol et Syzrane, alors que « la mère Volga » s’ouvre une route à travers une rangée de collines escarpées, aussi hautes peut-être que celles du Rhin, du Danube ou du Nil : le fleuve, étant plus large que ces falaises ne sont hautes, les rapetisse et en amoindrit l’effet. Tout souffre en Russie de ce manque de proportion entre la coupe verticale et le plan horizontal des paysages. Ce qui est peut-être le plus réellement pittoresque, ce sont les calmes étangs des forêts désertes, les ravins creusés dans la steppe par la fonte des neiges, les gorges boisées où serpente en silence une lente rivière.

Sur le sol sans relief s’étale une végétation de peu de variété comme de peu de vigueur. La nature répète partout les mêmes espèces, les mêmes plantes, les mêmes arbres. L’homogénéité des conditions de la vie entraîne l’uniformité des êtres vivants, la rigueur du climat fait leur faiblesse, leur débilité. La nature libre a dans la Grande-Russie la monotonie qu’ailleurs l’homme donne à la nature asservie ; elle n’en a pas l’air de force et de santé. À cet égard, la zone boisée, qui comprend la plus vaste et la plus vieille partie de la Grande-Russie, diffère peu de la zone dénudée d’arbres. Les forêts sont peut-être plus pauvres d’aspect que les steppes, car, au printemps, la steppe a sa luxuriante végétation herbacée. Les beaux arbres sont rares et ne se rencontrent guère que dans quelques contrées privilégiées du Centre ou de l’Ouest. Ce sont les mêmes essences qu’en Suède et en Norvège, mais elles n’y ont pas la même vigueur. Au lieu de faire éclater la fécondité, la richesse, l’énergie d’une nature toujours jeune, ces forêts donnent le sentiment de l’impuissance, de l’indigence, de la lassitude. Tantôt les arbres sont malingres et rabougris, petits en paraissant vieux, tantôt ils sont minces et longs sans être hauts, et jettent peu d’ombre sur la terre nue au-dessous d’eux. Ce qui frappe le plus l’œil, c’est l’éternel contraste du pin au tronc rougeâtre avec le bouleau à l’écorce blanche, — le pin droit et nu avec une maigre tête, le bouleau aux rameaux ténus, au feuillage grêle.

Les champs offrent encore moins de diversité d’aspects que les bois. La terre n’y reçoit point des mains de l’homme la vie et la variété qu’elles lui prêtent parfois ailleurs. La campagne cultivée a la même monotonie que la végétation spontanée. Partout, peu de ces cultures différentes et juxtaposées qui donnent tant d’animation à nos campagnes d’Occident. C’est comme le même champ qui se prolonge à l’infini, interrompu seulement par de vastes jachères. Point de hameau, point de maison ou de ferme isolée. Sur la steppe comme dans les forêts, le Russe semble avoir peur de se trouver seul dans l’immensité qui l’environne. La propriété commune, en usage chez les paysans, augmente le défaut de la nature ; il prive la Russie de ces enclos, de ces haies aux formes capricieuses qui sont pour beaucoup dans le charme des villages d’Angleterre et de Normandie. De là en partie la triste platitude, le morne ennui de cette campagne impersonnelle et collective, dont les champs restent confondus, ou coupés en longues bandes égales et symétriques.

Ce goût pour la propriété en commun, pour l’association et pour ce que le Russe appelle la vie d’artel, a souvent été attribué au sang slave. Il est plus probable qu’il a ses principales sources moins dans la race que dans la nature d’un côté, dans l’état de civilisation de l’autre. La persistance des communautés agricoles dans la Grande-Russie, ce besoin de se rapprocher, de se grouper pour vivre, n’a certainement pas été sans lien avec cette froide immensité où l’homme isolé se sentait comme perdu et impuissant.

Aux mêmes racines tient un penchant qui prend une direction contraire, c’est le goût des aventures, des voyages, du vagabondage, ce que, chez les Russes, l’étranger appelle du grand mot de goûts nomades. Il est facile d’expliquer le peu d’amour du paysan pour le travail de la terre, son peu d’attachement pour le sol ingrat et triste de la vieille Moscovie, bien que si le mougik mérite quelquefois ce reproche, il en faille accuser pour une bonne part les institutions, le servage et le mode de propriété.

Il y a de ce phénomène une autre raison qui tient, elle aussi, indirectement au sol, et qui diminue l’attachement à la demeure, à la maison de la famille : ce sont les matériaux mêmes des habitations, de l’izba du mougik en particulier, et, par suite, la fréquence des incendies.

En Russie, dans la Russie septentrionale surtout, pauvre en pierre et riche en forêts, dans ce que l’historien Solovief appelle l’Europe de bois, par opposition à notre Europe de pierre, tous les villages, depuis la cabane du paysan jusqu’à l’église et à l’ancienne maison seigneuriale, sont construits en bois de sapin. Il en était ainsi naguère encore de la plupart des villes, des capitales mêmes. En un tel pays, le feu, le coq rouge, comme les Russes rappellent vulgairement, est pour l’individu et pour la société un terrible ennemi. En vain, pour donner moins de prise au danger, les maisons des villages sont-elles bâties à une certaine distance les unes des autres ; toute maison est à peu près sûre de brûler un jour, c’est une affaire de temps. Les chances de durée d’une habitation peuvent, selon les régions, se calculer avec la même précision que celles de la vie humaine, et sont souvent notablement plus courtes. On sent ce qu’a de décourageant cette perspective d’incendie qui plane sur toute l’existence, combien elle entrave tout embellissement de la maison et par suite tout bien-être et tout progrès. À quoi bon s’attacher à cette frêle cabane de bois que le premier souffle de vent et la première étincelle peuvent consumer ? Aussi les paysans laissent-ils souvent, avec une nonchalante incurie, leur izba pencher sur sa base comme si elle allait s’affaisser, et semblent-ils attendre pour la relever qu’elle soit devenue la proie des flammes.

Indépendamment des chances d’incendie, la facilité, avec laquelle le mougik des contrées du nord se bâtit une maison, est peu faite pour lui inspirer des goûts sédentaires. La plupart des paysans, naguère encore du moins, étaient, en quelques semaines, capables de construire eux-mêmes leur habitation ; pour cela une hache leur suffisait. Au temps où le pays était moins déboisé, l’izba, bien qu’autrement vaste et confortable, se remplaçait presque aussi aisément que le gourbi de l’Arabe. Peut-être était-ce encore là une des causes de ces goûts nomades trop souvent attribués aux Russes. En tout cas, la fréquence des incendies reste, en dépit des assurances récemment introduites, un obstacle à l’esprit de suite, à l’idée de la durée et de la stabilité, au souci du lendemain. Ce fléau, toujours suspendu sur les villages, diminue l’affection pour la maison, pour le home, affection qui, partout, a été l’un des grands agents de moralité, d’ordre et d’économie, et qui serait plus naturelle aux Russes qu’à tout autre peuple, puisque, depuis l’émancipation, chaque paysan est propriétaire de la maison qu’il habite.

En général, les peuples du Nord ont moins d’attachement pour le sol que ceux du Midi. L’émigration leur coûte moins ; on le voit par l’Allemagne et l’Angleterre, on le voit par les pays Scandinaves, qui, avec une population peu dense, envoient chaque année au Canada et aux États-Unis un contingent d’émigrants considérable. Le Russe, le paysan du moins, quitte peu sa patrie ; il y est retenu par les institutions, par les préjugés, par la religion ; mais la Russie est assez grande pour ouvrir un champ à son humeur voyageuse. La plaine invite à marcher, à aller devant soi ; rien sur ce sol monotone n’engage à s’arrêter, à se fixer. De là en partie, chez l’ancien Cosaque et chez le simple paysan, cette facilité de déplacement, qui se manifeste de tant de façons, dans les foires, dans les pèlerinages, dans la recherche des terres nouvelles, et qui, selon les historiens, fut un des motifs de l’établissement du servage.

Cette disposition à aller devant soi, à l’aventure, correspond à une tendance morale peut-être plus digne d’être signalée, bien que moins remarquée : nous voulons parler des penchants aventureux de l’esprit russe, souvent avide de se jeter dans les spéculations les plus téméraires, esprit impatient des obstacles, qui ne s’effraie d’aucune hardiesse philosophique, sociale ou religieuse, qui, pour toutes, montre une complaisance ou une indulgence dont nous nous étonnons. La pensée du Russe ne connaît souvent pas plus de bornes que ses campagnes ou ses horizons, elle aime l’illimité, elle va droit à l’extrémité des idées, au risque de rencontrer l’absurde. L’esprit russe, présente par ce goût logique, par ce penchant pour l’absolu, une certaine ressemblance avec l’esprit français ; mais, chez lui, ce penchant a d’ordinaire pour correctif le sens pratique, positif, qui ne le laisse point sortir du domaine spéculatif. De là ce contraste frappant, chez tant de Russes, d’une grande audace dans la sphère intellectuelle et d’une égale timidité dans la vie réelle, d’une excessive témérité dans l’une, jointe à la plus prudente réserve dans l’autre.

La platitude du sol et la débilité de la nature me semblent encore responsables d’un des reproches le plus souvent et peut-être le moins justement faits au peuple russe : le manque d’individualité, le manque d’originalité, le manque de facultés créatrices. L’histoire et une civilisation longtemps arriérée n’en sont certainement pas innocentes ; mais si, ce dont il est permis de douter, ce défaut est général et incurable, c’est sur la nature qu’en doit d’abord retomber la faute. S’il manque de personnalité, le Russe ressemble encore en cela à ses campagnes. De leur pauvreté, de leur monotonie vient en partie la stérilité relative de la pensée russe. Cette terre n’offre guère d’images au poète, de couleurs au peintre ; elle renouvelle peu les impressions et les idées[95]. Si cette infécondité doit être corrigée dans l’avenir par les larges horizons qu’ouvrent de tous côtés sur le monde la science et la civilisation, n’est-ce pas au sol même qu’il faut, pour beaucoup, attribuer la longue infériorité du génie russe et slave, par exemple le manque de vie et de vigueur de l’ancienne mythologie des Slaves Russes, à côté des fables des Grecs ou des Scandinaves[96] ?




CHAPITRE III


La variété de la nature russe est dans les alternatives des saisons. — Comment les oppositions de l’hiver, du printemps, de l’été ont réagi sur le tempérament national. — Le caractère russe est extrême, comme le climat. — Ses contradictions. — Sa flexibilité. — Sa faculté d’adaption. — Une personnification historique du caractère national.


Peut-être avons-nous trop insisté sur l’uniformité des campagnes de la Russie ; elles aussi, en effet, ont leur principe de variété, qui réagit puissamment sur l’homme et contribue à expliquer les contradictions apparentes du caractère national. Ce principe de variété est moins dans le sol que dans le climat.

En Russie, la diversité, et avec elle, le pittoresque et la beauté proviennent du temps plus que de l’espace, de la succession des saisons plus que de celle des contrées. C’est l’inverse des pays du Midi, des pays tropicaux surtout, où la végétation et les aspects extérieurs de la terre et du ciel changent peu, où, les saisons ne différant guère que par des nuances, la vie coule au milieu d’elles, d’un cours égal et monotone. Dans le nord, dans une région continentale surtout comme la Grande-Russie, les saisons s’opposent fortement les unes aux autres, elles revêtent tour à tour la terre de vêtements aux couleurs les plus tranchées. Grâce à elles, le Russe, avec la variété des aspects de la nature, recouvre la variété des impressions et des sentiments que lui refusait le sol. Sans quitter son village, il passe, à six mois d’intervalle, par des climats et en même temps par des tableaux aussi différents que si, entre le pôle et l’équateur, il descendait et remontait alternativement de 25 à 30 degrés de latitude. L’influence de pareils changements n’est pas moindre sur le caractère que sur le tempérament, sur l’imagination que sur l’esprit. En Russie, chaque saison a ses travaux, ses fêtes et ses plaisirs ; chacune a ses chants et même parfois ses danses. Elles tiennent une si grande place, dans la vie et la poésie populaires, qu’elles pourraient servir de cadre à la classification de beaucoup des pesny, chantées par le paysan. Pour décrire la Russie, c’est peu de décrire le sol, c’est par-dessus tout les saisons qu’il faut peindre. Rien dans notre climat, où l’opposition de l’hiver et de l’été est déjà si marquée, ne donne une juste idée de leur contraste au bord du Volga ou de la Néva : qui n’a vu la Russie que sous l’un des deux aspects ne la connaît point.

Des saisons russes, l’hiver est la plus longue et la plus originale ; dans sa monotonie même, elle est peut-être aussi la plus pittoresque et la plus belle. Elle couvre cette terne nature de la plus éclatante robe de fiancée ; la neige est la plus brillante des parures, et à sa froide blancheur, tour à tour mate et étincelante, la gelée et les glaces ajoutent leurs nacres irisées. Tout disparaît sous la neige, — la terre, la mer et les rivières, les routes et les champs ; mais, dans celle uniformité sans limite, la nature prend une grandeur que ne pouvait lui donner la maigre variété du printemps ou de l’été. Sous cet épais manteau, il ne reste de sensible à l’œil que les creux et les reliefs, les dépressions et les aspérités du sol ; mais ce fond monochrome reçoit du soleil l’éclat le plus éblouissant, de la lune et des nuits les teintes les plus tendres et les plus délicates. Au grand soleil des belles journées d’hiver, l’œil a peine à supporter la splendeur égale et continue de cette campagne ; aussi dans le Nord, où la neige reste cinq ou six mois de suite sur la terre, y a-t-il presque autant de maladies d’yeux, autant d’aveugles que dans les pays du Midi.

C’est dans les forêts surtout qu’il faut chercher les beautés de l’hiver. Le givre y prête au bouleau ou au tremble des fleurs de cristal plus brillantes et plus fines que leurs feuilles, tandis que, sur le fond de neige blanche aux reflets bleus, les sombres massifs de pins et de sapins, prenant des tons chauds et veloutés, semblent presque noirs. La nuit, ces paysages ont une grandeur solennelle. Au clair de lune, les plaines froides et blanchâtres ressemblent dans leur pâleur aux limbes des poètes catholiques : sur les arbres ou sur les monuments, la neige prend des reflets fantastiques et couronne les coupoles des églises de Pétersbourg et de Moscou d’une auréole mystérieuse. En l’absence de la lune, les étoiles scintillent avec cette vivacité que leur donnent les grandes gelées. Les nuits les plus obscures sont éclairées par la blanche réverbération de la neige ; il semble alors qu’au lieu de venir d’en haut, la lumière parte de la terre. En hiver, la nuit est l’heure favorite des promenades et des parties de campagne. À la sortie du théâtre ou du bal, les jeunes femmes, enveloppées de fourrures, montent en traîneau découvert, et, avec une troïka de trois chevaux de front, vont goûter aux îles ou aux environs de Pétersbourg la triple sensation de la rapidité, de l’air froid et de la nuit. Dans les rues des villes ou sur les routes, les traîneaux vous donnent une impression bizarre due à la simultanéité du mouvement et du silence. Sur les perspectives les plus fréquentées, les chevaux, stimulés par le froid, sont lancés au galop ou trottent de ce trot relevé qu’on ne rencontre qu’en Russie ; les traîneaux et les voitures de toute sorte se pressent, se devancent sur le tapis de neige qui éteint tout bruit, présentant à l’œil l’image la plus animée de la vie et laissant à l’oreille l’impression du repos.

Les longues nuits d’hiver, si fêtées dans les capitales, ne sont pas sans plaisir pour les paysans. Eux aussi éprouvent le besoin de se réunir pour le travail ou pour la distraction. Naguère encore, dans les provinces les plus septentrionales, les femmes et les jeunes filles se rassemblaient dans la plus grande izba du village, parfois louée en commun à cet effet : à la clarté des vacillantes loutchines, sorte de torches faites d’éclats de bois résineux, elles tenaient leurs posidelki, veillées rustiques d’un peuple que l’hiver même forme à la sociabilité. Après avoir en causant filé du lin ou de la laine, les jeunes filles, rejointes par leurs fiancés, se mettaient à chanter quelques-uns de ces chants mêlés de chœurs, chers au peuple russe, ou à danser une de leurs danses lentes qu’accompagnait la balalaïka, aujourd’hui trop souvent supplantée par le vulgaire accordéon.

Le printemps met un terme à ces soirées villageoises en rendant au paysan la terre et les tapis de gazon, et en ramenant le khorovod en plein air. La fin de l’hiver ou le premier printemps est le plus triste et le plus désagréable moment de l’année. Au lieu de l’herbe verte, une mer de boue ; au lieu des parfums de la campagne, la puanteur du dégel. Il y a comme une décomposition, comme une corruption de la nature avant sa résurrection annuelle ; mais combien cette résurrection est saisissante, comme elle est attendue et fêtée après le long deuil de l’hiver ! Rien dans nos climats ne donne l’idée d’un pareil rajeunissement. Le printemps rend en même temps la vie à la terre et à l’eau. Après cent cinquante ou deux cents jours de neige, il fait enfin reparaître la terre verte, qui avait absolument disparu ; il découvre de nouveau les rivières, les lacs et les golfes, convertis par l’hiver en mornes et mortes surfaces, il brise les glaces qui les enchaînaient, il leur restitue la couleur, le murmure, la mobilité de l’onde, il les crée à neuf pour ainsi dire. C’est tout un élément, c’est le monde liquide tout entier, auquel avril ou mars rend comme par enchantement l’existence. Lorsque depuis l’automne il n’est tombé du ciel que de la neige, les premières pluies elles-mêmes font une impression de surprise et presque de joie, analogue au plaisir que donnent dans le Midi les premières gouttes d’eau, après de longues semaines de chaleur et de sécheresse. Aussi les enfants saluent-ils la pluie et lui souhaitent-ils la bienvenue dans des chants traditionnels. Avec les rivières et tout le monde des eaux, renaissent, dans les forêts et les prairies, les feuilles et les fleurs, précédées des oiseaux, qui s’étaient réfugiés dans des climats plus doux et dont un naïf calendrier populaire annonce jour par jour le retour : l’alouette, la grolle et l’hirondelle, qui, selon la légende russe, s’en revient du paradis et en ramène la chaleur. La nature, sous toutes ses formes, paraît d’autant plus vivante et plus jeune que plus profonde avait paru sa mort.

L’homme accueille ce renouvellement de toutes choses avec une joie qu’on ne peut concevoir ailleurs. Les paysans du nord, dans leurs chants populaires, célèbrent avec une naïve poésie le départ de l’hiver et le retour du printemps. Montant sur leurs collines ou sur leurs toits pour le saluer de loin à son arrivée, ils chantent, dès le mois de mars : « Viens, ô printemps, beau printemps, viens avec la joie, viens avec du lin élevé et du blé abondant[97]. » Dans plusieurs pays, ils rappellent d’avance avec des rites et des incantations d’origine païenne : ailleurs les fêtes pour la résurrection de la nature se confondent avec celles pour la résurrection du Christ, comme si l’une était le type ou le symbole de l’autre. Le premier mai est presque partout une fête populaire : les Russes vont se promener aux bois, et, comme la colombe de l’arche, en rapportent de jeunes pousses d’arbre en témoignage du retour de la verdure et de la disparition de l’hiver. La sensation du soleil ou des chaudes brises du printemps est déjà seule pleine de délices. Le corps, débarrassé de ses lourds vêtements, semble allégé en même temps que rajeuni.

Le printemps russe est court ; après les laideurs du dégel il aboutit vite aux ardeurs de l’été ; mais la brièveté même en augmente l’effet. Il y a quelque chose d’admirable dans la soudaine éruption de la végétation, qui éclate pour ainsi dire tout à coup : l’œil peut presque en suivre l’épanouissement jour par jour, et le laboureur a une joie plus vive à voir le grain qu’il vient de semer lever, jaunir et mûrir en quelques semaines. Dans le nord de la Russie, la rapide croissance des jours rivalise avec celle des plantes ; comme, des longues nuits d’hiver aux longues journées d’été, l’intervalle à franchir est plus grand, les jours s’allongent quotidiennement d’une durée plus notable. Tout ainsi se réunit, terre et onde, plantes et lumière pour rendre plus intense l’impression du renouvellement.

Les anciens Russes ne comptaient pas ce bref printemps pour une saison : ils n’en avaient que trois, l’été, l’automne et l’hiver. L’été, avec quelques-uns des inconvénients des pays méridionaux, avec une chaleur parfois pesante, avec la poussière et souvent la sécheresse, apporte à la Russie plusieurs des charmes du Midi, la beauté de l’atmosphère et du ciel, la douceur de l’air, la vaporeuse transparence des horizons et la fraîcheur de l’ombre et de l’onde, la délicieuse fraîcheur du premier matin ou des dernières heures du soir. Dans la moitié septentrionale de l’empire, l’été a des tableaux qui lui sont propres et que l’œil ne peut soupçonner sans en avoir joui. Les nuits d’été du Midi avec leur molle température et leur ciel diaphane sont belles, les nuits d’été du Nord ne le sont pas moins, et sont plus surprenantes. Aucun pinceau ne saurait rendre la délicatesse de leurs nuances, aucun, la finesse de leurs dégradations. Dans ces nuits où le soleil descend à peine au-dessous de l’horizon, aux vives couleurs des couchers de soleil du printemps succèdent des teintes d’opale ou de nacre qui semblent appartenir à une autre planète. La lumière en pâlissant semble prendre quelque chose d’éthéré ; ce n’est ni le jour ni la nuit, ce n’est ni l’aube ni le crépuscule, ou plutôt ce sont les deux à la fois. Plus l’on monte vers le cercle polaire, et plus le couchant et l’aurore se rapprochent dans l’espace comme dans le temps ; vers minuit, on les voit rougir ou blanchir à peu de distance l’un de l’autre des deux côtés du nord, éclairant le ciel de leurs teintes simultanées, comme s’ils se réfléchissaient mutuellement.

Sur le 60° degré, à la latitude de Pétersbourg, il n’y a déjà plus de nuit à la fin de juin, bien qu’il faille remonter jusque vers le 66° parallèle, au-dessus d’Arkhangel, pour voir le soleil à minuit sur l’horizon. Ces nuits mystérieuses, si calmes pour l’œil et l’imagination, sont parfois excitantes pour les nerfs : elles semblent répugner au sommeil. Aussi pour mieux jouir des longues soirées, beaucoup de Russes font-ils la sieste tout comme les peuples du Midi. Il y a dans ce jour continu un secret stimulant qui le rend vite fatigant pour les étrangers et fait désirer le retour des nuits. Elles reviennent bientôt, grandissant aussi promptement qu’elles avaient décru. Déjà dans les nombreux rites d’origine païenne qui, lors de la Saint-Jean, fêtent le solstice d’été, aux chants de joie qui célébraient le soleil, parvenu au sommet de sa course ascendante, se mêlaient des chants de tristesse qui pleuraient d’avance sa rapide descente vers l’hiver.

Avec les nuits revient l’automne, la moins accentuée et la moins originale des saisons russes, mais non la moins belle. Les forêts prennent ces teintes chaudes et variées dont l’été ne peut égaler la richesse. Les fréquents changements de l’atmosphère donnent au ciel des tons d’une sombre et mobile beauté, et, sur les branches des bois ou sur l’herbe des steppes, les premières gelées et le premier givre ont des charmes qui ne sont bien connus que de l’œil matinal du chasseur. Puis, dans cette décadence des jours et de la végétation, il y a un sentiment de tristesse, une poésie doucement mélancolique qui va bien à cette nature du Nord. L’automne dure souvent longtemps, les jours raccourcissent, les feuilles tombent, les oiseaux émigrent, espèce par espèce ; — le coucou, le plus frileux, donne parfois le signal du départ dès la fin de juillet ; — les pluies, puis les neiges se succèdent ; mais l’hiver, le véritable hiver russe, n’est réellement arrivé que lorsque la terre est ensevelie dans l’épais linceul de neige que le printemps seul soulèvera.

Toutes ces vicissitudes des saisons sont vivement senties des Russes, personne n’a su comme eux les rendre. Aucune nuance de cette pâle nature, aucun reflet du ciel, aucune ombre de la terre n’a échappé à leurs yeux, aucun son, aucun murmure à leurs oreilles. « Au seul mouvement des feuilles, j’aurais, les yeux fermés, reconnu la saison ou le mois de l’année, » dit quelque part un de leurs écrivains[98]. Ils ont décrit avec amour cette terre russe, qui à la longue prend, pour celui qui l’a une fois ressenti, un charme pénétrant, ainsi qu’un visage dont la beauté est dans l’expression. Ils l’ont peinte dans ces alternatives des saisons qui, à peu de mois de distance, offrent à leur pinceau des mondes si différents. D’elle aussi, ils ont reçu un double talent qui frappe souvent dans leurs tableaux, le sentiment des couleurs et le sentiment des nuances, l’entente des grandes lignes et des masses, avec l’entente des détails et des accessoires. C’est que dans ces vastes plaines, d’ordinaire dépourvues de plans successifs, il n’y a guère de milieu entre les effets d’ensemble et les effets isolés, entre la longue forêt et un bouquet d’arbres, entre la steppe sans limite et un buisson de broussailles. Si l’immensité invite l’œil à se perdre dans l’horizon, chaque détail un peu apparent finit par attirer invinciblement l’attention. Rien ne saurait rendre la grandeur d’un coucher de soleil dans les steppes du sud entre la mer d’Azof et la Caspienne, par exemple. En même temps, dans ces plaines unies, comme sur une scène vide, chaque personnage, chaque objet, se détache sur l’immensité uniforme avec une singulière vigueur ; un arbre, une cabane, un homme, un cheval, prennent une importance et presque une taille plus grande. Aussi, pour employer une comparaison vulgaire, les Russes ont-ils une rare facilité à contempler la nature par ces deux bouts de la lorgnette, à la voir tour à tour en myope et en presbyte. Avec cette faculté, les Russes ont celle de la netteté, de la propriété de l’expression. Ils ont l’image juste et vive, qualité qu’ils tiennent de cette nature dont les formes et les couleurs frappent par leur perpétuelle répétition ou sont mises en relief par leur isolement.

L’influence des vicissitudes des saisons est surtout sensible dans le tempérament et le caractère national. C’est à elles que le Russe doit cette flexibilité, cette élasticité d’organes que les alternatives de l’hiver et de l’été ont préparés à tous les climats, — à elles, qu’il doit cette plasticité intellectuelle, cette facilité à passer d’un sentiment ou d’une idée à l’autre, faculté analogue à la première, et qui partout lui rend l’acclimatation morale non moins aisée que l’acclimatation physique.

À ces oppositions de climat je serais tenté d’attribuer aussi ce qu’il y a parfois chez les Russes de déréglé, d’outré de désordonné, de heurté. On les accuse souvent de manquer d’originalité ; il faut s’entendre sur ce reproche et sur ce mot. S’ils en ont peu dans l’intelligence, dans les idées, ils en ont souvent beaucoup dans le caractère, dans l’esprit, dans l’expression. La poésie, le roman, la peinture, la musique russes ont souvent une originalité singulière. Ce qui manque peut-être aux Russes, ou mieux, ce dont le temps ou l’éducation ne leur ont pas laissé donner autant de preuves que d’autres, c’est le génie de l’invention. Loin d’être toujours dépourvu d’individualité, le Russe en a parfois beaucoup dans les sentiments, dans les goûts et les habitudes. Il est souvent original, au sens nouveau et vulgaire du mot, non par la pensée et l’intelligence, mais par les goûts et les manières. Cette originalité va même parfois jusqu’à la bizarrerie, à l’étrangeté, à la démence. Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Paul Ier en sont d’éclatants exemples. Si ce défaut, chez les souverains, se doit rejeter sur le tempérament individuel ou sur le délire malsain du pouvoir absolu, qui, parmi les césars romains, a produit tant de monstrueux originaux, des traces de la même disposition se retrouvent au-dessous du trône. Il serait facile de raconter bien des traits d’originalité russe, et depuis deux siècles, plus d’un seigneur de Pétersbourg ou de Moscou, plus d’un Souvorof ou d’un Rostopchine, s’est en ce genre fait une réputation européenne. Bizarrerie et singularité sont du reste moins rares dans les pays du nord que dans ceux du midi, en Angleterre et aux États-Unis qu’en Italie et en Espagne. Dans la Russie du servage, l’excentricité pouvait tenir aussi à l’accumulation de la richesse en un petit nombre de mains, à la licence déréglée des grandes fortunes qui, habituées à se tout permettre, sont ainsi qu’une autre sorte de royauté absolue rapidement blasées, et pour leurs distractions épuisent toutes les fantaisies.

En Russie, l’absence de vie politique et l’oisiveté souvent forcée du talent ont longtemps contribué à faire dévoyer les facultés les plus actives. Dans les basses classes même, le poids de la misère et de la servitude n’a pas toujours comprimé toute excentricité ; là, elle se déguise sous un masque religieux. On ne saurait compter toutes les sectes singulières qui foisonnent dans les bas-fonds de la société russe, à tel point qu’il n’y a pas d’extravagance qui n’y puisse conquérir des adeptes. En dépit des apparences, de tels penchants bizarres ou désordonnés, dans la religion ou dans la vie journalière, ne sont ni chez une nation, ni même chez un individu, inconciliables avec l’esprit pratique et le sens réaliste. Le peuple le plus positif, le plus matter of fact, l’Américain en est une preuve.

Si les rapprochements entre l’homme et le climat tournent aisément à la fantaisie, il y a, entre le tempérament national et la nature russe, telle qu’elle se montre dans l’opposition des saisons, un trait de ressemblance difficile à méconnaître. Tous deux sont outrés, tout deux vont aisément d’un extrême à l’autre. À cet égard, il en est souvent du caractère russe comme du climat de la Russie. Les alternatives de toute sorte, les changements d’humeur, d’idées, de sentiments y sont très marqués, les oscillations de l’esprit ou du cœur y ont une grande amplitude, les diverses saisons de la vie y diffèrent souvent plus que partout ailleurs. L’âme russe passe aisément de la torpeur à l’activité, de la douceur à la colère, de la soumission à la révolte ; en toute chose elle paraît portée aux extrêmes. Tour à tour résigné et irascible, apathique et impétueux, jovial et morose, indifférent et passionné, le Russe connaît, plus peut-être qu’aucun autre peuple, toutes les variations du froid et de la chaleur, du calme et de l’orage. Le Russe est sujet à s’éprendre, à s’engouer ; il est sujet à des caprices emportés, à des élans ou des transports soudains pour une chose sérieuse ou futile, pour une opinion, pour un écrivain, pour un chanteur, pour une danseuse, pour une mode. Cette disposition est sensible dans la vie publique aussi bien que dans la vie privée, dans la vie nationale comme dans la vie individuelle, et cela d’autant plus qu’elle est indirectement favorisée par le régime politique qui, interdisant un jour ce qu’il tolère un autre, paraît encourager la veille ce qu’il proscrit le lendemain.

L’individu, la société, le gouvernement semblent également enclins à penser, à vouloir, à agir par accès et par saccades, de façon qu’à des époques de fièvre, d’énergie et de confiance, où tout paraît possible, succèdent à de courts intervalles des périodes d’acalmie, d’inertie, de langueur où l’on paraît désespérer ou se désintéresser de tout. Ainsi s’expliquent beaucoup des contradictions et des alternatives de la vie russe. Chez les mêmes personnes ou dans le même milieu, le doute et la conviction, l’indifférence et l’enthousiasme s’entrecroisent et s’entresuivent de la façon la plus étrange, et l’on voit souvent l’initiative dans les idées accompagner la routine dans les actes.

Ainsi fait, le Russe cède quelquefois à des engouements, à des entraînements dont il est le premier à s’étonner. La guerre d’Orient de 1877-1878 en est un frappant exemple. Grâce au manque de liberté et au manque d’intérêt de la vie politique intérieure, grâce aux excitations d’une presse heureuse de pouvoir impunément s’échauffer pour quelque chose, grâce enfin au vague besoin d’émotions d’un public, las du vide de l’existence quotidienne et mis en appétit par un régime de diète et de jeûne, une société sceptique et railleuse, la veille encore presque indifférente aux souffrances des Slaves du Balkan, s’éprit en quelques mois d’un ardent et irrésistible enthousiasme pour les Serbes et les Bulgares. Malgré les répugnances du souverain et des ministres, malgré la moqueuse incrédulité des salons de Pétersbourg, la Russie, remuée du haut en bas, partit peu à peu en croisade pour une grande guerre nationale à laquelle personne n’eût cru deux ou trois ans plus tôt, pour une guerre qui, en dépit des suspicions de l’Occident, fut bien moins décidée par des calculs politiques que par un besoin de mouvement et de sympathie, par une soudaine explosion de sentiments longtemps comprimés et pressés de se faire jour.

Cette mobilité, cette impressionnabilité si souvent signalées chez les Slaves, chez les Russes et les Polonais surtout, ce manque de mesure, ce manque d’équilibre, tant de fois déplorés chez leurs compatriotes par les écrivains russes eux-mêmes, ont trop de rapport avec un climat toujours excessif pour ne pas s’en ressentir et en découler, au moins en partie. Les oppositions successives des aspects de la nature semblent avoir laissé leur empreinte sur l’homme. Aussi ne saurait-on s’étonner si le Russe offre tant de contrastes, si en parlant de lui, l’on est toujours exposé à se contredire.

Chez le Grand-Russe du reste, cette variabilité est d’ordinaire atténuée par l’esprit pratique, et, chez un peuple jeune aussi bien que chez un enfant, elle se peut corriger par l’éducation, par l’âge et l’expérience. À y bien regarder, ce défaut n’est peut-être après tout que l’envers d’une qualité, elle aussi attribuable au climat non moins qu’au malléable tempérament slave. Je veux parler de cette facilité d’adaptation, de cette faculté de compréhension qui distinguent si éminement le Russe, et que Herzen désignait du nom d’acceptivité. Cet instinct d’imitation, ce talent inné d’assimilation, si frappant chez le Russe civilisé, a parfois été mis en doute pour l’homme du peuple[99]. Chez ce dernier même, il nous semble cependant en retrouver la trace dans la sphère technique, la seule d’ordinaire accessible au paysan, dans cette variété d’aptitudes du mougik qui lui rend tout ouvrage aisé, et lui permet souvent de faire dix métiers à la fois, dans cette souplesse enfin du soldat russe et du Cosaque, si vite prêts aux exigences les plus diverses de la guerre et de la paix. À demi-cachée et comme paralysée, chez l’homme du peuple, par la monotonie de l’existence, par la routine habituelle au paysan, par l’attachement aux anciennes coutumes ou par des préjugés à demi-orientaux, cette qualité nationale se déploie librement dans les hautes classes, chez le Russe émancipé des préventions populaires ; elle s’y épanouit dans toutes les sphères à la fois, dans les idées, dans les mœurs, dans la littérature, dans la langue même. À cet égard, comme à bien d’autres, le Russe est tout l’opposé de l’Anglais. La souplesse de son intelligence paraît sans limite, et cette aisance à tout s’approprier a pu faire obstacle au développement spontané de l’originalité nationale.

Avec ses inconvénients et ses avantages, cette flexibilité reste un des traits les plus accusés de l’esprit russe. S’il n’était toujours un peu arbitraire d’établir une hiérarchie entre des facultés simultanées et des penchants connexes, l’on pourrait dire que c’est là sa faculté maîtresse. Elle éclate partout chez lui, dans le caractère et le tempérament, dans l’intelligence de même que dans le corps et les organes, façonnés et assouplis par ces éprouvantes alternatives des saisons comme par une sorte de gymnastique, qu’ainsi qu’une mère sévère, impose chaque année la nature. De là, dans la colonisation des vastes plaines de notre continent, une des causes de succès du Grand-Russe, s’étendant à la fois vers le nord et le midi, avec une facilité presque égale à s’acclimater sous tous les ciels. De là, depuis deux siècles, tant de surprises données à la vieille et dédaigneuse Europe, par un peuple si longtemps regardé comme étranger à notre monde européen et rebelle à notre civilisation. De là enfin, pour l’observateur, la difficulté de discerner ce qui en Russie est possible de ce qui ne l’est pas : car cette faculté d’adaptation confinée jusqu’ici aux mœurs privées, à la politesse extérieure, aux arts, aux sciences, peut s’étendre un jour à des sphères nouvelles, au gouvernement, aux institutions, aux libertés publiques.

Veut-on un type historique, un exemple vivant de ce caractère russe, que le poids des événements a longtemps empêché de s’épanouir en grands hommes : j’indiquerai le tsar Pierre le Grand. À travers sa demi-barbarie, dans ses excès et ses contradictions même, avec ses faiblesses et ses engouements, avec ses hardiesses novatrices et son bon sens pratique, son dédain des obstacles et ses instincts positifs, avec sa large ouverture d’esprit et sa merveilleuse habileté de main, avec son aptitude universelle à tous les arts et tous les métiers, Pierre Alexèiévitch reste le type national par excellence. Il est peu des défauts russes qui ne percent dans le grand réformateur, et beaucoup y ont été poussés à l’extrême ; il est peu des qualités russes qui ne se fassent jour en lui, et plusieurs s’y sont élevées jusqu’au génie. L’impérial charpentier de Saardam a beau sembler d’une trempe plus forte et plus dure que la plupart de ses compatriotes, c’est visiblement le même métal. Dans le grand réformateur, les deux extrémités de la nation, les deux Russes, encore si différents que l’un ne semble pas toujours provenir de l’autre, le mougik et le noble civilisé, le premier avec sa lourde et massive opiniâtreté, le second avec son alerte et mobile souplesse, semblent confondus et combinés pour se corriger l’un l’autre. Pierre a montré que la flexibilité russe pouvait ne rien coûter à l’énergie, et que la ductilité slave se pouvait allier à la solidité.

Que si l’on s’étonne de trouver, chez un seul peuple, tant de traits de caractère différents ou opposés, on peut, en Pierre le Grand, les voir réunis et concentrés dans un seul homme. Cette convergence en un individu de tant de qualités et de défauts, de tant de traits dispersés dans une nation, a formé un homme bizarre et presque monstrueux, mais en même temps un des hommes les plus vigoureux et les plus entreprenants, un des mieux doués pour la vie et l’action que le monde ait vus. Peu de peuples ont l’avantage d’avoir ainsi un grand homme dans lequel ils se puissent personnifier, qui, dans ses vices mêmes, semble une colossale incarnation de leur génie. Pierre, l’élève et l’imitateur des étrangers, Pierre, qui semblait s’être donné pour mission de faire violence à la nature de son peuple, et qui, par les vieux Moscovites, fut regardé comme une sorte d’antechrist, est le Russe, le Grand-Russe par excellence. Devant lui, on peut dire que le souverain et la nation s’expliquent l’un par l’autre. Un peuple qui ressemble à un tel homme est sûr d’un grand avenir. S’il paraît manquer de quelques-unes dés plus hautes ou des plus fines qualités dont s’honore l’humanité, il a celles qui donnent la puissance et la grandeur politiques[100].




CHAPITRE IV


Le caractère russe et le nihilisme. — Origine et nature du nihilisme : ses trois phases successives. — Par quels côtés il tient au tempérament national. — Combinaison du réalisme et du mysticisme. — En quel sens le nihilisme est une secte. — Procédés de propagande. — Instincts radicaux de l’esprit russe. — La femme slave et la question des femmes en Russie.


Par ses rigueurs et ses exigences le climat russe incline l’homme au réalisme ; par la grandeur de ses plaines et leur monotonie, par son immensité et sa pauvreté, la nature le dispose au mysticisme en même temps qu’à la tristesse. C’est là pour nous la clef de beaucoup des contrastes du tempérament russe. De ce conflit ou de cette alliance de tendances, souvent opposées et en apparence inconciliables, on pourrait trouver plusieurs illustrations au fond même du peuple, dans les ignorantes sectes de la Grande-Russie. Ici, je prendrai comme exemple un phénomène non moins curieux, bien que moins spontané, moins foncièrement indigène. Je veux parler du « nihilisme » ou, comme disent les Russes, du niguilisme[101].

Comme presque toutes les conceptions théoriques des Russes, le « nihilisme » n’est dans son principe qu’une importation occidentale. C’est de l’Europe et de la philosophie allemande surtout que, sous le règne de Nicolas, sont venues à la Russie les premières semences intellectuelles de cet esprit de négation et de révolte qui, dans la patrie de l’autocratie, à l’ombre d’un absolutisme séculaire, a trouvé un terrain plus propice que dans son pays d’origine. C’est des derniers fils de Kant et des révolutionnaires enfants du pacifique et conservateur Hégel, c’est des plus extrêmes représentants de la gauche hégélienne que les premiers ancêtres ou les premiers apôtres du nihilisme russe, Herzen et Bakounine ont tiré leur inspiration, sinon leurs théories[102]. Sous le rapport des idées et des vues, des négations ou des rêves, le nihilisme n’est qu’un produit corrompu de notre philosophie, de notre critique et de nos écoles socialistes. L’intérêt et l’originalité du radicalisme russe ne sont pas là, ils ne sont point dans des spéculations ou des abstractions étrangères à la plupart des jeunes adeptes du nihilisme contemporain. Ce que ce dernier a de vraiment original, il le doit à la situation politique et économique, à l’état social et religieux de la Russie, il le doit surtout au tempérament national.

Au fond, le nihilisme n’est que la forme russe de l’esprit négatif et révolutionnaire du siècle ; loin d’être une affection spéciale à la Russie, c’est une épidémie morale dont le germe a été apporté du dehors et dont toute l’Europe, dont tout le monde civilisé est plus ou moins atteint ; mais, les caractères et les effets du mal varient chez chaque peuple, suivant l’âge, la constitution, les habitudes du malade. Si, dans les plaines basses de la Neva ou du Volga, les accès de cette fièvre révolutionnaire, aujourd’hui devenue endémique, offrent des symptômes particuliers, cela tient à la fois à la complexion et au régime du peuple.

Le nihilisme, qui a fait tant de bruit de 1878 à 1883, n’est pas chose toute nouvelle. Il compte déjà, sous ce nom bizarre même, une longue existence, car il n’est pas nécessairement associé à des conjurations révolutionnaires ou à des crimes politiques. Il est antérieur à toutes les tentatives de ce genre, il peut leur survivre ou leur redevenir étranger[103].

Peu de dénominations ont prêté à plus d’équivoques que ce terme de « nihilisme » qui n’est en somme qu’un spirituel sobriquet, rejeté par la plupart de ceux qu’il désigne[104]. Comme il arrive souvent aux appellations de cette sorte, le mot nihilisme a deux ou trois fois changé de sens, ou mieux, ce surnom dédaigneux a été successivement appliqué à des tendances ou des doctrines différentes, bien que naturellement reliées les unes aux autres par une filiation plus ou moins directe. On y peut distinguer trois phases et pour ainsi dire trois états ou métamorphoses. Dans sa première acception le « nihilisme » n’avait presque rien de politique : ce n’était guère qu’une manière d’être, de penser, de parler, un genre, une mode, on pourrait dire une prétention et une attitude en vogue dans la jeunesse de 1860 à 1870, parmi les étudiants des universités et les étudiantes aux cheveux courts de l’intérieur ou de l’étranger. On désignait ainsi un esprit de révolte contre les idées reçues et les conventions sociales, contre toutes les autorités traditionnelles et les vieux dogmes religieux ou politiques, esprit de négation, empreint d’un matérialisme intolérant et d’un naïf radicalisme qui n’étaient au fond qu’une violente réaction de l’âme russe contre le système gouvernemental et le joug intellectuel sous lequel elle avait longtemps été pliée. C’est là le premier et, à proprement parler, le vrai nihilisme, celui qu’ont dépeint en traits immortels les plus célèbres romanciers de la Russie, celui dont le Bazarof de Tourguénef et l’Hélène de Pisemski demeurent de vivantes personnifications[105].

Après ce nihilisme théorique et abstrait, souvent amateur et dilettante, parfois tout de pose et de dehors, qui ne mettait encore ses maximes en pratique que dans la vie individuelle et les relations privées, est venu vers 1871, sous la double influence de la Commune de Paris et de l’Internationale, le nihilisme agissant et agitateur, transformé en socialisme militant, s’efforçant de répandre ses idées dans le peuple, nihilisme déjà politique et révolutionnaire, recourant à l’association et à la propagande secrète, mais non aux complots et au meurtre. Ce n’est qu’après quelques années de déboires, vers 1877-1878, que ce nihilisme prédicateur et pacifique se transforme en parti violent, fait appel aux conspirations et aux attentats, prend pour instrument, la dynamite et pour mot d’ordre la terreur[106]. Sous ce triple aspect de radicalisme spéculatif, d’apostolat socialiste, de terrorisme révolutionnaire, le « nihilisme » a éclairé le tempérament russe d’un jour entièrement nouveau. Il nous y a découvert une puissance de logique dans l’esprit et une force de volonté dans le caractère, une capacité de passion, de fanatisme, d’opiniâtreté et de dévouement, dont on pourrait retrouver l’analogue chez les sectes populaires, mais qui, chez les Russes civilisés, ont été pour l’Europe une véritable révélation.

Le nihilisme a beau se rattacher de loin à la métaphysique occidentale, ce n’a jamais été un système tel que le pessimisme de Schopenhauer ou le positivisme d’Auguste Comte ; ce n’est pas une forme nouvelle du vieux scepticisme ou du vieux naturalisme. En philosophie, ce n’est guère qu’un matérialisme grossier et tapageur, presque dénué de tout appareil scientifique. En politique, c’est un radicalisme socialiste, fomenté par le despotisme bureaucratique et exaspéré par les rigueurs capricieuses d’un pouvoir sans responsabilité. Ce n’est pas un parti ; car sous ses étendards se rangent des révolutionnaires de toute sorte, autoritaires, terroristes, fédéralistes, anarchistes, mutualistes, communistes, qui ne restent d’accord qu’en ajournant après leur triomphe toute discussion sur l’organisation future[107].

Au milieu de toutes ses exagérations, à travers ses phases successives, le nihilisme n’a guère été que l’élève des révolutionnaires de l’Occident, un élève qui se flatte de dépasser ses maîtres et qui outre à plaisir leurs enseignements les plus téméraires. Le radicalisme russe peut, il est vrai, revendiquer un théoricien national, qui pour le talent, le caractère ou l’influence ne le cède à aucun de ses émules et coreligionnaires d’Occident. Ce législateur de l’utopie, ce n’est ni Herzen ni Bakounine, les deux proscrits, les deux agitateurs, si longtemps amis et associés, et si profondément différents par le génie et les sentiments, qu’en dépit de leurs aspirations communes, ils pourraient représenter chacun l’une des faces du radicalisme national ou mieux de l’esprit russe lui-même[108]. Ce n’est point Herzen, le paradoxal et fascinateur écrivain, le grand railleur et le grand rêveur, à l’éloquence si chaude et si colorée que sa véritable patrie semblerait le pays du soleil, Herzen le poète ou le chantre de la négation, toujours romantique et idéaliste malgré lui, sceptique et triste au fond, révolutionnaire par sympathie, par besoin de croire et d’espérer, le cœur ouvert à toutes les passions comme à tous les nobles sentiments, l’esprit jusqu’à la fin accessible à toutes les idées et même aux dures leçons de l’expérience. Ce n’est point Bakounine, l’étroit et incorrigible sectaire, le logicien plus froid et plus dur que les glaces de sa terre natale, Bakounine, systématique comme un géomètre et déclamatoire comme un rhéteur, fanatique de négation, maniaque fermé à tout ce qui était étranger & sa folie, inaccessible au doute, au découragement, à toutes les leçons et les déceptions de la vie.

Herzen, par l’ampleur de son intelligence indisciplinée et toujours en quête du nouveau, par la large envergure et l’essor ailé de son imagination qui l’emportait souvent au delà de son système, dépassait singulièrement le cadre étriqué du nihilisme doctrinaire ; il en a moins été le législateur que l’involontaire et libre précurseur. Avec toutes ses faiblesses et ses généreux élans, avec ses accès d’espoir irréalisable et ses chutes dans le découragement, avec son désenchantement de la révolution comme de la civilisation, avec toutes les inconséquences et les contradictions de sa pensée et de sa vie, Herzen, qui semble une sorte de Faust révolutionnaire, reste l’un des types les plus vivants du Russe moderne, désorienté par une civilisation dont il réclame plus qu’elle ne peut donner.

Bakounine au contraire, « l’apôtre de la destruction » le prophète de l’anarchie et de l’amorphisme, l’involontaire désorganisateur de l’Internationale, et le vain fondateur de « l’Alliance universelle », Bakounine, le conspirateur cosmopolite, homme d’action plus puissant par la parole et l’ascendant personnel que par la plume et la prédication écrite, a, malgré ses relations avec Netchaief et les conspirateurs du nord[109], eu peut-être plus d’influence à l’étranger, sur les ouvriers de Suisse, d’Espagne, d’Italie, que dans sa patrie sur la jeunesse russe[110]. Durant sa longue vie, animée d’une seule et inféconde idée, il a été moins le théoricien ou le codificateur du nihilisme national, dont il s’était fait le colporteur en Occident, qu’il n’en a été la personnification vivante et, pour ainsi dire, l’aveugle et stérile incarnation.

Le principal maître et inspirateur du nihilisme contemporain, n’est point, comme Herzen et Bakounine, un aristocrate élevé dans les salons de Pétersbourg ou de Moscou, et dont l’existence s’est en grande partie écoulée à l’étranger ; c’est un fils du peuple, un fils de prêtre de campagne, qui n’a jamais quitté le sol russe et jamais parlé pour l’Occident ; qui, au lieu de prêcher « de l’autre rive », de Londres ou de Paris, écrivait à Pétersbourg sous l’œil de la censure. Cet homme, qui dans sa courte carrière d’apôtre, de 1855 à 1864, a eu sur la jeunesse une influence que ses malheurs n’ont fait qu’accroître, c’est Tchernychevski. Ce Proudhon ou ce Lassalle russe, condamné aux travaux forcés pour propagande révolutionnaire, est resté près de vingt ans en Sibérie, où il a passé sept années dans les mines, puis vieilli dans l’isolement et l’inaction, relégué à l’une des dernières stations vers le cercle polaire, loin de toute communication avec l’Europe et le monde extérieure[111]. Ecrivain instruit et travailleur infatigable, armé tour à tour d’une redoutable logique et d’une mordante ironie, intelligence vigoureuse et souple, caractère entier et énergique, lui aussi mêlant aux crudités du réalisme les capiteuses fumées de l’idéalisme sentimental, Tchernychevski, par ses défauts comme par ses qualités, est encore un esprit bien russe. Philosophe, économiste, critique, romancier et partout propagateur des tristes doctrines dont il a été l’une des premières victimes, Tchernychevski a dans ses traités scientifiques donné la théorie ou la somme du radicalisme russe ; dans un roman bizarre et indigeste, écrit au fond d’une prison, il en a donné le poème et l’évangile[112].

Ce n’est peut-être pas faire tort à Tchernychevski que d’attribuer à son long et fastidieux roman plus d’ascendant sur les jeunes têtes russes qu’à ses traités didactiques. Cet homme, dont l’influence avait détrôné celle de Herzen et auquel la Sibérie et de longues souffrances ont donné l’auréole du martyr, était regardé par beaucoup de ces compatriotes comme un des géants de la pensée moderne, un des grands pionniers de l’avenir, un Fourrier ou mieux un Karl Marx russe[113]. En dépit de toutes les admirations dont il a été l’objet, malgré l’originalité réelle de son esprit, les idées de Tchernychevski, pas plus en économie politique qu’en philosophie, n’ont rien de bien original. La forme et les détails peuvent être nouveaux et individuels, le fond des théories appartient à l’Allemagne, à l’Angleterre, à la France. Ce qui donne à l’œuvre de Tchernychevski, à son roman du moins, le plus de saveur de terroir, c’est peut-être encore l’espèce de réalisme mystique et visionnaire qui se retrouve chez maint nihiliste. Si grand du reste qu’ait été sur la jeunesse l’ascendant de Tchernychevski et de quelques autres écrivains de la même école, le nihilisme est loin d’avoir suivi servilement les leçons des maîtres qu’il glorifie, il doit plus à leurs fictions romanesques qu’à leurs déductions scientifiques[114].

Au point de vue psychologique, on pourrait dire que le nihilisme des héros de Tourguénef et de Pisemski est sorti de la réunion de deux penchants opposés du caractère russe, le penchant à l’absolu, le penchant au réalisme. C’est de cet accouplement contre nature qu’est né ce monstre antipathique, un des plus tristes enfants de l’esprit moderne. Nous trouvons encore là un exemple de cette impatience de tout frein, de cette témérité dans la spéculation qui sont fréquentes chez les Russes, mais qui, chez eux, prétendent moins que chez les Allemands à la science ou à la méthode. Au point de vue moral et politique, le nihilisme était avant tout un pessimisme à demi instinctif, à demi réfléchi, pessimisme auquel la nature et le climat ne sont pas étrangers et qu’ont fomenté l’histoire et l’ordre politique[115]. Ne voyant partout que le mal, il aspirait à tout renverser, gouverneinent, religion, société, famille, pour refaire de toute pièce un monde meilleur. Le nihilisme doctrinaire, le plus ancien et le plus commun, n’a jamais rien eu du scepticisme critique qui compare et analyse, qui réserve son jugement et sa liberté. Négation qui s’affirme et n’admet pas d’examen, il a été de prime abord une sorte de dogmatisme à rebours, aussi étroit, aussi aveugle et non moins impérieux, non moins intolérant que les croyances traditionnelles dont il repousse le joug.

Dans l’intempérance et la grossièreté de leur négation, jetée à tout ce que l’humanité se faisait honneur de respecter, on sentait, chez beaucoup des émules de Bazarof, quelque chose de la gaminerie de la première incrédulité, quelque chose des écarts désordonnés d’esprits récemment émancipés. Dans ces prétentions à la maturité d’une jeunesse désabusée avant d’avoir vécu, perçait comme un enfantillage dépravé. Pour beaucoup d’adeptes, les théories nihilistes n’étaient qu’une sorte de protestation contre les vieilles superstitions qui dominent encore les masses populaires, contre le servilisme politique, contre l’hypocrisie intellectuelle ou les dogmes de convention qui règnent trop souvent dans les hautes classes.

Ou demandait à un nihiliste de la première manière en quoi consistaient ses doctrines. Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez l’État et l’Église, les rois et Dieu, et crachez dessus, voilà notre symbole. Serait-elle une raillerie d’un adversaire, cette définition n’en serait guère moins exacte. Le mot est, du reste, moins choquant pour une oreille russe que pour nos oreilles françaises ; cracher joue un grand rôle dans la vie et les superstitions moscovites. On crache pour détourner un présage, on crache en signe d’étonnement et en signe de mépris, on crache partout et toujours[116]. Le nihiliste se plaisait à cracher sur tout, il aimait à mettre au défi l’esprit de vénération et d’humilité si vivace chez le Russe du peuple, qui se courbe encore en deux devant ses supérieurs, comme devant les saintes images. C’est là un indice de la profonde discordance d’idées et de sentiments dont souffre la nation. Au moral comme au physique, dans l’homme comme dans la nature, s’y rencontrent les deux extrêmes : à la plus naïve vénération politique et religieuse, répond le plus effronté cynisme intellectuel et moral.

Le grossier et rebutant réalisme, si apparent dans le nihilisme, si visible encore dans les écoles russes, chez la plupart des étudiants, ne pouvait manquer de frapper les esprits éclairés et le gouvernement. À ce penchant malsain de la jeunesse et de l’esprit national, à cette sorte de naturalisme spontané, on devait chercher un remède ou un contrepoids dans l’éducation même de la jeunesse. On ne pouvait beaucoup compter sur la religion qui, en Russie, a peu de prise sur les classes cultivées, sur l’orthodoxie affaiblie plutôt que fortifiée par le compromettant appui du gouvernement et l’imperfection de la liberté religieuse. Faute de mieux, on a inutilement recouru aux études classiques. Les belles-lettres et, dans la littérature, ce qu’il y a de plus désintéressé, de plus dégagé des préoccupations actuelles, les langues mortes ont semblé le meilleur correctif au naturalisme outré des modernes Bazarof. Sous l’influence de M. Katkof et de la Gazette de Moscou, le ministère de l’instruction publique, dirigé par le comte Tolstoï, a longtemps travaillé à soumettre toute la jeunesse universitaire à cette discipline classique, et par elle, à une sorte de gymnastique ou d’entraînement idéaliste. Le plua singulier, c’est que les langues et les littératures, ainsi soudainement appelées au secours de la société, avaient été longtemps tenues en suspicion. Sous l’empereur Nicolas, les classiques grecs et latins avaient été dénoncés comme des fauteurs de l’esprit de révolte. Démosthéne et Cicéron, tous les républicains de Rome et d’Athènes passaient pour inspirer des sentiments révolutionnaires. Peut-être, en effet, étaient-ce de mauvais précepteurs pour des enfants destinés à vivre sous le régime autocratique. Si les anciens n’avaient pas été proscrits, l’enseignement littéraire avait été abaissé et mutilé. Dans les écoles tolérées par Nicolas, on avait donné le pas aux sciences, principalement aux sciences naturelles ; c’était incliner l’esprit russe du côté où il penchait spontanément.

Par un de ces brusques revirements, toujours si fréquents en Russie et facilités par la nature du gouvernement, on revint tout à coup, sous l’empereur Alexandre II, à l’antiquité et aux classiques. On croyait avoir découvert que l’étude exclusive des sciences physiques et naturelles conduisait au positivisme. Pour contrebalancer leur influence réaliste, on s’adressa aux littératures anciennes, traitées la veille avec défiance. Après avoir été deux complices de la révolution, le grec et le latin devinrent pour le pouvoir deux garanties de l’ordre moral. Cette restauration des études classiques, dans un pays qui prétendait n’avoir que faire des Grecs et des Romains, heurtait de front le penchant national qu’elle voulait redresser. Aussi a-t-elle été violemment combattue par tous les instincts pratiques et positifs du Grand-Russe, d’autant plus révolté d’un pareil traitement que les maladresses et les duretés de la main, qui le lui appliquait, le lui rendaient plus pénible ou plus agaçant. Malgré les efforts du comte Tolstoï, durant une administration de quinze ans[117], les lettres anciennes n’ont pu mettre un frein aux tendances réalistes et radicales de la jeunesse contemporaine. Comme pour protester contre le classicisme, le matérialisme et avec lui le nihilisme révolutionnaire n’ont cessé de grandir dans les écoles, irritées par de mesquines restrictions et d’oiseuses vexations, qui atteignaient presque également les maîtres et les étudiants. C’est que pour triompher de pareils penchants, indirectement encouragés par l’ordre social et politique, il ne suffit point d’une réforme scolaire et d’un remaniement des programmes d’enseignement.

Le grossier matérialisme négatif n’est point tout le nihilisme : ce Janus a une autre face, fort différente et également russe, le mysticisme. Ces hommes si dédaigneux de toute croyance, de tout songe métaphysique ou religieux, ont, eux aussi, leurs spéculations ou leurs rêves, et ce ne sont ni les moins timides ni les mieux réglés. Au fond de ce réalisme naturaliste se retrouve une sorte d’idéalisme, avide de se donner carrière dans le champ inexploré du possible. Du sein de ce pessimisme, qui maudit l’ordre social actuel, sort un optimisme effréné qui escompte ingénument les merveilles d’un avenir utopique. En Russie, nombre de jeunes gens des deux sexes, pour qui la plus blessante des injures serait d’être appelés idéalistes et la plus grande humiliation de passer pour tels, ne craignent pas, dans les matières qui semblent s’y prêter le moins, de s’abandonner aux rêves les plus téméraires. C’est dans le domaine économique et social, dans le domaine des réalités positives que, nihiliste ou non, le Russe se permet le plus volontiers les fumées de l’utopie et la recherche de l’absolu. C’est en s’enfonçant dans les sentiers du réalisme et de l’utilitarisme qu’il retombe dans les théories et les chimères ; c’est par une sorte de cercle que, à force de s’en éloigner, il revient à l’esprit spéculatif, comme un voyageur qui, après avoir passé par les antipodes, aborderait par une autre rive au pays qu’il a quitté. La sphère, qui exige le plus de mesure et de sobriété d’esprit, est celle où le Russe (et en cela il n’est pas seul) laisse la plus libre carrière à son imagination. Avec une grande différence de science et de méthode, n’avons-nous pas vu quelque chose de cette spéculation à rebours chez les adversaires les plus déclarés de la métaphysique, chez certains positivistes par exemple, qui, dans les questions économiques et politiques, ont parfois abouti à des conclusions si peu eu rapport avec leur méthode et réellement si peu positives ? Cette contradiction si fréquente chez la plupart des socialistes ou des radicaux, cette sorte de volte-face qui, dans les écoles les plus négatives, s’explique par un impérieux besoin d’idéal et de foi en un monde meilleur, n’est nulle part moins rare et nulle part plus frappante que chez les Russes. Sur ce terrain l’esprit national se montre avec tous ses contrastes, avec sa défiance et son dédain des croyances reçues, avec sa confiance naïve dans les thèses douteuses et son goût des paradoxes.

Tocqueville a remarqué que de nos jours l’esprit révolutionnaire agit à la manière de l’esprit religieux. Dans la Russie contemporaine cela est plus vrai que partout ailleurs. Pour beaucoup de jeunes gens la révolution est devenue une religion dont les dogmes sont aussi peu discutés qu’un credo révélé, et qui a ses confesseurs et ses martyrs comme elle a ses dieux et ses idoles. Chez eux, la négation a pris l’aspect et le caractère de la foi ; elle en a la ferveur enthousiaste, elle en a la sombre et contagieuse exaltation. À ce point de vue, l’opinion du vulgaire, qui, à l’étranger, prenait jadis le nihilisme pour une secte, n’était pas aussi fausse qu’elle le semblait au premier abord. Avec son esprit absolu et impatient de toute critique, avec sa foi aveugle et ses dévouements passionnés, c’est bien une sorte de culte dont le dieu sourd et insensible est le peuple, adoré dans ses abaissements, — une sorte d’église dont le lien est l’amour pour ce dieu méconnu, et la loi, la haine de ses persécuteurs.

Ces « nihilistes », détracteurs de toute espérance surnaturelle et contempteurs de tout spiritualisme, sont eux aussi à leur manière des croyants et des mystiques. On s’en aperçoit souvent dans leur langage, dans leurs écrits, bien que la plupart fassent profession de dédaigner la poésie comme un enfantillage. Ces ennemis de toute superstition et de toute vénération, qui dans les plus nobles dévouements prétendent ne reconnaître qu’une action réflexe ou un égoïsme raffiné, honorent les héros et les héroïnes de leur lutte contre le pouvoir d’une espèce de canonisation poétique. Ils célèbrent les martyrs de leur cause avec un lyrisme et une sorte de piété qui semble moins s’adresser à des conspirateurs modernes qu’à des saints placés sur les autels[118].

Qu’on lise le célèbre roman de Tchernychevski : Que faire[119] ? et l’on sera surpris de la singulière alliance de mysticisme et de réalisme, d’observations pratiques toutes prosaïques, et de vagues aspirations rêveuses amalgamées dans l’étrange ouvrage du doctrinaire radical. En cette longue et lente histoire, qui prétend nous peindre les réformatcurs de la société et les sages de l’avenir, c’est par des symboles, par des songes que se révèlent à l’héroïne ses propres destinées avec les destins de la femme et de l’humanité. Il est vrai que ces allégories assez transparentes ont pu être suggérées à l’auteur, déjà emprisonné, par le besoin de ne pas trop éveiller les inquiétudes de la censure. Dans le roman du prisonnier, à côté de ce mysticisme humanitaire, se montre une sorte d’ascétisme naturaliste, pour nous plus bizarre encore. Le révolutionnaire idéal, le type achevé des « hommes nouveaux, » Rakhmétof, n’a point seulement toutes les perfections morales de la solidarité et de la fraternité rêvées ; comme un anachorète chrétien ou un extatique de l’Inde, Rakhmétof se plaît à renoncer aux joies de la vie et aux plaisirs des sens ; il aime à se priver, à se mortifier pour ressembler à son dieu souffrant, le peuple opprimé. Lorsqu’on lui servait des fruits, Rakhmétof ne mangeait que des pommes parce que, en Russie, c’est le seul fruit dont le peuple puisse manger. S’il ne portait pas de cilice, ce revendicateur des droits de la chair, au lieu de dormir sur un lit, se plaisait à coucher sur un feutre garni de petits clous d’un pouce de longueur[120].

Il y a sans doute peu de Rakhmétof en dehors des romans : parmi les admirateurs de Tchernychevski un trop grand nombre s’abandonnent au dévergondage autorisé par leurs tristes doctrines. Ce stoïcisme, ce dédain des jouissances matérielles, impérieusement réclamées pour autrui, se retrouve cependant parfois dans la vie réelle. Parmi les novateurs de l’un et de l’autre sexe qui professent et souvent pratiquent l’amour libre, j’en ai connu qui, par une orgueilleuse contradiction, tenaient à honneur de ne pas user des droits qu’ils revendiquaient. Cela se rencontre naturellement surtout parmi les femmes, toujours plus disposées aux contradictions, plus désireuses d’ennoblir toutes les aberrations. C’est chez elles, chez quelques-unes de ces dévotes du nihilisme, chez ces jeunes filles qui en sont les plus ardents prosélytes et les plus courageux missionnaires, qu’on voit le mieux tout ce que ce répugnant matérialisme peut recouvrir de sentiments généreux et d’idéalisme inconscient. Entre ces femmes qui prêchent la suppression de la famille et la libre union des sexes, parmi ces jeunes filles aux cheveux courts qui se plaisent à prendre les allures et le langage des jeunes gens, il n’est pas rare d’en découvrir dont la conduite, loin d’être d’accord avec leurs cyniques principes, reste pure et irréprochable, en dépit de toutes les apparences d’une vie aventureuse et débraillée, en dépit de l’espèce de promiscuité morale où les plus sages semblent se complaire[121].

Le nihilisme a ses vierges ; beaucoup des conspiratrices de vingt ans, exilées dans les dernières années, ont emporté en Sibérie une vertu d’autant plus méritoire que leurs doctrines en font moins de cas. Chose plus bizarre, le nihilisme a eu ses unions mystiques ou platoniques, ses couples d’époux sans l’être, qui, mariés ostensiblement aux yeux du monde, aimaient à faire comme s’ils ne l’étaient point. C’est ce que, dans la secte, on appelait un mariage fictif. Depuis le procès de Netchaïef, en 1871, il est peu d’affaires politiques qui n’aient révélé quelques-unes de ces singulières unions. Le difficile est de comprendre ce qui poussait les révolutionnaires à ce simulacre de mariage. Pour beaucoup, pour les jeunes filles principalement, c’était un moyen d’émancipation qui facilitait la propagande politique. À la jeune fille, gagnée à la sainte cause, on offrait un mari pour lui donner la liberté de la femme mariée ; parfois c’était l’homme qui l’avait catéchisée et convertie, plus souvent c’était un ami, quelquefois un inconnu requis pour la circonstance. Solovief, l’auteur de l’un des attentats sur l’empereur Alexandre II, avait fait un mariage de cette sorte. En réalité, la fiancée n’épousait que la secte, sa maigre dot entrait dans la caisse commune, et souvent, le jour même de leurs noces, les deux époux se séparaient pour aller, chacun de leur côté, faire de la propagande au loin. Ainsi avait fait Solovief, et quand sa femme et lui quittèrent la province pour Saint-Pétersbourg, ils y logèrent séparément[122]. Pour quelques-uns, le mariage fictif était une association, une sorte de coopération de deux camarades ; pour plusieurs, ce pouvait être une manière de témoigner du peu de cas qu’ils faisaient de l’union bénie par l’Église et sanctionnée par l’État, une façon de se mettre au-dessus des préjugés et en dehors des lois de la société, en ayant l’air de s’y soumettre. Le mari ne profitait pas des droits que lui donnaient la religion et la loi, la femme gardait sa liberté dans les liens légaux ; après avoir fait fi des unions régulières et s’être refusée à son mari, elle pouvait, du consentement de ce dernier, pratiquer l’amour libre. Pour quelques autres enfin, le mariage fictif devenait une sorte de noviciat ou de stage qui, après quelques mois ou quelques années d’épreuve, faisait place à une union plus naturelle. C’est ainsi que, dans le roman de Tchernychevski, Vera et Lapoukhof vivent d’abord en frère et sœur, ayant sous le même toit deux appartements séparés par un terrain neutre, jusqu’au jour où une seule chambre réunit les deux époux, en attendant que le mari découvre le goût réciproque d’un de ses amis et de sa femme, et disparaisse discrètement pour ne point leur causer d’embarras ou de scrupule, sauf à revenir sous un autre nom, au bout de quelques années, assister en camarade au bonheur du nouveau couple.

C’est dans les procédés de propagande du « nihilisme » durant sa période de secrète prédication socialiste, que se sont manifestés le plus clairement la foi, l’enthousiasme, le dévouement religieux de ses adeptes, et cela non seulement dans la témérité de leurs attentats ou dans leur constance à braver la déportation et la mort ; ce triste courage devant le juge ou le bourreau, d’autres sectaires, d’autres révolutionnaires de différents pays l’ont aussi souvent montré ; il n’y a pas de folie perverse qui n’ait eu ses croyants et ses martyrs. La puissance d’exaltation de l’âme slave se manifeste ici d’une manière plus singulière. Ce qui est particulier au nihilisme russe contemporain, c’est sa manière de s’adresser au peuple, d’aller au peuple (itti v narod), selon l’expression consacrée. Pour se faire mieux comprendre de ce peuple qu’ils veulent endoctriner, pour le mieux comprendre eux-mêmes, les propagandistes s’efforcent de se mêler à lui, de s’assimiler à lui, de vivre de sa vie de privations et de travail manuel, oubliant les usages et les préjugés de l’éducation. En cela les missionnaires du nihilisme semblent avoir voulu imiter les premiers apôtres du christianisme. En quel autre pays a-t-on vu des jeunes gens de bonnes familles, des étudiants de l’université quitter les habits et les habitudes de leur classe, abandonner les livres et la plume pour travailler comme ouvriers dans des forges ou des usines, afin d’être mieux à même de connaître le peuple et de l’initier à leurs doctrines[123] ? En quel pays voit-on, au retour d’un voyage à l’étranger, des jeunes filles bien élevées et instruites se féliciter de trouver une place de cuisinière chez un chef d’atelier, afin d’être à même d’approcher du peuple et d’étudier personnellement la question ouvrière[124] ? En Russie, où les mœurs, les idées, le vêtement même mettent plus d’intervalle entre les diverses conditions, cette sorte de déclassement social doit assurément être plus pénible que partout ailleurs. Dans cette manière de faire de la propagande, de se mettre en contact direct avec l’homme du peuple, ne retrouvons-nous pas, à travers toutes ses aberrations, l’instinct positif, le sens réaliste du Russe ? Au lieu de rester à planer dans les vaporeuses régions de la théorie, il descend auprès de l’ouvrier et du paysan, dans l’usine ou l’atelier, dans l’école ou la maison commune[125]. Chez lui, l’esprit pratique se mêle ainsi d’une manière bizarre aux excentricités spéculatives, de même qu’une sorte d’idéalisme se greffe sur le naturalisme le plus décidé.

Rien peut-être de plus navrant pour l’observateur que cette combinaison, chez les jeunes gens des deux sexes, de qualités et de défauts opposés, et presque également extrêmes, que cette mise au service de doctrines néfastes des plus hauts et généreux penchants du cœur humain. Quoi qu’il en soit, si répugnant dans ses principes, si odieux dans ses attentats, que se montre le nihilisme, il révèle, on ne saurait le nier, quelques-unes des qualités de l’esprit ou du caractère russe, et précisément de celles qu’on est souvent tenté de lui refuser. S’il met en plein jour quelques-uns des plus fâcheux côtés du tempérament national, il en éclaire d’une lueur sinistre une des faces les plus nobles et les moins apparentes. Ce peuple, si souvent accusé de passivité et de torpeur intellectuelle, il nous le montre capable d’énergie et d’initiative, capable d’enthousiasme sincère et agissant, capable enfin de dévouement aux idées. À ce point de vue, j’oserai dire que ce triste phénomène fait honneur à la nation qui en souffre. En Russie, ce n’est point, comme ailleurs, la misère et l’ignorance, la cupidité et l’ambition qui sont les plus actifs ferments de l’esprit révolutionnaire ; ce sont souvent de hautes et nobles passions, des sentiments généreux dans leur égarement même. Les hommes, qui se prétendent les apôtres de la solidarité humaine, savent au besoin participer aux travaux des petits et aux souffrances des pauvres ; ils n’ignorent point que, dans leur pays, la révolution n’est encore ni une carrière, ni un jeu où l’ambition ait tout à gagner, et peu à risquer.

La plupart des « nihilistes », de ceux du moins qui figurent dans les procès, sont de très jeunes gens, de très jeunes filles. C’est parmi les jeunes gens, ou, pour être plus exact, parmi les adolescents que la foi révolutionnaire recrute presque tous ses néophytes. Chez la plupart, l’âge semble amener, sinon le scepticisme, du moins la tiédeur ou le découragement avec la prudence. N’est-ce pas un fait singulier que, dans les innombrables procès politiques des vingt dernières années, ne se rencontrent presque jamais que des jeunes gens ? Parmi les conspirateurs condamnés ou arrêtés, les hommes de trente ans sont déjà rares, peu ont dépassé vingt-cinq ans, beaucoup sont mineurs[126].

En un pays où les idées radicales se transmettent dans les écoles depuis déjà plus d’une génération, la statistique ferait croire que l’âge est pour beaucoup dans cette effervescence de négation et de révolution. La Russie n’est pas le seul pays où des jeunes gens, enclins à toutes les chimères, deviennent au bout de dix ou quinze ans des hommes positifs, terre à terre, faisant bon marché des principes au profit des intérêts. Rien de plus commun partout que ces palinodies qui rassurent le politique en contristant le moraliste ; mais, en Russie, ce contraste entre les saisons de la vie, entre la jeunesse et l’âge mûr, m’a souvent semblé plus prompt et plus marqué qu’ailleurs. Peut-être, en ce qui touche la politique, le Russe, grâce à son sens pratique, est-il plus vite désabusé des rêveries révolutionnaires, plus vite frappé de la disproportion entre le but et les moyens des agitateurs. Peut-être aussi y a-t-il là un autre trait du caractère national, un nouvel indice de sa propension à tomber d’un extrême dans l’autre. Toujours est-il qu’en peu de pays les parents et les enfants ont autant de peine à se comprendre. À cet égard, les tableaux d’Ivan Tourguenef, dans Pères et enfants, restent encore souvent vrais. Au contact de la vie réelle, les instincts pratiques et positifs, les instincts égoïstes reprennent d’ordinaire le dessus sur le romantisme révolutionnaire et l’idéalisme utilitaire, jusqu’à les étouffer complètement ou à les reléguer, dans la tranquille sphère des songes, là où les théories les plus risquées ne gênent point la prudence la plus bourgeoise. De là tant de jeunes utopistes jurant de tout détruire, et tant d’hommes faits résignés à tout supporter. De là, en un mot, tant de Russes chez lesquels les idées ne font jamais tort aux intérêts, chez qui le plus hardi radicalisme spéculatif s’allie sans peine aux soucis de la fortune et aux soins vulgaires d’une carriëre.

Est-ce à cette sorte de conversion, opérée par l’âge, qu’il faut attribuer la singulière transformation de générations, entières, de celle de 1860 par exemple ? Aucune génération, à aucune époque, n’a eu plus de foi dans le bien, plus de confiance dans les institutions improvisées, plus de goût pour les innovations libérales. Or, chez la plupart de ces hommes qui jadis applaudissaient passionnément aux réformes et en sollicitaient chaque jour de nouvelles, le noble souci des intérêts moraux et de la régénération du pays a fait place en quelques années au scepticisme, à l’indifférence, à une préoccupation trop souvent exclusive des avantages matériels et personnels. Certes, un tel affaissement moral, après une surexcitation de quelques années, n’a partout rien que de trop naturel ; n’avons-nous pas nous-mêmes, après chacune de nos révolutions, eu nos heures de lassitude et de prostration ? Le phénomène n’en est pas moins à noter en Russie. Dans l’âme russe le découragement semble toujours sur les pas de l’enthousiasme, l’abattement suit de près l’exaliation. La faute en est-elle au régime politique ou au tempérament du peuple ? Peut-être à tous les deux en même temps.

Le nihilisme, le radicalisme russe est le plus souvent une affaire d’âge ; on pourrait dire que c’est une maladie de jeunesse ; et cela non seulement chez l’individu, mais aussi chez la nation[127]. C’est sa jeunesse intellectuelle et politique, c’est l’inexpérience historique de la Russie, qui, pour tant de questions, rend le Russe si prompt aux hardiesses spéculatives, si dédaigneux de l’expérience d’autrui, si confiant dans la facilité d’une palingénésie sociale. À ce penchant se mêle un secret amour-propre. Alors même qu’il accepte les idées de l’Occident, le Russe aime à les outrer, il se plaît à renchérir sur nous, il met son orgueil à nous dépasser en révolution comme en autra chose. Grandi après les autres peuples de l’Europe, obligé d’être leur élève et humilié de l’être, il aspire en tout à devancer ses maîtres. Ce nouveau venu trouve facilement ses aînés timides et arriérés. Le Russe de toute opinion a fréquemment pour l’Occident quelque chose du sentiment des jeunes gens pour les hommes mûrs ou les vieillards ; alors même qu’il goûte nos idées ou nos leçons, il est enclin à croire que nous restons en chemin, et il se promet d’aller jusqu’au bout des routes et des idées que les autres ouvrent devant lui. « Qu’est-ce, entre nous, que vos peuples d’Europe ? me disait, il y a vingt ans déjà, l’un des premiers Russes que j’aie connus. Ce sont de vieilles barbes qui ont donné tout ce dont elles étaient capables ; raisonnablement on n’en saurait plus rien espérer. Nous n’aurons pas de mal à les enfoncer quand notre tour sera venu. » — Mais quand ce tour viendra-t-il ? Beaucoup se fatiguent d’attendre. Par malheur, cette présomption nationale est loin de toujours impliquer un travail, un effort réel. Trop de Russes attendent le grand avenir de leur patrie comme une chose qui doit arriver à son jour, ainsi qu’un fruit qui mûrit sur l’arbre ; trop d’autres, dédaigneux du possible, raillant comme insuffisantes les libertés dont l’Occident leur offre le modèle, posent pour les blasés et les sceptiques ; tandis que les plus impatients, s’imaginant métamorphoser leur pays d’un coup de la baguette révolutionnaire, recourent sans scrupule aux plus folles et plus odieuses machinations.


Les instincts radicaux de l’esprit russe, ou, si l’on veut, son penchant à la nouveauté et aux hardiesses théoriques, se font souvent jour ailleurs que dans le nihilisme de la jeunesse des écoles, ou dans les ignorantes sectes du bas peuple. Je n’en citerai qu’un exemple, emprunté aux quinze ou vingt dernières années : je veux parler du mouvement en faveur de l’émancipation, ou mieux, de l’indépendance des femmes[128]. Fort différent du nihilisme, bien que dans ses écarts il s’y soit parfois trop associé pour n’en avoir pas été compromis, ce curieux mouvement d’opinion a en partie son principe dans le même côté du caractère russe, dans le mépris des préjugés, dans le goût pour les thèses hardies et les réformes sociales. Au commencement du dernier siècle, la femme russe était, comme la femme turque de nos jours, encore enfermée et voilée ; aujourd’hui elle a, comme l’homme, plus que l’homme peut-être, ses aspirations de liberté et d’affranchissement. À travers toutes les exagérations qui les déconsidèrent, ces prétentions féminines sont moins surprenantes et moins ridicules qu’ailleurs. Le sexe, émancipé par la rude main de Pierre le Grand, est peut-être celui qui a le plus profité d’une civilisation qui, en lui donnant la liberté, flattait singulièrement ses goûts naturels. Si dans l’empire, tant de fois et si glorieusement gouverné par des femmes, la femme du peuple est encore maintenue dans une sorte de servitude, il en est tout autrement chez les classes plus cultivées. Pour l’intelligence et la volonté, comme pour l’instruction et le rang dans la famille, la femme russe est déjà l’égale de l’homme ; elle semble même parfois supérieure à l’homme, par suite peut-être de cette égalité qui, en grandissant un sexe, paraît rapetisser l’autre.

Cette remarque sur la femme russe se pourrait étendre à la femme slave en général : car la société polonaise, par exemple, prêterait à des observations analogues. Dans cette race, on dirait par moments que, entre les deux sexes, les différences psychologiques sont moins accusées, l’intervalle moral ou intellectuel moins tranché. Entre l’homme et la femme slaves, il n’est pas rare de trouver une sorte d’échange et comme d’interversion de qualités ou de facultés. Si l’on a pu reprocher parfois aux hommes quelque chose de féminin, c’est-à-dire de mobile, de flexible, de ductile ou d’impressionnable à l’excès, les femmes, en compensation, ont dans le caractère et dans l’esprit quelque chose de fort, d’énergique, de viril en un mot, qui, loin de rien enlever à leur grâce et à leur charme, leur vaut souvent un singulier et irrésistible ascendant.

La femme russe, qui par l’intelligence et le caractère se sent l’égale de l’homme, est portée à revendiquer cette égalité, avec ses avantages et ses inconvénients : égalité devant l’enseignement et le travail, égalité de droits, égalité de devoirs. On a vu, et cela quelquefois dans des familles aisées, des jeunes filles ou des femmes mariées mettre leur amour-propre à se suffire à elles-mêmes, prétendre gagner leur vie sans le secours de leur mari ou de leur père. Femmes, et jeunes filles surtout, se sont précipitées sur toutes les carrières ouvertes à leur sexe, non sans réclamer instamment pour lui de nouveaux débouchés[129]. La passion pour l’instruction, pour la science même, a été l’une des conséquences de ce goût d’indépendance morale et matérielle. Les jeunes filles se sont pressées aux cours, aux gymnases, aux universités. Quelques-unes ont abordé les langues classiques ; un plus grand nombre se sont vouées aux sciences naturelles et à la médecine[130].

L’esprit révolutionnaire ne pouvait manquer de mettre à profit ces prétentions et ces aspirations d’un sexe, toujours plus que l’autre disposé aux entraînements et aux engouements. Parmi ces femmes avides de savoir et de liberté, parmi ces jeunes filles esprits forts, quelquefois trop peu soucieuses des bienséances de leur sexe, associant une sorte d’idéalisme instinctif à un réalisme voulu et remplaçant par des rêveries humanitaires la religion de leur enfance, les grossières séductions du radicalisme nihiliste ont fait d’autant plus de victimes que beaucoup de ces coursistes ou étudiantes n’ont pu trouver moyen d’utiliser pratiquement leurs études et de vivre de leurs connaissances. Le mal a souvent été empiré par les remèdes inopportunément suggérés aux défiances du pouvoir qui, loin d’élargir le champ de l’activité féminine, lui a, dans quelques cas, à demi fermé les carrières dont il lui avait naguère ouvert l’accès[131].

Dans les grandes villes s’est ainsi formé, si l’on peut appliquer ce mot à des jeunes filles, une sorte de prolétariat féminin, instruit, enthousiaste, plus laborieux et d’ordinaire non moins révolutionnaire que la jeunesse masculine des écoles. L’Occident, la Suisse surtout à Zurich, a vu naguère de nombreux spécimens de ces jeunes étudiantes qui s’ingéniaient à effacer en elles toutes les qualités naturelles à leur sexe pour mieux établir leurs droits aux occupations de l’autre, de ces jeunes filles unsexed, comme dit Shakspeare, — qui, pour mieux s’élever au niveau de l’homme, travaillaient à n’être plus femmes. Beaucoup de nobles et généreuses natures se sont usées et déformées dans cet effort ; les plus ardentes et énergiques, arrêtées au premier rang des conspirateurs, se sont fait, à la fleur de leur jeunesse, déporter au fond de la Sibérie : les moins hautes ou les moins droites sont tombées dans des désordres qui, pour leur présomption, ont peut-être été un plus sévère ch&timent.

Les excès, qui l’ont compromis, n’empêchent pas ce mouvement d’émancipation féminine de rester un des phénomènes les plus intéressants et les plus caractéristiques de la société russe contemporaine. Par ce côté la Russie est, de tous les États du continent, celui qui se rapproche le plus des pays anglo-saxons, bien que dans les deux cas des prétentions au fond analogues se présentent sous des aspects bien différents. S’il doit jamais s’opérer dans les mœurs et dans les lois quelque révolution en ce sens, la Russie sera sans doute l’un des premiers pays du vieux continent à s’y essayer. En attendant, elle a déjà fait, dans le haut enseignement des femmes, des expériences dont quelques-unes pourraient servir de modèle à des États qui se croient beaucoup plus avancés[132]. L’esprit russe ne recule pas devant les initiatives hardies, risquées même ; de ce côté d’où nous attendons si peu d’exemples, nous viendra peut-être un jour plus d’une leçon.

Chez aucune nation, les traditions du passé n’ont eu à la même heure plus d’empire et moins d’autorité, vénérées superstitieusement en bas, rejetées avec dédain en haut. Aux deux extrémités du même peuple se rencontrent à la fois les deux exagérations opposées. De tous les hommes, le Russe est celui qui, une fois dégagé de ses idées traditionnelles, de ses préventions nationales, en est le plus complètement affranchi. Sous ce rapport, je ne saurais guère lui comparer que le juif, l’israélite moderne qui, lui aussi, au contact de l’étranger, passe si fréquemment des extrémités de l’esprit de vénération à l’extrémité de la libre pensée, du traditionalisme oriental, où s’en tient obstinément la masse de ses coreligionnaires, aux plus grandes hardiesses de l’esprit d’innovation. Par un des perpétuels contrastes de la Russie, tandis que le paysan, de même que le petit juif d’Orient, demeure opiniâtrément conservateur des rites et des formes, l’homme des classes cultivées se glorifie souvent d’avoir rejeté derrière lui toutes les vieilles traditions avec les vieilles croyances. Plus d’un se plaît à comparer l’esprit russe aux steppes vierges où les siècles n’ont pas laissé de traces et qui ont conservé pour l’avenir toute leur fécondité. Nous verrons dans les chapitres suivants en quel sens de telles prétentions se peuvent justifier. En tout cas nous pouvons déjà dire que la débilité des traditions nationales, que la pauvreté du legs fait à la Russie par une histoire déjà dix fois séculaire, est pour quelque chose dans les penchants radicaux de l’esprit russe et dans le « nihilisme », ou, pour prendre un mot à sens moins défini et moins équivoque, je dirai, en empruntant ce barbarisme à Joseph de Maistre[133], dans le riénisme plus ou moins réfléchi des générations contemporaines.




LIVRE IV
L’HISTOIRE ET LES ÉLÉMENTS DE LA CIVILISATION.




CHAPITRE I


La Russie a-t-elle un héritage historique ? Est-il vrai qu’elle diffère de l’Occident par les principes de sa civilisation ? Diverses théories à cet égard. — Slavophiles et Occidentaux. Origine et tendances des slavophiles. — Comment les apologistes de la civilisation russe se rencontrent avec les détracteurs de la Russie. — Secrètes analogies du slavophilisme et du nihilisme. — Les trois conceptions de l’histoire et des destinées nationales.


Après avoir parcouru le sol de la Russie, et examiné successivement les titres généalogiques et le tempérament national du Slave russe, nous voudrions chercher quels éléments de civilisation lui ont été apportés par l’histoire, comment les siècles ont confirmé ou corrigé les influences de la race et du climat, quels traits ils ont donnés au caractère du peuple, quelles bases à sa culture et à ses institutions. « On sait suffisamment l’histoire des temps barbares quand on sait qu’ils ont été barbares », dit, à propos de la Russie avant Pierre le Grand, un des philosophes du dix-huitième siècle[134]. On reconnaît là l’ignorante et naïve présomption qui, dans les sciences historiques et politiques, a coûté au dix-huitième siècle tant d’erreurs et de déceptions.

Les Russes eux-mêmes disent parfois qu’ils n’ont point d’histoire. Les uns, comme jadis Tchaadaef, le déplorent avec une mélancolie éloquente et passionnée[135], ne se consolant pas d’avoir été frustrés des plus brillantes époques de la vie européenne, craignant que, faute d’avoir traversé les mêmes épreuves et d’avoir eu la même éducation, leur patrie ne puisse arriver à la même civilisation, et qu’un peuple sans passé ne soit un peuple sans avenir. D’autres plus nombreux s’en félicitent hardiment, se vantant d’être libres de toute tradition et de tout préjugé, d’être dégagés de tous les liens d’un passé où, en dépit de ses révolutions, la vieille Europe reste malgré elle embarrassée[136]. Regardant tout legs des siècles écoulés comme une charge et une gêne pour les générations présentes, ils font bon marché de l’héritage de leurs aïeux, et se réjouissent de n’en avoir rien reçu qui vaille la peine d’être transmis à leurs enfants. Ils se plaisent à considérer leur pays comme un terrain libre, comme une table rase sur laquelle la science et la raison sont maîtresses de construire de toutes pièces l’édifice de l’avenir. Ce point de vue, cher au radicalisme russe, est celui de la plupart des révolutionnaires. En cela, je dois le dire, ils ne font guère en réalité que s’approprier les vues ou imiter les exemples du pouvoir qui, depuis Pierre le Grand, a le premier enseigné à ses sujets à faire litière de l’histoire et au passé national.

Dans un État qui a célébré en 1869 son dixième centenaire, une telle opinion ne saurait être prise à la lettre. Beaucoup des Russes qui l’émettent se scandaliseraient justement d’en être crus sur parole. Si un passé de mille ans n’a laissé sur le sol national que des décombres inutilesou de fragiles constructions sans base ni ciment, c’est au passé lui-même à nous en donner la raison.

Le goût des études historiques, qui a été l’honneur du dix-neuvième siècle, s’est fait sentir en Russie comme en Occident. Depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout, des historiens, qui pour le nombre, pour l’intelligence, pour la conscience, ne le cèdent en rien à ceux de la France, de l’Angleterre, de l’Allemagne, étudient avec passion les annales de leur patrie et demandent à son passé le secret de ses destinées[137].

La Russie a une longue histoire, mais la chaîne de son existence nationale a été deux ou trois fois si brusquement rompue qu’on a peine encore à en rejoindre les anneaux et que, dans la conscience populaire, il en reste une sorte de solution de continuité. Cette histoire, le peuple ruasse l’a subie plutôt qu’il ne se l’est faite ; au lieu d’être son œuvre personnelle, comme dans les pays de l’Occident, au lieu de sortir du libre développement de son génie national, elle a été plus passive qu’active. Sous ce rapport, l’histoire de la Russie ressemble moins à celle des nations européennes qu’aux annales des peuples asiatiques. Venue du dehors ou d’en haut, de l’étranger ou du pouvoir, elle est souvent restée tout extérieure ou toute superficielle ; elle a, pour ainsi dire, passé par-dessus le peuple russe, et, l’ayant parfois courbé profondément, elle pèse encore sur ses épaules.

Ce n’est ni dans le climat, ni dans la race, c’est dans la géographie et dans l’histoire qu’il faut chercher les causes de l’infériorité de la civilisation russe. Beaucoup d’étrangers, les catholiques notamment, en trouvent le principe dans l’adoption d’une forme inféconde du christianisme, — d’autres, les Allemands surtout, dans l’absence de l’influence germanique, — double défaut parfois réuni sous le nom de byzantinisme. Pour quelques-uns, c’est la privation de l’héritage classique ; pour le plus grand nombre, c’est la domination mongole et le joug talar. Les historiens russes ont toujours devant eux le même problème : placée entre l’Europe et l’Asie, ayant du sang de l’une et de l’autre, la Russie est comme issue de leur mariage ; de laquelle des deux est-elle moralement ou politiquement la fille ? Nous avons à nous faire, pour le développement social, la même question que pour le sol ou la race : en quoi la Russie est-elle européenne, en quoi est-elle asiatique, en quoi est-elle simplement slave et russe ? Les siècles de sa longue enfance l’ont-ils, par une éducation analogue, disposée à la vie européenne, ou bien l’ont-ils façonnée à une culture propre, originale, foncièrement distincte de celle de l’Occident ? Pour emprunter les termes d’un de ses écrivains, la différence entre la Russie et l’Europe est-elle dans le degré ou dans le principe même de la civilisation[138] ?

C’est là le point autour duquel tournent la plupart des questions soulevées en Russie. Il ne s’agit de rien moins que de la vocation du pays et du peuple. Pour acclimater une civilisation, il ne suffit point d’un sol propice, il faut que la nation, où elle est transplantée, y soit déjà préparée par les éléments de la culture. Chez le peuple russe, si longtemps disputé entre des influences contraires, la solution d’un pareil problème est loin de demeurer théorique ; c’est une question vivante d’une application pratique, qui doit décider de la marche même du pays.

Il s’agit de savoir quelle doit être l’altitude de la Russie vis-à-vis de l’Europe ; doit-elle s’en considérer comme l’élève ? comme telle, se mettre à notre école et persister dans la voie de l’imitation ou de l’adaptation occidentale ? — ou bien, au contraire, doit-elle se regarder comme étrangère à l’Occident ? renoncer à des emprunts qui ne conviennent ni à son tempérament, ni à son génie, afin de redevenir elle-même ? De cette conception première de leurs destinées nationales dépendent toutes les vues des Russes sur leur vie civile et politique. Aussi est-ce sur la manière d’envisager l’histoire que se fonde le plus souvent chez eux la diversité des opinions. Les partis historiques remplacent les partis politiques, ou mieux, les tendances, qui tiennent lieu de partis, ont pour point de départ une conception différente de l’histoire nationale. Tel est l’objet de la querelle qui, sous différents noms, s’agite depuis Pierre le Grand entre les Vieux-Russes et leurs adversaires, entre Moscou et Pétersbourg, entre les Slavophiles et les Occidentaux[139].

Pour les Zapadniki et les partisans de l’Occident, la Russie n’a, dans son passé et ses traditions, rien qui la sépare radicalement de l’Europe. Elle n’a point de culture propre vraiment originale, nationale, indigène, elle est seulement en retard sur ses voisins de l’Ouest. Elle est restée un État du moyen âge, ou un État d’ancien régime ; mais rien ne s’oppose à ce qu’elle s’approprie toute la culture des peuples plus avancés, à ce qu’elle fasse, pour la civilisation germano-latine, ce qu’ont fait autrefois, pour la civilisation romaine, les peuples germaniques.

Aux yeux des slavophiles, au contraire, et de beaucoup de patriotes inspirés du même esprit, la Russie est foncièrement diiïérente de l’Europe. Ayant reçu du passé des institutions particulières, elle est, par ses origines, par son éducation, par les éléments de sa culture, appelée à des destinées toutes différentes. Dans la manière dont elle a été peuplée, dont l’État russe a été fondé, dont le sol russe a été occupé, — dans sa conception de la famille, de la propriété, de l’autorîté, la Russie possède le principe d’une civilisation nouvelle, et naturellement, à en croire le patriotisme local, d’une civilisation mieux équilibrée et pondérée, plus stable et plus harmonique, plus réellement capable d’un progrès indéfini que notre sénile et maladive civilisation occidentale, déjà menacée de décomposition par ses conflits intérieurs.

Un des phénomènes les plus curieux de la vie russe au dix-neuvième siècle, c’est assurément le slavophilisme ; il a eu sur l’intelligence contemporaine un ascendant bien supérieur à la force numérique de ses adeples. La petite église slavophile, avec ses croyances exclusives et ses dogmes arrêtés, compte aujourd’hui peu d’adhérents déclarés, peu de fidèles orthodoxes ; mais l’espèce d’apothéose nationale, qui faisait le fond de sa religion, lui conserve bien des prosélytes plus ou moins inconscients, chez des hommes en apparence étrangers à tout fétichisme slave. Il n’est pas rare aussi de rencontrer tel ou tel dogme, telle ou telle superstition slavophile, chez des gens du monde ou des écrivains qui se piquent de n’avoir rien de commun avec pareille idolâtrie. Comme il arrive quelquefois dans le domaine de la pensée, les formules, les thèses slavophiles se sont brisées au choc de la discussion, le contenu. l’esprit s’est échappé de ces vases en morceaux, et répandu au loin dans l’air.

Chose digne de remarque et par elle-même caractéristique, c’est sous l’impulsion de l’Occident, sous l’influence de la pensée européenne que s’est formée l’école russe, qui prétendait secouer la domination intellectuelle de l’Europe[140]. Ce n’est pas dans l’étude directe de l’histoire nationale ou de la vie populaire, c’est dans la lecture et la méditation des écrivains du dehors que les fondateurs du slavophîllsme ont puisé leur méthode, leur dialectique et indirectement leurs doctrines.

Cette revendication de l’esprit russe, cette rébellion nationale contre la servitude étrangère, a été elle-même à son origine, un emprunt ou une imitation, une adaptation du dehors. On était entre 1830 et 1848, à une époque de spéculations théoriques et d’hypothèses de tous genres, où partout, en Allemagne surtout, éclosaient de toutes pièces des systèmes philosophiques, historiques, politiques. C’est de la métaphysique allemande, de la logique et de la philosophie de l’histoire de Hegel, que les slavophiles de Moscou ont pris les premiers éléments de leurs idées, la forme ou le moule de leurs doctrines. À la Russie et aux Slaves ils appliquèrent les procédés de Hegel, revendiquant, pour leur race et leur patrie, le rôle prédominant attribué, dans l’histoire de l’humanité, aux races teutoniques par le philosophe de Berlin. Sorti tout entier de l’esprit spéculatif, le slavophilisme ne fut à l’origine qu’une combinaison des abstractions de la métaphysique allemande et du romantisme littéraire, avec les rêves d’un mysticisme religieux qui représentait la part de l’élément national. L’originalité et la supériorité virtuelle de la civilisation russe ou grécoslave sur la civilisation occidentale furent proclamées à priori, déductivement. Ce n’est qu’après coup, pour accommoder les faits à la théorie, que ces philosophes de l’idée nationale se retournèrent vers l’histoire et vers le peuple.

Quittant la métaphysique, les slavophiles se mirent à chercher dans la religion et dans le caractère du peuple, dans le régime de la propriété et dans la constitution du pouvoir, les principes sur lesquels repose la vie russe. En quête de tous les traits originaux de la civilisation nationale, ils condamnèrent solennellement la sujétion morale de la période pétersbourgeoise ; ils déclarèrent le joug intellectuel de l’étranger d’autant plus intolérable que l’Europe, dont la Russie se faisait l’élève, était en pleine décadence.

L’histoire russe, alors peu étudiée, se prêtait mieux que toute autre aux fantaisies de l’esprit de système ; encore aujourd’hui, malgré de nombreux et beaux travaux, c’est pour beaucoup d’écrivains un champ ouvert à toutes les hypothèses. Dans cette carrière, les slavophiles étaient par leur point de départ exposés à de singulières méprises ; ils devaient plus d’une fois prendre, pour des caractères essentiels de la vie sociale ou politique des Slaves, ce qui, aux yeux de leurs adversaires, n’était que les restes d’un passé vieilli et depuis longtemps écroulé en Europe. Ils devaient donner, comme un signe de race ou de nationalité, ce qui n’était souvent qu’une marque d’enfance ou de bas âge. Mettant en relief toutes les différences réelles ou imaginaires qui dans le passé distinguaient la Russie de l’Occident, ils firent de tous ces traits distinctifs, plus ou moins bien choisis, les éléments de la civilisation russe. À l’aide de quelques généralisations, ils découvrirent à leur patrie une civilisation propre, indigène, complète dans son principe, bien que brusquement arrêtée dans sa croissance par la funeste période de Saint-Pétersbourg. Cette culture russe est européenne si l’on veut, mais non pas à la façon de l’Europe occidentale, à la façon de l’Allemagne, de la France, de l’Italie, de l’Angleterre. À la culture germano-latine on opposa une culture gréco-slave dont les larges et solides bases s’étaient conservées intactes dans les couches inférieures du peuple, au-dessous de la surface dénationalisée par l’imitation étrangère. Une fois entrés dans cette voie, les slavophiles et leurs récents émules ne se contentent pas de mettre en relief les traits par où la Russie se distingue de l’Occident. Il ne leur suffit point de signaler, entre les deux moitiés de l’Europe, des différences assez grandes pour n’avoir pas besoin d’être exagérées ; cette diversité, ils se plaisent à la transformer en opposition, prétendant démontrer qu’entre les traditions nationales et les principes de la vie occidentale il y a incompatibilité[141].

La longue et difficile campagne de Bulgarie, les attentats du « nihilisme », attribués à la contagion européenne, l’avènement d’Alexandre III, acclamé à Moscou comme une incarnation du vieil esprit russe, ont rendu aux héritiers naguère encore démodés du slavophilisme, un ascendant passager. Il y a, chez les peuples, des heures de fièvre patriotique et d’angoisse publique où tout ce qui a l’air national se fait aisément applaudir. Les batailles livrées pour les Bulgares ont, au delà du Pruth, temporairement remis en honneur tout ce qui de nom ou d’apparence est slave, comme en Allemagne, la lutte contre Napoléon avait remis à la mode ce qui semblait germanique. Pour mieux retremper leur foi en elles mêmes, toutes les nations éprouvent par moment le besoin de s’affirmer, de se glorifier vis-à-vis de l’étranger. En Russie, ce penchant est à certaines époques d’autant plus impérieux que le patriotisme aurait plus de raisons de découragement ou d’inquiétude. Le sentiment national s’exalte d’autant plus volontiers que, pour se faire illusion, il a plus besoin de se monter. C’est là l’excuse des déclamations de certains Russes sur la supériorité de leur culture slave, sur notre décadence intellectuelle, sur la décomposition politique et la pourriture de l’Occident.

Le slavophilisme était né, sous le règne de Nicolas, d’une violente et légitime révolte contre le long servage intellectuel du dix-huitième siècle. En rendant à la Russie le respèct de son histoire et le goût de ses antiquités nationales, en ramenant l’attention et l’affection des hautes classes sur le moujik et le peuple des campagnes, en servant de contrepoids aux copistes systématiques de l’Occident ou aux novateurs de la bureaucratie pétersbourgeoise, les slavophiles ont rendu à leur patrie un incontestable service. Grâce à eux la Russie a recouvré sa conscience nationale qui menaçait de s’oblitérer sous un vain et stérile cosmopolitisme. À son heure, le slavophilisme a pu être, pour la vie russe, une utile et salutaire réaction du dedans contre le dehors. Pour les peuples plus encore que pour l’individu, le sentiment de la personnalité est une grande force, mais à la condition que le sentiment national surexcité ne dégénère pas en une sorte de chauvinisme intellectuel ou de protectionnisme moral. Quand il va jusqu’au dénigrement ou au mépris de l’étranger, le sentiment national devient pour les peuples, quelque grands qu’ils soient, le plus mauvais des conseillers ; mais, dans aucun pays, cette admiration exclusive de soi-même, cette propre apothéose ne saurait être plus pernicieuse qu’en Russie. En ses aberrations les plus outrées, le slavophile le moins mesuré n’est pas plus ridicule que le patriote allemand qui, dans le vaste monde moderne, n’aperçoit que la culture allemande, la science germanique, l’influence teutonique ; mais, des deux, le slavophile est certainement le plus mal inspiré pour son pays, car en prêchant le mépris de l’Occident et des peuples d’où sont sortis l’art, la science et toute la civilisation moderne, il risque d’apprendre à la Russie le dédain de la civilisation, de la science, de la liberté et du progrès même. Par là, le slavophilisme et toutes les doctrines analogues tendent involontairement une main au nihilisme révolutionnaire et l’autre aux détracteurs occidentaux de la Russie.

Quand, sous prétexte de faire ressortir l’originalité méconnue de leur patrie, les Russes ne se contentent point d’accentuer les traits réels de leur individualité nationale ; quand ils s’avisent de mettre l’histoire et la culture russes, le génie et la société slaves en complète opposition, en antagonisme radical avec la civilisation européenne, ils en viennent, sans-y prendre garde, à la même thèse, aux mêmes conclusions que leurs adversaires et leurs contempteurs du dehors. Le slavophile de Moscou fait écho aux russophobes de Londres ou de Pesth, qui représentent le Moscovite comme foncièrement étranger à la civilisation européenne, et aussi incapable de se l’approprier que l’Ottoman de Stamboul. À force d’exagération dans la louange ou dans le dénigrement, les deux extrêmes opposés en viennent à se toucher. Un tel rapprochement n’a pas de quoi flatter le patriotisme bien entendu des Russes, car la civilisation occidentale a traversé assez de crises, elle a pris assez de force jusqu’au milieu de ses révolutions, pour n’avoir guère à redouter les dédains de ceux qui prétendent lui demeurer étrangers, que de pareilles prétentions viennent de Stamboul, de Pékin ou d’ailleurs.

Chose non moins digne de remarque, le slavophilisme moscovite, par son point de départ comme par son attitude vis-à-vis de la civilisation occidentale, n’est pas sans quelque analogie avec le nihilisme révolutionnaire qui semble l’autre pôle de la pensée russe. Ce nom de « nihilisme » qu’il repousse, le radicalisme russe l’a peut-être surtout mérité par son manque de respect envers notre civilisation, dont lui aussi s’est plus d’une fois complu à faire le procès, à laquelle il aime, lui aussi, à opposer une Russie idéale et, sinon le passé, du moins l’avenir russe. C’est à la civilisation, à la culture classique et chrétienne, telle qu’elle est sortie des peuples germano-latins, que s’adressait avant tout la négation des pères du nihilisme. Ce qu’ils visaient, ce qu’ils reniaient, c’était moins la Russie que l’Occident. La Russie, ses coutumes et ses traditions, la plupart des Russes modernes avaient dès longtemps cessé d’y croire ; à cet égard, tous, en dehors des slavophiles, étaient depuis longtemps « nihilistes ». Leur foi, ils l’avaient mise dans notre culture occidentale dont ils cherchaient à s’imprégner. Au commencement du règne de Nicolas, comme au dix-huitième siècle, la civilisation, dont Pierre le Grand et Catherine n’avaient pu importer que les dehors ou les formules, était encore pour les esprits lettrés une religion qui, en dehors de quelques conservateurs attardés, ne comptait en Russie ni incrédules ni indifférents. La jeunesse russe croyait avec plus de ferveur que nous-mêmes aux lumières et aux libertés de l’Occident, elle croyait, avec l’ardeur d’une foi de néophyte, à la vertu et à la sainteté des principes de 1789, à l’infaillibilité de l’humaine révélation apportée par la révolution.

Vers le milieu du siècle, il s’est, nous l’avons dit, accompli dans l’intelligence russe un soudain et violent revirement ; mais celle évolution de l’esprit russe ne devait pas toujours tourner au profit des slavophiles et des admirateurs du passé national. Cette civilisation dont il attendait le salut, le Russe, en la voyant de près, en en touchant les défectuosités, en l’entendant nier et maudire par beaucoup de ceux mêmes qui en avaient été nourris, le Russe s’est pris à en douter. Il a vu que l’Occident n’avait, pour la souffrance et la misère, que des remèdes incertains ou de vains palliatifs, et notre liberté, notre science, notre richesse lui ont paru un mensonge, une duperie. Toutes les institutions et les formules, qui lui inspiraient un pieux respect, ne lui ont plus semblé qu’une hypocrite et sacrilège profanation des vérités entrevues aux jours de sa naïve et juvénile ferveur. Le Scythe moderne a cru découvrir le néant de cette culture gréco-latine, dont l’éclat l’avait ébloui, et, avec la mobilité du Russe prompt à se jeter d’une extrémité à l’autre, avec l’amère indignation d’un croyant désabusé et honteux d’avoir si longtemps été crédule, il a blasphémé ce qu’il adorait la veille. Le Russe du dix-neuvième siècle a renié le culte de son enfance comme une puérile superstition ; il s’est fait un devoir et un plaisir d’injurier, en attendant qu’il pût les briser, les faux dieux qu’il s’était plu à encenser ; il a renversé du piédestal, que ses mains leur avaient élevé, toutes ces brillantes et vaines idoles dont la séduisante beauté avait fasciné sa jeunesse ; il a juré de détruire le temple orgueilleux érigé à ces trompeuses divinités modernes, qui, sous les noms usurpés de liberté, d’égalité, de fraternité, maintiennent parmi les hommes l’erreur, la discorde et le sordide esclavage de la pauvreté. Voilà quel a été, pour ses plus illustres ancêtres, le point de départ du nihilisme.

Ainsi envisagé, le nihilisme, au lieu de procéder de l’Occident et de la contagion européenne, devient une sorte de protestation de la Russie contre l’Europe, une sorte « d’émancipation tragique de la conscience russe > ». À prendre, non plus l’enchaînement logique et la filiation historique des idées, mais les sentiments qui l’animent souvent à son insu, le nihilisme apparaît, de même que le slavophilisme, comme une violente réaction contre la longue domination intellectuelle de l’Europe, contre notre société, contre notre science et notre monde moderne. C’est la révolte d’un enfant indigné d’avoir été trompé par son maître ; et, plus confiante et plus respectueuse a été longtemps sa docilité, plus amère, plus emportée est sa rébellion.

Le spectacle de nos incessantes et stériles révolutions était peu fait pour ramener le radicalisme russe à l’admiration et à l’imitation de l’Occident. Après avoir, comme Herzen, célébré avec une enthousiaste ingénuité nos diverses expériences révolutionnaires, il a, comme Herzen, proclamé que nous étions aussi bornés, aussi inconséquents, aussi incapables de progrès dans la révolution que dans la conservation[142]. Cette Europe vers laquelle il tournait obstinément ses regards et ses désirs, comme le musulman vers la Mecque, il en a désespéré, il l’a proclamée décrépite et épuisée, il lui a tourné le dos, il a cherché ailleurs une autre terre promise, un autre emplacement, sur un sol plus jeune, pour la Jérusalem nouvelle, pour le terrestre paradis humanitaire de la révolution. Far une espèce de volte-face encore en harmonie avec le caractère national, toujours disposé aux rapides changements de front, le radicalisme russe a renversé sa thèse et retourné sa théorie. Le rôle d’initiateur et de sauveur, naguère incontestablement dévolu à l’Occident, il l’a soudainement transféré à son ignorante et arriérée patrie. La lumière qu’il espérait du dehors et des clartés de l’Europe, il s’est pris à l’attendre des ténèbres du dedans. En perdant foi dans l’Occident, il a, comme le slavophile, recommencé à croire en la Russie, mais pour des raisons opposées aux raisons du slavophile. À cette patrie tant dédaignée, il a tout à coup découvert une secrète supériorité, dans son infériorité même.

Et cela était logique. La civilisation, la société modernes une fois condamnées, le pays le plus apte aux créations futures est celui où le passé laisse le champ le plus libre au présent, où le terrain est le plus facile à déblayer. Or, à cet égard, l’avantage de la Russie est manifeste ; de tous les États civilisés, n’est-ce pas l’État où les institutions et les arts, qui font la joie et l’orgueil du monde moderne, ont les racines les moins protondes et portent les fruits les moins savoureux ? l’État où il est le plus aisé de détruire et où la destruction coûte le moins à l’imagination, au cœur, à la raison, aux préjugés ? Le Russe est ainsi le peuple élu de la révolution, parce que c’est le peuple qui a le moins à lui sacrifier. Par cette sorte de réhabilitation et de glorification de la terre natale, exaltée, non plus pour ses richesses réelles ou imaginaires, mais pour sa nudité et sa pauvreté, l’esprit révolutionnaire a pris en Russie une vigueur et une confiance particulières ; il a pris pour ainsi dire un caractère national et patriotique, à travers ses négations mêmes de la nationalité et de la patrie.

Ainsi, en dehors même de leur commune genèse de la philosophie allemande et de Hegel, le slavophilisme et le nihilisme doctrinaire ont eu, sous certains rapports, le même point de départ et le même point d’arrivée. Partis tous deux de l’insuffisance ou du désenchantement de la civilisation « bourgeoise » de l’Occident, ces frères ennemis, après s’être d’abord tourné le dos, se sont rencontrés inopinément dans la glorification et l’apothéose de la Russie, à laquelle ils réservent presque également une sorte de primato, bien qu’ils n’y trouvent aujourd’hui qu’une chose à louer en commun, le mir, la propriété collective du paysan.

Une des causes des hésitations, des inconséquences et des déboires de la politique intérieure des tsars, au dix-neuvième siècle, vient de ce que les souverains, comme les sujets, ont été trop souvent tirés en sens contraire par les deux grandes tendances qui se disputent la direction de l’esprit public. Sous Alexandre II, l’influence de l’Occident et des admirateurs de l’Europe a été presque constamment dominante. Sous Nicolas, l’ascendant est revenu à l’esprit soi-disant national. Sous Alexandre II, le gouvernement a cédé tour à tour à l’un et à l’autre courant, s’abandonnant successivement à des impulsions contraires.

Avec l’empereur Alexandre III, salué par certains Moscovites comme une sorte de Messie national, destiné à rendre la Russie à elle-même, les tendances néo-slavophiles ou nationales sont redevenues prédominantes à la cour et dans le gouvernement. On peut prédire sans témérité que la Russie passera encore, à cet égard, par bien des alternatives, poussée un jour dans un sens, et le lendemain dans un autre, par les vents contraires qui se la disputent. Cela seul explique beaucoup de ses difficuItés et de ses incertitudes, et sa répugnance à entrer dans la voie des transformations politiques[143]. Tant qu’elle n’aura pas su se décider entre les néo-siavophiles et leurs adversaires, la Russie restera sans orientation.

Contre les slavophiles qui revendiquent pour leur patrie une culture propre, originale, susceptible d’un développement indéfini dès qu’elle sera débarrassée des faux dieux du dehors, lutteront longtemps les Zapadniki ou Occidentaux, qui refusent aux Slaves les éléments d’une civilisation nouvelle et veulent continuer la tradition inaugurée par Pierre le Grand. Entre les deux camps hostiles se dresse le nihilisme, grandi à leur ombre et comme à couvert de leurs luttes, le nihilisme qui se revêt des armes des deux adversaires et qui, prenant à chacun la partie négative de ses doctrines, nie la Russie avec l’un et nie l’Occident avec l’autre.

Telles sont les trois directions extrêmes entre lesquelles, sous des noms divers et avec des opinions plus ou moins exclusives, plus ou moins tranchées, se partage encore l’esprit russe. Les uns affirment que la Russie possède dans ses traditions de quoi se suffire à elle-même, et font venir de l’imitation étrangère tous les défauts de la société ou du gouvernement. Les autres, ne reconnaissant à leur pays aucun principe social ou politique en propre, le regardent comme un membre attardé de la grande famille européenne et n’imaginent de progrès pour lui que dans les voies ouvertes par l’Occident. D’autres enfin soutiennent que, dans les restes informes du passé, il n’y a rien qui vaille la peine d’être conservé, et appellent la ruine de tout ce qui existe pour édifier à la place un édifice nouveau sans modèle au dedans ni au dehors. Un coup d’œil sur l’histoire russe nous montrera comment ces trois conceptions opposées peuvent également sortir du passé, et dans quelle mesure chacune d’elles peut se prétendre justifiée par les faits.




CHAPITRE II


La première Russie et l’Europe. Traits de parenté et de ressemblance, traits dissemblables. — Les Varègues. — Le christianisme et l’éducation byzantine. — Les apanages et le déplacement du centre national. — La grande déviation de l’histoire russe.


La civilisation européenne s’est fondée sur une triple base, l’élément chrétien, l’élément gréco-romain ou classique, l’élément germain ou barbare[144]. Tous les États de l’Occident ont, pour ainsi dire, été construits avec des matériaux identiques, dans le même style, sur un plan plus ou moins analogue. Les trois grandes assises sur lesquelles repose la culture occidentale se retrouvent elles dans les fondations de la Russie ? En creusant assez avant, on les y découvre ; mais elles n’y ont ni les mêmes proportions ni la même importance.

L’antiquité ne connut de la Russie que les bords du Pont-Euxin. Les Grecs n’y jetèrent d’établissements que sur les côtes ; les Romains y eurent à peine une domination nominale. Chez les premiers, ces vastes plaines passaient pour vouées à la nuit éternelle des Cimmériens ; pour les derniers, les régions au nord du Danube et de la mer Noire étaient une sorte de Sibérie où ils envoyaient les criminels d’État. La Russie était une terre trop compacte, trop continentale, pour la civilisation antique, qui, cheminant le long des rivages, ne sut occuper que les contrées les plus maritimes. Déjà la Germanie lui avait opposé une masse trop épaisse et un climat trop rigoureux pour elle ; la Russie en fut à peine effleurée dans ses plages méridionales. Les Grecs avaient eu de précoces relations avec les indigènes. Ils nous ont eux-mêmes conservé le souvenir du Scythe, c’est-à-dire du Russe Anacharsis, et les bijoux, découverts dans les tombeaux des steppes, ont montré que ces lointaines solitudes n’avaient pas été fermées à l’art hellénique. Comme tous les grands États de l’Europe, la Russie a eu quelques portions de son territoire sous la domination grecque ou romaine. Ce n’est toutefois qu’au moyen âge, grâce à Constantinople, que les Russes subirent de loin l’influence de la Grèce et de Rome : elle leur parvint alors, mais par un canal détourné et corrompu. Byzance, à l’époque de sa décadence, fut la seule Rome qu’ils connurent, le Bas-Empire le seul modèle que leur offrit la civilisation grecque et latine.

Tout autre est le rôle et l’importance de l’élément barbare. Comme les États de l’Occident, l’État russe semble avoir été fondé par des Germains chez un peuple bientôt conquis au christianisme. C’est là une première, une évidente analogie avec ces histoires européennes qui, à l’origine, ont toutes l’air de se répéter. Sous la ressemblance se montre cependant déjà la diversité. La Russie nous offre un fonds national différent, bien que de race voisine, le fonds slave au lieu du fonds celte ou germain. Quel est l’apport primitif de ces Slaves à la civilisation ? Le Russe voudrait asseoir sur eux sa culture comme sa nationalité. L’histoire malheureusement ne les connaît guère au temps de leur vie isolée. Aucun Tacite ne nous a laissé une Slavie analogue à la Germanie du gendre d’Agricola. Dans l’ancienne Sarmalic, on trouve de bonne heure les Slaves en contact avec des allogènes germains ou finnois. Dès avant Rurik, les Slaves du Dniepr et du Volkof se livraient à l’agriculture ; déjà ils étaient sédentaires, habitant de solides maisons de bois ; déjà ils avaient des villes ou enceintes servant de lieux de refuge, des goroditché, grad ou gorod, comme Kief ou Novgorod (la nouvelle ville), dont le nom même en fait supposer d’antérieures. Les différentes tribus vivaient en clans isolés qui semblent avoir eu peu de consistance ; pour les coordonner en État et en nation, il fallut un alliage étranger. Comparés aux Germains, les Slaves russes paraissent avoir eu un goût plus vif pour l’association et la communauté, un esprit moins hiérarchique et plus pacifique, un penchant plus prononcé ou plus persistant pour la vie patriarcale, ou mieux pour la vie familiale ; le rod, la famille, au sens de la gens latine, semble le fondement de toute leur organisation sociale. Ces tendances, pour nous trop peu distinctes, contenaient peut-être le premier germe des institutions de la Russie.

L’élément germanique, qui dans toute l’Europe a joué un rôle, aujourd’hui parfois trop contesté, n’a point entièrement fait défaut à la Russie. Selon toute probabilité, c’est par des aventuriers normands, semblables aux wikings qui, vers la même époque, ravageaient l’Occident, et y fondaient diverses dynasties, que furent jetées, au ixe siècle, les bases de l’État d’où est sorti l’empire russe. Le chroniqueur de Kief, Nestor, nous montre Rurik et ses frères appelés à la souveraineté par les Slaves de Novgorod, las de leurs dissensions intestines[145]. Déjà, dans la chronique du onzième siècle, l’amour-propre national avait peut-être dissimulé une conquête ou une invasion normande sous le voile d’un appel volontaire des Slaves de Novgorod. De nos jours, une critique, partout jalouse d’innover, et un patriotisme rétroactif ont fait disputer aux Scandinaves Rurik et ses compagnons, les Variagues ou Varègues. Aux fondateurs de leur empire, les Russes ont cherché une généalogie plus nationale. Cette question rétrospective est une de celles qui, depuis vingt ans, ont le plus passionné les historiens de Pétersbourg et de Moscou. Ils ont tardivement appliqué à leur patrie les procédés de Niebuhr envers l’histoire romaine. Pour un savant, Rurik et les Variagues sont des Novgorodiens exilés, ou des Slaves des côtes méridionales de la Baltique, de Rugen, par exemple ; pour un autre, ce sont des Lithuaniens ; pour d’autres enfin, ce sont des bandes d’aventuriers de race diverse, Slaves et Scandinaves mêlés. On a été, dans ces derniers temps, jusqu’à faire, de cet épisode capital, un mythe imaginé par l’amour-propre des moines du douzième ou treizième siècle, jaloux de découvrir à leur nation ou à leurs princes une origine illustre, à la façon des chroniqueurs français qui faisaient sortir nos Mérovingiens de Troie et de Priam[146]. En dépit des derniers travaux, les Varègues semblent devoir être conservés à la Scandinavie. Cette filiation s’accorde mieux avec les annalistes byzantins de même qu’avec Nestor. Les noms de Rurik et de ses compagnons trahissent la souche germanique : le caractère du pouvoir des chefs, leur mode de partage des pays occupés et jusqu’à leur manière de faire la guerre confirment cette origine. C’étaient des Normands à la recherche d’un chemin vers Constantinople, qui, s’emparant de Novgorod et de Kief, fondèrent un État militaire et marchand entre la Baltique et la mer Noire, le long du Dniepr, alors une des grandes routes du commerce de l’Orient. Comme leurs frères d’Occident, ces Northmans russes étaient, selon la remarque de Gibbon, plus redoutables sur l’eau que sur terre : montés sur de petites barques, ils allaient attaquer Constantinople et lui imposer des tributs ou des traités de commerce dont les chroniques nous ont conservé les clauses toutes pratiques[147].

Le premier droit russe, la Rousskaïa Pravda, montre encore l’empreinte germanique. Dans ce code, formulé par Iaroslaf plus d’un siècle et demi après Rurik, on a même cru reconnaître plus d’une coutume normande. Comme les peuples occidentaux, les Russes avaient alors le jugement de Dieu et le duel judiciaire ; comme eux, ils admettaient, pour les crimes et le meurtre, la composition pécuniaire, dont le nom même de vira rappelle le werhgeld allemand. Entre cette première Russie et les États européens fondés par des tribus germaniques, on peut citer de nombreuses analogies. La difficulté est de distinguer ce qui appartient aux Varègues et à l’influence scandinave de ce qui revient aux Slaves. En Russie plus encore qu’en Occident, on risque de faire honneur aux Germains de ce qui est le fait des barbares, d’attribuer à la race les effets de l’état de culture. Slaves ou Germaines, toutes ces tribus, parentes d’origine et de civilisation, avaient des ressemblances de mœurs et de caractère qui rendent malaisé de faire dans les institutions la part de chacune.

Avec moins de profondeur, l’empreinte germanique eut en Russie moins de durée qu’en Occident. L’absorption de la surface scandinave par le fond slave fut rapide et complète. Les princes varègues eurent beau pendant plus d’un siècle appeler souvent des recrues de Scandinavie, leur établissement en Russie est plutôt comparable à l’installation des Normands en Neustrie qu’à celle des Mérovingiens et des Carlovingiens en Gaule. Le petit fils de Rurik porte déjà un nom slave et adore à Kief les dieux slavons[148].

En Russie comme partout, une femme ouvrit la voie au christianisme. Olga, la Clotilde russe, reçoit le baptême à Conslantinople. Son exemple, repoussé par son fils Sviatoslaf, est imité par son petit-fils Vladimir, à la fois le Clovis et le Charlemagne de la Russie. Aucune nation n’accepta plus facilement le culte chrétien ; elle avait été préparée au christianisme depuis plus d’un siècle par ses relations avec Byzance, et le christianisme avait été lui-même, cent ans auparavant, préparé pour elle par la traduction des évangiles et de l’office divin en slavon. En les faisant entrer dans le christianisme, Vladimir introduisit ses sujets parmi les peuples européens. Bien que la foi du Christ ait été pour elle plutôt une nourrice qu’une mère, notre civilisation n’a pu se naturaliser que chez des peuples en majorité chrétiens. Aujourd’hui même qu’elle semble le plus libre des langes de son enfance, il est douteux qu’elle se puisse entièrement acclimater chez des religions étrangères. Aucun pays n’est encore entré dans la civilisation moderne par une autre porte que le christianisme[149]. Au temps de Vladimir surtout, la foi chrétienne marquait la frontière morale de l’Europe. Cette frontière, la Russie la franchit dès le dixième siècle ; mais l’Évangile ne devait pas lui faire une place dans la famille où il venait de l’introduire. Ici encore, dans la ressemblance de la Russie avec l’Occident se montre une diflérence capitale. La croix lui vint par un autre chemin, de Byzance et non de Rome, et ainsi le lien même qui la rattachait à l’Europe l’en tint séparée.

Pour connaître les éléments de la civilisation russe, il faudrait apprécier cette forme orientale du christianisme, il en faudrait déterminer la valeur civilisatrice. Malheureusement c’est là une trop haute question pour être effleurée en passant ; nous la réserverons pour l’étude de l’Église russe[150]. Il nous suffira de remarquer ici que, pour être moins propice au progrès de ses prosélytes, la foi grecque n’avait pas besoin d’être inférieure à la foi latine. En tenant la Russie à l’écart de l’Occident, l’Église orientale lui enlevait un des principaux avantages de sa conversion ; elle la privait du bénéfice de cette grande communauté intellectuelle dont Rome était le centre, et qui, pour l’Occident, fut l’une des plus favorables conditions de la civilisation. La Russie demeura comme une excommuniée à la porte de la république chrétienne ; moralement aussi bien que physiquement, elle resta exilée aux frontières de l’Europe.

Le christianisme rapprocha par Constantinople la Russie de l’antiquité. Sous les grands kniazes[151] de Kief, elle devint une sorte de colonie de Byzance ; ce fut ce qu’un de ses écrivains appelle le premier de ses servages intellectuels[152]. Les métropolitains russes étaient grecs, les grands-princes se plaisaient à épouser des princesses grecques et à visiter le Bosphore. Les nombreuses écoles, établies par Vladimir et Iaroslaf, furent fondées par des Grecs sur le modèle byzantin. Pendant plus de deux siècles, Constantinople et sa fille entretinrent des relations étroites par le commerce, la religion, les arts. Byzance imprima aux mœurs, au caractère, au goût des Russes une marque encore visible sous l’empreinte talare qui la vint recouvrir.

Le premier type de société qu’offrait au jeune empire russe la civilisation, c’était le bas-empire et l’autocratie, un État sans droits politiques, régi par l’omnipotence impériale à l’aide d’une hiérarchie de fonctionnaires. Ces leçons byzantines étaient alors corrigées par les relations de Kief avec les autres États de l’Europe. L’isolement où la géographie, la religion, et plus tard le joug mongol, condamnèrent la Russie, était alors moindre qu’il ne le fut depuis. Le schisme, encore indécis des deux Églises, ne les avait point amenées à l’hostilité où les conduisirent les croisades ; il ne mettait pas encore obstacle au mariage entre les fidèles des deux rites. La Russie du onzième siècle faisait partie du système politique de l’Europe. Par ses enfants, Iaroslaf, le fils et le continuateur de Vladimir, était allié au roi de France Henri Ier, en même temps qu’aux empereurs d’Orient, aux souverains de Pologne, de Norvège, de Hongrie, à des princes d’Allemagne et au Saxon Harold, le rival de Guillaume le Conquérant. La Russie de Kief était plus européenne que ne le fut jamais la Russie avant le dix-huitième siècle. Ses relations avec Constantinople, demeuré le dernier asile des sciences et des arts de l’antiquité, lui donnaient sur l’Occident un facile avantage. Kief, embelli par les architectes et les artistes grecs, était comme une copie réduite de Byzance, comme une Ravenne du nord. Les superbes mosaïques de sa cathédrale de Sainte-Sophie, les magnifiques insignes conservés au trésor de Moscou nous attestent encore les richesses de cette capitale, qui faisait l’admiration des annalistes allemands, grecs et arabes. L’État russe était déjà le plus vaste de l’Europe, c’était un des plus commerçants et non un des moins cultivés. Au onzième ou douzième siècle, il pouvait sembler plus favorisé que l’Allemagne du nord, encore en grande partie slave ou lithuanienne, païenne et barbare. Il y avait là un empire assis sur des fondations européennes avec des éléments déjà marqués d’originalité, un pays qui dans la chrétienté semblait appelé à une vocation particulière, appelé à servir de lien entre l’Orient grec et l’Occident latin. L’histoire lui refusa un développement normal. Au seuil de la jeunesse, sa croissance fut interrompue par une des plus grandes perturbations des annales humaines. L’invasion mongole n’allait pas seulement le mettre en retard de trois cents ans ; elle allait le détourner de sa voie européenne, le plier à des mœurs étrangères et comme le déformer. C’est au début du treizième siècle, à l’aurore même de la civilisation occidentale, alors que notre moyen âge était sur le point de s’épanouir de tous côtés, dans la poésie, rarchilecturer la scolastique, que les hordes de Ginghiz-Khan ravirent à l’Europe la coopération de la Russie.

Dès avant l’invasion mongole, le développement du premier empire russe était entravé par un mal intérieur, la division de la souveraineté. Tous les descendants de Rurik avaient droit à une part de l’héritage commun ou mieux de la propriété commune. L’aîné, le grand-kniaz dont la résidence était à Kief, n’avait sur les autres qu’une suprématie nominale. En deux ou trois générations, ce mode de partage amena le morcellement du pays à une sorte d’émiettement. Le système russe des apanages n’était point le système féodal de l’Occident ; il en différait par plusieurs traits et, au lieu d’en favoriser l’introduction, il l’empêcha plutôt. Malgré tous ces partages successifs, la souveraineté comme la nation restait une et indivisible, ou du moins était considérée comme telle : les Kniazes qui se la partageaient n’en avaient que l’usufruit, à peu près comme aujourd’hui, dans les communes de paysans, chaque membre du mir n’a que la jouissance temporaire de son lot de terre, le fonds, demeurant toujours à la communauté[153].

Pour que cette analogie fût plus grande, les princes apanagés passaient fréquemment d’un apanage à l’autre. L’unité nationale était maintenue, ou mieux, elle était fondée par l’unité de la famille souveraine, par les prétentions des kniazes à l’héritage les uns des autres et au titre de grand-prince. La Russie formait une sorte de fédération patriarcale de princes du même sang, ayant à leur tête leur aîné, ou mieux le plus ancien de la race. D’une telle constitution ou plutôt d’une telle coutume sortirent naturellement des guerres civiles qui, par l’affaiblissement réciproque des princes ou par les mutations de personnes, permirent à quelques villes, comme Novgorod, de maintenir leur liberté et de s’élever à une haute puissance[154].

La période désolée par ces compétitions ne fut point stérile. Au milieu de ces luttes, et peut-être en partie grâce à elles, la Russie accomplissait l’œuvre capitale de son histoire, la colonisation des vastes contrées appelées aujourd’hui la Grande-Russie, colonisation continentale et séculaire, d’ordinaire pacifique, qui se poursuit encore aujourd’hui et qui, pour la grandeur des résultats, ne le cède en rien à la colonisation maritime des peuples occidentaux. Tournant le dos à l’Europe, les Slaves du Dniepr ou du Volkof s’enfonçaient dans les solitudes de l’est, à la recherche de terres nouvelles. Le zèle religieux ou l’ambition poussait chaque kniaz à étendre ses États et à fonder des villes pour donner des apanages à ses enfanls. Les peuples de race turque, qui occupaient les steppes du sud, détournaient la population vers le centre et le nord, vers la région boisée, longtemps, grâce aux nomades, la seule propre à la vie sédentaire. Moines, marchands ou guerriers, établissaient au bord des rivières ou dans les clairières de la forêt des couvents, des entrepôts, des villes fortifiées. Entre les immigrants slaves et les indigènes finnois, le christianisme servait de lien ; il fut le ciment d’un nouveau peuple.

À en juger par le peu de souvenirs que conserve des anciens dieux slavons le Grand-Russien, en comparaison de ses frères de la Petite et de la Blanche-Russie, cette colonisation ne prit un grand développement qu’après la conversion des Russes au christianisme. Elle fut si rapide, si facile, qu’en une centaine d’années ces colonies de l’intérieur rivalisaient avec les métropoles de l’Occident, et tendaient à devenir le centre de l’empire. Au milieu du douzième siècle, un kniaz de Vladimir sur la Kliazma, à quelques lieues à l’est de Moscou, prenait, sans changer de capitale, le titre de grand-prince, jusque-là réservé au souverain de Kief. Un peu plus tard la ville sainte du Dniepr était prise et saccagée par des mains russes. Dans ces compétitions de princes, il n’y eut cependant ni lutte de race, ni schisme national entre les nouveaux Russes de la Souzdalie et la Rous primitive, comme l’ont depuis prétendu ceux qui des Grands et des Petits-Russiens veulent faire deux nations différentes. Si cette guerre de la Kiovie et de la Souzdalie avait un sens historique, c’était le choc du régime patrimonial du nord avec l’anarchie patriarcale du midi, c’était le premier triomphe de l’autocratie déjà en germe dans les forêts de l’est, sur les traditions lignagères des kniazes et les traditions d’indépendance des villes ou des tribus de l’Ouest.

Sur les bords du Volga, de la Kliazma, de la Moskva, les relations mutuelles des héritiers de Rurik et de leurs sujets s’étaient en effet peu à peu modifiées. Dans les faibles villes, fondées par les kniazes au milieu de contrées désertes ou d’indigènes païens, peu ou point d’assemblées populaires, plus de vetchés[155] pour limiter l’autorité du kniaz. Dans ces régions écarlées le prince s’attache au sol conquis ou colonisé par lui, il se fixe dans sa résidence au lieu de passer d’un apanage à l’autre. À la souveraineté indivise de la maison de Rurik se substitue le régime patrimonial héréditaire qui, par l’héritage ou la conquête, doit un jour réunir toute la nation sous un pouvoir unique[156].

Des fertiles rives du Borysthëne à demi classique, le centre de la Russie avait passé dans un pays plus éloigné de l’Europe et plus différent d’elle, sur un soi plus pauvre et sous un climat plus rigoureux, chez un peuple plus mêlé, plus étranger à toute influence germanique ou byzantine. Les coutumes occidentales, qui, dans la Russie du Dniepr, n’avaient déjà que de faibles racines, n’eurent pas le temps de prendre dans ce sol ingrat. Là, moins encore d’éléments européens, moins de droits politiques de l’individu, des corporations ou des cités ; un pays presque tout rural, où la base et le type de l’ordre social est la cour ou la maison, le dvor, avec le chef de famille à sa tête. Déjà si loin de nous, ce peuple allait encore en être éloigné par la domination séculaire des tribus les plus réfractaires aux mœurs, à la religion, à la civilisation de l’Europe.




CHAPITRE III


La domination tatare, ses effets sur les mœurs et le caractère national. — Sur la souveraineté et l’état politique. — Causes et caractères de l’autocratie moscovite. — En quoi la Russie du dix-septième siècle différait-elle de l’Occident. — Lacunes de l’histoire russe.


L’invasion des Mongols coupa, au commencement du treizième siècle, le fil des destinées de la Russie. Les conséquences de ce terrible événement lui furent particulières, les causes ne l’étaient point. Cette catastrophe, en apparence isolée, ne fut qu’un incident de la grande lutte de l’Europe et de l’Asie, dont les croisades formèrent le principal épisode. Dans ce choc entre deux mondes, la même cause était en jeu des steppes russes aux sierras espagnoles. Vis-à-vis de l’immense armée convergente qui, de l’Asie et de l’Afrique, formait comme un gigantesque croissant prêt à envelopper l’Europe par ses extrémités, la Russie défendait l’aile gauche de la chrétienté, comme l’Espagne l’aile droite, pendant que, par une offensive hardie, la France et l’Angleterre, l’Italie et l’Allemagne, assaillaient dans les croisades le centre de l’ennemi. La Russie avait dans ses déserts du sud, en face des Petchénègues, des Polovtsy et autres nomades de race turque, soutenu cette lulle contre l’Asie longtemps avant la grande invasion du treizième siècle. Placée au poste le plus périlleux, dans le voisinage du plus vaste réservoir de barbares, abandonnée de l’Europe dont elle couvrait la frontière, elle devait succomber. Les princes russes, réunis contre les armées de Ginghiz-Khan, avaient vaillamment soutenu le premier choc sur la Kalka (1224). Une seconde invasion ne rencontra de résistance que derrière les murs des villes. Les deux capitales Vladimir et Kief, et avec elles la plupart des cités, furent prises d’assaut. Il sembla que la nation russe allait disparaître et que ces immenses plaines, qui prolongent l’Asie, allaient définitivement devenir asiatiques.

La nature, qui avait préparé l’invasion, lui marquait elle-même une limite. Les Tatars, maîtres des steppes du sud-est, où ils semblaient se retrouver dans leur patrie, se sentaient mal à l’aise dès qu’ils s’enfonçaient dans les forêts du nord. Ils ne s’y établirent point. À ces régions trop européennes pour leurs mœurs à demi-nomades, les Asiatiques demandèrent des tributaires plutôt que des sujets. Les kniazes reçurent leurs principautés en fief des Mongols ; ils durent avoir auprès d’eux une sorte de résidents tatars, des baskaks chargés de faire le recensement et de lever l’impôt. Obligés d’aller à la Horde, au cœur de l’Asie, recevoir leur investiture des héritiers de Ginghiz, ils finirent par devenir les vassaux d’un vassal du grand-khan. À ce prix, la Russie garda sa religion, ses dynasties, et, grdce à son clergé et à ses princes, sa nationalité.

Jamais peuple ne fut mis à une telle école de patience et d’abjection. Saint Alexandre Nevsky, le saint Louis des Russes, est le type des princes de cette époque, où l’héroïsme se devait plier à la bassesse. Vainqueur des Suédois et des chevaliers allemands de la Baltique, qui, au lieu de la secourir, disputaient à la Russie quelques lambeaux de territoire, Alexandre Nevsky dut, pour protéger son peuple, se fairo petit devant les Tatars. Vis-à-vis d’eux, les princes russes n’avaient d’autres armes que la prière, les présents et l’intrigue. Ils en usaient largement pour le maintien ou l’agrandissement de leur puissance, s’accusant et se calomniant les uns les autres auprès des maîtres étrangers. Sous cette avilissante et appauvrissante domination, les germes de culture déposés dans les anciennes principautés se flétrirent. Seule, la maigre et marécageuse région du nord-ouest, le pays de Novgorod et de Pskof, mis par l’éloignement à l’abri de l’invasion, put, sous une sujétion nominale, mener une vie libre et européenne.

Des multiples effets du joug, les conséquences morales sont peut-être les moins obscures. Pour les peuples, comme pour les individus, l’esclavage est malsain ; il leur courbe l’âme si profondément que, même après l’affranchissement, il leur faut des siècles pour se redresser. Toutes les nations, toutes les races opprimées s’en ressentent : la servitude engendre la servilité, l’abaissement la bassesse. La ruse prend la place de la force devenue inutile, et la finesse, étant la qualité la plus exercée, devient la plus générale. Le joug tatar développa chez les Russes des défauts et des facultés dont leurs rapports avec Byzance leur avaient déjà apporté le germe, et qui, tempérés par le temps, ont depuis contribué à leurs talents diplomatiques.

L’isolement aux deux extrémités de l’Europe et la domination musulmane qui en fut la conséquence ont, à bien des égards, fait à l’Espagne et à la Russie des destinées comparables. Entre le développement politique et religieux de ces deux pays si divers, cette double analogie a créé de singulières ressemblances ; sur le caractère des deux peuples, un joug en apparence identique a eu les conséquences les plus opposées. L’Espagnol assujetti et jamais soumis, le Castillan qui pour chasser l’infidèle n’eut recours qu’à l’épée, garda de l’invasion des Maures une fierté outrée, un orgueil national excessif, une raideur dédaigneuse de l’étranger. Le Russe, contraint de rendre les armes, le Moscovite, obligé de mettre tout son secours dans la patience et la souplesse, a gardé du joug tatar un caractère souvent moins digne, mais dont, pour le progrès de sa patrie, les défauts mêmes sont moins redoutables que les qualités espagnoles. L’oppression de l’homme, ajoutée à l’oppression du climat, creusa plus profondément certains traits déjà marqués par la nature dans l’âme du Grand-Russe. La nature l’inclinait à la soumission, à la tristesse, à la résignation : l’histoire confirma ces penchants. Comme le climat, l’histoire aussi l’endurcissait.

Un des effets de la domination tatare et de toute l’histoire russe, c’est l’importance donnée au culte national. Par là, la Russie rappelle de nouveau l’Espagne. Le malheur ouvre à la foi aussi bien l’âme des peuples que le cœur de l’individu, la religion puise une vigueur nouvelle dans les calamités publiques comme dans les deuils privés. Une telle impulsion devait être durable dans un siècle comme le treizième, en un pays comme la Russie. De tous côtés surgissaient les prophéties et les apparitions, chaque ville avait son image miraculeuse qui arrêtait l’ennemi. Au milieu de la pauvreté universelle, les richesses avec les offrandes affluaient aux églises : les noires icônes byzantines se révélaient d’argent ou d’or massif et s’entouraient de ces splendides parures de pierres précieuses qui étonnent le voyageur. Les hommes se pressaient dans les monastères, dont les murailles crénelées étaient le seul asile de la sécurité du corps comme de la paix de l’âme. La politique des Tatars tournait au profit de la religion ou du clergé. Désireux de ménager le culte des vaincus, les khans s’en faisaient presque les protecteurs. Par eux, les biens des églises furent dégrevés d’impôts, et, comme les grands-princes, les métropolitains reçurent de la Horde la confirmation de leur dignité.

Le joug d’un ennemi étranger au christianisme fortifiait l’attachement au culte chrétien. Religion et patrie ne faisaient qu’un ; la foi tenait lieu de nationalité et la conservait. Déjà s’établissait l’opinion qui lie encore la qualité de Russe à la profession de l’orthodoxie grecque et fait de celle-ci le principal garant du patriotisme. De pareils faits se sont rencontrés chez d’autres peuples ; ce qui est propre à la Russie, c’est que toutes les guerres de son histoire ont eu le même effet. Grâce aux différences de culte, ses luttes contre le Polonais, le Suédois ou l’Allemand ont pris un aspect religieux, aussi bien que sa longue croisade contre le Tatar et le Turc. Pour ce peuple, toute guerre devenait une guerre de religion, et le patriotisme se renforçait de la piété ou du fanatisme. Dans ses combats contre l’infidèle, l’hérétique ou le latin, le Russe apprit à considérer son pays, la seule terre orthodoxe affranchie du joug musulman ou papiste, comme une terre bénie, un sol sacré. Il finit par se regarder, à la façon du Juif, comme le peuple de Dieu, et, rempli pour sa patrie d’un respect religieux, il l’appela la sainte Russie.

Sur la souveraineté politique la domination tatare eut deux effets connexes ; elle hâta l’unité nationale, elle renforça l’autocratie. Le pays qui, sous le régime des apanages y semblait tomber en dissolution, fut relié ensemble par l’oppression étrangère comme par une chaîne de fer. Suzerain des grands-princes, qu’il élevait et détrônait à volonté, le khan leur conférait son pouvoir. La tyrannie asiatique, dont ils étaient les délégués, autorisait les grands-princes à gouverner tyranniquement. Leur {{{2}}} vis-à-vis des Russes avait son principe dans leur servitude vis-à-vis des Tatars. Grdce à la Horde, il y eut ainsi dans les mains du veliki-kniaz de Moscou, transformé en agent général des Tatars, une concentration territoriale des différentes principautés, en même temps qu’une concentration politique des pouvoirs. Toutes les libertés, tous les droits ou privilèges disparurent. La cloche du vetché cessa d’appeler les villes aux assemblées populaires. Les boïars et les anciens princes apanagés n’eurent plus d’autres dignités que celles que leur conféra le souverain. Aristocratique ou démocratique, tout germe de gouvernement libre fut étouffé. Il ne resta plus qu’un pouvoir, le grand-prince, l’autocratie, qui après plus de cinq cents ans demeure encore la base de l’empire.

C’est aux Mongols, disait au commencement du siècle Karamzine, que Moscou est redevable de sa grandeur et la Russie, de l’autocratie. Cette opinion est aujourd’hui contestée par le patriotisme russe : il préfère chercher les fondements de l’autocratie moscovite dans les conditions physiques et économiques de la Grande-Russie, dans le caractère même du Grand-Russien, dans ses institutions à forme primitive ou patriarcale, dans sa conception de la famille et de la souveraineté domestique.

Autrefois on expliquait toute la Russie, le caractère de la nation comme la nature du gouvernement, par la domination mongole. De nos jours cette opinion a perdu presque tout crédit. Parmi les historiens contemporains, la plupart regardent le long règne des Tatars comme une simple superposition d’un élément étranger dont le poids, il est vrai, a lourdement pesé sur le peuple conquis, mais sans que les mœurs ou l’esprit de l’envahisseur asiatique aient aucunement pénétré dans le foyer ou dans l’âme de ses vassaux russes. À ce contact de trois siècles avec les héritiers de Genghiz, on ne reconnaît qu’une influence extérieure, superficielle, toute mécanique. À cette longue période de la Tatarchtchina on n’attribue guère d’importance que par ses effets indirects, par l’isolement où elle a jeté la Russie, par le brusque arrêt apporté à sa croissance normale[157].

On ne saurait s’étonner de cette réaction contre les anciens historiens et les anciennes opinions. Tous les peuples aujourd’hui refont à peu près leur histoire dans le même sens, s’efforçant de réduire ou d’éliminer de leur vie nationale tout ce qui vient de l’étranger et surtout de la conquête. Ainsi font souvent les Anglais pour la conquête normande, ainsi faisons-nous nous-mêmes pour les invasions germaniques. Cela tient à deux raisons. D’un côté, dans l’histoire des nations comme dans celle du globe, l’historien, à l’instar du géologue, diminue de plus en plus l’importance des révolutions et des catastrophes soudaines, en faveur des actions lentes ou continues et des causes permanentes. D’un autre côté, par une sorte de patriotisme souvent inconscient, on écarte les impulsions du dehors et le choc violent des envahisseurs pour ne rien devoir qu’à soi-même, pour ne considérer que le développement spontané et interne du génie national. Les nouvelles habitudes scientifiques, les tendances, pour ainsi dire, naturalistes et biologistes de la critique ou de l’histoire fortifient ce penchant. On se plaît à considérer les peuples comme des êtres vivants dont chacun possède en soi le principe et la loi de sa propre croissance. D’accord avec cette conception, chaque peuple aime à revendiquer la spontanéité de son génie et de son développement historique.

Ce que font les Russes à l’égard des Tatars, les Espagnols le font pour les Arabes. La péninsule qui, plus malheureuse que la Russie, a, durant des siècles, été presque tout entière directement gouvernée par des Sémites ou des Berbères, se défend d’avoir été moralement façonnée par ses maîtres musulmans.

En de telles revendications il y a une grande part de vérité : ce n’est ni le Tatar qui a fait la Russie, ni le Maure qui a fait l’Espagne. Si, par une naturelle réaction contre des opinions anciennes et outrées, on tombe parfois aujourd’hui dans l’excès inverse, oubliant trop qu’un peuple n’a pu, sans en garder la marque, passer des siècles dans la sujétion, il semble incontestable qu’autrelois on a singulièrement exagéré l’influence musulmane sur la Russie, oubliant trop que, outre leur religion, les Russes ont toujours conservé leur propre gouvernement et leurs propres lois, et que tout cela les défendait contre une servile imitation du maître étranger.

Les nomades des steppes d’Asie sont loin d’avoir été les seuls précepteurs historiques de la Moscovie. À côté de l’influence asiatique des dominateurs mongols ou turcs, la Russie, nous l’avons dit, a subi de bonne heure une influence plus discrète et non moins puissante, à la fois antérieure et postérieure à celle des Tatars, et qui, au lieu d’être combattue par les croyances ou les préjugés du peuple, était fortifiée por ses sympathies et ses superstitions. De Vladimir à Pierre le Grand, la Russie n’a jamais entièrement échappé à l’ascendant byzantin qui s’exerçait par le clergé, par les écoles, par les lois, par la littérature. L’autocratie moscovite, par exemple, ne doit-elle pas autant à la cour orthodoxe des empereurs du Bosphore, qu’au sérail à demi nomade des Khans mongols ? Si le régime de la Horde, que l’on pourrait aussi décorer du nom de patriarcal, a pu donner une couleur asiatique au tsarisme, grandi à son ombre, n’est-ce pas à Byzance et aux Grecs du Bas-Empire que les princes russes ont emprunté le type et le modèle, avec les formes, l’étiquette et le nom même de l’autocratie, comme après la chute de Constantinople Ivan III empruntait aux Paléologues l’aigle impériale[158].

Ce qui est vrai du gouvernement et de l’autocratie semble l’être de bien d’autres choses. Une grande part de ce que dans les mœurs, les modes, les arts, les lois moscovites, on est tenté d’attribuer aux Tatars peut en fait revenir aussi bien aux Byzantins. À Byzance autant qu’aux Tatars reviennent le voile et la claustration des femmes enfermées dans le terem[159] ; à Byzance peut-être aussi les prosternations et le « battement du front » (tchélobitié) avec les formules humiliantes de la cour des grands princes ; à Byzance encore les longs vêtements, le caftan et l’armiak[160], toujours portés par les vieux Russes ; à Byzance même et aux codes des empereurs les verges si ce n’est le knout, les châtiments corporels et les supplices raffinés. On peut se poser la même question pour l’art et pour la poésie, où l’on s’était trop souvent pressé de découvrir une inspiration asiatique. Il est permis de mettre en doute l’opinion des savants qui, dans les chants populaires historiques, dans les bylines russes, ont cru reconnaître des imitations de chants tatars[161], ou des archéologues qui, dans les coupoles russes aux formes bulbeuses, se sont flattés de retrouver un type mongol, en vogue du Gange au Dniepr, partout où régnèrent les successeurs de Genghiz et de Timour[162].

Le plus souvent, dans la vie privée comme dans la vie publique, il est malaisé de faire la part de l’oppresseur musulman et du précepteur orthodoxe, les pacifiques instructions de l’un ayant d’ordinaire confirmé les rudes exemples de l’autre. Entre les enseignements pris à l’école de deux maîtres si différents, il est d’autant plus difficile de distinguer que, à travers toutes les oppositions des deux peuples et des deux civilisations, Byzantins et Tatars donnaient en somme à la jeune Russie des leçons analogues. De Byzance et de Saraï, de la cour amollie du vieil empire en enfance et du camp à demi nomade de pasteurs incultes, des pâles héritiers des traditions classiques et des Tatars, devenus, grâce à leur conversion à l’Islam, les disciples des Arabes et des Persans, ce qui venait surtout à la Russie c’étaient des modèles de despotisme et des exemples de servitude. Aussi, dans la trame grossière de la vie russe, est-il souvent difficile de démêler ces deux fils également orientaux, tant les couleurs nous en paraissent semblables. Pour le malheur des Russes, la civilisation usée de leurs instituteurs chrétiens et la barbarie stationnaire des conquérants musulmans, au lieu de se corriger ou de se neutraliser l’une l’autre, corroboraient chez eux les mêmes défauts. Loin de se faire contrepoids, la double impulsion, qui leur venait du dehors, les poussait dans le même sens et les isolait presque également de l’Europe. Vassal du Tatar ou élève du Byzantin, le Moscovite respirait un air oriental si ce n’est asiatique, car la Byzance du Bas-Empire relevait autant de l’Asie que de la Grèce ou de Rome.


C’est une terrible et admirable histoire que celle de l’autocratie de Moscou, grandie à l’ombre de la Horde. Jamais d’aussi modestes débuts n’atteignirent aussi rapidement à la grandeur, jamais il n’y eut plus frappant exemple de la puissance de la tradition dans une maison souveraine qui, avec le sang et l’héritage, se transmet le but et la tâche, dont les vues, d’abord bornées, vont s’élargissant de génération en génération et où les facultés même semblent s’accroître par une sorte de sélection.

Hommes rusés, avides, peu chevaleresque, peu scrupuleux, qui préparent patiemment la grandeur par la bassesse ; princes pour la plupart d’un esprit médiocre, loin de se distinguer par les brillantes qualités des kniazes de l’époque précédente ; figures ternes, de peu de relief, de peu d’individualité, dont à distance les traits semblent se confondre[163], ces Ivan et ces Vassili du quatorzième siècle accumulent des richesses dans leur trésor et agrandissent leur patrimoine à la façon d’un héritage privé, et cela, semble-t-il d’après leurs traités et leurs testaments, sans idée politique bien nette, plutôt en propriétaires, jaloux d’arrondir leurs domaines, qu’en souverains, ambitieux d’étendre leurs États[164]. Ce caractère, privé, domanial, le vaste empire moscovite le conservera dans son gouvernement et son administration, à travers tous ses succès et toutes ses conquêtes jusqu’à la réforme de Pierre le Grand[165].

L’établissement de l’hérédité directe donna à Moscou la constitution qui lui valut de triompher de tous ses rivaux asiatiques ou européens. Un kniaz de Moscou, Jean Kalita, obtient de la Horde vers 1330 le titre de grand-prince ; se faisant le fermier général des impôts tatars, il augmente rapidement sa puissance avec ses richesses. Son petit-fils, Dmitri Donskoî, le seul héros de la famille, se sent déjà assez fort pour tenter contre la Horde le sort des armes. Vainqueur à Koulikovo, sur les bords du Don (1380), il expie par des revers une victoire prématurée. Parfois en révolte contre les khans, le plus souvent leurs humbles tributaires, les successeurs de Dmitri rétablissent par la finesse la puissance moscovite un instant compromise par la vaillance. Pendant que sous leur main la Russie s’unifiait, la Horde d’or se démembrait en trois khanats. À la fin du quinzième siècle paraît Ivan III, vrai grand monarque à la façon des plus grands de ses contemporains, de Louis XI ou de Ferdinand le Catholique. Ivan III réduit le khanat de Kazan au vasselage ; son petit fils Ivan VI assujettit Kazan et Astrakan. Ivan III dépouille les princes apanagés, Ivan IV abaisse les boïars et les anciennes familles. Le premier soumet Novgorod, le second en achève la ruine par les supplices et les déportations. Les dernières principautés, les dernières villes libres, disparaissent, et avec elles tout droit des princes, des grands ou du peuple. La Russie est unifiée de la Caspienne à la mer Blanche, et dans cet empire, déjà le plus vaste de l’Europe, il n’y a qu’un pouvoir, le tsar. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, l’autocratie, arrivée à son apogée, aboutit à une espèce de terreur méthodique. Fourbe mystique, d’une piété inhumaine et d’une atrocité sarcastique, réformateur sanguinaire, élevé au milieu des soupçons et des complots, esprit singulièrement libre et curieux pour son temps et son pays[166], mêlant le sens pratique du Russe à des bizarreries d’halluciné, assassin de son fils et mari d’autant de femmes qu’Henri VIII, Ivan IV, l’ennemi des boïars, est comme Néron demeuré populaire. Trop honni jadis, peut-être trop vanté aujourd’hui, ce tsar niveleur est le sauvage précurseur de Pierre le Grand, avec lequel les ballades rustiques l’ont parfois confondu[167], et qui, lui aussi, eût mérité le nom de Terrible.

Affranchis de la domination tatare, les Russes s’étendent en tout sens sur leurs vastes plaines. Descendant le Volga, ils débouchent dans la Caspienne, sur le chemin du Caucase et de l’Asie centrale ; remontant la Kama, ils franchissent l’Oural, et un brigand cosaque conquiert la Sibérie.

Avec les Tatars, le champ (pole), la steppe du Sud avait temporairement assujetti la forêt du Nord sans pouvoir se l’assimiler. Avec les tsars moscovites, la région forestière, devenue le siège d’un État agricole, stable et centralisé, tel qu’il ne s’en pouvait former dans la mer sèche[168] des steppes, soumet à son tour la région déboisée et, par la défaite des nomades, par la colonisation et l’agriculture, l’incorpore à l’Europe.

En même temps, les Russes se retournent brusquement vers l’Occident, vers la Baltique et le Dniepr, vers leur point de départ européen. L’invasion mongole avait séparé la Grande-Russie moscovite du berceau de l’empire de Rurik, de la Russie-Blanche et de la Petite-Russie, tombées aux mains des Lithuaniens et des Polonais. Au nord, les Suédois et les chevaliers teutoniques, après les Porte-glaives, détenaient les rives de la Baltique. La Moscovie était ainsi comprimée entre deux rangées d’États ennemis, qui semblaient devoir l’étouffer : à l’est les Tatars, à l’ouest les Lithuaniens et l’ordre teutonique. Une fois délivrée des Tatars, il restait, entre la Russie et l’Occident, une épaisse barrière chrétienne, une muraille hostile, construite de ses propres débris. Elle avait à percer jusqu’à l’Europe et à la mer : de là sa lutte avec la Suède, héritière des chevaliers allemands de la Baltique, avec la Pologne, héritière de la Lithuanie, lutte qui, après avoir été sur le point d’anéantir la Moscovie, finit par coûter l’existence à la Pologne.

La mort des fils d’Ivan le Terrible ouvrit une crise où la Russie faillit tomber en pièces ; à peine achevée, l’œuvre laborieuse des princes moscovites sembla près de périr avec leur famille. Dans ce pays, où elle était tout, la souveraineté manqua. L’état de la Russie rappelait l’état de la France à la mort de Charles VI, lorsqu’à Paris régnait un roi anglais. La maison tsarienne éteinte, le Kremlin était disputé entre une suite d’usurpateurs et d’imposteurs soutenus par l’étranger ; un moment, les Polonais campaient dans Moscou, et Ladislas, fils du roi de Pologne, était proclamé tsar. La nationalité russe et l’orthodoxie grecque, également en péril, se sauvèrent par leur union. C’est du fond de ce peuple, inerte en apparence, que partit le mouvement qui mit fin à l’anarchie intérieure et à la domination étrangère. Un boucher de Nijni, Minine provoqua le soulèvement national dirigé par le prince Pojarski. Les Polonais repoussés, une nouvelle famille, celle des Romanof, est appelée au trône par le zemskii sobor, sorte d’états généraux. Chez ce peuple qui venait de se sauver lui-même, la vacance du trône n’avait éveillé ni le sens ni le goût de la liberté. Selon le mot du slavophile Khomiakof, le peuple, ayant rétabli l’ordre et refait un tsar, donne sa démission de la politique. La nouvelle maison tsarienne aura le même pouvoir que l’ancienne ; elle lui redonne seulement un caractère plus religieux, plus paternel. En vain l’exemple de la noblesse polonaise ou de l’aristocratie suédoise excite l’émulation des boïars ; en dépit de quelques formules[169], en dépit du zemskii sobor, l’autocratie reste la loi de la Russie. La servitude du paysan, définitivement lié à la glèbe par l’usurpateur Boris Godounof, est le seul privilège des nobles : ni minorités, ni interrègnes, ni invasions n’ont pu donner à aucune classe de la nation de droits ou de libertés vis-à-vis du souverain.

À un Russe qui lui disait que l’autocratie avait relevé la Russie abattue par les Tatars, un étranger répondait qu’elle l’avait relevée à genoux. Les formules habituelles des Moscovites, vis-à-vis de leurs souverains, laissent bien loin derrière elles tout ce qu’inventa jamais la servilité des cours de l’Occident. Dans les pétitions ou les déclarations publiques, grands et petits s’intitulaient les serfs, les esclaves ou kholopy du tsar. Catherine II fut la première à montrer quelque répugnance pour ces abjectes qualifications ; elles étaient si bien dans les habitudes nationales qu’elles sont souvent employées comme synonymes de sujets. Dans ses fameuses lettres au prince Kourbsky, Ivan IV appelle le roi de Pologne un esclave d’esclaves, voulant dire qu’il était le sujet de ses sujets. Pierre le Grand lui-même, en rendant compte du siège d’Azof à Romodanovski, auquel il s’amusait à faire jouer le rôle de tsar, prenait, vis-à-vis de ce souverain de parade, la qualification de serf[170]. Sous Pierre comme sous Ivan, ce n’était pas là un vain mot ; le souverain disposait à son caprice des biens, comme de la vie de ses sujets. Habitués à se prosterner devant leurs maîtres en frappant la terre de leur front, les Russes ont appelé battement du front, tchélobitié les suppliques remises au tsar. Pour se rapetisser devant leur prince, alors même qu’ils n’étaient point admis en sa présence, les boïars moscovites, au lieu de signer de leur nom, employaient dans leurs pétitions des diminutifs serviles. Ces formes avilissantes descendant de classe en classe, chacun se faisant petit devant ses supérieurs, la bassesse, avec l’arrogance, pénétrait de degré en degré jusqu’au fond de la nation.

Chez ce peuple esclave, ces formules, pour nous si répugnantes, étaient ennoblies par le sentiment religieux et une naïve sincérité : il s’y mêlait aussi quelque chose de cet esprit patriarcal qui se retrouve partout en Russie. Le tsar, comme le seigneur, était appelé père, petit père, et ces noms, empruntés aux liens les plus chers de la famille, qui aujourd’hui encore donnent à la politesse populaire un caractère si primitif et si affectueux, n’étaient point pour le peuple de vains titres. La dernier des paysans pouvait parler au tsar en le tutoyant, il voyait en lui un protecteur naturel contre l’oppression des boïars, et tous les tsars se sont regardés comme tels. Le souverain était à la fois le père investi d’une autorité absolue sur ses enfants, et le maître, le propriétaire disposant de la terre et de toutes choses comme de son bien.

Un épisode de l’histoire du seizième siècle met nettement en relief, avec les rigoureuses sévérités du tsarisme, la soumission des sujets, digne et touchante jusque dans ses abaissements. C’est la réduction de Pskof, la république sœur de Novgorod, par Vassili, fils d’Ivan III, père d’Ivan IV, tous deux décorés par leurs contemporains de ce nom de terrible ou menaçant (grozny) qui semble l’attribut de la dynastie ou du régime. « Ton patrimoine, la ville de Pskof, se jette à tes pieds, » disaient à Vassili, venu pour leur enlever leurs dernières franchises, les envoyés d’une des deux ou trois villes russes qui ont connu la liberté ; « fais grâce à ton vieux patrimoine. Nous, tes enfants orphelins, nous te sommes attachés, à toi et aux tiens, jusqu’à la fin du monde. À Dieu et à toi tout est permis dans votre patrimoine[171] » Vassili fait savoir qu’il veut la suppression du vetché et de tous les privilèges que ses ancêtres ont par serment confirmés à Pskof. « Il est écrit en nos annales, dit un bourgeois dans la dernière assemblée de la ville, que les hommes de Pskof ont juré fidélité au grand-prince et que celui ci leur a permis de vivre librement selon leurs coutumes. Il est dit que la colère divine frappera celui qui ne tiendra pas son serment. Par la grâce de Dieu, notre souverain dispose aujourd’hui selon sa volonté de Pskof, son patrimoine, de nous tous et de la cloche qui nous rassemblait. Nous n’avons pas été parjures à notre serment, nous ne lèverons pas la main contre notre souverain : nous nous réjouissons de sa présence et le supplions seulement de ne pas nous anéantir tout à fait. » Les Pskovites descendirent en pleurant la cloche qui, depuis des siècles, les convoquait au vetché. Vassili, étant entré dans la ville, les assura de ses bonnes grâces, et, ayant réuni les principaux habitants, il leur fit annoncer qu’ils devaient, avec leurs femmes et leurs enfants, quitter leur ville natale pour s’établir dans le centre de la Russie et « y vivre heureux par la grâce du tsar ». La nuit même, 300 familles étaient dirigées sur Moscou, et bientôt des Moscovites du bassin du Volga venaient, par ordre de Vassili, occuper aux bords du lac Peipous la place des Pskovites déportés. Des procédés semblables, renouvelés de Ninive ou de Babylone, avaient été employés avec Novgorod ; c’est ainsi que les tsars unifiaient et nivelaient leur empire. De tels exemples font comprendre l’autocratie russe de Pierre le Grand à Nicolas.

Cette autocratie, cette concentration de tous les pouvoirs et de toute la vie nationale en une seule main, était-elle tout entière sortie de l’histoire, sortie de l’oppression tatare ou des leçons byzantines ? Nullement, les écrivains russes sont en droit de le nier. C’est dans la nature et le sol même, dans les conditions physiques et économiques de la Russie, dans l’étendue et la pauvreté des maigres régions forestières où grandit l’État moscovite, c’est dans la disproportion entre l’immensité du territoire et la rareté de la population que, de Rurik à Pierre le Grand, il faut chercher les premières raisons de la forme du gouvernement russe, la cause première de la lenteur du développement politique et civil du pays. C’est par là que s’explique, pour la Russie, la durée de la période de formation, et, pour ainsi dire, de la vie historique embryonnaire ; par là que s’explique ce qu’un de ses historiens appelle, chez elle, la prolongation de la période d’état liquide[172]. Quoi de plus difficile, en effet, que d’asseoir quelque chose de solide, quelque chose de stable et de durable sur ces plaines sans limites où déferlait librement le flot des invasions, où la population semblait toujours sur le point de s’écouler et de se perdre, comme les ruisseaux dans le désert, si bien que, pour la retenir et la fixer au sol, il fallut recourir au servage ?

Dans un pareil pays, plus étaient frêles les liens entre l’homme et la terre, les liens entre les diverses régions et les diverses tribus, plus devait être fort le pouvoir capable de créer et de faire vivre l’État. C’est ainsi que Solovief a pu dire que l’énergie excessive, que la tension démesurée de l’organisme gouvernemental était une conséquence naturelle de la débilité et du développement incomplet du corps social. La faiblesse des liens internes et spontanés a été compensée par la centralisation extérieure, par la concentration mécanique de toutes les forces nationales aux mains de l’autocratie.

En quoi la Russie des premiers Romanof, la Moscovie du dix-septième siècle, appartenait-elle à l’Europe ? Construite sur des fondations slaves par des chefs germaniques, cimentée par le christianisme sous l’influence de la nouvelle Rome, la Russie que renversèrent les Tatars avait des bases européennes. Celle que Moscou éleva sur ses débris était faite de matériaux hétérogènes, en partie empruntés à l’Asie : c’était un édifice d’architecture bâtarde, mêlée de byzantin et de mongol, de gothique et de renaissance, un édifice ressemblant à la bizarre et presque monstrueuse église de Vassili-Blagennoï, bâtie à Moscou par Ivan le Terrible.

Une chose frappe dans l’histoire russe, c’est sa stérilité, son indigence relative ; à travers toutes ses péripéties, elle a manqué des grands mouvements religieux ou intellectuels, des grandes époques sociales ou politiques, qui ont marqué la vie si agitée et si active des peuples occidentaux.

À ses origines, la Russie avait connu les quatre grandes forces dont la lutte a fait l’histoire et les institutions des nations européennes. Elle aussi avait eu, au-dessous de l’Église et de la royauté, des germes d’aristocratie et de démocratie ; mais les uns et les autres avaient été de bonne heure étouffés, et l’Église elle-même, malgré son ascendant, n’avait guère été que l’auxiliaire respecté, mais docile, de la monarchie.

L’histoire de la Russie se distingue de l’histoire des autres nations européennes plutôt par ce qui lui fait défaut que parce qu’elle possède en propre, et, à chaque lacune de son passé, correspond dans le présent un vide que le temps n’a pu combler, une lacune dans la culture, dans la société, parfois dans l’esprit russe lui-même. Cette vacuité de l’histoire, cette absence de traditions et d’institutions nationales, chez un peuple qui n’a encore pu s’approprier celles d’autrui, me semble une des secrètes raisons des penchants négatifs de l’intelligence russe, une des causes lointaines du nihilisme ou « riénisme » moral et politique.

Dans cet état, déjà dix fois séculaire, rien n’a été consacré par le temps. Le pays est vieux et tout y est neuf. « Chez vous, écrivait à un Russe l’un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, rien n’est respecté parce que rien n’est ancien[173]. »

Comparée à celle des peuples d’Occident, l’histoire russe parait toute négative. La Moscovie n’avait eu ni la féodalité qui, avec l’idée de la réciprocité des services et des devoirs, nourrit le sentiment du droit ; ni la chevalerie, d’où vint à l’Occident le sentiment de l’honneur, dont Montesquieu faisait le fondement de la monarchie, et qui, là où la liberté s’éteignit, maintint encore la dignité humaine. La Russie n’eut jamais de gentilshommes, et sa seule chevalerie, ce furent les Cosaques, armées de déserteurs et de serfs fugitifs, républiques d’aventuriers à demi croisés, à demi pirates, dont la steppe garantissait la sauvage liberté.

La Russie n’avait eu ni communes, ni chartes, ni bourgeoisie, ni tiers état. Novgorod, Pskof, Viatka, reléguées aux extrémités du pays, formaient une exception honorable pour le génie de la nation, insignifiante pour son développement. Les villes mêmes lui faisaient défaut ; dans la Moscovie sortie du joug tatar et nivelée par l’autocratie, il n’y avait guère qu’une ville, la résidence du souverain, et cette capitale n’était elle-même qu’un immense village. La Moscovie était un État de paysans, un empire rural : or sans villes, ni richesse, ni art, ni science, ni vie politique ;. selon l’étymologie, sans cité pas de civilisation.

Comme les pays de l’Occident, la Russie avait eu la centralisation monarchique : elle n’avait eu aucun des instruments ou des institutions des monarchies européennes, parlements ou universités, hommes de robe ou de plume. Elle avait des souverains : elle n’eut jamaisde cour. Enfermées dans le terem, gynécée tatar ou byzantin, les tsarines et les tsarevnas laissaient les tsars à la grossièreté de leur sexe. La Moscovie n’eut ni châteaux ni palais ; le Kremlin n’éiait qu’une forteresse et un couvent, où de vulgaires plaisirs de soldats alternaient avec une fastidieuse solennité ecclésiastique[174].

L’Église russe avait un clergé national, patriote et respecté ; elle avait ses monastères, elle eut ses synodes ou conciles nationaux ; elle n’eut ni les ordres religieux, ni la scolastique, ni les grandes hérésies, ni les grands conciles de l’Église latine. La Russie eut des sectes ignorantes, rustiques, sans discussion des textes originaux, sans connaissance des langues anciennes ; elle resta en dehors de la Reforme, des luttes savantes et lettrées qui, par la liberté de penscr, conduisirent à la liberté politique. Étrangère à la Réforme, elle le fut également à la Renaissance. L’antiquité, qui l’avait jadis à peine effleurée, ne fut pas chez elle, comme en Allemagne, naturalisée par une seconde éducation.

Liée à Byzance par la religion et le voisinage, la Russie reçut peut-être un plus grand nombre d’émigrants grecs que l’Italie et l’Occident. Après la chute de Constantinople et le mariage d’Ivan III avec l’héritière des derniers empereurs, les Grecs affluèrent à Moscou. Ils y apportèrent l’étiquette byzantine et des traités de dévotion ; ils n’avaient pas là, comme en Occident, les lettres et le génie classiques à ranimer sous les cendres de l’antiquité. La Russie, avec les Grecs, eut beau faire venir quelques artistes italiens, quelques techniciens allemands, elle n’eut ni l’art, ni la littérature de l’Europe, ni l’imprimerie, qui multipliait la pensée, ni les découvertes géographiques, qui, avec la conception du monde, élargissaient l’esprit moderne[175].

En sortant de l’invasion tatare, la Moscovie s’était réveillée en plein moyen âge : encore sans les croisades et la chevalerie, sans les troubadours ou les trouvères, sans les scolastiques et les légistes, n’avait-elle eu qu’un moyen âge tronqué. Sans la Réforme, sans la Renaissance, sans la Révolution, son histoire moderne a été plus incomplète encore. Des grands faits comme des grandes époques de l’Europe, du douzième au dix-huitième siècle, elle n’a ressenti qu’un lointain contre-coup. Que serait un peuple de l’Occident auquel tout cela aurait manqué, et par où combler de tels vides ?

Privée de tout ce qui remplit celles des nations occidentales, l’histoire de la Russie apparaît pauvre, terne et déserte comme ses plates campagnes du Nord ; souvent émouvante et dramatique, elle ressemble trop fréquemment à ces romans ou à ces pièces de théâtres dont tout l’intérêt est dans l’intrigue et les péripéties des faits. Nul peuple n’a reçu des siècles une éducation aussi défectueuse et en même temps aussi douloureuse. Il lui a été refusé de regagner en originalité ce qui lui a manqué en variété. La Russie a eu assez de voisins et de rapports avec eux pour toujours rester dans l’imitation. Elle a passé successivement sous le joug moral du Grec et du Tatar, du Lithuanien et du Polonais, pour finir par celui de l’Allemand et du Français. Toujours dans une sorte de vasselage intellectuel, copiant les usages, les idées, les modes de l’étranger, elle est demeurée presque également impuissante à acclimater chez elle les institutions d’autrui et à s’en donner de nationales.

Au dix-septième siècle, la Russie n’avait encore qu’un organisme rudimentaire, embryonnaire ; en dehors de l’Église, elle ne possédait que deux institutions, l’une à la base de l’État, l’autre au sommet, et toutes deux peu favorables au développement de l’individualité : la commune solidaire et l’autocratie, avec le servage pour lien. L’oppression tatare et la lutte contre la Pologne avaient absorbé toutes ses forces. À ceux qui lui demandaient ce qu’il avait fait pendant la Terreur, l’abbé Sieyès répondait : « J’ai vécu. » À semblable question sur son inertie séculaire, la Russie eût pu faire même réponse. Pour n’être pas écrasée par les Mongols, il lui avait fallu longtemps faire la morte. Tout le travail de la Moscovie avait été de se constituer matériellement en corps de nation. Comme un enfant d’un tempérament robuste, elle sortait fortifiée et endurcie d’épreuves qui la devaient tuer ; mais les assauts, qui lui avaient donné la vigueur physique, avaient entravé son développement intellectuel. Vis-à-vis des autres peuples de l’Europe, elle n’avait eu qu’une éducation rustique, grossière : les maîtres et le temps même de la culture de l’esprit lui avaient manqué.




CHAPITRE IV


Du retour de la Russie à la civilisation européenne. — Antécédents de l’œuvre de Pierre le Grand. — Caractère et procédés du réformateur. — Conséquences et défauts de la réforme. — Dualisme moral et social. — Comment l’autocratie semble avoir accompli sa tâche historique.


Dans ce pays arriéré et isolé s’élève un homme qui entreprend de le ramener à l’Europe et de lui faire sauter d’un bond tout l’intervalle qui l’en sépare. Était-il possible de rendre d’un coup à la Russie tout ce que les siècles avaient donné à ses rivales, de la transporter d’un trait au terme d’une longue route dont elle n’avait pas franchi les étapes historiques ? Était-ce là une conception de génie ou un rêve chimérique, une fantaisie individuelle condamnée à l’insuccès, ou bien, en dépit de sa hardiesse, était-ce un plan suggéré par la nature, par les faits et les hommes ? Longtemps, Pierre le Grand fut regardé comme un de ces législateurs à l’antique qui façonnaient des États à leur gré, comme une sorte de Deucalion, créateur de peuple. En Russie, pas plus qu’ailleurs, l’histoire n’a procédé par bonds ; on lui peut appliquer le natura non facit saltum. Les Russes ont été les premiers à le sentir ; l’une des tâches favorites de leurs historiens est de combler l’abîme apparent creusé entre la Russie ancienne et la Russie nouvelle.

À l’œuvre de Pierre le Grand les antécédents historiques n’ont pas manqué : dans son principe, si ce n’est dans sa forme, cette œuvre était dans les destinées logiques du peuple russe. La Russie était trop voisine de l’Europe, elle avait trop d’affinité avec nous, par le sang et la religion, pour ne pas sentir un jour la contagion de notre civilisation. Les deux parties de l’œuvre de Pierre : le rapprochement matériel, territorial, de son peuple, avec l’Europe, et le rapprochement moral, social, par l’imitation des coutumes étrangères, avaient été presque également indiquées, tentées ou préparées par les deux siècles précédents.

Depuis Ivan III, les souverains russes s’efforçaient de percer au nord à travers les Suédois, l’ordre Teutonique et la Lithuanie, au sud à travers les Tatars, les Turcs et la Pologne, pour atteindre l’Europe et la mer. Dans ses tentatives sur l’Azof et l’Euxin, comme dans ses conquêtes sur la Baltique, Pierre ne faisait que continuer ses prédécesseurs, son père Alexis, qui avait accepté la soumission des Cosaques de l’Ukraine, sa sœur Sophie, qui avait dirigé deux expéditions contre la Crimée.

Depuis Ivan III, la plupart des tsars avaient appelé des étrangers et cherché à introduire dans leurs États les arts et les inventions de l’Occident. L’influence des mœurs européennes débuta naturellement par les pays les plus voisins, par la Pologne, la Petite-Russie, la Lithuanie, pour s’étendre par l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, l’Italie, et aboutir enfin à la France et à l’Occident tout entier. Dès le quinzième siècle, Ivan III, à cet égard comme à tant d’autres le devancier de Pierre Ier, entrait en relation avec les souverains de l’Europe, et leur demandait des médecins, des artistes, des ouvriers. De l’Italie, alors l’institutrice de toute la chrétienté, Moscou recevait par Byzance ou par l’Allemagne des architectes et des ingénieurs. Ce sont des artistes de Bologne ou de Venise qui, sous Jean III et ses successeurs, construisirent les plus belles tours du Kremlin. Chose remarquable, au lieu d’apporter leur style de la Renaissance, qu’en Europe ils installaient partout en maître, ces Italiens prirent des modèles russes et bâtirent les édifices les plus moscovites de Moscou. Dans cette anomalie, il y a un enseignement. Les bulbeuses et bizarres coupoles de l’église de Vassili sont un symbole de la condition de l’étranger alors en Russie ; au lieu d’imposer aux Russes ses goûts et ses coutumes, il était obligé de prendre les leurs.

Avec des artistes, Ivan III appelait des artisans de toute sorte, fondeurs, orfèvres, mineurs, maçons, artificiers. Ainsi, dès le premier jour de l’imitation étrangère, se trace le chemin que suivra Pierre le Grand ; c’est par le côté matériel, technique, industriel, que la Russie se rapproche d’abord de l’Europe. Comme Pierre Ier, Ivan III et Ivan IV se soucient plus de former leur peuple aux arts mécaniques qu’à la science ou aux beaux-arts, Après Ivan III, Vassili IV, marié à une Lithuanienne, non content d’appeler les étrangers, va, pour plaire à sa femme, jusqu’à prendre leurs usages et à couper sa barbe. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, la Moscovie entre par Archangel en relation avec l’Angleterre ; c’est ce prince qui, malgré les moines, introduit l’imprimerie en Russie. Il envoie en Europe des émissaires lui rassembler d’habiles ouvriers ; mais la plupart sont retenus au passage par la jalousie militaire de l’ordre Teutonique et la jalousie marchande des villes anséatiques, qui, dans l’intérêt des armes ou du commerce allemands, tentent de mettre la Russie en interdit.

La période des usurpateurs compromit l’influence européenne en l’exagérant. Sur le point de régner en Russie avec le faux Dmitri ou les voiévodes polonais, les étrangers parurent menacés d’être chassés avec eux. Les Romanof semblaient devoir être peu favorables à la civilisation de l’Occident. Une réaction nationale les avait portés au trône ; le premier souverain de leur maison, Michel, avait été éduqué dans un couvent par une mère devenue religieuse, et c’est son père Philarète, devenu patriarche, qui gouverna l’empire en son nom. Cette dynastie, de sang russe et d’origine presque sacerdotale, prit à tâche de res-. taurer les vieilles mœurs ; elle n’en contribua pas moins à jeter en Russie les semences de la culture européenne C’est elle qui à l’aide de Malo-Russes, formés sous la souveraineté polonaise aux sciences de l’Occident, fonde à Moscou, longtemps avant la majorité de Pierre le Grand, l’Académie « slavo-gréco-latine », dont le nom seul indique des aspirations nouvelles. Michel Romanof fait déjà venir des marchands, des industriels, des soldats étrangers, il conclut des traités de commerce avec l’Occident. Alexis, un vrai tsar moscovite, aux longs vêtements byzantins, qui le font ressembler aux saints des icônes, sert de précurseur à son fils Pierre. Sous son règne, les étrangers deviennent plus nombreux, comme si le père eût rassemblé pour son fils des maîtres et des matériaux d’instruction. Ces Occidentaux occupent dans Moscou tout un quartier, la Slobode des Allemands. Ce sont des artisans de toute sorte, des constructeurs de navires et des charpentiers hollandais, dont une barque, délaissée sur un étang, donnera à Pierre le goût de la marine ; ce sont des officiers et des instructeurs, comme le futur conseiller du tsar, le Genevois Lefort. Avec les arts mécaniques, Alexis introduit dans ses États quelques arts de luxe ; il fait jouer l’opéra sur un théâtre de Moscou ; sa fille Sophie écrit une tragédie et fait répéter Molière au Kremlin.

Pierre grandit à l’école des étrangers, recevant d’eux des leçons de civilisation avec des leçons de vice, dans la Slobode allemande remplie de cabarets et de lieux de débauche. Un Hollandais lui sert de précepteur, une Allemande est sa maîtresse, des Européens de tous pays forment sa société. La plupart, Lefort lui-même, semblent avoir été des gens de médiocre instruction, plus capables d’exciter la curiosité du jeune tsar que de lui donner de vastes ou profondes connaissances[176]. Sous Fédor et sous la régence de Sophie, les étrangers étaient déjà nombreux et leur rôle important, mais ils demeuraient relégués aux postes inférieurs. Avec Pierre, leur élève, ils deviendront les instituteurs de la nation ; sous sa nièce Anne, ils en seront un instant les tyrans. Les vieux tsars ont de loin préparé leur empire. Pierre ne changea pas violemment la direction de la Russie, il ne lui flt pas rebrousser chemin de l’Asie vers l’Europe ; il ne fit que précipiter sa marche dans une voie où elle entrait d’elle-même. Il ne l’a point jetée hors de sa route ; il lui a fuit prendre, pour atteindre l’Europe, un raccourci abrupt.


Tsar à dix ans, seul maître de l’Empire à dix-sept, Pierre entreprend de transformer les mœurs du peuple le plus attaché à ses coutumes. Entouré d’étrangers, le Hollandais Timmermann, le Genevois Lefort, le Français Villebois, l’Écossais Gordon, il s’éprend de la civilisation étrangère, et, selon l’énergique expression de Leibniz, il veut débarbariser sa patrie. Avant de façonner ses sujets aux idées de l’Europe, il s’y fait lui-même. Il voyage en Occident, et, pour s’y mieux naturaliser, il y vit de la vie du peuple. Il s’attache moins aux institutions qu’aux mœurs : ce sont celles-ci qu’il prétend importer dans son pays. À son génie s’allient les défauts de sa nation et de son éducation, de son tempérament et de son pouvoir autocratique. Il a beau se faire Européen, il ne peut toujours se débarbariser lui-même, il offense sans cesse la culture occidentale dont il se fait le missionnaire. Comme un enfant ou un sauvage, il paraît parfois épris surtout du côté extérieur de la civilisation. Pour policer le Moscovite, il le rase et lui fait changer de vêtements. Il ne distingue pas toujours entre le nécessaire et l’accessoire. Il introduit à la fois en Russie la marine et le tabac à fumer ; il poursuit de sa plus grande haine la barbe et les longs caftans. À certains objets, comme à la marine, il donne une importance outrée. Son zèle de réformateur va parfois jusqu’à la manie, ses règlements, à la minutie. Il se paye souvent d’apparences, modifiant l’habit plutôt que l’homme, les noms plutôt que les choses ; il semble plus d’une fois se contenter d’un simple déguisement occidental. Qu’importe ? Dans son exagération, l’infatigable réformateur est plus perspicace qu’il n’en a l’air ; des mesures à première vue puériles cachent un profond dessein. C’était par les dehors, par les modes et les usages extérieurs que les Russes pouvaient le plus facilement redevenir Européens. Le reste, le fond, l’essentiel devait suivre : après avoir pris l’habit de l’Europe, ses sujets en voudraient prendre les mœurs et les connaissances.

Ce qui dans ses voyages séduit surtout Pierre le Grand, ce qu’il s’efforce le plus d’introduire chez lui, ce sont les inventions mécaniques, c’est le métier, le procédé. Qu’il y ait là encore une impression d’enfant ou de barbare, moins frappé des connaissances théoriques que de leurs applications pratiques, ce n’en est pas moins le côté le plus accessible d’une civilisation ; en un pays comme la Russie, c’était le plus utile en même temps que le plus facile à imiter. Pour se rendre maître du procédé, Pierre à Saardam se fait lui-même ouvrier : il ne se met point seulement à l’école de l’étranger, il se met chez lui en apprentissage. Il se donne une éducation technique, professionnelle, dirions-nous aujourd’hui. Dans son premier séjour en Occident, son voyage d’initiation, ce n’est pas aux universités, aux académies qu’il demande le plus de leçons, c’est à l’atelier, au chantier. Dans son second voyage, s’il donne plus d’attention à l’art ou à la science, c’est toujours avec le sens positif du Grand-Russe et l’esprit pratique du réformateur ; ce sont les sciences naturelles, l’anatomie, la chirurgie, qui excitent le plus son intérêt, c’est la mécanique, la nautique, le génie militaire et civil. D’Europe, il ramène peu de savants et moins d’artistes, mais une armée d’ouvriers et de contremaîtres.

De retour chez lui, il suit une méthode analogue ; ne dédaignant rien, il veut tout enseigner lui-même. Dans l’armée, dans la marine, il se plaît à passer par tous les grades, faisant un jour le tambour, un autre le pilote. Avant tout il apprend à son peuple la discipline ; il lui montre à se soumettre à des étrangers dont il a fait les instituteurs du pays en même temps que les siens. En vrai réformateur, la première leçon que donne Pierre le Grand, c’est l’exemple ; il le donne, il le prodigue. Il met lui-même la main à tout, à la pioche du terrassier, à la hache du bourreau. Jamais on n’a vu un homme s’exercer à tant de métiers à la fois. C’est un artisan universel, il sait tout fabriquer de sa main, des bateaux, des modèles de vaisseaux, des poulies, tout ce qui touche à la marine, son occupation favorite ; il se plaît à faire des chefs-d’œuvre d’ouvrier ; il est artiste aussi bien qu’artisan, il sait graver, sculpter. Le génie souple et facile du Grand-Russe, non moins que ses tendances réalistes, se montre chez l’empereur jusqu’à l’exagération. À l’opposé des réformateurs de cabinet, c’est l’exécution qui lui tient le plus à cœur. Il s’applique à tout avec une ardeur égale, réformant l’alphabet et le calendrier en même temps que l’administration, l’Église et la société, demandant des projets à Leibniz aussi bien que des modèles aux artisans, rassemblant des objets d’art et des collections scientifiques tout en créant la marine et refondant l’armée, apportant à l’industrie des fabrications nouvelles, à l’agriculture des races d’animaux étrangères, et, comme s’il n’avait eu le temps de rien faire, laissant à l’avenir des plans sans nombre, sur chaque sujet et pour toutes les contrées de son vaste empire.

Cette œuvre multiple est une. Les conquêtes et les travaux publics de Pierre le Grand sont le corollaire de sa réforme sociale, le déplacement de sa capitale en est à la fois le symbole et le moyen. Quand il construisait Pétersbourg et que par des canaux il unissait la Neva au Volga, il donnait au long fleuve russe une embouchure européenne, et, en renversant le cours de sa grande artère centrale, il faisait pour ainsi dire refluer la Russie vers l’Occident. Au moral comme au physique, c’était la même tâche ; le tsar ramenait brusquement vers l’Europe un peuple que les siècles avaient détourné vers l’Asie.

Par malheur, l’homme se laisse moins aisément faire violence que la nature, et Pierre traitait l’un comme l’autre. Dans sa passion pour la civilisation, il veut l’imposer ; il s’y prend en barbare autant qu’en grand homme, en tyran autant qu’en réformateur. Sa méthode répugne à son but. Selon la remarque d’un historien contemporain[177], c’est à l’aide de procédés asiatiques qu’il prétend européaniser sa patrie. Ses instruments habituels sont le knout et la hache, sans compter le bâton, qu’il n’épargnait pas au dos de ses favoris. C’est à coups de verge qu’il civilise.

Le grand moyen, le grand levier de Pierre est le despotisme, l’autocratie ; il ne la corrige point, il ne la limite pas ; il la régularise et la rajeunit. Il fait pour l’autocratie ce qu’il a fait pour lui-même et pour son peuple ; il l’habille à l’européenne, il en raccourcit et allège les vêtements pour lui donner de plus libres allures. Au scandale des vieux Russes, la robe à demi sacerdotale des anciens souverains est remplacée par un uniforme militaire, le nom biblique et patriarcal de tsar par le titre étranger et païen d’empereur[178]. La raison d’État est le dieu de Pierre ; à cette idole, il offre tout en holocauste, sa santé, sa famille, son peuple ; pour elle, il ne craint pas de renouveler le sacrifice d’Abraham. En vrai révolutionnaire, il ne recule devant aucun moyen, il ne tient pas plus compte des obstacles historiques que des obstacles moraux ou matériels. Les sentiments, les traditions, les faits, sont également impuissants à l’arrêter ; il se croit assez fort pour tout briser.

Il l’a été en effet, et comment cela ? Est-ce l’énergie d’une volonté humaine qui a pu forcer impunément la nature, l’histoire et le temps ? Nullement, c’est que toutes ces barrières, que Pierre renversait d’une main si audacieuse, étaient en réalité frêles et à fleur de terre ; c’est que ces traditions, ces habitudes qu’il secouait si rudement, n’avaient ni dans le sol, ni dans l’histoire, d’inébranlables racines ; c’est que, n’ayant point d’institutions propres, sorties de son propre fond, point de civilisation vraiment nationale et indigène, le peuple, qu’il prétendait retourner à la façon d’une terre en friche, pouvait sans trop de présomption être traité comme un champ libre ou une table rase. Chez toute autre nation de l’Europe, une réforme aussi radicale et aussi soudaine eût été insensée ; en Russie elle se heurtait moins à l’histoire et à la nature qu’à des préventions et des préjugés en partie venus du dehors, qu’à des opinions et des habitudes qui, bien qu’invétérées chez les Russes, n’avaient de raison d’être ni dans le climat, ni dans la race, ni dans la religion. C’était dans les dehors, dans les mœurs extérieures, dans les modes et les usages domestiques, que la main de Pierre rencontrait les plus redoutables obstacles, et cela seul explique pourquoi c’est aux dehors, à l’extérieur, aux longs vêtements, au menton des hommes, au voile des femmes, qu’il s’est le plus passionnément attaqué.

L’entreprise de Pierre le Grand a été menée par le génie le plus résolu, à l’aide du pouvoir le plus formidable ; ce n’est pas ce qui en a fait le succès. Si l’œuvre de Pierre n’est pas morte avec lui, c’est qu’elle était dans l’ordre naturel des destinées de son peuple ; c’est que, selon le mot de Montesquieu, « Pierre Ier donnait les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe[179]. »

« Grattez le Russe et vous trouverez le Tatar », dit une sorte de proverbe ; historiquement il serait peut-être plus équitable de renverser cet axiome. En secouant la domination mongole, en se lavant des souillures de la servitude, en dépouillant les vêtements et les usages pris sous des maîtres ou des instituteurs exotiques, le Russe, le Slave chrétien devait peu à peu se retrouver européen.

Dans ce qu’elle eut de capital, la réforme de Pierre le Grand ne fut qu’une émancipation morale du joug tatar ou byzantin, une revendication du sol et du climat russes contre les mœurs d’une autre race ou d’un autre ciel, apportées par les conquérants asiatiques ou les influences orientales. Il s’est rencontré, au dix-neuvième siècle, un sultan, presque aussi décidé que Pierre le Grand, armé d’un pouvoir aussi despotique, employant à peu près les mêmes moyens dans un dessein analogue. C’était chez un peuple qui faisait, lui aussi, géographiquement, partie de l’Europe, et pourtant quelle différence entre un Turc de la réforme et un Russe de la réforme ! C’est que la tâche de Mahmoud était entravée par tout ce qui avait préparé l’œuvre du tsar, le génie national, la religion, les éléments mêmes de la civilisation.

Pierre le Grand ne laissa pas d’héritiers ; il n’en eut pas moins des continuateurs. Jamais entreprise ne parut autant liée à la vie d’un homme, et, contre tous calculs, elle lui survécut. Jamais il n’y eut d’ordre de succession plus troublé ; jamais l’esprit de suite ne fut plus impossible : quatre femmes galantes, deux enfants, deux fous ou maniaques, voilà pendant un siècle les successeurs de Pierre. À chaque avènement, une révolution de caserne ou d’alcôve, un renversement de ministres et de politique. Tout règne nouveau prend le contre-pied du précédent, et les puissants de la veille sont envoyés en Sibérie ou à l’échafaud. L’histoire de la Russie au dix-huitième siècle n’est qu’une succession d’alternatives et de réactions. C’est à travers une suite décousue de tyrannies sans but et sans vues, à travers des conspirations et des régences mêlées de tentatives aristocratiques, entre les mains de gouvernements à la fois faibles et violents, que la Russie doit poursuivre la route ouverte par Pierre le Grand. La réforme s’accomplit au milieu des intrigues, des crimes et des débauches, par les mains de ses adversaires presque autant que par celles de ses partisans. La capitale reportée à Moscou revient à Pétersbourg : les étrangers, tour à tour chassés et rappelés, s’asseoient sur le trône avec Pierre III, avec Catherine II. Au milieu de leurs contradictions, les successeurs de Pierre achèvent son œuvre, tantôt la corrigeant, tantôt l’exagérant, et toujours de gré ou de force la continuant.

Pour être accomplie par de telles mains, il fallait que la réforme du vainqueur de Charles XII fût bien dans la vocation de la Russie. Quels singuliers guides vers la civilisation et quels initiateurs humiliants pour un grand peuple ! C’est d’abord une paysanne livonienne, ne sachant ni lire ni écrire, assistée d’un ancien garçon pâtissier, devenu prince et régent. C’est un enfant de douze ans, mort à quatorze, auquel succède une femme vulgaire, gouvernée par le fils d’un palefrenier courlandais qui, pendant dix ans, livre l’empire à la tyrannie d’Allemands, dédaigneux du Russe comme d’une race inférieure, illustrant la Russie par leurs armes, l’opprimant et l’exploitant comme les Espagnols ou les Hollandais exploitaient les deux Indes. Au sortir de cette domination étrangère, demeurée dans la mémoire populaire aussi odieuse que celle des Tatars, vient de nouveau un enfant, cette fois au berceau, puis de nouveau une femme ignorante et sensuelle, qui n’a d’autre politique que les caprices de ses passions ou les dépits de sa vanité. Quand avec Pierre III la couronne arrive à un tsar, c’est un extravagant qu’il faut déposer. Le pays de l’autocratie doit attendre un demi-siècle pour avoir un souverain en état de régner, et ce souverain, c’est une femme, une Allemande, disciple des philosophes français.

À l’intérieur, de même qu’à l’extérieur, Catherine II est le vrai successeur de Pierre Ier. Comme lui, sans scrupule et sans moralité, étrangère à toute vertu et douée des plus hautes facultés de l’homme d’État, Catherine avait sur Pierre l’avantage d’appartenir de naissance à la civilisation qu’elle voulait introduire chez ses peuples. De sa main de femme, la tsarine, demeurée européenne jusque dans ses vices, corrige et adoucit la réforme du tsar moscovite, donnant au pouvoir plus d’humanité et à la cour plus de décence, plus de politesse et de dignité au gouvernement, plus de régularité aux institutions. À Catherine même cependant manque, dans l’administration de l’empire, une des qualités maîtresses de son grand modèle, l’unité de vues, l’esprit de suite. À l’inverse du vainqueur de Poltava, elle est, durant la seconde moitié de son règne surtout, trop portée à négliger le développement intérieur de la nation au profit de son extension matérielle.

L’œuvre de Pierre le Grand a triomphé de l’incapacité ou des vices de ses successeurs comme des répugnances de son peuple. L’histoire a vu peu de succès pareils : ce succès a-t-il été aussi complet qu’il l’a pendant longtemps semblé à l’Occident ? Dans l’ordre matériel la réforme a merveilleusement réussi ; armée ou marine, administration ou industrie, toute la Russie moderne remonte au fils d’Alexis. Plus d’une des mesures du réformateur, comme ses collèges administratifs, ont pu être des méprises ; d’autres, comme son tableau des rangs et sa noblesse de fonctionnaires, bonnes peut-être pour une période de transition, sont en persistant devenues nuisibles. Une telle entreprise était condamnée aux imperfections, aux erreurs même : ce ne sont pas les défauts de détail qui rendent douteux le succès de l’ensemble. Ce qu’il importerait de savoir, c’est si, en réussissant matériellement dans sa réforme, Pierre Alexiévitch a réussi dans son dessein. Le sentier abrupt, qu’il lui a fait escalader, a-t-il mené la Russie à l’Europe et à la civilisation plus vite qu’elle n’y serait arrivée par les circuits d’une route plus douce ?

Quelque dur qu’en soit l’aveu au génie et à la volonté de l’homme, la chose a pu sembler douteuse. Peut-être la Russie, abandonnée aux naturelles séductions du contact de l’Europe, se tût-elle par degrés plus profondément pénétrée de son influence, s’ouvrant mieux d’elle-même au souffle de l’esprit occidental, lui empruntant avec plus de discernement ce qui convenait à son tempérament. S’il a su épargner à sa patrie de longues transitions et la faire sauter par-dessus un ou deux siècles de tâtonnements, Pierre n’a point fait ce miracle sans le lui laisser chèrement payer. La brusquerie même de l’œuvre eut pour la Russie un quadruple défaut ; il en est sorti un mal moral, un mal intellectuel, un mal social, un mal politique. Prise sous l’une ou l’autre de ces quatre faces, la réforme imposée par Pierre le Grand a eu des suites regrettables qui sont encore pour beaucoup dans les souffrances et les incertitudes de la Russie contemporaine.

Dans sa passion de progrès, Pierre a négligé une chose sans laquelle toutes les autres sont fragiles. Il a laissé de côté la morale, qui n’est peut-être point un des principes de la civilisation, mais dont aucune civilisation ne saurait impunément se passer. La culture matérielle était ce qu’il enviait à l’Europe, ce qu’il lui voulut surtout emprunter. Il y avait là quelque chose de l’esprit réaliste du Grand-Russe : il y avait aussi de la faute du siècle. L’Occident, au moment où Pierre la tourna vers lui, était pour la Russie un dangereux modèle. La corruption morale et l’anarchie intellectuelle du dix-huitième siècle donnaient de funestes exemples à un peuple à demi barbare, comme toujours plus disposé à prendre les vices que les qualités de ses instituteurs étrangers. Pierre lui-même, n’étant plus moscovite et n’étant pas encore européen, n’ayant l’éducation ni de l’un ni de l’autre, n’avait de frein moral d’aucune sorte. La brutalité de ses plaisirs, la férocité de ses vengeances faisaient du tsar un singulier apôtre du progrès. La grossièreté moscovite, unie à la licence sceptique de l’Occident, aboutit, autour de lui et de ses premiers successeurs, à un cynisme aussi révoltant pour les Vieux-Russes que pour l’Europe.

Les moyens et les hommes que Pierre employa pour elle valurent souvent à son œuvre, au lieu de la sympathie et de l’admiration, l’horreur et le mépris de son peuple. Comment ce dernier eût-il pu aimer et estimer une science et une civilisation qui, selon l’expression de Herzen, lui étaient tendues au bout d’un knout, et cela par des mains souvent impures ? Par la rigueur de ses lois, l’indiscrétion de ses règlements, la cruauté de ses ch&timents, le réformateur, occupé surtout de la discipline extérieure, enseignait lui-même l’hypocrisie et la bassesse. En la violentant sans scrupule, il affaiblissait la conscience de son peuple ; en voulant policer, il démoralisait. Les hommes qui servaient d’instruments à la réforme augmentaient le mal. Pour associés de son œuvre de régénération, Pierre prit souvent ses compagnons de débauche. Allemands et Européens de tous pays, les étrangers, qui pendant un siècle envahirent la Russie, apportaient en général au peuple qu’ils prétendaient renouveler de fâcheuses leçons de moralité. Parmi ces missionnaires de la culture occidentale, l’honnête homme fut peut-être aussi rare que le grand homme. La plupart étaient des aventuriers pressés de faire fortune, sans autre vocation civilisatrice que l’appétit du pouvoir ou de la richesse. Les meilleurs et les plus habiles offensaient encore la conscience du peuple ; étrangers à ses mœurs ou à ses croyances, ils heurtaient de front des préjugés ou des scrupules respectables jusque dans leur ignorance[180].

Le dix-huitième siècle fut pour la Russie une école de démoralisation. La cour de Pétersbourg offre un spectacle repoussant au temps même de Louis XV. On sent que, dans cette jeune colonie de la vieille Europe, se mêlent deux âges de corruption. La débauche, les concussions et les supplices y sont comme les trois marches ou les trois actes de la vie publique. Un de nos philosophes, qui avait été l’un des hôtes de Catherine II, disait alors de la Russie qu’elle était pourrie avant d’être mûre. Si le mot était mérité, l’Europe en était en grande partie responsable. Les Russes ont pour les mœurs de la vieille Russie de hautes prétentions. Sans disputer à l’Occident la primauté intellectuelle et scientifique, ils réclament volontiers pour leur pays et ses usages patriarcaux la supériorité morale[181]. Restés en dehors de nos grandes époques historiques, ils se flattent d’avoir échappé à la triple corruption du moyen âge, de la Renaissance et des temps modernes. Lui rendant outrage pour outrage, ils aiment à parler de la pourriture de l’Occident, ils disent que dans l’ancien empire des tsars la civilisation avait une base plus morale et religieuse que dans nos brillantes sociétés d’éducation païenne ; ils attribuent aisément les vices de la Russie nouvelle à la contagion européenne. Les peintures des anciens voyageurs ne justifient pas toujours ces revendications[182]. Au nord, comme partout, le despotisme et le servage étaient pour la vertu une triste école. Les fondements traditionnels de la moralité moscovite n’en ont pas moins été ébranlés par la réforme impériale et les leçons de l’Occident. Dans une grande partie de la nation, les vieilles mœurs ou les vieilles croyances furent détruites avant que rien ne fût en état de les remplacer. De là encore peut-être une des causes lointaines du nihilisme chez les classes même conquises à la civilisation. Par sa façon de faire litière des traditions, des institutions, des préventions nationales, par son sans-gêne avec le passé de son peuple et son peu de respect pour les coutumes ou les préjugés de ses sujets, Pierre, le plus impérieux des révolutionnaires couronnés, pourrait être regardé comme le premier ancêtre du nihilisme ou riénisme contemporain.

Au mal moral s’est, dans l’œuvre de Pierre le Grand, joint le mal intellectuel, et, par un fatal enchaînement, à celui-ci le mal social, à ce dernier le mal politique. L’esprit, comme le cœur, fut dévoyé. Le réformateur outra certaines des qualités russes presque inconnues avant lui, et grâce à lui bientôt poussées à l’excès : la facilité à tout comprendre et à tout s’assimiler ; — ou, ce qui revient au même, la réforme accentua, chez les Russes, certains des défauts qu’ils tenaient déjà de la nature ou de l’histoire, le manque d’originalité, le manque de personnalité. Pierre fit involontairement de ses sujets des échos ou des reflets. Les poussant violemment dans la voie de l’imitation, il étouffa en eux l’esprit d’initiative et, par là, les priva du plus actif ferment du progrès. En les habituant à penser par autrui, il prolongea leur minorité spirituelle sous la tutelle de l’étranger. Cette tendance à l’imitation arrêta d’un siècle la naissance d’une littérature nationale et originale. Le Russe de Pétersbourg subit toutes les influences de l’Occident, reproduisant docilement les plus contraires, tour à tour disciple des encyclopédistes et des émigrés français, de Voltaire et de Joseph de Maistre, et, par lassitude ou par paresse, trop souvent enclin à un vide scepticisme, trop souvent adonné au goût de l’extérieur et au culte de l’apparence[183].

À ces vices intellectuels correspond le vice social, la nationalisation d’une moitié de la nation, la séparation des classes. À force de copier l’étranger, le Russe de la réforme cessait d’être Russe. Il en fut de tout ce qui était national comme du costume, comme de la langue, réduite à l’état de patois abandonné au bas peuple. Pierre, si Russe dans son caractère, semblait avoir pris à tâche de germaniser ses sujets. Aux villes qu’il fondait, aux institutions qu’il créait ou renouvelait, il donnait des noms allemands, forgeant souvent d’inutiles barbarismes, incompréhensibles au peuple. Un jour, prétend-on, il fut sur le point de faire de l’allemand la langue officielle. Sous sa fille Elisabeth, ce fut le tour du français, resté pendant plus d’un siècle souverain absolu. Pétersbourg ne pouvait entraîner tout le pays dans une telle voie.

La couche superficielle, les classes élevées, furent seules à s’imprégner des mœurs et des idées de l’Occident : le fond, la masse du peuple y resta impénétrable. Les uns demeurant Russes pendant que les premiers se faisaient Allemands ou Français, la Russie se trouva partagée en deux peuples isolés par la langue et les habitudes, incapables de se comprendre. Les grandes villes et les habitations seigneuriales furent au milieu des campagnes comme des colonies étrangères. Pour le gros de la nation, la précipitation avec laquelle les classes dirigeantes se jetaient vers l’Occident devint même une cause de retard. Demeuré trop en arrière pour suivre ses maîtres, le peuple lut laissé en route et abandonné à sa barbarie.

Ce mal social se retrouvait dans la politique. Sans harmonies entre elles, les institutions furent en désaccord avec le pays ; importées de l’étranger et sans racines dans le sol, elles y étaient souvent transplantées avant qu’il ne fût préparé pour elles. Tandis qu’en Occident l’ère moderne repose sur le moyen âge et chaque siècle sur le précédent, en Russie, tout l’édifice politique, comme la civilisation entière, n’avait ni assises nationales, ni fondations historiques. Toute l’organisation gouvernementale était extérieure et étrangère au peuple. La plupart des lois étaient exotiques : elles ressemblaient à des vêtements d’emprunt, n’allant ni à la taille ni aux habitudes de la nation.

Selon la remarque d’un penseur contemporain[184], l’un des caractères de l’ère moderne, et l’un des maux dont ont le plus souffert les peuples du continent depuis le dix-huitième siècle, c’est l’abus de la législation, c’est l’excès de confiance dans la loi écrite, regardée comme le souverain et irrésistible véhicule du progrès. Or, nulle part ce défaut n’a été porté à un tel degré que dans la Russie de Pierre le Grand et de ses successeurs. En aucun État peut-être on n’a autant et aussi intrépidement légiféré, parce que nulle part le législateur n’a disposé de tels moyens d’action. Toute l’histoire de la Russie, toute la longue période moscovite en particulier, semble n’avoir servi qu’à former dans l’autocratie impériale un législateur omnipotent, maître de tout faire ou de tout oser. Les héritiers de Pierre et de Catherine procèdent à l’envi à coups d’oukazes, croyant tout permis et tout possible à leur autorité, ne semblant jamais douter du succès ou de l’efficacité de ces décrets si vile rendus et abrogés, sans cesse innovant et modifiant, commandant et prohibant, et souvent, à force de variations, d’inconséquences ou de contradictions, faussant et discréditant dans les esprits la notion même de la loi qui, en Russie, semble l’expression d’une volonté individuelle, puissante et redoutable, mais passagère et changeante. Vis-à-vis du peuple russe, réduit à l’état de patient inerte et presque de cadavre insensible, les maîtres de l’empire ont parfois l’air de médecins, faisant des expériences in animâ vili. Je dirai plus, à force de tout changer, de tout altérer, de tout mettre en question, les souverains ont malgré eux enseigné aux Russes à considérer leur pays comme une table rase, ou comme la scène d’un théâtre dont les décors se renouvellent par des changements à vue au signal du machiniste.

La Russie de Pierre le Grand, de Catherine et d’Alexandre Il me paraît le meilleur exemple de ce que peut et de ce que ne peut pas la loi écrite. Dans aucun État la législation n’a autant montré à la fois l’étendue et les bornes de sa puissance. Aux mains de l’autocratie, la Russie moderne semble, une ou deux fois par siècle, sur le point d’être transformée en quelques années ; mais les peuples les plus dociles ne se laissent pas ainsi pétrir entre les doigts de leurs maîtres. À regarder les lois, la Russie a été plus d’une fois retournée de fond en comble ; mais les lois n’atteignent pas l’âme des peuples. Pour être efficaces, il faut que les changements accomplis dans la législation le soient parallèlement dans les mœurs et dans les esprits. Autrement, sans harmonie entre la loi et les mœurs, il n’y a que trouble et malaise, et c’est ce que, depuis deux siècles, ont trop souvent éprouvé les Russes.

Moral ou intellectuel, social ou politique, tout le mal dont souffre la Russie depuis Pierre le Grand se résume en un, le dualisme, la contradiction. La vie et la conscience nationales ont été coupées en deux : le pays, remué dans ses fondements, n’a pu encore retrouver son équilibre. C’est, eu plus grand peut-être, le malaise ressenti par la France depuis la Révolution, Venues d’en haut ou d’en bas, ces transformations violentes, qui deviennent pour un peuple le point de départ d’une vie nouvelle, laissent toujours derrière elles des traces douloureuses. Il reste dans la société et dans les esprits des discordances qui troublent les jugements les plus sûrs. La France a eu l’avantage que sa révolution a été faite par elle-même, selon son propre génie, et qu’en ses erreurs comme en ses succès, elle a été toute française. En Russie, la révolution étant faite par le pouvoir, sous l’influence de l’étranger, la scission entre le passé et le présent a été plus profonde, le déchirement de l’existence nationale plus douloureux. À la réforme de Pierre le Grand remontent un grand nombre des oppositions ou mieux des antinomies qui, en Russie, nous ont fait ériger le contraste en loi. Les institutions et les mœurs, les idées et les faits ont peine à se mettre d’accord. Dans la nation et dans l’individu, il y a des dissonances de toute sorte. Le Russe se trouve divisé avec lui-même ; il se sent pour ainsi dire double ; parfois il ne sait ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il est[185].

N’étant plus elle-même et ne se sentant pas encore européenne, la Russie est comme suspendue entre deux rives. Pour sortir de cette dualité d’où lui viennent ses souffrances, doit-elle se jeter tout entière d’un côté, se précipiter en avant vers l’Occident, ou rétrograder résolument vers la vieille Moscovie ? Faut-il s’enfoncer dans l’imitation, se faire sans retard le Sosie de l’Europe, ou bien doit-on rejeter toute importation étrangère, se circonscrire en soi-même, revenir à tout ce qui est national et russe ? — Mais dans la pauvreté des legs du passé, au milieu des décombres accumulés par Pierre et ses successeurs, où trouver le plus souvent ce qui est national ? La Russie est physiquement et moralement trop voisine de l’Europe, elle s’en est depuis deux siècles trop rapprochée pour s’en pouvoir séparer. Elle est européenne, mais l’éducation historique lui a donné vis-à-vis des peuples de l’Occident des dissemblances qu’un ou deux siècles n’ont pu encore effacer. Le problème de son avenir est dans la conciliation de ces deux termes : Europe et Russie, civilisation et nationalité.

Il en est de la réforme de Pierre le Grand comme de notre révolution française : on en peut déplorer les violences, on en peut signaler les illusions ; l’une et l’autre n’en demeurent pas moins, pour le peuple qu’elles ont renouvelé, la base inébranlable de tout développement normal. La tâche de la Russie vis-à-vis de la réforme européenne est celle de la France vis-à-vis de la Révolution : il n’y a point à se plaindre ni à regretter, il n’y a qu’à continuer l’œuvre en la corrigeant, mais aussi en l’affermissant et en la complétant, sans découragement comme sans précipitation.

Ce que la raison conseille à la Russie, sa propre impulsion le lui fait exécuter à travers d’inévitables atermoiements. Les trois derniers règnes en portent témoignage, dans l’apparente stérilité de deux d’entre eux comme dans la fécondité du troisième. Ouvert à toutes les séductions généreuses, tour à tour épris d’un vague libéralisme et d’un mysticisme autoritaire, Alexandre Ier sentit le malaise de son peuple et pendant des années rêva de le guérir. En lui semblait venu le réformateur définitif, le Messie attendu depuis des siècles ; ce ne fut qu’un précurseur. Il ne sut pas dépasser les velléités, les essais timides. Chez lui se rencontraient toutes les aspirations et les contradictions de son époque, une des plus troublées de l’histoire, et l’une des plus faites pour troubler les âmes de bonne volonté.

Chez lui aussi se montraient au grand jour toutes les facultés et tous les contrastes du Russe moderne, du Russe civilisé, souvent en lutte et en désaccord avec lui-même, tel qu’il est sorti des réformes du dix-huitième siècle. Comme Pierre le Grand, mais à un autre titre et par d’autres côtés, Alexandre Ier, avec sa nature si bizarrement mêlée de force et de mollesse, « de qualités viriles et de faiblesses féminines », avec ses nobles engouements et sa facilité à s’éprendre tour à tour des idées les plus diverses, avec ses alternatives enfin d’illusion et de découragement, d’action et d’apathie, ce prince au caractère énigmatique, si diversement et parfois si injustement apprécié, pourrait être donné comme un des types historiques du tempérament national[186]. Le brillant et mobile fils de Paul Ier, le libéral élève du républicain Laharpe, le mystique confident de Mme de Krüdener, me semble personnifier plus qu’une époque et une génération, toute une race d’esprits, encore aujourd’hui vivante aux bords de la Néva.

Comme homme et comme souverain, Nicolas fut tout l’opposé de son frère et prédécesseur. En lui paraissaient revivre les vieux tsars moscovites, rajeunis et policés à la moderne. Grand, bien fait, sévère, infatigable, ne doutant jamais de lui-même ni de son système, Nicolas était le vrai type de l’autocrate. Défiant de tout changement, la stabilité fut son idéal. Effrayé des révolutions de l’Occident, il s’isola de l’Europe. Durant près d’un tiers de siècle, la Russie sembla rétrograder ; mais, dans cette réaction même, se corrigea le défaut capital de la réforme de Pierre Ier, la dénationalisation. La tyrannie de l’imitation s’affaiblit ; la nationalité reparut partout, elle revécut là où elle était le plus à sa place, dans l’art et la littérature. En dépit des théories slavophiles, l’influence européenne n’en fut pas atteinte. Entre l’Occident et ses sujets, Nicolas avait élevé une muraille de Chine, ou mieux, à la manière russe avant l’hiver, il avait soigneusement clos et mastiqué les fenêtres, hermétiquement calfeutré toutes les fentes par où l’air du dehors eût pu pénétrer au dedans ; mais quand le souffle de l’Europe et la pression de l’air extérieur n’eussent pu forcer la douane et la censure impériales, l’atmosphère russe s’était déjà trop imprégnée des idées européennes pour en pouvoir être purifiée. Le règne de Nicolas a montré que, dans son omnipotence, l’autocratie n’était pas assez forte pour arrêter longtemps la Russie sur la pente où l’avait jetée Pierre le Grand. La guerre de Crimée fit éclater à tous les yeux, avec la faiblesse du système stationnaire, la nécessité de se mettre socialement, si ce n’est politiquement encore, au niveau de l’Occident, ne fût-ce que pour être de force à se mesurer avec lui.

Sous Alexandre II, les portes de l’empire ont été rouvertes, et enfin est venue la réforme qui devait réconcilier la Russie avec elle-même aussi bien qu’avec l’Europe. Ce n’est plus un replâtrage de façade ou un placage extérieur, ce sont les fondations même de la société qui ont été reprises et refaites ; c’est le peuple entier, et non plus une classe, qui a été appelé à la civilisation en même temps qu’à la liberté. Jusqu’à l’affranchissement des serfs, l’œuvre de Pierre Ier, ayant laissé en dehors d’elle la masse du peuple, manquait de base ; l’émancipation lui en a donné une.

Comme celles de Pierre le Grand, les réformes d’Alexandre II ont été faites par en haut, par l’autocratie, mais ce n’est plus avec un peuple tout passif et inerte, ce n’est plus par la main d’étrangers appelés du dehors, et à l’aide des verges ou du knout ; c’est avec le concours et sur l’initiative d’une puissance toute nouvelle en Russie, l’opinion publique. Déjà le grand moteur de l’histoire russe, celui qu’on en pourrait appeler l’unique ressort, l’autocratie ne semble plus le seul agent de progrès. Comme par le passé, c’est elle qui communique le mouvement à l’immense machine ; mais l’impulsion qui jadis partait toujours d’elle, lui vient souvent d’en bas. Ce changement n’est que le prélude d’un autre qui devra peu à peu modifier les habitudes et les traditions de l’État. La civilisation russe s’est jusqu’ici faite à coups d’oukazes, elle ne pourra s’achever sans la participation directe de la nation. Les procédés de Pierre le Grand et de Catherine ont fait leur temps ; si le pouvoir éducateur peut encore tenir le peuple russe en tutelle, il ne saurait plus longtemps le traiter en enfant.

Voici tantôt deux siècles que, à l’aide d’étrangers, Pierre le Grand entreprit de policer son peuple et d’européaniser la Moscovie. Le pouvoir absolu, qui durant cette longue période a été la première condition du progrès, s’est par ses propres succès rendu insuffisant : en accomplissant le glorieux legs de Pierre le Grand, l’autocratie devait elle-même se mettre en question. La tâche transmise par Pierre est assez avancée, là Russie est assez européenne pour être associée à l’œuvre civilisatrice. Après l’avoir contrainte à goûter aux arts et aux sciences de l’Occident, il devient malaisé de l’empôcher de mordre à ses libertés. Aussi, le règne d’Alexandre II pourrait-il être regardé comme la clôture d’un long cycle historique, le cycle des réformes autocratiques.

En persistant à maintenir le régime absolu dans son intégrité, l’autocratie prétend se survivre à elle-même. En refusant de se prêter à des transformations devenues inévitables, elle risquerait de les rendre plus difficiles et plus périlleuses, sans les rendre moins nécessaires. De Jean III et de Jean IV à Pierre le Grand, et de Catherine II aux trois Alexandre, le pouvoir autocratique semble avoir accompli sa mission historique. On a dit que les États se conservaient par les moyens qui les avaient élevés. Cela peut être particulièrement vrai de la Russie. Par ses traditions, par ses dimensions, par sa composition ethnique et sociale, l’immense Russie a manifestement besoin d’un pouvoir fort ; mais un pouvoir peut être fort sans être absolu. La Prusse et l’empire d’Allemagne en sont une preuve. Après les grandes réformes économiques, sociales, administratives du XVIIIe et du XIXe siècle, devront venir, tôt ou tard, les réformes politiques. Pour compliquées, pour malaisées qu’elles paraissent, je doute que la Russie puisse longtemps s’y dérober. C’est la tâche dont héritera le XXe siècle. Puisse-t-il l’accomplir pacifiquement, graduellement, par la main même des tsars, pour le bonheur des peuples du grand empire[187].




LIVRE V
LA HIÉRARCHIE SOCIALE : LES VILLES ET LES CLASSES URBAINES.




CHAPITRE I


Des distinctions de classes en Russie : en quoi elles sont extérieures et superficielles, en quoi elles sont profondes et persistantes. — Coup porté à l’ancienne hiérarchie sociale par l’émancipation. — Toutes les réformes postérieures tendent à rabaissement des barrières de classes. — Comment à cet égard l’œuvre d’Alexandre II ressemble à l’œuvre de la révolution française ; comment elle en diffère. — Caractère et origine de toutes ces distinctions sociales. — Classes privilégiées et non privilégiées. — Défaut de solidarité des premières entre elles ; défaut d’homogénéité de chacune d’elles. — Classes accessoires.


Le fait le plus saillant que présente à l’observateur français la constitution sociale de la Russie, c’est la répartition de la population en groupes distincts, en classes nettement déterminées, pendant longtemps on aurait presque pu dire en castes. L’histoire et la loi ont divisé le peuple russe en compartiments divers, superposés les uns aux autres comme des étages qui, de la base au sommet, iraient en se rétrécissant brusquement. La société russe offre ainsi à distance l’aspect d’une pyramide à degrés, comme la pyramide de Saqqarah aux bords du Nil ou la tour pseudotatare à quatre étages de Kazan, chaque degré se partageant encore en gradins secondaires. À ne regarder que l’extérieur, cette société, savamment distribuée en cadres réguliers, paraît faite pour les hommes qui, dans la classification des différentes couches sociales, voient la première condition de la grandeur d’un peuple. De loin, avec toutes ses dénominations et ses rubriques officielles, la Russie semble réaliser les rêves des utopistes de la hiérarchie : on dirait une vaste Salente où chaque homme en naissant trouverait sa place et ses occupations fixées par la loi.

De près, c’est tout autre chose. Au temps même où les démarcations en étaient le plus nettes, ces cadres officiels, où sont rangés suivant un ordre déterminé les différentes classes de la population, eussent peut-être déçu les théoriciens des distinctions sociales. À plus forte raison en est-il ainsi aujourd’hui que des réformes multiples sont venues remanier, modifier, altérer de toutes façons l’ancien ordre hiérarchique. Si sa force était là, comme on l’imagine souvent à l’étranger, la Russie a déjà perdu la force intérieure que lui ont longtemps attribuée les préjugés de l’Occident.

La constitution sociale de la Russie, telle qu’elle était sortie des deux ou trois derniers siècles, avait sa base dans le servage des paysans : l’émancipation des serfs ne pouvait pas ne point l’ébranler. Dans cette société régulièrement stratifiée, il était difficile que la couche inférieure se pût soudainement redresser, sans soulever et incliner les étages qui reposaient sur elle. L’ancienne classification en ordres ou en états subsiste devant la loi, elle subsiste nominalement, extérieurement ; en réalité, elle a été singulièrement atténuée. Cet amoindrissement progressif des distinctions de classes et des privilèges sociaux est même, à y bien regarder, l’un des traits caractéristiques de la Russie contemporaine.

Si l’on cherche à résumer en un seul tous les changements accomplis de nos jours dans l’immense empire du Nord, on trouvera, je crois, qu’ils se ramènent à ce fait essentiel, à l’abrogation progressive des différences de classes ou de castes, ou, ce qui revient au même, à la réduction successive des prérogatives ou des charges particulières aux diverses classes du peuple. C’est là le point central où convergent les nombreuses réformes du dernier règne, là le point culminant, d’où l’observateur en découvre le mieux l’ordre et la portée.

Réformes administratives ou judiciaires, réformes ecclésiastiques, financières ou militaires, tous ces changements, qui touchent à toutes les branches de la vie publique, tendent au fond, plus ou moins directement, plus ou moins consciemment à la même fin, à rabaissement des barrières de castes, à l’effacement des vieilles lignes de démarcation, à l’élargissement des anciens compartiments sociaux, en un mot à l’égale distribution entre toutes les parties de la nation des faveurs et des charges de l’État. Que le but fût ou non distinctement aperçu des promoteurs des réformes, qu’ils l’aient poursuivi avec une libre et claire volonté, ou qu’ils aient, à leur insu, cédé à un secret et involontaire entraînement, le terme final n’en apparaît pas moins après coup avec une parfaite netteté[188]. Quelque branche de l’administration que l’on étudie, sous quelque côté que nous prenions la Russie moderne, tribunaux, armée, impôts, institutions municipales ou provinciales, nous y retrouverons toujours la même tendance. Là, encore une fois, est le lien qui rejoint toutes les réformes récentes et qui, malgré de graves lacunes et de singulières inconséquences, leur donne ce qui fait les grandes œuvres, l’unité.

Certes il y a des incohérences, des restrictions, des contradictions, on peut signaler, depuis quelques années surtout, bien des incertitudes, des velléités de réaction, des tentatives de retour en arrière ; le fait n’en subsiste pas moins. Dans la Russie de Pierre le Grand et de ses successeurs, tous les droits, toutes les immunités administratives, judiciaires, militaires, étaient attribuées à chaque classe du peuple séparément ; aujourd’hui prévaut le procédé inverse, le procédé démocratique, devant lequel il y a un peuple et non des classes isolées. Au milieu du dix-neuvième siècle, la Russie en était encore sous ce rapport aux vues et aux usages du moyen âge ; sous Alexandre II, elle est devenue un pays moderne. À cet égard, l’œuvre encore imparfaite du libérateur des serfs ressemble singulièrement à l’œuvre aujourd’hui incontestée de notre révolution française, elle a pour terme final l’égalité civile sans distinction de classe, de race, de religion.

Entre la réforme russe et la révolution française, il y a, sous ce rapport même, une double et importante différence : la première, dans la façon dont chacune d’elles a été préparée, la seconde, dans la manière dont l’une et l’autre ont été conduites. Dans la France de l’ancien régime, les barrières morales entre les différentes classes, entre la noblesse et le tiers-état particulièrement, avaient été renversées et effacées par les mœurs avant de l’être par la loi. L’intervalle entre le noble et le bourgeois, encore immense au dix-septième siècle, avait été franchi au dix-huitième ; les salons et les lettres avaient rapproché, souvent même avaient confondu les deux hommes. Ils ne se distinguaient plus l’un de l’autre que par l’extérieur, par l’habit, et, le jour où le noble mit de côté l’épée et les broderies, toute différence s’évanouit. La parité des façons et des dehors ne faisait que manifester la parité des esprits. Selon la remarque d’un récent historien, l’égalité de fait avait précédé l’égalité de droit, la noblesse et le tiers étaient de niveau par l’éducation et les aptitudes, quand ils étaient encore séparés par des privilèges[189]. En Russie, à la veille même des dernières réformes, il en était tout autrement. Le noble, le prêtre, le bourgeois, le paysan, le premier et les trois derniers surtout, n’étaient pas seulement séparés par les privilèges légaux, mais par les habitudes, l’éducation, l’esprit même ; c’étaient autant d’hommes différents, et, pour les rendre pareils, il ne suffisait point que la législation les mît sur un pied d’égalité. Les classes n’ayant pas été rapprochées par les mœurs avant de l’être par la loi, l’abaissement des clôtures légales qui les isolaient ne suffit point à les fondre ensemble ; ce n’est qu’à la longue et indirectement que pourront se manifester les grands résultats des réformes sociales.

Entre la révolution française et les réformes impériales, il y a une seconde différence, et comme une opposition jusque dans la ressemblance. Alors même qu’elles tendent au même but, les réformes d’un monarque et les révolutions populaires ne suivent pas la même marche : les unes ne procèdent point de la façon violente, brusque, entière, dont usent les autres. Tandis que les révolutions parties d’en bas s’attaquent avant tout aux dehors palpables, et en veulent autant aux noms qu’aux choses, les réformes venues d’en haut sont souvent disposées à respecter l’enveloppe, les dehors des institutions qu’elles modifient, s’estimant d’autant plus heureuses que les innovations sont moins apparentes. Les distinctions de classes n’ont pas été abrogées en Russie, les formes et le moule extérieur en subsistent dans leur intégrité. Au lieu de les abandonner comme des cadres vides ou de les laisser tomber comme un inutile échafaudage, le législateur a maintenu la plupart de ces compartiments, de ces cases multiples. Les partisans du passé peuvent ainsi rêver d’y faire un jour ou l’autre rentrer effectivement les diverses classes de la nation, de reconstruire sur les anciennes bases, avec quelques légères modifications, une nouvelle hiérarchie sociale. Les lois, qui ont tant fait pour rapprocher les différents groupes de la population, n’ont presque rien changé à la complexe nomenclature de la classification officielle.

Ces distinctions, il ne faut point le perdre de vue, ont dans l’histoire et dans les mœurs des racines trop profondes pour s’effacer en quelques années. Elles ont gardé en Russie des raisons d’être que dans l’Europe occidentale elles n’ont plus depuis longtemps, ou n’ont jamais eues. L’une est la manière exotique dont s’est introduite la civilisation moderne, et par suite, la grande, l’incomparable diversité de mœurs et de culture ; une autre, c’est la constitution même de la propriété territoriale, commune et inaliénable chez le paysan récemment émancipé, individuelle et héréditaire chez l’ancien propriétaire de serfs.

La législation et la société même sont à cet égard dans un état de transition ; l’étude des différentes classes en est d’autant plus ardue et compliquée. Il est souvent difficile à un étranger de discerner ce que les récentes réformes ont abrogé et ce qu’elles ont respecté, de démêler les droits et privilèges nominaux des privilèges et droits effectifs. Pour la distinction des faits et des apparences, rien cependant n’est plus important. À l’extérieur, cette société russe, la mieux encadrée, la plus nettement répartie en classes, semble une des plus aristocratiques de l’Europe ; au fond, elle est, virtuellement sinon actuellement, une des plus démocratiques. Il y a là, entre les dehors et la réalité, un de ces contrastes encore si fréquents en Russie, et qui en rendent l’intelligence malaisée.

« Chez nous, » me disait un des principaux rédacteurs de l’acte d’émancipation, le prince V. Tcherkassky, « les distinctions de classes n’ont jamais existé qu’à la surface : des Varègues de Rurik à Pierre le Grand et à Catherine II, la noblesse n’a été qu’une mince et superficielle alluvion. En grattant le sol, on retrouve le vieux fonds slave égal et uni. »

L’étranger ne doit donc pas trop s’étonner si, en dépit de tout ce que lui montrent ses yeux, il entend des Russes lui affirmer qu’en Russie il n’y a point de distinction de classes, que toute hiérarchie de ce genre a toujours répugné à l’esprit russe. Cette prétention, qui date de l’école slavophile, est du reste commune à tous les peuples slaves, en dehors des Polonais, lesquels, à cet égard comme à bien d’autres, se distinguent de leurs congénères. L’unité fondamentale du peuple, l’homogénéité sociale est donnée comme le trait distinctif du génie des Slaves, comme la marque caractéristique de leur civilisation et la principale condition de leur développement futur[190].

En Russie, l’individu n’est point, comme en France, isolé en face de l’État. Chaque homme est classé dans la nomenclature administrative sous une certaine rubrique, chacun appartient par la naissance ou la profession à un groupe déterminé dont il partage les droits et les obligations. L’État n’a point devant lui des citoyens ou des sujets, tous à ses yeux semblables et égaux, pareils à des unités abstraites » mais des groupes concrets, des classes (sosloviia) dont chacune a ses charges et ses privilèges particuliers. La loi distingue l’un de l’autre le noble, le prêtre, le paysan, l’habitant des villes. Jusqu’à ces dernières années, chacun d’eux avait une position différente devant l’administration et l’impôt, devant la justice et le recrutement militaire. Chacun des ordres ou des classes de l’État avait son organisation propre, ses formes corporatives, ses assemblées et ses chefs élus, quelquefois ses tribunaux et ses juges ; chacun avait la tutelle de ses membres mineurs, et parfois était responsable de ses membres majeurs. Ces charges ou ces immunités, comme ce self-government intérieur, persistent souvent encore ; mais les diverses classes ont cessé d’être tenues à l’écart les unes des autres.

Le gouvernement de l’empereur Alexandre II, en dotant la Russie d’assemblées provinciales, a pour la première fois appelé les différents ordres de la nation à délibérer en commun ; mais telle est encore la distance entre elles que, dans les réunions qui leur sont communes, dans les assemblées de toutes classes (vsesoslovnyia sobraniia), chaque classe a le plus souvent ses représentants distincts, élus par elle dans ses assemblées particulières. En introduisant le self-government dans l’administration locale, la Russie paraît demeurer en suspens entre le système qui donne à chaque groupe de la population des représentants spéciaux, et celui qui mêle tous les habitants dans une seule et même représentation. La première méthode, naguère encore partout en usage, prévaut dans les conseils provinciaux, dans le zemstvoj la plus importante des assemblées délibérantes de la Russie actuelle ; la seconde a récemment été appliquée aux conseils municipaux des villes ainsi qu’au jury. Lequel des deux systèmes triomphera définitivement ? lequel sera préféré le jour où l’empire recevra une constitution politique ? La noblesse, les villes et les paysans auront-ils encore des représentants distincts, élus séparément et délibérant en commun ? ou bien l’un des ordres de l’État, la noblesse par exemple, avec ou sans le clergé, aura-t-il, comme en Angleterre, une chambre particulière ? Il y a là, pour l’avenir de la Russie, une question analogue à celle qui se posa chez nous au début de la révolution, lors de la convocation des états généraux, question délicate qu’on ne saurait résoudre sans s’être familiarisé avec la vieille organisation sociale, sans avoir mesuré la valeur et la force réelle de chacun des grands groupes dont se compose la nation.

Tout un tome du volumineux code russe (svod zakonof) est consacré aux classes, états ou conditions[191]. Le svod n’offre pas moins de seize cents articles sur cette difficile matière, et de nombreux changements, corrections et appendices en accroissent constamment la complexité. La loi reconnaît en Russie quatre classes principales, la noblesse, le clergé, les habitants des villes, les habitants des campagnes. Cette division sort naturellement de l’histoire de l’ancienne Russie ; on pourrait dire qu’elle sort de l’état social de tous les peuples primitifs. De l’Inde à la Scandinavie, presque partout, à un certain âge de la civilisation, se retrouvent ces quatre ordres fondamentaux, les deux derniers tantôt séparés comme en Suède, tantôt réunis sous un même nom comme en France, sans être réellement confondus : en haut, les guerriers ou la noblesse, les prêtres ou le clergé, au-dessous, les marchands ou la bourgeoisie, en bas enfin, le paysan ou vilain, cultivateur de la terre. Cette analogie de classification et de hiérarchie ne suppose point partout une identité parfaite des choses. Pour porter en français ou en allemand les mêmes noms que les classes de l’Europe féodale, dans l’ancienne constitution suédoise par exemple, les groupes sociaux de la Russie n’en diffèrent pas moins profondément de leurs homonymes étrangers ; ce serait s’exposer à de graves méprises que de juger des uns par les autres.

Dans l’Europe occidentale, quel que soit l’état social actuel des différents peuples, en Espagne ou en Allemagne, en Italie ou en Belgique, les mots de noblesse, de bourgeoisie, de paysans ont au fond le même sens, ils ont le droit de transmettre à l’esprit des idées analogues, parce que les classes, que ces termes désignent, sont nées au même âge, sous l’influence des mêmes circonstances, à une époque où toute l’Europe latine ou germanique avait des institutions à peu près identiques. La Russie, comme la plupart des peuples slaves, ne faisant point alors partie de cette communauté européenne, les mêmes noms n’y sauraient avoir la même signification. Ces mots de nobles ou de bourgeois, nous ne les employons en parlant d’elle que faute de termes meilleurs, pour ne pas toujours nous servir de sons peu familiers aux oreilles françaises. En Russie également, toute cette hiérarchie, toutes ces dénominations de classes sont nées au moyen âge, mais dans un moyen âge isolé et différent du nôtre. Par l’origine, par l’esprit et le rôle historique, le dvorianine et le mechtchanine, le noble et le bourgeois russes s’éloignent peut-être encore plus du bourgeois ou du gentilhomme européens que le clergé grec ne s’éloigne du clergé latin, le pope orthodoxe marié du prêtre catholique voué au célibat. Entre les uns et les autres, à peine y a-t-il un air de famille.


Comme toutes choses en Russie, c’est de Pierre le Grand, et après lui de la grande Catherine, que date la constitution des quatre principales classes de la société dans leur forme moderne. C’est Pierre qui, en établissant la hiérarchie officielle des rangs selon le grade ou l’emploi, a définitivement donné, à ce que les Russes appellent noblesse (dvoriansivo), son caractère national ; c’est Catherine qui, sous l’influence des exemples de l’Occident, a érigé cette noblesse, ainsi que la bourgeoisie des villes, en corporations pourvues de certains privilèges. Dans la société réglementée par Pierre Ier, chaque citoyen semblait avoir sa place marquée par la loi, chaque classe, sa sphère d’activité définie et, pour ainsi dire, sa spécialité[192]. Au paysan le travail de la terre comme au bourgeois des villes le commerce ou l’industrie, au noble le service public comme au prêtre le service de l’autel. Chaque rouage, chaque engrenage avait son rôle indiqué dans la machine de l’État, et aucun ne s’en pouvait écarter. Ces classes, si nettement délimitées, entre lesquelles aujourd’hui même les mœurs et l’éducation tracent souvent une démarcation plus nette que la loi, n’étaient cependant point des castes fermées. La nature même du pouvoir, dont elles étaient l’œuvre, ne leur pouvait permettre de s’enclore et de se murer en elles-mêmes. Les classes supérieures, comme les classes inférieures, n’existaient que dans l’intérêt du trône et de l’État, non par elles-mêmes ou pour elles-mêmes, et, selon ses besoins ou ses vues, le souverain restait le maître d’élever ou d’abaisser ses sujets d’une catégorie à l’autre.

Dans une telle société, aucune classe ne tenant ses droits et prérogatives de sa propre initiative, de ses ancêtres ou de la tradition nationale, aucune, ni la noblesse, ni la bourgeoisie des villes, ne pouvait avoir de droits vis-à-vis du pouvoir souverain. Toutes demeuraient également dépendantes de l’autorité absolue dont elles étaient la création, dépendantes du bon plaisir dont elles avaient reçu leurs prérogatives. Il n’y avait point dans ces classes russes, dans la noblesse et la bourgeoisie en particulier, d’organisme vivant, pourvu d’un moteur spontané et d’un mouvement propre ; il n’y avait qu’un mécanisme inerte, docile à la main qui le dirigeait. L’exemple de la Russie montre que la hiérarchie et la délimitation des classes ne sont pas toujours un sûr garant de la liberté des peuples. Il est facile de se plaindre de l’émiettement des forces sociales dans les pays tels que le nôtre où, devant l’État, les individus sont, dans leur égalité théorique, à la fois confondus et isolés, comme des grains de sable au bord de la mer. À ce mal, quelque grand qu’on le juge, il est difficile de remédier artificiellement. Pour donner aux groupes sociaux de la cohésion et de l’unité, il ne suffit point d’une législation qui agglomère les individus en corporations, en ordres, en classes. Au point de vue politique, il n’y a de vraiment consistants que les produits spontanés de la nature et de l’histoire, que les corps qui se sont formés et cimentés d’eux-mêmes, qui ont en soi et non au dehors leur principe de vie et de force.

En Russie, aucune classe ne possède de droits politiques d’aucune sorte ; chacune assure à ses membres des droits ou privilèges personnels qu’elle tient de la loi et de la volonté du souverain. À cet égard, la société russe se divise, ou mieux se divisait, car les récentes réformes ont à peu près annihilé cette distinction, en deux groupes principaux, les classes privilégiées et les classes non privilégiées. Les premières étaient exemptes du service militaire, exemptes du plus lourd impôt direct, la capitation, exemptes enfin des châtiments corporels, du knout ou des verges. Comme partout, ces privilégiés étaient la noblesse et le clergé, auxquels on avait adjoint l’élite de la population urbaine et du commerce, ce que nous appellerions la grosse bourgeoisie. Le reste des habitants des villes, les petits bourgeois, les petits marchands, les artisans étaient, comme les serfs des campagnes, soumis au recrutement, à la capitation » aux verges. C’était, comme nous disions jadis en France, le peuple taillable et corvéable, et de plus, selon le mot russe, le peuple rossable à merci. La plèbe des campagnes et des villes formait ensemble une classe déshéritée, que par d’expressives métaphores on appelait de temps immémorial le smerd (la puante), et la tchern (la noire).

Parmi les classes privilégiées, il s’en fallait du reste qu’il y eût l’unité d’esprit, la conformité de culture, l’homogénéité morale, en un mot, qui s’est, en d’autres pays, rencontrée en semblable occurrence. Entre la noblesse et le clergé, il n’y avait rien de cette alliance ou de cette solidarité, il n’y avait aucune de ces attaches multiples de famille ou d’intérêts qui, dans l’ancienne France, unissaient entre eux les deux premiers ordres de l’État. Dès avant Pierre le Grand, les dignités ecclésiastiques étaient désertées de la noblesse. Déjà le clergé, condamné à se recruter lui-même, formait une sorte de caste héréditaire, la plus fermée de toutes les classes russes, non que l’accès en fût légalement interdit, mais parce que les fils de prêtres étaient presque seuls à en solliciter l’entrée[193]. Depuis Pierre le Grand, le clergé, confiné dans ses devoirs ecclésiastiques et longtemps soupçonné de malveillance à l’égard des innovations, était demeuré, comme la masse du peuple, fidèle aux anciennes mœurs, aux anciens usages, à l’ancienne Russie. La noblesse, au contraire, recrutée d’étrangers de tous pays, de favoris du souverain et d’aventuriers de toute sorte, s’était, après une courte résistance, ouverte au souffle de l’Europe ; seule en Russie, elle avait pris l’habit, la façon de vivre et les idées de l’Occident. Entre cette noblesse de propriétaires de serfs ou de fonctionnaires de l’État et la bourgeoisie privilégiée des villes, il n’y avait point davantage d’affinités d’intérêt ou de sentiment, car le commerce et la bourgeoisie russes se sont, moins que partout ailleurs, détachés du peuple par les goûts et l’éducation.

Ces classes, matériellement et moralement isolées les unes des autres, n’ont dans leur propre sein guère plus d’unité et de cohésion qu’elles n’ont de connexité et de sympathie entre elles. Les individus, ainsi groupés ensemble par la loi, n’ont entre eux qu’un lien extérieur sans esprit de solidarité. À cet égard, on a pu dire qu’en Russie il y avait des nobles et des bourgeois, mais qu’il n’y avait jamais eu ni noblesse ni bourgeoisie. De là un autre motif d’impuissance vis-à-vis du souverain.

Une des singularités de la constitution sociale de la Russie, c’est que chacune des quatre classes de la population y est divisée en catégories, en sous-classes souvent fort étrangères, parfois même hostiles les unes aux autres. Le dualisme qui se rencontre dans le sein du clergé entre le prêtre et le moine, entre le clergé blanc et le clergé noir, se retrouve à un certain degré dans toutes les classes de la société. Dans la noblesse, il y a les nobles héréditaires et les nobles personnels ; parmi les habitants des villes, il y a les marchands et les bourgeois notables d’un côté, les artisans et les petits bourgeois de l’autre ; dans les campagnes même, il y a les paysans des particuliers et les paysans de la couronne. Toutes ces catégories, toutes ces subdivisions multiples avaient leurs obligations et leurs droits particuliers, et, dans les premières classes au moins, elles conservent encore un esprit et des intérêts différents.

La complication de la constitution sociale ne s’arrête pas là. En dehors de ces quatre grands cadres, déjà coupés de cloisons intérieures, il y a des compartiments plus petits, des cases accessoires ou secondaires, les unes, débris d’une organisation antérieure, les autres, destinées aux habitants des pays plus ou moins récemment annexés qui rentraient difficilement dans les anciens cadres nationaux. Jusqu’aux réformes d*Alexandre II, l’armée, de même que le clergé, pouvait être regardée comme une classe particulière. Dans la statistique russe, les soldats, leurs femmes et leurs enfants, figuraient au milieu de la nomenclature sociale sous une rubrique spéciale[194]. C’était là une conséquence du long service militaire : quand on restait au régiment vingt ou vingt-cinq ans, on entrait dans l’armée à peu près comme dans le clergé, pour la vie[195]. Le paysan enrôlé cessait d’appartenir à sa commune natale ; une fois rasé, il ne revêtait plus le costume de sa jeunesse. Le plus souvent, lorsque l’âge le faisait sortir du service, il continuait, dans les petits emplois qui lui étaient accordés, ou dans les lieux où il sollicitait la charité publique, à porter la capote militaire. C’est seulement depuis 1872 et 1874, depuis la réduction de la durée du service, que l’appel sous les drapeaux a cessé d’enlever le conscrit à la classe et à la commune où il est né.

Dans la première moitié du siècle, sous le règne d’Alexandre Ier, il y eut un moment où, grâce aux colonies militaires d’Araktcheief, le métier des armes sembla devenir une profession viagère et héréditaire. Dans certains districts, dont les habitants portaient le nom de soldats cultivateurs, les filles, comme les garçons, étaient, de par la loi, vouées à l’armée, destinées en naissant à épouser et à nourrir des soldats. C’était une sorte de servage d’un nouveau genre, dont les promoteurs se flattaient de tirer grand avantage pour les forces et les finances de l’empire. La résistance des paysans, qui alla parfois jusqu’à la révolte, dut, sous Nicolas, faire abandonner cette tentative, Alexandre II obéit à cet égard à des tendances tout opposées à celles qui prévalaient sous Alexandre Ier. Le service militaire, abrégé de durée et rendu obligatoire pour tous, portera un coup sensible à toutes les distinctions de castes. Au lieu d’être un corps isolé et un sujet de privilèges ou de servitudes, l’armée deviendra un instrument d’égalité, elle sera un des principaux moyens de fusion des classes et des rangs[196].

Il est dans l’armée, ou plutôt dans les forces militaires de la Russie, un groupe considérable qui continue à former une catégorie à part, et demeure à quelques égards une classe distincte, une caste guerrière ; ce sont les Cosaques. Sur les frontières méridionales de l’empire, sur le cours inférieur du Don, du Volga, de l’Oural, du Kouban, du Terek, se retrouvent encore des populations d’origine diverse, toutes vouées également à une organisation militaire. Les Cosaques n’ont que cette ressemblance avec les colonies de soldats d’Alexandre Ier ou les anciens confins militaires de l’Autriche. En échange de leurs charges spéciales, ils ont eu de tout temps des immunités auxquelles ils étaient fort attachés ; aussi étaient-ils regardés comme des populations privilégiées, bien que leurs prérogatives personnelles et corporatives aient été singulièrement réduites dans le cours des siècles. À l’étranger, le nom de Cosaque, lié à des souvenirs d’invasion, éveille l’idée de barbarie et de pillage ; en Russie, le même nom, attaché aux souvenirs de la vie indépendante de la steppe, rappelle les idées de liberté et d’égalité. « Libre comme un Cosaque » est pour le Rosse une locution fortement expressive, car elle désigne l’homme qui n’a subi ni le joug étranger, ni la servitude de la glèbe. Chez les principaux groupes cosaques, chez ceux du Dnieper et ceux du Don, régnait jadis l’égalité, non moins que la liberté. Les uns et les autres, les premiers sous la suzeraineté de la Pologne, les seconds sous le sceptre moscovite, formaient une sorte de république démocratique. Ils élisaient eux-mêmes leurs chefs, leurs atamans et ne reconnaissaient entre eux pas plus de nobles que de serfs[197].

À cet égard, l’extrême sud de la Russie ressemblait à certaines régions de l’extrême nord, où le servage et la noblesse n’ont pour ainsi dire point pénétré. Comme les paysans d’Archangel ou de Viatka, les Cosaques ont longtemps conservé les formes d’une ancienne société russe, étrangère aux distinctions de classes ; ces libres colons de la steppe, longtemps recrutés de serfs fugitifs, avaient laissé derrière eux, dans la patrie qu’ils fuyaient, toute trace de hiérarchie sociale. Les distinctions de classes sont peu à peu rentrées chez eux avec l’administration de la Russie moderne. La noblesse a été conférée à leurs officiers, et de l’ancienne égalité, comme de l’ancienne liberté cosaque, il ne reste guère qu’un souvenir[198].

Parmi les classes accessoires, placées en dehors et comme dans l’intervalle des classes normales, une seule mérite encore une mention, c’est celle dont les membres portent le nom bizarre d’odnodvortsy (mot à mot, unicours), c’est-à-dire d’hommes d’une seule cour ou d’une seule maison, possesseurs d’une seule terre. Les odnodvortsy sont des hommes libres, qui, à l’inverse du paysan de la Grande Russie, possèdent la terre qu’ils cultivent en pleine propriété individuelle et héréditaire. À cet égard, ils se rapprochent des nobles, tandis que, par l’éducation et la situation de fortune, par la capitation et le recrutement qui pesaient sur leur tête comme sur les dernières classes de la nation, ils méritent plutôt d’être comptés parmi les paysans. Cette classe, ainsi intermédiaire entre les deux grands ordres de l’État, comptait, croyons-nous, de 2 à 3 millions d’âmes des deux sexes. Parmi ses membres, quelques-uns ont atteint une aisance rare chez le paysan, d’autres sont tombés au niveau des plus pauvres mougiks. Les odnodvortsy pourraient, de même que les Cosaques, être envisagés comme les représentants d’un autre âge de la société russe. Leur origine est assez obscure, leurs rangs semblent s’être recrutés dans plusieurs classes différentes. Les odnodvortsy se regardent eux-mêmes, parfois peut-être avec raison, comme des nobles appauvris et dépouillés de leurs privilèges. La plupart paraissent descendre d’anciens soldats, colonisés jadis le long des frontières méridionales de la Moscovie, et, en échange de leurs services, pourvus de terres longtemps exemptes d’impôt. Ces cultivateurs militaires formaient, vis-à-vis des Tatars, une ligne d’observation et de défense qui, en se reportant peu à peu vers le sud, pénétrait graduellement dans les steppes. Encore aujourd’hui, c’est dans les gouvernements de Voronège, de Koursk, d’Orel, dans les provinces frontières de l’ancienne Moscovie, que se rencontrent le plus de ces odnodvortsy. Quoi qu’il en soit de leur origine, ils sont, en dehors de la noblesse, presque les seuls représentants de la propriété territoriale, telle que nous la connaissons en Europe ; à ce titre, ils forment un anneau intermédiaire entre l’ancien serf et l’ancien seigneur, et peut-être un jour contribueront-ils à doter la Russie d’une des choses qui lui manquent le plus, d’une classe moyenne rurale.

La plupart des classes entre lesquelles était divisée la population russe étaient si particulières à la Russie, si propres à son état social, qu’il était difficile d’y faire entrer des populations d’origine étrangère sans augmenter pour elles le nombre des subdivisions spéciales. Aussi d’ordinaire, pour ne point faire violence aux mœurs, ou ne point enfreindre les droits reconnus aux pays conquis, le gouvernement russe était-il, à chaque annexion en Europe ou en Asie, contraint de créer pour ses nouveaux sujets de nouveaux cadres, de nouvelles rubriques. Chaque région, chaque race, chaque culte même, en passant dans l’empire, y donnait lieu à des divisions particulières, à des catégories sociales, ayant chacune ses droits et obligations. La diversité des nationalités qui habitent la Russie est une des choses qui, en Europe même, retardent la fusion et l’unification légale de toutes les populations comprises sur le sol russe. Les tribus nomades, comme en Europe les Samoïèdes ou les Kalmouks, restent naturellement en dehors des quatre classes normales. Les Tatars, les Bachkirs et toute la population mahométane gardent encore dans les villes ou les campagnes une position spéciale. Il en est de même à certains égards des cultivateurs libres de la Bessarabie, des bourgeois de l’ancienne Pologne ou des provinces baltiques, des colons allemands ou grecs de l’intérieur, de même enfin des Juifs des provinces occidentales. S’ils ne constituent plus, comme dans la République de Pologne, un cinquième ordre de l’État et une véritable caste, les Israélites, même après les dernières réformes, demeurent encore, quant au domicile, quant à la propriété et aux fonctions électives, soumis à certaines restrictions qui continuent d’en faire une catégorie particulière, au milieu même des classes dont ils sont membres[199]. Cette situation inférieure, faite aux Juifs, est sans doute pour beaucoup dans la participation d’un certain nombre d’entre eux aux attentats politiques des dernières années. La mollesse du gouvernement à les protéger contre les émeutes populaires et les rigueurs, parfois réclamées contre eux par les patriotes de Moscou et de Kief, sont du reste peu propres à leur inspirer l’amour ou le respect des lois de l’empire.

Telle est, dans sa complexité archaïque, la structure sociale de la Russie. De par la loi ou de par les mœurs, c’est encore, à bien des égards, un pays à classes, sinon à castes, soslovnyi, comme disent les Russes, Ce caractère, certains maintiennent qu’elle doit le conserver, sous peine de devenir une autre Chine, vouée, elle aussi, au mandarinat[200]. Les réformes d’Alexandre II tendaient à le lui faire perdre ; quelques lois d’Alexandre III tendraient plutôt à le lui rendre. Les barrières de classes que le père avait abaissées, le fils semble plutôt enclin à les relever.




CHAPITRE II


Disproportion entre la population urbaine et la population rurale. — Petit nombre relatif des villes en Russie et dans la plupart des pays slaves. — Explication de ce phénomène. — Raisons qui mettent obstacle à l’agglomération de la population. — Les villes et leurs habitants avant Pierre le Grand. — Efforts de Pierre et de Catherine pour créer une bourgeoisie.


La première chose qui frappe dans la répartition des classes de la population russe, c’est la proportion ou mieux la disproportion de leur force numérique, et en particulier la disproportion du nombre des habitants des villes et des habitants des campagnes. Cette dernière rubrique comprend à elle seule l’immense majorité des sujets russes. Dans la Russie d’Europe, sans le royaume de Pologne, la Finlande et le Caucase, le dernier recensement général (1867) donnait pour la classe rurale (selskiie obytately), en y comprenant les Cosaques, le chiffre d’environ 55 millions d’habitants ; pour les classes proprement urbaines, marchands, bourgeois, artisans des villes, les mêmes documents offraient un chiffre inférieur à 6 millions. Ces évaluations laissaient en dehors la noblesse et le clergé, la première comptant dans ses deux subdivisions de 800 000 à 900 000 âmes, le second environ 600 000, — le clergé habitant en majorité les campagnes, tandis que la noblesse se partage entre la campagne et les villes[201]. La population des villes a eu beau croître rapidement depuis une vingtaine d’années, les paysans, les ruraux restent toujours en immense majorité vis-à-vis des citadins de toute sorte. C’est là un fait considérable, un fait d’une importance capitale pour l’état social, l’état économique, l’état politique de la Russie.

L’importance de cette disproportion entre les deux principaux éléments de la population apparaît encore mieux, si l’on se rend compte de ce qui porte le titre de ville dans les statistiques russes. Ce n’est pas uniquement par leur rareté, leur dispersion sur un vaste territoire ou la faiblesse relative de leur population, que les villes de Russie différent des villes de l’Europe occidentale. Avec leurs maisons de bois, basses et espacées, avec leurs rues d’une largeur démesurée qu’explique seule la crainte des incendies, rues d’ordinaire non pavées où, comme sur les routes de la campagne, régnent tour à tour et parfois côte à côte la neige, la boue et la poussière, la plupart de ces cités russes manquent, dans leur aspect comme dans leurs habitants, de ce qui pour nous constitue la ville et le caractère urbain. Au lieu de serrer leurs habitations les unes contre les autres comme nos anciennes villes de France, d’Italie ou d’Allemagne, au lieu d’entasser les étages vers le ciel, et de former un petit monde entièrement distinct des campagnes, uniquement rempli de l’homme et des œuvres de l’homme, les villes russes s’étalent et se répandent dans les champs jusqu’à se confondre avec eux, laissant entre les maisons et les édifices publics de vastes espaces que la population ne peut remplir ni animer. Aussi, pour le voyageur arrivant de l’Europe, la plupart des villes moscovites ont-elles quelque chose de vide, de désert, d’incomplet ; elles font souvent l’effet de leurs propres faubourgs, et l’étranger en est sorti quand il se croit sur le point d’y entrer. Pour lui, le plus grand nombre de ces villes ne sont que de grands villages, et de fait entre ville et village, pour le mode de construction comme pour la manière de vivre des habitants, il y a moins de différence en ce pays que partout ailleurs. La Russie tout entière ne fut pendant des siècles qu’un village de plusieurs milliers de lieues carrées. Pendant une longue partie de son histoire, pendant la période moscovite, il n’y avait guère en Russie qu’une ville, la capitale, la résidence du souverain et encore celle-ci n’étaii-elle qu’une vaste bourgade de bois, dispersée autour d’une forteresse de pierre. Ce n’est que depuis l’incendie de 1812 et la reconstruction qui l’a suivi, depuis que la pierre ou mieux la brique ont relégué les édifices de bois dans les faubourgs et permis aux maisons de s’élever et de se rapprocher, que Moscou a réellement pris l’apparence d’une grande cité. Les chefs-lieux de gouvernement, peu à peu réédifiés sur le modèle de la vieille capitale rajeunie, sont d’ordinaire encore pour nous les seules villes dignes de ce nom[202].

En comparant les surfaces, on trouve que dans la Russie européenne, même quand on décore de ce titre une foule de bourgades aux trois quarts rurales, les villes sont dix, quinze, vingt fois plus espacées que dans l’Europe occidentale. Il y a là un contraste des plus frappants et qui n’est point sans influence sur toutes les relations de la vie. En Russie, les villes sont comme des îlots dispersés à de grandes distances sur un océan de campagnes, tandis qu’en Occident elles se pressent les unes contre les autres comme les îles voisines d’un archipel : c’est à peu près la différence du Pacifique à la mer Egée.

Le contraste au point de vue de la population n’est guère moindre. En France, en Allemagne, en Belgique, en Angleterre, les villes renferment le tiers, parfois même la moitié et plus de la population totale. En Russie, les villes n’en contiennent guère plus du neuvième, et encore beaucoup des habitants, qui leur sont ainsi attribués, méritent-ils peu le nom de citadins. Malgré ses récents et constants accroissements, la population urbaine de la Russie reste toujours bien en deçà de la même population en Europe. Le peu d’importance, l’insignifiance des villes, dont les matériaux même semblaient lui manquer, est un des caractères historiques de l’ancienne Moscovie, de ce que Solovief appelle l’Europe de bois : toute proportion gardée, c’est encore aujourd’hui un des traits distinctifs de la Russie, de la Grande-Russie en particulier. Les deux principaux éléments de la population y sont dans un tout autre rapport que dans la plupart des pays de l’Europe ou de l’Amérique. Que de contrastes dans les mœurs, dans les idées, dans les aspirations, que de diversités dans toute la civilisation n’implique pas ce seul fait ! À la lueur de la statistique, le vaste empire du Nord, en dépit de ses rapides et incessants progrès, apparaît toujours comme un État rural, un empire de paysans. La Russie et les États-Unis d’Amérique qui, pour l’étendue du territoire et la répartition de la population, offrent tant de points de comparaison, sont, à cet égard, dans la plus complète opposition, et figurent aux deux pôles contraires de la civilisation moderne[203].

Le même phénomène, la même disproportion entre les villes et les campagnes, se rencontre, à des degrés divers, chez la plupart des peuples slavons, chez les Slaves de l’occident comme chez les Slaves de l’est et du sud. C’est, on peut le dire, un des principaux signes, et en même temps une des principales causes de l’infériorité historique des nations slavonnes. Au premier abord, les Slaves de l’ouest, les Tchèques et les Polonais semblent, à cet égard comme à bien d’autres, se séparer de leurs frères slaves pour se rapprocher de l’Europe occidentale. Le royaume de Pologne en particulier s’éloigne singulièrement par ce côté de l’empire auquel il est rattaché. La population urbaine et la population rurale y sont à peu près dans le même rapport que dans les plus riches contrées de l’Europe germano-latine. La proportion de l’une à l’autre est comme 1 à 3 : près de 2 millions d’habitants dans les villes, près de 6 millions dans les campagnes. Par malheur cette ressemblance même est trompeuse. La population de ces villes polonaises est en grande partie Israélite ou allemande, et trop fréquemment, par l’esprit et les intérêts comme par l’origine, elle est restée étrangère au peuple slave qui l’entoure. Ces villes de Pologne, souvent fondées par des colons allemands et toutes plus ou moins peuplées de Juifs parlant un patois allemand, ces villes jadis régies pour la plupart par le droit allemand de Magdebourg, demeuraient isolées au sein d’une république de gentilshommes, confinées dans leur étroite enceinte, enfermées dans leurs privilèges, sans place dans la constitution, sans rôle dans l’État, sans influence sur la civilisation et la politique du pays, pour lequel ce défaut de bourgeoisie nationale ne fut pas une des moindres causes de ruine. Dans l’ancienne Pologne, les villes étaient au milieu du peuple comme des colonies à demi étrangères ; selon l’expressive image d’un publiciste d’outre-Rhin, elles étaient comme des gouttes d’huile sur un étang[204].

En Russie, au contraire, les villes étaient bien sorties du sol national ; mais elles étaient rares, éparses, chétives ; sans institutions comme sans vie propres, elles émergeaient à peine de l’immense océan des campagnes. Sous une autre forme, le mal était le même ; l’esprit de progrès, l’esprit d’investigation et de liberté manquait de son berceau naturel. Point de bourgs ou de cités, partant pas de bourgeoisie dans l’ancienne Russie. Novgorod et Pskof, toutes deux à peu de distance de la Baltique, toutes deux en contact avec les marchands de la Hanse, sont une glorieuse et stérile exception. La Moscovie, qui les engloutit, était un pays essentiellement rural, et de là en grande partie, chez les Russes comme chez d’autres Slaves, la persistance tant remarquée de l’esprit patriarcal ou familial. Dans cet État de paysans et de propriétaires, les mœurs, les institutions, tous les rapports sociaux ont longtemps conservé quelque chose de simple, de primitif et comme de rudimentaire[205].

Le défaut de villes eut pour la Russie une autre grave conséquence : avec la population urbaine lui manquait le premier élément économique de la civilisation moderne, la richesse mobilière, le capital circulant, principe essentiel de tout grand développement matériel, de toute féconde activité sociale.

Est-ce au caractère du peuple russe, aux prétendus goûts nomades de la race slave, qu’il faut attribuer cette longue absence et cette rareté persistante des villes ? Nullement, la raison en est ailleurs ; elle est dans les mœurs économiques et dans la durée du servage, elle est en partie aussi dans le sol, le climat, la conformation même du pays. Il n’y a pas encore en Russie de besoins de consommation capables d’alimenter la production d’une nombreuse population urbaine. Les métiers ou les professions, les industries de toute sorte, qui d’ordinaire ont leur siège dans les villes, sont encore peu développés ou restent dispersés dans les villages. L’ancienne constitution du servage amenait les propriétaires à faire tout fabriquer sur place, dans leurs domaines, par leurs serfs ; les objets de luxe faisaient seuls exception, et la plupart se tiraient de l’étranger. La rigueur du climat, l’éloignement des distances, ont encore des effets analogues. Dans la région du nord surtout, la pauvreté du sol, les longs chômages de la mauvaise saison, la longueur des nuits hivernales contraignent le paysan à chercher ailleurs que dans la culture de la terre ses moyens d’existence. De là vient que cette immense population rurale est loin d’être exclusivement agricole. La vie des champs et la vie industrielle sont moins séparées, moins spécialisées qu’en Occident. Ce qui en d’autres pays se fabriquait dans les ateliers ou les manufactures des villes, par des ouvriers essentiellement citadins, se confectionnait le plus souvent au village dans la cabane du moujik[206].

Les villes avaient ainsi contre elles l’état social, qui jadis enchaînait le paysan à la glèbe et aujourd’hui encore le lie à sa commune ; elles avaient contre elles le peu de besoins ou le peu de richesse des masses et jusqu’à l’âpreté du climat, jusqu’aux qualités mêmes du peuple. La facilité d’imitation, la dextérité et l’habileté de main du Russe tournèrent elles-mêmes contre les agglomérations urbaines en tournant contre les professions permanentes, contre les métiers sédentaires, contre la spécialité. Le paysan capable de fabriquer par lui-même tout ce qu’exigent ses faibles besoins est rarement obligé de recourir aux habitants ou aux produits de la ville. Avec de telles mœurs, cette dernière n’est guère qu’un centre d’administration ou un lieu d’échange, un marché souvent animé et encombré à l’époque des foires, vides et désert pendant la plus grande partie de l’année. Beaucoup de ces villes ne sont que des créations artificielles de l’activité souveraine, qui, en retirant sa main d’elles, les laisserait retomber dans le néant des campagnes.

Ce mode de formation des centres urbains explique comment, en Russie, les villes et les campagnes diffèrent d’ordinaire si peu, et comment parfois elles diffèrent tant. Alors que la plupart des chefs-lieux de district ne nous paraissent que de prétentieux villages, les grandes cités russes, les deux capitales en particulier, semblent des colonies d’un autre peuple ou d’une autre civilisation. On y trouve tout le luxe, tous les plaisirs, tous les arts de l’Occident ; la vie y paraît tout européenne, tandis que dans les campagnes elle semble encore moscovite, à demi orientale, à demi asiatique. L’opposition est saisissante, et cependant tout ce contraste est extérieur, superficiel ; les dehors de la vie diffèrent, l’homme est le même. À part une haute classe, élevée à la discipline de l’étranger, la masse des citadins est, par l’éducation et les goûts, par les usages comme par l’esprit, demeurée voisine des habitants de la campagne. Dans ces villes, souvent bâties de toutes pièces et parfois déjà populeuses, les paysans sont nombreux et les mœurs restent encore à demi rurales. Il n’y a le plus souvent ni bourgeoisie, à notre sens français du mot, ni plèbe urbaine, comparable à la population ouvrière de nos grandes cités et de nos faubourgs.

L’ancienne Moscovie faisait peu de distinction entre les villes et les campagnes, entre le bourgeois et le paysan, dont la Russie moderne a formé deux classes séparées. Aux voyageurs étrangers la position de l’un semblait peu différente de celle de l’autre. L’Anglais Fletcher, ambassadeur de la reine Élisabeth près du fils d’Ivan le Terrible, regardait le marchand et l’artisan comme faisant partie de la dernière classe du peuple, désignée par lui sous le nom humiliant de moujiks[207]. Ce n’est guère qu’au dix-septième siècle que, devant l’administration, les villes sont généralement distraites des campagnes. Ce n’est qu’à cette époque, lors de l’établissement du servage pour les paysans, que les populations urbaines commencent à être regardées comme une classe distincte, et les villes comme des communes à part, constituées sur un plan spécial[208]. Jusque là, les villes ou bourgs des provinces et les paysans des districts étaient d’ordinaire soumis au même droit et aux mêmes autorités. La position du bas peuple des villes n’était guère plus enviable que celle des cultivateurs de la campagne. Le bourgeois, l’homme taillable (tiaglyi tchelovêk), était fixé (prikrêplen), enchaîné à sa ville natale comme le paysan l’était à la terre, et cela pour des motifs analogues, afin que le fisc ne fût point frustré par le départ du contribuable, et que les bourgeois, taxés solidairement, n’eussent pas à payer pour les absents. Des dispositions, qui rappellent les lois inventées pour les curiales aux derniers temps de l’empire romain, interdisaient sévèrement de passer d’une ville ou d’un bourg à l’autre ; pour cette fuite, pour cette sorte de désertion, les Romanof établirent, en 1658, la peine de mort[209].

Il y avait cependant dans les villes de la Russie une sorte de classe privilégiée : c’étaient les riches marchands, les commerçants en gros, spécialement ceux qui faisaient le commerce extérieur. On les appelait les hôtes, gosti, probablement parce qu’à l’origine, et pendant longtemps, le plus grand nombre étaient étrangers. Ces gosti sont mentionnés dès l’époque des Varègues. Dans la Russie primitive, où les distances et les guerres intestines rendaient le commerce à la fois plus précaire et plus précieux, les hommes, assez entreprenants pour s’y livrer, étaient entourés d’une considération qu’ils gardèrent plus ou moins, au milieu même de l’abaissement où les guerres des princes apanages et la domination tatare plongèrent le commerce national. Ce nom de gosti, sans doute d’origine germanique[210], était accordé par les grands-princes comme un titre d’honneur ; plusieurs de ces hôtes servirent aux kniazes de conseillers ou d’ambassadeurs. Au-dessous des gosti venaient les marchands inférieurs et les posadskié[211] ou bourgeois, les uns et les autres répartis entre plusieurs catégories dont chacune avait son conseil ou douma, pourvu du droit de juger les contestations de ses membres.

Ces marchands et bourgeois pouvaient difficilement être une classe influente, dans un pays coupé de l’Europe et de la mer, coupé de toutes les grandes routes commerciales par la Lithuanie, l’ordre Teutonique et les Tatars. Jean IV, Ivan le Terrible, l’ennemi des vieilles familles de kniaz et de boîars, avait cherché à relever les habitants des villes, les bourgeois de Moscou en particulier ; mais la main des tsars ne sut pas implanter en Moscovie les libertés municipales qu’elle déracinait à Novgorod et à Pskof, où elles avaient longtemps fleuri. L’absence mâme de féodalité ou d’aristocratie, qui au premier abord semblerait avoir dû favoriser l’éclosion de la bourgeoisie, y mit plutôt obstacle. Les souverains n’eurent pas autant d’intérêt à s’appuyer sur les villes, et les villes ne trouvèrent point dans les discordes des grands vassaux et du pouvoir central une occasion d’affranchissement ou d’élévation.

Dans toutes ces villes sans industrie, sans moyens de communication, presque sans population, il n’y avait à l’avènement de Pierre le Grand, en dépit de quelques nouvelles tentatives de son père Alexis, rien qui méritât le nom de bourgeoisie.

Une telle lacune ne pouvait manquer de frapper le tsar artisan, dont le modèle de prédilection était le pays le plus bourgeois de l’Europe, la Hollande. Une classe moyenne, une bourgeoisie ne se pouvait malheureusement improviser aussi vite qu’une flotte et une armée. Les règlements spéciaux de Pierre le Grand, l’autonomie administrative et le self-government dont il dota les villes, contribuèrent peut-être moins à la création d’une classe urbaine que l’activité générale du réformateur, l’introduction de nouvelles industries et de nouveaux moyens de communication, et surtout l’ouverture de la Russie à l’Europe. Les progrès furent cependant lents. La mauvaise administration des successeurs de Pierre, les restrictions apportées aux privilèges des villes et des marchands, enfin, sous l’impératrice Élisabeth, l’érection des principales branches de commerce en monopoles, concédés à des favoris de cour, retardèrent de plus d’un demi-siècle la naissance d’une classe moyenne. Catherine II, ici comme en toute chose » reprit et compléta l’œuvre de Pierre Ier. Elle voulut en même temps constituer une noblesse et une bourgeoisie, deux choses dont manquait presque également la Russie[212]. C’est par Catherine que les habitants des villes ont été divisés entre les différents groupes qui subsistent encore aujourd’hui. Marchands, petits bourgeois, ouvriers, reçurent de sa main une organisation corporative. Chacun de ces groupes divers eut ses chefs élus, et tous furent réunis en corporations municipales auxquelles fut restitué le droit de justice avec le droit d’administration intérieure.

Dans l’organisation de la classe urbaine, la princesse d’Anhalt et le vainqueur de Charles XII imitèrent naturellement les institutions contemporaines de l’Europe occidentale, en particulier les institutions des pays germaniques, de l’Allemagne et de l’Angleterre, de la Hollande et de la Suède. De là, en partie, les défauts et l’insuccès d’une œuvre, mal à propos copiée de l’étranger et imitée de modèles déjà en décadence. C’est quand ils étaient sur le point de disparaître des États les plus avancés de l’Occident, que les corps de métiers d’artisans et les guildes de marchands, que les maîtrises et jurandes furent introduits en Russie. Quels qu’en fussent les mérites et les inconvénients, cette organisation en corporations, à laquelle se prêtent volontiers les peuples germaniques, était aussi étrangère au génie qu’aux habitudes de la Russie. Le Russe, selon une juste remarque de Haxthausen, a l’esprit d’association, il n’a point l’esprit de corporation, et entre l’un et l’autre la différence est grande. Le Russe a un mode national d’association, l’artel, dont tous les membres ont des droits égaux et travaillent pour le bénéfice commun, sous des chefs librement élus par leurs pairs ; il a peu de goût pour les corporations fermées, pourvues de privilèges et de monopoles, subdivisées hiérarchiquement en rangs ou échelons inégaux, comme nos anciens corps de métiers avec leur gradation de maîtres, de compagnons et d’apprentis. À cet égard, le peuple de l’Europe, chez lequel les divisions extérieures de classes ont le plus persisté, est peut-être de tous le plus naturellement étrangère l’esprit de caste et de subordination hiérarchique. L’esprit corporatif qui, en Occident, n’était qu’une forme de l’esprit féodal, l’esprit qui, dans le monde du travail, avait introduit le même principe de privilège et de vasselage que dans la propriété et la noblesse, ne se retrouve nulle part dans l’ancienne Moscovie et n’a pu triompher dans la Russie nouvelle. Catherine II tenta en vain de réunir les artisans en corps de métiers et de les diviser régulièrement en maîtrises ; en vain elle donna à chaque groupe des chefs élus et des bannières. Les corps de métiers, les tsekh, selon le nom emprunté de l’allemand (zeche), sont restés en Russie dés cadres inanimés, presque de simples registres d’inscription pour la police ; là où les corporations demeurent investies de leurs privilèges surannés, on ne voit pas que l’artisan et l’industrie nationale y aient rien gagné[213].




CHAPITRE III


Classification de la population urbaine depuis Catherine II. — L’artisan et le mechtchanine ou petit bourgeois. — Prolétariat urbain. — Comment il a d’ordinaire conservé le même esprit que le peuple des campagnes. — Les guildes de marchands et leurs privilèges. — Comment l’émancipation leur a ouvert l’accès de la propriété foncière. — Les citoyens honoraires ou bourgeois notables. — La Russie naguère encore dépourvue des professions où se recrutait la bourgeoisie occidentale. — En quoi les réformes contribuent-elles à créer une bourgeoisie à l’européenne.


La population des villes demeure, depuis Pierre Ier et Catherine II, classée sous cinq ou six rubriques réparties en deux groupes principaux : le gros commerce ou les marchands, formant la classe supérieure, classe longtemps privilégiée, et les petits commerçants, les artisans de toute sorte, divisés en plusieurs catégories qui ne diffèrent guère entre elles que par le nom. Il y a les mechtchanes, petits bourgeois ou citadins, les remeslenniki ou artisans, les tsekhovye, membres des corps de métiers ; il y a les raznotchintsy, sorte de caput mortuum, contenant tous les gens qui ne sont rangés dans aucune autre classe. De ces diverses catégories, la première est la plus importante, elle peut être regardée comme le type de toute la population inférieure des villes. Le terme de mechtchanine est d’ordinaire traduit par bourgeois ; l’homme, désigné par le mot russe, répond cependant bien peu au mot français. Le mechtchanine[214] est l’habitant des villes qui, n’étant ni noble ni prêtre, n’est pas assez riche pour être inscrit parmi les marchands et ne fait pas non plus partie d’une corporation d’ouvriers. Il vit d’ordinaire d’un petit commerce ou de métiers manuels. Beaucoup n’ont point de moyens d’existence assurés. Il y a ou il y avait, jusqu’à ces derniers temps, une limite imposée à leur commerce et à leur fortune immobilière ; ils ne pouvaient dépasser un certain chiffre d’affaires ni posséder un immeuble de plus de cinq ou six mille roubles. Pour aller au delà, ils devaient se faire inscrire parmi les marchands. Bien qu’il soit proprement l’habitant légal des villes, le citadin par excellence, le mechtchanine est souvent obligé d’aller chercher fortune au village. Dans certains gouvernements, le nombre des metchtchanes établis à la campagne est considérable, tandis que le paysan, qui dans le travail de la terre ne peut toujours trouver une occupation permanente ou une suffisante rémunération, se presse fréquemment dans les villes et y a conquis le monopole de divers métiers. À Saint-Pétersbourg seul vivent près de deux cent mille paysans[215]. Les deux classes changent de résidence et prennent souvent ainsi la place l’une de l’autre, tantôt se faisant concurrence pour le travail manuel et le petit commerce, dans les fabriques ou dans les foires, tantôt gardant chacune leurs professions de prédilection, le mechtchanine apportant à la campagne les arts et les procédés de la ville, le moujik apportant à la ville ses bras, sa hache, son cheval : tous deux exposés dans cette interversion des rôles et de la résidence à des chances diverses, plus mauvaises souvent pour le citadin que pour le villageois.

Cette classe de mechtchanes et les groupes voisins d’artisans forment la grande majorité de la population des villes. C’est peut-être la portion la moins fortunée du peuple russe. Le paysan, le moujik, a, de par la loi d’émancipation, sa maison, son enclos à lui : il a de plus sa part du champ communal. Tout autre est la situation du mechtchanine. Il vit, comme notre population ouvrière, à ses risques et périls. La loi n’a pas de garantie pour lui, la commune n’a d’ordinaire ni terre ni travail certain à lui fournir. Si quelques mechtchanes arrivent à l’aisance ou même à la richesse, la plupart n’ont qu’une existence précaire. Un dixième peut-être d’entre eux possède dans les villes une maison à soi. Le reste vit en loyer, comme en Occident. Ceux qui vont chercher un refuge à la campagne n’y ont pas droit à la jouissance des biens communaux. On m’a montré de ces citadins qui avaient voulu se faire paysans ; pour cela il leur avait fallu être admis par la commune rurale, et acheter à deniers comptants le droit à la terre que le paysan tient de sa naissance.

Jusqu’à une époque fort récente, le mechtchanine et le remeslennik, le petit bourgeois et l’artisan, étaient seuls, avec le paysan, soumis aux deux plus lourdes charges de l’État, à l’impôt de la capitation et au recrutement pour l’armée. Alexandre II leur a allégé le poids du service militaire en le répartissant sur toutes les classes de la société. Alexandre III les a relevés de la capitation à partir de 1883. La loi a donné au peuple des villes l’égalité des charges et des droits ; elle ne saurait aller plus loin et ne pourrait, comme au paysan, lui donner la propriété. Les Russes, grâce à leur système de vastes terres communales, se vantent de n’avoir pas de prolétaires : ils contemplent d’un œil dédaigneux les dangers dont cette plaie sociale leur paraît menacer l’Occident. La Russie, en réalité, a déjà un prolétariat urbain, partout le plus embarrassant, le plus turbulent, et parfois presque le seul dont souffrent certaines nations d’Occident, le seul au moins dont souffre la France. Il est des difficultés sociales auxquelles un pays, quelque neuf et hardi, quelque vaste et riche de terre qu’il soit, semble ne pouvoir échapper : le prolétariat, le salariat des villes est de ce nombre. S’il n’est pas plus nombreux en Russie, c’est que les villes elles-mêmes y sont relativement peu nombreuses et peu peuplées. Les progrès de l’industrie et de la civilisation, les progrès même de la population ne feront là, comme partout, qu’augmenter le prolétariat urbain en accroissant les villes. Le mechtchanstvo a déjà reçu de l’émancipation un important renfort : il a été l’asile de plusieurs catégories de serfs, d’une en particulier, des dvorovyé lioudi, les serfs domestiques. Ces hommes que, depuis plusieurs générations parfois, le service de leurs maîtres avait détachés des communautés de paysans, n’ont pu d’ordinaire, en redevenant libres, recouvrer leur part des terres communales. Affranchis de la tutelle de leurs maîtres, ils doivent vivre de leur travail, vivre de leur salaire, sans droit de propriété sur la terre qu’ils foulent ou dans la maison qu’ils habitent, sans autre héritage à transmettre à leurs enfants que le léger pécule de minces économies. Pas plus la Russie qu’un autre État n’a encore trouvé le secret d’assurer à chaque homme une demeure permanente, à chaque famille un foyer héréditaire, de mettre la population toujours croissante de nos fourmilières humaines au-dessus des atteintes du vice ou de l’imprévoyance.

Pour les conditions d’existence, ces mechtchanes et ces artisans russes ressemblent à la population la moins favorisée de nos villes. Ils en diffèrent par un point important, l’absence d’esprit particulier, l’absence d’esprit urbain. Le prolétariat des villes, le salariat ouvrier n’a pas, comme ailleurs en Europe, d’esprit de classe opposé à la fois à la haute bourgeoisie et au peuple des campagnes. À ce point de vue l’on peut dire que les grandes cités russes manquent de la plèbe urbaine de nos capitales européennes. Elles en ont déjà l’étoffe ou la matière première ; mais ces éléments ne sont encore ni assez nombreux ni assez forts, ils n’ont pas encore assez conscience d’eux-mêmes pour avoir les aspirations ou les exigences ambitieuses des classes ouvrières de l’Occident. Par les idées, par les croyances et les sentiments comme par le costume et les mœurs, le peuple des villes russes se distingue encore peu du peuple des campagnes. Le mechlchanine, l’artisan surtout, n’est que le moujik des villes. La religion, qui, en Russie, est demeurée une des grandes forces sociales, retient encore sous son empire ces masses urbaines que, dans plusieurs pays de l’Occident, le christianisme, catholique ou protestant, semble avoir perdues sans retour. Le mechtchanine est observateur des rites et des traditions, il est conservateur des vieilles mœurs ; il a, tout comme le moujik, le respect de Dieu et de l’empereur ; entre le paysan et lui, il n’existe point encore de divorce, d’antagonisme moral. Il y a ainsi dans le fond du peuple russe une unité, une harmonie de sentiments et de croyances qui mérite d’autant plus d’être signalée qu’elle devient plus rare et que, dans les pays mêmes où elle persiste, le temps la rendra plus précaire[216].

La Russie a là, pour une période plus ou moins longue, un principe de force et de stabilité qui fait défaut à tous les autres peuples du continent. S’il n’a point encore toute l’activité de notre civilisation urbaine, l’empire du Nord peut trouver, dans cette infériorité même, des compensations qui ne sont pas sans prix. Il est moins exposé à ces luttes d’influence des villes et des campagnes dont l’Occident a tant souffert, à cette guerre intestine des citadins et des ruraux qui, par de perpétuelles révolutions et réactions, entrave tout progrès ; il échappe encore à ce conflit intermittent de l’esprit à la fois sceptique et utopiste de l’ouvrier des villes avec l’esprit grossièrement conservateur et aveuglément positif du paysan des campagnes.


La législation russe divise les habitants des villes en deux groupes : elle sépare nettement les artisans, ou les citadins demeurés au bas de l’échelle sociale, des bourgeois parvenus aux degrés supérieurs. Ces derniers sont d’ordinaire désignés sous la rubrique de marchands, kouptsy. Ce titre n’est légalement reconnu qu’aux négociants en possession d’un certain capital ou payant certains droits de patente. Les marchands, longtemps dotés de privilèges importants, n’ont pu constituer une classe fermée ; le mechtchanine, le paysan, le noble même qui se livre au commerce, est maître de se faire inscrire parmi eux : c’est une question de fortune et d’impôt. Ces kouptsy sont subdivisés en plusieurs catégories qui conservent le nom étranger de guildes, introduit par Pierre le Grand. Longtemps les trois guildes ont été pourvues de prérogatives fort différentes ; aujourd’hui, elles sont en possession de droits civils identiques. La distinction entre les guildes repose uniquement sur le chiffre du capital déclaré par les marchands ou sur la patente qu’ils payent à l’État. Les membres de la première ont le privilège du libre commerce dans toute l’étendue de l’empire ainsi qu’à l’étranger ; les membres de la seconde doivent se borner au négoce intérieur. Ces guildes, comme les autres fractions de la population urbaine, ont dans chaque ville leurs assemblées et leurs chefs ou syndics élus. Les marchands, du reste, s’élèvent ou descendent d’une guilde à l’autre, selon que s’enfle ou décroît leur fortune, et les mauvaises affaires les exposent à retomber dans la classe inférieure des mechtchanes.

Les membres des deux premières guildes font ou plutôt faisaient partie des classes privilégiées. Les empereurs leur avaient accordé tous les droits personnels de la noblesse : exemption de la capitation, exemption de la conscription militaire, exemption des verges et des peines corporelles. Dans un pays comme la Russie, on ne pouvait faire plus pour l’encouragement du commerce et de la bourgeoisie. Les marchands étaient libres de s’enrichir, libres de jouir de leurs richesses ; une seule chose leur était refusée, et cette restriction même imposée aux négociants pouvait, aux yeux du législateur, passer pour un stimulant au commerce. Il était interdit aux marchands, comme à toute personne étrangère à la noblesse, de posséder des terres habitées (naselennyia imouchtchestva), c’est à-dire des terres peuplées de serfs. Or, dans ce pays de population faible et diffuse, ces terres habitées étaient en général les seules productives ; par suite, les marchands, qui n’y pouvaient prétendre, se trouvaient de fait exclus de la propriété terrienne, de la propriété rurale au moins. Les seuls immeubles qui leur fussent accessibles étaient des maisons de ville ou des maisons de campagne aux environs des villes. Les placements de fonds en terres leur étant interdits, les négociants pouvaient sembler moins enclins à retirer du commerce les capitaux qu’ils y avaient amassés.

Cette prohibition avait un effet plus certain et moins avantageux : elle isolait le commerce de l’agriculture, elle maintenait le négociant ou l’industriel séparés à la fois du noble propriétaire et du paysan cultivateur. Alors que le servage rendait presque impossible la formation d’une classe moyenne dans les campagnes, le monopole nobiliaire des terres habitées empêchait la classe moyenne, lentement formée dans les villes, de se répandre sur les campagnes. Les marchands restaient enfermés dans la ville et comme emprisonnés dans les affaires : de là une autre cause de la faiblesse, du peu d’expansion, du peu d’influence sociale de la bourgeoisie. Aujourd’hui que l’abolition du servage a supprimé la distinction entre les terres habitées et les terres non habitées, la propriété rurale est devenue libre, l’accès en est ouvert à toutes les classes. Par cette conséquence indirecte, l’émancipation touche profondément la bourgeoisie, elle lui a rendu la libre disposition de sa fortune, elle lui a ouvert les campagnes ; ce seul fait est pour l’avenir social de la Russie une révolution d’une portée considérable.

Les marchands de la première guilde possédaient presque tous les privilèges personnels de la noblesse ; les plus fortunés n’en cherchaient pas moins à sortir de leur condition. Cette noblesse, dont le législateur semblait leur avoir accordé les prérogatives utiles, ils la convoitaient pour eux ou pour leurs enfants ; beaucoup d’entre eux prenaient un chemin qui y menait rapidement, le service de l’État. De là encore une cause de débilité, d’amoindrissement pour la bourgeoisie, qui ne semblait grandir et s’enrichir que pour une autre classe. Le mode d’anoblissement par le tchine, par le grade ou l’emploi, resté en usage depuis Pierre le Grand, avait le double effet d’entraver à la fois la constitution d’une vraie noblesse et la formation d’une vraie bourgeoisie ; il appauvrissait la seconde en encombrant la première. De l’une il faisait une antichambre presque vide, de l’autre une salle confuse.

Dans cet appétit des marchands pour les fonctions ou les décorations qui anoblissaient, il serait injuste de ne voir en Russie, comme en d’autres pays, que puérile vanité. Le marchand russe jouissait de tous les droits réellement utiles de la noblesse ; mais ces droits, il ne les tint longtemps que de son inscription dans la guilde. Un revers de fortune les lui pouvait enlever, en le ravalant au niveau du mechtchanine, soumis à la taille, à l’enrôlement et aux verges. La noblesse héréditaire et par suite le service de l’État pouvaient seuls mettre une famille russe à l’abri d’une telle chute.

Cette instabilité de la position des marchands, cette fragilité des droits de la bourgeoisie, amena l’empereur Nicolas à créer pour elle une nouvelle rubrique, une nouvelle catégorie. En même temps qu’il rétrécissait le chemin conduisant à la noblesse, ce prince instituait pour les bourgeois un titre qui leur devait assurer les avantages jusque-là cherchés dans l’anoblissement. Ce nouveau degré de l’échelle sociale russe porte le nom de polchetnyi grajdanine, citoyen honorable, ou mieux bourgeois notable. Ces bourgeois notables ont les privilèges des marchands de la première guilde, sans être astreints a demeurer inscrits dans les guildes. C’était, en fait, une sorte de noblesse d’un nouveau genre, de noblesse bourgeoise conférée par le souverain ou par lettres du sénat, en récompense de certains services et de certaines fonctions. Comme la noblesse russe proprement dite, celle-ci comptait deux degrés, deux catégories. Il y eut le citoyen honorable personnel et le citoyen honorable héréditaire, ce dernier ayant le droit de transmettre à ses enfants sa qualité et les exemptions qui y étaient attachées. Cette rubrique existe toujours dans la nomenclature sociale de la Russie ; mais le nom de potchetnyi grajdanine n’est plus qu’une distinction honorifique. Les principales exemptions attribuées à ce titre ont été accordées à tous les habitants des villes. L’abrogation de la capitation et des peines corporelles, d’un côté, rétablissement du service militaire obligatoire d’un autre, ont singulièrement diminué la valeur de toutes ces distinctions. Bourgeois honorables et marchands ne peuvent conserver beaucoup de privilèges, alors qu’il n’en demeure presque plus à la noblesse. Les noms et la terminologie, les cadres des anciennes subdivisions persistent comme des souvenirs ou des points de repère, commodes pour l’administration et la statistique ; ils ont peu de valeur effective. Dans l’intérieur des villes, naguère encore coupées en compartiments si tranchés, l’égalité civile paraît si bien établie qu’il reste peu de chose à y ajouter.

Ce sont aujourd’hui les mœurs, l’éducation, le degré de civilisation qui continuent à maintenir séparées les différentes classes de la société. Les habitudes dressent entre elles des barrières que la loi ne peut renverser. À cet égard, les distinctions de classes restent encore plus marquées que dans l’occident de l’Europe. De la façon inégale dont la civilisation a pénétré dans les diverses couches de la société, il n’en saurait être autrement. La noblesse, qui a longtemps eu le monopole de l’éducation européenne, continue à vivre à part, isolée des marchands et d’une bourgeoisie à laquelle la richesse n’a point encore fait franchir le seuil de la culture. C’est ainsi que, dans les grandes villes, il y a d’ordinaire doux cercles, deux clubs, l’un pour la noblesse, l’autre pour les marchands. Les deux classes forment, au point de vue du monde, deux villes à part, se voyant peu dans la vie privée, différant même par le genre de vie. Déjà cependant se manifestent des signes d’une prochaine révolution. La noblesse et la bourgeoisie ne se rencontrent pas seulement dans les assemblées publiques pour les affaires de la ville ou de la province, elles commencent à se rapprocher l’une de l’autre par les mœurs, par les goûts, par la culture, l’une se faisant plus nationale, l’autre se faisant plus européenne.

Il y a quelques années, un marchand russe était d’ordinaire un homme à longue barbe, à long caftan, à grandes bottes de cuir ; il était aussi fidèle que le paysan aux traditions moscovites et au costume national. Aujourd’hui, il y a le marchand du vieux temps, conservateur des vieux usages, parfois possesseur d’une grande fortune sans en être moins attaché à l’ancienne manière de vivre, orthodoxe ou raskolnik, comme le bas peuple, comme le moujik ou le mechtchanine dont il ne diffère réellement que par la richesse, fidèle observateur des jeûnes et des fêtes, unissant à un singulier degré la superstition à la finesse, la simplicité de l’existence à la grandeur des opérations commerciales. Il y a aussi le marchand moderne, souvent fils ou petil-fils du précédent, le marchand au menton rasé qui abandonne les usages de ses pères pour imiter la noblesse et les modes françaises. Le nombre en croit naturellement chaque jour ; ils ont des hôtels et des salons meublés avec luxe, si ce n’est toujours avec goût, et possèdent tout le confort de l’Occident. Leurs fils apprennent le français et voyagent à l’étranger ; beaucoup déjà mènent à Paris une vie aussi mondaine, aussi dissipée que les jeunes nobles de leur pays, et à leur retour quelques-uns savent se faire admettre dans les salons de la noblesse.

Entre ces deux types de marchands, il en est un intermédiaire, faisant pour ainsi dire la transition de l’un à l’autre et ayant souvent les prétentions et les travers des deux : c’est le négociant enrichi, épris du luxe moderne et ne s’y pouvant faire lui-même, s’entourant de meubles et de frivolités dont il méconnaît l’usage, et toujours mal à l’aise dans sa propre maison, dans ses propres vêtements. Ce parvenu ignorant et plein de contrastes, ridicule victime de la vanité, se rencontre plus souvent en Russie que partout ailleurs. Soit amour du luxe, soit calcul de commerçant désireux d’établir son crédit, le marchand russe a fréquemment un goût de l’extérieur, un goût de la montre et de l’apparat qui, en Russie même, où ce penchant est général, se rencontre rarement dans les autres classes à un tel degré. Il est de ces marchands, de ces nababs de province, qui ont de riches appartements où ils ne logent point, de somptueux salons qu’ils n’ouvrent qu’aux étrangers, une vaisselle où ils ne mangent pas, des lits auxquels pour dormir ils préfèrent, à la vieille mode russe, des tapis ou des divans. L’un d’eux, faisant admirer à un ingénieur anglais sa chambre à coucher et son lit sculpté, recouvert d’un surtout de dentelle, lui disait avec un malicieux sourire : « Ce lit là m’a coûté une somme folle ; mais voyez-vous, je ne couche pas dedans, je couche dessous[217] » On en rencontre encore de cette force, mais le fils un jour couchera dans le lit du père et y dormira.

Comme la population inférieure des villes, comme le mechtchanine, le marchand appartient encore, par les idées et les habitudes, par le milieu et l’éducation, au même peuple, au même monde que le moujik. Il n’y a dans les guildes russes rien qui rappelle notre ancien tiers état, avec son mouvement d’esprit, son instruction, ses ambitions. On y sent à peine encore un ferment d’activité politique ou intellectuelle. Jusqu’à ces dernières années, la science et la littérature ne devaient presque rien à la bourgeoisie[218]. Comme l’indique ce nom même de kouptsy, de marchands, donné à la portion la plus élevée du tiers état, il n’y a eu jusqu’ici en Russie qu’une bourgeoisie de comptoir, il n’y a eu chez elle d’autre classe moyenne que le commerce et l’industrie, tous deux dominés par un esprit exclusivement mercantile, conservateur et routinier. La plupart des professions qui ont relevé la bourgeoisie en Europe, celles qui, en touchant à la science, aux lettres, aux lois, lui ont valu le plus de considération et souvent même lui ont assuré, dans l’État et dans la société, une autorité que la législation ne lui reconnaissait pas encore, la plupart des professions vulgairement appelées libérales manquaient presque autant à la Russie de Pierre Ier et de Catherine II qu’à la Moscovie des Ivan et des Vassili. Chez elle, ni juristes, ni médecins, ni écrivains, ni professeurs, ni ingénieurs, pas même de notaires, d’avoués ou de procureurs, rien que des commis et des scribes, sans instruction et sans ressemblance, pour l’éducation ou la considération sociale, avec leurs analogues d’Occident. Il ne pouvait y avoir beaucoup d’avocats dans un pays où, en 1865, la procédure était encore écrite et secrète : il n’y avait guère de jurisconsultes, alors que la législation était un chaos, et la justice un trafic. La Russie ne connut jamais cette noblesse de robe qui, par le rang et l’esprit, tenait déjà une si grande place dans notre ancienne France : elle connaissait à peine une magistrature ; les fonctions de tout ordre étaient exercées par la même classe de fonctionnaires, souvent par les mêmes personnes, sans spécialité ni éducation professionnelle. La Russie de la première moitié du dix-neuvième siècle était encore, sous ce rapport, en arrière de la France du seizième siècle.

Les réformes de l’empereur Alexandre II, la réforme judiciaire en particulier, aideront à combler ce vide, en créant des emplois ou des professions qui exigent une sérieuse culture de l’esprit, en ouvrant à l’activité intellectuelle des débouchés multiples et honorables. Les universités et les progrès de l’instruction, les chemins de fer et l’accélération des communications, l’élargissement même du commerce et de l’industrie agissent dans le même sens. À côté de l’ancienne bourgeoisie exclusivement marchande, ils contribuent à faire surgir une bourgeoisie libérale, à l’esprit en éveil, aux aptitudes variées ; mais, c’est en dehors du cadre officiel de la bourgeoisie russe qu’il faut chercher cette future et véritable bourgeoisie. Elle se recrute dans toutes les classes, parmi les fils de marchands, et plus encore au sein de la noblesse. La prochaine classe moyenne, qui tôt ou tard sera la classe dirigeante, empruntera ses membres à toutes les catégories, à toutes les rubriques sociales de l’empire, en demeurant indépendante des unes et des autres ; elle grandira en dehors de toutes les distinctions de caste, et aura d’autant moins de peine à s’élever au-dessus des préjugés de naissance, qu’en dépit des apparences, de tels préjugés n’oni jamais chez les Russes été bien puissants.

Le principal résultat du dix-huitième siècle et des réformes de Pierre Ier ou de Catherine II a été la formation d’une haute classe cultivée, d’une noblesse élevée à l’européenne ; un des principaux résultats du dix-neuvième siècle et des réformes de l’empereur Alexandre II sera la création d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie vraiment européenne et moderne. Les progrès faits en ce sens depuis cinquante ans sont faciles à suivre. « Le tiers état n’existe pas en Russie, écrivait Mme de Staël sous le règne d’Alexandre Ier, c’est un grand inconvénient pour le progrès des lettres et des arts ;… mais cette absence d’intermédiaire entre les grands et le peuple fait qu’ils s’aiment davantage les uns les autres. La distance entre les deux classes paraît plus grande parce qu’il n’y a point de degrés entre ces deux extrémités, et, dans le fait, elle se touchent de plus près, n’étant pas séparées par une classe moyenne[219]. » Il y aurait plus d’une réflexion à faire sur ces paroles de l’illustre écrivain. Il est vrai que les deux classes extrêmes, que le noble et le moujik, l’ancien seigneur et l’ancien serf se touchaient de près, n’ayant entre eux aucune classe intermédiaire ; mais ce n’était là qu’un contact matériel. Entre l’un et l’autre il n’y avait ni sympathie mutuelle, ni intelligence réciproque, ni lien moral. Entre le peuple, demeuré fidèle aux vieilles mœurs moscovites, et la noblesse, à demi française, la distance réelle était d’autant plus grande qu’il n’y avait rien pour en rapprocher les extrémités. Cet intervalle que l’ancienne bourgeoisie ofFicielle des mechtchanes et des marchands était incapable de combler, c’est à une bourgeoisie nouvelle de le faire disparaître, à une bourgeoisie cultivée, tenant à la fois au peuple par les intérêts et les sympathies et à la civilisation moderne par l’éducation.

« Dieu se garde d’accomplir un tel souhait ! » s’écrieront bien des Russes. Aristocrates ou démocrates, beaucoup en effet sont disposés à prendre en mauvaise part cet inoffensif mot de bourgeoisie (bourjoasia) qu’ils nous ont emprunté, et dont, à l’égard de l’Occident, ils abusent souvent de la plus étrange manière. Beaucoup affectent pour la bourgeoisie à peu près les mêmes sentiments que nos prolétaires des grandes villes. Ils n’ont pas assez de dédains pour notre société et notre civilisation « bourgeoises », pour nos libertés et notre régime « bourgeois ». Ils sont volontiers fiers de n’avoir rien de pareil, ils ne se soucient pas de nous ressembler en ce point[220]. Dans leurs prétentions à l’unité et à l’homogénéité sociale, dans leur antipathie systématique pour les distinctions de classes, ils regardent la bourgeoisie comme une sorte de caste nouvelle ou d’oligarchie ennemie du peuple, sans s’apercevoir que la fusion des diverses classes, après laquelle ils soupirent, a nécessairement pour effet la formation d’une bourgeoisie, indépendante de tous les préjugés de caste, et seule capable de réaliser dans la nation cette unité morale qui leur tient tant à cœur.

Jusqu’ici, il n’a point existé en Russie de chaîne continue le long de laquelle les idées, les connaissances, les impressions pussent descendre insensiblement du sommet au bas de la société. C’est là le grand obstacle au progrès économique, au progrès politique de l’empire. La masse de la nation était condamnée à ramper dans la routine, pendant qu’une élite dépaysée s’envolait égoïstement à l’étranger ou se perdait vainement en de nuageuses utopies. Le remède est dans la formation d’une classe moyenne, d’une grande, et peut-être plus encore, d’une petite bourgeoisie, servant d’intermédiaire entre les idées d’en haut et les besoins d’en bas. Par là seulement pourra prendre fin le dualisme social, le schisme moral qui depuis Pierre le Grand est l’un des maux de la Russie, et qui survit à l’abrogation des privilèges et aux progrès de l’égalité. Alors seulement cette nation, divisée en elle-même, et aujourd’hui encore coupée en deux moitiés séparément impuissantes, pourra donner à l’Europe la mesure de son génie.


LIVRE VI
LA NOBLESSE ET LE TCHINE




CHAPITRE I


La noblesse et les paysans, personnifiant les deux Russies, semblent deux peuples superposés l’un à l’autre. — Par son origine et son mode de recrutement, le dvorianstvo russe diffère de toutes les institutions analogues de l’Occident. — Noblesse personnelle et noblesse héréditaire. — Grand nombre des nobles. — Des titres russes. — Les descendants de Rurik et de Guédimine. — Pourquoi cette haute noblesse ne forme-t-elle pas une aristocratie ? — Constitution de la famille russe. Partage égal des biens entre les mâles. Conséquences politiques de ce système. — Tentatives pour acclimater le droit d’aînesse et les majorats.


La rareté des villes, le manque d’industrie et de grand commerce, l’absence de professions libérales ont en Russie retardé jusqu’à nos jours la formation d’une classe moyenne. Ni par le nombre, ni par l’éducation, la bourgeoisie n’a la même importance que dans l’occident de l’Europe. Comme au temps de Pierre le Grand, il reste encore en présence et pour ainsi dire face à face, sans intermédiaire pour les unir ou les séparer, deux classes que, dans leur opposition même, il est difficile d’isoler l’une de l’autre : la noblesse et les paysans, l’ancien seigneur et l’ancien serf. En ces deux hommes, en ces deux classes se personnifient encore aujourd’hui deux Russies : dans la première, la Russie moderne, la Russie européenne de Pierre et des empereurs réformateurs ; dans la seconde, la Russie moscovite, la Russie à demi asiatique ou à demi orientale des vieux tsars.

Entre le noble et le paysan, le servage était, jusqu’au règne d’Alexandre II, une chaîne matérielle : il n’a jamais été un lien moral. Cette chaîne séculaire une fois rompue, l’ancien seigneur et l’ancien serf se sont retrouvés presque aussi rapprochés par la terre et les besoins de la vie rurale, presque aussi séparés par l’esprit, par les tendances et les mœurs. C’est qu’entre l’esclave et le maître la différence n’était pas seulement dans le degré de culture, elle était dans le principe, dans la nature même de la civilisation. Aussi entre l’un et l’autre, après comme avant l’émancipation, l’intervalle reste-t-il si grand qu’aux yeux de l’observateur ils semblent moins former deux classes que deux peuples superposés.

De ces deux hommes, du moujik et de son ancien maître, le premier est entièrement étranger à l’Europe, le second lui est presque familier. La France, l’Allemagne, l’Italie l’ont souvent reçu, il les fréquente comme voyageur, comme homme du monde ou homme de plaisir. L’Occident connaît le noble russe et ignore presque absolument la noblesse de Russie. Sous ce rapport, le premier ordre de la société russe n’est guère mieux connu, guère mieux compris de l’Europe que le paysan lui-même : nous n’en savons ni la fonction dans le passé, ni le rôle dans le présent, et sommes ainsi hors d’état d’en augurer l’avenir ; nous ne savons quelle place la noblesse occupe dans la nation et dans l’État, quelles prérogatives lui concèdent la coutume ou la loi, quelles perspectives lui réserve le développement de la Russie. On parle beaucoup en Europe de démocratie et d’aristocratie ; dans notre France même, rendue plus curieuse de l’étranger, les partis ou les écoles interrogent souvent à ce point de vue les autres nations. On se plaît à chercher, dans des exemples plus ou moins fidèlement présentés, des arguments en faveur de thèses le plus souvent arrêtées d’avance. Quelles leçons la Russie peut-elle, à cel égard, offrir à l’Europe ? De quel côté incline cette société, par tant de traits si dissemblable de la nôtre ? Peut-elle longtemps se retenir sur la pente où se laisse peu à peu glisser tout l’Occident ? Y a-t-il en Russie une force aristocratique capable de devenir un jour un ressort politique, capable d’être un appui pour le trône ou un frein pour le peuple ? De telles questions ont beau paraître prématurées, elles se présentent naturellement à l’esprit inquiet des destinées de l’Europe et de la civilisation.

La noblesse russe (dvorianstvo) n’a ni les mêmes origines ni les mêmes traditions que ce que nous appelons du même nom en Occident. Le dvorianstvo, « la classe cultivée héréditaire », dit un écrivain russe à tendances aristocratiques[221] est une institution spéciale à la Russie, inconnue de l’Europe, unique à sa manière. Deux choses la distinguent particulièrement : c’est d’abord qu’elle n’a jamais été qu’un instrument du pouvoir, n’étant littéralement autre chose que la réunion des hommes au service public ; c’est ensuite que l’entrée en a toujours été ouverte et que, se renouvelant incessamment par un afflux d’en bas, elle s’est gardée de tout penchant exclusif, de tout esprit de caste.

De l’aveu de ses plus sérieux panégyristes, la noblesse russe est ainsi sans analogue en Occident ; quelques-uns disent même volontiers sans antécédent dans l’histoire. Ce n’est qu’en regardant leur patrie à travers l’étranger, ou en se laissant prendre à une ressemblance tout extérieure que certains Russes, élevés à l’européenne et oublieux des traditions nationales, font mine de se draper en lords anglais ou en Herren allemands. Si nous rendons le mot dvorianstvo par les termes de noblesse, nobility, Adel, c’est faute d’équivalent dans les langues comme dans les institutions de l’Occident. Le nom, qui désigne officiellement la première classe de l’État, en indique lui-même l’origine. Le russe dvorianine veut dire homme de cour, on pourrait traduire par courtisan, si le mot dans notre langue n’avait pris un tout autre sens[222]. Il semble que primitivement le dvorianine fut un officier ou dignitaire de la cour moscovite, plus ou moins analogue aux chambellans de l’Occident. Plus tard ce terme fut étendu à tous les gens au service personnel du souverain, ou, ce qui revenait au même, au service de l’État. Le dvorianstvo russe a gardé à travers l’histoire la marque de son origine ; c’est une noblesse de cour, une noblesse de service, qui, de nos jours comme jadis, s’acquiert de droit par le tchine, par un grade ou un rang déterminé dans l’armée ou dans l’administration.

La législation russe distingue deux sortes de noblesse : la noblesse transmissible, héréditaire (potomstvennaïa), et la noblesse personnelle (litchnaïa), qui ne descend point du père aux enfants. Pour nous, ces mots de « noble personnel » semblent une sorte d’antithèse, et l’anoblissement viager une contradiction. Séparée de l’hérédité, la noblesse n’est à nos yeux qu’un non-sens. Une telle institution accuse nettement le caractère particulier de la hiérarchie russe. Le dvorianstvo n’étant que la classe des serviteurs de l’État, il a bien fallu, lors de l’introduction en Russie de la bureaucratie compliquée de l’Occident, distinguer entre les fonctions élevées et les emplois inrérieurs. De là, parmi les gens au service public, la création de deux noblesses. À l’employé subalterne, ce titre de dvorianine personnel assurait les privilèges ou mieux les droits de l’homme libre, dans un pays où le noble ou fonctionnaire avait seul quelques droits reconnus. Aujourd’hui et depuis longtemps déjà, le noble personnel n’a en fait aucun privilège de plus que les marchands et les habitants privilégiés des villes. Ses enfants entrent dans la catégorie des citoyens honoraires ou bourgeois notables héréditaires ; sous ce titre, ils jouissent en réalité d’autant de droits que leur père, dont ils n’ont pas hérité la noblesse. Le dvorianstvo personnel est ainsi devenu un vain titre ; il n’a jamais du reste eu d’importance, la suppression n’en changerait rien à la hiérarchie sociale.


La noblesse héréditaire est la seule digne d’attention, la seule ayant une réelle valeur. Comme la noblesse personnelle, elle est depuis des siècles ouverte à tous. Durant plus de cent ans, pendant le dix-huitième siècle et la première partie du dix-neuvième, de Pierre le Grand à la fin du règne d’Alexandre Ier, la noblesse héréditaire appartint de droit à tout officier de l’armée et à tout employé civil d’un rang équivalent ; elle se gagnait avec la première épaulette, avec le grade d’enseigne, grade inférieur à celui de sous-lieutenant. On comprend ce que devait être une noblesse dont la porte était aussi largement ouverte et le seuil aussi bas. Une qualité ainsi prodiguée ne pouvait manquer de se déprécier et ravaler. Pour en arrêter l’avilissement, l’empereur Alexandre Ier en 1822, son frère Nicolas en 1845, l’empereur Alexandre II en 1854, ont successivement relevé de plusieurs degrés le seuil de la noblesse héréditaire. Sous Alexandre II, elle ne donnait plus accès qu’aux colonels ou aux fonctionnaires civils décorés du titre de conseiller d’État actuel (4e classe). Sous Alexandre III, le dvorianstvo a enfin réussi à faire supprimer l’anoblissement par le grade et le service. Outre la grande porte du tchine, la noblesse héréditaire avait des portes de côté : c’étaient les décorations, certains ordres impériaux anoblissaient de droit. Le souverain a toujours la faculté, dont il use peu, de conférer la noblesse par gratification (jalovanié).

Le premier effet d’un tel système, c’est naturellement le grand nombre des nobles, et par suite, le peu d’aisance, le peu d’éducation, le peu de considération de beaucoup d’entre eux. Dans la seule Russie d’Europe, les statistiques donnent, pour le dvorianstvo héréditaire, environ 600 000 âmes, pour la noblesse personnelle et les petits employés, au moins 350 000[223]. Il y aurait là de quoi recruter une armée entièrement composée de nobles. En Angleterre, en Allemagne même, dans tous les pays où la noblesse a conservé un prestige politique ou seulement un lustre de vanité, le nombre des hommes qui en sont revêtus est beaucoup moindre. En Russie, la multitude des nobles fait qu’on en trouve partout, à tous les degrés de l’échelle sociale, dont ils sembleraient devoir occuper le faîte. C’est dans le sein du dvorianstvo, plutôt que dans la classe officielle des bourgeois, qu’il faut encore aujourd’hui chercher l’équivalent de notre bourgeoisie. « Qu’est-ce que votre noblesse ? demandait un de mes compagnons de voyage, à la table d’un juge de paix des bords du Volga ? — La noblesse, répondit le maître de maison, ce sont nos convives, c’est nous tous ici ». C’est là une réponse qu’on pourrait faire souvent en Russie et partout où se montrent des Russes à l’étranger. Les nobles, c’est tout ce qui n’est pas paysan, marchand ou prêtre, tous les gens que l’on rencontre dans le monde, tous les hommes de quelque éducation à la ville et à la campagne. À cet égard on pourrait encore presque dire : en Russie, la noblesse, c’est tout le monde.

Du fond obscur de cette plèbe nobiliaire se détachent naturellement un certain nombre de familles, les unes entourées d’une illustration qui se perd dans les ténèbres de l’ancienne Moscovie, les autres plus ou moins récemment mises en lumière par l’éclat des services. De telles familles, de telles maisons existent en Russie comme dans la plupart des pays qui ont derrière eux une longue histoire. La langue russe a même pour les désigner un mot qui lui est particulier, le mot de znat, La znat (du verbe znat, connaître) c’est, sans distinction de titre ou d’antiquité de race, les familles connues ou illustres ayant gardé jusqu’à nos jours un haut rang dans l’État ou la société. Dans cette haute noblesse, ou plus justement dans cette couche sociale supérieure, s’il y a des familles titrées d’origine ancienne ou récente, il y a aussi des familles sans titres, dont la noblesse et l’illustration remontent aux temps des vieux tsars. Cette noblesse de titre ou de nom sera probablement la seule à survivre à l’effacement progressif du dvorianstvo ; le reste n’a, ni dans la forme du nom, ni dans les souvenirs du pays, rien qui le puisse longtemps distinguer de la masse de la nation[224]. Le commun des nobles demeure privé de tout signe extérieur, sans rien qui dénonce aux yeux sa qualité, sans autre titre qu’une inscription dans les registres de la noblesse de sa province.

Il y a aujourd’hui en Russie plusieurs sortes de titres et comme une hiérarchie nobiliaire ; mais ce n’est là qu’une importation de l’Occident, un récent emprunt à l’étranger. Chez les Moscovites comme chez les autres Slaves, toutes ces dénominations de duc, comte, baron, étaient inconnues, par la raison que chez eux il n’y avait jamais eu de féodalité, jamais de duchés ou de comtés, vassaux les uns les autres ou vassaux du pouvoir central. L’ancienne Russie ignorait toutes ces gradations de titres : à vrai dire, elle ignorait même les qualifications héréditaires ; par là encore le dvorianstvo russe différait entièrement des noblesses de l’Occident. Il n’y avait qu’une exception, et cette exception confirmait la règle : c’était en faveur des membres de la famille souveraine, en faveur des branches collatérales de la dynastie régnante.

Les descendants des kniazes, des princes apanagés, ont continué à porter le titre de prince après la réunion de leurs principautés au domaine de Moscou. Toutes les autres dignités ou distinctions, la qualité de boyar en particulier, étaient viagères et accordées directement par le souverain. Ce n’est qu’en se rapprochant de l’Europe et en s’annexant des provinces longtemps soumises à l’influence germanique, que la Russie s’appropria quelques-unes des dénominations nobiliaires issues de la féodalité. Elle eut ainsi des comtes et plus tard des barons ; mais, pour ces qualifications, il lui fallut emprunter des noms étrangers[225]. À l’imitation des monarques de l’Occident, Pierre le Grand et ses successeurs se mirent à conférer des titres héréditaires. Ces distinctions du reste n’ont pas été aussi prodiguées qu’ailleurs ; si l’on met de côté le grand nombre de familles portant des titres d’origine étrangère, elle sont même demeurées relativement rares. Une centaine de comtes[226], une quinzaine de princes et un peu plus de barons, ces derniers pour la plupart gens de finance, tel est à peu près le chiffre des titres créés par diplôme impérial. Tous sont naturellement de date plus ou moins récente, peu remontent à un siècle. De même que les dorures trop neuves, la plupart gardent le poli luisant de la nouveauté ; comme ils manquent de l’éclat sombre et mat de l’antiquité, les familles qui en sont décorées n’en peuvent toujours tirer grand prestige. L’origine de leur fortune est trop connue, et en Russie, comme dans les autres cours de l’Europe, la faveur ou l’intrigue ont trop souvent usurpé ces récompenses honorifiques. Puis, à côté même des familles titrées, il en subsiste de plus anciennes dont le nom est assez illustre pour n’avoir pas besoin d’être ainsi relevé. Les Narychkine, par exemple, sont demeurés sans titre et semblent tenir à honneur de n’en point porter.

Une chose frappe dans la haute noblesse russe, dans la znat pétersbourgeoise en particulier, c’est le grand nombre des familles d’origine étrangère. Une moitié peut-être de cette aristocratie de cour provient du dehors ; elle est de sang tatare, géorgien, grec, valaque, lithuanien, polonais, suédois, allemand, parfois même de sang anglais ou français. Toutes les tribus soumises au sceptre des tsars, tous les peuples voisins de l’empire ont apporté leur contingent au dvorianstvo. Par ses origines comme par ses mœurs, par sa composition comme par son éducation, la classe la plus élevée est ainsi la moins nationale ; de là, pour elle, une autre cause de faiblesse, une autre raison de son peu d’ascendant.

Entre toutes ces familles, étrangères de provenance ou décorées de titres dont le temps n’a pas rehaussé l’éclat, les vieux kniazes, les princes qui descendent en ligne directe des souverains russes, paraissent devoir occuper une place à part. Il semble que dans l’État, fondé et si longtemps régi par leurs ancêtres, ces héritiers de la dynastie de Rurik offrent un élément aristocratique indigène, auquel une illustration séculaire assure un rôle considérable. Aucune aristocratie de l’Europe n’a une plus haute ou plus lointaine noblesse. « En Russie, disait un jour M. de Talleyrand, tout le monde est prince. » Cette opinion du ministre de Napoléon est encore fort répandue en occident. Rien cependant n’est plus faux. Après l’afflux de tant d’étrangers, après tant d’anoblissements de toute sorte, le nombre des familles princières russes ne dépasse guère, dans cet immense empire, le chiffre de soixante, et encore plus de la moitié provient-elle d’une seule souche, de Rurik[227]. Les petits États du pape étaient peut-être aussi riches en maisons princières.

De cette noblesse de kniazes, les descendants des anciens souverains et des chefs locaux de la Russie forment encore aujourd’hui environ les deux tiers. Près de quarante de ces familles de princes remontent à Rurik, le fondateur de l’empire russe, et à saint Vladimir, l’apôtre de la Russie ; ce sont les agnats des vieux tsars moscovites, et ainsi les représentants de la dynastie qui régna du neuvième siècle à la fin du seizième. Cette féconde maison de Rurik, probablement la race souveraine la plus nombreuse que mentionne l’histoire, comptait, il y a un siècle ou deux, près de deux cents branches diverses[228]. Beaucoup n’ont plus de rejetons vivants ; quelques-unes, telles que les Talichtchef, ont abandonné ou perdu le titre de kniaz. Un autre groupe, composé de quatre familles russes et de quatre polonaises, provient d’une tige non moins illustre, et aux yeux des Russes, presque aussi nationale : ce sont les descendants de Guédimine et de l’ancienne maison souveraine de Lithuanie, connue en Europe sous le nom de Jagellons, et qui, avant de monter sur le trône de Pologne, régnait sur toute la Russie occidentale. De Rurik et de la première dynastie russe sont issus les Dolgorouki, les Bariatinski, les Obolenski, les Gortchakof ; de Guédimine et de la dynastie lithuanienne, les Khovanski, les Galitsyne, les Kourakine, les Troubestkoï en Russie, les Czartoryski et les Sanguszko en Pologne. À cette double descendance des anciens souverains nationaux s’ajoutaient sept ou huit familles, sorties d’anciens chefs tatars, tcherkesses ou géorgiens, admis jadis au nombre des kniazes russes, et dont la plupart, comme les Tcherkasski, les Mechtcherski, les Bagration, portent également des noms historiques[229].

Un simple dénombrement montre que ces kniazes russes ne le cèdent à aucune noblesse de l’Europe en antiquité ou en illustration : aujourd’hui encore ils ne le céderaient à aucune en hommes distingués. Et néanmoins, dans toutes ces maisons de sang presque royal, à côté desquelles se placent encore d’anciennes familles de boyars, dans toute cette haute noblesse nationale, il n’y a pas les éléments d’une aristocratie politique, il n’y a pas de quoi faire, par exemple, une chambre des pairs, une chambre de boyars héréditaire. Cette sorte d’incapacité aristocratique a une double raison : elle tient à la constitution historique de la société russe, elle tient aussi et avant tout à la constitution même de la famille russe.

Dans la famille du dvorianine et du kniaze comme dans celle du marchand ou du mougik, règne l’égalité des enfants, égalité de droits, égalité de titres. Avec ce principe démocratique, auquel la noblesse russe est toujours demeurée fidèle, les germes d’aristocratie tombés çà et là sur le sol ne pouvaient lever. Dans ces maisons princiëres du sang de Rurik et de Guédimine, comme chez la commune noblesse, il n’y a point d’aîné, point de chef de famille pourvu de droits particuliers. La fortune du père se partage également entre les fils, le titre paternel passe à tous indistinctement, et, comme c’est le seul bien qui ne soit pas réduit par des partages successifs, c’est souvent le seul héritage qui leur reste de leurs ancêtres. De là fréquemment l’avilissement d’un titre qui, tout en appartenant à peu de familles, peut appartenir à la fois à beaucoup d’individus. À force de se ramifler, plusieurs de ces familles princières, et parfois les plus illustres, ont formé comme un buisson touffu dont les branches enchevêtrées s’étouffent et se cachent les unes les autres.

Quelques-unes de ces maisons de kniazes, dont l’unité et la fortune ne sont maintenues ni par le droit d’aînesse ni par l’entrée des cadets dans l’Église, sont aujourd’hui de vraies tribus, de vrais clans n’ayant d’autre lien qu’un même nom. On compte, par exemple, trois ou quatre cents Galitsyne des deux sexes, et par suite plus d’une centaine de princes de ce nom, autant que de mâles. Dans ces nombreuses familles issues d’un même tronc, à côté des branches qui se déploient au soleil, florissantes et pleines de sève, il y a naturellement des rameaux privés d’air et dépouillés de feuilles. Au seizième siècle déjà, lorsque régnait encore la dynastie de Rurik, d’où la plupart sont sortis, Fletcher remarquait que beaucoup de kniazes n’avaient d’autre héritage que leur titre, sans rien pour le soutenir. « Il y en a tant dans cette position, écrivait l’envoyé de l’aristocratique Angleterre, que ces titres ne valent pas cher. Aussi voit-on des princes trop heureux de servir un homme de rien pour un salaire de 5 ou 6 roubles par an[230]. » Les siècles et la multiplication de certaines familles n’ont pas beaucoup amélioré cette situation. Aujourd’hui encore, on voit en Russie des rejetons de Rurik ou de Guédimine dans les emplois les plus modestes. À Pétersbourg, j’en ai vu un diriger l’orchestre d’un café-concert ; en Italie, j’ai rencontré, sur des théâtres de second ou de troisième ordre, des princesses russes chantant sous des noms d’emprunt, et j’ai entendu dire qu’il y avait eu des princes cochers de fiacre et des princesses femmes de chambre. Haxthausen raconte que, dans certain village, des paysans qui se prétendaient d’origine princière s’étaient réservé le droit de porter, comme signe distinctif, un bonnet rouge. De tels faits expliquent comment plusieurs des familles issues de Rurik ont laissé tomber leur titre de prince. Avec une telle division, un tel émiettement des familles et des fortunes, il ne saurait y avoir dans la haute noblesse ni esprit de famille ni esprit de corps.

Veut-on savoir si un pays incline à l’aristocratie, il faut d’abord interroger la législation ou la coutume qui règle la distribution de la richesse. Selon une remarque de Tocqueville, ce sont les lois sur les successions qui, en concentrant, en groupant autour de quelques têtes la propriété et bientôt après le pouvoir, font en quelque sorte jaillir du sol l’aristocratie ; ce sont elles aussi qui, en divisant, fractionnant, disséminant les biens et la puissance, préparent la démocratie. Or, dans la noblesse russe, a toujours prévalu la coutume du partage égal des biens entre les fils, cette loi niveleuse « qui, passant et repassant sans cesse sur le sol, renverse sur son chemin les murs des demeures et détruit les clôtures des champs ». Si en Russie la loi du partage égal n’a point encore morcelé et effacé tous les grands domaines, réduit et détruit toutes les grandes existences, c’est que, jusqu’à nos jours, la Russie est demeurée dans des conditions économiques exceptionnelles. C’était d’abord l’immensité du territoire, puis le rapide accroissement de la valeur des terres, grâce à l’ouverture de nouveaux débouches ; c’était ensuite le servage et le droit exclusif de la noblesse à la propriété des biens habités par des serfs. En mainte région de l’empire, le revenu des terres a longtemps augmenté si promptement, avec la population ou les moyens de communication, que souvent les propriétés doublaient, triplaient, parfois même décuplaient de valeur en vingt ou trente ans. De cette façon, il n’était nullement impossible qu’après s’être partagé l’héritage paternel, deux ou trois fils se trouvassent aussi riches que l’était leur père à leur âge. Les grandes fortunes ont, en apparence au moins, encore une autre raison : c’est que le partage n’a lieu qu’entre les enfants mâles.

Les fils, chargés de perpétuer la famille, s’en divisent les biens. Aux filles qui ont des frères vivants, la législation n’accorde qu’une part minime, un quatorzième de l’héritage paternel, des immeubles du moins. Souvent elles ne reçoivent que leur dot. Selon l’esprit des civilisations anciennes, une fille mariée et dotée est pour ainsi dire retranchée de la famille. Une fois coupé, dit un adage populaire, le morceau de pain n’appartient plus à la miche. Il est vrai que la dot, donnée aux filles, dépasse parfois la part qui leur serait légalement attribuée ; j’ai même connu des familles où les sœurs avaient reçu un lot égal ou supérieur au lot de leurs frères. Cette législation n’a pas du reste pour point de départ le dédain du sexe féminin ; la loi russe, si avare pour les filles, est à certains égards plus libérale pour la femme que notre loi française qui, dans les successions, fait d’elle l’égale de l’homme[231]. Si le code n’attribue à la fille qu’une faible part des biens de son père, la législation réserve à la femme, du vivant même de son mari, la libre jouissance et administration de ses propres biens. La femme mariée n’est jamais, comme chez nous, une mineure sous la tutelle du mari, et, d’une manière générale, l’on peut dire qu’au point de vue de l’émancipation ou de l’indépendance des femmes, aucune société de l’Europe n’est plus avancée ni plus libérale que les hautes classes de cette Russie, dont les lois sont pour elles si peu généreuses.

Le mode de succession, qui consacre l’inégalité de l’homme et de la femme, compte encore aujourd’hui des partisans dans les pays où règne le Code Napoléon. En France même, ce régime a les sympathies des esprits inquiets des progrès de la démocratie, il a les préférences avouées de toute une école de publicistes contemporains. À défaut du droit d’aînesse, le privilège d’un sexe sur l’autre leur paraît une garantie sociale, une mesure protectrice de la transmission des fortunes et de la perpétuité des familles ; cette opinion ne semble pas toujours confirmée par l’exemple de la noblesse russe. La plupart des défauts, reprochés au partage égal entre tous les enfants, se retrouvent dans le partage restreint aux mâles. À ne considérer que les classes et non les individus, l’un et l’autre régime ont, sous le rapport économique comme sous le rapport politique, des effets analogues, presque identiques ; il n’y a de sérieuse différence qu’au point de vue moral, au point de vue du mariage et de la situation de la femme. Là où la loi reconnaît à tous les enfants un droit égal à la succession paternelle, la part diminuée des fils est recomplétée par le mariage ; la femme restitue en moyenne au mari ce que la sœur enlève au frère. Des deux modes de partage, le plus favorable à l’aristocratie ou au maintien des grandes situations, au maintien des influences traditionnelles, n’est pas toujours celui qui fractionne le moins les biens. Si le partage entre les mâles seuls divise moins les terres et les fortunes, le partage entre tous les enfants offre plus de facilité de les reconstituer ou de les arrondir par des alliances. Avant la Révolution déjà, la noblesse française, bien que protégée par le droit d’aînesse, avait souvent recours à ce moyen de fumer ses terres. Les aristocraties de nom ou de tradition en ont bien plus besoin, aujourd’hui que l’induslrie, la banque, le commerce sont devenus presque les uniques facteurs de la richesse, qu’entre l’opulence des nouvelles familles et les besoins des anciennes il n’y a d’autre passage et, pour ainsi dire, d’autre pont que le droit de succession des filles. Avec le régime opposé toute la richesse et l’influence risquent de passer à une bourgeoisie de parvenus.

Le partage exclusif entre les mâles a en outre, au point de vue conservateur, un inconvénient spécial, fort sensible en Russie : il dérange l’équilibre des fortunes et la position relative des familles plus rapidement, plus fortuitement que le partage entre tous les enfants. Deux pères, possédant le même avoir et ayant le même nombre d’enfants, laissent leurs descendants mâles dans une situation fort inégale, selon que, parmi leurs héritiers, prédomine le sexe privilégié ou le sexe exclu du partage. En résumé, la coutume russe ne semble pas plus propice au maintien des influences aristocratiques que notre coutume française, en apparence plus démocratique. Avec la faveur que rencontre en Russie la cause de l’indépendance des femmes, il se pourrait du reste que, dans un temps plus ou moins éloigné, la législation ou les mœurs renonçassent à priver de l’héritage paternel les enfants qui sont naturellement les moins capables de faire fortune, et que dans le Nord comme en France triomphât l’égalité des sexes.

Du jour où il s’est rapproché des noblesses occidentales, le dvorianstvo russe a compris qu’avec le droit national et le partage égal des biens, il ne pouvait y avoir de véritable aristocratie. Aussi certains des héritiers des kniazes et des boyars ont-ils tenté d’implanter dans leur patrie la coutume étrangère des majorats. Chose singulière, c’est un des princes les moins enclins aux penchants aristocratiques, c’est Pierre le Grand qui le premier introduisit les majorats dans la législation russe. Était-ce simplement pour imiter l’Occident et mieux assimiler la Moscovie à l’Europe ? Était-ce vraiment pour créer entre le peuple et le trône une haute et influente noblesse ? De telles vues se concilieraient mal avec la conduite du souverain qui fit dépendre tout rang dans l’État du grade dans le service. Le plus vraisemblable, c’est qu’à l’aide de cet emprunt à l’Europe, le réformateur voulut assurer à la Russie, alors à peine ouverte à la civilisation, une classe riche et instruite, et par suite européenne et civilisée. Tels que les établit Pierre Alexéléievitch, les majorats étaient du reste aussi manifestement outrés que manifestement opposés aux mœurs nationales. Pour avoir quelques chances de vie, l’institution nouvelle dut commencer par être abolie et transformée. D’après l’oukaze de 1714, tous les biens immobiliers de la noblesse étaient assujettis au régime des majorats, ou plus exactement devaient passer à un seul héritier (édinonastédie). La fortune mobilière, alors presque nulle en Russie, restait seule à la libre disposition du dvorianine pendant sa vie, et était seule, après sa mort, partagée entre ses enfants.

Ce système différait des majorats de l’Occident par un autre point essentiel. Au lieu d’assurer l’héritage paternel à l’aîné des fils, Pierre le Grand accordait au père la faculté de désigner parmi ses enfants son unique héritier. Avec ces majorats sans droit d’aînesse, s’introduisait dans la famille une sorte d’autocratie : le droit de succession privée semblait calqué sur le droit de succession au trône, qu’en défiance ou en souvenir de son fils Alexis Pierre avait voulu laisser au choix du souverain. Un tel régime ne pouvait guère avoir de plus heureuses conséquences dans la vie domestique que dans la vie publique. Il est à remarquer qu’en abandonnant au père de famille le choix d’un héritier privilégié, le système inauguré par Pierre le Grand n’était pas sans analogie avec la réforme du Code civil réclamée chez nous sous le nom de liberté testamentaire[232]. En Russie, l’expérience n’a pas été favorable à cette sorte de primogéniture artificielle, dépendant de l’arbitraire paternel et non plus du hasard de la naissance. L’oukaze de Pierre fut abrogé dès 1730, après avoir été pour les familles, durant sa courte existence, un principe de jalousie et de division. L’ancienne coutume nationale du partage égal fut restaurée, et, lorsqu’on les autorisa de nouveau, les majorats, créés en faveur d’un des fils, durent, comme en Angleterre ou en Allemagne, passer d’ainé en aîné.

Dans ces nouvelles conditions, les majorats[233] ne sont pas encore parvenus à se répandre chez la noblesse russe. En dépit de la faveur qu’ils semblent rencontrer dans quelques hautes régions sociales, le nombre en demeure jusqu’ici peu considérable. Un oukaze de l’empereur Nicolas, daté de 1845, a eu beau accorder à tout sujet noble le droit de fonder un ou plusieurs majorats : c’est là une prérogative dont la noblesse s’est peu servie. La valeur élevée, que la loi exigeait des biens érigés en majorat, n’explique qu’en partie celle abstention. D’après l’oukaze de 1845, il fallait une terre libre de toute hypothèque, peuplée d’au moins deux mille paysans ou rapportant un revenu annuel d’au moins 12 000 roubles. L’institution ainsi réglementée n’est qu’à la portée des grandes fortunes ; mais, pour avoir quelque efficacité politique, un majorat doit toujours être considérable ; autrement ce n’est pour la société qu’une inutile et encombrante mainmorte. Le principal obstacle à la diffusion des majorats, et par leur moyen à l’établissement d’un droit d’aînesse, ce sont les mœurs, c’est la tradition nationale et les instincts démocratiques de la nation. L’esprit russe se montre à cet égard fort différent de l’esprit polonais comme de l’esprit allemand, qui, dans les provinces baltiques de la Russie, a jusqu’ici fait prévaloir ses penchants aristocratiques. Il est des partisans théoriques du droit d’aînesse qui, de peur de jeter la discorde parmi leurs enfants, n’osent choisir entre eux un héritier privilégié. Je connais un grand propriétaire, fort épris des institutions anglaises, qui, ayant trois fils et n’en voulant léser aucun, a constitué un majorât pour chacun des trois.

Malgré de tels exemples et les encouragements d’un certain monde, le majorat est demeuré en Russie une plante exotique, qui ne semble point appelée à une rapide propagation[234]. Telle qu’elle existe aujourd’hui, chez un nombre limité de familles dont les autres ne reconnaissent pas la supériorité, cette institution étrangère ne peut avoir les effets politiques, qui en d’autres pays en font la raison d’être. Il n’en subsiste guère que les inconvénients économiques et moraux, une partie de la fortune publique enlevée à la circulation, et l’opulence de quelques privilégiés mise artificiellement à l’abri du châtiment naturel de l’inconduite ou du vice. Privé, dans le plus grand nombre de ses membres, de toute protection légale contre la concurrence des autres classes, n’ayant pour rempart ni majorats ni droit d’ainesse, le dvorianstvo russe ne peut, par la concentration de la fortune et la perpétuité de la propriété, s’assurer l’autorité et l’indépendance héréditaires qui constituent les véritables aristocraties[235].




CHAPITRE II


Comment le monopole de la propriété territoriale n’a pu conférer à la noblesse aucun pouvoir politique. — Raisons historiques de cette anomalie. La droujina des kniazes et le libre service des boyars. — Ancienne conception de la propriété : la voltchina et le poméstié. — Le service du tsar, unique source de la fortune. — Les disputes de préséance et le mésinitchestvo. — Pourquoi il n’en pouvait sortir de véritable aristocratie. — À la hiérarchie des familles succède la hiérarchie des individus. — Le tableau des rangs et les quatorze classes du tchine. — Résultats de cette classification.


Cette autorité, cette indépendance des aristocraties politiques, la noblesse russe ne les a jamais possédées. Elle n’en jouissait point au temps récent où elle avait seule droit à la propriété du sol, et où les cultivateurs de ses terres étaient ses esclaves. Pour expliquer cette apparente anomalie d’une noblesse en possession exclusive de la terre et dénuée de la puissance que partout donne la propriété, il faut remonter dans le passé aux origines de la noblesse et de la propriété russes. Une aristocratie est l’œuvre des siècles, la force s’en mesure à la profondeur de ses racines. Celles de la noblesse russe sont aisées à mettre à nu. Dès une époque reculée, l’histoire nous montre le dvorianstvo sous les deux faces qu’il a conservées, sous le double aspect de serviteur de l’État et de détenteur du sol ; l’histoire nous découvre le lien du propriétaire et du fonctionnaire ; elle nous fait voir comment l’un a toujours maintenu l’autre dans la dépendance et la subordination.

Chez les anciens Slaves russes, il n’y avait, semble-t-il, ni noblesse ni aristocratie d’aucune sorte. Le plus lointain ancêtre de la noblesse russe est la droujina, qui apparaît chez les Slaves de Novgorod et de Kief avec Rurik et les Varëgues du nord. De même origine ou de même race au début que les fondateurs de l’empire russe, la droujina était la réunion des compagnons du prince, du kniaz. De pareils compagnons ou associés se rencontrent presque partout, autour des chefs germaniques qui ont été les fondateurs des États modernes de l’Europe[236]. En Russie seulement, la droujina a conservé plus longtemps et plus fidèlement ses traits primitifs, et les circonstances n’en ont pas laissé sortir une féodalité. D’elle sont venus les boyars[237], titre qui se rencontre de fort bonne heure avec la signification de conseiller du prince, et qui, dans les premiers temps, semble n’avoir indiqué qu’un rang élevé dans la droujina.

Le caractère essentiel du droujinnik était d’être le libre compagnon, l’associé volontaire du prince ; il le servait, il le quittait à son gré, il demeurait maître de passer du service d’un kniaz au service d’un autre. C’est là le seul privilège, le seul droit du droujinnik, ou c’est le privilège qui pour lui était la sauvegarde de tous les autres : car, pour retenir autour de lui sa droujina et ses boyars, le prince était souvent obligé de les consulter et de déférer à leur avis. Ce droit de libre service, les boyars, héritiers de la droujina, le maintinrent longtemps. À Moscou même, sous les premiers grands-princes, il y avait pour cela une formule ; on disait : les boyars et les libres et volontaires serviteurs[238]. Le libre service et le libre passage d’un prince à un autre, qui en était la garantie, ne pouvaient durer qu’autant que durait le système des apanages et la division de la souveraineté. L’antique privilège de la droujina périt avec les derniers apanages, et, chose remarquable, ce droit de libre passage contribua lui-même à la chute des principautés apanagées, sans lesquelles il ne pouvait se maintenir. Les boyars, maîtres de s’attacher au prince de leur choix, tendaient naturellement à se presser autour du plus puissant et du plus riche. Les grands-princes de Moscou les attirèrent peu à peu à leur cour, et, en abandonnant les princes apanagés, les boyars affaiblirent les apanages et en préparèrent eux-mêmes l’annexion à la grande-principauté. Une fois la souveraineté russe réunie dans une main, d’associés et de compagnons volontaires du grand prince, les boyars devinrent rapidement ses serviteurs, ou, comme ils s’intitulaient eux-mêmes, ses kholopy, ses esclaves.

Aux boyars, issus de la droujina, manquait le point d’appui des aristocraties féodales de l’Occident, une base dans le sol, une assiette dans la propriété territoriale. Le droujinnik, attaché à la personne du kniaz qu’il suivait dans ses différentes expéditions, n’était rattachée la terre par aucun lien permanent ; il vivait de sa part de butin ou des dons du prince. Le droit même de libre service empêchait cette droujina, toujours mobile, de se fixer au sol et d’y prendre racine. Le privilège, favorable à l’indépendance personnelle des boyars, était ainsi un obstacle à leur émancipation politique ; la constitution de la propriété en était un autre.

Deux choses surtout décident de l’état social d’un pays : le mode de propriété et le régime des successions. Or, en Russie, la propriété foncière s’est longtemps attardée en des phases rapidement traversées par l’Occident ; elle n’a eu ni la même fixité, ni la même précision, et par suite elle n’a pu avoir la même importance. Ces destinées différentes s’expliquent par des raisons diverses, par les coutumes, par le degré de civilisation et la configuration du pays, par l’immensité de la terre jointe à la rareté de la population.

Chez les anciens Russes, le droit de propriété semble encore mal défini, peu distinct du droit de souveraineté. Le sol, alors si mal ou si peu occupé, est longtemps regardé comme un domaine public. Dans ces vastes plaines sans divisions naturelles, il semble moins naturel qu’ailleurs d’enclore la terre et d’en attribuer la possession à un individu. Le Russe de la Moscovie incline à concevoir la propriété du sol de deux façons, au fond parentes et analogues ; à ses yeux, la terre appartient au prince, au souverain du pays, ou bien elle appartient à la commune, à l’ensemble des habitants qui la cultivent. Dans un cas comme dans l’autre, c’est un bien public dont le fonds est inaliénable, un bien de la communauté dont les individus, nobles ou paysans, n’ont que la jouissance, en échange de certains services ou de certaines redevances.

Le kniaz dans la Russie apanagée, le tsar dans la Moscovie unifiée se considère comme le maître, le haut propriétaire du sol (samovlasinyi khoziaïn)[239]. Le caractère de propriétaire l’emporta même pendant longtemps sur le caractère de souverain : c’est au premier titre, comme son domaine privé, que le grand-prince de Moscou gouverne et administre le territoire de ses États[240]. Ses terres, le kniaz les distribue à sa droujina, le tsar à ses boyars, comme prix de leurs services. Dans un pays de peu de commerce et de peu de richesse, où l’argent monnayé apparaît tardivement et demeure toujours rare, la terre est pour le souverain le plus facile et le meilleur moyen d’entretenir ou de récompenser ses serviteurs ; c’est la solde du capitaine, le traitement du fonctionnaire. Cette terre, ainsi donnée en paye, est prise comme un salaire, une gratification, une pension, non comme une demeure perpétuelle et héréditaire ; elle n’est ni un centre de famille, ni un foyer d’influence.

Pour la droujina et plus tard pour la noblesse, la propriété a été un lien de dépendance, une chaîne de servitude plutôt qu’un instrument d’émancipation et de pouvoir. On distingue dans l’ancienne Russie deux modes de propriété personnelle, et par suite deux catégories de biens fonciers : la vottchina et le pomêstié, la terre possédée en propre, reçue en héritage des ancêtres, et la terre attribuée par le souverain, donnée en jouissance aux serviteurs de l’État[241]. On retrouve là quelque chose d’analogue aux alleux et aux fiefs ou bénéfices de l’Occident. En Moscovie, comme en Occident, les terres concédées en récompense des services ont de bonne heure supplanté les biens patrimoniaux, le pomêsliê absorbé la vottchina. C’est du pomêstié que provient la propriété noble actuelle, si bien que, dans la langue, le terme de pomêchtchik n’a plus que le sens de propriétaire. Il y avait une classe importante de vottchiniki, d’hommes tenant la terre de leur propre droit et de leurs ancêtres : c’étaient les kniazes, les princes apanagés, chez lesquels la propriété du sol avait pu survivre à la souveraineté. Les princes moscovites prirent à tâche de remédier à cet état de choses qui, sous leur domination, constituait une sorte d’anomalie. Le grand-prince eut soin de ne pas laisser à ses agnats, aux branches collatérales de sa maison, la propriété des domaines annexés à la grande-principauté. Les princes médiatisés durent échanger leur vottchina héréditaire contre des pomêstié, situés loin des contrées où leurs pères avaient régné, et dont eux-mêmes parfois portaient le nom. L’Anglais Fletcher, l’ambassadeur d’Elisabeth, remarquait encore, à la fin du seizième siècle, ce soin des tsars moscovites d’affaiblir et, pour ainsi dire, de déraciner les familles issues de Rurik, en les arrachant au sol natal pour les transplanter sur un sol étranger. Les seules familles russes qui eussent une base territoriale, les seules qui, en face du grand-prince, semblassent destinées à fonder une haute aristocratie, les héritiers des kniazes apanages, furent ainsi ravalés au rang de simples pomêchtchiki, tenant leur terre et leur forlune du bon plaisir du maître.

Le tsar moscovite resta l’unique haut propriétaire comme l’unique souverain. Les familles les plus illustres demeurèrent éparses sur le sol, sans foyer traditionnel ni centre d’influence locale, pareilles au pérékatipolé, à cette plante de la steppe dont le vent d’automne fait rouler au hasard à travers la plaine les touffes desséchées. Entre le dvorianstvo russe et la terre, il n’y a jamais eu le même lien, la même association qu’en Occident. La noblesse ne s’incorpore pas au sol comme dans le reste de l’Europe ; elle ne s’identifle pas avec le pays où elle réside ; elle ne porte même point le nom de sa propriété ou de son village, comme ailleurs avec le de français ou le von allemand. Or, toute aristocratie ressemble au géant de la fable qui puisait sa force dans la terre. Ce manque de centre local, ce défaut d’assiette territoriale, explique assez l’incurable débilité des boyars et l’avortement de toutes les tentatives aristocratiques dans l’ancienne Russie. Rien en ce pays ne rappelle les orgueilleuses demeures des aristocraties occidentales, héritières de la féodalité ; rien n’y ressemble à ces châteaux du moyen âge, si solidement assis sur le sol, si fièrement pleins de la puissance des familles dont ils étaient le rempart. La nature russe paraît elle-même repousser ces forteresses domestiques, elle en refusait pour ainsi dire et l’emplacement et les matériaux, les rochers abrupts où les poser, la pierre pour les construire. La maison de bois si souvent brûlée, si vite vermoulue, si facile à transporter ou à réédifier, est un juste emblème de la vie russe ; le mode même d’habitation est comme un indice des frêles destinées de l’aristocratie.

Grâce au pomêstié, le noble russe apparaît, dès le moyen âge, avec la double qualité que nous lui trouvons encore aujourd’hui, comme propriétaire et comme serviteur de l’État. Ces deux titres, parfois séparés depuis, se tiennent étroitement alors : le second est la condition, la raison d’être du premier. C’est comme serviteur du grand-prince que le noble reçoit son pomêstié, c’est comme tels que ses enfants en conservent la possession. Le pomêchtchik reste dans la dépendance du souverain qui lui donne la terre, qui plus tard, avec le servage, lui donne, dans les paysans attachés à la glèbe, les instruments de culture. Pour le noble russe, la propriété n’est qu’un gagne-pain, un moyen d’existence, un moyen d’entretien (kermlénié) ; il ne s’y fixe point, ne s’y attache pas, il sait que le fleuve de la fortune a sa source ailleurs.

Sous les vieux tsars, comme sous les successeurs de Pierre le Grand, c’était dans la capitale, à la cour que s’obtenaient les emplois, que se conquéraient l’influence et la richesse. Aussi, dans la Moscovie comme dans la Russie moderne, c’était autour du maître, autour du grand dispensateur des grâces, que se pressaient les plus illustres familles, toutes se baissant à l’envi pour ramasser les faveurs qui tombaient des mains souveraines. L’attrait fascinateur du Versailles de Louis XIV sur la haute noblesse française, le barbare Kremlin l’exerçait non moins impérieusement sur les kniazes et les boyars moscovites. L’esprit de cour, si opposé au véritable esprit aristocratique, animait déjà tout le dvorianstvo russe. En France, dans l’assujettissement même, la noblesse gardait la dignité extérieure du gentilhomme ; en Russie, elle n’avait pour soutien ni d’anciennes traditions, ni le culte de l’honneur, ni les habitudes de politesse qui tempèrent l’arrogance du maître et relèvent l’humilité du courtisan. À la cour à demi byzantine, à demi asiatique de Moscou, les tsars se piquaient peu de déguiser sous une parure la servitude des boyars, et les boyars de couvrir d’un voile leur servilité. On sait le propos prêté par J. de Maistre ou par Ségur à l’empereur Paul Ier. « Monsieur, disait un jour l’autocrate à un étranger, je ne connais de grand seigneur chez moi que l’homme à qui je parle, et encore pendant que je lui parle. » Un Ivan ou un Vassili eût déjà pu tenir le même langage. En dehors de leur faveur souveraine, les tsars n’aimaient à reconnaître dans leurs sujets aucun avantage personnel, aucune supériorité de naissance. S’il demeura permis de tirer gloire ou profit des titres de ses ancêtres, ce fut du rang et des honneurs obtenus par ses pères à la cour du grand-prince. De là dérive une hiérarchie nouvelle, un ordre de préséance singulier qui, sous le nom de mésinitchestvo, est demeuré en usage aux seizième et dix-septième siècles.

À la cour moscovite, les préséances cessèrent de dépendre de l’origine et le rang du sang ; tous les sujets du grand-prince furent soumis à une commune mesure, le service de l’État. L’emploi, la place (mêsto) fut l’unique règle des prétentions et des titres de chacun ; mais, au lieu de classer seulement les individus, l’emploi classa entre elles les familles. En vertu du mésinitchestvo, un homme ne pouvait servir au-dessous de quiconque avait été mis sous les ordres de son père. Un pareil système devait à la longue aboutir à une sorte d’hérédité des offices. La dignité de boyar, la plus haute de l’ancienne Russie, tout en demeurant viagère en droit, tendait de fait à passer de père en fils[242]. Il en était de même de toutes les grandes charges ou fonctions. Pour constater le droit de chacun et les titres de chaque famille, il y avait des registres spéciaux, des livres d’états de service, appelés razriadnyia knighi.

On saisit aisément quel put être aux yeux des grands-princes l’avantage de ce système, d’où semblait devoir provenir une aristocratie nouvelle. À Moscou même, les branches collatérales de la maison régnante jouissaient naturellement au début d’une considération particulière ; pour les en dépouiller, les grands-princes cherchèrent d’abord à élever leurs boyars au niveau des descendants de Rurik, sauf à rabaisser ensuite simultanément kniazes et boyars. Le mêstnitchestvo obligeait les héritiers des princes médiatisés à abdiquer toute tradition de grandeur indépendante. Comme les autres sujets du tsar, ils étaient contraints à ne plus chercher de lustre et de noblesse que dans la faveur et le service du souverain. L’ordre de préséance eut pour effet de confondre les anciens princes apanagés avec les boyars moscovites dans une noblesse de cour, tenant toutes ses dignités et prérogatives des grâces du tsar. En moins d’un siècle, cette fusion était si complète qu’à l’extinction de la dynastie régnante, ce ne fut point parmi les branches collatérales de la maison de Rurik que fut prise la nouvelle maison tsarienne.

Cette sorte de hiérarchie ou de tchine des familles devait naturellement devenir un embarras pour le pouvoir, qui s’en était d’abord fait un instrument. Le mêsinitchestvo avait le grave inconvénient de limiter étroitement les choix du tsar. À la guerre surtout, les effets en étaient désastreux, les fréquentes défaites de la Russie aux seizième et dix-septième siècles lui sont en partie imputables. Aucune aristocratie n’eût pu être plus exclusive, plus stationnaire, aucune ne pouvait prêter à tant de rivalités, par la difficulté de constater les droits de chacun et de mettre un terme aux compétitions qui se produisaient jusque sur le champ de bataille[243]. Pour s’être maintenue si longtemps avec de tels défauts, cette institution devait avoir un point d’appui dans les mœurs, dans l’âme même de la nation. Cette base morale du mêstnitchestvo, les historiens croient la trouver dans l’esprit de famille, dans une sorte de sentiment patriarcal qui liait étroitement entre eux tous les hommes du même sang, et rendait ces liens de parenté d’autant plus forts qu’en Moscovie il n’y en avait pas d’autres[244]. On ne concevait pas l’individu isolé de la famille, isolé du rod (la gens des Latins). Les honneurs conférés à un homme l’étaient pour ainsi dire à tous les siens ; quand un de ses membres était élevé à une dignité, toute la famille semblait monter en rang avec lui. De même que, de nos jours, un général plus ancien de grade ne consent pas volontiers à servir sous les ordres d’un plus nouveau, ainsi alors les familles moscovites entre elles. Pour maintenir le rang de ses ancêtres, un Russe bravait la mort ; celui qui eût fléchi eût passé pour traître à tous les siens. Le kniaz qui s’intitulait l’esclave des tsars, qui n’épargnait rien pour se mieux rapetisser devant eux, refusait à leur table de s’asseoir au-dessous d’un homme que le mêstnitchestvo classait au-dessous de lui. En vain, dit le chroniqueur, le tsar ordonnait de le mettre à table et de l’asseoir de force, le boyar résistait, se redressait violemment et sortait en criant qu’il aimait mieux avoir la tête coupée que de céder une place qui lui revenait. Le mêstnitchestvo est peut-être seul à révéler, chez l’ancienne noblesse moscovite, le sentiment du droit, ou le sentiment de l’honneur, si puissants dans le monde féodal de l’Occident.

En dépit des apparences, cet ordre de préséances héréditaires, si défavorable au mérite personnel, était incapable d’engendrer une véritable aristocratie. Ce que consacrait le mêstnitchestvo, ce n’étaient pas les droits d’une classe, les prérogatives d’une caste : c’étaient des prétentions particulières, privées, c’étaient les droits de telle ou telle personne, de telle ou telle famille. Entre ces privilégiés mêmes, l’ordre de préséance, au lieu de nouer des liens durables, créait un antagonisme perpétuel. Pour l’espèce même d’oligarchie qui en profitait, c’était un principe de compétition et de division. Avec lui, la première condition d’une aristocratie, l’homogénéité, la solidarité, était impossible ; grdce à lui, chaque noble était en lutte avec ses égaux, chaque famille en guerre avec ses émules. La devise du système eût pu être : chacun contre tous. Il n’y avait pas là de quoi constituer une force durable ; aussi, lorsque les inconvénients en devinrent trop manifestes, lorsque les prétentions et les compétitions rivales devinrent trop compliquées, le mêstnitchestvo succomba, du consentement même des familles qui s’en disputaient les avantages. Il fut abrogé sans effort, sous le règne d’un des tsars les plus faibles de l’ancienne Russie, sous Fédor Alexéiévitch, le frère et, en cela comme en plusieurs choses, le pâle précurseur de Pierre le Grand. Pour supprimer le mêstnitchestvo, le tsar n’eut qu’à faire publiquement brûler les razriadnyia knighi, les livres des rangs, et à leur substituer un simple registre généalogique qui, sous le nom de « livre de velours » (barkhatnaïa kniga), subsiste encore aujourd’hui[245].

Au mêstnitchestvo, à la hiérarchie d’après les fonctions occupées par les familles, devait naturellement succéder la hiérarchie d’après les fonctions remplies par les individus. La mesure du rang restait la même, c’était toujours le service du tsar ; mais les services des aïeux cessaient d’être portés en compte. Au lieu que la noblesse ou la naissance donnât droit aux emplois, ce furent les emplois qui donnèrent et conservèrent le litre de noble. Tout dvorianine fut strictement astreint au service militaire ou civil. Le dvorianstvo russe redevint ainsi strictement la classe des serviteurs de l’État, et, au mépris des titres héréditaires de quelques familles, il n’y eut plus dans son sein d’autre classement, d’autre ordre de préséance que les préséances du service.

Pierre le Grand abolit le vieux nom de boyar, qui rappelait d’antiques prétentions. À la barbare et fastueuse hiérarchie moscovite, il substitua le tableau des rangs (tabel o rangakh), qui dans ses quatorze classes comprend encore aujourd’hui tout le monde officiel russe. Les fonctions civiles, les dignités ecclésiastiques mêmes, y sont assimilées aux grades de l’armée, et, depuis l’enseigne et l’enregistrateur de collège, qui occupent le plus bas degré de l’échelle, jusqu’au feld-maréchal et au chancelier, qui siègent seuls à l’échelon supérieur, tous les serviteurs de l’État y sont distribués en étages, chacun suivant son tchine, en une double série parallèle, sur quatorze rangs ou gradins numérotés. Ce n’est point dans les ténèbres du moyen âge, sous le joug tatare, c’est au dix-huitième siècle, sous la main du grand réformateur moderne, qu’a été établie cette institution du tchine dont le nom a un faux air chinois, et dont l’ordonnance peut être comparée au mandarinat avec sa classification de boutons de différentes couleurs. C’est à l’Europe, à l’Allemagne surtout, que Pierre le Grand a emprunté la plupart de ces titres aujourd’hui bizarres et vides de sens : conseiller honoraire, assesseur de collège, conseiller d’État, conseiller actuel, conseiller privé actuel, toutes dénominations étrangères qui, en Russie, n’ont jamais désigné une fonction réelle, et qui, aujourd’hui comme à l’origine, ne sont qu’une sorte de grade civil, souvent indépendant de tout emploi. Si les noms étaient étrangers, l’esprit de l’institution était bien russe, bien approprié à ce sol autocratique où n’avaient pu croître ni forte aristocratie ni libre démocratie. En établissant son tableau des rangs, le grand imitateur de l’Europe ne faisait que reprendre les vieilles traditions moscovites, il ne faisait qu’habiller à la moderne la politique des anciens tsars.

La suprématie de l’emploi, le règne du tchine, voilà le terme logique, le couronnement naturel de l’état social de la Russie. Les éléments aristocratiques, qui çà et là se montrent dans l’histoire russe, y sont restés épars, sans cohésion et pour ainsi dire sans prendre corps, pareils à un fluide incapable de consistance, incapable de se solidifier. La droujina et les boyars trouvent la servitude, au lieu de l’indépendance, au bout du droit de libre service. Un moment sous les derniers Rurikovitch et les premiers Romanof, la Russie semble, grâce au mêstnitchestvo, en possession d’un moule hiérarchique spécial d’où pourrait sortir une nouvelle aristocratie ; ce moule est brisé sans effort comme une forme usée, après n’avoir servi qu’à ravaler les kniazes descendants de Rurik au rang des boyars moscovites. Cette œuvre accomplie, les tsars travaillent à l’abaissement simultané des deux éléments rivaux, des kniazes et des boyars. En vain à chaque changement de règne, à chaque régence surtout, les anciennes familles tentaient de reprendre le pouvoir ; ces entreprises mal dirigées, mal exécutées, presque toujours faites sans ensemble, au profit de deux ou trois individus ou de deux ou trois familles, n’avaient jamais qu’un succès éphémère et tournaient toujours aux dépens de leurs promoteurs, aux dépens des boyars. Ces tentatives, en apparence aristocratiques, montrent elles-mêmes combien l’esprit aristocratique, esprit de corps et d’union, manque à la Russie. Aussi, en dépit de tant d’occasions favorables, en dépit de minorités répétées et prolongées, en dépit de l’extinction de la dynastie régnante et de l’élection d’une dynastie nouvelle, malgré la faiblesse des usurpateurs du dix-septième siècle, malgré l’instabilité ou l’indécision du droit de succession au dix-huitième, tous les essais d’aristocratie ou d’oligarchie, toutes les imitations de la Suède ou de la Pologne ont misérablement échoué. L’obstacle n’était pas seulement dans la force traditionnelle du pouvoir, il était dans la conslitution même du dvorianstvo, dans l’indifférence ou l’opposition de la masse de la noblesse, peu empressée à servir d’instrument à l’ambition de quelques familles.

En aucun pays, le système de classement hiérarchique d’après le grade, d’après le service, n’a été aussi souvent, aussi rigoureusement appliqué. De la vie publique, le tableau des rangs a parfois pénétré dans la vie privée ; encore aujourd’hui on peut se heurter au classement officiel en des lieux et des circonstances où l’on est étonné de le rencontrer. Un étranger y croirait reconnaître quelque chose d’asiatique ou de byzantin. Dans aucun État de l’Europe, le grade ou le titre de l’emploi n’a été, au même degré, la mesure de la valeur ou de la considération de l’homme. Il y a là encore, pour beaucoup de Russes, une sorte de règle à toiser le mérite, d’échelle à proportionner les égards. À la question si brusquement jetée et si résolument décidée par Pascal dans ses Pensées : « Qui de nous passera le premier ? » la réponse en Russie était aisée. Il n’y avait qu’à regarder le tchine. En mainte circonstance, l’application scrupuleuse de ce principe dispensait d’inutiles politesses et de fastidieuses cérémonies. En voici un exemple que je tiens de l’un des héros mêmes de l’aventure[246]. Un général-major, général de brigade, quatrième classe, faisait route en hiver dans un pays de montagnes, au Caucase. Vient à sa rencontre, une nuit, dans un défilé, un autre voyageur. Le chemin était encombré de neige, la piste frayée par les traîneaux était étroite : impossible de passer deux de front. Les gens du général-major, croyant avoir affaire à un tchine inférieur, jettent bas sans façon le traîneau du nouveau venu qui sommeillait, enveloppé dans son manteau. C’est ainsi que l’on procédait en pareille occurrence : l’un des traîneaux, couché sur le flanc, faisait place à l’autre. Dans sa chute, l’inconnu se découvre : c’était un général-lieutenant, troisième classe. Aussitôt les hommes de le relever et, sans mot dire, sans prévenir leur maître, de verser à son tour dans la neige le général-major. Aujourd’hui que le tchine semble en décadence, la hiérarchie officielle sait encore parfois faire valoir ses droits là où ils ne seraient plus de mise en Occident. À l’Opéra, par exemple, dans les deux capitales, les premiers sièges de l’orchestre ont longtemps été réservés par l’usage aux fonctionnaires des premières classes.

Pendant un siècle et demi, les quatorze classes de Pierre le Grand ont fait de la société russe une sorte d’armée où chacun était rangé suivant son grade. Une telle hiérarchie pouvait être bonne, pour une période de transition, chez un peuple encore rempli de préjugés et pauvre de commerce et d’industrie, dans un temps où l’on ne pouvait s’élever par d’autre profession que le service de l’État, quand les fonctions publiques étaient la seule école de haute culture. En liant les nobles au service, on a fait de la noblesse l’instrument et l’appui d’une réforme qui d’elle-même lui inspirait peu de sympathies. Le tableau des rangs avait sa raison d’être, alors que les hommes encadrés dans ses quatorze classes formaient seuls la nation officielle, et étaient seuls en possession des droits d’hommes libres, alors que, pour affranchir la Russie des châtiments corporels, un diplomate proposait en riant d’élever tout le peuple russe à la quatorzième et dernière classe. Avec un état social plus avancé, dans une civilisation aussi variée et aussi multiple que la nôtre, où l’intelligence et l’activité ont tant de débouchés divers, une telle classification des services devient artificielle, inutile ou mensongère. Loin d’être un ressort du progrès, le tchine en est plutôt devenu une entrave : il ralentît par son poids la marche de la société au lieu de l’accélérer. C’est, à tout le moins, un anachronisme, une institution qui survit aux besoins dont elle est sortie. À une époque où l’initiative privée sous toutes ses formes, où la science et l’art, l’industrie et le commerce tiennent tant de place, les slougennyé lioudi, les hommes au service public, cessent d’être toujours les plus utiles ou les plus remarquables serviteurs du pays. Il devient de plus en plus malaisé de faire un classement des talents, il devient impossible de marquer le rang et les mérites de chacun d’un signe extérieur, d’un chiffre. Il ne se trouve plus de poids pour peser les intelligences, il n’y a plus pour l’esprit de mètre légal ou d’étalon officiel, plus de mesure commune adaptée à tant de capacités différentes. On fait un vain effort pour assimiler à des grades militaires des professions naturellement indépendantes et rebelles à toute hiérarchie, ou des carrières naturellement livrées à toutes les chances, à toute la mobilité de la concurrence.

En Russie, l’habitude de tout faire rentrer dans les quatorze cases du tableau des rangs a longtemps conduit à tout classer, et pour ainsi dire à tout coter, à tout numéroter. Les arts mêmes n’y ont point entièrement échappé : les acteurs, les chanteurs des théâtres impériaux ont été officiellement divisés en plusieurs catégories, ayant chacune son rang et ses droits déterminés. De là vient la bizarrerie de tant de titres ou de qualifications russes, comme le candidat, puis le conseiller de commerce ou de manufacture, titre qui fait monter un négociant souvent plusieurs fois millionnaire au niveau de la septième ou huitième classe, c’est-à-dire d’un major ou d’un lieutenant-colonel. Avec une telle méthode, il eût au moins fallu créer des généraux de commerce, et l’on eût dû avoir des maréchaux de science ou de poésie. On racontait, durant un de mes voyages en Orient, que, pour remercier son médecin de l’avoir guéri d’un anthrax, le sultan l’avait élevé au rang de général de division. Des nominations ou mieux des promotions de ce genre sont ordinaires en Russie ; le journal officiel en est plein. Il serait difGcile de compter les médecins qui ont un tchine ; il y en a de conseillers d’État acluels (4e classe), rang de général-major ; il y en a de conseillers privés (3e classe), rang de général de division. Il en est de même des savants, des professeurs ou des écrivains : affublés des mêmes titres que l’administrateur ou le magistrat, ils peuvent avancer de même dans la carrière civile.

Toutes ces promotions dans le tchine n’en empêchent pas d’autres dans les ordres impériaux. On compte en Russie cinq ou six de ces ordres de chevalerie, les uns plus, les autres moins recherchés, la plupart divisés en première, deuxième, troisième, parfois quatrième classe. Il y a l’ordre de Saint-André, l’ordre de Saint-Alexandre Nevski, l’ordre de Sainte-Anne, l’ordre de Saint-Vladimir, l’ordre de Saint-George, sans compter le Saint-Stanislas et l’Aigle-Blanc, ordres polonais devenus russes. Depuis la dernière guerre de Bulgarie, on en a inventé un nouveau, pour les services rendus aux blessés militaires, l’ordre de la Croix-Rouge que l’impératrice distribue aux dames et demoiselles. Il y avait déjà une décoration spéciale aux femmes, la croix de Sainte-Catherine[247].

En outre du tchine et des ordres de chevalerie, la Russie possède encore toute une série de distinctions mondaines qui, à force d’être prodiguées, ont leur lustre quelque peu terni. Ce sont les charges de cour, graduées et échelonnées comme le tableau des rangs et, tout comme les titres du service civil, devenues le plus souvent purement honorifiques et nominales. Aux conseillers d’État ou conseillers privés, actuels ou non, qui n’assistent jamais à aucun conseil, correspondent les maîtres de cour qui n’ont rien à voir au cérémonial du palais. En aucun pays les moyens de classer les hommes, les moyens de marquer et pour ainsi dire de primer le mérite ne sont aussi nombreux, aussi variés et aussi infructueux. Si les fruits n’en sont pas plus abondants, cela ne tient qu’à la stérilité naturelle de ce régime d’encouragement officiel.

Dans une pareille classification, l’instruction et la science, qui ont toujours été l’un des soucis du gouvernement impérial, ne pouvaient pas ne pas avoir leur place. Les grades universitaires confèrent un tchine, l’examen de sortie du gymnase ou collège donne droit à la dernière classe de la hiérarchie bureaucratique. En entrant à l’université l’étudiant a déjà ainsi le pied sur l’échelle, et chaque diplôme lui en fait monter un échelon. Comme le travail ouvre, avec le tableau des rangs, l’accès des places et de la noblesse, on pourrait dire que le rang dépendant du grade, et le grade de l’instruction, toute la hiérarchie russe n’est que la hiérarchie du travail et de l’étude, et la noblesse, qui en sort, la noblesse de l’instruction et de la culture. Tel est le raisonnement des apologistes des quatorze classes ; c’est par là en efîet que le tchine se justifie, ou mieux se justifiait dans le passé. Une pareille méthode de classement, bonne dans une école de jeunes gens ou dans une carrière déterminée, n’en garde pas moins les inconvénients de toute hiérarchie artificielle, appliquée à une société entière. De semblables tentatives de distribution des hommes et des mérites en des cases numérotées ont presque toujours manqué leur but ; là où, par exception, elles ont semblé réussir, ce n’a été qu’en enserrant la société entre d’incommodes cloisons.

À la hiérarchie du tchine russe on peut citer des pendants, en Asie, dans la Chine et la Turquie, par exemple ; on peut même, dans l’Europe moderne, trouver quelques institutions plus ou moins analogues, comme la Légion d’honneur et la noblesse de Napoléon Ier. Cette dernière était, dans sa conception originaire, fort semblable au tableau des rangs de Pierre Ier. Le promoteur français de la Légion d’honneur avait aussi la prétention d’encadrer, de disposer dans un ordre déterminé toutes les forces sociales de la nation ; mais, venue plus tard dans un pays plus avancé, la grande institution de Napoléon a été moins heureuse encore que celle de Pierre Ier ; elle n’a survécu qu’en dégénérant en simple décoration, sans plus de valeur sociale qu’un autre ordre de chevalerie. Tout montre que, dans notre état de civilisation, il n’est pas plus facile d’établir un classement rationnel parmi les individus que parmi les familles. Toute hiérarchie de cette sorte ne saurait avoir d’autre type que le service de l’État, d’autre mesure que les fonctions publiques ; par là même, en donnant une prime aux emplois et aux carrières de l’État, tout classement semblable ne peut qu’encourager la chasse aux places, le fonctionnarisme, décourager d’autant le travail libre, intellectuel ou matériel, et affaiblir le grand ressort de notre civilisation, l’initiative individuelle »

Le tchine, qui fait dépendre le rang de l’emploi et l’emploi du mérite, semble au premier abord tout démocratique ; il l’est en effet par certains côtés ; par d’autres, il est au contraire une entrave à toute saine, à toute libre démocratie. Le terme pratique du tchine et des quatorze classes, ce serait le triomphe du tchinovnisme, le règne exclusif et absolu de la bureaucratie au profit du despotisme, aux dépens de toute démocratie, comme aux dépens de toute aristocratie. Dans l’intérieur même de cette bureaucratie souveraine, ce système, qui de loin paraît si favorable au mérite personnel, l’est plus encore à la routine, à la paresse, à la médiocrité : l’on peut dire sans injustice que le tableau des rangs a fini par abaisser le niveau du service de l’État qu’il avait mission de relever[248].

Au milieu de la transrormation de la Russie, le tchine perd naturellement beaucoup de son importance ; le règne en est moins tyrannique, l’on prend parfois des libertés avec lui. Il est un ordre de réformes, difficile à concilier avec le tableau des rangs, et qui tôt ou tard en triomphera : ce sont les nouvelles institutions provinciales et les fonctions électives. Le système électif, fondé sur le libre choix des personnes, le système représentatif, fondé sur la désignation d’un représentant nommé par ses pairs, sont d’eux-mêmes en antagonisme avec toute hiérarchie bureaucratique. Le suffrage a déjà ouvert une brèche à travers le tchine ; le temps viendra où la vieille muraille ne pourra résister au bélier du vote et repousser l’assaut que lui donneront les libertés politiques. Déjà, pour les hommes mis à la tête des assemblées provinciales, il a fallu créer de vaines assimilalions de grades. Le développement des fonctions électives reléguera tôt ou tard le tableau des rangs dans les carrières spéciales. L’extension des libertés publiques rendra tour à tour, au souverain et au pays, la faculté de choisir les hommes d’État de l’empire en dehors de toute espèce de catégorie, et détruira le privilège du tchine ou du fonctionnarisme, qui s’est substitué au privilège de la naissance[249].




CHAPITRE III


Effets du tableau des rangs sur la noblesse. — Le fonctionnaire et le propriétaire, jadis réunis dans la personne du dvorianine, sont souvent dédoublés dans la noblesse actuelle. — De là dans son sein deux tendances opposées. — De l’esprit radical dans la noblesse et le tchinovnisme. — Le dilettantisme révolutionnaire. — La haute société et les cercles aristocratiques. — De l’usage du français comme barrière mondaine. — Défaut de nationalité et cosmopolitisme.


Sur la noblesse russe, le règne plus que séculaire du tableau des rangs a mis une empreinte que l’abolition même de la hiérarchie officielle ne saurait effacer. À cet égard les effets du tchine frappent tellement les yeux qu’il serait oiseux de les indiquer : les conséquences indirectes sont les seules qu’il puisse être utile de signaler. Le tableau des rangs n’a pas eu pour unique résultat de maintenir toute la noblesse dans une étroite dépendance, il l’a éloignée des autres classes de la nation, l’a surtout éloignée de la terre, base naturelle de toute influence durable. Le service de l’État chassait la noblesse hors des campagnes pour la jeter dans l’armée ou l’administration, il la poussait dans les villes et en retenait la meilleure partie dans les capitales, là où s’acquérait le rang et l’importance. Le riche propriétaire, obligé d’aller conquérir un tchine, abandonnait son bien à des intendants qui souvent le ruinaient par leur mauvaise gestion ou leur mauvaise foi. L’institution, qui enchaînait le dvorianstvo au service, le détachait ainsi du sol et du foyer, et contribuait pour une bonne part à son isolement. Le tableau des rangs privait lui-même de toute influence sociale la noblesse qui lui devait le jour. De là l’aversion d’une partie même de cette noblesse, sortie du tchine, pour ce père qui la tenait toujours en tutelle et lui défendait toute émancipation.

D’après la législation établie par Pierre le Grand, une famille, qui, pendant deux générations consécutives, demeurait hors du service, perdait ses droits de noblesse. Cette règle a été abolie par Pierre III, et le dvorianstvo affranchi de cette obligation. Si la plupart des nobles entrent au service, beaucoup ne font plus que le traverser. Après quelques années de jeunesse, passées dans la garde ou dans une carrière civile, les gentilshommes, qui possèdent l’indépendance de la fortune, s’adonnent librement au plaisir ou à l’étude, au repos ou au travail. Par là même on peut aujourd’hui, dans le dvorianstvo, distinguer deux types, deux vocations, deux hommes différents, et par suite deux courants d’idées à la fois simultanés et opposés. Comme tout propriétaire noble ne demeure plus au service, comme tout serviteur de l’État n’arrive plus à la propriété en même temps qu’à la noblesse, les deux qualités, les deux fonctions sociales, jadis unies et corrélatives du dvorianstvo, se sont séparées, et, après avoir été depuis le moyen âge la condition l’une de l’autre, sont entrées en lutte plus ou moins ouverte. Depuis qu’ils ne sont plus les deux aspects, les deux faces du même homme, depuis qu’ils se sont dédoublés, le propriétaire et le fonctionnaire, le pomêchtchik et le tchinovnik sont parfois devenus rivaux et jaloux l’un de l’autre.

Chez le grand propriétaire, libre de son temps et de sa fortune, se font jour des aspirations nouvelles, des prétentions aristocratiques formulées plus ou moins discrètement, au nom des droits de l’éducation ou de la propriété, appuyées ostensiblement sur les besoins conservateurs, sur l’intérêt de l’ordre social et du trône. Chez le fonctionnaire, tenu par le manque de fortune dans la dépendance du service, se conserve l’ancien esprit du tchine, et parfois surgissent des tendances égalitaires, des instincts niveleurs, plus ou moins ouvertement avoués, au nom des droits de l’intelligence et du mérite personnel et ostensiblement fondés sur l’amour du progrès, sur l’intérêt de l’État et du peuple. De ces deux hommes, le premier est naturellement plus aristocrate, mais parfois aussi plus libéral ; le second, plus démocrate, mais souvent aussi plus autoritaire.

Les deux rivaux, le pomêchtchik et le tchinovnik, sont chacun dans leur rôle ; ils représentent et personnifient deux tendances en lutte dans toute société. L’un, le grand propriétaire, a aujourd’hui pour alliées les appréhensions inspirées par l’instabiiité et les révolutions de l’Occident ; il a pour lui les terreurs conservatrices et la secrète faveur des influences de cour. L’autre, le fonctionnaire, a l’avantage de mieux représenter la tradition nationale et, en même temps, d’obéir au penchant le plus manifeste de la civilisation moderne. Le tchinovnik reproche au poméchtchik, à prétentions aristocratiques, de ne pas se souvenir assez que, d’ordinaire, il ne tient lui-même ses droits et ses terres que du service de l’État. La noblesse russe, telle qu’elle est sortie de l’histoire, est en effet une sorte de Janus à deux faces : face de propriétaire et de gentilhomme d’un côté, face de fonctionnaire ou de bureaucrate de l’autre, et quand elle se mire dans une glace, elle est tentée d’oublier le visage de derrière.

Pour certains aristocrates russes, le bureaucrate est devenu l’adversaire naturel, l’ennemi héréditaire. C’est à lui, c’est au tchinovnisme, personnifié en Nicolas Milutine que nombre de propriétaires attribuent les sacrifices imposés aux anciens seigneurs par l’émancipation des serfs[250]. Le tchinovnik, et particulièrement l’employé d’un rang inférieur, souvent recruté parmi les séminaristes, ce qu’un de ses nobles adversaires appelle dédaigneusement le prolétariat frisé[251], est l’objet de tous les sarcasmes d’un monde, qui ne se tient pas toujours lui-même en dehors du service. Et pourtant, selon le mot d’un spirituel écrivain, le bureaucrate n’est que le noble en uniforme, le noble n’est que le bureaucrate en robe de chambre[252]. Cette vérité historique n’empêche pas toujours l’envie et l’aversion réciproques des deux personnages, bien qu’aujourd’hui encore ce soit souvent le même homme. Le tableau des rangs a cessé de produire tous ses effets, le tchine ne réussit plus à confondre en une seule et même classe tous les hommes instruits et cultivés de la nation. Le dvoriantvo est divisé en lui-même par le divorce moral et la sourde hostilité du tchinovnik pauvre et du pomêchtchik riche. La haute noblesse a, pour l’administration locale au moins, une tendance marquée à restaurer l’union intime des deux qualités de propriétaire et de fonctionnaire ; mais c’est à l’inverse de l’ancienne tradition moscovite, c’est en faisant dépendre l’autorité et le pouvoir de la propriété, et non plus le rang et la propriété, du service de l’État.

En Russie comme partout, il y a des contempteurs de l’ordre social actuel, des hommes qui se plaisent à en prédire la chute, ou se font un devoir d’en miner les fondements ; mais ce qui est particulier à la Russie, c’est que les mécontents, qui préparent ou désirent la ruine de l’édifice, se rencontrent souvent parmi les gens préposés à sa garde ou dans la classe officiellement installée à son sommet, parmi les fonctionnaires ou dans le clergé et la noblesse. Cette anomalie ne s’explique que par l’état social et l’état de culture de la nation. En d’autres pays, les recrues de la noblesse prennent l’esprit, les intérêts, les préjugés de l’ordre où ils entrent ; en Russie, les hommes sortis du peuple, de la bourgeoisie ou du clergé, les derniers surtout, gardent souvent contre la noblesse, dont le service leur ouvre l’accès, toutes les rancunes de leur premier état, toutes les préventions de leur origine. Le tchine n’établit ainsi entre les membres du dvorianstvo qu’une assimilation extérieure, qu’un lien factice. La noblesse russe reste intérieurement divisée, ne possédant, ni là cohésion et l’esprit de corps des aristocraties fermées, ni la vigueur et la puissance d’absorption des aristocraties ouvertes. Le dvorianstvo demeure ainsi sans solidarité, sans force propre ; fait de pièces hétérogènes et mal jointes, il est incapable de servir de support à un gouvernement, ou d’étai à une société ébranlée. Pour en faire un corps homogène et consistant, pour y trouver un point d’appui conservateur, il faudrait d’abord briser cette noblesse nominale, démolir cette assemblage disparate de morceaux rapportés, et encore, on aurait beaii en trier et en souder les débris qu’il serait malaisé d’en rien tirer de solide.

Le dvorianstvo a ses pires ennemis dans son sein, ou plutôt l’aristocratie a ses adversaires les plus décidés dans la noblesse légale, qui semblerait devoir lui servir de cadre. Trop nombreuse, trop pauvre, trop mêlée pour se flatter d’être admise au partage des privilèges d’une aristocratie, la masse de la noblesse ne pardonne point à ceux de ses membres qui rêvent de prérogatives auxquelles tous ne sauraient avoir part. Du tchine et de la petite propriété est issue une noblesse indigente et envieuse, un prolétariat à demi cultivé, auquel la civilisation a donné plus de besoins ou de convoitises que de moyens de jouissance ou d’instruction. En Russie, presque toute cette classe, partout la plus aigrie et la plus remuante, provient de la noblesse ou du clergé, sort des bureaux de l’État ou des séminaires de l’Église. Les étudiants qui aiment à faire miroiter aux yeux des ignorants un prochain âge d’or, débarrassé de la propriété et de la famille, sont pour la plupart des nobles ; les jeunes gens, qui distribuent à des paysans ou à des ouvriers des catéchismes révolutionnaires, sont presque tous nobles. Nobles sont les émigrés ou réfugiés qui, dans les feuilles clandestines de l’intérieur ou dans les journaux russes de l’étranger, prêchent à leurs compatriotes la révolution et le socialisme ; nobles sont au dedans ou au dehors le plus grand nombre des avocats de la démagogie et des apôtres du nihilisme de l’un ou l’autre sexe.

Ce n’est pas uniquement aux marches inférieures, et comme sur le seuil de la noblesse officielle, que se rencontrent ces tendances radicales, c’est parfois aussi plus haut, dans les familles placées par le rang et la fortune au-dessus des jalousies et des convoitises d’en bas. Et cela n’est pas seulement l’effet d’un penchant national pour le radicalisme théorique, ou d’une aveugle et imprudente générosité naturelle à la jeunesse, qui partout incline aux idées risquées ou avancées, parce qu’elles lui semblent les plus nobles et les plus vaillantes. À y bien regarder, ce phénomène n’est pas aussi singulier qu’on est tenté de le croire au premier abord. Plus d’un pays de l’Occident a pu, à certaines époques, prêter à des observations du même genre. Tant que les idées révolutionnaires gardent quelque chose de spéculatif, tant qu’elles n’ont pu encore passer dans la pratique, elles trouvent aisément des partisans dans les classes mêmes qui en deviendraient victimes. Il faut de douloureuses expériences pour que, dans la noblesse et la bourgeoisie, la jeunesse résiste à son goût naturel pour les nouveautés, pour les hardiesses de la pensée et les rêves humanitaires. La Russie, jusqu’à ces derniers temps, avait été presque entièrement préservée de ces coûteuses leçons, et les peuples, comme les individus, ne profitent guère que de leur propre expérience.

Longtemps, chez les Russes, la témérité des idées a été encouragée par le sentiment même de la sécurité : des hommes, qui, sous leurs pieds, n’ont jamais senti trembler le sol de la réalité, courent gaîment à travers les nuageux sentiers de la théorie. Sur la glace épaisse des hivers du nord, que jamais il n’a entendu craquer sous ses pas, le patineur se permet sans crainte les plus folles voltiges. La Russie semblait si loin et si différente de nous que tous nos bouleversements n’y pouvaient rendre la société aussi prudente, aussi timide que dans un pays agité de secousses périodiques. Sous ce rapport, la société russe a plus d’une fois offert le même spectacle que l’aristocratie française avant la révolution[253]. À Pétersbourg aussi, le beau monde a longtemps aimé à jouer avec les idées : la bonne compagnie jonglait d’autant plus librement avec les plus inflammables ou les plus explosibles, que sur le tapis des salons il n’y avait pas de danger de les voir éclater, et que les murs des hôtels ne recelaient point de matières combustibles.

Aux hardiesses, aux témérttés de cette société, il y avait encore une autre raison. La noblesse, la classe cultivée, façonnée aux mœurs et aux manières de penser de l’Europe, sans pouvoir exercer librement ses facultés à l’européenne, se sentait gênée et comme oppressée dans le pays même où elle était privilégiée. La supériorité d’éducation ne servait qu’à lui rendre plus sensible et plus pénible l’infériorité morale de la vie russe. Dans la Russie antérieure aux dernières réformes, l’air manquait à la poitrine, l’espace à l’activité de l’homme cultivé ; il passait aisément d’une mélancolie maladive à une exaltation malsaine, et d’un muet affaissement au délire de la flèvre. Bien que, grâce aux réformes, l’atmosphère russe soit devenue plus légère, l’homme civilisé n’y peut toujours respirer à pleins poumons ; il y éprouve souvent un vague et irritant malaise. Là, comme partout, c’est à l’accroissement et à la pratique des libertés publiques de diminuer l’esprit révolutionnaire.

Au sein d’une noblesse aussi ouverte, aussi multicolore et bariolée que le dvorianstvo russe, il était impossible qu’il ne se formât pas une société plus étroite, plus exclusive, jalouse de se distinguer de tout ce qui l’entourait, jalouse de s’élever au-dessus de la plèbe vulgaire du tchine, qui menaçait de tout ravaler à son niveau. Chassé de l’état et de la politique par le tableau des rangs, l’esprit aristocratique a cherché un refuge dans les salons et s’y est retranché comme dans une forteresse. À ce point de vue, il existe encore en Russie une aristocratie de mœurs, de position, de famille, aristocratie mondaine, se reconnaissant non point aux titres et aux blasons, mais à l’éducation et aux relations. Dans ce milieu même, dans cette haute sphère toute pleine de sa supériorité, l’esprit de caste et les préjugés de naissance ont moins d’empire que dans la plupart des autres États monarchiques. Dans cette haute société russe, il y a des familles anciennes et il y en a de nouvelles, il y a de grandes fortunes et il y en a de médiocres : naissance, richesse, position, intelligence, aplanissent l’entrée de ce sanctuaire mondain, mais aucun de ces avantages isolés n’est la clé de la porte et ne l’ouvre à coup sûr. Cette aristocratie de salon est d’autant plus exclusive, ou mieux d’autant plus sur la réserve, que, n’ayant point de frontières marquées, elle est obligée de veiller à ne pas laisser effacer ses limites. Quand on ne peut se distinguer par les couleurs, on attache un grand prix aux nuances, et l’on voit de graves différences là ou un œil moins exercé n’en aperçoit aucunes. Presque partout, en Europe, un des effets de la démocratie, qui renverse les vieilles clôtures sociales, est d’élever au profit du monde de fines et délicates barrières faites de fils légers, souvent imperceptibles à l’œil vulgaire, et par là même les plus difficiles de toutes à détruire. Nulle part peut-être cet art du savoir-vivre, qui, au sein même de l’égalité, marque si bien les distances ; nulle part cette science des usages et des manières ne règne plus despotiquement qu’en Russie.

La noblesse russe se pique de civilisation, elle aime à se désigner elle-même sous le nom de classe cultivée ; la haute société renchérit sur cette prétention et pousse la culture jusqu’au raffinement. La manière même dont la civilisation européenne s’est fait jour en Russie l’y exposait à un double danger. Venue du dehors, introduite presque tout à coup au contact et sous l’influence de l’étranger, la civilisation était prédestinée à y rester longtemps superficielle, longtemps peu nationale. Ces deux défauts étaient historiquement inévitables, et les penchants sociaux, l’instinct aristocratique, le besoin de réagir contre le nivellement du tchine, les ont accrus et empirés. C’est par le dehors, par la surface et le vernis extérieur, que pouvaient le plus commodément se distinguer des autres et se reconnaître entre eux les hommes mécontents d’être légalement perdus dans la foule ; c’est en s’éloignant le plus possible des mœurs du peuple qu’ils étaient le plus sûrs de n’être point confondus avec lui. Plus la classe dominante était par la constitution sociale menacée de l’envahissement des parvenus, et plus elle s’ingéniait à les tenir à distance ; plus l’assimilation officielle était facile, et plus l’assimilation mondaine était rendue malaisée. De là en partie la grande importance attachée aux langues étrangères, à la nôtre surtout.

En Russie, le français était moins un instrument d’étude, un moyen d’instruction, qu’un signe d’éducation. C’était la langue polie, l’idiome du monde et des salons, la marque et la mesure de la bonne éducation et du savoir-vivre. À ce titre, il ne suffisait point de comprendre ou de parler le français comme une autre langue étrangère ; la facilité de l’élocution, la pureté de l’accent étaient choses essentielles, car avant tout le français était, pour la bonne société, un moyen de se reconnaître et une barrière qui tenait à distance les intrus. Une société, une aristocratie légalement ouverte à tous ne saurait s’entourer d’un rempart plus efficace. Le français était devenu une sorte de passeport mondain, sans lui point de lettres de naturalisation dans les cercles élevés. Le mal n’eût pas été grand, si au sein de cette noblesse, dans les salons de Pétersbourg, l’emploi habituel d’une langue étrangère n’eût été le signe et le symbole d’idées, d’habitudes et de prétentions étrangères.

Dans les sphères naturellement les plus aristocratiques, ce défaut de nationalité, transmis par l’hérédité, menaçait de devenir un vice de constitution. La haute et la moyenne noblesse, la classe cultivée, agrandissait encore par exclusivisme social, par mode et par bon ton, le large intervalle qui la séparait de la masse du peuple, sans s’apercevoir qu’elle aggravait ainsi le mal de la Russie moderne, le dualisme, le schisme moral, sans comprendre que, pour les classes comme pour les individus, l’isolement est la faiblesse. Le visage toujours tourné vers la frontière, la société russe finissait par ne plus voir la Russie ou ne la plus comprendre. Ouverte à tous les souffles de l’Occident, elle se faisait cosmopolite, et vivait en étrangère dans sa propre patrie, à peu près comme une colonie européenne au milieu d’un peuple barbare. À force de contact avec l’Occident, à force de se oindre et de se teindre des idées du dehors, l’homme du monde perdait toute couleur nationale ; parmi ses compatriotes mêmes, il avait d’autant plus de succès qu’en lui perçait moins le Russe. Élevé par des précepteurs français ou allemands, dans l’ignorance ou le mépris de tout ce qui était indigène, l’héritier des boyars moscovites semblait souvent regarder la langue de ses pères comme un patois de paysans. « Depuis vingt-cinq ans que je suis marié, me disait un Russe, je ne sais si j’ai deux fois parlé russe à ma femme. » Le temps n’est pas encore loin où tous les hommes biens nés en auraient pu dire autant. Ce dédain pour la langue du peuple s’étendait jadis jusqu’aux livres russes ; ce fut là pour la jeune littérature nationale une cause de débilité qui, jointe à la servile imitation d’autrui, en explique la longue et pâle enfance.

La noblesse a fini par sentir quelle source de faiblesse était pour la civilisation russe, et pour la classe cultivée surtout, cette sorte de dénaturalisation et ce cosmopolitisme superficiel. Dès le règne de Nicolas, il s’est produit dans les lettres, dans l’opinion, dans les sentiments, sinon toujours dans les idées et dans les mœurs, une réaction accentuée et, comme toute réaction, poussée parfois jusqu’à l’exagération. Sous l’influence des slavophiles, le nom, la langue, l’homme russes ont été remis en honneur. Des fanatiques ou des originaux, comme le poète-théologien Khomiakof, allaient même jusqu’à reprendre le costume moscovite et à tenter de remettre en usage l’armiak et le kaftan. La nationalité, longtemps honnie, a partout été glorifiée. La mode et l’entralnement mondain ont eu leur part à ce brusque revirement ; mais là même où la conversion est le plus sincère, elle est souvent peu éclairée et peu conséquente. Après s’être si longtemps faite étrangère et cosmopolite, la classe cultivée ne saurait se dépouiller à volonté de la seconde nature qu’elle-même s’est laborieusement donnée. Après s’être isolée du peuple pendant un siècle et demi, elle ne peut franchir d’un bond le fossé qu’elle a patiemment creusé et élargi de ses mains.

La noblesse russe a fait comme un état-major qui, dans son impatience d’aller à la découverte, s’élancerait au galop sans se retourner, pendant que le gros de l’armée avec le matériel et les bagages demeurerait bien loin en arrière, embourbé dans les marécages ou empêtré dans les broussailles, sourd aux appels de la trompette ou du clairon, et d’autant plus incapable de rejoindre qu’il serait resté sans direction.

Ainsi s’est jetée en avant l’élite de la société russe. Attirée par les lueurs fascinantes de la civilisation, elle s’est précipitée vers l’Europe, abandonnant en chemin les traînards, sans s’inquiéter du peuple qui ne la pouvait suivre, comme si tout le pays eût tenu dans ses rangs, comme si, avec le monde de Pétersbourg, la Russie tout entière fût arrivée au but. En se retournant, elle s’est aperçue de son erreur, mais il lui était difficile de la réparer ; elle avait beau les appeler de loin, les retardataires n’entendaient plus sa voix ou ne distinguaient plus ses gestes. Les deux moitiés inégales de la nation restent encore moralement isolées l’une de l’autre. à leur dommage mutuel au détriment du pays et de la civilisation. Il n’y a que deux moyens de trancher une telle situation : le premier est de reconnaître officiellement, de consacrer légalement la scission des deux classes, en plaçant l’une sous la dépendance et la tutelle de l’autre ; le second est de créer entre elles une classe intermédiaire qui les rapproche et leur serve de lien. De ces deux issues, la première a pour elles les théories aristocratiques et les combinaisons artificielles qui, sous une forme ou sous une autre, tendent à remettre le peuple sous la direction exclusive de la noblesse et la domination des propriétaires ; l’autre a pour elle les faits, le courant de la civilisation et la création naturelle d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie dont le noyau est déjà formé.




CHAPITRE IV


Privilèges personnels des nobles et prérogatives de leur ordre. — Ce que l’émancipation a enlevé à la noblesse avec le monopole de la propriété foncière. — Le dvorianstvo menacé de lente expropriation. — Comment, sans en avoir été dépouillé, il a pratiquement perdu tous ses privilèges. — Importance des prérogatives conférées aux assemblées de la noblesse depuis Catherine II. — Pourquoi elles n’en ont su tirer aucun parti. — La Russie a-t-elle les éléments d’une aristocratie politique ?


Une noblesse peut avoir deux espèces de privilèges, des privilèges personnels dont chaque noble jouit individuellement, des privilèges collectifs que tous les nobles exercent en corps. La loi reconnaît au dvorianstvo russe des prérogatives des deux sortes, les unes et les autres aujourd’hui singulièrement réduites par l’extension même des libertés publiques. La noblesse n’a point d’ordinaire été privée de ses droits, mais ce qui était le privilège d’une classe est devenu le droit de toutes. Ses prérogatives collectives ou personnelles, le dvorianstvo ne les tenait du reste ni de ses propres efforts, ni des conquêtes de ses ancêtres ; toutes étaient un don de la munificence souveraine, et la plupart étaient encore relativement récentes lorsqu’elles furent étendues aux autres classes de la nation. Avant Catherine II, la noblesse n’avait aucun droit corporatif, et, si les nobles possédaient quelques droits individuels, ces droits étaient mal définis ou mal respectés.

Les nobles n’étaient pas seulement comme tout le peuple soumis au bon plaisir du prince ; il n’était caprice grossier on fantaisie indiscrète que les souverains ou les favoris ne se permissent avec les membres des plus illustres familles. Le règne d’Anne Ivanovna et de Biren fournit à cet égard nombre d’anecdotes instructives. Les héritiers des plus grands noms étaient, pour l’amusement de la cour, contraints à jouer le rôle de fou. Un jour, voulant punir certain prince Galitsyne de je ne sais quelle peccadille, l’impératrice lui ordonna de faire la poule, et le descendant des Jagellons, accroupi sur la paille, dut publiquement couver des œufs en imitant le gloussement d’une poule qui pond[254]. De tels traitements montrent de quelle estime, de quelle autorité jouissait cette haute noblesse au milieu du dix-huitième siècle, sous le règne même de la princesse dont les Galitsyne et les Dolgorouki avaient un moment prétendu limiter le pouvoir au profit d’une sorte d’oligarchie.

Jusqu’aux dernières réformes du règne d’Alexandre II, les nobles étaient personnellement en possession de trois privilèges principaux, et encore les partageaient-ils depuis longtemps avec les classes dites privilégiées, c’est-à-dire avec le clergé et les marchands. Ils étaient affranchis de la conscription militaire, affranchis de l’impôt direct ou capitation, affranchis enfin des châtiments corporels. De ces trois immunités, la première a été abrogée par l’introduction du service obligatoire, en 1876 ; la dernière a été étendue à toutes les classes ; la seconde a déjà, elle aussi, cessé d’être un privilège, la suppression de la capitation ayant été décidée par Alexandre III. Pour le mougik, comme pour le propriétaire noble, l’impôt sur les biens doit remplacer l’impôt sur les personnes. La noblesse russe n’a point d’exemption d’impôts, d’exemption de la taille. Au temps du servage, la capitation retombait indirectement sur elle en pesant sur ses serfs, et aujourd’hui ses biens, diminués par l’émancipation, sont directement frappés par le fisc. Les charges des propriétaires nobles sont encore, il est vrai, moins lourdes que les charges des communes de paysans ; mais cette différence tient en partie à la différence de constitution de la propriété, en partie aux justes ménagements d’une période transitoire où la noblesse a, par l’émancipation même, été singulièrement éprouvée. Quant à l’exemption des peines corporelles, maintenant étendue à toutes les classes, une seule chose étonne, c’est qu’elle ait si longtemps été un privilège, et que ce privilège, la noblesse l’ait acquis si tard. À peine en a-t-elle joui un siècle, et elle n’en fut mise en possession qu’une vingtaine d’années avant les marchands des villes. C’est Pierre III, le mari et prédécesseur de Catherine II, qui, en 1762, l’affranchit du bâton et du knout. Tant que les verges ne furent point supprimées pour tous, le noble du reste n’en fut pas absolument à l’abri. Pour le rendre justiciable du bâton, il suffisait d’une condamnation qui lui enlevât ses droits de nobles ou d’un ordre qui le contraignit à servir en simple soldat, car dans ce cas, selon le mot d’un Russe, on pouvait toujours être rossé en uniforme.

De même que l’exemption des châtiments corporels, la plupart des droits et privilèges, assurés par le code à la noblesse, ont ce caractère de pouvoir être communiqués à toutes les classes de la nation ; ce qui montre que, au lieu d’être de véritables prérogatives nobiliaires, ce n’étaient que des garanties d’hommes libres, des droits qu’un pays civilisé reconnaît à tous les habitants. Le dvorianine, dit la loi, ne peut être sans jugement privé de la vie ou des droits de sa classe ; le dvorianine ne peut être sans jugement privé de ses biens[255]. De tels articles de loi aident à comprendre la notion qu’ont de la noblesse certains Slaves, demeurés à l’abri des imitations aristocratiques de l’Occident. Les Serbes, par exemple, depuis leur affranchissement du joug ottoman, aiment à dire que tout Serbe est noble, c’est-à-dire homme libre. En ce sens aussi, les Russes pourront bientôt se dire tous nobles.

Le véritable privilège de la noblesse russe, celui qui, n’apparlenant qu’à elle seule, lui donnait un caractère distinctif, était le droit de posséder des terres habitées, c’està-dire des terres peuplées de serfs. L’émancipation a emporté ce privilège avec le servage, elle n’en a pu encore effacer les traces séculaires. C’est à cette prérogative que la noblesse a dû jusqu’à nos jours le monopole presque exclusif de la propriété territoriale, de la propriété individuelle et héréditaire. En dehors de ses mains il n’y avait au lendemain de l’émancipation que les immenses domaines de l’État et les terres récemment concédées aux paysans émancipés. Dans la langue courante, le terme de propriétaire, de pomêchtchik ou de zemlevladélets, demeure toujours synonyme de noble, de dvorianine. C’est de cette qualité de propriétaire individuel que le dvoriantsvo tire un de ses principaux titres aux sympathies des pays de l’Occident, où le même mode de propriété est en usage. Vis-à-vis du mougik, simple usufruitier d’un bien collectif, vis-à-vis du paysan possédant en commun une terre inaliénable, le pomêchtchik peut être regardé comme le représentant de la personnalité, de l’individualisme moderne, en même temps que de la culture européenne. C’est aussi de cette qualité de propriétaire foncier que, dans la Russie nouvelle, la noblesse tire toute son importance et en même temps toutes ses prétentions. Elle a aujourd’hui ce qui lui manquait au moyen âge, une base d’influence dans le sol, et c’est sur cette base relativement récente que les théoriciens de la hiérarchie voudraient élever au profit de la riche noblesse une sorte d’aristocratie territoriale. Que faudrait-il pour que de telles vues aient des chances de succès, pour que, dans ce pays agricole et rural, fût assurée la domination du grand propriétaire, du noble pomêchtchik ? Il faudrait d’abord que la propriété fût stable et que le monopole en fût garanti à la noblesse dans l’avenir comme dans le passé. Or il n’en est rien ; avec le servage et la qualification de « terres habitées », est tombée l’unique barrière qui défendit la propriété noble contre l’envahissement des autres classes.

Sans cette protection, sans cette sorte de prohibition légale, la plus grande partie du sol eût depuis longtemps échappé au dvorianstvo. La preuve en est l’état obéré de la propriété à la veille même de l’émancipation. En 1859, près des deux tiers des biens de la noblesse (65 pour 100) étaient engagés aux lombards ou établissements de crédit, et le tiers restant était souvent encore grevé d’hypothéqués au profit des particuliers. Si, au moment de l’abolition du servage, il y eût eu en Russie une nombreuse et riche bourgeoisie, le premier ordre de l’État eût été dépouillé de la meilleure partie de ses biens. L’absence de concurrence, la rareté des capitaux disponibles, la pauvreté des paysans n’ont même pu maintenir en sa possession toutes les terres que ne lui a pas légalement enlevées l’émancipation. Déjà il y a dans la propriété foncière un changement de main au détriment du dvorianstvo[256]. Pour conserver à la noblesse son ancien monopole de propriétaire, il n’y aurait qu’un moyen, l’érection de ses terres en majorats inaliénables. Le moyen serait sûr, et il s’est trouvé des hommes assez hardis pour le proposer ; mais un tel procédé d’immobilisation, appliqué à la totalité ou à la généralité des propriétés personnelles, ne ferait qu’universaliser les inconvénients inséparables des majorats et paralyser la propriété, la richesse et le pays. Des particuliers peuvent céder à la tentation de mettre leur nom et leurs descendants au-dessus des chances de la concurrence et à l’abri de la ruine, un gouvernement moderne ne permettra jamais à une classe d’enfermer ainsi à perpétuité dans ses mains la propriété du sol. Et cependant, en Russie comme ailleurs, le lien légal et indénouable du majorat peut seul maintenir à la noblesse la possession exclusive de la terre. N’étant plus protégée contre autrui et contre elle-même par l’impossibilité de vendre à des gens d’une autre classe, n’étant point couverte par le régime des successions, la noblesse russe demeure exposée à une lente expropriation au profit de la bourgeoisie ou des paysans qui chaque année s’emparent à ses dépens d’une plus large partie du sol ; avec le monopole de la propriété individuelle, elle perdra tout caractère propre, toute prépondérance sociale, elle perdra sa principale raison d’être[257].

Les anciennes prérogatives garanties jadis au dvorianstvo tombant ainsi une à une ou dégénérant en fictions, que restera-t-il à cette noblesse sans privilèges pour la distinguer du corps de la nation ? Il lui restera bien peu de chose, si peu qu’on se demande ce qu’auraient à perdre les nobles à la suppression de la noblesse. Sans qu’on y voulût toucher, sans qu’on eût l’intention de le diminuer, le dvorianstvo s’est vu dépouiller de presque tous ses droits, par le fait seul des changements opérés autour de lui. La noblesse a pratiquement été quasi abrogée par les réformes d’Alexandre II, sans même avoir été mentionnée. Si elle reste debout, c’est comme un arbre au pied duquel on aurait fouillé le sol, dont on aurait par mégarde atteint les racines, et qui, dans la terre bouleversée autour de lui, ne trouverait plus de point d’appui contre le premier vent d’orage. La noblesse, en Russie comme en d’autres contrées, finira par de venir une simple distinction honorifique, sans importance sociale, sans valeur politique, une distinction de vanité, ayant d’autant moins de prix qu’elle sera plus commune et aura moins de signes extérieurs pour se reconnaître. En réalité, le dvorianine n’a plus qu’un seul privilège personnel, le privilège d’entrer plus facilement au service et d’y faire plus rapidement son chemin[258]. Ce dernier avantage, la noblesse s’y attachera peut-être d’autant plus que les autres lui échappent. Dépouillé de ses prérogatives et menacé dans la propriété foncière, le dvorianstvo, appauvri, n’aura d’autre refuge que son berceau primitif, le service et le tchine. Sur ce terrain même, les privilèges que lui accordent encore la loi ou l’usage tomberont peu à peu devant le nivellement de la culture ou les exigences de l’égalité. Au service comme ailleurs, la noblesse, au lieu de droits, n’aura plus que des faveurs ; elle ne gardera d’autres avantages que ceux qui partout appartiennent au crédit et aux positions prises[259].

Des privilèges personnels, inhérents à l’individu et à la famille, peuvent constituer une noblesse, des prérogatives communes, exercées en corps par la classe des nobles, peuvent seules constituer une aristocratie. De ces prérogatives, le faible dvorianstvo en possédait plusieurs et d’importantes. Ce n’était, il est vrai, ni un legs d’un passé lointain, ni un reste vénéré de vieilles coutumes nationales, ce n’était qu’une imitation de l’étranger et une copie tardive d’un modèle déjà vieilli. Rien de semblable n’était connu de l’ancienne Russie, où les serviteurs de l’État n’avaient d’autres droits que ceux qu’ils tenaient du service. Comme les privilèges personnels, les droits corporatifs du dvorianstvo lui ont été bénévolement concédés, gratuitement octroyés par la couronne. C’est encore Catherine II, entraînée par l’esprit libéral de la fin du dix-huitième siècle, qui, entre la guerre de l’indépendance américaine et la révolution française, dota la noblesse russe de droits nouveaux pour elle, et à cette classe, alors la seule cultivée, la seule capable d’exercer quelques droits politiques, remit une part importante de l’administration et de la justice. Jusqu’à cette date, s’il y avait des nobles en Russie, il n’y avait point de corps de noblesse. Catherine, la première, aggloméra les dvorianes en corporations provinciales au profit du self-government administratif. Ce n’était point là une nouveauté isolée ; ce qu’elle faisait pour la noblesse, la tsarine le répétait à peu d’intervalle pour d’autres, pour les villes et la bourgeoisie notamment. Elle cherchait à réunir les diverses parties du peuple en groupes compacts, en corps organisés, ayant un esprit et des intérêts communs, pour les appeler à prendre part aux affaires locales, chacun dans sa sphère, suivant la seule manière dont on comprit alors la participation d’un peuple à son gouvernement, par classe, ordre, ou corporation.

Quelle fut la cause de l’échec de cette noble tentative ? Ce ne fut point seulement la nature du pouvoir autocratique, qui demeure entier alors même qu’il semble se dépouiller ou se borner lui-même ; ce fut avant tout l’incapacité des diverses classes, noblesse ou bourgeoisie, à user des droits qui leur étaient attribués. Pour tirer parti de ces privilèges corporatifs, une chose était indispensable, l’esprit de corps, et toutes les classes en étaient également dépourvues. Sous ce rapport, le dvorianstvo n’a pas fait exception à la tradition ou au génie russe, le noble rasé du dix-huitième siècle n’a pas différé du droujinnik ou du boyar des anciens temps. Le peu de résultats des assemblées de la noblesse s’explique par la même raison que le peu de succès des guildes de marchands et des corporations ouvrières. Pas plus que la bourgeoisie, pas plus que les artisans des villes, le dvorianstvo n’a su se constituer en corps, doué d’un instinct de cohésion et d’un sentiment de solidarité, exerçant des droits connexes dans des vues communes et poursuivant à travers des générations un but politique ou social déterminé. Pas plus qu’une autre classe de la population, la noblesse n’a su former un organisme vivant, animé d’un esprit propre traditionnel, à la fois commun à tous ses membres et distinct de l’esprit des autres classes. Semblable chose a pu se rencontrer sur le territoire russe, chez la noblesse polonaise des provinces occidentales ou la noblesse allemande des provinces baltiques, — dans la Grande-Russie, chez la noblesse nationale, jamais à aucune époque. L’esprit de caste, l’esprit de classe, semble tellement répugner à la nature russe, qu’elle est jusqu’ici demeurée fermée à l’esprit de corps.

La patente, l’espèce de charte, donnée par Catherine II au dvorianstvo, lui concédait des droits considérables : droit de se réunir en assemblées périodiques, droit de toujours se faire entendre de la couronne par voie de pétition, droit de nomination de la plupart des fonctionnaires et juges locaux. En tout autre pays, de telles prérogatives eussent amené un conflit entre la couronne et la noblesse ou servi de point de départ à une constitution aristocratique. En Russie, il n’en a rien été. Durant près d’un siècle, la noblesse de chaque gouvernement s’est réunie, elle a élu ses présidents ou maréchaux (predvoditel), elle a désigné des fonctionnaires et des magistrats, elle a exercé le droit de police sans qu’aucun des successeurs de Catherine en ait pu prendre ombrage, sans que le pouvoir absolu en fût jamais entamé. Dans l’exercice de ses droits, le dvorianstvo n’apportait ni tendances propres ni vues traditionnelles ; dans les emplois qui leur étaient confiés, les fonctionnaires, nommés par les nobles, n’agissaient pas en représentants de la noblesse. Ces ispravniks et tous ces administrateurs ou juges locaux ne personnifiaient point l’esprit d’une classe, ils ne se considéraient pas comme responsables envers leurs électeurs ; s’ils avaient pour quelques-uns des égards particuliers, c’était seulement pour les intérêts des personnages influents. Ces administrateurs élus étaient pour le pouvoir central des instruments aussi dociles, des agenls aussi zélés que les fonctionnaires directement nommés par lui ; en sorte que, si par cette institution on avait espéré corriger la trop grande influence de la bureaucratie, on s’était trompé. Cette apparente autonomie de l’administration locale n’atteignit ni la bureaucratie ni la centralisation. La Russie offre là un exemple de l’inefficacité des institutions sans les mœurs, de l’inanité des formes politiques et des libertés publiques sans esprit public.

La création d’assemblées où sont représentées toutes les classes de la nation a naturellement enlevé aux assemblées particulières de la noblesse la plupart de leurs prérogatives ; mais, dans ces nouveaux états provinciaux, dans le zemstvo de district ou de gouvernement, la noblesse a d’ordinaire gardé la prépondérance. C’est, comme nous le verrons, au maréchal de la noblesse qu’appartient de droit la présidence de ces réunions des diverses classes ; ce sont les propriétaires fonciers, les anciens seigneurs de serfs qui, par le nombre ou la situation, y ont une influence prédominante. En réduisant ses privilèges directs, l’extension des libertés publiques a même élargi la sphère d’activité du dvorianstvo. Personne ne lui conteste le titre de classe dirigeante, et, vingt ans à peine après les réformes qui l’ont privée de ses anciennes prérogatives, certains conseillers de la couronne ont semblé le convoquer à un rôle plus étendu, si ce n’est plus efficace. Depuis la guerre de 1870 et la Commune de Paris, les attributions de la noblesse se sont multipliées avec les institutions mêmes ; une place lui a été réservée dans la plupart des créations nouvelles. Le gouvernement lui a fait appel à un double titre, comme classe cultivée, et comme classe conservatrice. Alexandre II, dès 1874, l’invitait solennellement à se constituer la gardienne de l’enseignement populaire ; Alexandre III a fait plus ; il lui a rendu, en 1889, une influence directe sur l’administration rurale et les communes de paysans[260]. Le « nihilisme » a tourné au profil du dvorianstvo. Dans la guerre faite aux conspirateurs, Alexandre III, comme Alexandre II, a plus d’une fois réclamé le concours de la noblesse. Que sortira-t-il des fonctions nouvelles dont elle a été investie ? Au temps où elle était plus nombreuse et plus riche, la noblesse territoriale a montré peu d’empressement ou peu d’aptitude à se servir des prérogatives que lui avait octroyées le pouvoir ; saura-t-elle mieux en user désormais ? Une chose est pour nous hors de doute : les droits concédés à la noblesse ne pourront transformer le caractère séculaire du dvorianstvo. Quels qu’ils soient et quelque élargis qu’ils puissent être, de tels privilèges ne suffiront pas à faire dévier le mouvement historique de la société russe. À cet égard, toute appréhension est vaine et toute espérance est une illusion[261].

L’examen du présent et l’étude du passé conduisent à la même conclusion. Il y a en Russie une sorte de noblesse ; il n’y a point d’aristocratie, et ce n’est pas de nos jours qu’il s’en peut créer une. Il y a une noblesse qui, prise dans ses grandes familles, est aussi ancienne, aussi illustre qu’aucune, et prise dans son ensemble est aussi civilisée, aussi éclairée qu’aucune en Europe, une noblesse la plus ouverte de toutes, la plus dégagée de préjugés, la plus exempte de morgue ou d’esprit de caste, et en même temps la plus bariolée et mêlée, la plus dépourvue de traditions, la plus dénuée de vie commune et d’esprit de corps. À ce dvorianstvo sans homogénéité ni cohérence manquent les qualités de même que les défauts des aristocraties. Est-ce un mal, est-ce un bien ? Peu importe : c’est un fait ; le reste n’a qu’un intérêt spéculatif. Il n’existe point d’aristocratie en Russie, il s’y rencontre seulement comme partout des aristocrates de tempérament, de mœurs, de mode, et aussi ce qu’on pourrait appeler des aristocrates de raison ou de conviction. En Russie comme ailleurs, il y a des hommes pour qui une base hiérarchique est le seul fondement solide des sociétés. On entend dire, dans un certain milieu, qu’une aristocratie est aussi nécessaire au corps social que les os au corps humain, qu’il faut chez un peuple des rangs marqués, des échelons gradués, des positions stables placées au-dessus des hasards de la fortune et de la concurrence. On entend assurer que, pour une monarchie héréditaire, le meilleur appui est une classe privilégiée héréditaire. Un tel langage est toujours sûr de trouver quelque écho dans les palais ou les cours, là où, à défaut d’une aristocratie réelle, il reste une aristocratie d’habit et de manières. Dans toutes ces idées il peut y avoir une part de vérité. Il n’est point douteux que là où elle existe encore, une puissante classe privilégiée ne soit un élément de stabilité ; mais, pour servir à une société de charpente et comme d’ossature, il faut qu’une aristocratie ait sa force en elle-même, dans sa constitution, dans ses traditions. Ni un État, ni un trône ne se peuvent appuyer sur des supports qui tirent toute leur force des faveurs du trône ou des lois de l’État.

En Russie, les hommes qui représentent la noblesse comme le soutien naturel de la monarchie, commettent en outre une méprise d’un genre particulier : ils se trompent sur la nature de la puissance souveraine en même temps que sur le caractère de la noblesse dans leur pays. Entre le dvorianstvo et le tsarisme, il n’a jamais existé d’autre lien que le lien du service, il n’y a jamais eu d’intimité, d’affinité ou de parenté, comme ailleurs entre le souverain et la noblesse. La théorie ou la fiction du roi, premier gentilhomme du royaume, est absolument étrangère aux mœurs comme aux traditions russes. Le tsar n’appartient en propre à aucun ordre de l’État ; il n’est ni noble, ni bourgeois, ni citadin, ni rural. L’autocratie s’est toujours tenue en dehors et au-dessus de toutes les classes ; c’est là un des motifs historiques de sa force et de sa popularité ; elle ne saurait descendre de cette hauteur sans faillir à sa mission traditionnelle et s’affaiblir elle-même.

Une aristocratie n’est pas un édifice qui s’élève à volonté, à un endroit marqué et sur un plan donné ; il faut que la nature en ait elle-même disposé l’emplacement et taillé les matériaux. Ces matériaux, les aristocrates russes sont obligés de les chercher dans la grande propriété, le dvorianstvo pris dans son ensemble, étant manifestement impropre à une telle construction. Sous Alexandre II et sous Alexandre III, au milieu même de toutes les transformations contemporaines, les architectes politiques ont exposé toute sorte de plans de réédification ou de restauration sociale. Quelques-uns de ces plans ou devis sont fort ingénieux et font fort bien sur le papier ; nous en rencontrerons plusieurs en étudiant l’administration et les institutions locales de l’empire. Par malheur, l’état social est indépendant des combinaisons de cabinet, quelle qu’en soit l’habileté, indépendant des gouvernements, quelle qu’en soit l’autorité. Les calculs politiques et la raison même ont peu de prise sur lui ; il est tout entier à la merci du génie national et de l’esprit du siècle.

Or, en Russie, les mœurs, les traditions, l’instinct populaire répugnent hautement à la restauration d’une classe privilégiée héréditaire. Toute la littérature russe en porte témoignage, bien que cette littérature soit presque tout entière œuvre de nobles, écrite par et pour des nobles. Sur ce point, une fable de Krylof résume d’une façon irrévérencieuse le sentiment national. Des oies, qu’un paysan mène au marché, se plaignent d’être traitées sans égard. disant que leurs ancêtres ont sauvé le Capitole. « Et vous, qu’avez-vous fait ? leur demande un passant. — Nous, rien, mais nos ancêtres… — Eh bien, mes amies, vous n’êtes bonnes qu’à rôtir. » L’antiquité de la race en impose peu au sens positif, au sens réaliste du Russe. Demeuré, en dépit de toutes les divisions de classes, libre de tout esprit de caste, il n’a point pour la naissance le respect instinctif dont est souvent imbu l’Anglais ou l’Allemand.

En Russie, les promoteurs des idées hiérarchiques font en réalité la même faute que leurs adversaires, les promoteurs des idées radicales. Aristocrates ou démagogues ne font à leur insu qu’imiter et contrefaire l’Occident. Les uns et les autres veulent appliquer aux problèmes nationaux des méthodes et des procédés d’emprunt ; les uns et les autres prétendent habiller leur patrie sur un patron étranger. La grande différence est que les conservateurs aristocrates ont choisi le modèle qui s’adapte le moins aux mœurs nationales et se heurte le plus aux tendances nouvelles de la civilisation. S’il est facile de découvrir, dans les vieilles institutions anglaises ou prussiennes, telle ou telle garantie conservatrice, il est malaisé de dérober à d’autres États, pour sa patrie, ce que la nature ou l’histoire lui ont refusé. Il en est des formes sociales comme du sol, comme de la configuration même d’un pays. En parcourant leurs plates steppes du sud ou leurs forêts tourbeuses du nord, des Russes peuvent se dire que de hautes collines donneraient aux cultures de la variété, et de l’agrément au paysage, que des chaînes de montagnes couvertes de neige serviraient de réservoir aux eaux et de barrière aux vents. Libre à eux de regretter les beautés ou les avantages des contrées plus coupées, plus accidentées, quoique les larges plaines aient leur poésie aussi bien que leur richesse. Sur ce sol déprimé, il ne vient à personne l’idée d’élever des collines et de dresser des montagnes. Telle est cependant la prétention des hommes qui, dans une société dénudée de privilèges et nivelée par les siècles, se flattent de reconstruire des hauteurs escarpées et de creuser des ravins infranchissables, de relever des classes dominantes et de remettre debout privilèges et prérogatives. Le pays du tchine est un pays de peu de relief, un pays plat, au point de vue social comme au point de vue topographique ; c’est une ingrate et inutile besogne que de travailler à y créer ou à y restaurer des inégalités, des aspérités qu’efface le cours naturel des choses.

Entre la Russie et la France, l’analogie à cet égard est plus grande qu’elle ne le semble : chez l’une et l’autre, c’est en dehors des privilèges de classes et des combinaisons artificielles, c’est dans le fond même de la nation qu’il faut chercher une base conservatrice. En Russie seulement, où l’égalité est encore moins dans les mœurs et dans la culture que dans l’instinct national et dans la logique des faits, en Russie, où les anciens cadres sociaux sont extérieurement demeurés debout, l’illusion des rêves aristocratiques est plus excusable et moins innocente.




LIVRE VII
LE PAYSAN ET L’ÉMANCIPATION DES SERFS.




CHAPITRE I


La littérature russe et l’apothéose du moujik, — Diverses classes de paysans. — Origine et causes du servage. — La corvée et l’obrok, — Situation des paysans avant l’émancipation. — Napoléon III, libérateur des serfs.


Un théâtre de Paris a joué naguère une pièce française, d’auteur russe et de mœurs russes, — pièce originale et incomplète, accueillie du public français avec faveur sans en avoir peut-être été bien comprise ; je veux parler des Danichef[262]. Cette comédie, ou mieux ce drame, qui peint la société russe avant l’émancipation, a pour héros un paysan, et l’on pourrait dire qu’il a pour sujet la supériorité morale du moujik. La noblesse vaniteuse et frivole, le clergé dépendant et timide, le marchand enrichi et servile font triste figure devant l’homme du peuple, devant l’ancien serf Ossip. « Cet homme est grand, cet homme vaut mieux que nous, ma mère, » dit de cet affranchi le jeune comte Danichef. Ce mot donne le sens de la pièce. La conclusion peut-être inconsciente de ce drame rustique, c’est l’apothéose de l’homme du peuple aux dépens des classes privilégiées par la naissance, l’instruction ou la fortune. À ce point de vue, la comédie de l’Odéon, bien qu’écrite pour des Français et dans notre langue, appartient bien aux lettres russes contemporaines. Selon le mot d’un humoriste, la littérature russe actuelle sent le paysan[263] ; le moujik en est le héros et il l’est depuis tantôt trente ans. Au premier abord, cela semble une singulière anomalie ; en y regardant de près, cela se comprend sans peine.

Dans un état presque tout rural, comme le demeure encore la Russie, le paysan forme la classe la plus importante, aussi bien que la plus nombreuse de la nation. Là, plus qu’ailleurs, c’est chez l’habitant des campagnes que se retrouve le fonds national. En présence de l’insignifiance relative des villes et de la population urbaine, le paysan semble encore à lui seul tout le peuple. Cet homme, qui dans la Russie occupe une si large place, a longtemps été dédaigné et incompris d’une haute classe, façonnée à des mœurs et à des idées étrangères. La réaction de l’esprit national contre le cosmopolitisme superficiel du dix-huitième siècle, la réhabilitation de la nationalité dans l’art, la littérature, la politique, devaient naturellement profiter avant tout au paysan, qui était l’homme russe par excellence. Ce peuple des campagnes, ce peuple de serfs, si longtemps l’objet des mépris et des rigueurs de tout ce qui était au-dessus de lui, se vit tout à coup étudié dans ses mœurs et ses coutumes, dans ses chants et ses croyances. Ne trouvant plus dans les hautes classes que des reflets décolorés ou de banales copies de l’étranger, les Russes se sentirent soudainement heureux de se découvrir, chez le peuple des campagnes, une originalité, un caractère, une personnalité. Satisfaite de s’être enfin retrouvée sous ses vêtements d’emprunt, la Russie se mit à s’admirer elle-même dans le plus inculte de ses enfants, dans le représentant le plus légitime de sa nationalité, le paysan. Pour une grande portion d’une société raffinée, le serf à peine affranchi, le villageois ignorant, sale, grossier, devint ainsi un objet d’engouement et d’enthousia$me, un objet de respect et de vénération. Le moujik, l’homme russe, naguère encore jugé indigne d’un regard, s’est vu élever sur l’autel, et le culte, que lui ont rendu ses contempteurs de la veille, n’a pas toujours été exempt de superstition ou de fétichisme. La mode n’est naturellement pas restée étrangère au succès de cette intempérante religion, qui, à côté de ses dévots, a eu ses hypocrites. Dans ce pays d’ordinaire réaliste, des hommes habituellement incroyants et sceptiques ont été parmi les plus zélés sectateurs, parmi les prêtres les plus intolérants de la foi nouvelle. Comme d’autres religions du reste, celle-ci est souvent demeurée dans la tête ou dans l’imagination, et l’idole pourrait fréquemment dans la pratique se plaindre du sans-géne de ses plus fervents adorateurs.

Cette sorte de culte à rebours, du haut de la société pour le bas, cette apothéose du moujik, du rustre, du manant, s’expliquent à la fois par des raisons propres à la Russie et par des raisons empruntées à l’état social de l’Europe. Comme en France avant la révolution, nombre de Russes professent que c’est en revenant à la vie simple du peuple, que c’est en se retrempant aux sources de l’honnêteté et des vertus populaires que les hautes classes de la société fecouvreront la vigueur et la santé morales, qu’elles se purifieront de la corruption dont les a infectées le contact de l’Occident[264]. Les mystiques panégyristes du moujik ne s’aperçoivent pas qu’ils ne font à leur insu que reprendre, au compte de leur pays, une des vieilles thèses de notre dix-huitième siècle, que revenir aux doctrines de Rousseau et au culte naïf de l’homme de la nature. En Russie, de semblables tendances proviennent à la fois d’un secret découragement, d’une involontaire humilité des classes instruites, et d’un grand orgueil national, d’une foi aveugle dans l’énergie native et l’avenir du peuple. Des hommes fatigués dimiter l’étranger, sentant que de longtemps ils ne peuvent guère que s’assimiler les œuvres d’autrui, des hommes résignés à leur propre impuissance, et d’autant plus ambitieux pour leur patrie, en sont venus, par lassitude et par irritation de n’avoir pu faire davantage, à célébrer ce qui en Russie est resté pur de tout contact du dehors, ce qui n’a point essayé ses forces, ce qui est neuf, vierge, intact, en un mot la force populaire. De là cette adoration de l’homme inculte par l’homme cultivé, ces agenouillements de gens lettrés et instruits devant l’armiak et le touloup, devant la peau de mouton du paysan.

« Nous autres, hommes civilisés, nous ne sommes que des guenilles ; mais le peuple, oh ! le peuple est grand. » Ainsi s’écrie, dans Fumée, un des personnages d’Ivan Tourguénef. Frappés de la stérilité relative des classes dirigeantes, ces fils désabusés de la civilisation occidentale lui tournent le dos et reviennent au moujik. Ils contemplent avec une joyeuse admiration ce peuple russe encore muet et comme dans les langes, ce peuple qui occupe la plus large demeure de l’humanité, et qui par le nombre l’emporte déjà sur toute autre nation chrétienne du globe. En présence de cette masse compacte de plus de 50 ou 60 millions de paysans, les patriotes se prennent à faire des songes comme une mère ou une nourrice devant un berceau ; pour ce peuple encore enfant, encore rude et illettré, ils rêvent une grandeur intellectuelle, un rôle moral proportionné à sa masse et à l’immensité de son empire[265]. Ce peuple de paysans est comme un œuf gigantesque qui n’est pas encore ouvert ; on ne sait ce qui en sortira, mais on en attend involontairement quelque chose de grand, parce qu’en dépit de la fable il semble qu’une montagne doive enfanter autre chose qu’une souris. On comprend le respect instinctif, la religieuse vénération d’un Russe devant cette secrète incubation, d’où dépendent toutes les destinées de la patrie.

Les Russes attendent volontiers du moujik une initiative nouvelle, une révélation politique ou sociale, une rénovation de l’Europe et de l’humanité. Les devins ou les prophètes, qui en annoncent la grandeur, peuvent d’autant plus librement prédire ce que dira, ce que fera ce sphinx populaire, qu’il n’a pas encore ouvert la bouche et n’est pas encore éveillé. Certes d’aussi hardies espérances peuvent n’être pas sans illusion. Il n’y en a pas moins là un mystère, un arcane intéressant hautement la civilisation, et l’on doit pardonner au patriotisme qui, à force de le méditer, y égare quelque peu sa raison.

Pour une partie des classes lettrés, l’homme du peuple est ainsi une divinité inconsciente, pareille à ces dieux enfants, à ces dieux embryonnaires de l’Egypte, dont la force divine est en puissance sans avoir encore été en acte, dont on adore l’énergie secrète avant qu’elle ait pu se manifester au dehors. Pour une autre école, l’homme du peuple, le paysan, n’est qu’une sorte de matière brute, de matière première humaine, une argile n’ayant de forme que celle que lui donnent les classes supérieures[266]. Il est inutile de montrer ce qu’ont de commun ces deux points de vue, dans leur opposition, et ce que l’un et l’autre ont d’outré. Si la littérature, en Russie, s’est singulièrement rapprochée du peuple, elle l’a trop souvent abordé avec des vues préconçues, n’y cherchant que ce qu’elle y voulait trouver. Les uns ont cru découvrir dans les secrètes profondeurs de l’esprit populaire des puissances cachées qu’ils opposaient à l’infécondité de la culture étrangère des hautes classes ; d’autres, plus dédaigneux ou plus superficiels, n’ont vu dans l’âme du peuple que ténèbres et barbarie, que vide et néant. Dans la vie pratique se rencontrent, à l’égard du paysan, les mêmes différences de point de vue, les mêmes contradictions que dans le monde littéraire. « Quel besoin avez-vous de vous intéresser à notre moujik ? » me demandait une dame sur le bas Volga : « c’est une brute dont on ne fera jamais un homme ! » et le même jour, sur le même bateau, un propriétaire me disait avec autant d’assurance : « Le paysan le plus intelligent de l’Europe, c’est à mon avis le contadino de l’Italie du Nord ; mais notre moujik lui rendrait des points. » Ainsi élevé par les uns, abaissé par les autres, on pourrait dire du paysan russe ce que Pascal dit de l’homme : Ni si haut, ni si bas.

L’intelligence du moujik n’est pas douteuse, ses panégyristes sont peut-être moins éloignés de la vérité que ses détracteurs ; mais cette intelligence a été entravée et comme garrottée par les événements. Il y a, dans les légendes russes, un géant d’une force prodigieuse, sorte d’Hercule ou de Samson rustique, appelé Ilya de Mourom, et souvent regardé comme une personnification du peuple et du paysan[267]. Ce colosse populaire n’a pu depuis longtemps montrer sa force ni son génie. Ilya de Mourom était réduit en servitude ; jusqu’à ces dernières années, il était enchaîné à la glèbe et ne pouvait librement marcher ou agir. Aujourd’hui que l’émancipation a dénoué ses liens, le géant peut de nouveau se mouvoir ; maisi longtemps chargé de chaînes, il n’a point encore retrouvé le libre usage de ses membres et n’a plus conscience de sa force. Ce n’est qu’après des années d’affranchissement, après plusieurs générations peut-être, que ce peuple asservi pourra, se reconnaître lui-même et montrer ce que l’avenir doit attendre de lui. Le paysan, courbé sous une servitude séculaire, n’a pu se redresser tout à coup ; sous l’affranchi. d’hier se sent encore le serf de la veille.

L’émancipation a été pour la Russie un événement capital, un événement sans analogue dans l’histoire des nations où le servage s’est effacé peu à peu. L’émancipation a été le point de départ d’une foule de changements et de réformes dans le domaine entier de la vie nationale ; mais cette grande révolution n’a pu en quelques années donner tous ses fruits. Cela se pouvait d’autant moins qu’en réalité cette vaste opération d’affranchissement n’est pas encore achevée ; elle est seulement en voie d’exécution et ne sera, entièrement terminée que dans les premières années du vingtième siècle. Jusque-là, l’étude du paysan libre est inséparable de l’étude du servage et des conditions mêmes, de l’affranchissement.

L’émancipation, opérée par l’empereur Alexandre II, n’a profité qu’à une moitié environ des paysans de l’empire. Les autres, appelés paysans de la couronne et établis sur les domaines de l’État, étaient regardés comme libres, bien qu’eux aussi fussent attachés à la glèbe et qu’ils pussent être considérés comme serfs du tsar ou de l’État. La grande masse des paysans russes se divisait ainsi en deux classes presque égales en nombre et qui, même après l’émancipation, sont demeurées distinctes. D’un côté les paysans de la couronne ou paysans libres, de l’autre les paysans des particuliers ou serfs, aujourd’hui affranchis. Entre ces deux catégories principales s’en plaçait une troisième, à certains égards intermédiaire, c’étaient les paysans des apanages ou des biens réservés pour la dotation des membres de la famille impériale[268].

Ces paysans, longtemps répartis en groupes divers, jouissaient originairement de la même liberté et des mêmes droits. En Russie plus qu’en Occident, on peut dire que pour l’homme des champs la liberté a été la condition primitive. La servitude de la glèbe n’est venue que fort tard ; mais, s’aggravant peu à peu, elle avait dégénéré en une sorte d’esclavage. C’est seulement à la fin du seizième siècle, au moment où ils tombaient ou se relâchaient dans la plus grande partie de l’Europe, que les liens du servage se nouaient en Russie.

Dans l’ancienne Russie il y avait des esclaves (kholopy, raby) ; c’étaient d’ordinaire des prisonniers de guerre, des débiteurs insolvables, ou des gens qui par misère s’étaient eux-mêmes vendus à un maître. Ces esclaves étaient en petit nombre : la masse des paysans était considérée comme libre. De bonne heure, néanmoins, les hommes des champs se trouvèrent, vis-à-vis des hommes de guerre et de la droujina, dans une situation inférieure et dédaignée. Les premiers étaient appelés petits hommes, moujiki, ou encore demi-hommes, poloulioudi, par opposition aux guerriers, aux membres de la droujina, auxquels était réservé le titre d’hommes (moujy) ou d’hommes complets (polnylioudi). Tel est le sens méprisant du diminutif, encore vulgairement employé pour désigner le paysan : moujik, c’est-à-dire petit homme, homunculus[269]. En Moscovie, ce nom était appliqué aux habitante des villes et à ceux des campagnes, aux marchands comme aux villageois.

Dès avant l’établissement du servage, les moujiki ou petits hommes avaient pour principal rôle de faire vivre les hommes, les moujy, de cultiver pour ces derniers les terres que le souverain concédait à ses serviteurs comme salaire ou comme moyen d’entretien. Les moujiks, les hommes noirs, comme on les appelait aussi (tchernye lioudi), n’étaient cependant alors enchaînés ni à la personne du maître qu’ils servaient, ni à la terre qu’ils cultivaient. De même que les membres de la droujina et les boyars pouvaient passer à leur gré d’un prince, d’un kniaz à un autre, les hommes du peuple, les paysans, pouvaient changer de maître, pouvaient passer d’une terre ou d’un lieu à un autre. Les hommes noirs possédaient ainsi, tout comme les guerriers et les droujinniks, le droit de libre service avec le droit de libre passage, et, comme le boyar, le moujik perdit le premier de ces droits en perdant le second, qui en était la garantie[270].

Ce droit de libre passage d’une terre à une autre, les paysans de la Moscovie l’exerçaient d’ordinaire, sous les derniers Rurikovitchs, une fois par an, à la fin de l’année agricole, le 26 novembre, jour de la Saint-Georges, ou mieux toute la semaine qui précédait et la semaine qui suivait cette fête. Avant rétablissement du servage, alors que les bras étaient déjà fort recherchés, le pomêchtchik, le propriétaire, qui voulait retenir ses paysans, recourait, dit la tradition, au goût séculaire du moujik pour la boisson, et maintenait ses tenanciers en état d’ivresse pendant toute la quinzaine où ils pouvaient librement disposer d’eux-mêmes. Peu à peu le paysan, moins dans l’intérêt des propriétaires que dans l’intérêt de l’État, fut privé de cette faculté de donner congé à son maître ; mais alors même qu’il en fut dépouillé, il n’en perdit pas le souvenir. Aujourd’hui encore, après trois siècles de servitude, le moujik n’a pas oublié la fête qui jadis lui rendait sa liberté ; le jour de la Saint-Georges est devenu chez le peuple l’expression proverbiale du désappointement.

Pour attacher le paysan à la glèbe, il suffit de lui ravir le droit de changer de terre et de domicile à la Saint-Georges. Cette défense, d’abord temporaire, puis renouvelée et confirmée par plusieurs souverains, finit par devenir une des lois fondamentales de l’État. La principale institution de la Russie des derniers siècles sortit ainsi en apparence d’une simple mesure de police. Le fait le plus important de l’histoire du peuple passa pour ainsi dire inaperçu dans les annales nationales. Le servage s’établit, comme ailleurs il disparut, presque insensiblement, sans que les contemporains en fussent frappés.

C’était à la fin du seizième siècle, au milieu des grandes guerres contre les Lithuaniens et l’ordre Teutonique. Les serviteurs de l’État, pourvus de terres par le souverain, se plaignaient de l’insuffisance de leurs moyens d’entretien. La main-d’œuvre était rare et précieuse dans ce pays où la terre abondait et où manquait la population. Les détenteurs de fiefs, les pomêchtchiks, se disputaient les bras et les paysans : les petits accusaient les grands d’attirer à eux tous les laboureurs. Un tel état de choses mettait en péril les forces militaires de la Moscovie, au moment le plus critique de son histoire[271]. Le système financier de l’État, alors non moins primitif, se trouvait menacé en même temps que son système militaire par les fréquents changements, les émigrations, le vagabondage des gens taillables. C’était l’âge où l’empire moscovite, récemment étendu aux dépens des Tatars, offrait aux cultivateurs des ingrates régions du nord les terres plus fertiles du sud, l’àge où, pour se soustraire à l’impôt et mener la libre vie de Cosaques, les hommes aventureux fuyaient vers le Volga et le Don, vers la Kama et la Sibérie. L’homme se dérobait au fisc en se dérobant aux propriétaires. Pour assurer au pays des ressources financières et militaires régulières, le plus simple était de fixer l’homme au sol, le paysan au champ qu’il cultivait, le bourgeois à la ville qu’il habitait. C’est ce que firent Boris Godounof et les tsars du dix-septième siècle. Depuis lors jusqu’au règne d’Alexandre II, le moujik est demeuré fixé à la terre, affermi, consolidé (prikrêplmnyi) : car tel est le sens du terme russe que nous traduisons par le mot serf. Le servage russe n’eut pas d’autre origine ; il sortit du système administratif et des conditions économiques, des conditions physiques mêmes de la Moscovie, considérablement agrandie par les derniers princes de la maison de Rurik et menacée de voir sa mince population s’écouler et se perdre dans la steppe, comme l’eau dans les sables du désert.

Dans cette Europe orientale, dans ce pays de cabanes de bois, presque aussi aisées à transporter ou à refaire que la tente ou le gourbi de l’Arabe, l’homme avait peu d’attachement pour le sol, peu de goût pour l’agriculture. Trois siècles de servage n’ont pu faire disparaître entièrement chez le moujik ce penchant pour la vie nomade et vagabonde, encouragé par les longues rivières et les plaines sans fin. Le servage, qui lia l’homme à la terre, peut être regardé comme une réaction de l’État contre ces instincts aventureux qui, à la suite des Cosaques, entraînaient aux extrémités de l’empire la partie la plus vigoureuse, la plus active du peuple russe. Moins la Russie était limitée par la nature, plus le sol était vaste et plus l’homme avait besoin d’y être enchaîné : le servage le retint et pour ainsi dire l’immobilisa.

C’est en 1593, sous Fédor, fils d’Ivan le Terrible, et sous l’inspiration de Godounof, beau-frère et successeur de Féd9r, que fut enlevé aux paysans le libre passage d’une terre à une autre. De ce seul fait, d’une mesure originairement provisoire, découla le servage du moujik. On avait vu quelque chose d’analogue, douze siècles plus tôt, dans l’empire romain, lors de l’établissement du colonat, sous les empereurs chrétiens. Une fois attaché à la terre, le paysan moscovite perdit peu à peu tous ses droits civils et tomba dans une dépendance que le législateur n’avait point prévue ; il devint le bien, la chose du propriétaire. Des ukases des premiers Romanof confirmèrent et complétèrent l’œuvre de Godounof. La réforme de Pierre le Grand resserra les liens du paysan au lieu de les relâcher, la servitude devint plus étroite en étant mieux réglée. Le premier dénombrement général (pervaïa revizia), opéré en 1722 et depuis renouvelé à des intervalles inégaux, fournit au servage des registres réguliers. Par mesure de simplification et par économie, l’État abandonna aux propriétaires presque toute l’administration avec la police de leurs domaines. Le servage devint d’autant plus difficile à détruire qu’il était devenu un instrument de gouvernement, un des principaux rouages d’une machine politique encore peu compliquée.

Jusqu’en 1861, le propriétaire, le pomêchtchik, eût pu être considéré comme un agent de l’État, chargé de veiller dans les campagnes au recrutement des soldats et à la rentrée des taxes, comme une sorte de fonctionnaire héréditaire, investi de l’administration et de la tutelle des paysans.

Le servage ne s’était pas répandu sur toute la Russie d’une manière égale. Dans les pays éloignés et presque déserts, où il y avait peu de propriétaires, dans la région des grands lacs et de la mer Blanche, comme dans la Sibérie conquise par les Cosaques, les règlements sur l’enchaînement du paysan au sol n’avaient point pénétré ou n’avaient point été exécutés. Ces contrées déshéritées de la nature ont toujours presque entièrement ignoré le servage et la noblesse : la liberté comme l’égalité primitive s’y étaient maintenues jusqu’à nos jours[272]. Au sud, les Cosaques avaient également repoussé cette institution, qui grossissait leurs rangs de tous les serfs fugitifs. L’Ukraine, la Petite-Russie de la rive gauche du Dniepr, est, jusqu’au règne de Catherine II, demeurée indemne de la servitude de la glèbe. Au moment de l’émancipation, le centre historique de la Russie était encore le centre du servage, qui des environs de Moscou rayonnait vers le nord et le sud, vers l’Europe et l’Asie. À l’ouest, le servage moscovite rencontrait dans la Russie-Blanche et la Lithuanie le servage polonais, auquel avait été soumise toute la population russienne ou lithuanienne des campagnes. Par une singulière anomalie, c’était la race dominante, la race slave, la race russe en particulier, qui dans l’empire russe était le plus généralement courbée sous le servage. Les Tatars de l’est, les Roumains de la Bessarabie, les colons allemands, les tribus finnoises même avaient pour la plupart gardé leur liberté.

La condition des paysans, fixés sur les terres des particuliers, variait beaucoup suivant les régions, les coutumes et les maîtres. Pour décrire toutes les formes du servage, il eût fallu classer les krêpostnyé lioudi en une vingtaine de groupes différents[273]. Ces divers modes de servitude se ramenaient à deux types principaux, naguère encore temporairement en usage, la corvée ou barchtchina (boïarchtchina, le travail dû au boyar ou seigneur) et la redevance en argent ou obrok.

La corvée, le labeur personnel du serf au profit du maître, était la forme primitive, rudimentaire. Les paysans travaillaient trois jours pour le propriétaire, l’autre moitié de la semaine ils cultivaient les terres que le seigneur leur abandonnait pour leur entretien[274]. Comparé à la corvée, l’obrok ou redevance annuelle en argent constituait un véritable perfectionnement ou adoucissement du servage. Ce système était surtout en usage dans le voisinage des centres de production ou dans les contrées peu fertiles. Par l’obrok, le paysan rachetait temporairement l’usage de sa liberté, quittant la terre seigneuriale pour exercer tel ou tel métier à la campagne ou dans les villes. Grâce à l’obrok, beaucoup de serfs avaient cessé toute vie rurale ; mais il suffisait d’un ordre de leur maître pour les rappeler à la charrue. Au moyen de ces redevances en argent, le but primitif du servage, qui devait fixer l’homme au sol, était tourné ; le serf à l’obrok redevenait maître de lui-même ; extérieurement il était libre, mais un lien invisible Tenchaînait à son seigneur. Le taux de la redevance annuelle variait considérablement suivant les régions, les exigences du maître, les aptitudes des serfs. En général, l’obrok oscillait entre 25 et 50 francs par an. On voit que, sous ce régime, on n’était vraiment riche qu’en possédant des villages ou plutôt des cantons entiers. La pauvreté des petits propriétaires les contraignait à tirer de leurs serfs tout ce qu’ils en pouvaient arracher. Le paysan des grands pomêchtchiki, auxquels la richesse rendait la générosité facile, était d’ordinaire plus heureux ; habituellement il était soumis à une redevance fixe. Le maître usait même rarement de la capacité ou des bonnes affaires de ses paysans pour augmenter le taux de leur obrok. Tel grand seigneur, comme un Chérémétief, avait pour serfs des marchands millionnaires et se serait fait scrupule de profiter de leur opulence, tandis que sa vanité ne se faisait point conscience de les retenir dans le servage.

Les paysans de la couronne ou paysans libres, établis sur les terres de l’État, étaient au régime de l’obrok. Outre l’impôt de capitation et les taxes locales, ils payaient à l’État une redevance qu’on pouvait regarder comme une sorte de loyer de la terre et qui oscillait entre 2 et 3 roubles par paysan mâle. Ces paysans, n’ayant d’autre seigneur que l’État, avaient deux grands avantages : l’un de payer des redevances plus fixes et moins lourdes ; l’autre de ne point appartenir à des maîtres changeants, variant d’humeur et de procédés d’un domaine à l’autre. Ils étaient en possession de libertés communales, et, lors de l’émancipation, leurs institutions ont en partie servi de modèles à l’organisation administrative des serf affranchis. En dépit de la pression et des concussions d’employés souvent corrompus, les paysans de la couronne étaient d’ordinaire plus riches que les paysans des particuliers. Encore aujourd’hui, leurs villages ont un air de bien-être relatif qui les fait souvent reconnaître à première vue.

Ces paysans des domaines, attachés au sol comme les autres, formaient jadis le fonds ou le trésor vivant dans lequel puisait le souverain pour distribuer aux serviteurs de l’État des serfs avec des terres. Catherine II fut la dernière à pratiquer ces allocations d’hommes ; elle en gratifia largement ses ministres ou ses favoris, et ces générosités sont restées une des taches de son règne. À l’empereur Alexandre Ier revient le mérite d’avoir interdit ces dons de paysans et créé une classe de cultivateurs libres.

Le servage en Russie, comme l’esclavage en Amérique, a eu ses défenseurs dans le passé, et compte encore aujourd’hui des panégyristes. Il est certain que d’ordinaire ïa servitude du paysan n’était pas pour lui sans quelque compensation : le serf avait le bénéfice comme les inconvénients de la tutelle seigneuriale, il était le protégé en même temps que le serviteur de son maître. Le servage russe, qui n’était fondé ni sur la conquête comme dans les provinces baltiques, ni sur la différence de race comme l’esclavage américain, avait gardé jusqu’à la fin quelque chose de plus paternel, de plus patriarcal. Il n’est pas moins certain que, en dépit des adoucissements apportés par les lois ou les mœurs, un tel régime était nuisible à l’homme asservi, nuisible au pays, nuisible au maître même. Le paysan des hommes bizarres ou corrompus était exposé à toutes les misères, à toutes les oppressions, à toutes les hontes, la loi ne le pouvant garantir efficacement contre la cupidité, la brutalité ou le libertinage du seigneur. Il y avait dans le servage un mal incurable : la violation de la conscience humaine, l’effacement de la responsabilité morale.

Le mal économique n’était pas moindre : l’institution profitait peu à la classe qui en devait bénéficier. Bien que le droit d’avoir des terres habitées appartînt à toute la noblesse héréditaire, on ne comptait, au moment de l’émancipation, que cent et quelques mille propriétaires de serfs, et encore le plus grand nombre était-il dans une situation médiocre. Trois ou quatre mille de ces propriétaires de serfs n’avaient pas de terre, car, au dix-huitième siècle, les serfs avaient fini par se vendre sans la terre[275]. Pour être quelque peu à son aise, il fallait posséder des centaines d’âmes ; pour être riche, des milliers, tant le servage produisait peu, tant cette confiscation séculaire du travail humain en avait ravalé le prix. Le travail gratuit des paysans ne suffisait même point à ceux qui en avaient le monopole. Le labeur servile était escompté et dévoré d’avance par un grand nombre de propriétaires. Au moment de l’émancipation, les deux tiers des terres habitées, c’est-à-dire peuplées de serfs, ou mieux les deux tiers des serfs eux-mêmes (car c’était sur la tête des paysans que prêtaient les banques), étaient hypothéqués dans les lombards ou établissements de crédit de l’État. Le pomêchtchik n’avait donc le plus souvent que l’apparence de la propriété, et, au lieu de fructifier dans le sol, les sommes avancées par l’État sur ce capital humain s’évaporaient d’ordinaire en fêtes et en plaisirs. Le servage, dans les derniers temps, menaçait ainsi d’aboutir à la ruine de la noblesse dont il semblait devoir garantir la fortune.

On est étonné qu’un tel ordre de choses ait pu persister aussi longtemps. À certains égards, on pourrait dire que, pendant ses trois siècles de durée, le servage n’a jamais été entièrement accepté du peuple. Plusieurs fois, aux dix-septième et dix-huitième siècles, à la suite de Stenka Razine et de Pougatchef, les paysans s’étaient laissé soulever au nom de la liberté. La couronne qui l’avait imposé, la noblesse qui en bénéficiait, ne regardaient depuis longtemps le servage que comme une institution irrévocablement provisoire et condamnée. L’émancipation n’a peut-être été autant retardée que grâce aux appréhensions suscitées par les mouvements révolutionnaires de l’Europe, qui en semblaient devoir précipiter l’exécution. L’empereur Alexandre Ier paraissait fait pour une telle œuvre : il la prépara par une expérience partielle en faisant libérer les serfs des trois provinces de la Baltique, les paysans esthoniens et lettons, peut-être les plus opprimés de tous, parce qu’ils sont d’une autre race que leurs conquérants et seigneurs allemands. L’empereur Nicolas, suivant l’exemple de son frère, allégea et relâcha autant que possible les liens qu’il n’osait rompre. L’émancipation était son rêve favori ; à la veille de 1848, il avait déjà formé, pour en préparer l’étude, un comité secret que la révolution de février vint dissoudre. Les déboires de la guerre de Crimée l’avaient, dans ses derniers jours, fait revenir aux mêmes projets. L’on assure qu’à son lit de mort Nicolas légua à son fils et successeur l’accomplissement de l’œuvre qu’il n’avait pu lui-même entreprendre. Ce fut peut-être du reste un bien pour l’empire que cette grande tâche n’ait pas été affrontée plus tôt : la préparation en fut plus mûrement étudiée, l’exécution plus hardiment conduite.

Une des choses qu’il importe de ne point perdre de vue, si l’on veut comprendre la transformation contemporaine de la Russie, c’est la part qu’y ont prise l’opinion et l’esprit public. La littérature, qui chez les peuples modernes ouvre toujours le chemin, les lettres sous toutes leurs formes, poésie, roman, drame, histoire, critique, avaient d’avance frayé la route ; elles n’avaient eu pour cela qu’à ramener l’attention des hautes classes vers le peuple et les mœurs populaires. Comme en Amérique, des romanciers furent les apôtres ou les prophètes de l’émancipation. La Russie a eu mieux que la Case de l’oncle Tom et les novels à tendances des femmes américaines ; elle a eu dans les Ames mortes, de Gogol, dans les Mémoires d’un Chasseur, d’Ivan Tourguénef, des tableaux d’une admirable vérité, et pour mieux dire des miroirs où, comme dans une glace polie, se reflétaient, sans altération du dessin ou de la couleur, le visage et la vie des serfs et des maîtres[276]. Les publicistes débattaient les conditions de la réforme, que faisaient ardemment désirer les peintures des romanciers. Sur ce point, les deux courants qui d’ordinaire se disputent l’esprit russe, le courant européen et le courant national, poussaient dans le même sens. Toutes les écoles, slavophiles et occidentaux, libéraux et démocrates, étaient d’accord sur le but ; la même cause avait pour avocats Nicolas Tourguénef, Samarine et Herzen. Ce n’était plus un souverain isolé, ce n’étaient plus quelques individus, formés à la discipline de l’étranger, qui menaient, en l’éperonnant et la fouettant au besoin, la nation par la bride ; c’était l’esprit public, l’opinion qui donnait l’impulsion. Il y a eu là un mouvement national, comparable de loin au mouvement d’où est sortie la Révolution française. Ce phénomène, nouveau dans l’histoire russe, est à lui seul aussi digne d’attention que l’émancipatlon même et les réformes qui l’ont accompagnée. À cet égard, l’œuvre d’Alexandre II diffère totalement de celle de Pierre le Grand et montre tout le progrès de la Russie dans l’intervalle ; la première était l’œuvre d’un homme, la seconde est déjà l’œuvre d’un peuple. La Russie, au moment de l’émancipation des serfs, n’apparaît plus seulement comme une sorte de matière inerte, de matière à expériences administratives, ou, selon le mot d’un Russe francisé[277], comme une sorte de laboratoire sociologique ; c’est une nation sortie de l’enfance qui, au lieu de s’abandonner aveuglément à la conduite d’un père ou d’un tuteur, travaille elle-même à son propre développement.

Si préparée, si réclamée qu’elle fût de la nation et de l’opinion publique, l’émancipation des serfs se fût peut-être encore longtemps fait attendre sans les désappointements de la guerre de Crimée. Il est chez tous les peuples, de ces réformes si graves, si compliquées, touchant à tant d’intérêts, qu’on ne se décide à y mettre la main que sous la pression d’un grand événement, sous le coup d’un péril ou d’un malheur national. Pour les nations comme pour les individus, l’adversité est souvent la meilleure conseillère ; une blessure extérieure, un revers militaire a plus d’une fois été le point de départ de la rénovation morale d’un grand peuple. Ce que Iéna avait été pour la Prusse et l’Allemagne, ce que Novare a été pour le Piémont et l’Italie, la guerre de Crimée, qui avait à peine entamé la frontière russe, le fut pour la Russie. Cette campagne, si stérile pour la Porte qui, sous la protection de l’Occident, se corrompit de plus en plus, a été féconde en résultats pour l’empire vaincu. La chute de Sébastopol fut pour le servage une irrémédiable défaite.

J’ai entendu raconter qu’un ancien serf avait chez lui le portrait de Napoléon III avec cette inscription : « Au libérateur des serfs. » Après la guerre de Crimée, le bruit s’était répandu, chez les paysans de certaines provinces, que l’empereur des Français exigeait l’abolition du servage, et n’avait consenti à signer la paix qu’à la condition d’insérer dans le traité un article secret, assurant la liberté des serfs[278]. Peut-être y avait-il dans cette légende un vague souvenir des espérances excitées par Napoléon, en 1812. En tout cas, cette croyance populaire n’était, sous une forme naïve, que le pressentiment instinctif de la liaison inévitable des événements. C’était, sans le savoir, au profit du moujik, au profit du peuple russe, que se battaient la France et l’Angleterre. À cet égard, la Russie a été heureuse de sa défaite : jamais un pays n’a peut-être acheté aussi bon marché sa régénération nationale. D’une guerre dont l’issue ne lui coûta que des sacrifices d’amour-propre, d’une paix dont les clauses humiliantes ont été rapidement effacées, il ne lui est resté qu’une durable transformation intérieure.




CHAPITRE II


Qoestîons soulevées par l’émancipation. — Prétentions et déceptions de la noblesse. — Les lois agraires. — Pouvait-on affranchir les serfs sans leur donner des terres ? — Raisons et conditions de la dotation territoriale des paysans.


C’était un mouvement national qui, sous la pression d’une défaite, poussait de toutes parts à l’émancipation ; la nation devait-elle prendre à l’œuvre une part directe ? Le tsar, allait-il, comme Catherine II et dans un dessein mieux défini, réunir les députés des différentes classes en une sorte d’états généraux ? Quelques esprits le pensaient. On annonçait que, en dédommagement de la perte de ses serfs, la noblesse allait recevoir des droits politiques, que de l’émancipation sortirait une constitution. Cet espoir contribuait à rallier au projet d’affranchissement les propriétaires et les assemblées de la noblesse. En dépit des apparences, il est probablement heureux que les choses ne se soient point passées de la sorte ; qu’au lieu de faire délibérer et légiférer des députés de la noblesse, le gouvernement les ait simplement interrogés par voie consultative. Sur l’utilité de l’émancipation, il y avait presque unanimité dans l’empire ; sur les voies et moyens à prendre, sur la situation à faire aux affranchis, il n’y avait, dans le public et dans le gouvernement même, que discordances et vues confuses. Une assemblée élective, nombreuse et tumultueuse, eût eu du mal à rien tirer d’un pareil chaos d’idées. Puis, pour être équitable ou impartiale, une assemblée eût dû comprendre à la fois des représentants des deux intérêts opposés, des représentants des serfs et des anciens seigneurs. Les premiers ne pouvant être appelés à statuer sur leur avenir, il y aurait eu injustice à remettre la délibération aux seuls propriétaires. Entre le paysan et le pomêchtchîk, il n’y avait qu’un juge naturel, un arbitre désintéressé, la couronne. C’était une de ces situations où une monarchie, élevée au-dessus de toutes les classes et fidèle à sa mission d’impartialité, est le tribunal le plus apte à rendre une sentence équitable.

Les assemblées de la noblesse des diverses provinces furent appelées à examiner la question et à donner leur avis ; mais la rédaction du projet de loi fut confiée à des commissions nommées directement par le souverain. Ces commissions furent composées en partie de hauts fonctionnaires, tel que Nicolas Milutine, le principal inspirateur de la charte des paysans, en partie de propriétaires ou experts, pris pour la plupart dans la minorité des comités provinciaux, tels que le prince Tcherkasski et George Samarinc, alliés et partisans de Milutine. Dans ces commissions de rédaction même, les défenseurs des intérêts seigneuriaux ne manquaient point ; ce ne fut pas sans luttes ardentes que la majorité, dirigée par Milutine et ses amis, parvint à faire triompher ses opinions et à les faire accepter du souverain[279].

Le projet, élaboré par les commissions, était bien autrement favorable au peuple que les vues adoptées par la majorité des assemblées de propriétaires. Les bases en furent même jugées si démocratiques que des influences de cour en firent modifier plusieurs clauses. Jusqu’à la fin du règne d’Alexandre II, une partie du monde officiel a tendu plus ou moins ouvertement à revenir sur certains des principes proclamés par la charte du 19 février 1861.

La noblesse territoriale ne dissimula pas son mécontentement, tant pour les tendances démocratiques, en faveur dans les commissions de rédaction, que pour la façon dont le gouvernement l’avait évincée d’une œuvre à laquelle il semblait d’abord l’avoir lui-même conviée. Plusieurs des grands propriétaires exprimaient tout haut leur désappointement de se voir exclus de l’élaboration d’une réforme qu’ils avaient espéré diriger, et cela au profit d’une commission bureaucratique qui paraissait n’avoir d’autre mission que de réunir et codifier les vues des comités provinciaux de propriétaires[280]. Ce fut pour la noblesse une première et grave déception.

Les passions et les colères, excitées par ces questions, furent si violentes qu’en triomphant de l’opposition soulevée par leurs projets, les principaux rédacteurs de l’acte d’émancipation ne purent triompher des rancunes accumulées contre leurs personnes. Au lendemain même du jour où était proclamé le sieiiui (pologénie) dont ils avaient été les plus zélés instigateurs, N. Milutine et ses amis, traités de rouges et de radicaux, à la cour comme dans la société, tombaient dans une disgrâce à peine déguisée. On acceptait l’œuvre, on sacrifiait les ouvriers. Il fallut l’insurrection de Pologne pour que le gouvernement se décidât à recourir de nouveau aux services des Milutine et des Tcherchasski[281]. Cette soudaine contradiction, en apparence incompréhensible, n’était pas seulement le fruit des hésitations du souverain ou des intrigues de cour. En congédiant N. Milutine, au moment où il semblait naturel de lui confier l’application des lois rédigées par ses amis et lui, l’empereur Alexandre avait voulu faire œuvre d’apaisement. Pour mettre un terme aux récriminations et à l’anxiété de la noblesse, presque affolée par le fantôme d’une ruine prochaine, le tsar avait enlevé l’exécution de ses oukazes à un fonctionnaire, réputé l’ennemi systématique des propriétaires, afin de la remettre à des mains qu’on ne pût soupçonner de partialité contre la noblesse.

Les prétentions excessives des paysans réconcilièrent peu à peu la majorité de la noblesse avec l’acte d’émancipation. Une fois placés en face des défiances et des convoitises de leurs anciens serfs, les propriétaires furent obligés de regarder le statut, tant attaqué par certains d’entre eux, comme « leur ancre de salut ». L’expérience convainnquit bientôt la plupart des seigneurs de l’inanité de leurs rêves sur l’attachement et la docilité du moujiks[282].

Les avantages offerts par les Milutine, les Tcherkasski, les Samarine aux paysans expliquent les haines soulevées contre les rédacteurs de l’acte d’affranchissement. Nulle part, en effet, le législateur ne s’est autant préoccupé des intérêts de l’ancien serf. L’œuvre accomplie par la Russie n’était pas sans exemple ni sans modèle en Europe. Pour ne parler que des États voisins, la Prusse et l’Autriche avaient dans ce siècle même, à différents intervalles, accomplis sur une échelle plus modeste une tâche analogue. L’émancipation, telle qu’elle avait été conduite en Prusse après léna, sous l’inspiration du baron de Stein, offrait aux Russes des leçons dont ils ont profité, sans copier personne[283]. Deux choses distinguent spécialement le mode d’affranchissement adopté à Pétersbourg. Au lieu de se contenter de leur donner la liberté personnelle, la liberté nue, pour ainsi dire, la Russie a doté les paysans de terres ; au lieu de laisser, comme la Prusse de 1809 ou de 1848, les paysans émancipés sous le patronat et la tutelle de leurs anciens seigneurs, dans une sorte de servage administratif, la Russie a du premier coup constitué les anciens serfs en communes indépendantes de leurs maîtres de la veille. Tandis que le Bauer de la Prusse orientale est, au moins jusqu’aux réformes de 1872, demeuré sujet et vassal de la Ritterschaft, le moujik russe, grâce à la propriété du sol et grâce à l’autonomie de sa commune, a été émancipé à la fois économiquement et administrativement.

Le grand objet du système d’émancipation adopté en Russie, c’était de pourvoir de terres les affranchis, c’était de faire des anciens serfs des propriétaires. Cela fut naturellement la grande difficulté. Aux yeux d’une partie de la noblesse, aux yeux de beaucoup de politiques, il suffisait de rendre aux paysans la liberté personnelle. C’était ce qu’avait fait l’empereur Alexandre Ier pour les serfs des provinces baltiques. Qu’est-ce que le servage ? disaient les théoriciens de ce système. C’est le travail de l’homme, concédé gratuitement à un autre homme. Pour abolir le servage, il n’y a qu’à supprimer la gratuité du travail[284]. Comment, continuait-on, s’est établi le servage ? Par un règlement de police défendant aux paysans de passer d’un domaine à un autre. Comment abroger cette institution ? En rendant au moujik le droit d’aller et de venir. Ainsi entendue, l’émancipation eût été une opération fort simple ; mais quels en eussent été les résultats ? Le paysan n’eût recouvré la liberté que pour tomber dans une situation souvent plus misérable qu’au temps de son esclavage. Le moujik fût resté pendant des années, des siècles peut-être, complètement exclu de la propriété : tout ce peuple de serfs émancipés eût formé une nation de prolétaires. Tel était le langage des partisans de la dotation territoriale, telle fut l’opinion qui triompha dans les commissions de rédaction, et devant le public comme près du souverain[285].

Dans ces vues, fort justifiables pour tout ce qui concernait l’affranchissement des serfs, perçait une haute ambition qui n’était pas exempte de toute illusion. On se flattait de l’idée de faire non seulement un peuple d’hommes libres, mais un peuple de propriétaires. Dans la presse et le public, on répétait que, pour se dérober aux maux des anciennes sociétés, il ne fallait pas tomber dans les maux des sociétés nouvelles, déshonorées par le paupérisme et le prolétariat. En donnant des terres aux serfs, on comptait échapper au prolétariat, et en évitant le prolétariat, on se croyait sûr d’éluder les commotions sociales et politiques de l’Occident.

Le gouvernement russe a été ainsi conduit à faire, au profit des paysans, une véritable loi agraire, une sorte d’expropriation du sol pour cause d’utilité pubiique. On le lui a souvent reproché comme une mesure révolutionnaire. On a comparé ces allocations forcées de terres seigneuriales aux confiscations et aux biens nationaux de la Révolution française. Il y a dans ces rapprochements une singulière exagération. Pour apprécier de pareilles mesures, il ne faut pas seulement tenir compte des nécessités politiques, il faut se rappeler l’origine ambiguë, l’indécision, l’obscurité du droit de propriété en Russie. À qui, du propriétaire ou du paysan, appartenait réellement le sol ? Tous deux y avaient des prétentions ; si la loi décidait officiellement en faveur du premier, le second pouvait invoquer la coutume, pour les terres du moins dont les seigneurs lui abandonnaient traditionnellement la jouissance. Si le pomêchtchik avait reçu son bien du souverain en échange de ses services, le moujik pouvait être considéré comme l’habitant et l’usufruitier du sol avant la concession faite à son seigneur[286]. En remontant aux origines, on pouvait soutenir que les domaines du pomêchtchik, avec leur population de serfs, qui souvent leur donnait seule de la valeur, n’avaient jamais constitué une pleine propriété, qu’ils relevaient moins du droit civil que du droit politique, ces terres ayant été concédées à la noblesse en échange de services dont elle s’était peu à peu exemptée[287].

À prendre ainsi les choses, le gouvernement russe n’a point enlevé aux uns pour donner aux autres ; il a plutôt distingué entre des prétentions rivales, séparé des droits et des intérêts contraires, et cela en imposant aux deux adversaires un compromis. Le paysan eut une portion de la terre, mais il dut dédommager son ancien seigneur ; si, des deux côtés, il y a eu des déceptions et des plaintes, c’est qu’en dehors de toute théorie la sentence de l’arbitre ne pouvait satisfaire entièrement aucune des deux parties.

La décision du gouvernement était d’autant plus sage qu’une résolution opposée eût difficilement triomphé de la résistance des paysans. Avec le système contraire, la Russie eût été transformée immédiatement en une vaste Irlande, vouée aux revendications agraires. Le paysan ; tout serf qu’il fût, n’avait cessé de se considérer comme propriétaire de la terre qu’il cultivait, de la portion de terre au moins que, depuis plusieurs générations, les seigneurs lui abandonnaient pour subvenir à ses besoins. « Nous sommes à toi, disaient les serfs à leur maître ; mais la terre est à nous. » Une liberté, qui l’aurait frustré des champs dont lui et ses pareils avaient la jouissance, n’eût semblé au moujik qu’une hypocrite spoliation[288]. Il a déjà du mal à comprendre que, pour obtenir l’entière propriété de cette terre qu’il regardait comme sienne, il soit obligé de dédommager l’ancien seigneur qui la lui abandonne.

Lorsque fut publié le manifeste du 19 février 1861, indiquant les conditions de l’émancipation, les paysans ne purent cacher leur déception. Dans les églises, où se faisait du haut de la chaire la lecture du manifeste impérial qui leur annonçait la liberté, les paysans murmuraient tout haut ; plus d’un serf hochait la tête en s’écriant : Quelle liberté est-ce là[289] ? » Le désappointement était général ; en beaucoup de localités, les paysans se crurent mystifiés ; ils refusaient de croire à l’authenticité du manifeste. Sur plusieurs points, il y eut des troubles, et la police dut appeler à son aide des soldats qui en quelques villages furent contraints de faire feu. Pour ce peuple illettré et habitué par l’oppression à une incurable défiance, les balles des soldats étaient la seule démonstration suffisante de l’authenticité des édits impériaux[290].

Un disait dans les campagnes que le manifeste, lu dans les églises, était le manifeste des seigneurs, un faux acte d’émancipation, que le véritable acte officiel paraîtrait plus tard ; peut-être y a-t-il encore des moujiks qui l’attendent. Il en est assurément qui, dans les longues nuits d’hiver, rêvent d’un nouvel affranchissement, accompagné d’une nouvelle distribution de terres, cette fois gratuite.

Les paysans ont eu besoin de plusieurs années pour bien entendre les conditions de la liberté qui leur était donnée, et se réconcilier avec elles. À vrai dire, ces pauvres serfs étaient pour la plupart hors d’état de comprendre les clauses du statut d’émancipation (pologénié). Il leur manquait pour cela l’intelligence du langage juridique, une claire notion du droit de propriété et la notion même de la liberté ; il leur manquait en même temps la confiance dans leurs maîtres ou dans les autorités locales chargées de leur expliquer le nouvel ordre de choses. Rien de plus caractéristique à cet égard que ce qu’écrivait, du fond de la province, à N. Milutine, l’un de ses plus illustres collaborateurs du comité de rédaction, l’un des plus sincères et des plus dévoués amis du peuple, le slavophile Samarine : « L’obstacle principal est la méfiance des paysans pour toute chose et pour tout le monde. À leurs yeux, il n’y a rien d’immuable et rien d’impossible… Entre eux et nous il n’y a pas de point de vue commun ; avec eux pas un clou auquel accrocher nos arguments. Ils nous écoutent avec attention, avec bonhomie, avec plaisir même ; mais, à tout ce que vous dites, vous entendez la même réponse : « Nous sommes des ignorants, mon petit père ; nous ne savons rien ; mais nous raisonnons ainsi : ce que le tsar ordonne, c’est ce qui se doit faire. » — « Mais voilà la volonté du tsar, écrite ici, dans ce livre. » — « Eh ! comment le saurions-nous ? nous sommes des ignorants, ce qu’il y a dans ce livre nous ne le savons pas »… Et là-dessus vous sentez avec abattement que tous vos discours coulent et glissent sur eux, comme l’eau sur la montagne. Les paysans se soumettent aux statuts, ils se soumettent aux contrats réglementaires ; mais ils restent en eux-mêmes fermement attachés à leurs espérances et ils seront longtemps avant d’y renoncer[291]. »

Dressé à la méfiance par des siècles de servitude, le paysan ne voulait croire que les rêves de son imagination, les fallacieuses promesses des émissaires démocratiques ou les menteuses chimères des prophètes de village. Le serf, habitué à l’arbitraîre et étranger à l’idée de légalité, le moujik, qui en toutes choses a peu le sens du définitif et de l’irrévocable, se persuade difficilement que l’acte d’émancipation puisse être irrévocable et définitif. Ce peuple encore enfant, attendant tout de l’intervention du tsar ou de la grâce de Dieu, espérait vaguement un soudain changement de fortune, une brusque et brillante métamorphose[292].

Les traces de ces idées ou de ces rêves sont visibles dans mainte secte du raskol, dans les sectes millénaires qui prêchent le prochain établissement du royaume de Dieu. Plusieurs années encore après l’acte d’émancipation, des prophètes populaires tels qu’un certain Pouchkine, dans le gouvernement de Perm, annonçaient que, selon la volonté du ciel, la terre devait être concédée au paysan gratuitement. Un peu plus tôt, en 1861, était apparu dans la région de Kazan un samozvanets, ou pseudo-tsar à la vieille mode russe : un certain Antoine Petrof s’était donné aux paysans comme l’empereur, chassé de sa capitale par les nobles et les tchinovniks qui, d’un commun accord, avaient falsifié son manifeste aux dépens du peuple. Contre ce Pougatchef au petit pied et les paysans rassemblés autour de lui, il avait fallu employer la force et la troupe. Les illusions politiques se mêlaient ainsi aux illusions religieuses, les fraudes des imposteurs ou des mauvais plaisants aux hallucinations des illuminés. J’en citerai un curieux exemple, arrivé à ma connaissance dans le gouvernement de Voronège. Un séminariste en vacances, revenant de la campagne sans argent et ne sachant comment avoir des chevaux pour achever sa route, imagina de s’en procurer aux dépens de la crédulité du moujik. « Je suis, disait-il aux paysans, un grand-duc voyageant incognito, en télègue, pour juger par moi-même de votre situation et voir ce que, dans votre intérêt, il faut changer à l’acte d’émancipation. » La ruse réussit : le séminariste fit ainsi plusieurs postes, gratuitement hébergé, voituré et remercié par ses dupes. De nombreux procès politiques ont montré, de 1879 à 1883, combien sur ce point le moujik est encore prêt à se laisser mystifier.

Pour comprendre la position matérielle et les sentiments des paysans émancipés, il faut savoir quelles sont les conditions de ce difficile partage de la terre, de cette sorte de liquidation, entre le propriétaire noble et l’ancien serf, que depuis 1861 poursuit la Russie. Le principe adopté par le gouvernement est un compromis. Les paysans durent avoir la jouissance perpétuelle de leurs maisons, de l’enclos y attenant et, en plus, de lots de terre équivalents aux champs dont ils avaient traditionnellement la jouissance ; mais ces terres, les paysans en durent racheter la propriété au pomêchtchik, qui les leur dut céder. Il y a cependant toute une classe de serfs qui a été émancipée sans terre et, par suite, sans rachat ; ce sont les serfs domestiques, les gens de la cour (dvorovyé lioudi), c’est-à-dire les serfs employés au service intérieur du maître. Pour ne point leur allouer de terre, on avait une bonne raison : c’est que d’ordinaire ils n’en avaient point au temps du servage, que le plus souvent ils avaient entièrement abandonné la vie agricole. Les dvorovyé ont donc reçu purement et simplement la liberté personnelle. Pour eux, l’émancipation a été presque immédiate ; après une prolongation de deux années de service gratuit, ils ont pu quitter leurs maîtres ou se changer en domestiques salariés. C’est parmi ces dvorovyé, dont beaucoup sont venus grossir la population prolétaire des villes, parmi les vieillards surloul, que se sont rencontrés les hommes les moins empressés à user de la liberté.

On comptait, au moment de l’émancipation, près d’un million et demi de ces gens de service. La domesticité, si aisément recrutée par le servage, en était démesurément et inutilement grossie. Comme dans tous les pays à esclaves, les demeures des riches propriétaires étaient encombrées de serviteurs des deux sexes, peu soigneux, peu laborieux — cuisiniers, valets de chambre, cochers, palefreniers, servantes, ouvrières de toute sorte. Cette population, à demi civilisée et à demi corrompue par le séjour des villes ou l’approche du maître, formait souvent la portion la moins saine et la moins recommandable des serfs. La facilité d’avoir à son service des tribus d’hommes et de femmes, le gaspillage de travail humain qui en était la suite, étaient pour les hautes classes une des grandes commodités matérielles et un des grands inconvénients moraux du servage. Par ce côté, la vie russe se rapprochait plus de la vie du planteur des colonies que de la vie européenne ; le pomêchtchik puisait dans le servage les habitudes d’indolence que l’esclavage donne partout au maître.

Le principe de l’allocation territoriale une fois posé, il y avait à fixer quelle serait la quantité de terre concédée au paysan. C’était là un problème épineux. Dans un pays aussi vaste, il était impossible de trouver une règle fixe et uniforme, d’attribuer une même quantité de terre à tous les serfs émancipés. Le gouvernement a voulu que, autant que possible, le lot concédé au paysan pût subvenir à l’entretien d’une famille et correspondit approximativement au lot dont il jouissait sous le régime du servage. Cette règle admise, il a fallu l’adapter à toutes les différences du sol et du climat, à toutes les inégalités de la population. En dépit de la fréquente homogénéité et du peu de complexité du sol russe, cette seule opération exigeait un travail colossal. Il a fallu ensuite prendre en considération les rapports établis par la coutume et la loi entre le maître et le paysan. On fut ainsi obligé de recourir à plusieurs règlements distincts. La Petite-Russie, la Lithuanie et les anciennes provinces polonaises eurent des règlements particuliers. La Grande-Russie avec la Nouvelle-Russie, trente-quatre gouvernements, formant plus des deux tiers du territoire russe en Europe, furent divisés en trois larges zones parallèles, selon la nature du sol ou la densité de la population : la zone du nord, comprenant les terres les plus pauvres ; la zone de la terre noire, comprenant les plus riches ; la zone des steppes, comprenant les moins peuplées. Chacune de ces grandes zones a été elle-même subdivisée en une dizaine de régions, et, dans chacune des vingt-neuf régions ainsi formées, on a fixé un maximum et un minimum des terres à concéder aux anciens serfs, le maximun étant le chiffre le plus élevé auquel pussent prétendre les paysans, le minimum, le chiffre le plus bas auquel ils pussent descendre. En prenant la moyenne de ces différentes régions, l’allocation réglementaire est de trois ou quatre dessiatines par tête de paysan mâle[293]. Elle monte jusqu’à sept dessiatines dans le nord, jusqu’au-dessus de dix dans les steppes du sud ; elle descend parfois à deux décisialines et au-dessous, dans les riches contrées de la terre noire, du thernoziom[294]. Une famille comptant trois âmes, c’est-à-dire trois membres mâles, reçut ainsi en moyenne douze ou quinze hectares, ce qui dans la plupart des contrées correspondait, à peu de chose près, à la quantité de terre dont les paysans avaient la jouissance au temps du servage. Quoique cette équivalence eût été admise en principe, les avocats du moujik, les Milutine, les Samarine et leur amis, n’ont pu lui assurer toujours un lot égal au lot dont il jouissait avant d’être émancipé, et la façon dont a été accompli le partage effectif de la terre a, dans la pratique, accru souvent encore cette différence[295]. Il y a eu là, on le comprend, une première désillusion, une première cause de mécontentement pour le paysan, d’autant plus que l’accroissement de la population tend naturellement chaque année à rétrécir les lots primitifs. Ce n’était pas du reste le seul motif de désenchantement des anciens serfs. En quelques régions, la concession territoriale a été manifestement trop faible ; en beaucoup d’autres, elle a, grâce au taux du rachat, été manifestement onéreuse pour le paysan. La grandeur de l’allocation territoriale n’est, en effet, qu’une des faces de la question ; pour apprécier la position des affranchis, il faut savoir combien la terre leur a coûté et comment ils en ont pu acquitter le prix.




CHAPITRE III


Mode et conditions du rachat des terres. — Avances du trésor. — État actuel de l’opération. — Ralentissement dans les dernières années du règne d’Alexandre II. — Comment il existait encore, avec la corvée, une sorte de demi-servage qui n’a été supprimé que sous Alexandre III. — Pourquoi la propriété des affranchis leur est souvent onéreuse. — Inégalité de traitement des paysans suivant les diverses régions. — Le quart de lot gratuit. — Désappointement du paysan. Comment il concevait la liberté.


Une aussi vaste liquidation ne se pouvait accomplir en un jour. Il fallait éviter une transformation trop brusque, qui eût jeté le pays dans une crise des plus graves. Durant les deux années qui suivirent l’acte d’émancipation, tous les propriétaires et leurs tenanciers durent dresser entre eux une charte réglementaire (oustavnaïa gramota), indiquant les allocations de terres, concédées aux paysans par leurs maîtres, et la rente annuelle en argent ou en travail, consentie par les paysans au profit de leur ancien seigneur. Ces arrangements devaient autant que possible se conclure à l’amiable ; mais, comme l’antagonisme des intérêts et plus encore la défiance des paysans permettaient peu d’espérer une telle solution, la décision, en cas de conflit, fut remise à l’arbitrage de magistrats créés à cet effet et appelés arbitres de paix[296]. Dans les premières années, les hommes les plus indépendants et les plus remarquables, tels que le prince Tcherkasskî, G. Samarine et bien d’autres, s’étaient fait un devoir de remplir ces fastidieuses et délicates fonctions. Ces juges, élus par la noblesse, avaient pour mission d’approuver les contrats des deux parties, et, au besoin, de trancher leurs différends, sauf confirmation d’une chambre provinciale. Il semble que ces arbitres, désignés par les propriétaires et pris dans leurs rangs, aient dû être enclins à favoriser les intérêts de leurs pareils. Il n’en fut rien, au début du moins ; par un phénomène qui fait honneur à la noblesse russe et qu’expliquent en partie la générosité et la mobilité du caractère national, ces élus des propriétaires, dont la majorité était hostile à la dotation territoriale des serfs, prirent leur rôle d’arbitres si fort au sérieux qu’ils se firent maintes fois accuser de partialité envers les paysans[297]. Par malheur pour le moujik, à ces premiers arbitres, sortis de la portion la plus généreuse de la noblesse, succédèrent bientôt des hommes animés d’un tout autre esprit, qui ne se firent pas scrupule de sacrifier les intérêts du paysan et d’appliquer les règlements locaux contrairement aux intentions du législateur.

Les chartes réglementaires une fois arrêtées (et presque toutes, 110 000 sur 112 000 le furent dans le délai prescrit), les paysans, devenus libres et mis en jouissance de leurs terres, restaient redevables au seigneur d’une rente perpétuelle en argent ou en travail. Une telle situation rappelait trop le servage pour être définitive ; en réalité, la plupart des chartes réglementaires n’ont guère fait que consacrer les arrangements existant avant l’émancipation, et, comme avant l’émancipation, le tenancier devait au barine la corvée ou l’obrok. La différence, c’est que, depuis 1863, ces redevances en travail ou en argent ont été librement débattues par les parties ou légalement fixées par les règlements locaux. Un tel régime ne pouvait être regardé que comme transitoire. En se prolongeant indéfiniment, de pareilles redevances financières eussent trop ressemblé à des droits féodaux ; les obligations de la corvée, si nettement délimitées qu’elles fussent, eussent trop rappelé le servage. Aussi, les tenanciers soumis à ce régime furentils appelés paysans temporairement obligés. Ces paysans n’avaient pour ainsi dire traversé que la première phase de l’émancipation ; ils étaient dans une situation intermédiaire entre la liberté et la servitude.

Ensuite est venue une seconde opération plus compliquée, plus lente, qu’Alexandre II devait laisser inachevée : c’est le rachat qui supprimait les rapports territoriaux obligatoires entre les deux classes rurales. Ce rachat ne portait point sur la liberté personnelle des serfs, pour laquelle la noblesse n’a jamais réclamé aucune indemnité ; il portait sur les terres allouées aux paysans, ou plutôt sur les rentes foncières qui, en vertu du statut d’émancipation et des chartes réglementaires, grevaient les terres des anciens serfs au profit du seigneur. L’acte de rachat a fait des paysans les propriétaires du sol qui leur avait été concédé en jouissance ; il les a déliés de toute redevance envers leur ancien maître.

À l’inverse des conventions précédentes et des chartes réglementaires, le législateur n’avait réglé ni le mode, ni l’époque du rachat ; c’était aux parties intéressées d’en prendre l’initiative, d’en fixer les conditions et le moment. Il n’y a eu d’exception que pour les provinces occidentales, les anciennes provinces lithuano-polonaises, où, à la suite de l’insurrection de 1863, le gouvernement, pour un motif politique, déclara le rachat obligatoire. Dans la Russie proprement dite, l’État, jusqu’à l’avènement d’Alexandre III, n’est intervenu au rachat que par son concours financier.

Abandonné aux seules forces des paysans, le rachat eût présenté bien des difficultés, pour le maître comme pour l’ancien serf. L’opération eût pu durer des siècles sans être achevée. Aussi l’État a-t-il fait, aux affranchis qui le lui ont demandé l’avance des sommes exigées pour le rachat, ou plus exactement l’avance des quatre cinquièmes de cette somme, calculée sur le taux de capitalisation des redevances[298].

Pour le propriétaire, ce système a l’immense avantage de transformer une créance privée sur le paysan en créance publique sur l’État, de convertir les redevances annuelles de l’affranchi en une sorte d’impôt temporaire dont les agents du fisc assurent la rentrée. Quant au paysan, il y gagne de pouvoir acquérir sans délai la propriété du sol et de rompre les rapports obligatoires qui l’enchaînaient encore à son ancien maître. L’État s’est, dans leur intérêt commun, fait comme le banquier des deux parties.

En offrant son assistance aux paysans, l’État en devait naturellement déterminer la mesure et les conditions. Pour ne pas s’engager d’une manière imprudente, il dut fixer des limites au concours financier que l’on pouvait réclamer de lui. Telle est, d’après N. Milutine, la vraie signification des estimations officielles, insérées dans le règlement d’émancipation[299]. En fixant d’avance, selon les régions et les circonstances, le capital que pouvait avancer l’État, le législateur a voulu marquer les limites dans lesquelles il était permis d’engager le crédit public.

Une telle précaution était indispensable, et on a trop souvent perdu de vue cette nécessité en critiquant les évaluations réglementaires, tantôt comme insuffisantes pour le propriétaire, tantôt comme onéreuses pour le paysan. Les deux parties sont restées libres de conclure d’autres arrangements ; dans ce cas seulement, le paysan ne pouvait compter sur l’assistance de l’État[300].

Les avances faites par le gouvernement aux affranchis lui doivent être remboursées en quarante-neuf années à raison de 6 pour 100, intérêt et amortissement compris. Les anticipations sont autorisées ; mais naturellement elles sont peu fréquentes. C’est ainsi en 49 années, autrement dit en un demi-siècle, qu’avec l’aide du gouvernement le paysan pourra être définitivement libéré, et l’immense opération définitivement close[301]. C’est ainsi, dans le cours du vingtième siècle seulement, que le paysan, affranchi des redevances temporaires envers son ancien seigneur ou envers rÉtat, sera devenu libre propriétaire du champ qui lui a été concédé et pourra sentir tous les bienfaits de l’émancipation.

L’affranchissement des serfs, grâce au rachat des terres, aboutit ainsi à une vaste opération de crédit qui, entreprise au lendemain de la guerre de Crimée, ne manquait pas de hardiesse. Le gouvernement russe ne pouvait verser en espèces aux propriétaires le montant de la dette qu’il se chargeait d’acquitter visa-vis d’eux, au nom du paysan. On créa, pour ces besoins, deux espèces de titres de rente garantis par l’État, les uns rapportant 5 pour 100, négociables à la Bourse, les autres rapportant 5 1/2 pour 100, nominatifs, assujettis, pour prévenir l’encombrement du marché, à de difficiles formalités de transfert, et successivement convertis par tirage en obligations au porteur, amortissables dans le délai de trente-sept ans[302]. Je ne puis entrer ici dans le détail de cette vaste et complexe opération, accomplie à la faveur, mais aussi avec tous les risques du cours forcé. Le principal besoin des propriétaires fonciers, subitement privés de leur capital humain, était de retrouver un capital argent. Pour eux, il eût fallu que l’indemnité de rachat fût immédiatement réalisable, et le papier donné par le gouvernement ne l’était pas ou ne l’était qu’à des conditions onéreuses. Les détenteurs des nouvelles obligations ayant presque tous à la fois besoin d’argent, l’offre des titres amena, sur ces valeurs, une dépréciation à laquelle les précautions du gouvernement ne pouvaient qu’imparfaitement parer. C’est là un des principaux motifs de la gêne, des souffrances même apportées à nombre de propriétaires par l’émancipation. Ce qu’il y a d’étonnant, ce n’est pas qu’une telle transformation ait amené une crise foncière et économique, c’est qu’avec des finances déjà embarrassées, la Russie en soit sortie sans être plus éprouvée. Les avances du gouvernement aux affranchis montaient, lors de l’avènement d’Alexandre III, à près de 750 millions de roubles, et, chose remarquable, lÉtat a pu ouvrir un pareil crédit au moujik sans gêne ni perte pour le Trésor[303]. Si l’opération était terminée, si tous les paysans avaient usé du concours du gouvernement et racheté le maximum des terres auquel la loi leur donnait droit, les avances de l’État auraient dépassé un milliard de roubles. Au 1er juin 1886, elles atteignaient 862 millions.

Quelques chiffres donneront l’état de l’opération à la mort d’Alexandre II. Au 1er janvier 1881, il restait encore dans les trente-sept gouvernements de l’intérieur 1 553 000 âmes de revision[304], soit plus de 3 millions de paysans temporairement obligés, c’est-à-dire encore astreints à la corvée ou à l’obrok. Le nombre des anciens serfs ayant procédé au rachat était, dans les mêmes gouvernements, de 5 750 000 âmes. De ces paysans 5 100 000 avaient demandé le concours de l’État, le reste, 645 000 environ, s’étaient passé de ce concours. À ces chiffres il faut ajouter 2 700 000 âmes pour les neuf provinces occidentales, où, à la suite de l’insurrection polonaise, le lien du servage a été brusquement rompu et le rachat rendu immédiatement obligatoire. C’était donc pour ces quarante-neuf gouvernements, qui comprenaient l’immense majorité des serfs, plus de 8 millions d’âmes de revision, soit environ 20 millions de personnes, définitivement délivrées des liens de la glèbe et n’ayant plus qu’à servir l’intérêt du prêt de rachat. Dans le reste de l’empire et jusque dans les provinces les plus éloignées, au Caucase, par exemple, l’opération a été conduite de la même manière.

On a, durant les dernières années d’Alexandre II, remarqué un ralentissement dans le rachat. Le nombre des paysans, procédant annuellement à cette opération, a presque sans cesse décru depuis 1873 ; on n’en a pas compté 20 000 en 1880. De cette façon la disparition des paysans temporairement obligés risquait d’être ajournée à 15 ou 20 ans, le régime de la corvée menaçait de persister çà et là jusque dans le vingtième siècle.

Contrairement aux idées reçues, il y avait ainsi, à l’avènement d’Alexandre III, de nombreux paysans qui, de par le statut même d’émancipation, demeuraient dans une dépendance légale de la noblesse. En 1882 plus de trois millions de paysans des deux sexes restaient encore placés sous la tutelle de leur ancien seigneur et, pour tout dire, restaient dans une demi-servitude, car les prérogatives reconnues par le législateur aux propriétaires étaient fort étendues. D’après l’article 148 du statut agraire (pologénié), l’ancien seigneur était de droit le curateur des communes de paysans temporairement obligés ; d’après l’article 149, le seigneur était investi de la police domaniale et du soin de veiller à la sécurité publique ; il pouvait exiger de la commune l’arrestation des paysans coupables ou suspects. L’article 160 du statut allait jusqu’à donner au propriétaire noble la faculté de reviser les décisions communales et d’en suspendre l’exécution. Bien plus, le seigneur avait dans certains cas le droit d’exiger le remplacement de l’ancien ou chef élu de la commune, le droit même d’autoriser ou d’interdire l’éloignement temporaire du paysan. On voit ce qu’avait d’anormal une pareille dépendance des affranchis vingt ans après l’affranchissement. Pour être vraiment émancipés, ces paysans temporairement obligés avaient, selon l’expression d’un publiciste pétersbourgeois[305], besoin d’une autre émancipation.

Cette émancipation, la loi l’avait prévue et préparée, elle s’opérait graduellement par le rachat qui déliait les anciens serfs de toute obligation envers leurs seigneurs. Par malheur, l’exécution de cette grande mesure se poursuivait d’une manière inégale selon les provinces : propriétaires et paysans sont loin d’avoir montré partout le même zèle pour régler leur situation. Dans le gouvernement de Koursk par exemple, à peine la moitié des paysans, dans ceux de Nijni, de Toula, d’Orel, d’Astrakan, à peine les 2 tiers avaient entrepris le rachat en 1880. Dans les huit gouvernements de la zone agricole du centre, c’est-à-dire dans la plus riche région de l’empire, plus de S5 pour 100 des serfs émancipés, soit 1 500 000 paysans des deux sexes étaient encore temporairement obligés à la même date[306]. Dans d’autres gouvernements au contraire, comme ceux de Viatka, Orenbourg, Kharkof, Kherson, l’opération, à la même époque, était presque achevée. La raison de ces différences est dans la diversité même des conditions du rachat selon les diverses régions.

Dans les plus fertiles contrées du tchernoziom où, grâce aux débouchés ouverts par les chemins de fer, la valeur du sol a rapidement augmenté, les propriétaires ont souvent trouvé avantage à ne pas consommer le rachat, à garder sous la main, grâce à la corvée, des ouvriers qu’ils tenaient dans une étroite dépendance. Or, d’après le statut d’émancipation, le paysan n’avait pas le droit d’exiger le rachat ; ce droit n’appartenait qu’à l’ancien seigneur, et, dans ce cas, les paysans avaient seulement la faculté de réduire leurs lots au minimum légal des règlements locaux. Avec une pareille législation, on s’explique sans peine le peu de progrès de l’opération dans les dernières années. Bon nombre de propriétaires ne songeant même pas à provoquer le rachat, et ayant plutôt intérêt à le repousser, le demi-servage des rapports temporairement obligatoires pouvait se perpétuer indéfiniment. Pour mettre fin à une pareille anomalie et hâter l’achèvement de cette grande liquidation, un oukaze d’Alexandre III a rendu le rachat obligatoire à partir de 1883. Le fils a eu ainsi l’honneur de compléter l’œuvre du père.

Il est à remarquer que les rachats effectués du consentement mutuel des propriétaires et des paysans sont les moins nombreux, à peine les deux cinquièmes du total ; le reste, plus de 60 pour 100, a été opéré sur la demande des propriétaires ou des établissements de crédit auxquels les propriétaires avaient engagé leurs biens. La prédominance des rachats imposés par les propriétaires s’explique par les défiances du moujik, par sa répugnance à payer un champ sur lequel il se croyait un droit ; mais ce n’est là ni la seule, ni peut-être la principale raison. La loi même donnait une sorte de prime aux résistances du paysan, la loi l’encourageait indirectement à ne procéder au rachat que forcé et contraint par le propriétaire. Le statut d’émancipation a bien permis à ce dernier d’exiger la libération de ses tenanciers ; mais, dans ce cas, il a dû se contenter des sommes avancées aux paysans par l’État, c’est-à-dire qu’il n’a touché que les quatre cinquièmes du prix fixé par les évaluations réglementaires, la loi lui interdisant de rien réclamer en plus des affranchis.

Les paysans avaient ainsi le plus souvent un intérêt manifeste à se laisser imposer le rachat, puisque cela pour eux équivalait à une diminution de prix. Les évaluations réglementaires étant calculées sur la capitalisation des redevances, les anciens serfs, qui ont procédé au rachat forcé, se trouvent assujettis à des annuités moins lourdes, depuis que, au lieu de la simple jouissance, ils ont acquis la pleine propriété de leurs champs[307]. Le rachat, loin de leur imposer une surcharge, leur vaut un allégement notable. C’est ce que désiraient avant tout le souverain et les membres des comités de rédaction. Tout, dans cette opération, paraît profit pour le moujik, et cependant, ces paysans, qui ont l’air d’avoir été favorisés, sont souvent parmi les moins satisfaits. La raison en est simple : comme les évaluations du taux du rachat ont pour base le chiffre des redevances annuelles et non la valeur réelle du sol, la terre, ainsi cédée en apparence à prix réduit, est fréquemment loin de valoir ce que l’ancien serf la doit payer. Aussi nombre des affranchis, contraints de racheter, ont-ils usé de la faculté de n’acquérir que le minimum légal.

Les rachats forcés prévalent dans les régions du Nord, dans les gouvernements de Pétersbourg, Novgorod, Pskof, Tver, Smolensk, Moscou et généralement dans les contrées peu fertiles. Les rachats opérés par consentement mutuel l’emportent au contraire dans le Sud, dans les gouvernements de Poltava, Tchernigof, Kharkof, Kherson, et généralement dans les riches pays à terre noire. Dans le premier cas, le sol étant peu fertile et le taux du rachat, calculé sur le taux des anciennes redevances, étant relativement élevé, le seigneur a eu tout intérêt à tirer des terres de ses paysans le prix que la loi l’autorisait à en exiger. Dans le cas opposé, le sol étant d’ordinaire d’une remarquable fécondité et, grâce au développement de la population et des voies ferrées, la terre augmentant toujours de valeur, le propriétaire avait peu d’intérêt à s’en défaire au prix légal, devenu le plus souvent fort inférieur à la valeur réelle[308].

On voit par là que, tout en étant fondée sur des règles identiques, l’émancipation n’a pu produire partout les mêmes effets, que parfois elle a pu être onéreuse aux paysans et parfois aux propriétaires. De là, en partie, la différence des jugements qu’en Russie même on entend porter sur cette grande réforme. Parmi les anciens détenteurs du sol, les plus malheureux ont été les moins riches. L’État a dû venir au secours des petits propriétaires qui, ne possédant que quelques serfs dont ils louaient le travail, se fussent trouvés complètement ruinés[309]. Parmi les paysans aucune catégorie d’anciens serfs n’a été appelée à recevoir une indemnité ou des secours ; mais indirectement l’État a dû venir en aide à plusieurs en leur remettant une partie des taxes arriérées. C’est ce qui s’est fait par exemple, dans le gouvernement de Smolensk, où le rendement des terres est hors de proportion avec le prix exigé des affranchis, où le lot que le paysan a été contraint de racheter est notoirement insufDsant pour solder ses impôts et redevances[310].

Là où les conditions du rachat leur étaient le plus favorables, les paysans n’ont pas toujours su profiter des avantages qui leur étaient offerts. Ils montraient pour cette opération une répugnance qu’expliquaient leurs préjugés et leurs défiances. « Comment, disaient-ils, racheter les champs qui nous appartiennent ? » Beaucoup voyaient là un piège et s’imaginaient que, la terre devant leur être un jour concédée gratuitement, le seigneur seul avait avantage à procéder au rachat. Au village de E…, dans un des plus riches gouvernements du tchernoziom, un grand propriétaire, homme droit et libéral, avait voulu faire comprendre à ses paysans qu’il était de leur intérêt de racheter le maximun des terres que leur accordait le règlement local. Ses propositions ne firent que fomenter la méfiance, après de longues discussions elles furent repoussées par la commune. C’est par commune en effet, et par engagement solidaire de tous les paysans, que s’effectue d’ordinaire le rachat. Dans l’assemblée communale du village en question, les paysans qui, suivant l’avis du propriétaire, opinaient pour le maximun légal étaient traités par les autres de partisans du seigneur. On leur prenait la barbe et on leur disait : « Vous n’êtes que des serfs, vous êtes les gens du barine (maître), vous ne savez pas ce qu’est la liberté. » Ceux qui tenaient ce langage entendaient que la terre allait leur venir d’elle-même, avec le titre d’hommes libres.

Nombre de communes ont, dans des conditions analogues, agi de même. De tels faits montrent que le législateur avait ses raisons en imposant aux paysans un minimun de terres à racheter. S’ils n’avaient pu être contraints par les propriétaires, les moujiks, attendant toujours la propriété gratuite, se fussent souvent refusés à tout accord. Dans le village de K…, par exemple, les paysans n’ont ainsi que deux ou trois dessiatines par âme, tandis qu’en acceptant le maximum réglementaire ils auraient eu plus du double. Les terres qu’ils n’ont pas voulu lui racheter, les moujiks de K… les tiennent en location de leur ancien seigneur, à un taux à peine inférieur au taux des annuités de rachat. En payant quelques kopeks de plus, durant quarante-neuf ans, ils seraient devenus propriétaires au lieu de rester locataires. C’est là un point que tous les paysans n’ont pas compris, ou un courage qu’ils n’ont pas eu, remplis comme ils l’étaient de chimériques espérances et plus attentifs aux charges du présent qu’aux avantages de l’avenir.

Dans le statut (pologénié), qui règle tous les détails de cette immense liquidation, s’était glissé un certain article 123 dont la fortune, aux premiers temps de l’émancipation, est ainsi due à l’imprévoyance des paysans. D’après cet article, l’ancien seigneur, au lieu de vendre à ses tenanciers la quantité de terre stipulée par le règlement, pouvait, d’accord avec eux, se dégager de cette obligation en leur abandonnant gratuitement le quart du maximum légal. Cet article 123 qui, du nom de son inventeur, avait reçu le sobriquet d’article Gagarine, paraît avoir été peu du goût des Milutine, des Tcherkasski, des Samarine, en un mot, des plus ardents champions du moujik dans la commision de rédaction. Grâce à l’ignorance des anciens serfs, cette clause, au début fort en faveur parmi eux, a en effet provoqué de nombreuses déceptions. Dans les riches contrées de la terre noire, où le plus souvent le sol a rapidement acquis une valeur supérieure au taux légal du rachat, les tenanciers, qui avaient le plus à perdre à cette combinaison, l’ont mainte fois agréée avec joie ou même réclamée avec instance, satisfaits d’être délivrés du poids des redevances et se leurrant du vague espoir de quelque nouvelle répartition gratuite.

Encore un trait de mœurs qui mérite d’être signalé : l’une des choses qui ont le plus fortifié le penchant de certains paysans pour ce quart de lot gratuit, c’est l’éloignement témoigné d’abord pour ce mode d’expropriation, sans indemnité, par la plupart des propriétaires, bien souvent assez peu clairvoyants sur leurs propres intérêts pour ne pas comprendre qu’ils pouvaient avoir avantage à faire le sacrifice des indemnités de rachat, en prévision de la hausse probable de la rente du sol[311]. L’expérience eut bientôt dessillé les yeux des paysans ; la plupart des contrats de ce genre remontent aux deux ou trois premières années. Le peuple a donné à ce quart de lot gratuit le surnom de lot du mendiant, et de fait, les communes où il a été adopté se trouvent maintenant d’ordinaire plus pauvres que leurs voisines. Dans les riches contrées du tchernoziom, où la terre a singulièrement augmenté de valeur, les paysans, qui ont recouru à ce mode de règlement, sentent avec amertume leur erreur[312] ; ils se plaignent et cherchent à se persuader qu’ils ont été frustrés. Dans un village de ma connaissance, les femmes reprochent aujourd’hui aux hommes leur imprévoyante décision. « Vous êtes des malheureux, leur disent-elles ; grâce à vous, nos enfants seront toujours des mendiants. » De ce mécontentement et de l’inégale situation des diverses communes, selon les conditions par elles acceptées, les artisans de désordre ont, dans certains districts, essayé de tirer parti pour la propagande révolutionnaire.

Tous les paysans sont loin d’avoir les mêmes motifs de regrets, la plupart cependant ont eu le même sentiment de déception. Les mieux traités n’ont pas trouvé dans la liberté la fée merveilleuse dont la main devait magiquement transformer leur izba. L’attente éveillée dans les masses populaires par le nom d’émancipation, attente surexcitée par des aspirations séculaires, était trop haute, trop chimérique pour n’être pas déçue par la réalité. Dans les songes du serf, l’image de la liberté se colorait de teintes d’autant plus chaudes, d’illusions d’autant plus brillantes que les formes en étaient plus vagues. Le moujik émancipé a souvent oublié les maux du servage, la corvée, l’obrok ; il est tenté de ne plus voir que les charges présentes et l’évanouissement de ses rêves. « Le père, disait devant moi, en parlant de son mari défunt une vieille femme d’un village des bords du Bytiouk, le père avait, au temps du manifeste, vu une nuit un champ en rêve, et au matin il me dit : Je sais ce que cela signifie ; nous ne serons jamais libres. » Pour cette vieille paysanne, ce mot avait un sens profond ; quinze ans après elle y voyait encore une sorte de prophétie ou de divination. Comment entendait-elle ce songe mystérieux ? Le champ, entrevu par son mari, était-il à ses yeux le symbole de la servitude de la glèbe, ou plutôt était-ce pour elle l’emblëme de la propriété et du bien-être que le paysan apercevait en rêve sans pouvoir les saisir ? Peu importe, le serf et sa baba[313] s’étaient compris : « Nous ne serons jamais libres ! » Cette exclamation naïve révèle, chez le moujik, de vagues et nuageuses aspirations qui ne sont pas sans analogie avec les théories des socialistes de l’Occident sur l’esclavage du peuple et la servitude moderne. Aussi un esprit avisé avait-il donné le conseil, peut-être plus prudent que facile à suivre, de dénouer sans secousse les liens du servage au lieu de les rompre, de libérer les serfs « sans faire résonner à leurs oreilles ce terrible mot de liberté dont l’Europe occidentale cherche, depuis des siècles, la vraie signification »[314]. Pour le paysan des plaines du nord, comme pour l’ouvrier de nos villes industrielles, la vraie liberté, c’est la libre jouissance de la vie, c’est la propriété, la richesse ; l’esclavage dont on rêve l’affranchissement, c’est le travail, le travail salarié surtout, le labeur journalier pour un maître[315]. Dans les colonies tropicales, c’est à peu près ainsi que le nègre affranchi entend la servitude et la liberté, tant, sous toutes les latitudes et chez toutes les races, se ressemblent les chimères des songes populaires[316].




CHAPITRE IV


Résultats de l’émancipation. — Comment les mœurs et l’étai social en ont été moins affectés que ne le supposaient adversaires et partisans. — Les déceptions et leurs motifs. — Résultats économiques. — Combien ils diffèrent suivant les régions. — Comment l’émancipation a souvent plus modiflé les conditions d’existence du maître que celles du paysan. — Conséquences morales et sociales.


Ce n’est pas seulement dans les cabanes du moujik que l’émancipation a paru donner moins qu’elle n’avait promis. Cette révolution qui touchait aux bases mêmes de la société et de la propriété, qui, aux yeux des hommes d’État, pouvait mettre en péril tout l’ordre social, s’est accomplie pacifiquement, presque sans trouble, ni agitation : l’affranchissement des serfs a été un grand succès, et, pour beaucoup de ceux qui y ont travaillé, il a été une déception.

Aux deux extrémités du monde civilisé, en Russie et aux États-Unis d’Amérique, s’est accomplie presqu’au même moment, mais avec des moyens bien divers, une œuvre analogue. En Amérique, la libération des esclaves, achetée au prix d’une guerre meurtrière et conduite par la violence, sans arbitre ni pouvoir médiateur, a temporairement jeté l’ancien maître blanc aux pieds de l’affranchi noir, et établi au bord du golfe du Mexique un état de choses presque aussi attristant, aussi périlleux que l’esclavage même. En Russie, au contraire, l’émancipation n’a amené aucune lutte de classes, et il n’en pouvait sortir de luttes de races ; elle n’a engendré ni animosité ni rivalité, la paix sociale n’a pas été troublée, et cependant des deux pays, le plus satisfait, le plus content de son œuvre n’est peut-être pas l’empire du Nord.

Comment expliquer cette apparente anomalie ? Elle s’explique avant tout par l’excès même des espérances qui, chez le Russe, plus que chez tout autre peuple, dépassent la réalité, par l’ardeur des désirs, toujours trompés par la possession. Comme le serf ignorant, le politique et l’écrivain, le public et l’opinion avaient, eux aussi, nourri des illusions. Les Russes cultivés avaient entrevu dans leurs songes un Ëden terrestre presque aussi chimérique que l’Eldorado rêvé du moujik ; ils avaient vu une Russie libre, toute nouvelle, toute différente de la Russie du servage. Or, le changement n’a été ni aussi rapide, ni aussi profond qu’on l’avait présumé ; la métamorphose soudaine n’a pas eu lieu. De là les déceptions, le désenchantement, le découragement de beaucoup des meilleurs esprits. C’est là un point sur lequel il importe de ne pas prendre le change : l’émancipation et toutes les grandes réformes, qui lui servent de cortège, n’ont pas amené dans les mœurs, dans les relations sociales, dans la vie nationale, tous les changements qu’en auguraient adversaires et partisans. Les conséquences en bien ou en mal ont été moins grandes, moins visibles, moins frappantes que ne l’espéraient les uns, que ne le craignaient les autres. Après avoir tant discuté, après avoir eu de si ambitieuses visées ou de si sombres appréhensions, progressistes et conservateurs ont été surpris de se retrouver tellement au même point, surpris d’avoir si peu marché. À cet égard, la Russie ressemble un peu à un homme qui aurait subi une dangereuse opération et qui, n’en sentant pas tout le bien qu’il en attendait, se montrerait à la fois satisfait d’en être sorti et mécontent de ne pas s’en trouver mieux.

La Russie n’est pas le seul pays qui ait passé par ces douloureuses et contraires impressions. Nous aussi, à la veille et au lendemain de nos révolutions, nous n’avons que trop connu ces alternatives d’enthousiasme et d’abattement, cet affaissement moral qui suit les grands efforts, après que l’excitation de la lutte est tombée. En Russie, la réaction a été d’autant plus vive, le désenchantement d’autant plus amer que le pays était plus jeune et qu’il avait la fière confiance de la jeunesse en sa propre toute-puissance. Il ne faut donc pas s’étonner du désappointement qui, bien avant le meurtre du tsar Alexandre II, perçait de toutes parts dans l’opinion et dans la presse ; il ne faut point ajouter trop de foi aux doléances du pessimisme qui, depuis les attentats nihilistes, se donne souvent libre carrière. De même que, chez nous, on a proclamé l’avortement de 1789 et la banqueroute de la Révolution, en Russie on a dénoncé la banqueroute de l’émancipation et l’avortement des réformes. L’opinion déçue s’est, dans les provinces surtout, désintéressée des questions qui la passionnaient sous le règne de l’empereur Alexandre II. De telles heures de dépression sont inévitables dans la vie des peuples : on aurait tort de trop en rejeter la faute sur l’inconstance russe. En tout pays, l’arbre grandit lentement au gré de la main qui l’a planté, et les yeux sont toujours prêts à s’étonner de ne point voir plus tôt de fruits aux branches.

Non contents de se plaindre presque universellement de la lenteur des progrès effectués, beaucoup de Russes proclament, comme une sorte d’axiome, que la situation du peuple des campagnes est pire qu’avant l’émancipation. Cette espèce de paradoxe est presque devenu un lieu commun, tant les souffrances et les embarras du présent ont fait vite oublier les maux et les hontes du servage.

On s’attendrait à rencontrer surtout cette opinion chez les hommes qui, par leur éducation, leurs principes ou leur âge, sont partout portés à prôner le passé. Or, il est loin d’en être toujours ainsi : aux regrets des panégyristes temporis acti répondent les doléances des progressistes, les moins effrayés des innovations. Chose singulière, c’est dans ce dernier camp que le pessimisme s’affiche souvent avec le moins de réserve. Les hommes, qui dénoncent le plus hautement l’échec de la charte du 19 février, ne sont pas toujours ceux qui en redoutent ou en condamnent les principes, mais souvent, au contraire, ceux qui sont enclins à regarder les lois agraires de 1861 comme insuffisantes ou incomplètes.

L’une des raisons qui expliquent cette sorte d’anomalie et, en même temps, une partie des déceptions laissées par le statut d’affranchissement, c’est que la grande réforme n’a pas été appliquée par les mains qui l’avaient péniblement élaborée. Il ne faut pas oublier, en effet, qu’au lendemain même du jour où leur code agraire était solennellement promulgué, les principaux rédacteurs du nouveau statut tombaient, avec Milutine, dans la disgrâce. Quelque opinion qu’on ait de leur œuvre et de leurs doctrines, il est difficile de nier qu’entre leurs mains celle œuvre n’eût été conduite avec plus de résolution, plus de logique, plus d’esprit de suite, qu’aux mains d’adversaires ou d’indifférents.

Une chose est certaine, c’est que le même esprit n’a pas présidé à la rédaction et à la mise à exécution de la charte rurale. Comme la plupart de celles qui la devaient bientôt accompagner, cette réforme initiale a, dans l’application au moins, souffert de tergiversations et d’incohérences, souffert du manque de conviction et du manque de programme.

Les plus illustres inspirateurs du statut du 19 février auraient, avec Milutine, voulu revenir, dans la pratique, sur certaines des corrections imposées à l’œuvre primitive des commissions de rédaction. Ils eussent voulu appuyer la nouvelle organisation agraire sur des réformes administratives, économiques, financières, qui n’ont pas toutes été faites à temps, ou n’ont pas été entreprises dans le même esprit. Ils eussent, m’assure-t-on, aspiré particulièrement à soulager les souffrances du paysan, travaillé à l’allègement des charges qui l’accablent, cherché par exemple à faciliter la liquidation agraire au moyen d’un plan de colonisation systématique, au lieu de laisser le moujik aller au hasard chercher au loin la terre promise. Peut-être n’auraient-ils pu, en menant l’application de la réforme à leur gré, remplir toutes leurs espérances et éviter toutes les déceptions. En tout cas, comme nous l’avons dit ailleurs[317], si l’émancipation n’a pas été exempte de fautes ou d’illusions, on ne saurait sans injustice en rejeter toute la responsabilité sur des hommes qui furent parfois contraints d’altérer leur œuvre contrairement à leurs vues, et qui, après avoir laborieusement rédigé et codifié des lois compliquées, en durent abandonner l’application à d’autres.

Pour n’avoir pas donné tout ce qu’en attendait l’impatience de ses promoteurs, l’abrogation du servage est loin d’avoir été aussi stérile qu’on se plaît souvent à le répéter. Politiquement, les effets de l’émancipation semblent avoir été presque nuls ; à tout autre égard, les conséquences en sont nombreuses et déjà apparentes. Il serait difficile de les énumérer toutes en quelques pages. On pourrait cependant les ramener à trois points principaux : progrès économique, grâce au stimulant donné à la production, par la liberté du travail et la concurrence ; progrès moral, grâce à l’affranchissement de la conscience populaire et au sentiment nouveau de la responsabilité ; enfin transformation sociale, grâce à l’affaiblissement des habitudes patriarcales au profit de l’individualisme.

Les résultats économiques sont peut-être les plus difficiles à évaluer, et cela pour deux raisons : 1o parce que la propriété, l’agriculture et toute l’économie rurale ne sont pas encore sorties de la confusion ou de l’incertitude des époques de transition ; 2o parce que les effets de l’affranchissement varient, pour les deux classes intéressées, selon les régions, les provinces, les communes, varient même, pour les anciens seigneurs, selon le caractère, les qualités ou les défauts des individus. Aussi le voyageur ne saurait-il s’étonner de la diversité ou de l’opposition des vues qu’il rencontre à cet égard. Sur ce point, les Russes vous donnent de la meilleure foi du monde les renseignements les plus contradictoires, chacun suivant son expérience ou son humeur personnelle.

Une première remarque, c’est qu’aucune combinaison n’eût permis d’effectuer l’émancipation sans que l’une ou l’autre des deux parties, ou les deux à la fois, en fussent temporairement obérées. Le principe du rachat une fois adopté, il était impossible d’indemniser pleinement le propriétaire sans surcharger le paysan. C’était là un problème absolument insoluble, à moins que l’État ne voulût et ne pût prendre l’opération à son compte, et encore seraitelle par l’impôt retombée indirectement sur les intéressés. Qu’était-ce que le rachat ? Il fallait, de toute nécessité, que le seigneur y perdit une partie de son revenu ou de son capital, ou bien que le paysan payât plus cher pour la jouissance et la propriété du sol que pour la jouissance toute seule. C’était là un dilemme dont aucune science, aucun artifice ne pouvait sortir. Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner si tantôt le propriétaire, tantôt le paysan s’est trouvé lésé, et si parfois tous deux se plaignent simultanément.

Quand on parle des effets économiques de l’émancipation, la maxime « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà » devient un axiome incontestable. Ce qui est vrai d’une région est faux d’une autre. En général, les propriétaires ont, dans les premières années au moins, perdu une notable partie de leurs revenus : une diminution d’un tiers a été fréquente. Dans les gouvernements de la terre noire, là où le sol est fertile et la population relativement dense, les anciens seigneurs, trouvant des bras en assez grand nombre, n’ont pas eu longtemps à se plaindre de la substitution du travail libre au travail servile. Dans les riches gouvernements de Koursk, d’Orel, de Tambof, de Voronège, le propriétaire, pourvu de capital et doué d’esprit d’ordre, a souvent, au bout de quelques années, tiré de son domaine réduit un revenu égal et parfois supérieur au revenu que rapportait un domaine double, au temps du servage. Dans cette région favorisée, où l’ouverture des chemins de fer a donné de larges débouchés à l’agriculture, où la terre a fréquemment doublé, triplé, quadruplé de valeur, propriétaires et paysans ont pu tous deux gagner en même temps au nouveau régime[318].

Il n’en est pas de même dans les steppes du sud et encore moins dans les maigres régions du nord et de l’ouest. Dans les steppes où la terre était abondante et la population peu nombreuse, la suppression du travail par corvée a infligé au propriétaire des pertes dont les redevances de rachat n’ont pu l’indemniser. Dans les ingrates campagnes du nord et du nord-ouest, de Pskof, de Novgorod, de Smolensk, de Tver, là où le sol est peu fertile et les bras rares, les terres laissées à la noblesse sont loin de lui rapporter ce qu’elles rendaient au temps du travail gratuit. La différence est telle que beaucoup de propriétaires, trouvant l’agriculture onéreuse ou peu rémunératrice, ont abandonné la culture et la campagne pour aller, dans les villes, vivre du service de l’État, de l’industrie ou du commerce[319].

Ces pomêchtchiks du nord, les plus atteints par l’expropriation de 1861, sont souvent ceux qui ont touché l’indemnité de rachat relativement la plus élevée. Si les biens qui leur sont restés ont notablement diminué de valeur, le prix des terres, cédées par eux aux paysans, a été calculé à un taux très supérieur à la valeur réelle du sol. Là donc le paysan est souvent encore le plus à plaindre. Une grande partie des serfs de ces provinces avaient cessé de cultiver le domaine de leurs maîtres et se livraient dans les campagnes ou dans les villes à différents métiers, payant à leurs propriétaires une redevance en argent (obrok). Sous peine de ruiner entièrement les seigneurs, on a dû contraindre ces serfs à l’obrok à racheter, tout comme les autres, un champ dont souvent ils ne vivaient plus, et le prix de ce champ, établi sur le taux des redevances annuelles, s’est trouvé d’ordinaire fort supérieur au revenu normal du sol, parfois au revenu net des meilleures années. Pour cette nombreuse classe de moujiks, le rachat obligatoire de la terre équivalait indirectement au rachat de leur liberté.

En faisant présenter le projet d’émancipation, l’empereur avait déclaré au Conseil de l’empire que « le fondement de toute l’œuvre devait être l’amélioration du sort des paysans, et cela non seulement en paroles et sur le papier, mais en fait[320] ». Conformément à d’aussi généreuses instructions, les rédacteurs de la charte d’affranchissement avaient calculé le taux du rachat obligatoire de façon à ce qu’il offrît au paysan un allégement immédiat ; mais ils avaient compté sans l’accroissement des impôts et contributions de toute sorte pour l’État, pour la province, pour la commune. Grand est le nombre des paysans qui payent aujourd’hui des taxes et redevances aussi lourdes qu’au temps du servage. La plupart des affranchis ont moins de terres et moins de bois, souvent moins de bétail et moins de crédit qu’avant l’émancipation, et cela avec des charges égales ou supérieures. Grâce au double poids des impôts et des cinquante annuités de rachat, l’affranchissement s’est pour beaucoup d’entre eux transformé en une servitude fiscale d’un demi-siècle[321].

Avec des paysans ainsi accablés de taxes et redevances, l’émancipation n’a pu rapidement améliorer ni le bien-être du peuple ni la culture du sol. Si, en certaines régions, le moujik paraît mieux vêtu et mieux nourri, s’il consomme, par exemple, un peu plus de thé et de sucre, s’il achète de la terre et place même aux caisses d’épargne, on ne peut s’étonner d’entendre dire qu’ailleurs le paysan semble plus pauvre qu’au temps du servage. L’émancipation, qui a souvent enrichi les contrées riches, a parfois peut-être appauvri les contrées pauvres. Les statistiques officielles ont ainsi constaté qu’en maint district le nombre des bestiaux avait diminué, et, avec le manque de bétail, avec le défaut d’instruments de travail et de fumier, la culture, déjà primitive du moujik, loin de progresser, est parfois en décadence depuis l’émancipation. Les terres se sont épuisées, les champs ont même été parfois abandonnés ; en mainte région les mauvaises récoltes et la disette sont devenues presque périodiques.

Pour compenser toutes les inégalités et répartir plus équitablement les charges de l’émancipation entre les diverses contrées, il eût fallu que l’État pût prendre directement à son compte une portion au moins des redevances de rachat, au lieu de se borner à en faire l’avance au paysan. Cela en somme eût été de toute justice : car l’État et toutes les classes de la société, les marchands particulièrement, auxquels l’émancipation concédait l’accès de la propriété foncière, étaient intéressés au succès de la grande réforme. C’est ainsi du reste, avec le concours de l’État, qu’a été effectuée, depuis lors, l’opération analogue, dirigée par N. Milutine dans le royaume de Pologne ; et, c’est probablement là un des motifs pour lesquels, malgré la dureté des conditions imposées à la noblesse du royaume, ces lois agraires ont peut-être mieux réussi en Pologne que dans l’intérieur de l’empire[322].

L’empereur Alexandre III a soulagé les souffrances du paysan d’une double manière, par une revision des impôts directs et par une réduction des redevances de rachat. L’État a cherché à égaliser les charges des anciens serfs et des paysans de la couronne, qui ont été pourvus de terres sur les domaines de l’État ; il s’est efforcé de venir en aide à la partie la plus accablée de la population rurale[323]. L’obstacle était dans la gêne des finances impériales. La guerre de Bulgarie, qui avait jeté sur le Trésor une surcharge inopinée de plus d’un milliard de roubles, semblait rendre pour longtemps une telle opération malaisée. Cette difficulté n’a pas arrêté l’empereur Alexandre III et ses conseillers.

En dépit de la pénurie du Trésor, le gouvernement impérial a su diminuer les charges qui écrasent le peuple des campagnes. C’est la principale tâche que semble s’être donnée l’empereur Alexandre III, avant tout préoccupé du bien-être de ses fidèles paysans. Le tsar s’était promis de diminuer à la fois et les impôts qui frappent le moujik et les redevances de rachat. Dès la fin du règne d’Alexandre II, sous le ministère de M. Greig, puis de M. Abaza, il avait été question de supprimer la capitation, encore imposée au moujik, pour répartir sur toutes les classes les soixante millions de roubles, fournis par cet impôt personnel. Un des premiers actes d’Alexandre III, reprenant les intentions de son père, a été de rendre un oukaze abolissant cet impôt séculaire, dernier corollaire du servage[324].

Quant à la réduction des redevances de rachat, le gouvernement d’Alexandre III s’est arrêté à un compromis entre deux systèmes différents. On avait d’abord songé à employer toutes les ressources, dont pouvait disposer l’État, à dégrever les contrées les plus pauvres et les communes rurales les plus obérées. Les difficultés de cette sorte de péréquation, le désir de faire participer toute la population rurale aux bienfaits du nouveau règne, ont fait abandonner ce projet. Conformément à l’avis d’une « Commission d’experts » réunie à cette occasion, Alexandre III a décidé d’accorder une réduction générale à tous les anciens serfs de la Grande et de la Petite Russie. L’oukaze impérial, concédant aux paysans émancipés cette sorte de don de joyeux avènement, a en même temps promis aux villages les plus surchargés une réduction ultérieure supplémentaire. Cette double opération a valu au moujik uq dégrèvement annuel de douze millions de roubles[325]. La réduction a été en moyenne d’un rouble pour chaque âme de revision, c’est-à-dire pour chaque tête de paysan mâle assujettie à la capitation[326].

L’allègement peut sembler minime ; d’ordinaire, c’est environ un septième du taux de rachat acquitté jusqu’en 1882. Si faible que soit cette réduction, elle a fait généralement disparaître la disproportion des redevances entre les anciens paysans des particuliers et les paysans de la couronne. Les 4 ou 5 millions, destinés à venir en aide aux contrées les moins favorisées, ne pouvaient malheureusement suffire à assurer le bien-être des paysans les plus accablés d’impôts. Peut-être eût-il mieux valu réserver pour eux seuls les ressources disponibles, au lieu de les disperser sur tous les villages de la Grande et de la Petite Russie. Malgré les louables efforts du gouvernement et le soulagement réel apporté à leurs souffrances, bien des moujiks plieront encore longtemps sous le poids de la misère et des taxes. Il est à craindre qu’en mainte région les paysans ne sentent retomber sur leurs épaules, d’une autre façon, les charges dont Alexandre III s’est efforcé de les affranchir en diminuant leurs impôts. En bien des cas, par exemple, le boni, laissé aux anciens serfs par la réduction des redevances de rachat, risque d’être absorbé par l’accroissement continu des taxes provinciales et municipales.

Ce qui semble d’abord un paradoxe, l’émancipation a souvent moins modifié l’existence des paysans affranchis que celle de leurs maîtres. Ce sont ces derniers dont l’affranchissement a le plus changé les habitudes, les mœurs, le genre de vie. Pour les propriétaires, en effet, tous les avantages, toutes les commodités du servage ne se pouvaient évaluer en argent. Le servage et la corvée, à part tous leurs petits privilèges, offraient un mode d’exploitation beaucoup plus simple et beaucoup plus aisé que le travail libre. En perdant les bras de leurs serfs, les propriétaires ont dû renoncer à leur indolence traditionnelle ; ils ont été contraints de songer eux-mêmes à leurs affaires, contraints de s’adapter à des besoins nouveaux et de lutter avec des difficultés inconnues, de transformer leurs procédés d’exploitation ou du moins leur mode d’administration, de recruter des ouvriers et de débattre le prix du travail, de louer leurs terres à bail ou de les cultiver de compte à demi avec leurs anciens serfs, toutes choses souvent compliquées, dans un pays où fermiers et capitaux sont rares et où tout paysan a son coin de terre à cultiver[327].

Aux yeux de plus d’un propriétaire morose, tous ces tracas ne sauraient être compensés par un accroissement de revenu. Puis, en dehors des grandes difficultés, il y a les petits ennuis qui ne sont pas toujours les moins sensibles. Il en est un, par exemple, dont j’ai souvent entendu se plaindre. Autrefois la plupart des manoirs seigneuriaux étaient à la porte des villages, pour que le seigneur régnât de plus près sur ses sujets. Aujourd’hui que les maisons des paysans, leur petit enclos et les terres du village appartiennent au moujik, le propriétaire, qui n’a pu se construire une nouvelle habitation isolée, reste voisin immédiat de paysans qui ont cessé de lui être soumis, qui n’ont plus même avec lui aucuns rapports administratifs et dont les terres sont enclavées dans les siennes. Ce voisinage lui est incommode, il finit par trouver qu’il n’est plus chez lui, il s’irrite d’être si près de moujiks ivrognes ou voleurs. Plus d’un, pour ce motif en apparence futile, déclare la campagne inhabitable.

De toutes les conséquences de l’émancipation, l’une des plus dignes d’attention est assurément la décadence des mœurs patriarcales, non seulement dans les rapports des propriétaires et des paysans, mais dans l’izba du moujik. En même temps que les liens du maître et du serf, s’est relâché le lien du père et des enfants, le lien de la famille. Le goût de la liberté a pénétré au foyer. Comme le serf s’est affranchi du joug de son seigneur, le fils tend à s’émanciper de l’autorité paternelle, jusque-là demeurée presque absolue. Les jeunes ménages veulent vivre indépendants de leurs parents, chacun prétendant avoir sa maison et son champ[328].

En excitant le goût de l’indépendance et en rendant au paysan la liberté d’aller et de venir, l’émancipation doit tourner à la longue au profit des villes et au profit des régions naturellement les plus riches et les plus fertiles, aux dépens peut-être des plus pauvres, où la population n’est plus retenue par la barrière artificielle du servage.

Les habitants, comme les capitaux, tendent à se porter de plus en plus là où le travail est le plus rémunérateur. La colonisation des steppes arables du sud ou de l’est et des lointaines dépendances de l’empire doit ainsi bénéficier de la rupture des chaînes du servage. Si elle n’en a point reçu une plus vive impulsion, c’est qu’elle a rencontré un obstacle dans l’organisation administrative qui lie encore les paysans les uns aux autres, dans la commune solidaire. C’est en grande partie cette institution qui a retardé la transformation ; mais, en entravant et ralentissant les effets de l’émancipation, elle en a peut-être aussi prévenu ou amorti le contre-coup.

Un des principaux, et naturellement aussi l’un des plus lents bienfaits de la liberté, ce sera l’amélioration morale du serf et du maître, du moujik et du pomêchtchik. Paysans et propriétaires à l’âge d’homme ont grandi sous le règne du servage ; les uns et les autres se ressentent de l’éducation que leur a donnée ce triste précepteur. Beaucoup des défauts reprochés à la noblesse russe, beaucoup des défauts imputés au peuple proviennent de ces démoralisantes leçons du servage. Les vices contraires et connexes, dans leur opposition même, du maître et de l’esclave, l’infatuation, la frivolité, la prodigalité de l’un, la bassesse, la duplicité, l’insouciance de l’autre, la paresse et l’imprévoyance de tous deux, découlaient de la même source. Le propriétaire, auquel le servage fournissait des revenus assurés, en dépit de son incapacité ou de son ignorance, est aujourd’hui obligé de compter avec les hommes et les caractères, contraint d’améliorer son économie domestique comme son économie rurale, condamné à l’activité ou à la ruine par le travail libre et la concurrence.

Chez le paysan, les stigmates laissés par le servage sont trop anciens et trop profonds pour que la marque en puisse être effacée en quelques années. Le moujik est paresseux et routinier, il est menteur et rusé ; selon un proverbe national, un paysan russe attraperait le diable. Que pouvait-on attendre d’autre de ce long asservissement privé qui, pour le paysan, s’est venu superposer à l’asservissement politique, lui ravissant sa liberté au moment où sa patrie, émancipée des Tatars, venait de recouvrer la sienne ? Le paysan affranchi est certes loin de toujours se montrer digne du culte que rendent au peuple russe en sa personne de nombreux adorateurs. Le moujik continue à s’enivrer et à battre sa femme, il n’a pas encore appris à toujours respecter le bien d’autrui ; mais toutes ces mauvaises inclinations ont été longtemps fortifiées par le servage : l’ivresse par le besoin d’oublier son avilissement, la brutalité domestique par les rudesses du maître ou de l’intendant, le goût du larcin par l’habitude de regarder comme sien tout ce qui était à son maître. Ces défauts n’ont point disparu ; plusieurs même, selon les pessimistes, se seraient déchaînés en ne sentant plus de frein. L’ivrognerie, disent les esprits chagrins, a fait d’effroyables progrès ; pour boire, le paysan vend jusqu’à ses instruments de culture. Le mal de ce côté est grand, en effet : l’excédent des recettes presque régulièrement fourni à l’État par les boissons en est une preuve. Comme cet excédent, cependant, est dû pour la plus grande partie aux surtaxes de l’alcool, comme il n’est accompagné d’aucune diminution dans les autres impôts qui pèsent sur le paysan, les statistiques financières mêmes montrent que, malgré sa pauvreté, le moujik gagne assez pour ajouter à ses impôts forcés la libre contribution du cabaret, sans compter que les annuités de rachat lui font en réalité faire des économies contraintes[329].

Un autre des reproches faits à l’affranchi des campagnes, c’est son imprévoyance. Il sait moins bien qu’au temps du servage se mettre, par de larges réserves, à l’abri de l’inconstance du climat et des mauvaises récoltes, auxquelles eu Russie les meilleures terres sont toujours exposées. Ce reproche des défenseurs du passé se retourne contre le servage, qui a jadis habitué le paysan à se reposer de tout sur son maître, comme un enfant sur son tuteur.

Il paraît avéré que, depuis qu’ils n’ont plus derrière eux un bârine, intéressé à leur venir en aide, nombre de paysans supportent moins bien les accidents de toute sorte, trop fréquents dans les campagnes russes, maladies, épizooties, incendies, insectes destructeurs, récoltes insuffisantes. Aussi entend-on parfois regretter l’absence d’une institution qui, de même qu’autrefois le propriétaire, prête secours au moujik, atteint par des calamités accidentelles. Qu’on s’adresse à la commune, aux assemblées provinciales ou à l’État, qu’on ait simplement recours à une banque de crédit, l’organisation d’une pareille providence villageoise est d’autant moins aisée, que l’imprévoyance

1. Les progrès mêmes de l’ivrognerie semblent, pour les dernières années au moins, fort contestables. D’après de récentes statistiques, la production de l’eau-de-vie, qui en 1864 s’élevait à 27 millions de vedros (le vedro contient environ 12 litres), aurait en 1874 diminué de 3 pour 100, alors que la population avait augmenté de 10 pour 100, et depuis 1874, il y aurait eu une nouvelle réduction dans la consommation intérieure. Le nombre des cabarets aurait baissé de 40 pour 100, et cela particulièrement dans les campagnes. Par contre, le paysan consomme plus de thé et de sucre, ce qui est l’indice d’un progrès du bien-être (Voyez plus haut, p. 141.) etl’ignorance du paysan font obstacle à la plupart des procédés imaginés pour venir à son secours[330].

À tout prendre, le moujik est aujourd’hui dans une période de transition : il n’a pu encore se défaire des défauts de la servitude, et il y ajoute certains des défauts de la liberté. Longtemps courbé sous le joug, il n’est pas étonnant qu’il ne se soit pas entièrement redressé, qu’il ne sache pas toujours se conduire en homme libre, qu’avec la responsabilité morale il ignore trop souvent la dignité personnelle. Rien de surprenant si, au point de vue intellectuel et à l’égard de l’instruction, les progrès du moujik n’ont pas été plus rapides ; cela ne tient pas seulement à l’insuffisance des écoles et au défaut de ressources de l’État, des provinces, des communes rurales : cela tient en partie à l’énorme épaisseur des couches populaires, et au manque de classe intermédiaire pour aider à en atteindre le fond.

Les portraits ou caricatures que l’on fait du moujik affranchi, au dedans ou au dehors de la Russie, ne peuvent faire mal augurer de son avenir. Que l’on se rappelle ce qu’était, sous notre ancienne monarchie, le paysan français, cet animal à deux pieds et à face humaine de La Bruyère, tel que le laisse voir Fléchier dans ses Grands jours d’Auvergne, tel que le montre l’Anglais Young à la veille même de la Révolution. Il n’y a certes pas là de quoi faire honte au moujik, ou de quoi faire désespérer de la civilisation russe. Je connais des pays, l’Égypte par exemple, où l’homme des champs, le fellah, tout libre qu’il soit nominalement, paraît si abaissé par une oppression de soixante siècles qu’on se demande, malgré soi, s’il lui reste la force de jamais se relever. En Russie, le paysan n’éveille jamais de telles pensées.

En dépit d’une servitude séculaire, le moujik émancipé a rapidement pris conscience de ses droits, et il est prêt à les défendre par tous les moyens envers et contre tous. Cela s’explique aisément ; l’ancien serf, habitué à regarder le tsar comme son protecteur naturel, n’avait jamais cessé d’espérer la liberté, et, dans ses rapports avec son maître de la veille, il est toujours porté à compter sur l’appui du gouvernement. Dès les premiers mois de l’application du nouveau statut, l’un des principaux membres de l’ancienne commission de rédaction, lui-même grand propriétaire, G. Samarine, dans ses lettres à son ami Milutine, se félicitait de ce qu’il appelait la transfiguration du peuple, et se réjouissait hautement de voir les paysans faire leur éducation civile dans leur lutte avec la noblesse[331]. Pour les plus généreux défenseurs du moujik, comme pour l’éloquent publiciste slavophile, c’était là le point capital : à leurs yeux les avantages matériels de l’affranchissement ne venaient qu’en seconde ligne. L’essentiel pour eux, on le voit par la correspondance de Milutine, de Tchcrkassky et de Samarine, c’était de relever le peuple, de donner au paysan conscience de sa personnalité et de ses droits d’homme libre, dussent ses maîtres de la veille souffrir parfois d’être « la meule contre laquelle se polissait le peuple[332] ».

Le moujik a d’ordinaire pris pleinement conscience de ses nouveaux droits ; malheureusement il n’a pas montré une notion aussi nette de ses nouveaux devoirs et obligations. Sous ce rapport, l’ancien serf a bien vite déçu les espérances de ses avocats les plus autorisés. Un des défauts qu’on peut le plus justement reprocher au célèbre statut d’émancipation, c’est d’avoir trop compté sur la simplicité, ou mieux, sur la bonne foi, sur l’honnêteté du moujik. Le prince Tcherkassky l’avouait de bonne grâce dans ses conversations, et il le confessait dès les premières années, dans une lettre confidentielle à son ami et ancien collègue Milutine. En se félicitant, avec un légitime orgueil, du succès de leur œuvre commune, accomplie pacifiquement malgré tant de sinistres prophéties, Tcherkassky ne regrettait guère qu’une chose, de n’avoir pas pris plus de précautions contre le peu de conscience du paysan[333].

Parmi tous les défauts qu’on peut d’ordinaire reprocher aux affranchis, il en est un auquel l’ancien serf semble avoir entièrement échappé, c’est l’irritation ou la rancune vis-à-vis de son ancien maître. Le paysan montre peu de scrupules dès que son intérêt est en jeu ; mais il le fait ingénument, avec une sorte de bonhomie rusée, sans aigreur, sans esprit d’animosité ou d’envie contre le propriétaire, sans mauvais vouloir systématique. En dépit de l’incurable défiance du moujik et malgré tous les reproches faits à son ingratitude[334], les rapports des deux classes, jadis liées l’une à l’autre par un lien si blessant, sont demeurés empreints, extérieurement au moins, d’une mutuelle cordialité, dans la vie publique comme dans la vie privée. Aux assemblées provinciales, où les deux ordres ont été par le réformateur placés côte à côte, les paysans, loin d’entrer en lutte avec leurs anciens seigneurs, en suivent d’ordinaire l’inspiration. De ce côté toutes les spéculations sur les rancunes serviles et les luttes de classes ont jusqu’ici été déjouées. Pour peu que l’ancien seigneur ne fût pas un tyran, le moujik l’appelle toujours son bon maître, son bon bârine ; s’il n’a plus, comme jadis, besoin de s’humilier devant le pomêchtchik dont il implore une grâce, de se prosterner à ses pieds en frappant la terre du front, le moujik n’a pas toujours renoncé à saluer le propriétaire de ces grandes inclinaisons de corps dont il use à l’église devant les saintes images. J’ai eu l’occasion d’assister, dans un gouvernement du sud, à des conférences entre les paysans et un propriétaire dont j’étais l’hôte. Une douzaine de moujiks, délégués par leur commune, étaient venus s’entendre avec le pomêchtchik à propos de la location de ses champs. Dès qu’ils approchèrent de la maison seigneuriale, ils ôtèrent leur chapeau et restèrent tête nue à la porte, attendant patiemment la fin du repas du propriétaire. Ce dernier étant arrivé, escorté de son intendant, les paysans, toujours le chapeau à la main et rangés en cercle autour du bârine, entamèrent avec lui une longue négociation, parlant tantôt tour à tour, tantôt tous à la fois, employant fréquemment les humbles formules du servage : « Petit père, ayez pitié de nous, — notre bon maître, ne nous réduisez pas à la misère ; » se faisant petits volontairement, mais ne lâchant pas pied, soutenant leur dire, défendant leurs intérêts en cherchant à attendrir le propriétaire.

En revanche, ces anciens serfs, qui témoignent au pomêchtchik tant de déférence, sont loin d’être toujours fidèles aux engagements qu’ils ont pris vis-à-vis de lui. Ils ont encore peine à comprendre que les travaux, dont ils se sont volontairement chargés, doivent être exécutés avec ponctualité. Le respect des conventions, l’obligation qu’impose un contrat n’est pas d’accord avec l’idée que le moujik se fait de la liberté ; son sans-gêne à cet égard est devenu une des plaies de la vie rurale. Par une contradiction fréquente chez les natures simples, l’homme qui, par le fait d’être libre, se regarde volontiers comme dispensé de toute obligation envers autrui, se croit parfois encore le droit d’user des anciens privilèges du serf. A-t-il besoin de bois, il en coupe sans scrupule dans la forêt seigneuriale. Comme, avant l’émancipation, il est disposé à recourir en toute circonstance à la bourse du propriétaire. A-t-il une vache malade, un cheval blessé, il vient naïvement demander à son ancien maître de lui en donner un autre à la place, oubliant que ce dernier n’est plus tenu à rien vis-à-vis de lui.

La divergence des intérêts, la différence d’éducation, jointes aux malsaines excitations du dehors, ne peuvent-elles un jour mettre les propriétaires et les paysans en lutte ouverte, amener les deux classes rurales à un antagonisme, d’autant plus périlleux qu’entre elles il y a moins d’intermédiaire ? — C’est là un des secrets de l’avenir.

Si, entre les propriétaires et les paysans, le servage a laissé peu de rancunes, l’émancipation a peut-être jeté entre eux, pour l’avenir, un obscur germe de désaffection et de convoitises. Le moujik, nous devons le rappeler en terminant, se montre rarement satisfait du lot de terre que lui a valu l’émancipation. Au lieu d’apaiser son goût pour la propriété, le manifeste impérial de 1861 n’a fait qu’en éveiller et en exciter chez lui l’appétit. Le compromis, imposé par l’autocratie au maître et au serf, n’a, pour ce dernier et pour ses enfants, rien de définitif, rien d’irrévocable[335]. L’espèce de liquidation foncière, hardiment entreprise par le souverain, a sourdement donné à nombre de moujiks l’idée vague d’une autre liquidation sociale, d’une autre opération agraire, plus vaste et plus avantageuse, dont d’équivoques amis du peuple font au loin flotter à ses yeux le mirage. La propagande révolutionnaire et l’esprit radical, impatients de tout compromis et de toute mesure, s’appliquent, depuis trente ans, à représenter l’œuvre impériale comme illogique en principe et insuffisante dans la pratique. D’accord en cela avec les secrets instincts du moujik, les révolutionnaires s’évertuent à lui montrer, dans une nouvelle expropriation des pomêchtchiks et une nouvelle distribution de terres, le complément naturel de l’œuvre inachevée de l’affranchissement.

À cet égard, nous ne saurions le nier, la secousse donnée à tout l’édifice social par cette première et grande réforme, qui en prétendait élargir et affermir les bases, a imprimé aux idées morales, aux notions juridiques, aux conceptions politiques du peuple, un ébranlement dont, après plus de vingt ans, le pays n’est pas encore remis. Malgré toutes les sages précautions, malgré tous les ingénieux tempéraments des conseillers de la couronne, on peut dire qu’en ce sens cette libération des serfs, si habilement calculée, si heureusement conduite, n’a pas été étrangère au progrès de l’esprit radical ; on peut dire qu’en donnant un aliment aux convoitises agraires, elle a malgré elle fourni des armes, avec des exemples ou des prétextes, aux ennemis de l’ordre et de la propriété.

C’est la faute de la situation, la faute des choses mêmes et non des personnes. Les plus justes, les plus indispensables, les mieux combinées des révolutions ont souvent, sur l’existence nationale ou sur l’âme populaire, de ces contre-coups qu’on peut parfois prévoir sans les pouvoir prévenir. Les révolutions éveillent par leurs succès mêmes des espérances qui les dépassent, des besoins ou des passions qui les compromettent. En Russie le grand instrument de la réforme et de tout progrès, l’instrument pacifique, qui, sans résistance et presque sans désordre, a métamorphosé des milliers d’esclaves en propriétaires libres, l’autocratie a, par cette démonstration même de son omnipotence, fomenté des aspirations et des chimères d’autant plus dangereuses que, aux yeux du paysan, tout est possible au tsar et tout lui est permis, La facilité, l’innocuité de la révolution, accomplie par décret, en ont dans le peuple fait rêver d’autres, à ses yeux non moins légitimes et non moins aisées. La grandeur de la puissance tsarienne qui, par oukaze, a pu en un jour transformer toutes les conditions de la propriété, a fait naître au fond du peuple des illusions que le désappointement pourrait un jour retourner contre l’autorité.

Si j’insiste sur ce point, ce n’est pas que je veuille grossir un péril, en un sens, conjuré d’avance par la bonne foi des espérances qui le créent et par la nature même du pouvoir qui le suscite ; c’est qu’il y a là un fait capital, trop peu signalé ou trop peu compris. Pour l’homme du peuple, l’acte d’émancipation, qui prétend avoir réglé les conditions de la propriété du sol, n’a rien tranché définitivement ; le statut du 19 février n’est qu’un oukaze qui peut être modifié par un autre : ce qu’a fait le tsar en 1861, le tsar est maître de le changer, vingt ou trente ans plus tard, au profit de ses fidèles paysans.

À cela, rien de surprenant ; s’ils s’étaient fait quelque illusion, les généreux promoteurs de l’émancipation, les partisans les plus convaincus de la dotation terriloriale du moujik, étaient trop clairvoyants pour ne pas démêler bien vite toute la vérité. Rien de plus caractéristique à cet égard, rien qui aille mieux au fond des choses qu’une lettre d’un des plus illustres membres du comité de rédaction, le prince Tcherkassky.

« Cette transformation, écrivait confidentiellement Tcherkassky à son ami et ancien collègue N. Milutine, cette transformation actuelle a encore un autre côté regrettable (dont je ne parle point en public, mais que je mentionne ici pour compléter l’impression), — c’est, chose inséparable d’une aussi colossale affaire, d’une aussi vaste transposition des droits et des obligations, l’ébranlement de la conscience morale du peuple quant au juste et à l’injuste (o pravê i népravê), quant au possible et à l’impossible, quant au mien et au tien. Ce trait, accompagnement inévitable de toute grande révolution sociale, ne s’est jamais peut-être, dans l’histoire, manifesté avec autant de clarté qu’au moment actuel. À l’heure présente, grâce à la conscience de l’immensité du pouvoir souverain, — conscience sans cesse vivante dans notre peuple, mais plus que jamais éveillée en lui par le changement accompli à ses yeux sur un oukaze du tsar, — le paysan est profondément pénétré de la conviction qu’il n’y a pas de limites à l’action de l’autorité souveraine, pas de bornes à ce qu’il en peut attendre et à ce qu’elle lui peut donner aux dépens d’autrui, en légitime indemnité des longs travaux héroïquement endurés par la classe des paysans. À l’heure actuelle, c’est là l’intime pensée de tout paysan, et vous comprendrez sans peine qu’elle s’accorde mal avec tout l’enseignement des économistes De là, sans parler de faits plus graves, la propension à couper indistinctement dans nos bois, à faire pâturer sur nos terres[336], choses en réalité fort désagréables dans la vie de chaque jour et encore plus fatigantes que ruineuses. Ce peu de respect des paysans pour le droit de propriété est parfaitement étranger à tout caractère révolutionnaire, et au contraire, à un certain point de vue, il ne manque pas d’une sorte de connaissance de cause et de caractère à demi juridique. Il est visible que, dans le peuple, s’est conservé, obscurément, mais profondément, la tradition et le souvenir d’un temps où la propriété seigneuriale n’existait presque pas encore, où presque toutes les prairies et tous les bois, en particulier, restaient en jouissance commune et indéterminée. Un instant, le paysan a été persuadé qu’il allait revenir à ce bon temps, et maintenant encore il nourrit la plus ferme conviction que le gouvernement, ayant eu le droit et le pouvoir de supprimer le servage, a non moins incontestablement le droit et le pouvoir de changer toutes les autres conditions de la propriété foncière, gênantes pour les paysans… Je crois, ajoutait le prince avec une entière franchise, que si ces lignes venaient à leur tomber sous les yeux, beaucoup des anciens députés des comités de gouvernements[337], et en particulier des pseudo-économistes polonais, se frotteraient les mains avec satisfaction, et nous rappelleraient qu’ils nous avaient prédit tout cela d’avance. Et cependant, je dois dire qu’en dépit de ces désagréments, inévitable conséquence de la grande transformation, je ne vois pas encore maintenant qu’il y eût la moindre possibilité de conduire l’affaire autrement ; aujourd’hui même, après les leçons de l’expérience, je n’hésiterais pas à répéter les conseils que nous avons donnés alors. Tous ces inconvénients prouvent seulement à mes yeux que, dans les meilleures choses, il y a un inévitable alliage de mal[338]. »

Et cela est parfaitement vrai ; en dehors de la voie suivie, Tcherkassky avait le droit de le répéter[339], il n’y avait pas d’issue possible. En dépit des sombres prédictions et des violents reproches de leurs adversaires, les Tcherkassky et les Milutine ne sauraient être rendus responsables d’un mal inhérent à la situation même, inhérent à la nature du pouvoir souverain, aussi bien qu’à l’obscurité ou à l’indécision du droit de propriété dans l’ancienne Russie. En libérant les serfs sans leur attribuer une part du sol, on eût donné un bien autre aliment aux revendications agraires, de bien autres armes à la propagande révolutionnaire[340].

Déçu dans toutes ses espérances, dépouillé du champ sur lequel il se croyait un droit imprescriptible, le moujik, cessant d’avoir foi dans le pouvoir paternel du tsar, eût pu devenir la proie des émissaires anarchistes. Si les lois agraires ont pu éveiller dans le peuple de vagues convoitises, c’est peut-être grâce à elles que, durant les dernières années, les insidieux appels des socialistes, conviant la plèbe rurale « à la terre et à la liberté », n’ont pas trouvé plus d’écho dans l’izba enfumée du paysan, que, malgré les sinistres menaces de certains propagandistes, les campagnes russes n’ont pas encore eu leur Jacquerie ou leur landleague à l’lrlandaise.

Rien ne pouvait empêcher le serf émancipé de rêver une sorte de millénium et de paradis terrestre, d’attendre du tsar, avec une confiance naïve, comme une seconde rédemption ; mieux vaut encore que, pour ces chimériques espérances, il compte plus sur la toute-puissance et la générosité de l’empereur que sur les fallacieuses promesses des agents révolutionnaires.

Les nihilistes ont pris soin d’entretenir dans le peuple des idées et des aspirations que le temps eût peut-être déjà étouffées, si elles n’avaient été habilement attisées par des mains intéressées. Depuis la dernière guerre d’Orient, durant les complots de 1878 à 1882 surtout, les agitateurs n’ont cessé de répandre, dans les campagnes, le bruit d’une nouvelle et prochaine distribution de terres ; sur quelques domaines, les paysans ont même tenté de procéder au partage des biens seigneuriaux. Pour dissiper de pareilles rumeurs, le gouvernement a dû, à diverses reprises, affirmer solennellement, dans des circulaires officielles, que l’acte d’émancipation avait fixé les conditions de la propriété d’une manière définitive et irrévocable. D’autres fois, dans le diocèse d’Orel, par exemple, en 1881, on a employé le clergé pour mettre le peuple en garde contre de pareilles illusions. Le besoin de telles déclarations, vingt ans après la charte d’affranchissement, n’est-il pas un fait significatif ? Il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, et, sur ce point, le moujik a l’oreille singulièrement dure. Un propriétaire d’une des provinces méridionales me racontait, à ce propos, une anecdote bien caractéristique qu’il tenait d’un de ses anciens serfs (dvorovyé), attaché à son service ; le moujik, on le sait, se tait ou se dérobe devant les hommes d’une autre classe. Dans un village écarté, un paysan lettré faisait lecture aux autres d’une circulaire, destinée à détromper le peuple en démentant les bruits de nouvelles lois agraires[341]: « Bah ! dit en souriant l’un des rustiques auditeurs, ce sont les tchinovniks et les propriétaires qui écrivent cela ; — le tsar est le maître ! » Ce mot résume toute la politique et toute l’économie sociale du moujik ; aux yeux du peuple, le tsar reste le maître de la terre et de la propriété, il en peut disposer à son gré en faveur des paysans[342].

Ce qu’il a en vain longtemps espéré de la générosité d’Alexandre II, le moujik persiste à l’attendre d’Alexandre III. Aux yeux des masses rurales, la question agraire, que le libérateur des serfs et ses conseillers s’étaient flattés de résoudre en 1861, demeurera longtemps encore à l’ordre du jour. Aucune des mesures prises par Alexandre III pour la régler, ni la suppression des paysans temporairement obligés, ni l’abrogation de la capitation, ni la diminution des redevances de rachat ne semblent devoir la trancher définitivement aux yeux du peuple. Les marques d’intérêt, prodiguées par le fils du libérateur des serfs à ses fidèles paysans, sont plus propres à raviver leurs chimériques espérances qu’à les désabuser[343]. Les naïves convoitises du moujik, qu’aucun démenti ne décourage, sont involontairement entretenues par tout ce qui peut leur fournir un prétexte ou un aliment. Pour répandre le bruit que l’heure de la nouvelle répartition est proche, il suffit parfois d’une enquête ou d’une statistique rurale du gouvernement ou des États provinciaux. Cette attente presque universelle met ainsi obstacle à un recensement général, la population des campagnes étant disposée à regarder toute mesure de ce genre comme le prélude d’une distribution de terres, à moins que, selon d’autres rumeurs parfois aussi répandues dans les villages, ce ne soit la préface du rétablissement du servage, car, chez le moujik, les bruits les plus contraires peuvent tour à tour trouver créance.

Pour comprendre toute la portée de ces notions villageoises sur la terre et le remaniement de la propriété, il faut connaître le mode de tenure du sol en usage dans les campagnes. Les vagues aspirations, soulevées par l’émancipation, tiennent peut-être moins, en effet, à la brusque expropriation des anciens seigneurs qu’à la constitution séculaire du mir et de la commune des paysans.




LIVRE VIII
LE MIR, LA FAMILLE DU PAYSAN ET LES COMMUNAUTÉS DE VILLAGE.




CHAPITRE I


L’émancipation n’a pas changé le mode de tenure du sol. — Le mir est-il une institution slave ? — Antiquité et origine de la propriété commune en Russie. — Vues diverses à ce sujet. — Différence de la Russie moscovite et de la Russie occidentale au point de vue du régime agraire.


En le dotant de terres, l’acte d’émancipation a laissé le moujik dans des conditions économiques, analogues à celles où il vivait du temps du servage. Le sol, dont son seigneur lui concédait jadis la jouissance, le paysan en est aujourd’hui propriétaire, mais le mode de propriété est demeuré le même que l’ancien mode de jouissance. Après comme avant l’émancipation, les terres des paysans sont par eux possédées en commun, et non à titre personnel, individuel, héréditaire. Au lieu d’avoir été répartis entre les divers habitants d’un village, les lots, obtenus par le rachat, restent le plus souvent la propriété collective, indivise de tous les membres de la commune. Le paysan, décoré par la loi du nom de propriétaire, ne possède d’ordinaire d’une manière fixe et permanente que sa cabane, son isba, et le petit enclos y attenant (ousadba) ; pour le reste, il n’est en réalité que l’usufruitier du lot par lui racheté.

Tel était, de temps immémorial, le mode de tenure du sol en usage chez les paysans de la Moscovie ou Grande-Russie. L’acte de libération n’y a rien changé. Loin d’abroger ce régime agraire, le gouvernement en a tiré parti pour la mesure la plus difficile de l’émancipation, pour le rachat des terres allouées aux paysans. La tenure du sol étant le plus souvent collective, le rachat, au lieu de se faire individuellement, a été fait d’ordinaire par communes. C’est le village entier, et non l’individu ou la famille, qui reste solidairement responsable des redevances de rachat vis-à-vis de l’État ou du seigneur. Grâce à cette nouvelle solidarité, ajoutée à l’ancienne charge solidaire des impôts directs, on pourrait dire qu’au lieu de renverser la vieille commune russe avec la propriété collective, l’émancipation l’a temporairement fortifiée en intéressant le fisc à son maintien, jusqu’à l’entier payement de la rançon du servage.

Le respect de l’antique mode de tenure du sol a singulièrement aplani, pour le paysan, le passage de la servitude à la liberté. En de telles conditions, l’affranchissement ne pouvait avoir brusquement toutes les conséquences, tous les dangers ou tous les avantages qu’il aurait eus avec des institutions nouvelles. En devenant indépendant du propriétaire noble, le moujik est tombé dans la dépendance de sa commune. Par là le lien, qui enchaînait le paysan à la terre, à la glèbe, n’a pas été entièrement rompu, ou a été en partie renoué. La propriété indivise et l’impôt solidaire sont comme une double chaîne qui, en retenant les paysans dans la commune natale, les fixe encore au sol : s’ils ne sont plus légalement attachés à un maître, ils sont toujours légalement attachés les uns aux autres. Leur liberté comme leur propriété est, dans une certaine mesure, collective et indivise ; dégagés des lisières du servage, ils peuvent difficilement se mouvoir en dehors de la communauté. S’ils n’avaient le droit de se donner mutuellement congé, et si l’exercice de ce droit n’avait été récemment étendu, l’on pourrait comparer les serfs émancipés à un troupeau délivré du berger, mais dont les animaux, liés les uns aux autres et obligés de marcher ensemble, seraient contraints de brouter là où le berger les aurait laissés. On a dit que le paysan, affranchi du joug du propriétaire, était devenu le serf de sa commune. Il y a là une manifeste exagération. La domination de la commune, qui n’est au fond que le règne des paysans sur eux-mêmes, ne saurait se comparer à l’empire d’un homme d’une autre classe, d’une autre éducation.

La commune russe, la commune rurale, nous offre ainsi deux côtés principaux, deux faces à considérer : le mode de propriété ou de tenure de la terre, le mode d’administration ou de gouvernement. Liées intimement l’une à l’autre et tenues dans une mutuelle dépendance, la commune économique et la commune administrative sont cependant assez distinctes pour mériter d’être étudiées isolément. Nous nous occuperons d’abord de la première, c’est-à-dire de la commune en qualité de propriétaire collectif du sol[344].

Pour l’Europe, cette sorte de communisme agraire est peut-être le trait le plus digne de remarque, comme le plus étrange, de la Russie contemporaine. Dans un siècle de théories et de systèmes, comme le nôtre, une telle étude offre aux peuples, inquiets de leur état social et tourmentés d’un vague malaise, d’intéressantes et inappréciables leçons. Par malheur, notre éducation occidentale, nos habitudes nationales ou nos préjugés d’école, nous disposent peu à une intelligence calme et impartiale d’un tel régime de propriété. Devant la communauté des biens, sous quelque forme atténuée qu’elle se présente, les esprits les plus sobres ont peine à se défendre de tout parti pris. Plus les phénomènes sociaux ont de nouveauté ou de bizarrerie à nos yeux, plus cependant il importe de considérer les faits en eux-mêmes, indépendamment de toute idée préconçue[345].

La propriété collective en usage chez les paysans, qui pour nous semble le trait le plus saillant de la Russie, a été l’une des dernières choses que l’Europe occidentale y ait aperçues, l’une des dernières que les Russes eux-mêmes aient remarquées dans leur patrie. C’est un gentilhomme westphalien, le baron de Haxthausen, qui en a fait la découverte, dans son voyage de 1842-1843 ; c’est lui au moins qui, le premier, l’a révélée à l’Europe dans ses célèbres études sur l’état intérieur de la Russie[346]. L’Europe savante fut justement frappée de rencontrer, dans l’empire autocratique du Nord, une institution qui semblait en partie réaliser les rêves des utopistes de l’Occident. Les Russes, appelés soudainement à la connaissance ou à la conscience de cette singularité nationale, s’en emparèrent avec joie. Naturellement portés à mettre partout en avant l’originalité des Slaves, comme les Allemands celle des Germains et nous-mêmes parfois celle des Celtes, de nombreux écrivains russes firent honneur de ces communautés agraires à l’esprit russe, au génie slave. Slavophiles, respectueux du passé et de la tradition moscovite, démocrates disciples de l’Occident, exaltèrent à l’envi la commune du Grand-Russe. On y voulut voir l’institution primordiale de la nation et, en même temps, la formule d’une nouvelle civilisation, le principe futur de la prochaine régénération de l’Europe, en proie aux luttes de classes et mise en péril par les excès de l’individualisme. Aux yeux de certains patriotes, la communauté du sol, obscurément maintenue chez le moujik asservi, devint comme une secrète révélation, confiée à un peuple choisi et dont, pour le bien de l’humanité, les Russes devaient se faire les apôtres et les missionnaires.

Les récentes études d’histoire et de droit comparés ont dissipé ces illusions de l’amour-propre national. Au dedans de l’empire, des institutions agraires, analogues aux communautés slaves, ont été découvertes chez la plupart des tribus indigènes de la Russie, depuis les Lapons, les Karèles et les Samoyèdes du Nord jusqu’aux Mordves, aux Tchouvaches, aux Tchérémisses du centre[347]. Au dehors, des communautés agricoles, plus ou moins semblables à celles qui subsistent encore en Russie, se sont rencontrées chez les peuples les plus divers, à Java, dans l’Inde, en Égypte. On les a retrouvées dans le passé aux deux extrémités de l’univers, au Mexique et au Pérou, comme en Chine et en Europe. Au mir de la Grande-Russie, on a donné comme pendant, après l’ager publicus des Romains qui en différait à tous égards, la mark germanique qui semble s’en être davantage rapprochée[348] et dont les traces se laissent suivre à travers le moyen âge, en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie, en Angleterre, en France même. Sur ce point, les travaux de sir Henry Maine, de Maurer, de Nasse, d’É. de Laveleye ne laissent guère de doute[349]. Peu importe que tel ou tel de ces savants se soit laissé entraîner trop loin par des analogies extérieures ou par l’esprit de système ; peu importe que pour les peuples classiques, pour les Spartiates notamment, nos historiens aient longtemps été dupes de mensongères légendes ou de romans communistes. La propriété collective de la terre semble, chez un grand nombre de peuples au moins, la forme la plus ancienne de l’occupation du sol par l’homme. Ce n’est qu’après être restée pendant des siècles le domaine indivis de la tribu, du clan ou de la commune, que la terre aurait fini par devenir la propriété permanente et héréditaire des individus. Au rebours des conceptions de certains démocrates de la Russie ou de l’Occident, la propriété individuelle est relativement le mode nouveau, moderne de la tenure du sol ; la propriété collective, le mode ancien, primitir, archaïque. Au lieu d’être une innovation, d’être un présage ou une ébauche de l’avenir, le régime russe des communautés de village est un débris d’un monde ailleurs disparu, un témoin d’un passé évanoui, une sorte de fossile, conservé au fond d’un pays longtemps soustrait à l’action des causes qui modifiaient le reste du continent. À cet égard, comme à plusieurs autres, l’originalité de la Russie et des Slaves ne tient ni à la race, ni aux aptitudes du génie national ; elle tient surtout à ce que les Russes et la plupart des Slaves en sont demeurés à un état économique, et par suite à un état social, déjà ancien ou déjà oublié ailleurs. Entre eux et l’Occident, la différence, sous ce rapport, est moins dans l’homme et la race que dans les conditions extérieures de l’existence, elle est moins dans le caractère du peuple que dans l’âge de la civilisation.

Il serait d’un haut intérêt de pouvoir suivre à travers <ref follow=p479>primitivement, l’individu ne pouvait librement l’aliéner. (Voy. Fustel de Coulanges. Le problème des origines de la propriélé foncière (Revue des Questiona historiques, avril 1889). Cf. du même auteur : Recherches sur quelques problêmes d’histoire (1886) et Hist. des Institut. politiques de l’ancienne France : l’Alleu et le Domaine rural pendant l’époque mérovingienne (1889). les siècles les transformations des communautés de village de la Russie. Par malheur, il en est de la commune russe comme de la plupart des institutions reléguées au fond du peuple. Pour ie philosophe et l’historien, ce seraient les plus importantes à connaître, et ce sont toujours les plus enveloppées de voiles ; elles restent dans les ténèbres où le dédain des chroniqueurs laisse dormir les masses populaires et les classes rurales. L’obscurité est telle à ce sujet que, entre les écrivains russes, il a pu s’engager de vives polémiques, non seulement sur l’origine, mais sur l’antiquité des communautés de village en Russie. Des publicistes distingués, en particulier M. Tchitchérine, ont contesté l’antiquité eu la filiation patriarcale de la commune solidaire. Longtemps avant les récents travaux de l’Occident sur cette délicate matière, M. Tchitchérine, déjà précédé de Granovski, montrait en Russie même que, loin d’être une institution nationale, spéciale aux Slaves, les communautés de village ou de famille, telles que le mir russe ou la zadrouga serbe, avaient eu une longue existence chez plus d’un peuple étranger[350]. Contrairement aux préjugés de beaucoup de leurs compatriotes, ces écrivains rappelaient que partout la propriété s’est constituée avec le sentiment de la personnalité, que les progrès de l’une sont en rapport avec le développement de l’autre. Par une apparente inconséquence, des publicistes, qui mettaient si bien en relief le caractère primitif et cosmopolite des communautés agraires, les regardaient en Russie comme une institution relativement récente. À les entendre, les Slaves, d’où est sorti l’État russe, sont bien originairement partis de la propriété collective, mais rien ne prouve que la commune russe actuelle, le mir solidaire, provienne directement de ce communisme patriarcal primitif. Loin de là, selon la théorie de M. Tchitchérine, la communauté du sol et surtout le partage périodique des terres auraient été étrangers à la Moscovie, aussi longtemps que les paysans étaient demeurés libres.

C’est le servage, c’est la solidarité des paysans pour le payement des impôts et le recrutement militaire qui, selon cette école, auraient introduit chez le moujik le partage égal du sol. En faveur de ce point de vue, on cite d’anciens documents historiques, des chartes authentiques, des testaments ou lettres spirituelles (doukhovnyia gramoty), voire des actes de partage ; on cite l’exemple de la Petite-Russie, pays foncièrement slave et russe, qui, avant la domination moscovite, avant l’introduction du servage et des institutions rurales de la Grande-Russie, ne connaissait que des propriétaires personnels, nobles ou cosaques, et des paysans attachés au sol par de libres contrats. Au lieu d’une institution patriarcale ou familiale (rodovaïa), la commune russe n’est, pour M. Tchitchérine, qu’une institution d’État (gosoudarstvennaïa). Le mir moscovite n’a ni la même origine ni le même caractère que la zadrouga des Serbes ou des Bulgares, dont les communautés de familles ont, à travers toute l’histoire, gardé l’empreinte patriarcale. La commune russe, au contraire, n’est pas sortie spontanément de la propriété primitive ou de la libre union des cultivateurs du sol, elle est issue de la servitude de la glèbe et des besoins de la souveraineté politique, sous l’influence de certains procédés de gouvernement.

Dans ce système, combattu par la plupart des écrivains russes, historiens ou critiques[351], ne peut-il y avoir une part de vérité ? On ne saurait admettre que les Russes, qui, de tous les Slaves, ont le mieux conservé ce mode primitif de tenure de la terre, y soient un jour revenus, après l’avoir entièrement abandonné. On se refuse à croire qu’à l’inverse de tous les peuples connus, les paysans moscovites aient devancé les conseils des utopistes modernes pour passer sans bruit, à la fin du seizième siècle, de la propriété personnelle à la propriété collective. Ce qui est acceptable, ce qui est vraisemblable même, c’est que l’établissement du servage et la solidarité des impôts ont fortifié au fond du peuple un mode de propriété dont, sans cela, la Russie fût peut-être sortie aussi bien que les autres nations de l’Europe. Les serfs et le maître, l’État et les particuliers pouvaient, en effet, trouver intérêt à maintenir ou à restaurer, là où il aurait tendu à disparaître, un mode de tenure du sol qui, grâce à des partages réguliers, assurait au pays une plus égale répartition des charges, à l’État ou au seigneur une plus facile perception des taxes ou redevances. Le servage, et tout le système financier et administratif de la Moscovie, a pu ainsi, de concert avec l’accroissement de la population, contribuer à généraliser, sinon le régime même des communautés de village, du moins la coutume des partages périodiques, qui semblent aujourd’hui l’un des traits essentiels du mir russe.

Dans ce débat, que nous n’avons pas la prétention de trancher, il faut, en effet, distinguer entre la propriété collective et la coutume des partages : la première peut se maintenir longtemps sans la seconde, et l’absence de l’une ne prouve pas contre l’existence de l’autre. Tant que prédomine la vie pastorale et, à plus forte raison, la chasse ou la pêche, tant que, avec la vie agricole même, la densité de la population reste très basse relativement à la surface occupée, il y a peu de motifs de diviser la terre en lots réguliers. Aujourd’hui encore, dans beaucoup de villages de Sibérie, dans quelques districts même du nord de l’empire, chaque chef de famille est maître de cultiver autant de terre qu’il le peut. On croit avoir démontré que, jusqu’au dix-huitième siècle, les partages étaient inconnus dans le nord de la Russie, sans que le sol eût cessé d’y être regardé comme propriété commune[352]. Des remarques analogues ont pu être faites à propos des steppes du sud : M. Mackenzie Wallace[353] a fait observer que, chez les Cosaques du Don, par exemple, où la terre était très abondante, les partages périodiques étaient d’introduction récente. Tant que le nombre des Cosaques était trop faible pour occuper tout le sol, chacun était libre de labourer autant de terre qu’il lui plaisait, pourvu qu’il n’empiétât point sur les cultures d’autrui. L’accroissement de la population devait naturellement mettre un terme à cette sorte de droit de jouissance du premier occupant. Pour que chaque Cosaque eût sa part du sol et fût capable de remplir ses obligations vis-à-vis de l’État, il a fallu recourir à des partages réguliers. Un phénomène analogue a pu, sous l’empire de causes semblables, se produire en d’autres régions de l’empire.

Bien des causes diverses ont prolongé dans la partie orientale de l’Europe un ordre de choses depuis longtemps disparu de l’Occident : le degré de civilisation et l’état économique de la Moscovie, le régime politique et le caractère patriarcal ou mieux domanial du gouvernement, enfin le sol et la nature même du pays. Dans ces vastes plaines que rien ne borne, où la terre semble sans limite, l’homme, toujours au large, ne sentait pas le besoin de s’assurer un champ en l’entourant de clôtures. Chez des populations nombreuses, pressées sur un sol restreint, comme en Grèce et en Italie, le dieu Terme a pu de bonne heure être une divinité révérée, un des gardiens essentiels de la vie sociale. En Russie, où le sol était vaste et la population rare, les hommes devaient être longtemps avant de recourir à un pareil culte. Partout l’accroissement de la population a été l’une des choses qui ont hâté le passage de la propriété collective à la propriété individuelle. Partout la réduction du lot de chacun par la multiplication des copartageants a été l’une des raisons qui ont mis fin à la communauté, en mettant fin aux partages périodiques, pour laisser chaque famille en possession du lot dont elle avait la jouissance. Facilitatem partiundi camporum spatia prœstant, dit Tacite des Germains ; arva per annos mutant et superest ager ; ils changent de champs chaque année et il demeure encore de la terre inoccupée. À quel pays de telles paroles pouvaient-elles mieux s’appliquer qu’à la Hoscovie ? La moitié orientale de l’Europe, la plus riche en terre et de tout temps la moins peuplée, devait naturellement être la dernière à renoncer à la communauté et aux partages périodiques. L’isolement moral de la Moscovie y contribuait aussi bien que son isolement géographique. Unie plus intimement à l’Occident par la religion, par la politique ou les mœurs, la Russie eût pu voir la propriété individuelle détrôner chez elle la propriété collective, sous l’influence latine ou germanique, sous l’influence du droit romain ou des coutumes féodales.

Dans la Grande-Russie, c’est-à-dire dans toute la Moscovie, chez les anciens serfs des particuliers aussi bien que chez les paysans de la couronne, règne encore aujourd’hui, presque exclusivement, la propriété collective. Dans cette immense région de la Neva à l’Oural, le nombre des paysans possédant la terre à titre personnel ne dépasse guère 1 ou 2 pour 100 de la totalité, et encore ces propriétés individuelles sont-elles presque toutes d’origine récente. Jusqu’en 1861, les seuls propriétaires personnels, en dehors des nobles et des colons étrangers, étaient les odnodvortzy, qui formaient une petite classe à part[354]. Dans la Russie occidentale, jadis soumise à la domination de la Pologne ou de la Suède, et par là en plus étroite relation avec l’Europe, prédomine au contraire la propriété individuelle. À cet égard, on pourrait presque dire que les limites des deux modes de tenure marquent encore les anciennes frontières de l’État moscovite et de l’État lithuano-polonais[355]. Dans quelques gouvernements, tels que Kief et Poltava, il y a mélange des deux formes ; dans un ou deux, les Russes ont, sans beaucoup de succès, tenté d’acclimater la communauté. C’est ce qui s’est fait, par exemple, dans le gouvernement de Moghilef. Le système collectif et solidaire de la commune grande-russienne y a été introduit après l’émancipation et l’insurrection polonaise de 1863 ; mais, si l’on en croit certaines dépositions de l’enquête agricole, les paysans n’effectuent réellement pas le partage des terres et regardent ce régime comme une autre sorte de servage. Dans la province voisine de Minsk, rien n’a pu les décider à substituer, à notre mode occidental d’occupation du sol, le mode grand-russien. Les Petits-Russes passent, comme les Biélo-Russes, pour répugner à la communauté. Il n’en est pas cependant toujours ainsi : sur la rive orientale du Dniepr, dans le gouvernement de Voronège, par exemple, on rencontre des Petits-Russiens non moins habitués et non moins attachés au régime de la communauté que leurs voisins grands-russiens.

Ailleurs, en Podolie et en Volhynie, où la tenure individuelle et héréditaire semblait enracinée dans les mœurs villageoises, on a vu des paysans, depuis l’émancipation qui les a pourvus de terre, s’entendre pour renverser les bornes de leurs champs et distribuer le sol à nouveau entre les différentes familles. Quelques villages mêmes de ces provinces auraient depuis lors recours au partage annuel. Ce fait, parfois cité en faveur de la propriété collective[356], semble s’expliquer de deux façons. Le mode de rachat, adopté pour les terres allouées au moujik, se prêtait si bien au régime des communautés de village que, gr&ce à la solidarité des redevances, le rachat a parfois introduit la communauté, si ce n’est les partages périodiques, dans des contrées où depuis longtemps ils n’étaient plus usités[357]. Le poids des impôts, qui souvent absorbent le meilleur du revenu des terres, a pu contribuer au même résultat, comme pour justifier, par des exemples contemporains, la théorie de M. Tchitchérine sur rétablissement des partages périodiques dans l’ancienne Moscovie. Enfin, d’après certaines dépositions de l’enquête agricole, l’indécision des idées du moujik, quant au droit de propriété, la confusion de ses notions juridiques à cet égard, le peu de confiance du paysan en son titre de propriétaire auraient, dans plusieurs localités, été l’une des principales causes du partage. À en croire un des maréchaux de la noblesse locale, les paysans de Volhynie n’auraient pas assez de foi dans leur droit permanent de propriété pour oser résister aux injonctions de la commune, lorsqu’il plaît à la majorité des habitants de se soumettre à une nouvelle répartition du sol[358]. Selon cette curieuse déposition, les paysans aisés auraient besoin qu’on les éclairât quant à la validité de leurs droits, qu’on leur garantît la propriété des terres qui leur ont été allouées. Quoi qu’il en soit de ces détails » l’émancipation a pu indirectement ouvrir aux partages et à la communauté des districts qui leur étaient jusque-là demeurés fermés[359]. Chose singulière ! les statuts de 1861 semblent avoir ainsi momentanément étendu à de nouveaux villages, en même temps que consolidé dans son aire ancienne, un mode de tenure du sol qui, trois siècles plus tôt, paraît avoir été fortifié, sinon introduit, par l’établissement du servage[360].




CHAPITRE II


Les communautés de village ont leur prototype dans la famille. — La commune souvent envisagée comme une famille agrandie. — Filiation des communautés de village et des communautés de famille. — Les mœurs patriarcales chez le moujik et l’ancienne famille villageoise. — Autorité du chef de ménage. — Communauté des biens. — L’émancipation a relâché les liens domestiques. — Accroissement des partages de famille. Leurs inconvénients matériels et leurs avantages moraux. — Servitude des femmes. — Progrès de l’individualisme, ses conséquences.


Aux communaulés de village de la Grande-Russie, on peut trouver un type primitif plus ancien, plus simple encore et cependant toujours vivant, la famille. Dans l' izba du moujik, la famille, en elTet, a jusqu’à nos jours gardé un caractère patriarcal, antique, archaïque. Chez les paysans, la propriété reste indivise entre les enfants ou les frères qui habitent ensemble ; chaque fils, chaque homme de la maison y a un titre égal. La commune agraire semble se retrouver en germe dans la famille ; l’une paraît faite sur le modèle de l’autre. La commune russe peut ainsi être regardée comme une famille agrandie, où le sol est demeuré la propriété collective de la communauté, chaque homme ou chaque ménage en recevant en jouissance une part égale. Aussi, a-t-on souvent considéré le mir moscovite comme une simple extension de la famille, devenue trop nombreuse pour habiter dans le même enclos ou cultiver en commun.

Dans ce système, la communauté des intérêts, engendrés par le voisinage, a continué de lier entre eux des habitants, déjà réunis par le souvenir ou la tradition d’une parenté originaire. Au caractère familial ou patriarcal primitif s’est substitué peu à peu le caractère communal ; à la communauté de famille a succédé la communauté de village. Ce point de vue, d’accord avec les théories de beaucoup de savants russes et étrangers, peut être souvent conforme à la vérité sans l’être toujours et partout. Il est difficile de regarder les membres de la plupart des communautés de village comme descendant d’un ancêtre commun, alors même qu’ils se considèrent traditionnellement comme tels. Il peut, croyons-nous, y avoir doute sur les conditions historiques de la filiation de la commune et de la famille, sur l’ordre même de la filiation des communautés de famille et des communautés de village. Il pourrait se faire que, entre ces modes de propriété, il y eût eu parfois une sorte de génération alternante, la commune étant primitivement sortie de la famille et les communautés de famille, à leur tour, étant nées d’un sectionnement de la communauté de village[361].

Ce n’est pas ici le lieu de s’arrêter à ces curieuses et obscures questions d’origine. Quel qu’ait été le procédé d’évolution de la propriété collective chez le paysan russe, le lien de la famille et de la commune, de la vie domestique et de la vie du mir, est chez lui trop étroit pour que l’on puisse bien comprendre la seconde sans connaître la première. Il y a d’autant plus d’intérêt à jeter un regard sur la maison et le foyer du moujik que les vieilles mœurs sont en voie de disparaître. Ce qui, jusqu’à la libération des serfs, caractérisait la famille de l’homme du peuple, c’était son unité ; c’était, avec l’habitation en commun, l’indivision des biens et l’autorité paternelle. Or, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, l’affranchissement a en quelques années ébranlé ces mœurs séculaires. La pacifique révolution, qui a tranché les liens du maître et du serf, a relâché le lien du père et des enfants. En même temps que la liberté, le goût de l’indépendance est entré au foyer domestique. C’est là une des principales et une des plus naturelles conséquences de l’émancipation ; c’est en même temps un fait qui ne peut manquer de réagir sur la commune, sur toute l’existence matérielle et morale du moujik.

Le père de famille, selon les vieilles mœurs russes, est souverain dans sa maison, comme le tsar dans la nation ou, suivant un ancien proverbe, comme le khan en Crimée. Pour retrouver en Occident quelque chose d’analogue, il faut remonter au delà du moyen âge, jusqu’à l’antiquité classique et à la puissance paternelle des Romains. Chez le paysan russe, l’âge n’affranchissait point l’enfant de l’autorité du père ; le fils adulte et marié y restait soumis, jusqu’à ce qu’il eût lui-même des enfants en âge d’homme ou qu’il fût devenu à son tour chef de maison. La souveraineté domestique était demeurée intacte à travers toutes les transformations, toutes les révolutions de la Russie. Comme le tsar, le père semblait tenir du ciel une sorte de droit divin contre lequel toute révolte eût été une impiété. Au seizième siècle, dans un manuel d’économie domestique, intitulé le Domostroï, le prêtre Sylvestre, conseiller du tsar Jean IV, exalte l’autorité du père de famille et son droit de répression vis-à-vis des enfants comme vis-à-vis de l’épouse. Dans la noblesse, cette puissance paternelle s’est usée et émoussée au long frottement de l’Occident et de l’individualisme moderne ; il n’en reste guère que quelques rites extérieurs, comme ce touchant usage slave qui, après chaque repas, fait baiser aux enfants la main de leurs parents. Dans le peuple, chez le paysan et aussi chez le marchand, les vieilles traditions avaient jusqu’ici survécu. Chez ces deux classes, les plus nationales de la Russie, la famille était restée, jusqu’au dernier quart du dix-neuvième siècle, plus fortement constituée qu’en aucun pays de l’Europe. À cet égard comme à bien d’autres, on peut dire que la Russie était naguère encore aux antipodes morales des États-Unis d’Amérique, tant l’autorité paternelle mettait d’intervalle entre deux familles, ayant l’une et l’autre pour base l’égalité des enfants.

Chez le peuple russe, la puissance paternelle s’appuie sur un sentiment religieux et se lie au respect des vieillards. Aucune nation n’a mieux, sous ce rapport, gardé les simples et dignes mœurs du passé. Le Russe du peuple salue les hommes d’un âge supérieur au sien des titres de père ou d’oncle ; en toute circonstance, en public comme en particulier, il leur témoigne une pieuse déférence. Ce respect de la jeunesse pour la majesté et l’expérience de l’âge était naguère le fondement du self-government intérieur des communes de paysans. « Où sont les cheveux blancs, là est la raison, là est le droit », disent avec mainte variante de nombreux proverbes populaires. D’un vieillard, de son père en particulier, le Russe supportait tout avec soumission. Dans une rue de Moscou passaient, un jour de fête deux moujiks, l’un dans la maturité de l’âge, l’autre déjà courbé sous le poids de la vieillesse. Ce dernier, qui paraissait pris de boisson, accablait son compagnon de reproches et aux injures ajoutait les coups. Le plus jeune, le plus vigoureux le laissait faire, n’opposant aux violences du vieillard que des excuses ou des prières, et, comme on voulait les séparer : « Laissez, dit-il, c’est mon père. » De pareils traits ne sont pas rares. Le malheur est que, toute vertu pouvant mener ceux qui en profitent à en abuser, l’autorité palernelle, ainsi vénérée, dégénérait parfois en véritable tyrannie. Le père inculte et grossier, avec le double modèle du despotisme du servage et du despotisme de l’État, se conduisait dans sa cabane en seigneur et en autocrate ; il dépassait souvent les limites naturelles de ses droits, et le fils, formé par les mœurs et la servitude même à l’obéissance, ne savait pas toujours faire respecter sa dignité d’homme ou la dignité de sa femme. La puissance paternelle s’était trop souvent chez le moujik endurcie au dur contact du servage ; il n’est pas étonnant que l’émancipation l’ait affaiblie et que, affranchis du joug du seigneur, les jeunes ménages aient voulu secouer un joug parfois non moins pesant.

À l’autorité paternelle se joignait, dans la famille encore patriarcale du moujik, la propriété indivise, le régime de la communauté[362]. La famille peut ainsi être considérée comme une association économique dont les membres sont liés par le sang et ont pour chef, pour gérant, le père ou l’ancien, portant le titre de chef de maison, domokhoziaïne, ou de doyen, bolchak[363].

On a beaucoup discuté sur la base et le principe, sur le caractère essentiel de la famille indivise, chez le paysan grand-russien. On s’est demandé si c’était une sorte d’association ou, pour prendre le terme russe, une sorte d’artèle, fondée avant tout sur des rapports économiques, sur la propriété et les intérêts ; ou bien au contraire si, chez le moujik, comme dans les autres classes, la famille reposait avant tout sur des relations personnelles d’affection et de sympathie, sur le sang et la parenté[364]. À cette question, souvent tranchée d’une manière exclusive, dans un sens ou dans l’autre, la meilleure réponse, nous semble t-il, c’est que la famille véliko-russe est, comme presque partout ailleurs, fondée à la fois sur l’un et l’autre principe, et que l’un ou l’autre prédomine selon le côté qu’on envisage. Si c’est une société, c’est une société fermée où l’on n’a d’ordinaire accès que par le mariage ou la naissance.

Il est certain que, chez le moujik, le mariage et l’entrée en ménage ont, de tout temps, été déterminés principalement par des considérations d’utilité et d’intérêt. En aucune contrée peut-être, les penchants personnels, le cœur et l’amour n’ont moins de part aux mariages du peuple des campagnes. Mais la Russie est-elle le seul pays où, dans la fondation de la famille, interviennent de pareilles préoccupations, lesquelles, après tout, n’excluent pas nécessairement les rapports engendrés par la sympathie et sont loin de toujours bannir du foyer les affections domestiques ? Si les considérations économiques, toujours puissantes, surtout dans les campagnes, prédominent chez le moujik plus que partouf ailleurs, cela tient avant tout aux conditions de la vie rurale, aux habitudes léguées par le servage, au régime du mir et à la propriété collective, toutes choses qui, à l’union de l’homme et de la femme, impriment un caractère plus rigoureusement pratique et positif. En somme, le trait distinctif de la famille grande-russienne n’est pas là. Ailleurs aussi, en Occident et partout, la famille, composée du père, de la mère et des enfants mineurs, peut être considérée comme une association et une communauté. Le caractère distinctif de la famille grande-russienne, c’est que jusqu’à ces derniers temps, au lieu de se borner, d’ordinaire, au père, à la mère et aux enfants non mariés, elle embrassait fréquemment plusieurs générations et plusieurs ménages, liés à la fois par les liens du sang et par la communauté des intérêts[365].

Souvent plusieurs fils mariés, plusieurs ménages collatéraux vivaient ensemble dans la même maison ou dans la même cour (dvor), travaillant en commun sous l’autorité du père ou de l’aïeul. La famille était ainsi comme une commune au petit pied, une communauté gouvernée par un chef naturel, le domokhoziaïne ou bolchak, assisté de sa femme pour les soins de l’intérieur[366]. Dans la maison, en effet, devant l’inégalité native du père et de l’enfant, il y a un chef, ne tenant son droit que de lui-même et de la nature ; il ne saurait y avoir de démocratie, l’élection ne peut intervenir qu’à défaut du chef de famille. Quand le père, selon la chair venait à manquer, il était, d’après l’ordre de succession patriarcale, remplacé par un des membres les plus âgés, par le frère ou le fils aîné, selon les usages locaux. Quelquefois, c’était la veuve qui prenait la direction de la maison ; d’autres fois, comme dans le mir, comme dans la zadrouga serbe, l’ancien était choisi par les membres de la famille et, au lieu de l’aîné, c’était le plus capable, le plus considéré[367]. Le père ou chef de maison avait pleine autorité pour l’administration des biens de la communauté, et sa femme pour la direction des travaux de l’intérieur. Dans les grandes familles, composées de plusieurs ménages, l’ancien prenait cependant, pour les affaires les plus importantes, l’avis de ses parents ou associés. Le domokhoziaïne était de droit le représentant de la famille dans toutes les affaires privées ou publiques ; en se réunissant à ses pareils il formait l’assemblée de la commune, car là encore, c’était moins l’individu qui siégeait que la famille dans son représentant.

Au temps du servage, la famille rurale aimait à rester agglomérée[368]. Les partages étaient redoutés, ils n’avaient lieu que lorsque la maison, ou mieux, lorsque la cour ou l’enclos (dvor) devenait trop étroit pour le nombre des habitants. Cette nécessité était regardée comme un mal, et la division du petit capital patrimonial appelée le partage noir. L’intérêt du seigneur, obligé de fournir le bois et les matériaux pour la construction des nouvelles izbas, était d’accord avec la tradition pour s’opposer au morcellement des familles. Grâce à ces mœurs, le sol, racheté par les anciens serfs, eût été, lors de l’émancipation, définitivement attribué aux différentes maisons, qu’aux grandes communautés de village eussent pu succéder de petites communautés de famille, fort semblables à la zadrouga serbe. Aujourd’hui qu’avec la liberté, l’individualisme et l’esprit d’indépendance ont envahi la demeure du moujik, si la tenure collective du sol vient à être abrogée, ce sera au profit de l’individu, le paysan russe ne passera point par l’étape intermédiaire où se sont arrêtés d’autres peuples slaves.

Dans la maison où la propriété reste indivise, ce n’est pas tant le décès des morts qui ouvre les successions, que la séparation des vivants qui donne lieu à un partage. Dans ce partage, dont les règles varient suivant les localités, n’interviennent d’habitude que les hommes ou les veuves mères d’enfants en bas âge. Les filles mariées n’ont rien, étant considérées comme appartenant à leur belle-famille ; les filles non mariées n’ont droit qu’à une part du mobilier et de l’argent, parfois à une partie du bétail, des vaches, des moutons, etc., selon les coutumes locales.

Chez les Grands comme chez les Petits-Russiens, dans la grande comme dans la petite famille, les femmes, les filles surtout, ne font pas, au point de vue de la propriété, partie intégrante de la maison ou de la communauté. La fille n’est que l’hôte temporaire de la maison paternelle, qu’elle doit quitter un jour pour suivre son mari. La femme même, l’épouse, dans la demeure conjugale dont elle a la direction intérieure, n’est pas copropriétaire du fonds commun. Si parfois la veuve obtient une part dans les partages, si elle remplit même les fonctions de chef de maison, c’est d’ordinaire comme représentant de ses enfants non mariés. La femme n’a réellement de titre ni sur l’avoir de la famille de son père, ni sur l’avoir de la famille de son mari. En revanche, on lui permet, ce qui est interdit aux hommes, d’avoir son bien propre en dehors de la fortune commune, de travailler parfois à son propre compte, de se faire, à l’aide de quelques économies sur le lin ou la laine, destinés à l’habillement de son mari ou de ses enfants, une sorte de pécule que, dans certaines provinces, on appelle sa cassette ou corbeille (korobiia). Cette cassette dont les femmes seules ont la clef, les jeunes filles l’emportent avec elles en se mariant, elle leur sert de dot[369]. La korobiia d’une femme morte sans enfants revient d’ordinaire à sa famille d’origine, non point à son père ou à la communauté, mais à la mère de la défunte et, à défaut de mère, à ses sœurs non mariées. Il y a ainsi une sorte de succession en ligne féminine des femmes entre elles. Le pécule comme les vêtements de la mère passent d’ordinaire aux filles non mariées ; et, si parfois, dans les partages de famille, la coutume reconnaît aux filles un droit sur une portion du mobilier, voire même sur une partie des animaux, des vaches ou des brebis, c’est probablement que ces objets sont regardés comme étant du domaine et de la propriété du sexe.

Quand on parle des partages de famille, il faut, selon la remarque d’un savant russe[370], distinguer entre les partages proprement dits, effectués entre tous les ayants droit, et la sortie d’un des membres de la famille. Il y a sortie, départ (otkhod) et non partage (razdel), lorsqu’un des membres de la famille, un fils, par exemple, abandonne la maison du vivant de son père pour aller vivre ailleurs à son propre compte. Dans ce cas, le père est libre de ne rien lui donner, de le laisser partir « avec la croix seule » (s odnim krestom), comme dit le peuple. Si la sortie d’un des fils mariés a lieu du consentement du père, le fils au contraire reçoit une portion de l’héritage ou de l’avoir paternel ; mais c’est le père, en qualité de chef de famille, qui détermine l’importance de cette part[371]. Il y a même sortie et non partage, dans une famille gouvernée par le frère aîné, lors-qu’un des cadets non mariés veut s’établir au dehors. S’agit-il au contraire d’un frère marié, c’est-à-dire d’un homme en possession de ses droits, suivant les notions populaires, il y a nécessairement partage. Les partages proprement dits n’ont ainsi lieu que dans les maisons privées de leur chef naturel et composées de plusieurs ména-ges collatéraux, là où il y a plusieurs ayants droit à l’avoir de la famille, plusieurs copropriétaires possédant des titres égaux au bien commun, par exemple, des frères mariés et ayant perdu leur père. Dans ce cas, les biens, meubles ou immeubles, sont divisés en parts égales que souvent on tire au sort, tout comme dans le mir les lots de terres communales. Les petits-fils mariés ont d’ordinaire droit au partage si leur père est mort, car le droit des enfants ne peut habituellement s’exercer qu’après la mort du père.

On voit quel rôle prédominant de pareilles coutumes accordent au père et à l’autorité paternelle, et aussi quelle est, dans ces mœurs rurales, l’importance du mariage qui tient lieu de majorité. Dans la famille, le mariage est en quelque sorte la première condition du droit de succession ou mieux du droit de propriété ; dans la commune, nous verrons bientôt de même que le mariage est d’ordinaire la première condition de la jouissance des terres communales. La raison de cette singulière coutume est que, dans la famille comme dans la commune, il n’y a d’ouvrier complet que l’homme marié, celui qui avec ses bras offre à la communauté les bras de sa femme.

À certains égards, on pourrait dire que dans la famille du paysan, dans la grande famille patriarcale du moins, il n’existe pas de succession, qu’il y a seulement dissolution ou liquidation d’une société, chaque associé en pleine jouissance de ses droits ayant un titre égal à une portion de l’actif social. Si la parenté est une des conditions de l’hérédité, le sang ne donne pas seul droit à l’héritage ; il faut de plus l’association au chef de famille et le travail au profit de la communauté. Le terme de succession reste-t-il applicable à la vie populaire, c’est en ce sens que la mort du père donne aux fils mariés le droit de réclamer une part de l’avoir de la famille.

Il suit de là, selon la remarque de M. Matvéief, que le testament et les legs ne sont possibles que dans la famille étroite, où, au lieu de plusieurs associés ayant sur la maison un droit égal, il n’y a qu’un représentant des droits de famille. Dans ce cas, le père ou la mère, si cette dernière, étant veuve, était reconnue comme chef de maison, peuvent en mourant faire des legs. Ces legs ou testaments spirituels (doukhovnyia zavèchtchaniia), soit formulés par écrit, soit déclarés verbalement devant témoins, sont le plus souvent admis par la commune et par les tribunaux des paysans, d’autant plus que le peuple attache une sorte de respect religieux aux dernières volontés d’un mourant, et regarde même comme un péché de s’y opposer[372]. Le nombre de ces legs tend naturellement à croître avec la dissolution des grandes familles. Le plus souvent, dans ces testaments, le père ne fait que distribuer sa propriété entre ses enfants pour prévenir entre eux toute discussion à ce sujet. S’il y a des legs en dehors des héritiers directs, c’est d’ordinaire au profit de la veuve, parfois au profit d’une fille mariée ou d’un fils sorti de la maison, ou encore en faveur de neveux orphelins ou d’enfants recueillis par le mourant. La coutume, croyons-nous, ne permettrait nulle part au père de famille de dépouiller ses enfants de la maison où ils ont été élevés et de la totalité de leur héritage, au profit d’étrangers sans titre moral à la succession du défunt. Quelque grande et respectée que soit chez lui l’autorité paternelle, le moujik ne lui reconnaît point le droit illimité, ailleurs réclamé pour elle, sous le nom de liberté testamentaire.

Tout ce qui regarde le partage des biens dans la famille, comme tout ce qui touche au partage des terres dans la commune, est laissé par la loi à la tradition, à la coutume. Le règlement général de l’acte d’émancipation dit textuellement : « Les paysans sont autorisés, quant à l’ordre de succession dans les héritages, à suivre les usages locaux. » Par ce simple article de loi, la commune rurale est mise en dehors du droit civil, en dehors du droit écrit[373].

Une telle liberté est en harmonie avec la nature et les conditions d’autonomie du mir russe. Le droit privé des paysans donne cependant lieu à trop de contestations pour que, dans une époque de transition et de changement de mœurs comme l’époque actuelle, une telle latitude ne puisse prêter à des abus et à des injustices. Aussi, dans l’enquête agricole, des personnages éclairés, de tendances fort diverses, tels que l’ancien ministre de l’intérieur et des domaines, M. Valouief, tels que le prince Vasilcthikof, ont-ils demandé que, au lieu d’être entièrement abandonné à la coutume, le droit privé des paysans fût réglé législativement. La difficulté est de ne pas violenter les usages en en voulant régulariser l’exercice. Les coutumes légales variant beaucoup suivant les contrées et les communes, suivant l’origine même des populations. Dans un village, par exemple, c’est le fils aîné qui, en cas de partage, conserve la maison paternelle ; dans un autre, c’est, comme en quelques parties de la Suisse et de l’Allemagne, le plus jeune fils, car l’on suppose que l’aîné a pu s’établir ailleurs du vivant du père. Lorsqu’on parle du droit de succession des paysans, il ne faut pas non plus perdre de vue que les terres communales, tout en ne tombant pas directement sous le coup de l’hérédité, sont indirectement afTectées par ces divisions de ménages[374].

Les partages ont aujourd’hui cessé d’être rares ; peu d’izbas abritent sous le même toit plusieurs couples mariés[375]. Les jeunes gens, les jeunes femmes surtout, souhaitent l’indépendance ; les nouveaux ménages aiment à se voir chefs de maison pour être complètement libres. Cet esprit, qui semble en opposition avec le régime de la communauté des terres, y trouve parfois un encouragement, car c’est cette communauté qui à chaque homme ou à chaque couple offre un lot de terre. D’un autre côté, la construction d’une maison de bois coûte relativement peu de chose ; tout Russe est charpentier, chaque paysan sait en quelques semaines s’élever une demeure. Aussi, depuis l’émancipation, le nombre des izbas a-t-il considérablement augmenté, en revanche elles sont fréquemment moins grandes et plus pauvres. L’accroissement des cours (dvor) ou des ménages isolés est évalué à 25 on 30 pour 100 au moins[376]. Ce fractionnement des familles, qui n’est qu’une conséquence indirecte de l’affranchissement, semble être une des principales causes du peu de résultats apparents de la liberté des paysans, du peu de progrès de la culture et du bien-être dans nombre de provinces. Ces partages, aujourd’hui fréquents, ont deux sortes d’inconvénients, presque également graves pour l’agriculture et la prospérité du peuple. Le premier est, en séparant les parcelles, attribuées par la commune aux membres de la même famille, d’amener un morcellement excessif du sol ; le second est, en divisant à l’infini le capital d’exploitation, le bétail et le matériel agricole, de mettre les paysans hors d’état de tirer de la terre ce qu’ils pourraient lui faire rendre[377]. Si le mir fournit le sol, il n’avance point en effet les moyens de le mettre en valeur. De cette façon, les inconvénients, inhérents au régime de la communauté et au partage des terres communales, sont encore aggravés par les partages de famille. Les paysans avouent eux-mêmes que cette nouvelle mode de partages est d’ordinaire nuisible, mais la plupart cèdent à la mode. La décadence des mœurs patriarcales peut ainsi retarder indirectement les progrès du bien-être des paysans et même de la production nationale. Chez ces paysans propriétaires, appauvris par des partages successifs, un grand nombre de ménages sont presque absolument dénués de bétail et d’instruments de culture. Les dépositions de la grande enquête agricole sont à peu près unanimes pour déplorer ce penchant des paysans à l’isolement[378]. Aussi a-t-on songé à porter remède à ces inconvénients en apportant des restrictions légales aux partages. La commission d’enquête demandait que les biens de la famille, et surtout son matériel agricole, ne fussent partagés avec les membres sortants que dans des conditions déterminées par la loi. Le ministère que regardent plus spécialement les affaires des paysans, le ministère des domaines, s’est plus d’une fois occupé de cette question. On a proposé, par exemple, de ne permettre les partages que s’il n’y avait point d’arriéré d’impôts, et si la séparation laissait à chaque lot de terre une étendue suffisante pour l’exploitation. On a parlé de remettre aux parents ou au chef de famille le droit d’autoriser ou de refuser la division, au lieu de s’en rapporter comme aujourd’hui aux coutumes locales. Quel que soit l’intérêt de l’agriculture et du paysan lui-même, il est difficile d’user de telles restrictions sans attenter à la liberté rendue par l’émancipation au paysan, sans remettre l’individu sous le joug de la famille, de la commune ou de l’administration centrale[379].

Tout du reste n’est point à regretter dans cette séparation des familles et ces progrès de l’individualisme. Malgré de graves inconvénients économiques, les partages ont quelques bons côtés : ils contraignent les jeunes gens à compter sur leurs propres forces et, en stimulant l’énergie individuelle, ils peuvent accroître la somme du travail. Il y a surtout avantage au point de vue de la santé et de la moralité. Chez un peuple pauvre et chez des hommes grossiers, tout n’est point profit et vertu sous le régime patriarcal. On sait combien de maux de toute sorte dérivent, dans les grandes villes d’Occident, de l’étroitesse des logements et de l’entassement des individus. Les inconvénients ne sont pas moindres en Russie, quand une étroite izba réunit plusieurs générations et plusieurs ménages ; que, durant les longues nuits d’un long hiver, les pères et les enfants, les frères et leurs femmes couchent pêle-mêle autour du large poêle. Il en résulte une sorte de promiscuité, aussi malsaine pour l’âme que pour le corps. Chez le moujik, alors même que les enfants mariés habitaient plusieurs izbas, disposées autour de la même cour, l’autocratie domestique était un danger pour l’intégrité et la chasteté de la famille. De même que le propriétaire noble sur les serves de ses domaines, le chef de maison s’arrogeait parfois une sorte de droit du seigneur sur les femmes soumises à son autorité. Le vieux, qui, grâce à la précocité des mariages[380], avait souvent à peine quarante ans, prélevait sur ses belles-filles un tribut, que la jeunesse ou la dépendance de ses fils leur défendait de lui contester. Il n’était pas rare de voir ainsi le foyer domestique souillé par l’autorité qui en devait maintenir la pureté. La chose était si fréquente que ce genre d’inceste n’excitait guère dans les villages que des railleries. « Feu mon père, disait en se signant un isvochtchik (cocher) de Moscou, feu mon père était un homme sage et honnête, il n’avait qu’un défaut : il aimait trop ses belles-filles ! » Aujourd’hui, les jeunes ménages peuvent plus aisément se soustraire à ces droits paternels, la vie domestique se purifie en s’isolant.

Les habitudes patriarcales concouraient, avec le servage, à la corruption des mœurs et, en même temps, à l’abaissement de la femme, dont la situation inférieure est le plus mauvais côté de la vie populaire en Russie. Là, comme partout, le despotisme domestique amenait la servitude des femmes. Dans les hautes classes, la femme est, par l’éducation, par l’instruction et les mœurs, l’égale de l’homme, souvent même elle lui est ou lui semble supérieure. Dans le peuple, chez le marchand et le paysan, il en est tout autrement ; nulle part ne se manifeste plus clairement le dualisme moral, encore sensible entre la Russie des successeurs de Pierre le Grand et la vieille Moscovie. Le peuple a gardé les idées, les habitudes de l’ancienne Russie, et c’est par ce côté surtout qu’il se ressent des mœurs asiatiques ou byzantines. L’infériorité de la situation des femmes, soumises à d’ignominieuses pratiques lors de leur mariage et à d’ignobles traitements de la part de leurs maris, le mépris du sexe est une des choses qui ont le plus choqué les voyageurs étrangers, du seizième au dix-huitième siècle, de l’Allemand Herberstein, qui le premier a révélé à l’Europe l’intérieur de la Moscovie, jusqu’à l’académicien français Chappe d’Auteroche, dont l’impératrice Catherine II prit la peine de réfuter les assertions[381]. C’est Herberstein, en cela peut-être assez suspect, qui, dans ses Rerum moscoviticarum commentarii, raconte l’histoire, tant répétée depuis, de la femme russe, épousée par un Allemand et se plaignant de n’être point aimée de son mari, parce qu’elle n’en était pas battue. Un proverbe populaire dit, en effet : « Aimez votre femme comme votre âme, et battez-la comme votre chouba (pelisse fourrée). » — « Les coups d’un bon mari ne font pas longtemps mal, » dit un autre adage mis dans la bouche d’une femme[382]. Comme au temps d’Herberstein ou du prêtre Sylvestre, les maris du peuple usent de cette prérogative patriarcale, et aux corrections d’un époux, souvent ivrogne et brutal, venait naguère s’ajouter le bâton du beau-père. Les chants populaires sont pleins d’allusions à ces corrections conjugales[383]. La justice cherche à protéger les femmes sans en avoir toujours le moyen. Avec de telles mœurs, des coups et des sévices ne peuvent être des injures graves, entraînant la séparation des époux. Le moujik a encore peine à comprendre qu’on lui puisse disputer le droit de châtier sa compagne. Un paysan, appelé pour ce délit devant le juge de paix, répondait à tous les reproches : « C’est ma femme, c’est mon bien. » Un autre répliquait aux leçons d’un magistrat sur le respect dû aux femmes : « Qui donc alors peut-on battre ? » Absous ou mis à l’amende, c’est sur sa femme que, en dernier ressort, le délinquant fait d’ordinaire retomber la sentence de la justice[384].

Le sort de la femme du peuple, en tout pays si souvent triste et pénible, est particulièrement affligeant dans les campagnes russes.

Dans la Grande-Russie, la femme est loin d’avoir toujours cessé d’être considérée, selon une expression de Bélinsky, comme un animal domestique[385]. Ce que le moujik cherche dans sa compagne, c’est avant tout et presque uniquement une bonne ouvrière. En certaines provinces, au moins chez les allogènes d’origine finnoise ou tatare, le paysan achète encore sa femme ; d’autres fois il l’enlève ou, selon l’expression populaire, il la vole, souvent sans la consulter, parfois même sans la connaître parce qu’elle est d’un autre village[386]. Dans la Petite-Russie, les rapports de la vie de famille sont d’ordinaire plus humains, l’affection a plus de part aux mariages, le sort de la femme est meilleur, elle jouit de plus de considération et de plus de droits. Cette supériorité des mœurs domestiques peut tenir en partie au caractère malo-russe, à ce que le climat est moins rude et le sang slave moins mêlé ; elle tient surtout à ce que, en Petite-Russie, le servage, ayant duré moins longtemps, a moins endurci les mœurs, à ce que, enfin, au lieu de vivre en famille agglomérée, sous le joug parfois pesant d’un beau-père et d’une belle-mère, la paysanne Petite-Russienne vit d’ordinaire seule dans son ménage avec son mari et ses enfants. En Petite-Russie même, la situation de la femme est du reste loin d’être enviable ; si elle semble bonne, c’est surtout par comparaison. Aux bords du Dnieper comme aux bords du Volga, le mari regarde encore sa femme comme un être inférieur, un être passif[387].

« Les siècles ont passé, dit le poète Nékrasof ; tout en ce monde a tendu vers le bonheur, tout a bien changé de face ; le sombre lot de la femme du moujik est la seule chose que Dieu ait oublié de changer. » Et ailleurs une héroïne villageoise du même poète s’écrie : « Dieu a oublié l’endroit où sont cachées les clés de l’émancipation de la femme[388]. » Les chants populaires du paysan portent des traces discrètes des douleurs que d’ordinaire la femme étouffe dans son sein. Dans la Petite comme dans la Grande-Russie, les chants mêmes des fiançailles et des mariages, les Svadebnyia pèsni, encore si pleins d’une vivante et naïve poésie, ces dialogues rythmés avec chœurs, qui forment comme une sorte de drame à plusieurs personnages, joué par les gens de la noce, montrent partout l’empreinte des tristesses et des craintes de la fiancée devant « le ravisseur étranger, devant le Tatar ou le Lithuanien », qui vient la dérober ou l’acheter aux siens[389].

Quelles que soient l’antiquité et la forme traditionnelle de ces poèmes rustiques, transmis de génération en génération, ces terreurs de la nouvelle épouse et de ses compagnes ne sont pas seulement un legs lointain d’un passé barbare, où la femme était la proie d’un ravisseur ou l’objet d’un marché. Sous toutes ces allégories et ces images, à travers tous ces rythmes harmonieux, respire une anxiété trop souvent sincère et justifiée. Dans les poésies populaires les plus modernes, chez les Petits-Russiens comme chez les Grands-Russiens, chez le libre Cosaque comme chez l’ancien serf, partout la jeune fille exprime en touchantes lamentations son chagrin de quitter la maison paternelle où l’on était souvent, cependant, si peu tendre pour elle, son regret d’échanger sa liberté de jeune fille pour les sujétions conjugales. Partout la vie de jeune fille est considérée comme le meilleur temps de la femme[390]. Fleur souvent fanée avant de s’être entièrement épanouie, employée à de rudes labeurs dès son enfance, la jeune fille était communément mariée avant d’être sortie de l’adolescence, souvent contre son gré, par la volonté du seigneur ou du chef de famille, à un homme qui d’ordinaire ne voyait en elle qu’une servante ou un outil. Esclave d’un esclave, la femme du paysan sentait retomber sur sa tête tout le poids d’un double édifice de servitude. Aujourd’hui encore, le joug est parfois si lourd que, pour échapper à la brutalité maritale, nombre de paysannes ont recours au meurtre de leur tyran domestique. Ce genre de crime est fréquent, et le plus souvent le jury, mû de pitié, acquitte les coupables.

En dépit d’un long abaissement, elles ne sont pas sans grâces, ces jeunes filles ou ces jeunes femmes de la Grande-Russie, quand, avec leurs chemises blanches et leurs jupes aux vives couleurs, elles s’en reviennent des champs un soir d’été, marchant en ligne sur un ou deux rangs, occupant toute la largeur des larges rues d’un village russe et chantant ensemble un de leurs mélancoliques airs nationaux. La femme russe ne semble pas avoir tant dégénéré « de la belle et forte femme slave » que le dit en ses vers le poète démocratique[391]. Pour lui rendre la dignité avec le bonheur, il suffirait d’un peu de liberté et de bien-être. L’émancipation de l’homme finira par amener l’émancipation de la femme. Déjà, dans les villages, la mère d’enfants adultes, la veuve d’un chef de famille surtout, jouit d’une réelle considération ; souvent même on accorde à la veuve la gestion des affaires de la maison, et parfois, dans les assemblées communales, les femmes représentent leur mari absent. Là, comme en tout, l’instruction viendra au secours de la civilisation, les progrès mêmes de l’individualisme auront leur part au relèvement de la femme. Si les mœurs patriarcales nourrissent davantage l’esprit et les sentiments de famille, l’individualisme développe mieux, dans les deux sexes, le sentiment de la dignité personnelle. Seule entre son mari et ses enfants, la paysanne russe deviendra plus aisément la compagne et l’égale de l’un, la mère et la tutrice des autres[392].

L’individualisme et l’esprit d’indépendance, en train de miner aujourd’hui la famille patriarcale, n’atteindront-ils pas à la longue la propriété collective ? La commune russe est-elle d’une trempe assez solide pour n’être point entamée par cet actif dissolvant qui, avec les vieilles mœurs et l’autorité paternelle, ronge et décompose le communisme autoritaire de l’ancienne famille russe ? La famille et la commune, la vie domestique et la vie du mir avaient même base, même principe, même esprit ; l’une ne peut point ne pas se ressentir des modifications de l’autre. Tout affaiblissement des traditions et des coutumes populaires est un affaiblissement pour les communautés de village, où tout repose sur la tradition et la coutume. L’homme, qui s’émancipe du joug paternel, aura bientôt besoin de s’affranchir du joug collectif de la commune. Celui qui est las de rester toujours enfant dans la maison ne voudra plus demeurer toujours mineur devant le mir ; celui qui redoute la solidarité de la famille se fatiguera bien vite de la solidarité de la commune. L’esprit d’indépendance est ainsi fait que, une fois entré dans une sphère, il ne s’y laisse pas aisément enfermer ; on aurait beau clore la maison, une fois introduit au foyer il saura bien se répandre au dehors.

Pour survivre à la transformation actuelle, il faut que la commune cesse de peser sur l’individu, il faut qu’elle laisse toute liberté à la personnalité. De même que, pour garder ses enfants devenus grands, le père de famille cherche à leur rendre insensible le poids de l’autorité paternelle, pour retenir le paysan dans les liens de la communauté, la commune russe en devra alléger les chaînes et adoucir le joug. L’antique régime agraire n’a de chances de durée qu’en se prêtant aux exigences de l’individualisme moderne ; or le mir moscovite en est-il capable ? Avec le communisme de la famille patriarcale, la solidarité des membres est inévitable ; c’est là une des raisons de l’actuelle décadence de la zadrouga serbe et des communautés de famille, chez les Slaves du sud. En est-il nécessairement de même avec les communautés de village ? Dans notre âge de liberté individuelle et d’ardente concurrence, entre les peuples comme entre les hommes, une institution économique ou politique ne peut, en effet, subsister qu’à deux conditions, étroitement liées l’une à l’autre : la première, c’est de ne pas gêner l’activité individuelle ; la seconde, de ne point entraver la production nationale. L’étude du mode de jouissance et du mode de partage, usités dans le mir, nous montrera quels sont, à ce double égard, les effets et les défauts de la commune russe.




CHAPITRE III


Communantës de village : du mode de partage et d’allotissement. — Grandes communautés et libre jouissance des terres vacantes. — Le mir actuel et les partages périodiques. — Partage par âmes et par tiaglos. — Époques de répartition. Inconvénients des partages fréquents. — L’allotissement ; Une partie des défauts, reprochés au mir, retombe sur les grands villages agglomérés. — Conséquences du parcellement excessif.


Aux époques où la population était plus clairsemée, les communautés russes, d’ordinaire aujourd’hui restreintes à de simples villages, ont parfois pu s’étendre à des divisions territoriales beaucoup plus importantes. On en rencontre des exemples contemporains aux deux extrémités de la Russie, au nord, dans le gouvernement d’Olonets, sur les frontières de la Finlande, au sud, chez les Cosaques de l’Oural, Cosaques grands-russiens d’origine, pour la plupart vieux-croyants de religion, et aussi attachés aux anciens usages qu’aux anciens rites. Là, aux bords du fleuve Oural, a subsisté jusqu’à nos jours une vaste commune, embrassant toute une grande région géographique ; là une armée entière, seule propriétaire du sol qu’elle occupait, ne formait qu’une communauté indivise. On retrouvait presque intact, au dix-neuvième siècle, le mode de propriété et le mode de jouissance de la tribu ou du clan des âges préhistoriques[393].

Des steppes immenses, peu fertiles et presque désertes, il est vrai, un espace de près de 9 millions d’hectares était la possession collective des Cosaques de l’Oural. Sur tout le cours du grande fleuve, dont on fait la limite conventionnelle de l’Europe et de l’Asie, il n’y avait encore, au milieu du siècle, pas un lot de terre appartenant en propre à un particulier, pas un lot même appartenant à une ville ou à une stanitsa (village et centre administratif et militaire des Cosaques). La jouissance ainsi que la propriété était commune. Au jour fixé par l’ataman[394], au signal donné par les officiers de chaque stanitsa, commençait la fenaison des prairies du bord des rivières. Tous les hommes, jouissant du titre de Cosaque, se mettaient simultanément à l’œuvre ; chacun traçait avec la faux, dans les hautes herbes, les limites du lot qui lui devait revenir. Tout ce qui, dans la première journée, avait été ainsi enclos par un Cosaque lui appartenait de droit, il pouvait ensuite le faucher à son aise avec sa famille. Dans cette vaste communauté, la terre comme l’eau, les champs ou les prairies comme les pêcheries de la mer ou des fleuves, étaient la propriété de tous et étaient exploités de la même manière, tous se mettant à l’ouvrage au même moment, sur un ordre et sous la surveillance des chefs, mais chacun travaillant pour soi, car cette commune propriété et cette commune jouissance restaient étrangères au système d’égale rémunération, prêché par certains socialistes. Malgré cette importante restriction au principe communiste, un pareil régime, dès que les habitants sont assez nombreux pour se disputer les produits du sol, laisse peu de liberté à l’activité individuelle ; il mène à la démocratie autoritaire ou à la réglementation bureaucratique. S’il a pu durer jusqu’à nos jours, aux bords de l’Oural, c’est grâce à l’organisation militaire des Cosaques.

Dans les steppes du sud comme dans les forêts du nord, l’existcnce de ces vastes communautés, étrangères aux partages périodiques, tenait avant tout à l’abondance du sol et à la rareté des bras qui en pouvaient recueillir les produits. Avec les progrès de la population, il a fallu définir plus strictement les droits de chacun, limiter les terres assignées à chaque village et les distribuer régulièrement entre les habitants. Dans les contrées les plus récemment colonisées, on se rappelle souvent encore l’époque où la jouissance du sol était moins étroitement bornée. Chez les Cosaques du Don, comme chez ceux de l’Oural, le temps, nous l’avons dit[395], n’est pas bien loin où chaque Cosaque était maître d’occuper les terres vacantes de la steppe. Dans le gouvernement de Samara, sur la rive orientale du Volga, les vieillards n’ont pas oublié l’époque où il était permis à chacun de couper autant de foin qu’un faucheur en pouvait emporter dans une charretée[396].

Des usages analogues persistent encore aujourd’hui dans certaines des ingrates contrées du nord, dont le rude climat et le maigre sol attirent peu les colons. Cela se voit surtout en Sibérie, où souvent les prairies sont seules soumises à un partage, tandis que, pour les terres labourables, les habitants du village en exploitent chacun, autant qu’il en peut cultiver. Dans la région située au nord du Ladoga et de l’Onega, dans les froides solitudes du gouvernement d’Olonets, la proportion de la jouissance individuelle dépend uniquement du travail effectif des individus ou des familles. Chaque paysan est libre de cultiver autant de terre que le lui permet la force ou le nombre des bras dont il dispose ; il doit seulement indiquer par un sigue, d’ordinaire par une marque sur des arbres, remplacement choisi par lui[397]. Ce mode de jouissance s’allie habituellement, dans la province d’Olonets, au système des vastes communautés comprenant parfois des régions entières. La raison en est simple : là où la terre est si abondante, il n’y a pas beaucoup plus d’intérét à la partager entre les villages qu’entre les familles. Les habitants d’une même vallée forment ensemble une communauté dont le domaine s’étend, entre les forêts, le long des bords d’une rivière ou d’un lac. Les limites traditionnelles de ces immenses communaux ont souvent été tracées, moins en vue de l’exploitation agricole que de l’exploitation des eaux et des pêcheries qui constituent la plus sûre ressource de ces régions déshéritées.

Dans le district d’Olonets, chaque communauté compte en moyenne une vingtaine de villages ou hameaux, ainsi groupés par volost (bailliage) autour d’un grand village qui souvent donne son nom aux autres, lesquels se regardent comme ses enfants ou ses colonies. Un seul de ces syndicats ruraux comprend, dit-on, plus de cent villages et possède 220 000 hectares avec 60 kilomètres de prairies sur les bords du Svir[398]. D’après de récentes études, ce mode d’association de nombreux villages en grande communauté, ou, plus exactement, ce système d’appropriation du sol par vastes cantons, avec libre jouissance des hameaux et des familles, semble avoir été jadis fort usité, si ce n’est général. En ce cas, l’examen des faits et des documents historiques ne ferait que confirmer ce qu’eût fait supposer la théorie.

Les fédérations ou familles de villages d’Olonets sont le dernier reste de ces grandes communautés qui ne peuvent guère subsister que dans des pays à demi déserts, où l’agriculture même tient encore peu de place. Les communautés russes aujourd’hui se bornent en général à de simples villages. Chez elles, après comme avant l’émancipation, le mode d’exploitation en commun, pour le compte de tous ou chacun pour son compte, est depuis longtemps un fait anormal. Dans les régions lointaines, peut-être subsiste-t-il quelques communes où les fruits de la terre et du travail sont partagés entre les copropriétaires. Cela s’est rencontré dans quelques villages de raskolniks et dans des skites écartés ; mais là même, il faut moins voir la persistance des vieux usages qu’une influence religieuse et l’esprit communiste des associations monacales[399].

Chez le mir russe, les pâturages et les bois restent seuls d’ordinaire dans l’indivision. Par malheur, ces deux sortes de biens, naturellement les plus faciles à exploiter en commun, et souvent ailleurs les seuls demeurés sous le régime de la propriété collective, ne forment guère en Russie qu’un insignifiant appoint des terres communales. En ce pays si riche en forêts, où le bois est d’un usage si fréquent, les villages, les mieux pourvus de terres, ne possèdent le plus souvent ni forêt, ni bois. La cause de cette anomalie est simple. Au temps du servage, le paysan n’avait généralement en jouissance régulière que des champs cultivés, accrus de quelques p&turages ou prairies. La loi d’émancipation n’a cherché qu’à lui assurer la propriété des champs dont il avait l’usage ; et, dans l’application des règlements agraires, le peuple des campagnes a souvent été frustré d’une partie des terres qui lui servaient de pâturages. Les bois, là où ils ne sont point la propriété de l’État, sont demeurés à l’ancien seigneur, ce qui est d’autant plus regrettable que, primitivement, la jouissance des forêts devait appartenir au paysan et que, avant l’émancipation, il avait, d’habitude, le droit de tirer son bois des forêts du maître.

C’est là, à nos yeux, un des côtés défectueux du nouveau régime agraire et de la liquidation du servage. La Russie eût gagné beaucoup à assurer, comme en d’autres pays, aux communes rurales la propriété d’une partie de ses vastes forêts, sauf à soumettre, comme en France, les bois communaux à un sévère régime foreslier. Pour les forêts, la communauté, dès qu’elle est assujettie à un pareil contrôle, ne présente que des avantages sans aucun des inconvénients signalés pour les terres arables. C’eût été là peut-être l’un des moyens les plus efficaces de prévenir le trop rapide déboisement du pays avec tous les maux qui en découlent. En laissant les forêts à l’ancien seigneur, l’émancipation a indirectement porté un double dommage à la richesse forestière de l’empire, par suite à toute l’économie rurale et même, dans une certaine mesure, au sol et au climat russes, empirés par le déboisement. Le pomêcthtchik, appauvri par l’émancipation, avait double raison pour couper le bois demeuré en sa possession ; c’était pour lui le meilleur moyen de faire de l’argent, de se procurer un capital qui d’ordinaire lui manquait et, en même temps, c’était la façon la plus simple de se mettre à l’abri des déprédations du paysan, de parer à des rapines, insuffisamment réprimées par la police et par les lois. J’oserai dire ainsi que, faute d’avoir pu soustraire les bois à l’avidité besogneuse du pométchtchik et au pillage du moujik, l’émancipation n’a pas été étrangère à la dévastation des forêts, si multiples et si imprévues ont été les conséquences de la grande réforme[400].

Le domaine communal est généralement formé de terres de labour et de pâturages. Ces derniers, que l’émancipation a trop souvent restreints, sont presque toujours exploités en commun, chaque famille y envoyant ses animaux, d’ordinaire marqués de sa marque et conduits par un p&tre communal. Les champs sont partagés à intervalles plus ou moins réguliers, entre les membres de la commune, pour être cultivés par chacun séparément, à ses risques et périls. La jouissance individuelle est ainsi universellement associée à la propriété collective. Dans ce mir en apparence tout communiste, le premier ressort de l’activité reste l’intérêt personnel. Contrairement à un préjugé fort répandu à l’étranger, le paysan répugne à tout travail en commun ; depuis qu’il est libre, il prétend presque toujours travailler à son compte.

Le régime du mir[401] est fondé sur une répartition périodique du sol. Il y a trois points à considérer dans ces partages : d’abord, les titres qui donnent droit à un lot ; ensuite les époques de division du territoire commun ; enfin, le mode même de parcellement ou d’allotissement. Sur ces trois points, sur les deux premiers surtout se rencontrent de grandes différences, de nombreuses variantes, selon les régions et les coutumes.

Pour ce qui regarde les ayants droit, ou l’unité de partage, les communautés russes offrent deux types principaux : tantôt le partage se fait par âme (doucha), c’est-à-dire par tête d’habitant mâle ou encore par âme de révision ; tantôt il se fait par famille ou mieux par ménage, par tiaglo[402], et cela le plus souvent en tenant compte de la capacité de travail’des divers ménages et de la part de contribution que chacun peut supporter. Le premier mode est surtout en usage chez les paysans de la couronne, qui n’étaient soumis qu’à la capitation ; le second, chez les anciens serfs des particuliers, qui, répartissant leurs charges vis-à-vis du seigneur par tiaglo, répartissaient de même la terre que leur abandonnait le seigneur.

Le lot de chaque famille est ainsi en raison du nombre de ses membres mâles, ou du nombre de ses membres adultes et mariés. On voit tout de suite quel encouragement donne à la population, dans un cas comme dans l’autre, ce système de partage. Chaque fils venant au monde, ou chaque fils, arrivé à l’âge d’homme, apporte à sa famille un nouveau lot de terre. Au lieu de diminuer en le divisant le champ paternel, une nombreuse progéniture l’agrandit. En droit, les femmes n’ont d’ordinaire rien à prétendre à la terre[403] ; dans la pratique, elles y ont à peu près autant de part que les hommes, car, avec le système de tiaglo, un lot étant donné à chaque couple, c’est la femme qui ouvre au mari l’accès de la propriété. Aussi la Russie est-elle le pays de l’Europe où il y a le plus de mariages et, en même temps, le pays où les mariages sont le plus féconds. Grâce à cette double supériorité, le nombre de naissances, en Russie, est proportionnellement presque le double du nombre des naissances en France. La rigueur du climat, le manque de bien-être et par-dessus tout la mortalité des enfants, sont seuls à retarder le rapide accroissement de la population rurale.

L’augmentation même de la population contraint à renouveler périodiquement les partages. Pour fournir un lot aux nouveaux venus, sans recourir à une nouvelle répartition du sol, certaines communes, surtout chez les paysans de la couronne, ont des réserves de terre. Ce fonds de réserve est tantôt loué au profit du mir, tantôt utilisé comme vaine pâture. La densité croissante de la population, l’exiguïté des lots, souvent accordés aux paysans lors de l’émancipation, privent la plupart des villages de cette ressource. Les nouveaux venus ne peuvent ainsi faire valoir leur droit au sol que moyennant un partage nouveau. Le principe de la communauté suffirait seul à exiger des divisions périodiques, car, sans de fréquentes répartitions, les familles croissant inégalement, la propriété commune se trouverait bientôt inégalement répartie. On est là en face d’une des difficultés de tout communisme, qui tend à se détruire lui-même, d’une des impossibilités de l’égalité absolue, qui, pour ne pas s’évanouir sans cesse, a continuellement besoin d’être rétablie à nouveau. De là des partages fréquents ; plus ils sont répétés, plus ils sont conformes au principe de la communauté et de l’égalité ; mais plus aussi ils entravent l’agriculture et font obstacle à la prospérité générale.

Pour les prairies domine encore le système des partages annuels ; on cite même, dans le gouvernement de Tambof, des communes qui partagent deux fois par an ; en quelques contrées, l’on fane en commun et l’on divise le foin[404]. Il y a dés districts où, comme les prairies, les champs cultivés sont encore soumis à une répartition annuelle ; on en trouve de trop nombreux exemples dans les gouvernements de Saratof, d’Orel, de Kalouga, de Nijni, de Vorônège, etc. ; dans celui de Perm, c’était, jusqu’en 1872, une coutume fort répandue. Un tel régime est trop manifestement incommode, trop opposé aux intérêts du cultivateur pour être général. Les partages se font très souvent tous les trois ans, ce qui correspond au mode de culture le plus fréquent, à l’assolement triennal. Parfois aussi cette période de trois ans est doublée, triplée, quadruplée, et la terre est partagée tous les six, neuf ou douze ans. Ailleurs, comme dans quelques communes du gouvernement de Moscou, on s’est arrêté à une période décennale ; ailleurs encore, comme chez les Grands-Russes du gouvernement de Voronège, les terres ne sont soumises à un nouveau partage que lors des revisions ou dénombrements des âmes assujetties à la capitation[405]. Ces revisions (revisii), qu’il ne faut pas du reste confondre avec nos recensements généraux, ont lieu à des intervalles irréguliers et jusqu’ici supérieurs à douze ou quinze ans. Depuis 1719, il n’y en a eu que dix et la dernière remonte à 1858. Dans les communes qui ne procèdent à une nouvelle distribution qu’aux époques de revision, il n’y a donc pas eu de répartition générale depuis l’abolition du servage ; il peut n’y en avoir pas d’ici à longtemps, n’y en avoir même plus jamais, si le gouvernement s’abstient de procéder à un nouveau dénombrement des paysans taillables, la capitation, l’impôt par âme, par tête de paysan mâle, ayant été supprimée sous l’empereur Alexandre III.

Le partage triennal avait sa raison d’être dans le mode de culture, le partage aux époques de revision, dans le système d’impôt. D’une revision à l’autre, en effet, le nombre des âmes, ou paysans mâles soumis à la capitation, demeurait invariable, quels que fussent les décès ou les naissances. On comprend que, pour la répartition des terres communales, l’on ait adopté les époques fixées pour la répartition de l’impôt. La commune était solidaire devant le fisc ; grâce à un nouveau partage, où chaque famille obtenait un lot proportionnel aux charges qu’elle supportait ou aux bras dont elle disposait, l’impôt, qui, d’après la loi, pesait sur les personnes, se trouvait indirectement ramené à un impôt sur les terres.

Les fatales conséquences des fréquentes répartitions du sol n’ont pas besoin d’être indiquées. Sur ce point, les avis sont presque unanimes. Le paysan, détenteur d’un lot de terre qu’il sait ne devoir pas conserver, ne s’y attache point et ne cherche qu’à en tirer un produit immédiat, sans s’inquiéter du lendemain. Il réserve ses soins et sa prévoyance pour le petit enclos (ousadba), attenant à son izba, qui n’est point sujet aux partages périodiques. Ainsi, disent les adversaires du mir, se montrent, chez le moujik même, les avantages de la propriété fixe et individuelle sur la tenure collective. Le cultivateur du champ communal redoute de s’imposer un travail ou des frais dont ne profiterait qu’autrui. Le manque de toute fumure, de tout engrais, dans beaucoup de villages de la Grande-Russie, est souvent attribué à cette absence d’intérêt du cultivateur dans l’amélioration de la terre. De là, inévitable appauvrissement du sol le plus riche et aggravation constante des mauvaises récoltes. À ce mal il y avait jadis un remède, au moins un palliatif : on abandonnait les terres épuisées pour des terres neuves, parfois vierges de la charrue ; aujourd’hui, l’accroissement de la population et l’extension de la culture rendent le recours à ce moyen de plus en plus difficile et de moins en moins efficace.

Est-ce là un mal irréparable, un fléau naturellement inhérent à la propriété collective ? Pour un esprit impartial, cela n’est point encore démontré. Certaines communes des gouvernements de Simbirsk et de Penza, entre autres, se sont mises à imposer aux paysans des fumures obligatoires, sous peine de garder le même lot à la nouvelle répartition. Cet exemple pourrait être imité, et l’autorité communale, étant toujours sur les lieux, serait mieux à même qu’un propriétaire éloigné, de veiller à l’observation de semblables conditions. Il est, du reste, un moyen plus simple et d’un usage plus facile encore : c’est de reculer les époques de partage. Or, d’après les enquêtes agricoles, c’est ce qui, depuis l’émancipation, se fait de plus en plus presque partout. Tantôt de leur propre mouvement, tantôt sous l’impulsion d’un fonctionnaire intelligent, les paysans allongent la période de jouissance. La répartition annuelle, pour les champs du moins, n’est déjà plus qu’une exception[406], la réparution triennale se fait plus rare. Des périodes de dix, quinze, vingt, parfois même trente ans deviennent de plus en plus fréquentes. En certains districts, les paysans, instruits par l’expérience, ne recourent à une nouvelle répartition qu’à la dernière extrémité.

La fréquence des partages est un mal que les apologistes les plus décidés du mir sont les premiers à reconnaître. Aussi ne saurait-on s’étonner que, dans un pays toujours fort enclin à réclamer l’immixion de l’État, plus d’une voix autorisée ait demandé à la loi et à l’administration de fixer par des règlements la durée de la jouissance des terres. Certains défenseurs des communautés, voyant leur institution favorite compromise aux yeux de l’opinion par l’abus de partages répétés, ont conjuré le gouvernement de venir au secours du mir en le protégeant contre lui-même, sans comprendre que, par cet appel à l’ingérence administrative, ils risquaient de porter un coup irréparable à un régime dont la principale force est dans les mœurs, dans la tradition, dans la spontanéité vivante.

Les défauts, justement reprochés aux partages annuels, sont loin d’être limités aux terres communales. La propriété individuelle n’y échappe pas. Beaucoup de domaines sont loués à court terme aux paysans des communes, qui les allotissent et les cultivent de la même manière que leurs propres champs. « Quelle différence y a-t-il, dit à ce propos l’un des avocats du mir[407], entre une propriété personnelle, mise chaque année en loyer (ce qui, pour un grand nombre de domaines seigneuriaux, est l’usage habituel), et une propriété collective, mise chaque année en partage ? Il est plus difficile d’amener les propriétaires à allonger leur baux que les paysans à reculer leurs partages. S’il faut une loi pour régler l’époque des derniers, pourquoi n’en faudrait-il pas pour régler la durée des premiers[408] ? »

Le ministère des domaines avait naguère, dit-on, fait mettre à l’étude la question de fixer un terme minimum pour la jouissance des terres arables, mais les mesures officielles sont déjà prévenues et seront peut-être rendues inutiles par les décisions spontanées des communes rurales. Le cours naturel des choses apporte ainsi un remède à l’un des principaux inconvénients de la tenure collective. En retardant les partages, le paysan retrouve le précieux aiguillon de l’intérêt individuel, et la terre, le profit des longues jouissances et de la sécurité du travail. Le bénéfice de cette réforme est déjà sensible. Dans les gouvernements de Toula et de Koursk, par exemple, la fumure et le rendement des terres ont augmenté avec l’allongement des périodes de jouissance. Aussi a-t-on remarqué que les communes les plus riches sont celles qui recourent le moins volontiers à un remaniement de leurs terres. L’abrogation des partages fréquents a un autre avantage : elle retarde et limite les partages de famille. Les jeunes gens ou les jeunes ménages peuvent être obligés de demeurer au foyer paternel ou d’aller vivre au dehors en ouvriers salariés, jusqu’à ce qu’une nouvelle répartition leur donne accès à un lot du champ communal.


Le mode d’allotissement n’a pas moins d’importance, et aujourd’hui pas moins d’inconvénients, que l’époque même des partages. Là aussi le dommage est d’autant plus grand qu’on reste plus fidèle à l’esprit communiste et aux pratiques strictement égalitaires. Le principe du mir veut que, chaque lot de terre supportant une part égale de l’impôt, chacun soit rigoureusement égal au lot voisin. La commune russe s’y conforme d’ordinaire servilement ; elle cherche à faire des lots égaux à la fois en superficie et en valeur, et le plus souvent on les tire ensuite au sort. L’on ne peut d’ordinaire arriver à cette double égalité en donnant à chacun un champ d’un seul tenant. Chaque paysan reçoit une parcelle d’autant de sortes de terrain qu’il y a de qualités de terre dans la commune. Les arpenteurs commencent donc par délimiter les terres des différentes catégories, et, dans chacune de ces divisions, on taille autant de parcelles qu’il y a de copartageants. Quand les terres seraient toutes de même qualité, ce qui, avec l’homogénéité du sol russe, est heureusement moins rare qu’en Occident, l’inégale distance du village leur donne encore pour le paysan une inégale valeur. L’une des conséquences de la communauté des terres est, en effet, l’agglomération des demeures. Des maisons isolées, des fermes dispersées supposent l’appropriation permanente du sol. Pour être à portée du lot qui lui peut échoir, chaque membre de la communauté doit être établi près de ses frères, au centre de la propriété commune.

Dans la Grande-Russie, les maisons des paysans sont ainsi réunies en gros villages, renfermant souvent plusieurs milliers d’habitants. Les maisons de bois sont alignées sur deux longues files, qui, pour donner moins de prise aux incendies, laissent entre elles une rue démesurément large et, autant que possible, disposée le long d’un cours d’eau. Les izbas, toutes voisines, sans jamais se toucher, s’appuient d’ordinaire à la rue, par une de leurs faces latérales, souvent ornée d’un balcon ou de dentelures de bois. Devant l’izba est une cour avec des écuries et des granges ; derrière est l’enclos (ousadba), non soumis aux partages périodiques. Ce mode d’habitation par villages, en harmonie avec le mode de propriété, a aussi d’autres causes dans le climat et la nature du sol russe. Au sud et à l’est, là où les terres sont le plus fertiles, c’est la rareté de l’eau et des sources ; partout, c’est la difficulté des communications aux époques de dégel, au printemps ou à l’automne, sans compter la crainte des vols ou des meurtres. Ces gros villages russes sont aujourd’hui un des principaux obstacles à l’établissement de la propriété individuelle, qui, avec ce système de maisons agglomérées, ne saurait avoir tous ses avantages. La culture est, en effet, dans une dépendance presque aussi étroite du mode d’habitation que du mode de tenure. Dans un pays, où la population est peu dense et où les distances sont grandes, la propriété individuelle ne peut avoir tous ses effets utiles que si le cultivateur, avec son matériel et ses bestiaux, réside au milieu de ses champs. Or, dans la Grande-Russie, les fermes, les habitations isolées, appelées du nom de khoutory, sont presque entièrement inconnues ; elles sont encore rares, même chez le paysan ayant acheté des terres en propre. Il ne s’en rencontre guère que dans la Petite-Russie, dont à cet égard les mœurs sont fort différentes, où les partages, alors même que la terre est commune, se font plutôt par maison ou par cour (dvor) que par âme ou par unité de travail (tiaglo).

Une bonne part des inconvénients, reprochés en Russie au régime des terres communes, tient en réalité au régime des agglomérations rurales. Or, pour substituer à ces gros villages, à ce que les Allemands appellent le Dorfsystem, des fermes isolées, il ne suffirait point d’abolir la tenure collective de la terre. La substitution d’un mode d’habitation à un autre est partout chose difficile, longue, dispendieuse ; elle le serait peut-être encore plus en Russie qu’ailleurs. On a parfois proposé de profiter des fréquents incendies de villages pour disperser les habitations. Il y aurait à cela un autre avantage : l’éloignement des maisons réduirait les pertes régulièrement infligées à la Russie par les centaines ou les milliers de villages qui chaque année sont la proie des flammes. Par malheur, les mœurs, la nature du sol et du climat, le caractère éminemment sociable du Russe, ne sont pas les seuls obstacles à de tels plans. L’acte d’émancipation en a mis un de plus : c’est l’attribution à chaque izba de l’enclos qui la touche, dont elle garde la jouissance permanente. Grâce à cet enclos qui échappe aux partages du mir, la plupart des familles, quand on distribuerait définitivement entre elles les terres aujourd’hui communes, resteraient fixées à leur demeure actuelle et rivées pour longtemps au village. Alors même, il faudrait probablement des siècles pour transformer le mode d’habitation, et, en attendant, la Russie demeurerait soumise à tous les désavantages qu’entraîne pour la culture l’éloignement du cultivateur. Ces inconvénients sont aujourd’hui d’autant plus sensibles que les villages sont plus grands et leur territoire plus vaste, ce qui augmente d’autant la perte de temps, le prix des transports et la difficulté de restituer en engrais à la terre ce qu’on lui enlève en produits. C’est là, du reste, un de ces défauts de la propriété collective auxquels, en Russie, la propriété individuelle est loin de toujours échapper. Les anciens domaines seigneuriaux, restés souvent démesurément vastes, sont d’ordinaire encore moins à la portée des bras qui les doivent mettre en valeur.

Dans le système de partage généralement en usage, le territoire de la commune est le plus souvent divisé en trois zones concentriques, ou trois champs, conformément aux pratiques de l’assolement triennal. Du centre, formé par le village, partent autant de rayons qu’il y a de copartageants, et les secteurs ainsi obtenus donnent les lots à répartir entre les habitants. Grâce à cette méthode, les parcelles à distribuer affectent fréquemment la forme d’un coin et en reçoivent parfois le nom (kline) ; ailleurs, ce sont de longues et étroites bandes de terre parallèles. Le tirage se fait communément de façon que chacun ait une part des trois champs ou des trois « chapeaux » de chaque catégorie sans qu’on ait soin de joindre ensemble les parcelles attribuées au même ménage. Chaque lot (nadêl) se compose ainsi le plus souvent de morceaux de terre, séparés les uns des autres et enclavés dans les lots d’autrui. La part d’une âme ou d’un tiaglo peut être faite de parcelles dispersées en six, sept, huit, neuf, dix endroits éloignés, et parfois plus. Pour se rendre compte de la petitesse, de l’exiguïté des parcelles ainsi obtenues, il suffit de se rappeler que l’étendue moyenne des terres, allouées aux anciens serfs lors de l’émancipation, est de 3 A 4 hectares par mâle, et que souvent, les paysans n’ayant racheté que le minimum légal, la part de chacun est notablement inférieure. Dans les communes bien peuplées et mal pourvues de terre, ce parcellement du domaine communal aboutit à un fractionnement sans fin, à un véritable émiettement du sol. L’enquête agricole cite des parcelles, dans le gouvernement de Koursk entre autres, qui n’ont que 5 mètres de largeur. Sous le régime de la propriété individuelle, il est rare que les partages de succession aboutissent à un plus grand morcellement. Le système d’allotissement, aujourd’hui en vigueur, ajoute ainsi les défauts de l’individualisme, qui morcelle la terre à l’excès, aux défauts du communisme, qui diminue l’attachement au sol et l’énergie au travail[409].

Les inconvénients du parcellement communal sont nombreux. C’est d’abord que les morceaux de terre épars, qui forment un lot, ne constituent point un ensemble se prêtant à une culture rationnelle. C’est ensuite que le paysan, obligé de faire valoir à la fois de minces lopins de terre, situés parfois à plusieurs lieues de distance, dépense une bonne part de son temps et de ses forces en voyages inutiles, à tel point qu’il n’est pas rare de voir des parcelles éloignées, entièrement abandonnées de leurs détenteurs. C’est encore que beaucoup de terrain est perdu en limites et beaucoup de grain en semence. C’est enfin que ces parcelles emmêlées manquent de libre issue et sont fréquemment si étroites qu’elles en deviennent difficiles à labourer ou à herser. Par là, les cultivateurs se tiennent mutuellement dans une dépendance, fatale à toute initiative individuelle. Les voisins, incapables d’agir seuls, sont contraints de s’entendre, et l’on arrive à la culture obligée, au flurzwang des Allemands. On est conduit à remettre à la commune le soin de décider du temps, si ce n’est toujours de la nature des travaux. L’égalité mathématique n’a ainsi triomphé dans l’allotissement qu’au détriment de la liberté dans la jouissance. L’excès du morcellement ramène indirectement à une sorte d’exploitation commune, ou du moins simultanée, que des moyens de culture perfectionnés pourraient rendre profitable, mais dont la routine, aujourd’hui régnante, fait une entrave de plus au progrès.

On ne saurait corriger de tels défauts, sans renoncer à la décevante chimère de lots absolument identiques et aux pratiques enfantines d’une égalité, toute grossière et matérielle, qui semble vouloir attribuer à chacun une motte de terre pareille. Au lieu de donner à chaque famille un morceau de chaque classe de terre, il faudrait composer des lots arrondis, de grandeur variable, selon la qualité du fonds ou l’éloignement du village. De tels lots, équivalents en valeur, pourraient comme aujourd’hui être tirés au sort. Une pareille réforme ne mettrait cependant pas toujours un terme à l’extrême morcellement du sol. Dans les communes les plus pauvres, les lots resteraient d’une exiguïté que, de génération en génération, viendrait encore aggraver l’accroissement de la population[410].

Pour remède à ce mal, l’un des plus sérieux qui menacent l’avenir du mir, on a encore offert la panacée habituelle, l’intervention de l’État ; on a proposé d’établir un minimum légal au-dessous duquel ne saurait descendre aucun lot de paysan. De pareilles mesures n’auraient pas seulement contre elles le principe théorique de la communauté, dont chaque membre du mir tient un droit égal à la terre, elles se heurteraient à de grandes difficultés pratiques et triompheraient avec peine de la diversité des conditions locales. Il ne faut pas, du reste, oublier qu’un excessif fractionnement du sol n’est point un défaut propre au régime collectif. Les partages de famille peuvent, sous le régime de la propriété individuelle, amener à des résultats analogues. Nous en voyons quelque chose en Occident, dans certaines régions de la France, par exemple. En Russie même, cet inconvénient ne se rencontre pas uniquement dans les provinces où se sont conservées les communautés de village ; il se retrouve en Lithuanie, où règne la propriété personnelle. Dès qu’on veut que le paysan soit propriétaire, on ne peut éviter le morcellement du sol, pas plus, avec la propriété individuelle et ses partages de succession, qu’avec la propriété collective et ses partages périodiques. À ce point de vue, le régime de la collectivité a même un incontestable avantage : c’est qu’en cas de besoin, il permettrait de recourir à l’exploitation en grand, ce qui, avec les progrès de l’instruction et de l’agriculture, pourrait être aussi favorable à la production du sol qu’aux intérêts des co-propriétaires.




CHAPITRE IV


La théorie et la pratique dans le mir. — L’égalité matérielle des lots n’entraîne pas toujours l’égalité dans le partage. — Répartition selon la capacité de travail ou les ressources des travailleurs. — Monographie d’une commune. Familles sans âmes, familles fortes, moyennes, faibles. — Le mir providence. — Arbitraire et injustices. — L’usure. Les mangeurs du mir. — Oligarchie villageoise. — Paysans privés de terre et prolétariat rural.


Le syslëme de rigoureuse et maiérielle égalité, qui prévaut d’ordinaire dans la composition des lots, est loin d’empêcher toute inégalité dans le mode de distribution. Le plus souvent, les procédés de répartition des communes n’ont rien de fixe ou de régulier, rien du moins de mathématique : le mir n’est pas un compteur mécanique, notant uniquement le nombre et la quantité. Il n’en est pas de ces allocations de terre, comme de nos affouages de bois communaux, qui se font strictement par feux ou demi-feux. Le mir russe en use avec ses membres d’une manière beaucoup plus paternelle, par suite, beaucoup plus arbitraire ; il ne prend pas seulement en considération le nombre d’habitants d’une maison, mais bien leur âge, leur état de santé, leurs ressources. Dans la répartition du fonds commun, le mir, d’ordinaire, tient compte des inégalités naturelles ou accidentelles, il pèse les forces et la capacité de tous, traitant chacun suivant ses besoins ou ses facultés.

On se tromperait étrangement si, dans cet effort pour compenser les inégalités naturelles, on ne voyait qu’un instinct humanitaire ou un socialisme inconscient, résolu à tout égaliser, à tout niveler, en dépit de la nature. Le mobile des paysans est tout autre, il est, conformément à leur caractère, plus réaliste, plus pratique.

La communauté des terres, nous l’avons dit, est en corrélation intime avec la solidarité devant le fisc. Depuis des siècles, les deux choses sont si intimement liées qu’une certaine école a pu regarder la propriété collective comme une simple conséquence de cette solidarité des charges. Or, dans un pays où les taxes de toute sorte ont toujours été fort lourdes, où longtemps la possession du sol aurait pu être considérée moins comme un droit que comme une obligation, où même aujourd’hui le montant des impôts et redevances dépasse souvent le revenu normal de la terre, il est naturel que, dans la répartition du domaine communal, les paysans aient en vue avant tout le payement des taxes. Depuis l’émancipation, comme au temps du servage, cette question domine toute la vie du mir ; en distribuant le champs communaux, il se préoccupe moins du droit de l’individu à la terre que de ses facultés contributives. Chaque lot correspond le plus souvent à une part proportionnelle de l’impôt solidaire, et la quantité de terre, affectée à chaque ménage, est en raison des charges qu’il peut acquitter. La répartition du domaine commun n’est qu’une suite de la répartition des taxes communes.

La dotation des familles varie avec l’âge et la force, aussi bien qu’avec le nombre de leurs membres ; elle varie avec leurs ressources agricoles. Les plus robustes et les plus aisés reçoivent une plus grande portion de terre, de même qu’ils supportent une plus lourde portion des taxes. Les communes, où le revenu du sol dépasse régulièrement les impôts annuels, sont les seules qui n’aient pas besoin de se préoccuper de telles considérations, les seules qui puissent diviser simplement leurs champs par tête ou par ménage.

Faut-il faire ressortir toutes les complications et les difficultés d’un tel système de partage ? Les pratiques, en usage dans le mir à cet égard, ne peuvent guère être comprises qu’à l’aide d’un exemple ou d’une sorte de diagramme.

C’est ici le cas d’emprunter à M. Le Play la méthode des monographies, tout en rappelant qu’une pareille méthode ne saurait donner que des faits particuliers qu’il serait téméraire de trop généraliser. Le mir russe, il ne faut pas l’oublier, ne connaît ni lois ni règles uniformes, les coutumes changent de région à région, de district à district, parfois même de village à village, chaque communauté étant maîtresse de régler ses partages à son gré, pourvu qu’elle acquitte les impôts à sa charge.

Un économiste, M. Trirogof, voyant dans les communautés de village les cellules organiques du grand corps russe, résolut d’en étudier une de près, pour ainsi dire au microscope. Au bout de plusieurs années de patientes observations, il nous a donné successivement, en deux curieux mémoires, les résultats de cette sorte d’histologie sociale[411]. La commune du gouvernement de Saratof, soumise à cette analyse, s’appelle Arachine ; rien ne la distingue de ses voisines.

Au moment des investigations de M. Trirogof, Arachine comptait 493 habitants des deux sexes, qui formaient 87 familles, demeurant dans un nombre égal de maisons. Les âmes, recensées à la dernière revision et soumises à la capitation, atteignaient le chiffre de 212. Le territoire communal embrassait 846 desiatines[412] de terre arable, moins les potagers et les chenevières avoisinant immédiatement le village. Les terres arables, divisées comme d’ordinaire en trois champs, étaient réparties en un nombre de lots égal au nombre d’âmes imposées, soit 212 lots de 4 desiatines environ, comprenant chacun une parcelle des trois champs communaux. À la répartition de la propriété correspond la répartition des charges. Toutes les contributions ou redevances, impôts personnels ou fonciers, mis par l’État ou la province à la charge de la commune, sont par le mir d’Arachine confondus en une seule masse, sans distinction de nom, d’origine ou de destination. Les impôts, ainsi réunis en bloc, sont partagés en un nombre de cotes égal au nombre d’âmes de capitation et par suite au nombre de lots de terre. Le total des impôts, redevances, montant pour Arachine à 2, 607 roubles 30 kopeks, c’était 12 roubles 30 kopeks par âme de recensement et par lot.

Si, conformément à la théorie et aux fictions légales, la distribution s’était faite par âme imposée, chacune eût eu ses quatre hectares de terre et payé ses 12 roubles ; mais Arachine n’opère la répartition ni par âme, ni par tête, ni même par ménage. Tandis que telle famille ne recevait qu’un lot et n’était taxée qu’à 12 roubles 30 kopeks, telle autre était en possession de cinq lots et demi, et acquittait une contribution annuelle de plus de 73 roubles. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la part de terre et d’impôt de certaines familles s’accroît ou diminue d’année en année, selon que grandit ou décroit la force de leurs membres. Ainsi la maison de Vassili Fédotof avait, en 1874, quatre lots et demi, en 1875, cinq lots, en 1876, cinq lots et demi. Pourquoi cette augmentation annuelle d’un demi-lot, soit de deux desiatines ? Parce que les enfants de Vassili Fédotof grandissaient, que la famille était capable de supporter un surcroit de charges avec un surcroît de travail. Dans le voisinage au contraire, la part de la maison Ivan Fédotof était, dans le même laps de temps, tombée de trois lots à deux, parce que le chef d’exploitation vieillissait, que les forces de la famille allaient en déclinant.

On voit que là où elles veulent tenir compte de tous les changements apportés par l’âge ou les maladies, les communes sont obligées de recourir à des partages annuels, à moins, ce qu’elles font souvent, de transporter simplement un lot ou un demi-lot d’une famille à une autre, sans toucher au reste. Au village d’Arachine, la répartition, ainsi modifiée incessamment, n’a rien de fixe, elle reste mobile, variant continuellement selon les moyens des familles, l’âge ou la santé de leurs membres. À cet égard, les précautions intéressées ou la sollicitude paternelle du mir d’Arachine vont fort loin ; il examine tous les côtés de la vie domestique, il tient compte des différences individuelles. C’est ainsi qu’une famille Maximof, qui, d’après les listes de recensement, eût dû recevoir quatre lots et payer pour quatre âmes, n’avait que deux lots et demi et était taxée en proportion, parce que l’un de ses membres avait les yeux, et un autre, la gorge malades.

L’âge et la force physique ne sont pas les seules bases d’appréciation du mir, dans cette distribution des terres et des charges ; il a égard, en même temps, aux ressources, aux moyens d’exploitation de chaque maison ou cour (dvor), à ce que les économistes appellent le capital. Ainsi, le mir d’Arachine groupe les familles en quatre catégories. La première comprend celles qui, par leur défaut de travailleurs adultes ou leur manque d’instruments agricoles, sont incapables de cultiver avec profit et de supporter la moindre part des charges communales. Sur 87 familles, Arachine en comptait trois dans cette situation ; elles étaient exclues de tout partage et affranchies de tout impôt ; en style russe, elles n’avaient pas d’âmes. Après ces familles sans âmes (bezdouchnye), viennent, dans la classification d’Arachine, les familles faibles ou peu capables (malomochtchnye), celles qui possèdent un travailleur valide, mais sont dépourvues de l’indispensable auxiliaire du laboureur, le cheval. On en comptait une dizaine ; elles ne recevaient chacune qu’un lot et n’étaient taxées qu’à une âme. À la troisième catégorie, de beaucoup la plus nombreuse (45 sur 87), appartiennent les ménages qui n’ont qu’un travailleur unique avec un ou deux chevaux ; ils payaient chacun pour deux âmes et possédaient deux lots. Enfin, venaient, au nombre de trente, les familles les plus nombreuses ou les plus riches, cultivant chacune plus de deux lots, la plupart trois ou quatre, quelques-unes cinq ou même cinq et demi, et naturellement taxées chacune à une part d’impôt correspondante[413].

D’un pareil tableau il ressort que, dans la commune d’Arachine, les familles sans âme, faibles ou à un seul ouvrier, dont le nombre montait ensemble à 57, soit presqu’aux deux tiers du total, ne détenaient pas la moitié des terres du mir, tandis que les trente familles les plus aisées, qui, réunies, ne formaient guère qu’un tiers de la totalité, détenaient ensemble plus de la moitié des lots (112 contre 100) et payaient à elles seules plus que toutes les autres additionnées, (1, 377 roubles 60 kopeks contre 1, 230 roubles sur un total de 2, 607 roubles 60 kopeks).

Une conséquence assez inattendue de ce mode de distribution, c’est qu’avec ces procédés en apparence tout communistes, ce qui constitue un titre à la terre, c’est moins la force personnelle du travailleur que les ressources dont il dispose. Dans un mir, comme celui d’Arachine, on pourrait presque dire que c’est le capital, qui donne droit au sol. La terre est attribuée de préférence à ceux qui ont le plus de moyens d’en tirer parti. On considère, dans la répartition, moins les besoins de la consommation que les moyens de production.

Ce partage inégal, par famille ou par cour (dvor), selon le nombre des ouvriers valides de chaque maison et leur aptitude au travail, cette répartition par tiaglo est donnée par certains écrivains russes, par Iouri Samarine et le prince Vassilichikof entre autres, comme le trait caractéristique du mir, le trait essentiel par où la commune grande-russienne se distingue de toutes les associations ou communautés agraires, anciennes ou modernes[414]. On se plaît à présenter ce mode de partage comme une solution du droit de propriété spéciale au peuple russe, et radicalement différente de toutes les institutions plus ou moins analogues. Le fait peut être vrai aujourd’hui, mais, au point de vue historique, l’observation est contestable. Ce procédé de distribution territoriale semble dériver, non d’une conception particulière de la propriété, mais simplement du mode de répartition de l’impôt et du poids des taxes. Cela est si vrai qu’on cite des communautés urbaines où le produit des terres communales est distribué entre les habitants, proportionnellement au chiffre d’impôts payés par chacun d’eux[415].

Un tel mode de partage, selon la capacité de travail des cultivateurs, ne convenait guère qu’à un pays où, pour le laboureur, la jouissance du sol était moins un droit qu’une charge. À le bien prendre, la culture du sol, vis-à-vis du mir, tout comme vis-à-vis de l’État ou du seigneur, pouvait être regardée comme une sorte de service public, de service obligatoire, auquel tout homme valide était astreint, dont l’âge ou la maladie pouvaient seuls exempter. De fait, dans la plupart des communes où le revenu de la terre reste inférieur aux impositions, les hommes de vingt à soixante ans sont comptés comme travailleurs et, comme tels, obligés de prendre une part de terre et d’impôts. Dans les villages les plus pauvres, cette espèce de service du mir commence à 15 ou 16 ans ; il faut d’ordinaire avoir atteint 60 ans, 55 au moins, pour avoir le droit de demander à en être libéré.

Si l’antiquité en était bien établie, le partage par tiaglo ou par unité de travail, semblerait confirmer, au moins en partie, les vues de M. Tchitchérine et de l’école qui regarde la commune russe, dans ses formes actuelles, comme un produit de la fiscalité moscovite[416]. À cet égard aussi, on pourrait voir, dans le mode de répartition de l’impôt et dans la lourdeur des taxes, une des principales raisons du maintien du régime de la communauté. Dans un État où, durant des siècles, le système fiscal a fait de la possession de la terre autant une obligation et une charge qu’un avantage et un droit, les raisons, qui ailleurs poussaient à la dissolution de la communauté, devaient avoir peu d’empire. Pourquoi procéder au partage définitif, alors que souvent le contribuable avait moins d’intérêt à étendre son lot qu’à le réduire ? En fait, le mir n’a peut-être traversé les siècles que grâce aux charges qui l’accablaient, les individus redoutant de prendre à leur propre compte le fardeau qui incombait à la communauté.

Cette distribution de la masse des impôts et de l’ensemble des terres, conformément aux ressources de chacun, constitue ce que l’ingénieux investigateur d’Arachine appelle le cadastre populaire, et, d’après lui, il n’en est guère besoin d’autre[417]. Peu importe l’assiette de l’impôt, peu importe la manière dont l’État ou les provinces répartissent les contributions directes. Le paysan ne s’inquiète pas de savoir si elles tombent sur la terre ou sur les personnes, sur les âmes ou sur les familles ; A ses yeux, impôt foncier ou impôt personnel, c’est tout un. Il ne se préoccupe que de la charge totale dont le mir répartit à sa manière le poids entre ses membres. D’après ce système, il était presque oiseux de se préoccuper du remplacement de la capitation par un impôt foncier ou un impôt sur le revenu ; toute réforme des taxes, pesant sur le paysan, est inutile dès qu’elle n’aboutit pas à un dégrèvement de l’ensemble. Dans ce système aussi, les lourds impôts, qui grèvent le moujik, l’écrasent moins qu’on ne le suppose d’ordinaire ; la pesanteur des taxes et redevances de toute sorte est allégée par un mode de répartition qui proportionne la charge de chacun à ses forces.

Ces vues optimistes sont loin d’être généralement admises. On fait remarquer que toutes les communes, chez les paysans de la couronne notamment, ne procèdent pas à la répartition de la même manière qu’Arachine ; que, dans les communautés même où l’on suit des règles analogues, l’équité ne saurait toujours présider À cette délicate opération. Le cadastre populaire, en effet, tel qu’il a été établi par la pratique communale, est loin d’avoir rien de fixe et d’être à l’abri de toute injustice. Sous ce régime, la commune est fatalement exposée à l’antagonisme des deux principales catégories de familles, les familles faibles ou à un seul ouvrier, les familles puissantes ou à plusieurs laboureurs. Là où les premières ont la majorité, elles sont tentées d’en abuser pour faire retomber leurs charges sur les familles les plus nombreuses ou les plus riches ; lâ où l’emportent ces dernières, ce sont les petits et pauvres ménages qui risquent d’être surchargés.

Grâce à ce cadastre populaire, ce qui d’habitude domine le mir, ce qui en est encore aujourd’hui l’âme et l’essence, ce qui en fait le principal avantage, selon les uns, et le défaut capital, selon tes autres, c’est, tout comme au temps du servage, la solidarité devant le fisc.

On a vu, par l’exemple d’Arachine, quel rôle joue dans le mir cette solidarité fiscale. La répartition du sol est dans l’entière dépendance de la répartition de l’impôt, et cette dernière est déterminée par des considérations de nature fort variable. C’est cette solidarité ou caution mutuelle (krougovaia porouka) qui érige le mir en juge des forces et facultés de chacun, qui le rend souvent maître de donner, de retirer, d’imposer la terre à son gré. Cette souveraineté, la plupart des apologistes des communautés de village assurent que le mir n’en use d’ordinaire que pour le bien de tous ses membres, s’appliquant avec la plus stricte équité, avec la plus scrupuleuse sollicitude, à compenser toutes les inégalités, à éviter toutes les injustices. Ainsi compris, le mir serait pour le paysan une sorte de providence terrestre, la commune, une mère attentive à ce qu’aucun de ses enfants n’ait une t&che au-dessus de ses forces. Un village, tel qu’Arachine, est une sorte de Salente ou d’Icarie rurale, dans laquelle d’ignorants moujiks auraient réalisé, depuis des siècles, les rêves les plus hardis des songeurs d’Occident. Pour faire de ces communes un véritable Eden, il suffirait d’alléger le poids des taxes.

Depuis Herzen, bien des écrivains russes ont loué l’esprit de solidarité des paysans, leur bonne foi et leur bon sens dans leurs rapports entre eux et dans toutes leurs délicates opérations d’arpentage et de partage. Ces éloges sont souvent mérités ; mais, s’ils l’étaient toujours, le moujik ne serait pas un homme. De tels procédés prêtent trop aux abus de toute sorte pour que le mir eu reste exempt. Aussi les détracteurs des communautés de village ne sont pas embarrassés pour y découvrir des taches et des désordres.

La solidarité fiscale qui, dans un village tel qu’Arachine, se présente comme la fée bienfaisante du mir, apparaît ailleurs comme un tyran au joug insupportable. Pour s’y dérober, beaucoup des paysans les plus aisés cherchent à sortir de la communauté. La distribution facultative des terres, admirée de quelques-uns comme le chef-d’œuvre du génie populaire, est considérée, par plusieurs même des apologistes du mir, comme une ingénieuse mais dangereuse coutume qui, pour ne pas dégénérer en abus, aurait besoin d’être réglementée par l’État[418].

Le fait est qu’avec l’arbitraire, l’intrigue et la corruption ont trouvé moyen de faire brèche à ce régime, en apparence d’une si stricte équité. Les enquêtes agricoles sont à cet égard l’écho de plaintes qui, pour venir généralement de fonctionnaires ou de propriétaires étrangers au mir, ne peuvent être dédaignées. Ces petites démocraties autonomes sont exposées à deux fléaux contraires, à la tyrannie de la foule et à la tyrannie des individus. Tantôt c’est la masse, ce sont les pauvres qui font la loi aux riches, leur attribuant d’autorité des lots supplémentaires, avec un supplément de taxes, faisant ainsi payer aux gens aisés les contributions des pauvres. Dans le nord, où l’industrie et le commerce sont fréquemment les principaux moyens d’existence des paysans, il n’est pas rare de voir des communes imposer à un artisan plus habile ou à un commerçant plus heureux doux lots de terre, c’est-à-dire double contribution, ce qui en somme revient à une sorte d’impôt sur le revenu ou le capital. Tantôt au contraire, ce sont les riches qui, par corruption ou intimidation, font la loi au nombre, s’emparent des meilleurs fonds, créent, au sein et aux dépens du mir, une sorte d’oligarchie oppressive. Ce dernier vice, bien qu’en apparence moins en rapport avec la constitution du mir, semble en ce moment le plus fréquent ; c’est du moins celui dont se plaignent le plus les dépositions de la grande enquête agricole. Il y a, dans ces villages russes, ce que le peuple d’Occident appelle des exploiteurs, des hommes habiles, entreprenants, qui s’engraissent aux dépens de la communauté : le moujik les désigne du nom expressif de mangeurs du mir, miroiédy. Dans beaucoup de gouvernements, à Kalouga, à Saratof, par exemple, les villages nous sont représentés comme étant sous la domination de deux ou trois riches paysans qui, pour rien ou pour peu de chose, se font céder les meilleures parts du fonds commun. Il n’est besoin pour cela ni d’injustice dans la répartition, ni de tricherie dans le tirage des lots.

Au sein de ces villages russes, comme dans l’ancienne Rome, c’est d’ordinaire en qualité de débiteur que le pauvre est dans les mains du riches[419]. Les miroiédy font au paysan, imprévoyant ou malade, des prêts qu’il est hors d’état de leur rembourser. Les fréquentes disettes du sud-est sont à ce point de vue un danger périodique pour l’indigent, une occasion d’illicites proflts pour le riche. Le débiteur insolvable est obligé d’abandonner à son créancier, souvent pour un prix dérisoire, un lot que lui-même n’a plus les moyens de mettre en valeur. La boisson est l’appât le plus employé, comme le plus en faveur, près du moujik pauvre, l’ivrognerie est la source habituelle des dettes, et le cabaretier, l’un des principaux mangeurs du mir. L’usure est en effet une des plaies qui rongent le paysan russe, et la collectivité de la terre n’est pas sans y contribuer.

La propriété étant commune, le moujik ne peut donner hypothèque sur son bien. L’ousadba l’enclos même du paysan, qui n’est pas soumis au partage, ne peut, tant que l’opération de rachat n’est pas terminée, être aliéné au profit d’un étranger au mir, sans le consentement de ce dernier. Chez les paysans russes, comme dans nos tribus arabes d’Algérie, il n’y a donc pas de crédit foncier, mais seulement un crédit personnel ; par suite, le moujik paie jusqu’à 10 pour 100 par mois, jusqu’à 150 pour 100 par an, l’argent des miroiédy[420]. L’administration, la presse, les assemblées locales ont beau, depuis vingt ans, étudier les moyens de venir en aide au paysan ; l’État et les particuliers ont eu beau créer des banques populaires, l’épineux problème du crédit agricole, partout si compliqué, reste d’une solution encore plus malaisée en Russie qu’ailleurs. Le paysan demeure la proie des usuriers juifs dans l’ouest, la proie des miroiédy et des koulaky dans le nord, le centre et le sud-est. Aussi la misère est-elle fréquente chez ces villageois, parés du titre de propriétaires. D’après un grand nombre de témoignages, qu’il faut se garder, il est vrai, de prendre à la lettre, il n’y aurait plus, depuis l’émancipation, que deux classes de paysans, les riches et les pauvres. La classe moyenne aurait disparu avec le servage qui, en courbant les têtes sous le même joug, maintenait artificiellement une sorte de niveau, au-dessous duquel il était presque aussi malaisé de tomber qu’il était difficile de s’élever au-dessus. Le frein de la tutelle seigneuriale une fois rompu, les qualités et les vices individuels, l’activité et la paresse ont eu libre carrière, de sorte qu’en dépit de la communauté du sol, un des premiers effets de la liberté a été d’accroître l’inégalité.

Le tableau, que trace des communes rurales la grande enquête agricole, n’est point fait pour leur attirer des admirateurs. Selon la plupart des déposants, les partages fréquents aboutissent à l’appauvrissement de la terre par le manque de fumure ; le parcellement égalitaire amène à un absurde et incommode morcellement du sol, qui est pour ainsi dire réduit en poussière, sans même que ce mode de division maintienne parmi les familles un certain niveau d’égalité et de bien-être. La propriété indivise, dit le rapport de la commission, est un obstacle insurmontable à l’agriculture, une chaîne pour la liberté individuelle, une entrave à tout esprit d’entreprise, une prime à l’incurie et à la paresse. Le grand avantage de la communauté, le grand argument mis en avant par ses défenseurs, c’est qu’en ouvrant à tous l’accès de la terre, elle empêche tout prolétariat, et déjà, à en croire ses adversaires, ce régime, en Russie comme à Java, menace de transformer en prolétaires la plupart des habitants des campagnes.

Ce qui est vrai, en Russie comme partout, c’est que la possession même du sol est peu de chose sans les moyens de le mettre en valeur ; or, la commune, qui distribue les champs, ne donne à ses membres ni fonds de roulement, ni bétail, ni instruments de culture. Aussi voit-on souvent des paysans qui, ayant vendu à d’autres leur droit à la terre, leur ayant, selon l’expression russe, vendu leurs âmes, vivent en journaliers et mercenaires, sur le champ qui leur est attribué par le mir. La garantie contre le prolétariat est moins, en effet, dans une égale répartition des terres que dans la diffusion du capital.

Aujourd’hui même, il n’est pas rigoureusement exact que chaque homme, dans les campagnes russes, ait sa part du sol. Le droit théorique de tous à la terre ne peut toujours s’exercer. Non content de s’étendre dans les villes, dont rien ne lui défend l’entrée, le prolétariat pénètre peu à peu dans les campagnes, qui semblaient gardées par la solide rempart de la communauté. Nombre de paysans se trouvent aujourd’hui sans un coin de terre ; quelques-uns parce qu’ils ont renoncé à leur part pour se livrer au commerce ou à une vie vagabonde ; beaucoup parce que les communes, n’ayant pas toujours de réserves et retardant de plus en plus les partages, ne les ont point encore admis à une répartition ; plusieurs enfin parce qu’ils ont perdu leur père avant d’être majeurs, et que la commune, qui est leur tutrice légale, leur a enlevé le lot paternel, craignant que des orphelins mineurs ne laissassent retomber sur la communauté les impôts dont chaque lot est grevé.

La langue populaire a un nom particulier pour ces moujiks privés de terre : on les appelle bobyly. Les statistiques provinciales donnent à cet égard des chiffres instructifs. En 1871, c’est-à-dire dix ans seulement après l’acte d’émancipation qui les avait pourvus de terre, des milliers de paysans en étaient déjà dénués, aussi bien dans les riches régions du tchernoziom que dans les maigres contrées du Nord. Il y avait ainsi 98 000 paysans frustrés de tout lot dans le gouvernement de Kostroma, 94 000 dans celui de Tambof, 77 000 dans celui de Koursk[421]. Ce mal, semble-t-il, ne peut que s’accroître, les familles, sorties des communautés de villages, n’y pouvant retrouver accès qu’en rachetant le droit d’y rentrer, les partages devenant presque partout de moins en moins fréquents et les lots à distribuer de plus en plus exigus, par le fait même de l’accroissement de la population[422]. La propriété collective est ainsi doublement accusée d’inefficacité, accusée de ne pouvoir réellement mettre la terre à la portée de tous, et de ne pouvoir tirer de la misère les familles qu’elle parvient à doter de terres.




CHAPITRE V


Partisans et adversaires du régime de la communauté. — Fréquente exagération dans les deux camps. — Les défauts, les plus justement reprochés au mir, sont-ils tous inhérents à la propriété collective ? Beaucoup tiennent à la solidarité communale et au régime fiscal. — Situation faite aux communes par l’émancipation et le rachat. — De l’étendue du lot des paysans. — Le mir n’est réellement pas encore propriétaire. — Les communautés de village ne seront dans un état normal qu’après le payement des annuités de rachat.


Aujourd’hui, comme au temps du servage, la commune russe a d’ordinaire deux sortes de partisans. Elle a pour elle les slavophiles, défenseurs des traditions nationales, et les démocrates radicaux, disciples plus ou moins avoués de l’étranger. Ceux-là y voient une institution slave et patriarcale, destinée à préserver la Russie des convulsions révolutionnaires de l’Occident ; ceux-ci y veulent découvrir un débris de la communauté primitive du sol et un précieux germe des associations populaires de l’avenir. Entre ces deux écoles, d’esprit et de point de départ si différents » entre le slavophilisme orthodoxe et le radicalisme cosmopolite, ce goût pour la commune agraire établit comme une sorte de trait d’union. Sur le terrain du mir, des conservateurs à tendances plus ou moins nationales et parfois aristocratiques se plaisent à faire des avances au socialisme ou au radicalisme niveleur, affectant de déplorer, comme incurablement vicieuses, les conditions sociales des États les plus prospères de l’Occident, donnant à entendre que la Russie est le seul pays où la propriété ait une organisation rationnelle, et, non contents de proclamer que la propriété foncière est l’indispensable complément de la liberté, prenant à leur compte les sophismes révolutionnaires sur le servage du travail salarié[423].

Ce bizarre accouplement, encore assez fréquent en Russie, de l’esprit slavophile et des rêveries socialistes, n’est pas aussi contre nature qu’il le semble au premier abord. La dangereuse séduction qu’exercent parfois sur l’austère slavophilisme les grossiers appâts du socialisme moderne, a été fort bien expliquée par des écrivains russes[424]. Entre ces deux directions, en apparence diamétralement opposées » — entre le novateur socialiste, essentiellement cosmopolite et incrédule, qui rêve la destruction des frontières politiques aussi bien que le renversement des bornes privées, et le slavophile orthodoxe, pieusement épris des traditions nationales, soigneusement jaloux de la gloire de son pays et défiant du dehors, — il y a, nous l’avons dit[425], un lien caché : c’est le dédain de la civilisation moderne, que tous deux frappent de leurs anathèmes, c’est une commune aversion pour la société européenne, pour la science bourgeoise et l’économie politique de l’Occident que l’un attaque, au nom des utopies d’un avenir irréalisable, et l’autre, au nom des traditions d’un passé presque aussi chimérique.

La commune russe a pour ennemis les adversaires habituels des tendances slavophiles et des songes socialistes, les libéraux, épris des institutions occidentales et jaloux d’assimiler leur patrie à l’Europe, les économistes, avant tout préoccupés de la production matérielle et, dans le Nord comme ailleurs, ennemis de tout obstacle à l’activité individuelle et à la libre concurrence. Le mir a, en outre, contre lui la plupart des propriétaires fonciers, des agriculteurs de profession, plus frappés que personne de ses inconvénients pratiques. En revanche, le plus grand nombre des hommes de cabinet, des journalistes et des écrivains des deux capitales, séduits par les avantages théoriques de la communauté, tiennent obstinément pour elle et la représentent volontiers comme l’ancre de salut de la Russie future. Est-ce toujours uniquement pour le mérite intrinsèque du mir ? Non, peut-être ; dans leurs panégyriques de la propriété collective, les écrivains russes, les moins suspects de slavophilisme, ont une autre raison qui, à leur insu, est souvent la principale, c’est qu’il s’agit là d’une institution nationale, russe, slave, ou du moins considérée comme telle[426]. C’est ainsi que, dans un pays las d’imitation étrangère, l’amour-propre du patriote s’exalte aisément en face d’un trait d’originalité incontesté. Par là s’explique le pieux enthousiasme, l’espèce de religieuse ferveur qu’inspire la tenure collective du sol à tant des écrivains les plus distingués de la Russie, aux Samarine, aux Kavéline, aux Vasiltchikof, chez lequel, selon l’ingénieuse image d’un compatriote, sous la blouse ouvrière du socialiste, on aperçoit le caftan de velours du boyar moscovite[427]. Par un naturel entraînement, c’est le besoin de faire l’apologie de l’institution nationale qui pousse, involontairement et presque inconsciemment, tant de Russes, de penchants d’ailleurs fort divers, à des conclusions ou à des spéculations à demi socialistes. Chez beaucoup des admirateurs du mir, les lieux communs du socialisme occidental ne sont pour la commune moscovite qu’un ornement d’un goût douteux, une parure voyante, destinée à lui attirer l’attention et la faveur du vulgaire. En associant leur antique régime agraire à des nouveautés paradoxales, ces apôtres du régime de la communauté oublient que, auprès des esprits sobres, ils le compromettent au lieu de le recommander.

Dans le combat engagé autour d’elle, depuis le milieu du règne de Nicolas, la commune russe semblait, avant la guerre de Bulgarie, plutôt en train de perdre du terrain que d’en conquérir. Le préjugé public, qui jadis était pour lui, paraissait déjà près de tourner contre le mir. En remettant temporairement en honneur tout ce qui de nom ou d’apparence est slave, la dernière guerre d’Orient a relevé la popularité en déclin du mir des moujiks. L’agitation nihiliste, de la fin du règne d’Alexandre II, a peut-être aussi contribué indirectement à raffermir les communautés de village, en écartant pour longtemps des conseils du gouvernement toute velléité d’abroger législativement le système agraire traditionnel, de peur de fournir aux ennemis de l’ordre une arme périlleuse.

Les téméraires exagérations des partisans de la communauté ont parfois provoqué, dans le camp opposé des spéculations et des illusions presque également excessives. Sur cette question si complexe, il est peu de Russes qui n’aient une opinion arrêtée, tranchée et absolue. Sur aucun point, j’en ai souvent été frappé, le dogmatisme ne se donne aussi librement carrière ; sur aucun, les Russes n’ont autant de peine à s’en tenir au point de vue critique. Amis et ennemis de la commune me font, je l’avoue, fréquemment l’effet d’en outrer, en sens inverse, les qualités et les défauts. Le manque de mesure, le manque d’impartialité, qui frappe dans cette polémique, s’explique sans peine par la gravité des intérêts en jeu et l’acharnement de la lutte.

Avant l’affranchissement des serfs, tous les vices sociaux, toutes les plaies économiques de la Russie étaient rejetés sur le servage ; aujourd’hui certains Russes font tout retomber sur la propriété collective.

Si l’émancipation n’a pas donné, à la culture et à la production, toute l’impulsion qu’on en espérait, c’est à leurs yeux la faute de la commune. Les peuples résistent difficilement à la tentation de se faire un bouc émissaire qu’ils puissent rendre responsable de leurs défauts ou de leurs déceptions. Or, tel est pour beaucoup de Russes, pour beaucoup de propriétaires surtout, le rôle de la commune rurale. Elle porte devant l’opinion le lourd poids des erreurs inévitables et des espérances trompées ; on la charge de tout ce qu’on reproche au moujik émancipé, à l’agriculture encore arriérée. L’imprévoyance ou l’ivrognerie des paysans, le manque ou la cherté des bras, les mauvaises récoltes, l’épuisement prématuré du sol, les disettes périodiques même de certaines contrées de l’empire, deviennent autant de textes d’accusation contre l’institution nationale des slavophiles. À en croire certains détracteurs du mir, pour vouer la Russie à une décadence irrémédiable, il n’y a qu’à conserver ce legs des temps barbares ; pour ouvrir à l’agricullure et à la production une ère de prospérité sans exemple, il n’y aurait qu’à débarrasser la propriété des langes de la communauté[428]. Quand le régime actuel mériterait toutes ces attaques, de telles vues et de telles espérances n’en seraient pas moins dangereuses ; car, en réunissant et confondant en un seul tous les maux dont souffrent la production et la population rurales, on s’expose à de graves mécomptes pour le jour où serait fermée la plaie dont on fait découler tout le mal.

Les reproches, le plus fréquemment et le plus justement faits à la commune russe, le sont au nom de l’agriculture d’un côté, au nom de l’activité individuelle de l’autre. Nous avons signalé les inconvénients agricoles en décrivant le mode de partage. La plupart se peuvent ramener à deux points — courte période de jouissance, et par suite négligence du cultivateur et épuisement de la terre ; — extrême fractionnement du sol et dispersion des parcelles, rendant toute culture rationnelle impossible. Les tristes effets de ce régime sont partout mentionnés dans les enquêtes agricoles. C’est ainsi que, dans certaines régions, dans le gouvernement de Symbirsk, par exemple, le prix de location des terres communales serait en moyenne d’un tiers ou de moitié inférieur au prix de location des terres individuelles[429]. C’est ainsi que les récoltes en froment, en seigle, en avoine, seraient généralement d’un ou deux tchetvert par dessiatine (soit de 2 à 4 hectolitres par hectare), plus élevées sur les terres des propriétaires que sur les terres des paysans.

Quand tout cela serait exact, répondent les avocats de la commune, c’est avec le système de répartition en usage jusqu’à ces dernières années ; mais ces méthodes peuvent changer, elles sont déjà en train de le faire. Ni les partages annuels ou rapprochés, ni même le parcellement extrême et la dispersion des parcelles, ne sont de l’essence de la propriété collective et n’en sont inséparables. Ce mode de propriété a pu se lier dans le passé à la culture extensive sans qu’il lui soit interdit de se prêter à une culture plus savante, à mesure que le nombre des habitants, l’ouverture des débouchés ou l’appauvrissement d’un sol jadis vierge le rendront nécessaire. À cet égard, êtes-vous bien sûrs que les communautés de village seront plus fermées au progrès que l’héritage personnel de paysans ignorants et routiniers ?

— Et les entraves apportées à l’activité individuelle, reprennent les accusateurs du régime collectif, ne sont-elles point le fait de la communauté ? N’est-ce pas elle qui, dans nos campagnes, décourage toute initiative et par là énerve le travail et stérilise le sol ? La sécurité même, que donne au paysan la certitude d’avoir toujours un lot, ne tourne-t-elle point souvent au profit de l’indolence, au profit de l’imprévoyance et de l’ivrognerie ? N’est-il pas vrai qu’assuré d’avoir toujours et quand même un coin de terre, le moujik fait peu d’efforts pour accroître son bien-être ?

— Cela encore peut être vrai, répliquent les apologistes du mir, mais de telles habitudes de paresse, longtemps fomentées par le servage, se rencontrent en d’autres pays, sous un régime de propriété, comme sous un climat tout différents de celui de la Russie. Le remède, chez nous, de même que dans le sud de l’Italie ou de l’Espagne, est moins dans le changement du mode de tenure que dans le développement de l’instruction, dans le développement des besoins de consommation, dans les progrès du bien-être. En quoi la propriété indivise du fonds enlève-t-elle au cultivateur l’indispensable aiguillon de l’intérêt personnel ? Dès que, grâce aux partages, la jouissance de la terre commune est individuelle, il n’y a nulle application du principe desséchant de l’égale rémunération des travailleurs, indépendamment de leurs mérites et de leurs labeurs ; chacun est récompensé suivant ses œuvres, chacun peut librement frapper aux deux grandes portes de la richesse, le travail et l’épargne. Pour qu’il donne tous ses soins et toutes ses forces à la culture du sol, est-il donc indispensable que le cultivateur en soit propriétaire, bien plus, qu’il en soit propriétaire personnel et héréditaire ? Ne suffit-il pas que la jouissance lui en soit assurée, pendant un laps de temps assez long pour qu’il soit certain de recueillir tous les fruits de son travail ? En reculant les époques de partage, le paysan de la commune se trouve dans la situation d’un fermier à long bail[430]. Entre ces deux hommes ou ces deux situations, quelle est la différence ? Il n’y en a qu’une, tout à l’avantage du moujik, c’est que, l’opération de rachat une fois terminée, il ne payera pas d’autre loyer de la terre que l’impôt. Si, avec une jouissance de douze, quinze, vingt ans, il peut y avoir encore des améliorations coûteuses, des travaux d’avenir que le détenteur temporaire du sol n’ose entreprendre, la même difficulté n’existe-t-elle point avec le régime des fermages en vigueur dans les régions agricoles les plus florissantes de l’Europe ? Une solution équitable de ce délicat problème ne serait-elle même pas plus aisée avec la propriété collective russe qu’avec la propriété individuelle anglaise, car, dans le premier cas, le propriétaire n’étant que la collectivité des cultivateurs réunis, ses intérêts sont identiques aux leurs, et près d’un tel maître, les fermiers ne pourraient avoir grand mal à faire triompher leurs droits[431] ?

Pour l’esprit impartial, une chose est manifeste, c’est que beaucoup des inconvénients du régime actuel ne sont nullement inhérents à la propriété collective. Ils tiennent souvent à des circonstances locales que l’on voit agir également sur la propriété personnelle ; ils tiennent au manque d’instruction, au manque de capitaux, à l’agglomération des villages et à l’éloignement des terres ; ils tiennent enfin aux conditions que la loi et le fisc font aujourd’hui à la commune russe. Beaucoup des plus graves défauts du régime rural de la Russie proviennent de son régime administratif et financier. C’est en partie l’État qui, en se servant du mir ainsi que d’un agent commode et d’un collecteur de taxes, en a fait parfois un instrument d’oppression. C’est en grande partie l’impôt qui, en pesant d’une manière exorbitante sur la propriété commune, en a fait un instrument de gêne et de misère. La propriété collective se trouve ainsi placée, en Russie, dans des conditions qui, loin d’en rendre le fonctionnement plus facile et plus avantageux, l’ont complètement faussée et viciée.

C’est d’abord un fait général, que nous avons déjà signalé et qui fait l’objet d’imprudentes admirations, la solidarité devant l’impôt. Tous les détenteurs du sol communal sont également et réciproquement responsables des taxes les uns des autres. Voilà ce qui, non moins que le partage à bref délai, décourage l’initiative individuelle et ralentit le travail ; ce n’est point tant le communisme de la propriété foncière, que la mutualité de l’impôt solidaire qui tourne uniquement au profil de l’ignorance et de la paresse. Cette solidarité, tant prônée par certains réformateurs de l’Occident, tant vantée de certains apologistes du mir russe, est trop fréquemment le fléau du mir, et partant, la grande entrave au progrès économique. Le paysan, aisé et laborieux, craint de travailler au profit d’un voisin, ivrogne et paresseux, qui ne tire point de la terre de quoi solder des taxes, souvent hors de proportion avec le revenu de la terre. De là ce singulier et navrant spectacle, dans la Russie moderne, comme dans notre France d’avant la Révolution, du paysan se faisant parfois pauvre et misérable extérieurement, pour éviter la saisie du collecteur d’impôts[432]. On cite des cultivateurs aisés qui, pour se dégager de cette solidarité, ont renoncé à tout droit sur les terres du mir et même acheté à deniers comptants l’autorisation de sortir de la commune agraire[433]. Le fisc saisit les bestiaux et parfois jusqu’aux instruments de travail des débiteurs arriérés du trésor, au grand détriment de la culture, ainsi obligée de se passer de fumier et d’engrais. De là un mal plus grand encore, la dépendance où les membres de la commune sont vis-à-vis de l’autorité communale, de là des entraves à la première et à la plus simple des libertés, la liberté d’aller et de venir. Le mir responsable pour tous, ne peut consentir à l’éloignement temporaire de ses membres que lorsque ces derniers ont acquité leurs taxes ou fourni caution pour elles. De là enfin un obstacle au développement intellectuel et moral en même temps qu’au progrès matériel, affaiblissement de la responsabilité individuelle, étouffement de l’originalité, de l’esprit d’invention et d’initiative.

La solidarité des taxes peut, il est vrai, être regardée comme la conséquence naturelle et légitime de la communauté du sol. La propriété foncière étant indivise, l’impôt foncier semble devoir être également indivis et collectif ; c’est à la commune d’en répondre pour tous ses membres. Cela peut être juste en principe sans justifier le système aujourd’hui en usage. Si elle ne s’appliquait qu’à un impôt foncier normal, prélevant seulement une portion du revenu de la terre, la solidarité aurait peu d’inconvénients pour l’agriculture et la liberté, elle serait d’ordinaire nominale et de pure forme. Chaque lot de terre, en effet, rapportant plus que l’impôt dont il est chargé, il serait toujours aisé à la commune de remplacer un contribuable en retard par un autre, lequel prendrait, avec le lot, la dette du premier vis-à-vis de l’État. Or, nous savons qu’aujourd’hui il est loin d’en être partout ainsi. Dans nombre de communes, il s’en faut que le revenu de la terre soit toujours supérieur aux taxes dont la terre répond. Cela tient à deux choses : 1o au poids excessif des impôts qui frappent le paysan, 2o au poids plus lourd encore de la taxe de rachat, qui pendant près d’un demi-siècle doit peser sur lui.

L’acte d’émancipation a placé la commune russe dans une situation transitoire et précaire. Le sol, dont on lui attribue d’ordinaire la propriété indivise, le serf affranchi ne l’a pas encore racheté, il est obligé de le payer par annuités, dont tous les membres de la commune sont solidaires, aussi bien que de l’impôt. C’est ainsi par anticipation que l’on appelle le moujik ou sa commune « propriétaire ». La tenure commune du sol existe bien en Russie ; la propriété commune, c’est-à-dire la jouissance gratuite de la terre, n’y existe réellement pas : elle n’y est encore qu’un fait exceptionnel ou une espérance, que le paysan doit acheter par des années de labeurs et de privations. Quand on examine les communautés de village de la Russie, il ne faut point perdre de vue qu’elles ne seront dans un état régulier, normal, qu’après le payement complet de l’indemnité de rachat. Tout aujourd’hui y est provisoire, par suite, il est malaisé de porter sur elles un jugement définitif.

L’émancipation même, au lieu d’améliorer les conditions d’existence du mir, les a ainsi temporairement empirées, d’abord et d’une façon générale, en resserrant le lien de la solidarité des paysans ; ensuite, et selon les localités, tantôt en exigeant des moujiks un taux de rachat, hors de proportion avec le rendement de la terre, tantôt en leur concédant des allocations insuffisantes. De ces deux cas, le premier est malheureusement le plus fréquent, et il déforme, il dénature la communauté foncière en la transformant en servitude. Dans telle région, dans le pays de Smolensk, par exemple, le prix de rachat a été estimé 50 pour 100 au-dessus de la valeur vénale du sol, et le rendement de la terre ne suffit point à en couvrir les charges annuelles[434]. Comment en de telles conditions le moujik, contraint de payer des taxes excessives et privé de moyens de culture rationnelle, n’épuiserait-il pas rapidement le sol le plus riche ? Souvent, les lots de terre sont offerts pour rien à qui se chargera de l’impôt, et il ne se rencontre pas d’amateurs ; parfois le lot n’est loué que pour la moitié des taxes qui pèsent sur lui. En de telles circonstances, la propriété, individuelle ou collective, ne peut être qu’une charge onéreuse, une sorte de travaux forcés temporaires, au profit de l’ancien seigneur ou de l’État, et de fait, nous avons vu qu’un grand nombre de paysans n’ont racheté que sous la contrainte de la loi.

Dans d’autres régions, et parfois dans les plus fertiles, les paysans, grâce au quart de lot gratuit, n’ont eu que des allocations exiguës, deux ou trois fois moins de terre qu’ils n’en avaient en jouissance au temps du servage. Les lots attribués à chaque famille ne sauraient suffire à son entretien, et, ce qui est plus grave, ne sauraient donner lieu à une exploitation régulière. Dans ce cas, la modicité des allocations expose, dès aujourd’hui, la commune agraire au péril, dont la menace ailleurs l’accroissement de la population. Le paysan, incapable de vivre sur la terre qui lui a été abandonnée, est obligé de demander son pain à un métier industriel, ou d’aller au loin louer ses bras. L’insuffisance du fonds communal est parfois si notoire que, sous Alexandre II, des assemblées provinciales, celles de Tver et de Tauride, par exemple, se sont décidées à faire des avances aux communes pour leur permettre d’arrondir le lot de leurs membres, que, sous Alexandre III, l’État a lui-même, dans le même dessein, fondé une Banque foncière spéciale.

Les plaintes contre l’exiguïté du lot ou nadél des paysans sont aujourd’hui presque générales. M. Ianson, professeur de statistique à l’Université de Saint-Pétersbourg, s’est fait le principal organe de ces doléances, devenues depuis lors, dans la presse pétersbourgeoise, une sorte de lieu commun[435]. On a été jusqu’à dire qu’en le dotant aussi maigrement, l’émancipation avait trompé les espérances du peuple et fait mentir les promesses impériales, telles qu’elles avaient été formulées, en 1857, dans le célèbre rescrit à Nasimof. On avait promis, dit-on, au paysan, une quantité de terre suffisante pour assurer son existence et le mettre en état de se suffire à lui-même, et, au lieu de cela, on lui a généralement donné un lot trop petit pour subvenir aux besoins de sa famille.

Il y a, semble-t-il, dans les doléances de ce genre, un malentendu qu’expliquent les illusions, suscitées au moment de l’affranchissement des serfs. Les inspirateurs de la charte du 19 février 1861 auraient partout voulu, nous l’avons dit, arrondir les allocations concédées aux paysans, de façon à ce que les affranchis n’eussent pas moins de terre en propriété que n’en avaient les serfs en jouissance ; mais jamais les membres du comité de rédaction, les plus favorables au paysan, n’ont eu l’idée de lui donner assez de terres pour qu’il n’eût plus besoin de travailler en dehors de son champ. Que seraient, dans ce cas, devenues les propriétés laissées à la noblesse, et par quelles mains eussent-elles été cultivées ? Où le commerce, où l’industrie, comme la grande propriété, eussent-ils pris les bras dont ils avaient besoin ? Or, en dépit de la modicité du nadêl des paysans, en dépit des impôts qui les obligent à chercher en dehors de leur champ un travail agricole ou industriel, presque toutes les régions de l’empire se plaignent du manque de bras et, chose à noter, celles où l’on s’en plaint le plus, sont souvent celles où l’on a le plus à déplorer la petitesse du lot du moujik.

À l’extension du lot des paysans, telle que la désireraient certains publicistes qui semblent réclamer de nouvelles lois agraires, il y a un autre obstacle ; c’est qu’en beaucoup de provinces, et précisément dans les plus riches, dans presque toute la zone du tchernoziom en culture régulière, il n’y a matériellement pas assez de terre pour constituer, à chaque paysan, ce que des publicistes de Pétersbourg appellent un lot normal, et naturellement il y en aura encore moins dans vingt ans. Un tel desideratum se heurte à une impossibilité physique, qui défierait toutes les lois agraires du monde[436].

En réalité, dans leurs spéculations sur les dimensions du nadêl des paysans, beaucoup d’écrivains russes partent à leur insu d’un principe, chez eux trop facilement admis comme un axiome, c’est qu’avec la propriété collective, rien de plus aisé que d’assurer à chacun l’aisance et le bien-être. Au premier abord cela semble seulement une affaire de répartition, on oublie que la propriété commune n’accroît ni l’étendue, ni la fécondité du sol ; on oublie que le capital et la science peuvent seuls arracher à la terre tout ce que la terre peut rendre.

Si, en plusieurs contrées, la dotation territoriale des paysans a manifestement été trop faible pour se prêter aisément au régime du mir, on n’en saurait dire autant partout. Le lot communal, le nadêl, attribué à la plus grande partie des moujiks, semblerait considérable en tout autre pays que la Russie. D’après les statistiques, la moyenne pour l’ensemble de l’empire serait d’environ 16 ou 17 desiatines par dvor ou cour, c’est-à-dire par famille[437]. Cette moyenne, il est vrai, s’abaisse naturellement beaucoup dans les plus peuplées et les plus fertiles régions de la Terre noire. Là, comme d’ordinaire, les paysans de la couronne, dotés sur les biens de l’État qui, dans ces provinces, leur a concédé presque toutes ses terres labourables, ont été plus favorisés que les anciens serfs qui ont été obligés de partager le sol avec leurs maîtres et qui, pour s’exempter de toute redevance, ont parfois préféré eux-mêmes le minimum gratuit, autorisé par la loi[438]. Dans ces riches provinces de Voronège, Tambof, Koursk, Penza, la moyenne des allocations territoriales oscillait encore entre 15 et 10 desiatines par famille, sans descendre notablement au-dessous de ce dernier chiffre[439] ; mais il faut se rappeler que, depuis les lois agraires de 1861, l’accroissement de la population a été considérable et a réduit d’autant le lot de chaque âme ou de chaque famille.

Quoi qu’il en soit de toutes ces différences et inégalités, on ne saurait regarder, comme voués fatalement à la misère, des paysans qui possèdent chacun en moyenne quinze ou vingt hectares de terre ; qui, dans les provinces même les plus riches ou les plus peuplées, possèdent encore une dizaine d’hectares, et qui, dans leur voisinage, ont des champs pour lesquels on se dispute leurs bras. Il est difficile de considérer l’étroitesse du nadêl du moujik comme la principale raison des souffrances des campagnes et de l’agriculture. Parmi les défenseurs même du mir, plusieurs, et non les moins éclairés, tels que M. Kochelef et le prince Vasiltchikof, ne font pas difficulté de le reconnaître[440]. Ce n’est point là qu’est le principe du mal : si le lot du paysan paraît si souvent insuffisant, cela même tient en grande partie à l’imperfection des méthodes agricoles. C’est l’ignorance et la pauvreté du serf affranchi, c’est son défaut de capital intellectuel et matériel, c’est le manque de bétail et de moyens d’exploitation qui l’empêchent de tirer un meilleur parti de son champ ; et cette pauvreté du moujik ou, si l’on veut, cet appauvrissement des campagnes retombe pour une bonne part sur l’excès des charges fiscales[441]. C’est là qu’est vraiment le principal vice de la situation agraire ; c’est dans la disproportion entre les ressources du paysan et les impôts dont il est frappé, dans la disproportion entre l’étendue ou la valeur du nadêl et le poids des redevances qui grèvent le sol ; et le mal est tel que les dégrèvements, déjà effectués ou promis par l’empereur Alexandre III, n’en sauraient triompher. La terre qu’on a donnée à l’ancien serf lors de l’émancipation n’est pas libre ; loin de l’avoir obtenue à titre gratuit, il est obligé d’en payer, sous forme d’impôts et de redevances de toute sorte, un prix souvent démesuré. Avec une telle situation, tant que le laboureur est obligé de travailler pour le fisc plutôt que pour lui-même, le mode de propriété n’a qu’une importance secondaire. Quand, au lieu de laisser leurs champs sous le régime de la tenure collective, les paysans les eussent possédés en pleine propriété individuelle, la plupart d’entre eux n’en fussent pas moins demeurés dans la misère.

Les communautés de village, telles que les a laissées l’émancipation, traversent ainsi une sorte de crise ; elles y doivent périr ou en sortir adaptées aux mœurs modernes. On ne saurait juger de ce que peut être la commune russe par ce qu’elle est aujourd’hui. Pour s’en former une opinion équitable, il faudrait d’abord la délivrer de ses entraves fiscales, l’alléger du lourd et immoral fardeau de la solidarité, et cela ne sera facile, cela même n’est peut-être possible, qu’après la suppression de la capitation et après la clôture du compte de rachat, lorsque la commune sera réellement devenue propriétaire[442]. Alors seulement, la communauté agraire étant dépouillée de tout accessoire et libre de toute chaîne, l’épreuve se pourra faire et l’expérience prononcer. Dès aujourd’hui, quelques réformes que l’on puisse adopter, à l’égard de la solidarité des taxes, on peut dire que la commune russe ne donnera toute sa mesure que le jour où l’horizon intellectuel du moujik se sera quelque peu élargi, et le jour où, pour jouir de son lot le paysan n’aura plus de lourdes annuités à verser au trésor[443]. Or, cette rançon du servage, échelonnée sur quarante-neuf années, ne sera soldée que dans le premier quart du vingtième siècle. Il est peu probable que l’état des finances impériales permette de libérer les paysans avant l’échéance marquée lors de l’émancipation. C’est déjà beaucoup, que l’erapereur Alexandre III ait pu, sans en allonger la durée, diminuer un peu le poids des annuités de rachat.




CHAPITRE VI


Du mode de dissolution de la communauté. — Les paysans de chaque village sont libres de supprimer le mir. — Pourquoi le font-ils si rarement ? — Opinion du moujik sur le mir. — Comment, tout en maintenant d’ordinaire le régime de la communauté, il ne répugne nullement à la propriété individuelle. — Achats de terre par les paysans. — Répartition du sol arable entre les communautés de village et les autres propriétaires. — Utilité et fonction de la propriété personnelle. — Les deux modes de tenure pourront-ils subsister côte à côte ?


Attendra-t-on, pour décider sur le sort des communautés de village, que, devenues pleinement propriétaires, elles soient affranchies des charges qui les accablent, ou bien, entraîné par les inconvénients actuels, se décidera-t-on à couper par la racine l’arbre séculaire du mir, sans avoir essayé de l’émonder et de le débarrasser des plantes parasites qui l’étouffent ?

Peu de personnes réclament l’abrogation immédiate de la tenure commune, beaucoup demandent des mesures qui en préparent et assurent la disparition. Aujourd’hui même, les communautés de village ne sont point indissolubles ; la loi, qui les a maintenues, laisse aux intéressés le droit de les anéantir en faisant entre eux un partage définitif du domaine communal. Il suffit pour cela d’une décision de l’assemblée des paysans ; cette décision doit seulement être prise à la majorité des deux tiers des voix[444]. Les adversaires de la propriété collective voudraient abandonner le sort des terres communes au vote de la simple majorité, se flattant d’amener par là plus vite la suppression de toutes ces sociétés agraires. Contre cette demande, en apparence modeste et légitime, s’élève une première et grave objection. La dissolution de la communauté n’est pas la seule question que, d’après la loi actuelle, le mir ne puisse trancher qu’à la majorité des deux tiers des votants. Il en est de même aujourd’hui de toutes les affaires de quelque importance. Il en est ainsi, par exemple, de tout ce qui concerne les partages, et cette restriction à la domination du nombre n’est pas sans motif. C’est un utile frein à la liberté du paysan, une sage précaution contre les entraînements de villageois ignorants, qui ont d’autant plus besoin d’être contenus et protégés contre leurs propres fautes que, dans sa sphère d’action, la commune est souveraine et omnipotente. Remettre à la simple majorité la plus grave décision que puisse prendre le mir, lui abandonner la dissolution de la communauté, ce serait renoncer, pour toute mesure administrative ou économique, à la salutaire garantie des deux tiers des voix.

Avec cette restriction même, la législation russe actuelle est une de celles qui opposent le moins de barrières à l’aliénation ou au partage des terres communes. En France, où ils occupent encore la onzième partie du sol national[445], les biens communaux sont autrement protégés contre toute velléité de vente ou de partage. La loi laisse les communes libres de faire certaines acquisitions, elle leur interdit d’aliéner sans l’autorisation du pouvoir central. La jurisprudence du conseil d’État est même entièrement opposée à tout partage entre les habitants. En Angleterre, où elles jouissent d’une si large autonomie, les communes ne peuvent non plus aliéner leurs terres sans l’approbation du gouvernement[446]. Si l’on introduisait en France le régime actuellement en vigueur en Russie, si, pour se distribuer entre eux le domaine communal, il suffisait du vote des deux tiers des habitants, nos biens communaux auraient vite disparu pour arrondir les champs des uns et alimenter les dépenses des autres. Comment en Russie une législation, qui étaye aussi peu la propriété commune, ne l’a-t-elle pas encore laissée s’écrouler et se réduire en champs individuels ?

Jusqu’ici la propriété collective a, d’ordinaire, gardé la majorité légale dans les assemblées de paysans ; elle n’y a point toujours et partout réussi. Longtemps on a dit qu’il y avait des exemples de terres, partagées jadis entre les anciens serfs par leurs seigneurs et depuis remises en commun par les paysans émancipés, tandis qu’on ne connaissait aucun exemple d’une commune rurale ayant librement abandonné la tenure collective du sol. C’est là une erreur. Les partages définitifs sont rares, exceptionnels, il y en a cependant ; l’enquête agricole en mentionne dans plusieurs gouvernements de la Grande-Russie. Dans quelques districts même, les cas de division sont relativement nombreux[447], et l’on a pu voir là, chez les paysans, l’indice d’un revirement d’opinion en faveur de la propriété personnelle. D’après un propriétaire du gouvernement de Pskof, une des principales raisons qui amènent à un partage définitif, c’est, après le désir d’échapper à la responsabilité solidaire, l’augmentation de la population qui, en restreignant la part de chacun à chaque nouveau partage, fait tomber les lots au-dessous des allocations fixées par l’acte d’émancipation et déjà elles-mêmes parfois insuffisantes. Or, il y a là, pour les communautés de villages, un danger que le temps peut aggraver jusqu’à le rendre mortel, à moins qu’au partage périodique on ne sache substituer un autre mode d’exploitation.

Les exemples de dissolution de la communauté suffiraient, en toute circonstance, à montrer que la loi actuelle est loin d’opposer, à la division du fonds communal, une barrière insurmontable. Les partages définitifs, fort rares durant les premières années, le sont devenus beaucoup moins durant les dernières. Le paysan s’est mis à user plus souvent d’un droit de dissolution dont, dans les premiers temps, il ignorait souvent l’existence[448]. Avec la législation en vigueur, le sort du régime collectif est entre les mains des intéressés ; le jour où le mir aura contre lui une sérieuse majorité, il tombera devant un simple vote. Un large mouvement d’opinion parmi les moujiks, et c’en est assez pour que la Russie, si riche en terres communes, en soit plus dépourvue que notre France.

Ce moment n’est pas encore arrivé. Outre la coutume et la tradition qui, sur les moujiks, gardent un grand empire, plusieurs raisons et plusieurs préjugés militent contre un partage dénnitif. C’est d’abord l’agglomération des demeures, chacun appréhendant d’avoir à jamais un lot trop éloigné du village où tous habitent. C’est aussi la crainte de tomber sur un mauvais lot, sans avoir comme aujourd’hui la chance d’être dédommagé par le sort à un prochain tirage. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, l’enquête agricole cite une commune ayant passé à la propriété individuelle, où beaucoup de paysans se plaignent de la part qui leur est échue. Un autre motif de répulsion pour la propriété personnelle est tiré des mœurs communistes du mir. Dans le partage définitif, les paysans redoutent l’inégale multiplication des familles, qui, en une ou deux générations, rendrait naturellement les lots inégaux. Enfin, là où les taxes sont supérieures au revenu, les paysans craignent, en renonçant à la communauté, de rester chargés d’un lot trop grand et d’impôts trop lourds ; là, ce qu’ils redoutent, ce n’est pas l’inégalité dans la propriété, résultant de l’inégal accroissement des familles, c’est au contraire un excédent de terre et d’impôts, à la suite de morts ou de maladies dans la maison[449]. En somme, la plupart des moujiks sont encore attachés à l’ancien mode de jouissance, tout en reconnaissant souvent les inconvénients des partages périodiques. Parmi les propriétaires interrogés par la commission d’enquête, plusieurs déclarent qu’ils ont en vain tenté d’amener leurs paysans à un partage définitif ; j’ai moi-même entendu des hommes, fort opposés au régime actuel, faire le même aveu.

Il est, du reste, difficile de connaître avec précision l’opinion des paysans sur ce sujet qui les touche de si près. Quels sont dans le mir les partisans de la communauté ? Sont-ce les paresseux, les ivrognes, les imprévoyants, ou au contraire les paysans laborieux et aisés ? Dans l’enquête agricole et ailleurs se rencontrent, sur ce point, les affirmations les plus opposées. On représente aujourd’hui les paysans, comme divisés en deux classes, d’ordinaire sans intermédiaire, les riches et les pauvres. Vers quelle pente inclinent les uns et les autres ? L’opinion la plus fréquente considère les premiers, ceux mêmes qui se sont enrichis avec le régime actuel, comme en étant généralement les adversaires ; les seconds, au contraire, ceux qui n’y ont trouvé que la misère, comme en étant les plus chauds défenseurs. Les plus aisés, étant les plus industrieux ou les plus travailleurs, seraient pour le mode de propriété qui leur assurerait le mieux le fruit de leur travail ; les plus imprévoyants ou les plus paresseux, pour celui qui leur garantit l’existence la plus facile.

À prendre les enquêtes agricoles, il s’en faut cependant que partisans et adversaires de la commune soient partout distribués de cette sorte. Tel déposant, un gouverneur de Koursk entre autres, nous dit bien que ce sont les plus aisés qui réclament la dissolution de la communauté, que parfois même ils adressent dans ce dessein des pétitions au gouvernement ; mais, dans la même enquête, de nombreux propriétaires nous viennent répéter que quelques riches paysans sont seuls à profiter de la communauté, que ces oligarques de village, tenant tout le mir sous leur dépendance, usent de leur autorité pour maintenir le régime qui leur permet d’exploiter leurs associés. Un déposant, H. Jéréméief, va même jusqu’à dire que, grâce à la tyrannie de ces mangeurs de la commune, de ces miroiédy, un pouvoir, placé au-dessus de la communauté, en peut seul prononcer l’abrogation. Pour faciliter la dissolution du mir, une commission de la noblesse de Saint-Pétersbourg proposait naguère d’en exclure les mauvais sujets et les contribuables en retard. Au projet pétersbourgeois un écrivain moscovite répondait que les vauriens, les paresseux, les ivrognes, étaient précisément les plus enclins au partage définitif, les plus désireux d’avoir en propriété un lot qu’ils pussent vendre et boire à volonté[450] !

Lorsque les Russes, qui connaissent le mieux le moujik, nous donnent des renseignements aussi contradictoires, un étranger aurait de la peine à choisir entre des avis si opposés et ne saurait sans témérité en tirer une conclusion. De telles divergences ne peuvent s’expliquer que d’une manière : ou le paysan se pose encore rarement cette grosse question que d’autres débattent en son nom, ou il n’a pas encore à ce sujet d’opinion arrêtée. En attendant, la plupart conservent les anciennes coutumes et les usages de leurs pères. Les faits n’en montrent pas moins que le moujik commence à s’interroger à ce sujet, et que sa réponse n’est pas toujours favorable au mir. Il ne faut pas non plus oublier que, sans passer à la propriété individuelle, un assez grand nombre de communes n’ont pas recouru aux partages depuis l’émancipation. Dans ces villages, le passage d’un mode de propriété à l’autre pourrait parfois s’effectuer sans brusque révolution, d’une manière presque insensible.

Un point est certain, c’est que, tout en maintenant d’ordinaire, là où elle existe, la propriété collective, les paysans russes n’ont pas, pour le régime opposé, pour la propriété individuelle et héréditaire, l’espèce de répugnance instinctive ou d’aversion raisonnée que leur a longtemps attribuée l’imagination de Herzen et des socialistes russes. Ils ne semblent nullement, comme le voudraient certains de leurs panégyristes civilisés, voir dans la communauté la seule forme naturelle et légitime de l’occupation du sol, dans la propriété personnelle une monstrueuse et inique usurpation. Les plus aisés aiment à acquérir un champ à eux. Chez le moujik, ce goût de tous les paysans du monde pour la terre n’est contre-balancé que par le goût national pour le négoce. Tous les inconvénients qui dans l’avenir semblent devoir pousser à la dissolution de la communauté, poids de la solidarité communale, insuffisance des allocations, poussent dès aujourd’hui à l’acquisition de la propriété individuelle Les serfs émancipés achètent de la terre, mais c’est à leurs anciens seigneurs, en dehors du domaine du mir. Cet appétit du paysan pour la propriété est remarqué de tous depuis l’émancipation. Les marchands achètent aussi beaucoup d’anciennes terres seigneuriales, mais d’ordinaire c’est pour les revendre par parcelles aux villageois. La demande des paysans est telle que ce système de morcellement est d’habitude très rémunérateur ; il y a un écart considérable entre le prix des terres vendues en bloc et le prix des terres morcelées. Dans le seul gouvernement de Koursk, les paysans des communes avaient en une année acquis pour 2 millions de roubles de terre. Ce mouvement de transfert de la propriété, signalé dans l’enquête agricole de 1872, s’est singulièrement accru depuis. Dans le gouvernement de Tver, les paysans ont, durant les dernières années du règne d’Alexandre II, acheté environ un demi-million d’hectares, en Tauride 430 000 desiatines, dans la province de Samara plus de 300 000, dans celle de Saratof plus de 200 000, dans celle de Kherson plus de 150 000[451]. Le moujik, le plus souvent, il est vrai, un paysan enrichi, achète d’ordinaire seul et par petite portion ; parfois cependant plusieurs se réunissent en artèle pour faire une acquisition, d’autres fois les achats se font par communauté. De grands biens, des domaines de plusieurs milliers d’hectares, sont ainsi tombés en possession de paysans associés. Quelquefois ces derniers gardent la terre en propriété indivise ; le plus souvent ils se la partagent d’une manière définitive, ce qui fournit un argument aux adversaires de la tenure commune[452]. De cette façon, beaucoup de moujiks sont en même temps usufruitiers d’un lot de terre communale, et uniques propriétaires d’un champ acheté de leurs deniers. Les deux modes de propriété se réunissent dans le même homme.

Tout le sol russe est loin, en effet, d’appartenir aux communautés de village. À côté des biens communaux, il y a les terres de l’État, il y a les biens individuels des anciens seigneurs, il y a des domaines souvent très vastes et parfois démesurés, souvent mal cultivés, parfois même encore incultes, que leurs détenteurs ne demandent qu’à aliéner ou à diminuer[453].

Il serait d’un haut intérêt de posséder un tableau exact et détaillé de la répartition des terres entre les diverses classes de la société, et plus encore, entre la propriété collective et la propriété individuelle. Or, sur ce dernier point, nous en sommes réduits à des évaluations jusqu’à présent incomplètes[454]. Les évaluations générales, embrassant toute la surface d’un territoire, dont une grande partie est impropre à l’agriculture, ne sauraient du reste donner qu’une idée fort trompeuse de la réelle importance de l’un ou l’autre type de tenure du sol[455].

Le paysan semble déjà posséder de 120 à 140 millions d’hectares, soit un domaine agricole au moins double de tout le territoire européen de la France. De cette vaste surface la meilleure partie, plus des deux tiers peut-être sont soumis au régime de la communauté qui domine encore dans toute la Grande-Russie. En laissant de côté les biens de la couronne, qui comprennent beaucoup de forêts inaccessibles et de landes incultes, le paysan détient déjà plus de la moitié des terres arables ; cette proportion lui est encore plus favorable si l’on prend les riches gouvernements de la Terre noire, ou si l’on regarde la valeur du sol.

D’après M. Ianson[456], les terres du paysan occupent de 70 à 90 pour 100 de la superficie des gouvernements de Voronège, Kazan, Orenbourg, Oufa, Vintka ; elles demeurent au-dessus de 50 pour 100 dans la région moyenne de la Terre noire. D’après M. Séménof et le comité central de statistique, les communes rurales possédaient déjà, dans les huit gouvernements agricoles du centre, 56 pour 100 de l’étendue totale du sol et 66 pour 100 de la surface arable, tandis que les propriétaires à titre personnel ne possèdent, dans la même région, que 37 pour 100 de la surface du sol et seulement 31 pour 100 des terres arables, soit plus de moitié moins que les communes de paysans[457]. On voit que, dans la plus fertile région de la Grande-Russie, la majeure partie des terres en culture est soumise au régime de la communauté.

Si vastes que soient déjà les terres des paysans, elles ne cessent de s’accroître, et elles n’ont pas attendu pour cela la fondation des banques foncières, spécialement créées sous Alexandre III pour accélérer leur extension. Le mouvement, qui fait passer peu à peu les champs dans les mains qui les cultivent, est si rapide et si puissant, que diverses sociétés d’agriculture et quelques assemblées de la noblesse se sont préoccupées des moyens de sauver la grande propriété, menacée d’être bientôt dévorée par les avides acquisitions du moujik.

En face des envahissements continus des communautés de village ou du paysan, n’y a-t-il pas lieu, en effet, de s’inquiéter de la destruction des grands domaines et des grandes exploitations, de la prochaine expropriation de la noblesse, au profit de paysans ignorants et sans capital, ou de marchands sans goût pour la campagne et sans intérêt pour la terre, qui semblent se hâter d’épuiser le sol à l’aide de procédés, justement flétris du nom de brigandage agricole ? Il y a là, sans doute, pour le développement économique de l’empire, une question que, dans leur naturel désir de voir s’étendre le domaine territorial du peuple, beaucoup de Russes perdent de vue. Tout n’est pas bénéfice pour les campagnes et pour la culture, dans cette révolution qui diminue les biens de la noblesse, alors surtout que les achats du moujik, non contents de s’attaquer aux immenses estâtes de quelques opulentes familles, entament chaque jour la moyenne et la petite propriété.

Ce qui souffre de cette sorte d’élimination graduelle de la noblesse, en certaines régions de la Grande-Russie, ce n’est pas uniquement la civilisation générale, la culture intellectuelle, littéraire ou scientifique, la culture européenne, dont, avec tous ses défauts ou toute sa frivolité, l’ancien pomêchtchik était dans les campagnes le seul représentant ; ce qui souffre, ce qui parfois peut être mis en péril, c’est la culture matérielle elle-même, la culture du sol ; c’est la production, c’est la terre qui risque de tomber entre des mains trop pauvres, trop routinières ou trop ignorantes pour en tirer ce qu’elle devrait rendre.

De telles appréhensions ont beau paraître aujourd’hui exagérées ou prématuréee, elles ne semblent point partout dénuées de fondement. Dans l’état actuel de développement du peuple russe, si la propriété privée devait demain disparaître devant les communautés de village, si les nouvelles acquisitions du moujik devaient se fondre dans les terres du mir, la Russie, je le crains, n’aurait guère à se féliciter d’avoir laissé tomber tout l’intérieur de l’empire au pouvoir de petites démocraties rustiques, illettrées et superstitieuses.

Pour un observateur impartial, il est douteux que l’État ait intérêt à voir prochainement passer toutes les terres arables aux mains des communes et des paysans, soit sous la tenure collective, soit sous la tenure individuelle. Dans la Russie contemporaine, où les masses rurales, émancipées d’hier, sont encore si peu développées et si mal éduquées, la grande et la moyenne propriété ont, plus que partout ailleurs, leur rôle économique, leur fonction sociale. C’est par elles, c’est par la propriété privée, et par le pomêchtchik de préférence au paysan que l’agriculture, encore si tardée, doit entrer dans la carrière du progrès. Si trop de domaines seigneuriaux ne sont guère mieux cultivés que les champs du moujik, c’est parmi eux que se rencontrent les exploitations les mieux conduites et les plus rationnelles. D’ici à de longues années, tant que le niveau intellectuel des masses rurales ne sera pas relevé, on ne saurait compter, pour perfectionner l’agriculture, sur le moujik et sur les communautés de village. Si tout le sol russe appartenait à ces dernières, si même il était tout entier en la possession du moujik, sous l’une ou l’autre forme de tenure, l’État se verrait obligé, pour ne pas abandonner la production nationale à une sorte de stagnation, de prendre lui-même en main la direction de l’agriculture, de confier la tutelle des communautés agraires à une administration spéciale, obligé en un mot de recourir au douteux et dispendieux auxiliaire de la bureaucratie.

En face des communautés de village, d’ordinaire dépourvues de capital, d’instruction et d’initiative, la propriété individuelle, qu’elle reste ou non aux mains de l’ancienne noblesse, garde ainsi, dans l’État, un rôle dont on ne saurait contester l’utilité ; c’est à elle de donner l’exemple, de donner l’impulsion, de répandre et d’acclimater les nouvelles méthodes et les saines pratiques agricoles. Or, cette mission d’enseignement et d’initiative, le marchand enrichi des villes, ou le paysan aisé des campagnes, sont rarement aujourd’hui à même de la remplir. C’est encore parmi les anciens propriétaires que se rencontrent les hommes qui y sont le mieux préparés.

Les Russes aiment à agiter les questions sociales ; ils se plaisent, non sans raison, à calculer la distribution de la propriété entre les diverses classes : ils sont, d’ordinaire, avant tout préoccupés de voir le plus grand nombre possible des habitants du sol national avoir sa part de la terre. C’est là un noble souci ; mais, pour ne pas induire en erreur, il ne doit pas être exclusif. Cet épineux problème de la propriété a deux faces dont l’une ne doit pas faire oublier l’autre. Il ne faut pas que la question sociale fasse perdre de vue la question économique, que l’intérêt apparent du cultivateur fasse négliger l’intérêt non moins essentiel de la terre et de l’agriculture. De ces deux intérêts, aucun ne saurait être impunément sacrifié à l’autre. Si certaines nations, telles que l’Angleterre, paraissent s’être préoccupées trop uniquement de la culture et de la production, certains Russes me semblent parfois enclins à tomber dans l’excès inverse. Or. des deux erreurs, cette dernière est peut-être la plus grave, car l’intérêt du cultivateur ne saurait être longtemps séparé de l’intérêt de la terre et de la production : si, dans un pays riche, la richesse peut se trouver concentrée en un trop petit nombre de mains, un pays pauvre et mal exploité ne saurait mettre la richesse ou l’aisance à la portée du grand nombre.

La Russie présente ce triste et instructif phénomène que la masse du peuple y est à la fois propriétaire et pauvre. La raison en est simple, elle est dans l’ignorance du peuple et dans le poids des charges publiques ; elle est surtout dans le manque de capital, sans lequel la production ne saurait prendre un grand essor. Au lieu de chercher à faire passer le plus de terre possible aux mains du paysan, les amis du peuple feraient peut-être mieux de songer aux moyens de l’aider à tirer un meilleur parti du sol. Le grand problème, pour l’empire et pour le moujik même, ce n’est pas tant d’arrondir le lot, le nadèl des anciens serfs, que de leur donner, matériellement et moralement, les moyens de faire produire la terre.

Il y a là, pour la Russie, une question capitale dont on sent de plus en plus l’urgence, et que la concurrence de l’Amérique ne saurait laisser perdre de vue. Si, grâce aux exportations du Nouveau Monde et de tous les pays d’outremer, l’agriculture de la vieille Europe traverse en ce moment une crise pénible, l’épreuve n’est pas moins rude pour l’agriculture russe, menacée d’être chassée de tous les marchés de l’Occident par un rival, plus riche de terres vierges et surtout de capitaux, un rival incomparablement mieux outillé et moins chargé d’impôts et d’entraves de toute sorte. Pour le grand empire rural, dont l’agriculture est sans comparaison la principale industrie et dont le sol semble déjà parfois prématurément épuisé, c’est là un sérieux sujet de préoccupation. Ce qui fait la supériorité des États-Unis d’Amérique, ce n’est pas tant la fertilité et l’étendue du sol arable, — la Russie aussi a son Far-West dans la Sibérie méridionale qu’il est aisé de relier à l’Europe par des chemins de fer ou des canaux, — ce qui fait l’infériorité de la Russie, ce n’est pas seulement l’imperfection de l’outillage et des voies de communication, c’est avant tout l’ignorance et la pauvreté du peuple, et, pour remédier à ces défauts, il ne suffit pas, je le répète, de faciliter les achats de terre des paysans ni d’accroître leur nadêl. À moins que la Russie ne se résigne à vivre entièrement sur elle-même, à renoncer à tout échange avec l’Occident et à ne nous plus emprunter les capitaux dont elle a si grand besoin, le moujik et le poméchtchik du Don et du Volga doivent compter avec les farmers du Mississipi. Cette concurrence américaine, jointe aux mauvaises récoltes ou aux disettes des dernières années, est une nouvelle menace pour l’antique régime agraire, pour le mir et la communauté qui, devant beaucoup de Russes, risquent d’être rendus responsables des défaites de l’agriculture nationale.

Aujourd’hui, cependant, avec les idées et les préjugés répandus dans le peuple, l’abolition des communautés de villages ne saurait, croyons-nous, beaucoup améliorer les conditions de l’agriculture russe, car elle ne changerait guère les méthodes de culture. Quelque opinion qu’on ait sur le régime de la tenure collective, ce qu’il faut modifier pour accroître la production, c’est moins le mode de propriété que l’homme, le cultivateur lui-même. Or, un pareil changement des mœurs, des coutumes, des notions agricoles et usuelles, chez des masses rurales aussi énormes, aussi compactes, aussi isolées des classes cultivées, ne saurait être accompli en quelques années. Les écoles mêmes, alors qu’on les pourrait multiplier autant que l’exigent les besoins, seraient impuissantes à effectuer seules une telle transformation. Pour y parvenir, il faut que, du fond même du peuple, parmi les moujiks naguère émancipés, il surgisse une classe nouvelle, une élite relativement aisée et instruite, capable de profiter des lumières et des exemples d’en haut, pour les répandre autour d’elle. Il faut que, dans les villages, se forme, ce qui manque encore plus aux campagnes qu’aux villes russes, une sorte de tiers état, une vraie classe moyenne, servant d’intermédiaire entre les anciens pomêchtchiks, aujourd’hui isolés, et la foule des moujiks encore illettrés. La création d’une pareille classe villageoise, à la fois aisée et instruite, n’est pas moins indispensable, au point de vue politique, si la Russie prétend avoir un gouvernement libre, qu’au point de vue économique, si elle veut élever ses produits agricoles au niveau de ses ressources naturelles. Or, la Russie semble posséder le germe de cette future bourgeoisie rurale dans l’élite des paysans qui aujourd’hui acquièrent le sol à titre individuel. On distingue ainsi, depuis quelques années, dans les campagnes russes, un élément nouveau auquel l’avenir paraît réserver un rôle considérable[458]. Ce doit être le noyau d’une classe moyenne rurale, composée de propriétaires mixtes, mi-partie, pour ainsi dire, intéressés à la fois aux deux modes de propriété, et, plus que personne, en mesure d’en apprécier le fort et le faible. Cette nouvelle classe de paysans aisés, auxquels avec le bien-être viendra peu à peu l’instruction, sera pour le mir, naguère abandonné à de pauvres et ignorants moujiks, un principe de dissolution ou de rénovation. Sous leur influence, naturellement croissante, la commune devra modifier ses usages, admettre des notions nouvelles et de nouvelles méthodes, ou, si elle s’en montre incapable, succomber aux attaques de l’individualisme. Jusque-là, l’abolition de la communauté, avant que le moujik soit en mesure d’améliorer ses procédés de culture, aurait peu d’avantages économiques et peut-être de graves dangers politiques.

C’est aux paysans d’expérimenter eux-mêmes les mérites et les inconvénients des deux modes de tenure du sol. Si vastes que soient aujourd’hui les domaines communaux, le paysan aisé et entreprenant trouve encore assez de terre en dehors, pour arriver à la propriété individuelle, sans avoir nécessairement besoin d’abroger la propriété collective du mir. La Russie n’est point aujourd’hui contrainte de faire un choix entre deux régimes opposés, tous deux séculaires et également conformes aux habitudes nationales : rien ne l’oblige présentement à sacrifier l’un à l’autre. Chacun des deux modes d’occupation du sol a ses partisans, chacun peut avoir ses avantages sociaux, moraux, économiques. Grdce à l’étendue du sol russe, les deux formes rivales peuvent encore coexister, soit pour se redresser et se compléter mutuellement, soit pour triompher un jour définitivement l’une de l’autre, après avoir chacune fait leurs preuves.




CHAPITRE VII


Le régime de la communauté et la lutte de la grande et de la petite propriété. — Le mir, majorat des paysans. — Transformations que pourrait subir la commune agraire. — Ce régime peut-il s’adapter aux mœurs modernes ? — Que doit faire le législateur à l’égard de la propriété collective ? — Peut-on voir dans le mir un palladium de la société ? — Illusions à cet égard. — Le régime de la communauté et le problème de la population. — La propriété collective et l’émigration. — Les communautés de village et le socialisme agraire.


La compétition entre la propriété personnelle et la propriété collective se compliquera, en Russie, de la compétition habituelle entre la grande et la petite propriété, la grande et la petite culture. On n’a pas seulement à se demander quel est le mode d’appropriation du sol, mais aussi quel est le mode d’exploitation qui doit finalement l’emporter. Les habitudes et les lois de succession ne sont pas seules à régler l’étendue des terres, possédées ou exploitées par un seul individu ; la structure du sol, les aptitudes agricoles de la terre ou du climat y ont aussi leur part. Il est des pays coupés, morcelés par la nature même, qui semblent voués d’avance à la petite propriété ; Il est des cultures, comme celle de la vigne par exemple, qui semblent appeler la division du travail et, par suite, la division du sol. Or quel peut-être, à ce double point de vue, le mode de propriété, le mode d’exploitation agricole le plus rémunérateur et le plus naturel en Russie ? Si une contrée semble tenir du sol la vocation de la grande culture et de l’exploitation mécanique, ne sont-ce pas ces larges plaines unies du tchernoziom où rien n’arrête la charrue et les machines ? ne sont-ce pas ces steppes sans fin où les troupeaux ne peuvent souvent trouver à s’abreuver qu’à des lieues de distance ? Il est vrai qu’aujourd’hui la propriété tend à se diviser, à se fractionner ; il est vrai que ce sont les grands propriétaires qui vendent, les paysans qui achètent. C’est là un fait incontestable, mais qui peut dépendre de conditions économiques transitoires plutôt que de conditions naturelles permanentes. Rien n’assure que, au mouvement actuel de morcellement des immenses domaines des anciens seigneurs, ne succédera pas un mouvement en sens inverse. Rien n’assure que, lorsque les capitaux seront plus abondants, la population plus dense, l’agriculture plus savante, la grande propriété et l’exploitation en grand ne reprendront pas rapidement l’avantage. Il y a là, comme en toutes choses, dans le monde économique, une question de concurrence. Le jour où la grande culture se montrerait plus productive, plus rémunératrice que la petite, la petite propriété individuelle serait exposée à de sérieux dangers. Elle ne serait guère mieux en état de soutenir la compétition de sa puissante rivale que les petits ateliers et les petites boutiques la compétition des grandes usines et des grands magasins[459].

Aujourd’hui, en Russie comme en France, il me paraît certain que la petite propriété n’a rien à redouter des envahissements de la grande. Le paysan pourrait perdre l’abri artificiel du mir sans avoir d’autres empiétements à craindre que ceux de ses pareils et des miroiédy qui seraient longtemps avant de reconstruire la grande propriété.

À cet égard, tous les raisonnements spéculatifs, tous les calculs prophétiques des adversaires de la tenure individuelle, du nihiliste Tchernychcvski à l’aristocrate prince Vasiltchikof, seraient démentis par les faits, demain en Russie, comme ils le sont aujourd’hui en France[460]. Dans les circonstances présentes, avec les conditions économiques spéciales à l’agriculture russe, avec les conditions faites à l’agriculture européenne par la concurrence du Nouveau Monde, avec les lois de succession qui à chaque génération coupent et morcellent le sol, la chute des communautés de village ne saurait tourner en Russie, comme jadis en Angleterre, à l’expropriation de la grande majorité des paysans. C’est là, pour nous, un fait indubitable ; mais, en dépit de toutes leurs exagérations, les défenseurs du mir restent en droit de demander si, les circonstances actuelles venant échanger, le moujik ne serait pas heureux de retrouver un jour dans sa commune une barrière contre les envahissements des grands domaines.

Un des caractères, en effet, les plus saillants des communautés de village, c’est qu’elles offrent au peuple des campagnes une véritable protection contre la concurrence du dehors, contre les classes urbaines et industrielles, contre ce que, en Russie non moins qu’ailleurs, on se plaît à nommer l’accaparement du capital. Aujourd’hui même, dans la compétition naturelle de la grande et de la petite propriété, le régime communal russe est pour celle-ci un utile auxiliaire. Grâce à lui, la lutte entre les deux adversaires n’est pas égale. Actuellement, la petite propriété a, dans le mir, un retranchement derrière lequel son antagoniste ne peut l’atteindre, tandis que la grande propriété, dépourvue du rempart des majorats, combat à découvert, exposée, à toutes les attaques et à toutes les conquêtes de sa rivale.

À cet égard, la propriété commune, qui est inaliénable, constitue au profit des paysans une sorte de majorat ou de bien défendu, comme disent les Russes, avec cette différence que le majorât n’assure que l’avenir des aînés de la famille, tandis que l’héritage communal profite à tous les habitants du village. En plusieurs régions de la Prusse et de l’Allemagnc, dans les provinces Baltiques même de la Russie, la loi ou la coutume applique, aux terres du paysan, les prérogatives et les entraves légales, ailleurs mises exclusivement au service de la noblesse : le paysan, comme le noble, a ses terres réservées qu’il ne peut aliéner[461]. En Russie, le majorat du moujik est collectif ou corporatif au lieu d’être individuel, il s’étend à la classe entière et non à quelques-uns de ses membres. Dans les deux cas, les garanties sont du même genre, dans les deux cas, les générations à naître sont protégées contre les dilapidations ou l’imprévoyance des vivants, et l’enfant contre les conséquences des vices de ses pères. Du moujik de la Grande-Russie on peut dire, comme du lord anglais, qu’il hérite de la richesse de son père et n’hérite point de son indigence. Il est un degré de pauvreté ou d’infortune au-dessous duquel un père ne peut laisser tomber ses descendants, ou un homme se précipiter lui-même. Aux déshérités le mir offre un asile. C’est ainsi que le considèrent parfois les paysans eux-mêmes, et c’est pour cette raison que les moujiks aisés, devenus propriétaires individuels, hésitent à abandonner leur commune. S’ils ne peuvent cultiver leur lot, ils le cèdent ou le louent à d’autres, regardant les terres du mir comme un en-cas pour de mauvais jours, une réserve pour leurs enfants ou pour eux-mêmes[462].

Dans un ordre d’idées analogue, l’un des plus éclairés et des plus sobres défenseurs du régime actuel, M. Kavéline, a pu dire que la propriété commune était, pour la population des campagnes, une sorte de société d’assurance. Grâce à elle, chaque famille est certaine de conserver un coin de terre et un foyer. Sans elle, l’ancien serf pourrait être tenté d’aliéner son lot, tenté de manger ou de boire le patrimoine de ses enfants. Il n’est pas douteux que le moujik, récemment émancipé, n’ait encore souvent besoin de cette protection contre lui-même. Ce qui le prouve, c’est qu’en dépit de ce régime tutélaire il n’est pas rare de lui voir engager frauduleusement aux mangeurs du mir la terre, le nadêl qu’il n’a point le droit de vendre[463]. Quand les hommes les plus entreprenants sortiraient du mir pour s’établir sur leurs propres terres, ou se livrer dans les villes au commerce ou à l’industrie, la commune agraire resterait le refuge des pauvres, des faibles ou des timides. Avec un grand développement de la richesse, elle pourrait demeurer comme une sorte d’atelier national, ou, selon l’expression d’un de ses critiques, comme une sorte de workhouse agricole, librement administré par ses habitants, et indépendant de la charité publique ou privée[464].

Loin de la réduire à un rôle aussi humble, les progrès de la richesse et de la population pourraient un jour étrangement transformer les destinées de la propriété indivise et l’appeler à une vocation toute différente. Aujourd’hui, en face des grands domaines des anciens seigneurs, la terre communale représente, en Russie, la petite culture en même temps que la petite propriété. Si les achats des paysans continuaient à morceler les domaines seigneuriaux, il ne serait pas impossible que le rôle des deux modes de propriété ne fût un jour interverti. La grande et la petite culture ont chacune leurs avantages, chacune leurs défauts. Si, au point de vue social, on peut souvent préférer la seconde, au point de vue agronomique, au point de vue de la production, il est difficile, en certaines régions, de ne point préférer la première. Or, la propriété commune a cette singulière faculté de se prêter également à la petite culture et à la grande, de pouvoir réunir les avantages agricoles de l’une et les avantages sociaux de l’autre. Aux partages temporaires entre les familles, rien n’empêche de substituer un jour une exploitation en bloc par la commune, ou par grandes fermes, louées au compte de la communauté. Certes, ce serait là, pour le mir, une transformation qui le dénaturerait aux yeux de beaucoup de ses partisans ; mais peut-être un jour, si la tenure collective persiste jusque-là, trouvera-ton que c’est le seul moyen de la faire vivre et de la justifier. Sous ce rapport, en effet, elle offre d’incontestables avantages sur la propriété individuelle et morcelée. Dans un pays de grandes plaines et dans un âge de machines à vapeur, le régime de la communauté ne s’adapterait-il pas mieux que son rival à une exploitation rationnelle et scientifique ? Réunis en une sorte de syndicat permanent, membres d’une société agricole, dont ils seraient en même temps actionnaires et ouvriers, les paysans trouveraient sur les terres communales un champ libre à la grande culture.

Sous le régime même des partages périodiques, en dehors de toutes ces lointaines hypothèses, la communauté, qui semble, d’ordinaire, un obstacle à tout progrès, pourrait encore parfois faciliter aux moujiks l’amélioration de leurs terres et de leur système d’exploitation. L’autorité du mir a déjà, dans quelques rares villages, introduit des méthodes plus rationnelles. On cite des communes qui ont abandonné par délibération l’ancien mode d’assolement triennal, d’autres qui ont rendu la fumure des champs obligatoire. Les progrès de l’instruction ne pourraient-ils un jour tirer parti de cette réunion des forces villageoises ? L’association semble seule en état d’utiliser toutes les ressources du sol russe, seule en état de parer à tous ses défauts naturels. Comment contester aux défenseurs de la communauté qu’elle saurait, mieux que le paysan isolé, entreprendre les grands travaux nécessaires à la mise en complète valeur du territoire national, dessécher les marais du nord et de l’ouest, irriguer ou reboiser les steppes du sud et de l’est ?

Il est vrai que, avec la pauvreté et avec l’ignorance actuelles du moujik, seul aujourd’hui directement intéressé dans le mir, toutes ces améliorations, qui semblent la vocation naturelle de la communauté, sont visiblement au-dessus des forces, pour ne pas dire au-dessus de l’intelligence de ces propriétaires collectifs. Il faudrait des générations pour que les communes pussent, à cet égard, comprendre leur intérêt et leur devoir, pour qu’elles sussent au besoin s’associer entre elles, afin de mieux lutter contre les défauts du sol et du climat, souvent accrus aujourd’hui par l’incurie de l’homme. Or, cet esprit d’initiative et d’entreprise, qui seul pourrait tirer parti de la communauté, semble devoir longtemps rester étranger aux communes de paysans, et les adversaires du régime actuel sont peut-être fondés à dire que ce régime même en a tué le germe dans le paysan et la commune.

En résumé, je n’oserais, pour ma part, affirmer que le mode de propriété des âges primitifs est absolument incapable de s’adapter aux besoins du monde moderne. De toutes les objections adressées à la propriété collective, la plus forte à mes yeux est précisément celle que fournit l’antiquité même de la tenure commune du sol.

S’il était utile aux habitants et conforme à la loi naturelle du progrès, comment le régime de la communauté a-t-il presque entièrement disparu des pays les plus riches et les plus civilisés ? Cette décadence ne saurait s’attribuer à des circonstances fortuites. Lorsqu’une institution, qui a existé autrefois sur de vastes espaces, ne se retrouve plus qu’à l’état de vestiges, dans quelques contrées isolées, n’est-on pas tenté de la croire inconciliable avec le développement des sociétés humaines ? — C’est là, on ne saurait le nier, un sérieux motif de douter de l’avenir de la propriété commune. Quelle qu’en soit la valeur, cette objection n’est toutefois pas décisive. Rien ne démontre qu’un procédé économique de l’enfance des sociétés ne puisse être rajeuni et approprié à l’esprit d’une civilisation déjà mûre. Ne pourrait-on pas découvrir dans les lois ou les coutumes de l’Europe moderne, dans le jury par exemple, plus d’une trace qui remonte aux barbares ? Et quand cela ne serait point, n’y a-t-il pas quelque témérité à interdire aux sociétés humaines toute voie en dehors des routes frayées, ou à prétendre que tous les peuples doivent exactement passer par les mômes étapes ?

Dans le monde moderne se livre, depuis la révolution française, un grand combat. Deux principes ennemis, parés de noms et de titres divers, l’un ramenant tout à l’individu, l’autre tout à la communauté, se font une guerre dont nul ne saurait prévoir l’issue. À une époque où l’on parle tant d’association et de coopération, où des millions d’êtres humains rêvent de mutualité et de solidarité, le législateur hésitera longtemps à biffer à coups d’oukazes une forme de propriété qui réalise partiellement ce qui, en d’autres pays, semble une utopie. En lui léguant la propriété collective, le passé a chargé la Russie d’une expérience qui, une fois abandonnée, ne saurait être reprise sans bouleversement. Plus l’objet en est grave, plus il importe que l’expérience soit complète, patiente même. La Russie en doit pour ainsi dire compte à la civilisation. L’un des grands avantages du monde moderne, c’est la variété, l’individualité des peuples. Les États sont pour la civilisation autant d’ateliers, autant de laboratoires diiîérents et rivaux ; chaque nation est un ouvrier ayant son génie et ses outils propres, et il y a profit à ce que toutes ne travaillent pas toujours sur le même patron, ne se copient pas sans cesse les unes les autres. Grande encore au point de vue politique » religieux, juridique, la variété est presque nulle au point de vue du droit de propriété. Seuls, dans le monde chrétien, les Slaves gardent encore à cet égard quelque originalité ; c’est un point sur lequel ils peuvent se faire scrupule d’imiter prématurément l’Europe. Seule, dans les deux mondes, la Russie est, par ses traditions et l’étendue de son territoire, à même d’expérimenter concurremment les deux modes opposés de propriété. On ne saurait pour cela compter sur les Slaves du sud, moins avancés en civilisation, ou déjà envahis par les influences germaniques et latines. Si la communauté du sol doit être mise à l’épreuve en dehors de l’île d’Utopie ou des Icaries révolutionnaires, c’est en Russie, et si l’épreuve veut être concluante, il faut qu’elle dure au moins jusqu’à la libération des terres du moujik.

En attendant, le rôle du gouvernement et de la législation, en face de cette question si passionnément controversée, me paraît des plus simples et des plus commodes. Entre les deux modes de propriété, tant prônés des uns, tant vilipendés des autres, le gouvernement n’a pas de choix à faire ; il n’est pas juge dans le procès bruyamment plaidé autour de lui pour la tenure du sol. C’est au pays, et au peuple, avec le concours du temps, de rendre la sentence définitive entre les deux adversaires. Le pouvoir n’a, croyons-nous qu’à garder la neutralité, ne proscrivant, ne favorisant ni l’un ni l’autre, les abandonnant à eux-mêmes et leur laissant combattre leur propre bataille. Si, dans les plaines russes, la propriété collective et la propriété individuelle ne peuvent vivre côte à côte, les faits, les mœurs, les besoins du pays, l’intérêt personnel du cultivateur donneront naturellement gain de cause à la plus forte, à la plus utile, ou à la plus productive des deux rivales. Le mir ne peut-il se plier aux progrès de l’agriculture et aux exigences de la vie moderne, le mir se dissoudra peu à peu de lui-même, du libre consentement des communes, sans l’intrusion de la loi et de l’État.

Il n’y a pas de lois à faire contre les communautés de village ; sous l’empire de la législation actuelle, elles sont bien plus faciles à détruire qu’à reconstruire. Dans la lutte engagée entre elles deux, ce sera là, pour l’avenir, une grande cause d’infériorité de la communauté vis-à-vis de la propriété individuelle. S’il y avait un jour, dans un demi-siècle, dans un quart de siècle, à légiférer sur les terres communales, ce serait plutôt en leur faveur que contre elles, ce serait pour en sauver les débris au moyen de précautions légales, analogues à celles de la France en pareille matière[465]. Jusqu’à cette époque, que les dispositions actuelles du moujik font paraître encore éloignée, le mieux, pensons-nous, est de s’en fier au temps et à la nature, aux progrès de l’instruction et au libre jeu des intérêts, en un mot à la libre concurrence qui, plus que personne, est capable de décider entre les divers modes de tenure du sol. Au risque de heurter également les adversaires et les partisans du mir, au risque de blesser certaines préventions ou traditions économiques, je confesse qu’à mon sens c’est ici le cas ou jamais d’appliquer le laissez-faire, le laissez-passer de nos vieux économistes.

Quand la propriété collective, suivant le type du mir, sortirait victorieuse de l’épreuve présente, pourrait-elle, s’acclimater chez des nations où l’étendue des terres et la densité de la population sont en de tout autres rapports qu’en Russie ? pourrait-elle se transplanter sur le sol de notre vieille Europe dont elle a presque entièrement été extirpée depuis des siècles ? À cet égard, les Russes les plus enthousiastes de la commune moscovite se font rarement illusion ; bien peu croient que leur institution favorite puisse jamais être importée en Occident. N’apercevant point, pour les nations modernes, d’autre ancre de salut, beaucoup déplorent que nous soyons inféodés à un mode de propriété, radicalement vicieux, qui doit tôt ou tard entraîner la chute de nos États les plus florissants.

Une chose certaine, c’est qu’une contrée comme la France, où, sous le régime de la propriété personnelle, la plus grande partie de la terre tend à passer dans la possession directe des cultivateurs, sera toujours peu tentée d’emprunter des institutions d’un autre âge ou d’un autre pays pour introduire chez elle une transformation qui se fait sans cela. Si jamais un peuple civilisé avait, sous une forme ou sous une autre, recours à ce qu’on a nommé la nationalisation du sol, ce serait plutôt un État comme l’Angleterre, où la population est pressée, le sol restreint et la propriété condensée en peu de mains. Dans un pays comme le nôtre, la démocratie même gagnerait peu à une telle révolution, si grande qu’elle semble. Le triomphe de la collectivité dans la propriété foncière ne serait point, en effet, le triomphe du communisme ni même de l’égalité des conditions, car, si elles peuvent vivre en Russie ou ailleurs, les communautés agraires ne le feront qu’en s’adaptant à la liberté individuelle, et par suite à une certaine inégalité.

Quant à croire, avec tant de Russes, qu’il y ait là une solution complète et rationnelle de ce qu’on appelle le problème social, c’est une erreur manifeste. Peut-être serait-ce une solution dans un pays primitif, encore tout rural et agricole, tel que l’a été longtemps la Russie. Chez les peuples modernes, avec la division du travail entre l’agriculture et l’industrie, entre les campagnes et les villes, il n’en saurait être de même. Quel lot de terre donner aux millions d’habitants de nos capitales ? Où prendre une dotation foncière pour les familles entassées dans nos villes ? et, grâce à l’industrie et au commerce, grâce au développement même de l’aisance, les villes iront toujours en attirant dans leurs murs une plus notable partie de la population. Ce dont souffre surtout l’Europe occidentale, ce dont souffre presque uniquement la France, c’est un prolétariat manufacturier urbain, et ce que certains Russes nous offrent pour remède, comme une sorte de panacée sociale, n’est qu’une recette villageoise, tout au plus bonne pour les campagnes.

En Russie même, la propriété collective peut-elle jamais atteindre les hautes destinées que rêve pour elle plus d’un patriote ? est-il possible que dans le vieil empire slave, préservé par son isolement géographique et historique de la contagion occidentale, le mir moscovite serve de fondement à une civilisation nouvelle, originale, exempte des vices de la civilisation classique, pure des taches du salariat, du prolétariat, du paupérisme ?

Selon certains Russes, en effet, la Russie n’a qu’à demeurer fidèle à son histoire et à sa commune rurale pour donner naissance à une société aussi brillante, aussi prospère et autrement harmonieuse et saine que celles d’Occident, à une société dégagée des luttes de classes et libre de tous les principes morbides qui, à les en croire, menacent les nations de l’Europe d’une précoce décomposition[466].

Que vaut cette prétention de fonder, à l’aide d’un autre régime agraire, une nouvelle civilisation, nette des souillures de nos sociétés occidentales ? Au fond, toute cette thèse aboutit à cette question : Peut-il y avoir une haute civilisation, une haute culture, sans grande industrie, sans grand commerce, sans grandes villes ? Peut-il y avoir dans l’avenir, en Russie ou ailleurs, une société prospère et indéfiniment progressive, où, comme dans la Russie contemporaine, l’élément urbain reste à perpétuité relativement peu considérable et toujours subordonné ? Si, à l’aide de la propriété collective et du mir, il est possible d’édifier une société nouvelle à base plus large et mieux assise que les nôtres, ce ne peut être, en effet, qu’une société exclusivement agricole et essentiellement rurale[467].

La panacée sociale des slavophiles et de leurs émules n’a de vertu, disons-nous, que pour des villageois, et, pour ces derniers, pour les campagnes mêmes, est-ce bien là un remède certain, un spécifique infaillible ? Comment ne pas voir que, pour posséder toute son efficacité, le régime de propriété, en usage dans les campagnes russes, a besoin de larges espaces ? Pour reconnaître à chaque habitant, à chaque couple adulte, une sorte de droit à la terre, il faut avant tout avoir des terres et des terres libres. Les communes russes, celles au moins qui sont assez bien dotées territorialement, ont des réserves qu’elles gardent pour les nouveaux copartageants. C’est là en réalité le seul moyen de satisfaire tous les ayants droit, au fur et à mesure de leur apparition sur la scène du travail, mais un tel système exige des vides dans la population ou des vacances dans les terres cultivées. Au banquet de la propriété foncière il est facile à un pays neuf de convier tous les nouveaux venus ; mais tôt ou tard il devient malaisé de faire place aux arrivants sans gêner les premiers assis au festin. Le nombre des convives augmentant toujours sans que la table commune s’élargisse, ne finiront-ils point par se trouver tous à l’étroit, par n’avoir chacun qu’une maigre et insuffisante portion ?

En restreignant les terres disponibles et en rétrécissant le lot de chaque famille, tout accroissement de la population tend à diminuer la facilité des partages et le bien-être des copartageants. C’est là, pour l’avenir, ce qui menace peut-être le plus la propriété collective du moujik. Une chose avérée, en effet, et facile à comprendre, c’est que le régime du mir sollicite à l’accroissement de la population aussi bien qu’au mariage, chaque famille ayant droit à une part du sol d’autant plus grande qu’elle compte plus de bras et de travailleurs. En prenant le terme de prolétaire dans le sens étymologique, procréateur d’enfants, rien n’encourage plus au prolétariat que le système de tenure qui donne une prime aux nombreuses familles. Par là aussi, en enlevant aux parents une part des soucis que donnent naturellement les enfants, le régime de la communauté agraire peut indirectement fomenter le prolétariat, dans le sens économique du mot, car, le sol étant restreint, ce régime risque d’amener à une multiplication des hommes plus rapide que la multiplication des moyens d’existence où de bien-être[468]. Sur ce point, la propriété collective est en opposition avec la propriété personnelle héréditaire. Dans l’une et l’autre, le même mobile, l’intérêt individuel, produit des effets contraires. La propriété personnelle, sous le régime du partage égal du moins, tend à limiter, dans chaque famille, le nombre des enfants qui doivent partager le domaine paternel. À notre sens, ce serait peut-être là le plus sérieux reproche qu’on lui puisse faire. Au-dessous de la question de propriété, nous découvrons ainsi le problème de la population[469].

À cet égard, les deux modes de propriété ont des effets inattendus et presque également outrés en sens inverse. Il n’y a pas encore un siècle qu’Arthur Young écrivait que, avec notre régime de propriété, la France deviendrait bientôt une garenne de lapins. Les faits ont montré combien ces craintes de multiplication excessive étaient vaines. En limitant l’accroissement de la population, notre régime agraire tend à mettre des bornes au morcellement même du sol qu’on l’accusait de devoir porter à l’infini. Il en est tout autrement de la propriété collective ; en stimulant la reproduction de la population, elle restreint sans cesse la part du sol attribuable à chacun, elle coupe et émiette de plus en plus les terres, en sorte qu’à la longue elle risque de se rendre elle-même impossible ou illusoire.

Si faible qu’y semble la densité de la population, dans les gouvernements même les plus peuplés, les effets de cette loi naturelle se font déjà sentir dans beaucoup de contrées de la Russie. Dans nombre de communes, les paysans se trouvent à l’étroit, les lots accordés au moujik lors de l’émancipation sont déjà notablement réduits, et, à chaque partage, ils deviennent plus exigus ; le mal s’aggrave avec les années et l’accroissement de la population. Les communautés de village, grâce, en grande partie, il est vrai, aux défauts de leur exploitation, étouffent sur des terres qui souvent, en Occident, suffiraient à un nombre double ou triple d’habitants. S’il en est ainsi, moins de vingt-cinq ans après l’émancipation et la dotation territoriale des paysans, que sera-ce en un siècle ; que sera-ce en deux ou trois siècles[470] ?

Dans un empire comme la Russie, où, en Europe et en Asie, il y a des centaines de millions d’hectares inoccupés, où de vastes solitudes attendent en vain des habitants, l’on ne saurait, s’écrient les défenseurs du mir, s’inquiéter du manque de terres. Dans un tel État, il est aisé de réparer toutes les injustices de la nature ou de la société, aisé de résoudre le problème, insoluble pour les vieux États de l’Occident, d’une équitable répartition du sol et de la richesse. En Russie, il y a assez de place et assez de ressources naturelles pour égaliser autant que possible les inégalités sociales, pour supprimer le prolétariat, sans attenter aux droits de la propriété individuelle, des communes rurales ou du trésor. Il n’y a qu’à régulariser l’émigration ou plutôt la colonisation intérieure, il n’y a qu’à donner une direction et assigner une demeure aux milliers de paysans qui, chaque été, quittent en troupe leur commune natale à la recherche de terres vacantes, et cela souvent sur la foi de fausses rumeurs ou de menteurs émissaires[471].

La Russie ressemble, en effet, à l’une de ses riches communes, bien loties de terres, qui possèdent pour les nouvelles générations de vastes réserves territoriales. Les steppes du sud, certaines régions de l’Oural et du Caucase, la Sibérie méridionale surtout, lui offrent, pour une suite plus ou moins longue d’années, un déversoir au trop-plein des communautés de village de l’intérieur. C’est à l’État de savoir mettre à profit de pareilles ressources, et, sous Alexandre III, il s’en est sérieusement occupé[472]. Si grandes qu’elles soient, ces réserves de terres s’épuiseront pourtant un jour, et cela peut-être beaucoup plus tôt que ne le supposent les patriotes qui s’en laissent imposer par l’immensité des surfaces comprises dans l’empire. Quelque éloigné qu’il semble, ce jour viendra, en Russie avec la propriété collective, comme en Amérique avec la propriété individuelle, et ce jour-là, les deux modes de tenure du sol resteront en présence, avec leurs avantages et leurs inconvénients intrinsèques, sans que ni l’un ni l’autre puisse appeler à son secour l’émigration. Alors, si sa vie se prolonge jusque-là, sonnera l’heure critique pour la propriété collective, resserrée de plus en plus à l’étroit par la multiplication des habitants, et accusée de répondre de moins en moins à ce qu’on attend d’elle, la mise de la terre à la portée de tous. Compter sur une colonisation indéfinie pour faire vivre un mode de propriété, ce n’est au fond que reculer la difficulté. Quel que soit le mode de tenure du sol, les hommes ne sauraient tous être largement pourvus de terres que là où il y a beaucoup de terres et peu d’habitants.

Je terminerai cette étude, exempte de tout parti pris, par une dernière remarque. À Pétersbourg et à Moscou, l’on se flatte qu’en conservant le domaine communal du paysan, à côté du domaine héréditaire du noble ou du marchand, la Russie échappera aux luttes de classes qui troublent l’Occident. C’est là, pour beaucoup de Russes, une sorte d’axiome incontesté ; mais, sur ce point encore, nous craignons qu’ils ne se fassent illusion. S’il n’y a point aujourd’hui de luttes de classes en Russie, d’antagonisme conscient et déclaré, entre le propriétaire et l’ouvrier, entre le travail et le capital, cela tient moins à l’existence du mir qu’à l’état social, religieux, intellectuel, du peuple. Le jour où viendraient à lever les semences révolutionnaires que tant de jeunes mains travaillent à répandre, ce jour-là, le mode de propriété, tant vanté des slavophiles, serait pour la société russe un bien faible palladium. Le mir, tel qu’il existe aujourd’hui, avec toute une classe de propriétaires fonciers en dehors de lui, a en effet un grave inconvénient social, l’inconvénient de partager la population rurale, comme la propriété, en deux catégories, en deux classes nettement tranchées. Tandis qu’en France il y a, du plus grand au plus petit détenteur du sol, une chaîne continue et graduée de propriétaires, de tout rang et de toute fortune, en Russie, le grand propriélaire, le pomêdilchik, qui demeure en dehors du mir, est entièrement séparé des communes de paysans ; par là même, il est en quelque sorte désigné à leur jalousie et peut-être un jour à leurs convoitises. L’un des défauts de la commune russe, qu’on nous représente comme le plus sûr obstacle à la division de la société en classes hostiles, c’est précisément de couper la population des campagnes en deux classes ayant des intérêts différents, si ce n’est opposés.

Ce serait là un véritable danger pour l’avenir, si, grâce aux achats de terre faits par les paysans, il ne se formait peu à peu, entre le pomêchtchik ou propriétaire foncier et le moujik des communes, une classe intermédiaire de petits propriétaires, tenant en même temps à l’un et à l’autre. Ces paysans, qui sont à la fois membres du mir, et, en dehors du mir, propriétaires individuels, comme l’ancien seigneur et le marchand des villes, ces paysans, qui dans leur personne réunissent les deux modes de propriété, pourront servir de lien entre les deux classes séparées par la tenure du sol. Sans ce groupe intermédiaire qui devient d’année en année plus nombreux, la Russie ne saurait longtemps échapper à l’antagonisme des deux modes de propriété et aux luttes sociales que les révolutionnaires s’efforcent de provoquer chez elle.

En Russie, nous dit-on, il y a place pour tous les droits et tous les intérêts ; mais, lorsque le paysan se trouvera trop à l’étroit dans le patrimoine du peuple, êtes-vous sûr de l’empêcher de jeter un œil de convoitise sur les domaines privés contigus ? Le moujik, aujourd’hui même qu’il demeure encore sourd à toutes les prédications « nihilistes », n’est-il pas enclin à se croire spolié au profit du pomêchtchik, à rêver, pour lui ou ses enfants, de nouvelles distributions de terres ?

Au lieu de fermer à jamais aux révolutionnaires la porte de l' izba du villageois, le mir pourrait bien un jour la leur ouvrir[473]. Ce sera au nom du mir, qu’on nous représente comme la sauvegarde de la société, que le paysan sera invité à s’arrondir, à faire rentrer toutes les terres dans le domaine communal[474]. La commune russe, telle qu’elle existe dans l’ancienne Moscovie, est en effet un facile moyen de s’emparer du sol au profit des masses, c’est le seul procédé pratique, encore connu, pour appliquer à la terre les théories du partage égal, sans voir l’inégalité renaître du partage même. Ailleurs, le plus grand obstacle à toute tentative communiste agraire est dans les mœurs ; or, grâce au mir, les mœurs du peuple ne s’y opposent point.

De ce que les communautés de village pourraient, à certaine heure, servir d’instrument ou d’appât aux révolutionnaires, faut-il conclure qu’elles doivent au plus tôt être abolies législativement, comme pernicieuses pour la société ? Nullement, à notre avis, car, en voulant ainsi prévenir le mal, on courrait grand risque de l’aggraver. Ce qui peut, à tel moment, offrir à la propagande anarchique une prise sur le paysan, c’est moins en effet le mir lui-même, que les vagues notions répandues dans le peuple par les usages du mir ; or, ces idées, ces confuses aspirations ne peuvent être étouffées par un oukaze supprimant les communautés de village. Tant que l’antique mode de tenure gardera les sympathies des paysans, le gouvernement ne saurait porter la main sur le mir sans violenter les mœurs et la conscience juridique du peuple des campagnes, par suite, sans s’exposer lui-même un jour à de périlleuses revendications[475].

Les Russes se plaisent à nous représenter la propriété collective comme un remède souverain, un spécifique infaillible contre le socialisme et le communisme ; si le mir a cette vertu, c’est conformément à la méthode qui, pour préserver d’une maladie, l’inocule. On pourrait dire que, avec la commune russe, le communisme, ou mieux le socialisme agraire, a été inoculé à la Russie, — que, grâce au mir, il circule inconsciemment dans ses veines et dans son sang. Le virus, à cette dose, restera-t-il toujours inoffensif ? Sera-ce un préservatif contre la contagion du dehors, ou, au contraire, déterminera-t-il un jour, dans l’organisme social, des désordres inattendus et des troubles graves ? L’avenir nous l’apprendra. En attendant, c’est là, pour les sociétés, un mode de traitement dont les gens prudents n’oseraient leur conseiller l’essai, de peur de leur faire prendre le mal dont on prétend ainsi les défendre.

Aujourd’hui même qu’il ferme l’oreille aux prédications révolutionnaires, le moujik ne se contente pas toujours d’attendre patiemment, de la bonté du tsar, de nouvelles allocations de terres. En passant près des biens de son voisin le pomechtchik, il leur jette souvent de côté un regard de convoitise[476]. Parfois même, dans ses démêlés avec les propriétaires riverains, le paysan cherche à étendre, à leurs dépens, le domaine du mir. Sous l’empereur Alexandre III qui, lors de son sacre, a eu la loyauté d’avertir les délégués des paysans que la question de propriété était définitivement réglée, il y a eu, en diverses provinces, des émeutes agraires. Pour les réprimer, il a fallu plusieurs fois faire intervenir la troupe ; l’autorité a profité des lois édictées contre les révolutionnaires pour faire passer les chefs des paysans devant un conseil de guerre. La chose se fait, autant que possible, sans bruit ; les journaux ont ordre de garder le silence sur toutes les affaires de ce genre. En 1886, par exemple, il y avait une émeute de paysans dans le gouvernement de Penza. En 1887, c’était dans le gouvernement de Riazane ; en 1888, dans le gouvernement de Kazan. Et, chaque fois, la troupe a dû donner ; les chefs des mutins ont été jugés par des commissions militaires. L’abolition officielle de la peine capitale ne les a pas empêchés d’être condamnés à mort. On m’assure qu’on a ainsi parfois pendu des douze et quinze paysans d’un coup. Avec moins de sévérité, peut-être aurait-on du mal à maintenir la paix sociale.

Quant à croire, comme le proclamaient naguère encore beaucoup de ses panégyristes, que la propriété collective est un sûr antidote contre le poison révolutionnaire, qu’avec elle, la Russie est certaine de rester indemme de toutes les épidémies politiques, c’est là un préjugé dont les innombrables complots et les audacieux attentats des dernières années d’Alexandre II n’ont que trop démontré l’ingénuité. Les mines et les bombes, la nitroglycérine et la dynamite se sont chargées de désabuser les plus confiants. Contre la sape du nihilisme et les explosions révolutionnaires, le mir moscovite est une assurance manifestement insuffisante. Après l’assassinat du libérateur des serfs, un Russe ne peut plus soutenir que tous les troubles périodiques de l’Occident proviennent de notre mode de propriété, que les questions sociales engendrent seules les révolutions, que, pour échapper aux commotions violentes, la Russie n’a qu’à mettre la terre à la portée de tous.




TABLE DES MATIÈRES




LA NATURE, LE CLIMAT ET LE SOL.


Chapitre i. — Difficulté de connaître la Russie. — Description de la terre russe. En quoi se distingue-t-elle de l’Europe occidentale ; en quoi est-elle européenne. 1
Chapitre ii. — Les deux grandes zones de la Russie. — La zone des forêts et la zone déboisée. — Subdivisions de cette dernière. — La région de la Terre noire. — La région des Steppes. — Steppes accidentelles. — Steppes éternelles. 14
Chapitre iii. — Homogénéité de la terre russe. Ces vastes plaines étaient destinées à l’unité politique. — Inégale densité de la population. — Comment elle a longtemps été distribuée d’une manière tout artificielle. — Importance relative des diverses régions, les parties vitales et les parties accessoires. — La Russie un pays de colonisation. Contradiction de sa double tâche. 34


LES RACES ET LA NATIONALITÉ.


Chapitre i. — Le peuple russe est-il un peuple européen ? Y a-t-il en Russie une nationalité homogène ? Intérêt de cette double question. — Le musée ethnographique de Moscou. — Raisons de la multiplicité des races sur ce sol uniforme. — Raisons de leur fusion encore inachevée. — Comment les cartes ethnographiques ne peuvent offrir que des données insuffisantes. 51
Chapitre ii. — Les trois principaux éléments ethniques de la Russie. — Les Finnois. — Est-ce là un élément sans analogue dans l’Europe occidentale ? Diversité et isolement des groupes finnois encore subsistants. — Leur part dans la formation du peuple russe. — Le type russe et l’empreinte finnoise. — Cette parenté est-elle pour la Russie une cause d’infériorité ? Capacité de civilisation des Finnois. 60
Chapitre iii. — L’élément tatar ou turc. Tatars et Mongols. — Les Kalmouks. — Quelle est la proportion du sang tatar chez les Russes ? — Les Tatars en Russie et les Arabes en Espagne. — Lente élimination de l’élément tatar. — Influence ethnique des tribus turques avant les invasions mongoles. — Variété de type chez les Tatars actuels. Leurs mœurs, leur caractère. 74
Chapitre iv. — L’élément slave et la nationalité russe. — Slaves et Panslavisme. — Slaves et Letto-Lithuaniens. — Mode de formation du peuple russe, ses diverses tribus. — Leurs différences d’origine et de caractère. — Grands-Russes. — Blancs-Russes. — Petits-Russes. — L’Ukrainophilisme. 91
Chapitre v. — La Russie et les nationalités historiques de ses frontières occidentales. — Obstacles à la russification. — Allemands et influence allemande. Antipathie contre le niémets. — Allemands dans les provinces baltiques et en Pologne. — La question polonaise. — Intérêt réciproque des Russes et des Polonais à une réconciliation. — Nationalités plébéiennes et politique démocratique. 118


LE TEMPÉRAMENT ET LE CARACTÈRE NATIONAL.


Chapitre i. — Utilité et difficulté de l’étude du caractère national. — La Russie, un des pays où le milieu extérieur agit le plus sur l’homme. — De quelques effets du climat. — Le nord et la paresse du froid. — L’hiver et l’intermittence du travail. — Manque de goût pour l’activité physique. — L’insuffisance habituelle de l’alimentation, l’ivrognerie, l’hygiène et la mortalité. — Le froid et la saleté du Nord. — Les pays septentrionaux sont-ils plus favorables à la moralité ? 132
Chapitre ii. — Le caractère russe et la lutte contre le climat. — Le Nord loin d’être toujours la patrie naturelle de la liberté. — Résignation, passivité et endurcissement au mal. — Esprit pratique et instincts réalistes. — Impressions de la nature, sa tristesse. — Sa grandeur et sa pauvreté. — Effets de ce contraste. — Des prétendus goûts nomades des Russes. — La monotonie de la Grande-Russie et le manque d’originalité. 149
Chapitre iii. — La variété de la nature russe est dans les alternatives des saisons. — Comment les oppositions de l’hiver, du printemps, de l’été, ont réagi sur le tempérament national. — Le caractère russe est extrême, comme le climat. — Ses contradictions. — Sa flexibilité. — Sa faculté d’adaptation. — Une personnification historique du caractère national. 165
Chapitre iv. — Le caractère russe et le nihilisme. — Origine et nature du nihilisme : ses trois phases successives. — Par quels côtés il tient au tempérament national. — Combinaison de réalisme et de mysticisme. — En quel sens le nihilisme est une secte. — Procédés de propagande. — Instincts radicaux de l’esprit russe. — La femme slave et la question des femmes en Russie. 180


L’HISTOIRE ET LES ÉLÉMENTS DE LA CIVILISATION.


Chapitre i. — La Russie a-t-elle un héritage historique ? Est-il vrai qu’elle diffère de l’Occident par les principes de sa civilisation ? Diverses théories & cet égard. — Slavophiles et Occidentaux. Origine et tendances des slavophiles. — Comment les apologistes de la civilisation russe se rencontrent avec les détracteurs de la Russie. — Secrètes affinités du slavophilisme et du nihilisme. — Les trois conceptions de l’histoire et des destinées nationales. 309
Chapitre ii. — La première Russie et l’Europe. Traits de parenté et de ressemblance, traits dissemblables. — Les Varègues. — Le christianisme et l’éducation byzantine. — Les apanages et le déplacement du centre national. — La grande déviation de l’histoire russe. 225
Chapitre iii. — La domination tatare, ses effets sur les mœurs et le caractère national. — Sur la souveraineté et l’état politique. — Causes et caractères de l’autocratie moscovite. — En quoi la Russie du dix-septième siècle différait-elle de l’Occident ? — Lacunes de l’histoire russe. 237
Chapitre iv.] — Du retour de la Russie à la civilisation européenne. — Antécédents de l’œuvre de Pierre le Grand. — Caractère et procédés du réformateur. — Conséquences et défauts de la réforme. — Dualisme moral et social. — Comment l’autocratie semble avoir accompli sa tâche historique. 260


LA HIÉRARCHIE SOCIALE : LES VILLES ET LES CLASSES URBAINES.


Chapitre i. — Des distinctions de classes en Russie : en quoi elles sont extérieures et superficielles, en quoi elles sont profondes et persistantes. — Coup porté à l’ancienne hiérarchie sociale par l’émancipation. — Toutes les réformes postérieures tendent à l’abaissement des barrières de classes. — Comment, à cet égard, l’œuvre d’Alexandre II ressemble à l’œuvre de la révolution française ; comment elle en diffère. — Caractère et origine de toutes ces distinctions sociales. — Classes privilégiées et non privilégiées. — Défaut de solidarité des premières entre elles ; défaut d’homogénéité de chacune d’elles. — Classes accessoires. 283
Chapitre ii. — Disproportion entre la population urbaine et la population rurale. — Petit nombre relatif des villes en Russie et dans la plupart des pays slaves. — Explication de ce phénomène. — Raisons qui mettaient obstacle à l’agglomération de la population. — Les villes et leurs habitants avant Pierre le Grand. — Efforts de Pierre et de Catherine pour créer une bourgeoisie. 302
Chapitre iii. — Classification de la population urbaine depuis Catherine II. — L’artisan et le mechtchanine ou petit bourgeois. — Prolétariat urbain. — Comment il a d’ordinaire conservé le même esprit que le peuple des campagnes. — Les guildes de marchands et leurs privilèges. — Comment l’émancipation leur a ouvert l’accès de la propriété foncière. — Les citoyens honoraires ou bourgeois notables. La Russie naguère encore dépourvue des professions où se recrutait la bourgeoisie occidentale. — En quoi les réformes contribuent-elles à créer une bourgeoisie à l’européenne. 315


LA NOBLESSE ET LE TCHINE.


Chapitre i. — La noblesse et les paysans, personnifiant les deux Russies, semblent deux peuples superposés l’un à l’autre. — Par son origine et son mode de recrutement, le dvoriansivo russe diffère de toutes les institutions analogues de l’Occident. — Noblesse personnelle et noblesse héréditaire. — Grand nombre des nobles. — Des titres russes. — Les descendants de Runk et de Guédimine. — Pourquoi cette haute noblesse ne forme-t-elle pas une aristocratie ? — Constitution de la famille russe. Partage égal des biens entre les mâles. Conséquences politiques de ce système. — Tentatives pour acclimater le droit d’aînesse et les majorats. 339
Chapitre ii. — Comment le monopole de la propriété territoriale n’a pu conférer à la noblesse aucun pouvoir politique. — Raisons historiques de cette anomalie. La droujina des kniazea et le libre service des boyars. — Ancienne conception de la propriété : la vollchina et le pomêstié. — Le service du tsar, unique source de la fortune. — Les disputes de préséance et le mesinitchestvo. — Pourquoi il n’en pouvait sortir de véritable aristocratie. — À la hiérarchie des familles succède la hiérarchie des individus. — Le tableau des rangs et les quatorze classes du tchine. — Résultats de cette classification. 349
Chapitre iii. — Effets du tableau des rangs sur la noblesse. — Le fonctionnaire et le propriétaire, jadis réunis dans la personne du dvorianine, sont souvent dédoublés dans la noblesse actuelle. — De là dans son sein deux tendances opposées. — De l’esprit radical dans la noblesse et le tchinovnisme. — Le dilettantisme révolutionnaire. — La haute société et les cercles aristocratiques. — De l’usage du français comme barrière mondaine. — Défaut de nationalité et cosmopolitisme. 339
Chapitre iv. — Privilèges personnels des nobles et prérogatives de leur ordre. — Ce que l’émancipation a enlevé à la noblesse avec le monopole de la propriété foncière. — Le dvoriansivo menacé de lente expropriation. — Comment, sans en avoir été dépouillé, il a pratiquement perdu tous ses privilèges. — Importance des prérogatives conférées aux assemblées de la noblesse depuis Catherine II. — Pourquoi elles n’en ont su tirer aucun parti. — La Russie a-t-elle les éléments d’une aristocratie politique ? 332


LE PAYSAN ET L’ÉMANCIPATION DES SERFS.


Chapitre i. — La littérature russe et l’apothéose du moujik. — Diverses classes de paysans. — Origine et causes du servage. — La corvée et l’obrok. — Situation des paysans avant l’émancipation. — Napoléon III, libérateur des serfs. 396
Chapitre ii. — Questions soulevées par l’émancipation. — Prétentions et déceptions de la noblesse. — Les lois agraires. — Pouvait-on affranchir les serfs sans leur donner des terres ? — Raisons de la dotation territoriale des paysans. 416
Chapitre iii. — Mode et conditions du rachat des terres. — Avances du trésor. État actuel de l’opération. — Ralentissement dans les dernières années du règne d’Alexandre II. — Comment il existait encore, avec la corvée, une sorte de demi-servage qui n’a été supprimé que sous Alexandre III. — Pourquoi la propriété des affranchis leur est souvent onéreuse. — Inégalité de traitement des paysans suivant les diverses régions. — Le quart de lot gratuit. — Désappointement du paysan. Comment il concevait la liberté. 431
Chapitre iv. — Résultats de l’émancipation. — Comment les mœurs et l’état social en ont été moins affectés que ne le supposaient adversaires et partisans. — Les déceptions et leurs motifs. — Résultats économiques. — Combien ils diffèrent suivant les régions. Comment l’émancipation a souvent plus modifié les conditions d’existence du maître que celles du paysan. — Conséquences morales et sociales. 447


LE MIR, LA FAMILLE DU PAYSAN ET LES COMMUNAUTÉS DE VILLAGE.


Chapitre i. — L’émancipation n’a pas changé le mode de tenure du sol. — Le mir est-il une institution slave ? — Antiquité et origine de la propriété commune en Russie. — Vues diverses à ce sujet — Différence de la Russie moscovite et de la Russie occidentale au point de vue du régime agraire. 476
Chapitre ii. — Les communautés de village ont leur prototype dans la famille. — La commune souvent envisagée comme une famille agrandie. — Filiation des communautés de village et des communautés de famille. Les mœurs patriarcales chez le moujik et l’ancienne famille villageoise. — Autorité du chef de ménage. — Communauté des biens. — L’émancipation a relâché les liens domestiques. — Accroissement des partages de famille. Leurs inconvénients matériels et leurs avantages moraux. — Servitude des femmes, — Progrès de l’individualisme, ses conséquences.
Chapitre iii. — Communautés de village : du mode de partage et d’allotissement. — Grandes communautés et libre jouissance des terres vacantes. — Le mir actuel et les partages périodiques. — Partage par âmes et par tiaglos. — Époques de répartition. — Inconvénients des partages fréquents. — L’allotissement. Une partie défauts, reprochés au mir, retombe sur les grands villages agglomérés. — Conséquences du parcellement excessif.
Chapitre iv — La théorie et la pratique dans le mir, — L’égalité matérielle des lots n’entraine pas toujours l’égalité dans le partage. — répartition selon la capacité de travail ou les ressources des travailleurs. — Monographie d’une commune. Familles sans âmes familles fortes, moyennes, faibles. — Le mir providence. — Arbitraire et injustices. — L’usure. Les mangeurs du mir, — Oligarchie villageoise. — Paysans privés de terre et prolétariat rural. 516
Chapitre v. — Partisans et adversaires du régime de la communauté. — Fréquente exagération dans les deux camps. — Les défauts les plus justement reprochés au mir sont-ils tous inhérents à la propriété collective ? Beaucoup tiennent à la solidarité communale et au régime fiscal. — Situation faite aux communes par l’émancipation et le rachat. — De l’étendue du lot des paysans. — Le mir n’est réellement pas encore propriétaire. — Les communautés de village ne seront dans un état normal qu’après le payement des annuités de rachat. 548
Chapitre vi. — Du mode de dissolution de la communauté. — Les paysans de chaque village sont libres de supprimer le mir. — Pourquoi le font-ils si rarement ? — Opinion du moujik sur le mir. — Comment, tout en maintenant d’ordinaire le régime de la communauté, il ne répugne nullement à la propriété individuelle. — Achats de terre par les paysans. — Répartition du sol arable entre les communautés de village et les autres propriétaires. — Utilité et fonction de la propriété personnelle. — Les deux modes de tenure pourront-ils subsister côte à côte ? 566
Chapitre vii. — Le régime de la communauté et la lutte de la grande et de la petite propriété. — Le mir majorat des paysans. — Transformations que pourrait subir la commune agraire. — Ce régime peut-il s’adapter aux mœurs modernes ? — Que doit faire le législateur à l’égard de la propriété collective ? — Peut-on voir dans le mir un palladium de la société ? — Illusions à cet égard. — Le régime de la communauté et le problème de la population. — La propriété collective et l’émigration. — Les communautés de village et le socialisme agraire. 583




  1. Ces lettres, outre des renseignements précieux pour le présent volume, particulièrement pour tout ce qui touche à l’émancipation, m’ont fourni les éléments d’une étude sur les ressorts cachés de la politique russe. Voy. : Un homme d’État russe contemporain, d’après sa correspondance inédite (Paris, Hachette).
  2. Je rappellerai au lecteur que toute cette description de la Russie et des peuples qui l’habitent a été écrite avant l’apparition du volume de la Géographie universelle de M. Élisée Reclus, consacré à l’Europe Scandinave et russe. (Voyez la Revue des Deux Mondes des 15 août et 15 sept. 1873).
  3. Aujourd’hui ; il n’est plus exact que l’empire russe soit le plus vaste du globe. L’empire britannique, accru par de continuelles annexions en Asie, en Océanie, en Afrique surtout, l’emporte pour la superficie ; quant à sa population, elle est presque triple de celle de l’empire du Nord ; mais ce dernier garde le double avantage de la contiguïté des territoires et d’une population plus homogène.
  4. Asie centrale, t. III, p. 34.
  5. Les expériences, faites à l’aide de flotteurs, par M. Pouchet, à bord du yacht du prince de Monaco, tendent à montrer que le courant atlantique qui réchauffe l’Europe ne provient pas du golfe du Mexique. Dans ce cas, il n’y aurait qu’à substituer ici, au nom de gulf-stream, celui de « courant européen ».
  6. Murchison, Verneuil et Keyserling, Geology of Russia and the Ural mountains. D’après les dernières recherches des géologues russes, les blocs charriés par les glaces ou par les glaciers ne descendraient pas tout à fait aussi loin ; ils s’arrêteraient, au sud, vers Toula et Riazane, là où commence la zone de la Terre-Noire, dont ils marqueraient la limite septentrionale.
  7. « La Russie est une sixième partie du monde », aurait dit un jour l’empereur Alexandre III, fière parole que la géographie ne dément point.
  8. La proportion des bois, qui va d’ordinaire en croissant du Sud-Ouest au Nord-Est, varie de 30 à 75 pour 100 de la superficie totale.
  9. Les kourganes ou moghili se rencontrent aussi dans le Nord, et en Sibérie comme en Russie. De nombreuses fouilles, opérées dans ces dernières années, ne laissent aucun doute sur la destination funéraire de ces tumuli.
  10. Le Play, Description du bassin du Donets ; Voyage du prince Demidof dans le Sud de la Russie, t. III.
  11. Zufällige-Steppen, — Ewige-Steppen, dit M. Tutzmann dans un mémoire joint à celui de M. Kœppen ; — Beiträgezur Kenntniss des russischen Reiches, Saint-Pétersbourg, t. XI. — M. Séménof se sert des noms, pour nous un peu barbares, de région tchernosémienne steppienne et région steppienne on tchernosémienne (Statistitcheski Vrémennik, 1871.)
  12. Certains Russes ont rêvé de rendre un jour à la Caspienne son ancienne étendue, avec son ancien niveau, en y déversant les eaux de la mer Noire ou de l’Azof, au moyen d’une tranchée à travers l’isthme ponto-caspien. D’autres, moins ambitieux, se contenteraient d’un canal à écluses entre l’Azof et la Caspienne pour donner au Volga un débouché sur la Méditerranée, et, à l’Europe, une voie navigable vers l’Asie centrale. Ce dernier projet n’a rien de chimérique.
  13. Il fallait toute l’ignorance occidentale sur la Russie pour parler « de renvoyer les Russes dans leurs steppes, d’où ils n’eussent jamais dû sortir ». Loin de venir des steppes, les Russes n’y ont mis le pied qu’à une époque relativement récente.
  14. Voyez dans la Revue des Deux Mondes notre article du 15 août 1873 et dans la Rousskaïa Mysl (janv. 1881) une étude de M. Vénioukof, publiée depuis la 1re édition de cet ouvrage.
  15. Les « revisions », effectuées à des intervalles irréguliers, uniquement pour connaître la population taillable, ne dénombraient que les mâles des classes soumises à l’impôt personnel. Aussi ne peuvent elles fournir que des données approximatives Ces revisions supposent pour la population totale de l’empire, dans ses dimensions successives, 14 ou 15 millions d’âmes en 1723 ; 16 ou 17 en 1742 ; 19 ou 20 en 1762 ; 28 ou 30 en 1782 ; 30 en 1796 ; 41 en 1812 ; 45 en 1815 ; 65 en 1835 ; 68 en 1851 ; 75 en 1858. Voy. Schnilzler : Empire des tsars, t. II, p. 57 et suiv. En 1889, on calculait que le chiffre de la population s’élevait déjà à plus de 110 millions.
  16. En dehors de ces colons allemands, il y a les Allemands des provinces baltiques, au nombre d’environ 160 000, puis les commerçants et artisans originaires de l’Allemagne ou de l’Autriche dispersés dans les villes.
  17. La suppression de cette exemption en 1874 par la loi établissant le service obligatoire a déterminé l’émigration d’un certain nombre de ces colonistes. Beaucoup, après d’infructueux essais d’établissement au Brésil ou ailleurs, sont revenus en Russie.
  18. En étudiant les sectes russes, nous aurons, à propos des Stundistes, l’occasion de citer une récente exception à cette règle. Voy. t. III, liv. III. ch. ix.
  19. Voyez la France, la Russie et l’Europe, Calmann-Lévy, 1888.
  20. Voyez : Un empereur, un roi, un pape, Ire part. (Napoléon III et la politique du second empire, chap. ii et iii), Paris, Charpentier.
  21. Cette carte offre 46 couleurs ou signes différents ; publiée en 1877 ou 1818 par la Société géographique de Pétersbourg et gravée par Ilyine, elle est, par les détails et l’exactitude, fort supérieure à celle de Kœppen. — Pour la Sibérie, où de semblables études sont encore bien moins avancées, je citerai la carte de M. Venioukof.
  22. Tchoudes, d’après l’étymologie slave, les monstres ou étrangers ; peut-être aussi y a-t-il dans ce nom une allusion aux prodiges des sorciers, partout en grand renom chez les Finnois.
  23. Voyez par exemple la Revue anthropologique, t. III (1874), no 1 et 3.
  24. Voyez entre autres l’Allgemeine Ethnographie, du Dr Fr. Muller ; Vienne, 1873, p. 67.
  25. Nous pouvons à ce sujet renvoyer à la Race prussienne de M. de Quatrefages, bien que ce savant nous paraisse avoir fort exagéré l’infériorité de la race finnoise, et que, dans le cas de la Prusse, il ait pu grossir outre mesure la part de l’élément finnois aux dépens des éléments slave et germanique.
  26. Toutes ces tribus ont, depuis le finnologue Castren, été l’objet de nombreuses études ethnographiques, statistiques, philologiques, juridiques même, de la part de savants russes ou finlandais, tels que Ahlquist, Maïnof, Kittich, Kouznetzof, Laptef, Florinsky, Popof, Maksimof, Efimenko, etc., auxquels il convient de joindre notre compatriote d’adoption, M. de Ujfalvy.
  27. Toutes ces peuplades finnoises ont longtemps été prises par les étrangers pour des Tatars. (Voyez par exemple l’Anglais Fletcher : la Russie au seizième siècle, trad. franc., 1864, t. II, chap. xix.) Les anciens voyageurs ont ainsi contribué à accréditer l’opinion de l’origine tatare des Russes.
  28. D’après les tableaux publiés par M. Rittich, les Allemands ne compteraient dans la population des trois provinces baltiques (Esthonie, Livonie, Courlande) que pour moins de 7 pour 100, les Finnois pour 39 pour 100, les Letto-Lithuaniens pour 47 pour 100, le reste étant formé de Russes, de Polonais, de Suédois et de Juifs.
  29. Il m’est un jour arrivé, à ce propos, une assez désagréable aventure. Je causais de cette question à Saint-Pétersbourg avec un descendant de Rurik qui lui-même avait les traits les plus réguliers du monde. Je lui disais, après lui en avoir retracé le signalement, que l’empreinte finnoise était souvent plus marquée chez les femmes ; comme il le mettait en doute, vint à entrer dans son cabinet une dame dont le visage était la plus éclatante confirmation de ma théorie. C’était la femme de mon interlocuteur, on comprend que nous interrompîmes notre discussion ethnologique.
  30. Le Kalévala, recueil de rapsodies populaires, coordonné au milieu da siècle par le savant finlandais Lönnrot et traduit en français par M. Léouzon Le Duc, avec l’aide même de Lônnrot (édit. de 1845, 1867, 1879).
  31. Pour les Bulgares, il ne saurait guère y avoir de doute, bien qu’un savant russe entraîné par un patriotisme slavophile rétroactif, M. Hovaïski, ait prétendu démontrer que les Bulgares étaient des Slaves purs de tout alliage finno-ouralien.
  32. On sait que le grand-duché de Finlande est moins une province russe qu’un État annexe de l’empire des tsars, qui ont eu la sagesse de respecter son autonomie. La Finlande a conservé ses lois et ses institutions. À certains égards, les Finnois finlandais ont eu profit à passer sous le sceptre des monarques russes. Ceux-ci ont été amenés à relever la langue finnoise, autrefois reléguée dans les campagnes ; ils lui ont donné le rang de langue officielle à côté du suédois, qui reste encore la langue d’une partie du littoral, des principales villes et des hautes classes. Voyez ci-dessous, p. 129.
  33. Noblesse, clergé, bourgeois des villes, paysans, comme dans l’ancienne constitution suédoise.
  34. A l’état pur et primitif, les Turcs ont pu être plus voisins des Mongols. (Voyez à ce sujet la Revue d’anthropologie, t. III, année 1874, no 1 et 3.)
  35. Certains savants russes font des Roxolans des Slaves Russes.
  36. Un onzième environ (40 000 sur 450 000) des Tatars du gouvernement de Kazan a été baptisé par les autorités russes au dix-huitième siècle : ils sont chrétiens de nom ; mais, malgré leur baptême, ils ne se sont pas encore russifiés, ils gardent leur langue, leurs usages particuliers, le plus souvent même leur foi au Coran. Voyez tome III, liv. III, ch. iii.
  37. Dans ces écoles, comme dans toutes les écoles musulmanes, le fond de renseignement est l’arabe du Koran, dont le texte est souvent récité sans être compris. Celle barbare méthode est un grand obstacle au développement des Tatars. Aussi le gouvernement fait-il de louables efforts pour introduire chez eux l’enseignement en tatar en attendant qu’il puisse leur être donné en russe.
  38. Les Tatars polonisés de Lithuanie, qui, depuis des siècles, ont perdu leur langue tout en conservant leur religion, et qui sont pour la plupart tanneurs et marchands, montrent ce que pourront être un jour les Tatars russifiés du Volga.
  39. Les statistiques comptent un peu plus d’un million du Tatars de Kazan, dont 450 000 dans le gouvernement de ce nom. Les Tatars de Crimée sont réduits, d’après M. Rillich, à 80 000.
  40. Nous ne comptons pas ici les Toungooses ni les Mandchoux ni même les Jakoutea que l’on range parmi les populations de souche turque, mais qui sont demeurés séparés du groupe tatar proprement dit par la distance et la religion.
  41. Pour compléter ce chapitre, voyez tome III, livre IV, chap. iii, les pages consacrées à la situation de l’Islam et des musulmans dans l’Empire.
  42. Nous possédons aujourd’hui un grand nombre de recueils de contes slaves de toute contrée. Pour la Russie, on doit citer avant tout la collection d’Afunasier : Narodnyia Rousskiia Skaski, puis les recueils de Khoudiakof, Erlenvein, Tchoudinsky, etc. ; pour la Petite-Russie, ceux de Roudckenko et de Koulich.
  43. C’est peut-être à Pétersbourg, au musée de l’Hermitage, sur les admirables bijoux trouvés dans les tumuli de la Grimée, aux portes l’ancienne capitale du Bosphore cimmérien, qu’il faut chercher le portrait des premiers Slaves de Russie. Là, sur des boucles de ceinture d’or ou sur des coupes d’argent, revivent, après plus de vingt siècles, le cavalier et l’archer Scythes en longues bottes, en pantalon serré, en tunique courte rappelant la blouse ou chemise russe. En dehors des bijoux grecs de Kertch, aussi supérieurs à ceux de Pompéi que l’art d’Athènes le fut à celui de Rome, des figures analogues ornent des joyaux moins fins, découverts dans les steppes du sod, et qui semblent l’œuvre des Scythes eux-mêmes, assez épris déjà de l’art grec pour l’imiter. Sur tous ces bijoux se rencontrent des types qui semblent appartenir à des races différentes, tantôt manifestement aryens, tantôt témoignant d’un mélange de sang finno-turc.
  44. Voyez la classification craniologique donnée par un savant suédois, Anders Retzius, Ethnologische Schriften ; Stockholm 1864. On sait du reste que dans nos races modernes, toutes provenant de mélange, on a donné trop d’importance à ce caractère et que, d’après les recherches les plus récentes, un grand nombre d’Allemands, surtout dans l’Allemagne du Sud, ont, aussi bien qu’un grand nombre de Français, la tête brachycéphale. Ce qui serait plus grave, les Slaves, d’après certains savants, auraient la tête plus petite et le cerveau moins volumineux que les Européens occidentaux, mais quand le fait serait prouvé, il s’expliquerait assez par l’ancienneté relative de la culture en Occident.
  45. Ce système a été particulièrement formulé par M. Verkovitch dans un recueil intitulé : le Véda slave (Vedti slovena) (Belgrade, 1874), ouvrage que les slavistes les plus compétents regardent comme une mystification. — Voyez par exemple L. Léger, Nouvelles études slaves, Paris, Leroux. 1883.
  46. Sur ces diverses tribus slavonnes, on peut consulter avec profit le Monde slave et les Études slaves de M. Louis Léger, celui de nos compatriotes qui a le plus fait, depuis Cyprien Robert, pour nous apprendre à connaître des peuples, que leur lutte contre le germanisme rend aujourd’hui si intéressants pour la France.
  47. Voy. dans la Revue des Deux Mondes du 13 déc. 1876 notre étude sur la Politique russe et le panslavisme.
  48. Sur ce sujet, qui a donné lieu à de longues contestationS ; voyez, en dehors des écrivains russes : M. Ralston, Russian folk-tales et Songs of the Russian People ; M. A. Rambaud, la Russie épique, et M. A. de Gubernatis dans sa Mythologie zoologique.
  49. Si ces caractères, étrangers aux races de la Haute Asie, se rencontrent plus ou moins chez certaines tribus finnoises ou tatares, cela suppose chez ces dernières d’anciennes alliances avec des peuples de souche caucasique, et par là même, rend plus proche la parenté des Russes avec nous.
  50. Tchoubinski, Travaux de l’expédition ethnogr, -statist. dans la Russie occident., section du Sud-Ouest, tome VII, p. 344, 345.
  51. Pour les chants petits-russiens, qui disputent aux chants serbes la palme de la poésie populaire slave, le lecteur pent consulter Bodenstedt, Die Poetische Ukraine (1845), et M. A. Rambaud, la Russie épique (1876).
  52. C’est ce que semblent confirmer certains procès où, de 1879 à 1888, ont été impliqués plusieurs paysans de l’Ukraine.
  53. Aujourd’hui ces différents termes, particulièrement celui de Ruthène, d’ordinaire appliqué aux Uniates, ont pris un sens plus défini. On distingue du reste, chez les Petits-Russiens, trois types avec trois dialectes principaux, celui de la plaine de l’Ukraine, celui du Polésié ou région forestière de Kief, celui de Galicie et Podolie.
  54. Les statisticiens russes ont depuis longtemps fait remarquer que dans les provinces du sud-ouest, Podolie, Volhynie, Kief, regardées d’ordinaire comme polonaises par les Polonais, ces derniers sont en fait numériquement inférieurs aux juifs. La même observation peut s’appliquer à la Lithuanie et à la Russie-Blanche, c’est-à-dire à toutes les provinces annexées lors des trois partages. Selon M. Tchoubinski, qui à cet égard a publié des tableaux statistiques 1res détaillés, il n’y aurait pas 100 000 Polonais dans les gouvernements de Podolie, de Volhynie et de Kief réunis. En faisant la part de l’exagération des documents russes, le chiffre de la population réellement polonaise reste très faible. Dans ces trois gouvernements petits-russiens, le nombre des catholiques, parmi lesquels il y a certainement des Malo-Russes non polonisés, montait à peine à 400 000 âmes ; soit à moins d’un septième de la population totale (16,94 pour 100). Dans eus mêmes trois gouvernements, au contraire, le nombre des israélites s’élevait à plus de 750 000, soit presque le double du nombre des catholiques. Voyez les Travaux de l’expédition ethnographique statistique dans la Russie occidentale, section du Sud-Ouest ; Materiality i Isslédovaniia, par P. Tchoubinski, vol. VII, p. 272-290.
  55. Sur Chevtchenko, ancien serf, tour à tour laquais et soldat, et simultanément peintre et poète, je puis renvoyer le lecteur français à une intéressante étude de M. Durand, dans la Revue des Deux Mondes du 16 juin 1876.
  56. Voy. notamment la Hromada de M. Dragomanof et du même auteur Istoritcheskaîa Polcha i Veliko-Rousskaïa Democratsia, Genève 1882.
  57. Un arrêté de la censure a, en 1876, interdit l’impression de tout ouvrage en petit-russe, original ou traduction. Les Malo-Russes qui veulent écrire dans la langue populaire doivent recourir aux journaux ruthènes de la Galicie, tels que la Pravda, le Dilo ou le Droug de Lvolf ou Léopol (Lemberg). Malgré les défiances dont leurs tendances russophiles les rendent l’objet à Vienne, malgré les procès politiques qui leur ont été intentés, en 1882 notamment, les Ruthènes ont plus de liberté dans la Galicie, sous la souveraineté autrichienne et la suprématie polonaise, que dans l’Ukraine, sous le gouvernement du tsar. (Voyez M. Dragomanof, Po voprosou o malorousskot litératuré ; Vienne, 1876, et notre article de la Revue des Deux-Mondes, du 1er février 1877.) Le gouvernement d’Alexandre III, s’est, il est vrai, depuis 1881, un peu relâché des rigueurs du règne précédent. Quelques publications petites-russiennes ont été autorisées, et quelques journaux ruthènes de Galicie ont été admis dans l’empire.
  58. Les travaux effectués dans cette région constituent une des plus belles entreprises de ce genre en Europe. En 1889 on avait déjà assaini environ 1 500 000 hectares.
  59. D’après M. Rittich, la population du Caucase, avant même les annexions, sanctionnées par le traité de Berlin, était divisée en douze groupes principaux, parlant soixante-huit dialectes différents.
  60. La proportion des Allemands va en augmentant progressivement des emplois inférieurs aux emplois supérieurs civils ou militaires. On connaît l’exclamation poussée par Alexandre III, alors prince héritier, lors d’une réception du haut état-major. Comme on venait de lui présenter plusieurs généraux de nom germanique, « enfin ! » s’écria le prince au premier nom russe qu’il entendit. Il a du reste couru, sur l’antipathie du futur Alexandre III et de sa femme pour l’Allemagne et les Allemands, plusieurs légendes qui ont exposé à de fâcheuses mésaventures les Français qui les ont prises à la lettre. Une fois, par exemple, l’on de nos ambassadeurs ayant, à la suite d’un dîner officiel, remercié le césarevitch des sympathies qu’il nous avait témoignées durant la guerre de 1870-71, le prince héritier tourna le dos sans rien répondre.
  61. Niémets, originairement muet, qui ne parle pas, par suite étranger, allemand.
  62. Aucune question peut-être en Europe n’a donné lieu à une aussi grande mnltitude d’écrits de toute sorte que cette question des provinces baltiques, qu’il nous est impossible d’examiner ici en détail. Il y aurait de quoi composer tout une bibliothèque avec les livres et brochures en russe et surtout en allemand, suscités par l’apparition des Okraïni Rossii (Frontières de la Russie) de George Samarine.
  63. Les statistiques sur le mouvement des voyageurs aux frontières montre qu’il entre chaque année en Russie 30, 40, parfois 50 000 Allemands de plus qu’il n’en sort, sans compter 30 ou 40 000 Autrichiens, en partie allemands.
  64. Pour empêcher la propriété rurale de passer aux mains des Allemands, l’empereur Alexandre III a recouru à un procédé radical. Un oukaze a, en 1884, enlevé aux étrangers, dans les provinces occidentales, le droit d’acquérir des terres, soit par achat, soit même par héritage.
  65. Lettre inédite de N. Milutine à Tcherkassky, 8/20 février 1865.
  66. Le royaume de Pologne ou Pologne du congrès a, on le sait, été formé des parties de l’ancien grand-duché de Varsovie, attribuées au tsar Alexandre Ier, en 1815, et dotées par ce prince d’une constitution. Aux yeux des Russes, ce royaume du congrès constitue seul toute la Pologne russe ; ils s’appuient sur l’histoire et sur l’ethnographie pour refuser le nom de Polonaises aux provinces annexées par Catherine II, lors des trois partages du dix-huitième siècle.
  67. Voy. entre autres les statistiques de MM. Simonenko et Anoutchine.
  68. Si nous ne pouvons qu’effleurer ici cette douloureuse et complexe question polonaise, j’en ai étudié ailleurs les principaux points. Voyez : Un homme d’état russe d’après sa correspondance inédite. (Hachette, 1883.)
  69. D’après les statistiques russes, le nombre des Polonais de l’empire atteint à peine 6 millions d’âmes. En grande majorité dans le « royaume du congrès de Vienne », où ils forment environ 70 pour 100 de la population totale, ils sont en faible minorité dans les autres parties de l’ancienne Pologne. À ces Polonais d’origine, il faut, pour calculer la force effective du « Polonisme », ajouter un certain nombre de Lithuaniens, de Petits-Russes ou de Blancs-Russes et même d’Allemands et de Juifs plus ou moins polonisés.
  70. Voy. le chap. précédent p. 114 note 1.
  71. L’expression est, si je ne me trompe, de M. Dragomanof : Istoritch, Potcha. etc.
  72. Pour apprécier la conduite du gouvernement russe, il ne faut pas perdre de vue que tout l’empire a, lors de l’émancipation, été soumis à des lois agraires plus ou moins favorables aux anciens serfs ; les provinces Baltiques seules y ont échappé parce que l’émancipation y avait été effectuée sous Alexandre Ier, d’après d’autres principes. Voy. plus loin livre VI, ch. ii.
  73. L’organisation judiciaire de l’empire n’a été mise en vigueur qu’en 1890.
  74. Il y a quelques exceptions, notamment pour les tribunaux ruraux où il eût été impossible d’imposer l’usage du russe, mais l’exception est au profit des langues locales, l’esthe et le lette.
  75. Voyez tome III, livre IV, chap. iii.
  76. Voyez notre étude sur la politique de Napoléon III et sur celle du Victor-Emmanuel, dans le livre intitulé : Un empereur, un roi, un pape. (Paris, Charpentier.)
  77. Chio iy spidi, moujitchek ?
  78. A en juger par son nom russe, tchai, qui dérive du chinois, comme, à l’autre extrémité de l’Europe, le cha portugais, le thé est venu directement aux Russes de la Chine. Il y a encore en Russie deux boissons usitées chez le peuple, l’une appelée med (miel), est l’hydromel si en faveur chez les barbares ; la seconde est la bière qui, à en juger par l’étymologie et le nom qu’elle porte en russe comme en polonais (pivo de pit boire), a dû être connue des Slaves depuis une haute antiquité.
  79. Vodka, diminutif de voda, eau.
  80. De 1863 à 1879 » la consommation avait baissé de 7 pour 100 malgré l’accroissement de la population. Le nombre des cabarets avait diminué d’une manière encore plus rapide ; de 357 000 en 1863, il était tombé à 139 000 en 1875, pour se relever il est vrai à 146 000 en 1881. Pour un empire aussi étendu, c’est encore là un faible chiffre. Voy. p. ex : Mme O. Novikof : The Temperance Movement in Russia, Nineteenth, Century, sept. 1882.
  81. Par contre, je citerai cette réflexion d’un paysan du gouvernement de Grodno : « Le tsar a été tué, l’eau-de-vie sera moins chère ». De fait, l’année de la mort d’Alexandre II (1881), a été marquée par une augmentation dans le nombre des cabarets et dans la consommation de l’alcool.
  82. Voy. tome II, liv. III, ch, III.
  83. Pamiainaïa knigka Novgorodskoï Gouberii na 1873 god. En 1878, le procureur du Saint-Synode, dans son rapport sur l’année 187ô, signalait 963 décès de centenaires parmi la population orthodoxe. — On dira peut-être qu’en Russie comme au Brésil, où les statistiques comptent également beaucoup de cas de longévité, les registres de l’état civil n’étaient pas, au dernier siècle, tenus avec assez de régularité pour qu’on puisse toujours avoir une entière confiance en de pareils chiffres.
  84. Sur 1000 habitants, on n’en compte pas en Russie 50 au-dessus de soixante ans, en France notablement plus de 100. Dans les gouvernements du nord, comme celui de Iaroslavl, la proportion des sexagénaires est plus forte, elle atteint 63 pour 1000 ; dans quelques-uns de ceux du sud, comme Kief, elle descend au-dessous de 30. (Statistit. Vrémannik de 1871 et 1879). Le chiffre élevé de la mortalité est d’autant plus remarquable que ce sont les pays du nord voisins, les trois États Scandinaves, où la mortalité descend au minimum. À cet égard, la Russie et la Scandinavie sont en Europe aux deux extrémités de l’échelle. Suivant le docteur Bertillon, sur 1000 habitants, il y aurait en Norvège 18 morts annuelles et en Russie 36, soit le double. Ce dernier chiffre, emprunté à des statistiques déjà anciennes, paraît exagéré. D’aprè8 les comptes rendus du département de la médecine au ministère de l’intérieur pour l’année 1877, la mortalité russe ne dépassait plus en moyenne 32,50 pour 1000 ou 3,25 pour 100. Dans quelques provinces du nord, telles que Perm, elle atteignait plus de 5 pour 100. En tous cas, le rapprochement avec la Scandinavie montre qu’à l’aide d’une meilleure hygiène et d’un meilleur régime, la durée moyenne de l’existence pourrait beaucoup s’accroître.
  85. Pour la plus grande partie de la population qui fait entrer la viande dans sa nourriture habituelle, cet aliment a peut-être perdu quelques-unes de ses qualités par suite du procédé au moyen duquel on le conserve. En Russie, on fait geler au commencement de l’hiver la viande et le poisson dont on a besoin pour la saison ; cela facilite singulièrement les transports et les approvisionnements ; mais il n’est pas impossible que cette viande, qu’on fait dégeler au moment de l’apprêter, soit moins salutaire que de la viande fraîche.
  86. Le contact de l’Asie est à cet égard un autre danger ; aussi les annales russes signalent-elles des pestes fréquentes. Celle du gouvernement d’Astrakan, en 1879 ; apportée vraisemblablement de l’Asie turque à la suite de la campagne d’Arménie, a eu la grande utilité d’attirer sur la mauvaise hygiène populaire l’attention du gouvernement et des administrations locales.
  87. Encore usités chez les Finnois de Finlande, les bains de vapeur semblent remonter chez eux à une haute antiquité. Il en est souvent question dans le Kalevala. Voy. par ex. le IVe runo et le L* (traduct. de M. Léouzon Le Duc).
  88. Une des raisons qui augmentent la proportion des enfants naturels dans le Nord, est l’absence d’un grand nombre d’hommes qui vont chercher de l’ouvrage dans le Centre, en sorte que la population féminine excède de beaucoup la masculine. Le chiffre moyen des naissances illégitimes en Russie, environ 3 pour 100, est du reste, eu dehors de la Grèce, un des plus faibles de l’Europe.
  89. Par exemple l’abbé Chappe d’Auteroche, auquel Catherine II prit la peine de répondre dans son Antidote.
  90. Les soins du ménage et les autorités communales ne permettent guère en effet aux jeunes gens ces longs pèlerinages à l’intérieur ou à l’étranger, encore si goûtés de l’homme du peuple.
  91. M. Kavéline, Myti i sametki o Rousskoï istorii (Vêsinik Evropy, 1864).
  92. M. Doborikine.
  93. Tchoubinski : Travaux de l’expédition ethnogr.-statist. dans la Russie occidentale. — Iougo-sapadnyi oldél, tome VII, p. 346.
  94. Le peuple russe et le socialisme.
  95. A cet égard, je me permettrai de faire remarquer la grande et féconde influence qu’ont eue sur la littérature russe les régions montagneuses excentriques, plus ou moins récemment annexées à l’empire, la Crimée et le Caucase surtout. Grâce en gprande partie aux défiances d’une police ombrageuse, toujours prête à exiler les écrivains aux extrémités de l’empire, la poésie nationale a trouvé là, avec Pouchkine et Lermontof, une source d’inspiration dont le romantisme d’alors a largement profité. Sous ce rapport, on pourrait comparer l’influence du Caucase sur la poésie russe, dans la première moitié du XIXe siècle, à l’influence des Alpes sur les littératures française et allemande du XVIIIe siècle, depuis Rousseau.
  96. Sur les penchants religieux et les instincts mystiques de l’âme russe, voyez tome III, livre I.
  97. Voyez p. ex. M. Ralston : Songs of the russian people.
  98. Ivan Tourguénef, le plus grand peintre des grands romanciers russes.
  99. Voyez par ex. M. Mackensie Wallace : Russia, Ire éd. ang., t. Il, p. 88.
  100. Pour la personnalité, l’énergie, l’esprit de suite, trop souvent refusés aux Russes, je pourrais, parmi les contemporains, citer comme exemple trois hommes bien différents : N. Milutine, G. Samarine et le prince V. Tcherkassky : Voyez Un Homme d’État russe, d’après sa correspondance inédite.
  101. En russe la lettre h n’existe pas, on la remplace dans les mots d’origine étrangère par un g.
  102. Pour les origines et les caractères du nihilisme, je me permettrai de renvoyer le lecteur à une conférence que j’ai faite, en juin 1880, de concert avec M. Th. Funck-Brentano. Voy. le Bulletin de la Société des études d’économie sociale. Cf. Funck-Brentano : Sophistes allemands et Nihilistes russes (1887).
  103. Parmi les conspirateurs, beaucoup et parfois les plus entreprenants sont d’origine juive. Cela a fait dire à certaines feuilles russes, heureuses de trouver un bouc émissaire étranger, que tout le mal venait du dehors et des Juifs. Il n’y a là rien de sérieux. Le nihilisme est bien russe, quoiqu’il y ait nombre de nihilistes en dehors de la Russie. Pour ce qui regarde les Israélites, on pourrait dire qu’il se rencontre parfois aujourd’hui une sorte de nihilisme juif qui s’allie naturellement au nihilisme slave. La situation inférieure, faite aux nombreux Juifs de Russie par les lois ou les mœurs, est pour beaucoup, du reste, dans leur participation aux complots. Voy. t. III, I. IV, ch. iii.
  104. Ce nom vient d’un roman d’Ivan Tourguénef, Pères et Enfants, où le célèbre romancier a peint vers 1860, la première génération de « nihilistes ». D’ordinaire les révolutionnaires russes s’intitulent eux-mêmes démocrates-socialistes ou simplement propagandistes, et le plus souvent leurs diverses fractions se distinguent par le nom des feuilles clandestines qui leur servent d’organes. (Voy. t. II, liv. V., ch. iii.)
  105. Bazarof, l’étudiant en médecine, le héros de Pères et Enfants ; — Hélène Jiglioski, l’héroïne du roman de Pisemski, traduit en français sous le titre : Dans le tourbillon. Charpentier 1882.
  106. Les motifs de cette brusque évolution du socialisme au terrorisme sont exposés dans notre tome II, liv. VI, chap. ii, là où nous étudions la formation et l’organisation du parti révolutionnaire.
  107. Sous l’influence de Bakounine et de l’Internationale, la plupart des révolutionnaires russes semblent avoir eu pour formule la fédération de communes productrices indépendantes, formule qui leur était suggérée par leur propre organisation communale. (Voyez plus bas liv. VIII.) En 1874, après la fondation du Vpéred (En Avant) par Lavrof, des discussions s’étant élevées dans l’émigration sur la manière de préparer la révolution, les plus ardents déclarèrent avec Tkatchef qu’au lieu de se préoccuper de l’organisation future, « le parti d’action » ne devait avoir en vue que son œuvre de destruction. Ce conseil devint la règle de l’immense majorité des « nihilistes ».
  108. Je rappellerai an lecteur que Herzen est mort à Nice en 1869 et Bakounine à Berne en 1878.
  109. Netchaief était un intrigant qui, sous l’inspiration de Bakounine, mais dans des vues d’intérêt personnel, avait organisé en Russie une société révolutionnaire. Arrêté en Suisse et jugé à Pétersbourg en 1871 pour le meurtre d’un de ses complices, par lequel il craignait d’être dévoilé, Netchaief a été condamné aux travaux forcés.
  110. Voyez par exemple M. Em. de Laveleye (Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1880 et Lettres d’Italie (1880). La plupart des écrivains occidentaux, notamment l’auteur anonyme de Russland vor und nach dem Kriege (Leipsig, 1880) me paraissent avoir exagéré le rôle de Bakounine eu Russie. En tout cas, ses idées ou ses conseils ont eu plus d’empire sur les conspirateurs de profession que sur la jeunesse des écoles.
  111. Les journaux ont, en 1889, annoncé sa mort à Saratof, dans le sud-est de la Russie où il avait obtenu d’être transféré ; il était resté en Sibérie jusqu’en 1883, puis avait été interné à Astrakan.
  112. Tchernychevski a débuté, vers 1855, par un traité d’esthétique naturaliste sur les rapports de l’art et de la réalité (Estetitcheskiia otnochéniia iakoustva i désvitelnosti). Un peu plus tard, dans un essai intitulé le Principe anthropologique en philosophie (Antropologitcheskii princip v filosofii), il exposait un système de matérialisme transformiste, défendait l’unité de principe dans la nature et dans l’homme, et ramenait toute la morale au plaisir ou à l’utilité. En 1860, il publiait dans le Sovremennik du poète Nekrasof une critique de l’Economie politique de Stuart Mill, ouvrage tout socialiste, traduit en français sous le titre d’Economie politique jugée par la science ; critique les principes de Stuart Mill (Bruxelles, 1874). En 1863 enfin, le Sovremennik, peu de temps après supprimé, a publié sous le voile de l’anonyme le roman Que faire ? (Chto délat) écrit dans les prisons de Pétersbourg.
  113. Voyez par exemple introduction d’une brochure intitulée : Lettres sans adresse, petit ouvrage inachevé de Tchernychevski, traduit en français (Liège, 1874) et donné en russe, la même année, dans la revue révolutionnaire le Vpered.
  114. Dés 1867, les éditeurs des œuvres de Tchernychevjtki (Sotchineniia Tchernychevskago, Vevey, 1868) regrettaient de voir la jeunesse s’éloigner des enseignements du maître, en ce sens qu’elle en goûtait surtout le côté négatif.
  115. Herzen (le Peuple russe et le Socialisme) écrivait déjà vers 1848, longtemps avant que le nihilisme n’eût un nom : « Le véritable caractère de la pensée russe se développa dans toute sa force sous Nicolas. Le trait distinctif de ce mouvement, c’est une émancipation tragique de la conscience, une négation implacable, une ironie amère ».
  116. Ivan Tourguénef raconte quelque part qu’à Heidelberg, alors fréquente par de nombreux étudiants russes expulsés des universités nationales, il paraissait, vers 1865, un journal nihiliste ayant pour titre : À tout venant, je crache. Pour dire : « Je m’en moque », un Russe dit : « Je crache dessus ».
  117. Le comte Tolstoï, deyenu le ministre le plus impopulaire, dut quitter l’instruction publique en 1880. Appelé à l’intérieur en 1883, il est mort en 1889. — Sons Alexandre III, nouveau revirement : après avoir tout fait pour attirer aux universités et aux gymnases classiques, on a édicté, en 1887, des règlements pour en écarter les jeunes gens sans fortune ou sans famille.
  118. Voici, par exemple, la traduction de quelques vers adressés à l’une des héroïnes d’un des grands procès politiques, Lydie Figner, qui avait étudié la médecine à Zurich et à Paris : « Forte, ô jeune fille, est l’impression de ta beauté enchanteresse ; mais plus fort que l’enchantement de ton visage est le charme de la pureté de ton âme… Pleine de compassion est l’image du Sauveur, pleins de tristesse sont ses traits divins ; mais, dans les yeux d’une profondeur sans fond, il y a encore plus d’amour et de souffrance. Détooubiislvo soverchaemoe rousskim pravitelsivom. Genève, 1877. Comparez les portraits de révolutionnaires donnés sous l’anonyme de Stopniak, dans la Russia Sotierranea, petit volume publié en italien à Milan, en 1882, avec préface de Lavrof.
  119. Ce roman a été traduit ou mieux résumé en mauvais français dans une édition publiée à Milan en 1878.
  120. Citons une des maximes de Rakhmétof : Puisque nous demandons que les hommes jouissent complètement de la vie, nous devons prouver par notre exemple que nous le demandons, non pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour l’homme en général.
  121. Dans les villes d’Universités, on voyait fréquemment les étudiants et les étudiantes habiter côte à côte. Leurs chambres n’étaient séparées que par de minces cloisons ou par des portes, barricadées à l’aide d’une armoire ou d’un lit. « Les jeunes gens, dit un homme établi depuis longtemps en Russie, recherchent les logements habités par les étudiantes qui leur rendent mille petits services. Il n’est pas superflu de dire en passant que la plus grande moralité règne dans ces logements mixtes. » Edm. de Molinari, Journal des Économistes, 1er mai 1880. — Cette fréquente cohabitation, indépendamment de ses inconvénients moraux, pouvait contribuer à l’exaltation des jeunes gens des deux sexes, qui se montaient et se surexcitaient mutuellement.
  122. Ces faits ont été mis en lumière par le procès de Solovief. Pour montrer tous les contrastes de cet existences, je noterai que le même Solovief a déclaré devant ses juges avoir passé dans un mauvais lieu la nuit qui précéda son crime.
  123. C’est ce qu’avaient fait, par exemple, ie prince Tsitsianof et ses complices à Ivano-Vosnesenk (procès de 1875), ce qu’avait fait également Solovief jusqu’en 1778. D’autres agitateurs avaient de mdme appris un métier et ouvert des ateliers en diverses villes : de serrurerie à Toula, de menuiserie à Moscou, de cordonnerie à Saratof, etc. Les procès de 1878-1882 ont mis en lumière d’autres faits du même genre. C’est à de pareils modèles qu’est empruntée l’héroïne de Tourguenef dans ses Terres vierges.
  124. Déposition d’une jeune fille dans le procès du prince Tsitsianof (1877).
  125. Un des moyens de propagande révélés par les procès politiques, c’est en effet de se faire instituteur de village ou scribe communal. Solovief avait dans ce dessein fait l’un et l’autre métier. Beaucoup d’agitateurs des deux sexes recouraient, pour la même raison ; à la profession médicale.
  126. Je prends au hasard un procès polilique jugé à Kief en juillet 1880. Sur une vingtaine d’accusés, un seul, l’unique paysan de la bande, avait trente ans au moment du procès ; deux seulement, un noble et un fils de prêtre, avaient vingt-sept ans ; trois, dont une femme, avaient vingt-cinq ans ; un, encore une femme, vingt-quatre-ans ; quatre étaient âgés de vingt-trois ans ; deux, dont une jeune fille, avaient vingt-deux ans ; deux autres, vingt et un. Il y avait enfin un accusé de vingt ans, un de dix-neuf, un de dix-huit, un de dix-sept ans. Les procès politiques de Pétersbourg et des autres villes donneraient à peu près les mêmes chiffres. Parmi les auteurs des principaux attentats, Mirsky, qui en plein jour et à cheval avait tiré sur le général Drenteln, chef de la haute police, avait à peine dix-huit ans.
  127. Dans une brochure (V oulikou vréméni, 1879), un écrivain humoriste à tendances à la fois nationales et aristocratiques, le prince Mechtchertfky, a donné du nihilisme une explication pathologique qui, pour être paradoxale, n’est pas absolument dépourvue de vérité. Selon lui, ce serait une sorte de névrose, provenant d’anémie et engendrée par le manque d’exercice musculaire dans les écoles. On pourrait généraliser l’observation et dire qu’outre le défaut d’équilibre entre les exercices du corps et ceux de l’esprit, la mauvaise hygiène, le mauvais régime d’étudiants, pour la plupart mal logés, mal nourris, parfois même mal vêtus, sont pour beaucoup dans la maladive exaltation cérébrale de tant de jeunes gens des deux sexes. (Voy. Tome II, I. VI, ch. ii)
  128. Les Russes n’aiment pas à cet égard se servir du mot d’émancipaUon ; ils se plaisent à dire que chez eux la femme est émancipée, cela parce que la loi lui laisse dans le mariage l’administration de sa fortune. Aussi dit-on d’ordinaire, en Russie, la question des femmes : jenskii vopros »
  129. Je dois dire que ce mouvement féminin a aussi des causes économiques dont il faut tenir compte : perturbation apportée dans maint budget domestique par l’émancipation, difficultés croissantes de la vie de famille avec le renchérissement de toutes choses, difficulté pour les jeunes filles d’une certaine classe de s’établir dans leur monde, particulièrement dans les villes, où le nombre des mariages a beaucoup diminué ; enfin certaines dispositions légales qui n’attribuent aux femmes, relativement aux hommes, qu’une part minime de l’héritage paternel.
  130. Sous l’influence de causes économiques ou morales analogues, le même besoin d’indépendance, le même effort pour se suffire à soi-même se sont fait jour chez les jeunes filles d’origine juive. Parmi les étudiantes en médecine enregistrées en 1875, les juives comptaient pour 32 pour 100. Cette proportion toujours ascendante s’élevait à près de 34 pour 100 en 1879, soit à plus du tiers de total. Ce chiffre s’explique par le fait que, grâce aux entraves légales ou aux mœurs, la carrière médicale est à peu près la seule ouverte aux femmes juives. (Voy. le Rasvêt, organe Israélite (11 sep. 1880). Depuis 1887, on a systématiquement écarté les Juifs du haut enseignement. Cf. t. III, I. IV, ch. iii.
  131. C’est ce qui est arrivé pour la médecine, par exemple, sous Alexandre III comme sous Alexandre II. Le gouvernement, redoutant la propagande des femmes médecins dans les campagnes, s’est plus d’une fois opposé à ce que les assemblées provinciales en subventionnassent un grand nombre ; d’autres fois en 1882 notamment, il a supprimé les cours de médecine spéciaux pour les femmes, sauf à en laisser rouvrir d’autres au moyen de souscriptions privées.
  132. Les cours Bestoujef, à Pétersbourg, les cours de M. Guerrier, à Moscou, les uns et les autres fondés par l’initiative privée, offraient ainsi aux jeunes filles un véritable enseignement supérieur. À ces établissements libres, l’État a substitué, en 1888-89, des cours supérieurs pour internes et externes, dont l’accès est beaucoup moins facile.
  133. Lettrée et opuscules.
  134. Condillac, Histoire moderne, t. VI.
  135. Nous n’appartenons à aucune des grandes familles de peuples de l’Orient ou de l’Occident ; nous n’avons les traditions ni de l’un ni de l’autre… Nous vivons pour ainsi dire en dehors du temps, et la culture de l’espèce humaine ne nous a pas touchés, » etc. Lettres de Tchaaddef, 1836. Pour cea lettres, écrites en français, Tchaadaef fut officiellement déclaré fou. (Voyez Herzen, Idées révolutionnaires, et Pypin, Kharukieristici literaiournykh mnenii. Petersb., 1869.)
  136. Dans son Apologie d’un fou écrite postérieusement, Tchaadaef, revenant sur le sombre pessimisme de ses lettres, s’est lui-même en partie rallié à cette opinion.
  137. Au premier rang des historiens contemporains se distinguent par le talent, MM. Solovief (mort en 1879), Kostomarof (mort en 1885), Bestoujef-Itioumine, Zabieline, Kovalsky, etc. À l’inverse de ce qui se voit aujourd’hui ailleurs, lu plupart des historiens russes entreprennent bravement une histoire générale de leur pays depuis l’époque de Rurik, chacun ayant d’ordinaire sa théorie historique plus ou moins originale. Comme bien peu parviennent au terme de leur tâche, il en résulte que les premières périodes de l’histoire russe ont peut-être été plus étudiées que les époques plus voisines.
  138. M. Iourii Samarine, Jesouity i ikh olnochénié k Rossii, p. 364.
  139. Occidentaux (Zapadniki), partisans de l’imitation européenne ; quant au nom de slavophiles (Slarianophily), il est souvent à tort, en Occident, pris comme synonyme de panslavistes.
  140. Les idées et le rôle des slavophiles ont été admirablement exposés par M. Pypine dans ses Kharakteriski literatournykh mnénii ot dvadtsatykh do piatidesiatikh godof (1869).
  141. C’est ce qu’a fait, jusqu’à sa mort (1886), Aksakof dans la Rous ; ce qu’a fait plus d’un écrivain en dehors même des néo-slavophiles, par exemple, le prince Vasiltchikof. (Zemlevladênié i Zemledélié, St-Petersb. 1878. Introduction, p. 24, 30 et passim.)
  142. Voyez Herzen : Lettres de France et d’Italie.
  143. Voy. t. II, I. VI, ch. iii et iv.
  144. Je dois faire remarquer que les pages qui suivent ont, pour la plupart, été écrites avant la publication de l’excellente Histoire de la Russie, de M. Alf. Rambaud. Voyez la Revue des Deux Mondes, du 15 janvier 1874.
  145. Sur ce légendaire appel de Rurik, les slavophiles avaient naguère édifié tout un système historique qui mettait l’État russe, fondé sur la soumission volontaire du peuple, en opposition avec les États occidentaux, tous fondés sur la conquête. Cette thèse, abandonnée dans l’histoire, se retrouve encore aujourd’hui dans les théories économiques ou politiques de maint écrivain russe.
  146. Cette thèse, soutenue avec beaucoup d’habileté par M. Ilovaïsky, a été réfutée par l’un des premiers historiens de la Russie, M. Solovief, dans le tome VII° du Sbornykh gosoudarsivennykh snanii (Recueil des sciences politiques), de M. Bezobrazof (1879).
  147. Les savants de l’Occident, et spécialement de la Scandinavie, ont défendu l’ancienne tradition, qui, selon l’expression d’un écrivain russe, demeure appuyée sur deux colonnes jusqu’ici inébranlables, à savoir, sur les noms des premiers princes russes et sur les noms des cataractes du Dniepr. (Voyez, par exemple, les savantes analyses du R. P. Martynof, dans la Revue des questions historiques, juillet 1815, et le Polybiblion, mai 1875.) W. Thomsen, professeur à Copenhague, a donné sur ce sujet trois conférences traduites en allemand, sous ce titre : Ursprung des Russischen Staates, 1879.
  148. Sur la drougina des kniazes, comme sur les boyars de l’époque suivante, voyez plus loin le livre VI : la Noblesse, chap. ii.
  149. C’est là précisément une des choses qui donnent tant d’intérêt à la grande expérience tentée par le Japon.
  150. Le IIIe volume de cet ouvrage est consacré à l’Église et aux sectes russes. On y verra dans quelle mesure les idées et les pratiques païennes ont parfois persisté sous les rites chrétiens.
  151. Du russe Kniaz, prince, rapprocher, Knight, King, König, Könung des langues germaniques.
  152. M. Kavéline, Misly i zamélki o rousskoi istoria.
  153. Voyez plus bas les chapitres sur la propriété collective et les communautés de village. Le mot russe qui désigne les apanages princiers, oudél, signifiait part, portion, lot ; il a la même racine et presque le même sens que le mot nadél qui désigne le lot des paysans dans les terres communes.
  154. Le système des apanages a donné lieu à beaucoup de discussions et d’hypothèses diverses : on en retrouvera un résumé dans l’excellent volume de M. Ralston : Early Russian history, p. 192-193.
  155. Vetché (de vêchtchat, parler, discourir, cf. parlement), assemblée du peuple, qui s’est longtemps conservée à Novgorod et à Pskof, tandis qu’à Rostof et dans les villes de Souzdalie, dans la future Moscovie, le vetché fut bientôt supprimé ou réduit à l’impuissance.
  156. Solovief : Istoriia Rossii, t. XIII, p. 25, 2G. Tchitchérine : Opyt po istorii Rousskago prava.
  157. Le grand historien moscovite, M. Solovief, a été jusqu’à dire que les trois siècles de sujétion tatare n’avaient guère laissé plus de vestiges en Russie que les rapides incursions des Petchénègues et des Polovtsy.
  158. Le titre russe de Samoderjets n’est guère que la traduction littérale, le calque du titre grec autocrator.
  159. Malgré sa consonance avec l’arabe harem, le mot terem, nom du gynécée russe, vient du grec teremnos qui signifie chambre, maison.
  160. Le mot caftan vient cependant du turc ou tatar ; armiak vient d’Arménie.
  161. Sur l’origine aryenne on touranienne de ces chants, voyez M. A. Rambaud, la Russie épique.
  162. Viollet-le-Duc, dans son livre de l’Art russe (1877), a ainsi prétendu retrouver partout, dans l’architecture, dans l’ornementation, dans la calligraphie russes, une influence décidément tatare et indienne. Les savants russes, tels que le comte S. Strogonof et M. Bouslaef, ont montré tout ce qu’il y avait d’erreur et de fantaisie dans cette théorie ainsi généralisée ; ils ont prouvé, à l’aide des monuments, que la plupart des traits et des ornements, que l’architecte français voulait faire remonter aux Mongols et à l’Inde, proviennent en réalité des Slaves du sud et des Byzantine. (Voyez en particulier M. Bouslaef, dans la Krititcheskoe Obosrênié de Moscou (janvier et mars 1879), et aussi la brochure du savant P. Martyuof, l’Art russe, Arras, 1878).
  163. « Tous ces princes de Moscou, dit Solovief, se ressemblent : dans leurs faces sans passion, il est difficile pour l’historien de distinguer les traits caractéristiques de chacun. Ils sont tous imbus de la même idée, ils marchent tous dans le même chemin, et cela lentement, prudemment, mais d’uno manière interrompue et inflexible. » (Istoriia Rossii, t. IV.)
  164. Le mot gosoudar, qui aujourd’hui signifie souverain et n’est employé que pour l’empereur, avait lui-même à cette époque le sens de khoziaïn, propriétaire.
  165. Voyez particulièrement M. Tchitchérine, Opyiy po istorii Rousskago prava et Oblastnya outchregdéniia Rossii v XVII u.
  166. Voyez la curieuse correspondance d’Ivan IV avec le rebelle Koursbsky et avec la reine Elisabeth.
  167. Voy. Alf. Rambaud, la Russie épique.
  168. Soukhovoé moré, expression de l’historien Solovief.
  169. On connait la célèbre formule : « Les boïars ont délibéré, le tsar a ordonné. »
  170. Oustrialof. Histoire de Pierre le Grand. D’après les savants russes, il est vrai, ces qualifications, n’avaient à l’origine rien d’abject ; kholop ou esclave signifiant simplement serviteur.
  171. Chronique de Pskof, citée par Karamzine, t. VII. Cette comparaison entre Dieu et le souverain revient souvent dans les Chroniques russes et se retrouve encore dans les adages du paysan : Il a plu à Dieu et au prince, Dieu et le tsar aviseront », étaient des expressions proverbiales.
  172. Solovief, Sbornik Gosoudarsivennykh Znanii, 1879.
  173. Joseph de Maistre (lettre au prince Koslovski, da 24 oct. 1815). Tchnadaef exprimait vingt ans plus tard une idée au fond analogue, lorsqu’il disait : « La civilisation du genre humain ne nous a pas touchés. Ce qui, chez les autres peuples, est depuis longtemps passé dans la vie est jusqu’à présent demeuré pour nous spéculation et théorie. » Herzen lui-même ne disait pas autre chose lorsqu’il écrivait (Du développement des idées révolutionnaires en Russie) : « Nous sommes libres du passé parce que notre passé est vide, pauvre, étroit. »
  174. Voyez les ouvrages de M. Zabieline sur la Vie privée des tsarines et la Vie privée des tsars russes.
  175. Ivan le Terrible protégea l’introduction de l’imprimerie à Moscou ; mais les premières presses russes, mal vues du peuple, ne donnèrent que des livres de dévotion.
  176. Oustrialof : Istoriia Tsaratvovaniia Petra Velikago, t. I
  177. M. Koslomarof.
  178. Quelle qu’en soit l’étymologie, orientale ou romaine, le nom de tsar est le titre souverain habituellement employé dans la Bible et l’Évangile slavons : le tsar Salomon, le tsar Hérode, etc.
  179. Esprit des lois, livre XIX, chap. xiv.
  180. Haxthausen (Studien, t. I, p. 48) a émis la singulière opinion que tout le mal était venu de l’abandon de la culture allemande, Introduite par Pierre Ier, pour la culture française, qui prévalut à partir d’Elisabeth. C’est là une de ces prétentions de l’orgueil germanique, trop naïves pour mériter d’être discutées. Il n’y a qu’une observation à faire : c’est qu’au milieu du dix-huitième siècle la culture française prévalait partout, sans compter que c’était la plus sympathique au génie russe.
  181. Le lecteur français trouvera cette opinion des slavophiles longuement développée dans l’Histoire de la civilisation en Russie, de M. Gérébtsof. Le lecteur russe la rencontre à chaque pas, chez beaucoup de ses plus populaires écrivains. Je citerai, par exemple, Dostoïevski, dans son Journal d’un écrivain (Dnevnik pisatelia), 1880.
  182. Olearius, Mergeret, Flelcher, par exemple, font un noir tableau de la moralité des laïques et du clergé ; d’autres, il est vrai, tels que Herberstein, semblent plus favorables aux mœurs russes.
  183. « Tout change chez vous, mon prince, les lois comme les rubans, les opinions comme les gilets, les systèmes de tout genre comme les modes ; on vend sa maison comme son cheval ; rien n’est constant que l’inconstance. » (Lettre de Jos. de Maistre au prince Koslovski, 12-24 oc. 181S.)
  184. M. le Play. La réforme sociale.
  185. « Pierre, écrivait encore Joseph de Maistre à un Russe, Pierre vous a mis avec l’étranger dans une fausse position : nec tecun possum vivere nec sine te. C’est votre devise. » (Lettre au prince Koslovski, du 12-24 oct. 1815.)
  186. Voyez par exemple le portrait d’Alexandre Ier par Metternich (Mémoires, documents et écrits divers, Paris, t. I, p. 316, 3 : 7).
  187. Voyez, 8ur cette grave question, notre tome II, livre IV, chap. III et IV.
  188. Il ne saurait y avoir aucun doute à cet égard sur les desseins et les tendances des principaux rédacteurs de la reforme fondamentale, l’acte d’émancipation. « Les réformes nouvelles ont renversé les cloisons qui gênaient la communion morale des différentes classes » ; écrivait, le 5 juin 1863, G. Samarine à la femme de son ami N. Milutine.
  189. M. Taine, les Origines de la France contemporaine : l’Ancien régime.
  190. Voyez, par exemple, un écrivain slovène, M. Celestin : Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, p. 381. Laybach, 1875.
  191. Tome neuvième du Svod Zakonof, — Zakony o sostoianiiakh, plusieurs fois remanié en 1863, 1864, 1866, 1871, etc.
  192. Au fond toutes les classes, toutes les catégories sociales en Russie, la noblesse comme les autres, correspondaient à une occupation déterminée et désignaient des obligations ou des charges communes, non des exemptions et des privilèges.
  193. Pour tout ce qui concerne le clergé et les questions religieuses, voyez le III° volume de cet ouvrage.
  194. Ces statistiques, mal comprises de l’Occident, ont souvent été la cause de singulières erreurs. On donnait le chiffre de la classe comme celui de l’armée sans s’apercevoir que ce chiffre, à l’égard des Cosaques en particulier, portait pour plus de la moitié sur des femmes et des enfants.
  195. Le long service était en partie une conséquence de l’organisation sociale ; de fréquentes levées et de gros contingents eussent ruiné les propriétaires en leur enlevant leurs serfs, qui, une fois entrés dans l’armée, étaient de droit émancipés.
  196. Le service obligatoire, mitigé par certains tempéraments, a été établi en 1874. La durée du service est, depuis 1888, de 5 ans dans l’armée active, de 13 ans dans la réserve ; on reste dans l’armée territoriale jusqu’à 43 ans.
  197. Sur les anciens Cosaques de la Petite et de la Grande-Russie, le lecteur français peut consulter avec fruit les Cosaques d’autrefois de Mérimée, ouvrage qui n’est qu’une réduction des travaux d’un des plus éminents historiens de la Russie, M. Kostomarof. — Les Cosaques des époques plus récentes, formant l’avant-garde de la puissance russe, ont singulièrement contribué à la conquête et à la colonisation des steppes du sud-est et de certaines régions de l’Asie. De tous les États modernes la Russie est peut-être celui qui a su tirer le meilleur parti de la colonisation militaire.
  198. Le servage même avait fini par être introduit chez les Cosaques du Don, et, au moment de l’émancipation, le territoire de l’armée (voïsko) du Don était un des pays qui comptaient le moins de paysans libres. Buschen : Bevölkerung des Russ. Kaiserreichs. Quant aux exemptions et privilèges administratifs ou financiers des Cosaques, ils ont été peu à peu restreints et presque annihilés par les progrès constants de la centralisation, aussi bien que par les progrès du commerce et des voies de communication. C’est ainsi que l’individualité, comme l’autonomie, de la plupart des Cosaques est en train de disparaître.
  199. Bien de plus complexe et confus que la législation sur les Israélites. Le juriste Orchanski en a donné une analyse critique dans l’ouvrage intitulé : Rousskoé Zakonodatelstvo o Evreiakh. Cf. Lévine, Svod ouiokonénii o Evreiakh, 1885. Voyez notre troisième volume, liv. IV, ch. iii.
  200. Ainsi l’auteur anonyme de Sovrémmnaïa Rossiia, Saint-Pétersbourg, 1889, Introduction.
  201. Les statistiques russes, et en particulier le Statistitcheskii Vrémennik, donnent à cet égard un double dénombrement en des tableaux séparés. La population s’y trouve à la fois répartie par classe, selon la qualité personnelle des habitants, et par localités, par villes ou districts ruraux, selon le domicile ou la résidence réelle des mêmes personnes. Ces derniers tableaux, s’appliquant à toute la population y compris la noblesse et le clergé, offrent naturellement, pour les villes comme pour les campagnes, un chiffre plus élevé. Le dernier recensement général, celui de 1867, donnait ainsi pour la population rurale plus de 57 millions d’âmes, et pour la population urbaine 6 540 000. La comparaison des tables des deux modes de dénombrement montre que, dans le second cas, la majoration de la population des villes est en grande partie produite par le séjour des paysans qui y sont en résidence temporaire, et qui presque partout forment un des éléments importants de la population urbaine.
  202. Il y a dix ans, la Russie, en dehors de Varsovie et du royaume de Pologne, ne comptait que quatre villes ayant 100 000 habitants : Pétersbourg, Moscou, Odessa et Riga, encore cette dernière est-elle beaucoup plus allemande que russe. Aujourd’hui même, à peine y a-t-il dix villes atteignant ce chiffre : les quatre précédentes, Kief, Kharkof, Saratof, Kazan, Vilna, peut-être Lodzy, le Manchester polonais, peut-être Berditchef, le grand marché juif de l’ouest, et enfin Kichinef, l’immense village à demi roumain de la Bessarabie.
  203. En Russie même cependant, il est à remarquer que, parmi les régions qui possèdent relativement la plus grande population urbaine, figurent l’Ukraine, la Nouvelle-Russie et la plupart des pays récemment peuplés ; ce qui montre que, malgré la continuelle colonisation intérieure par les paysans à la recherche de terres nouvelles, la colonisation moderne, là comme ailleurs, procède en grande partie par les villes.
  204. Hüppe, Verfassung der Republik Polen, p.57. Dans toute la Russie occidentale, dans la Lithuanie, la Russie-Blanche et les parties de la Petite-Russie jadis unies à la Pologne, la situation est encore à peu près la même que dans la Pologne proprement dite. Les Juifs, agglomérés dans les villes et les bourgades, y forment également un des principaux éléments de la population urbaine et n’y sont point encore fondus avec les autres habitants.
  205. Selon l’observation d’un historien, M. Zabiéline (Istoriia rousskot jiznis drevneichikh vremen, 2e part., Moscou, 1879), ces formes patriarcales ou familiales, dont on a si souvent signalé la persistance chez les Slaves-Russes. n’indiquent guère au fond que la prédominance des rapports de la vie privée en l’absence de vie publique. Comme cette absence de vie publique est principalement attribuable au manque ou à la petitesse des centres urbains, on n’est pas étonné que le même historien reconnaisse dans les villes le premier noyau de la société civile et le premier agent d’organisation de l’État russe. Grâce à la faiblesse et au petit nombre de ces foyers de la vie civile, les rapporta privés n’en devaient pas moins garder longtemps plus d’importance que dans les États occidentaux.
  206. L’introduction des machines, la vapeur et l’amélioration des voies de communication tendent actuellement à modifier cet état de choses, en encourageant la grande industrie manufacturière aux dépens des humbles industries villageoises. Cette révolution, en train de s’accomplir en Russie comme partout, doit naturellement tourner au profit des centres urbains.
  207. Fletcher, ch. ix. Ivan le Terrible lui-méme, dans ses lettres à la reine Elisabeth, donne aux négociants anglais, venus en Russie pour y trafiquer, le nom dédaigneux de moujiks de commerce.
  208. Tchitchérine, Oblasinyia outchregdéniia Rossii v XVII° véké, p. 562-567. Il va sans dire que ce qui suit, sur le régime des villes moscovites, ne s’applique point à Novgorod et à Pskof, dont les habitants avaient gardé le droit de se gouverner eux-mêmes, et où, comme dans les républiques d’Italie, se retrouvent les luttes des riches et des pauvres, du popolo grosso et du popolo minuto.
  209. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 100-130. C’était le poids des taxes qui faisait déserter les villes ; la fiscalité moscovite a ainsi été un autre obstacle à leur développement et à la formation d’une bourgeoisie.
  210. Gost, cf. l’allemand gast. C’est de ces gosty, dans le sens de marchands, que vient le nom de gostinyi dvor, l’équivalent russe du bazar oriental.
  211. De posad, bourg, d’où dérivait le mot de posadnik, nom du premier magistrat de Novgorod.
  212. A cet égard, comme à plusieurs autres, certains des conseillers de Catherine recommandaient parfois de singuliers procédés, ou se berçaient d’étranges illusions. C’est ainsi que, d’après Nic. Tourguenef (la Russie et les Russes, II, p. 221), un des hommes les plus en vue de ce grand régne, Betskoy, qui eut une grande part à la fondation des gigantesques maisons d’enfants trouvés des deux capitales, se flattait par là de préparer la création d’un tiers état !
  213. Sur ce point, comme sur tant d’autres, il y a, dans les lois et dans l’administration, un défaut d’unité et de précision qui engendre trop souvent la confusion et l’arbitraire. La loi ne définit pas les métiers qui doivent être formés en corporation ; aussi l’exercice de tel ou tel métier est-il libre en certaines villes, tandis que en d’autres il est subordonné à l’obtention d’un certificat délivré par un tribunal d’artisans à la suite d’un examen.
  214. Mechtchanine, au pluriel mechtchané, de mesto, lieu, place, diminutif mestetchko, petite ville, bourg.
  215. D’après certaines statistiques, les paysans formeraient en moyenne plus de 20 pour 100 de la population urbaine.
  216. Cet état moral des populatious urbaines ouvrières explique l’insuccès de la propagande nihiliste parmi elles. Divers symptômes font craindre cependant que les ouvriers russes ne restent pas toujours sourds aux excitations révolu-tionnaires. Ches eux comme en Occident, les questions de salaire et les grèves pourront servir de prétexte on d’instrument aux agitateurs.
  217. Herbert Barry, Russia in 1870, p. 119. Bien que l’usage s’en répande de jour en jour avec les chemins de fer, les lits sont encore, dans quelques provinces, un objet de luxe qui n’est pas toujours à la portée du voyageur. J’ai en parfois moi-même de la peine à m’en procurer, et j’ai fait l’étonnement de certains aubergistes en ne me montrant pas satisfait d’un divan.
  218. A celle règle il n’y a guère, dans la littérature de la première moitié de dix-neuvième siècle, qu’une double exception : deux poètes de province, jumeaux par le talent et l’inspiration comme par l’origine, Koltsof et Nikitine, l’un petit marchand, l’autre petit mechtchanine, et encore celle apparente exception confirme-t-elle indirectement la règle par le caractère naïf, tout national et tout populaire, des deux poètes. Aujourd’hui l’on pourrait citer quelques écrivains ou quelques savants sortis de la même classe.
  219. Mme de Staël, Dix années d’exil.
  220. Cette répulsion pour la bourgeoisie se rencontre également, et pour des motifs analogues, chez les petits peuples slaves. Chez plusieurs de ces derniers, il est vrai, cette prévention est d’autant plus naturelle que, chez eux, la bourgeoisie des villes est en majeure partie allemande ou juive, ce qui est bien parfois un peu le cas des plus riches villes russes.
  221. Le général Fadéief, Tchem nam byi, Saint-Pétersb., 1875.
  222. Dvorianine, pluriel dvoriané, de dvor (cour), mot russe qui a presque tous les sens de son équivalent français et quelques autres en outre. Ainsi s’explique comment le mot, qui désigne la noblesse, a le même radical que dvornik, portier, et dvorosyi, lequel désignait les serfs attachés au service de la maison du maître. Peut-être pourrait-on du reste découvrir une analogie entre la position des dvorianes ou nobles vis-à-vis du tsar et celle des dvorovyé tsoudi ou serfs domestiques vis-à-vis de leur seigneur.
  223. Statistitcheskii Vrémennik, 1871, 1873, 1879.
  224. Beaucoup de Russes font à l’étranger précéder leur nom du de français ou du von allemand ; il n’y a rien d’équivalent dans leur langue nationale. Les noms russes affectent souvent, il est vrai, la forme d’un génitif pluriel ou plutôt d’un adjectif nominal (Davydof de David, Sémenof de Semen, Simon) ; mais, loin d’être particuliers à la noblesse, de tels noms se rencontrent également chez les prêtres, les marchands, les anciens serfs. S’il existe de ce côté une sorte de distinction nobiliaire, ce n’est point dans les noms de famille, c’est dans la terminaison vitch, que les Russes ont l’habitude d’ajouter au prénom de leur père quand ils en font suivre le leur, comme par exemple Alexandre Pétrovitch. Dans l’ancienne Moscovie, cette désinence aujourd’hui bannie n’appartenais qu’aux hommes d’un certain rang. Une seule famille de marchands, qui formait à elle seule une sorte de classe privilégiée, la famille Strogonof, y avait droit. Encore aujourd’hui, pour les gens du peuple, on emploie en ce sens la terminaison of au lieu de vitch : ainsi Ivan Pétrof ; Alexis Ivanof. De là sans doute l’origine de tant de noms en of.
  225. Ainsi graf, comte. Le vieux titre de kniaz, prince, est seul slave et national. Je ne sais pourquoi nous traduisons par grand-duc et non grand-prince, l’ancien titre de veliki kniaz, jadis porté par les souverains de Kief, de Vladimir, de Moscou, et aujourd’hui attribué aux membres de la famille impériale.
  226. D’après une feuille russe, les Olgoloski (Échos, oct. 1879), il y aurait eu, de Doris Chérémélief en 1706 an général Totleben en 1879, 157 créations de comtes russes ; mais beaucoup n’ont pas laissé de postérité. L’empereur Alexandre II en a seul créé plus de vingt.
  227. Nous ne parlons ici que des familles proprement russes et non des familles originaires des dépendances de l’empire, du Caucase particulièrement, où la Géorgie a fourni à la noblesse un nombreux contingent de princes.
  228. En Occident, la diminution et la rapide disparition des anciennes familles semblent une sorte de loi, établie par l’histoire et les statistiques. En Angleterre, par exemple, la plupart des titres de lords ont dû être plusieurs fois relevés ; bien peu sont dans la même maison depuis plus d’un siècle ou deux. La multiplication de la race de Rurik et de Guédimine mérite d’autant plus d’être signalée qu’elle s’est faite sous le régime du partage des biens, qui d’ordinaire passe pour peu favorable à la reproduction des familles d’un certain rang.
  229. Sur la généalogie et l’histoire de toutes ces familles russes, on peut consulter le prince Pierre Dolgoroukof, Notice sur les principales familles de la Russie (1858) et le docteur allemand A. Kleinschmidt, Russlands Geschichte und Politik dargestellt in der Geschichte des russischen hohen Adels (Cassel, 1877).
  230. Fletcher, Russe Commonwealth, IX.
  231. Un de nos anciens compatriotes alsaciens, aujourd’hui professeur à Lausanne, M. E. Lehr, nous a donné en 1877 une intéressante étude sur le Droit civil russe. On doit noter que l’empereur Alexandre III a, en 1882-83, chargé une commission de rédiger on projet de nouveau code civil, mieux adapté aux conditions de la vie moderne.
  232. L’analogie n’est que dans le libre choix de l’héritier : car Pierre Ier, interdisant le partage, refusait an père de famille le droit de distribuer sa fortune entre ses enfants ou entre des étrangers.
  233. En russe sapovédnyia iméniya ou biens défendus.
  234. Dans la Russie proprement dite, il n’y avait pas récemment, assure-t-on, 40 majorats. (M. Lioubanski, Iouriditcheskiia Monografii i Isledovonlia, t. IV, 1878, p. 13-18.) Dans les anciennes provinces polonaises, le gouvernement a lui même fondé, à l’aide des biens de la couronne ou de biens confisqués, de petits majorats de 2000 à 3000 roubles de revenu. Il y a là, manifestement, moins une intention aristocratique qu’un expédient politique. Le but est, en empêchant la vente des terres concédées à des Russes, de maintenir dans ces provinces un élément russe.
  235. On a, sous Alexandre III, proposé différents systèmes pour empêcher l’appauvrissement de la noblesse et l’émiettement de ses terres. Les uns ont demandé que les majorats fussent mis à la portée de toutes les fortunes ; les autres, que la loi s’opposât à l’extrême morcellement en créant des biens normaux indivisibles, Voy. p. ex. N. Baratynski : Nedelimye dvorianskié outchastki, 1888. M. Pobédonostsef, Rouskii Vestnik, sept 1889, a conseillé d’adopter le homestead américain, de permettre aux propriétaires de toutes classes de rendre les biens d’une certaine importance indivisibles et insaisissables en les faisant inscrire sur un registre spécial.
  236. La droujina (de droug, ami] rappelle ainsi la truste des rois francs, et les droujinniki les antrustions.
  237. Dans la 1ère édition de cet ouvrage, nous avions donné à boyar, boïarine, le sens primitif de guerrier, combattant, de boï, combat ; mais, d’après mon savant ami M. L. Léger, la forme ancienne est boliarine provenant de la racine boli, meilleur. Cf. le latin Optimates.
  238. Boiaram i slougam volnyin volia.
  239. Cette confusion des notions de souveraineté et de propriété n’est pas, on le sait, spéciale à la Russie. Dans tous les États de l’Occident, au moyen âge, le souverain est considéré comme le haut propriétaire du sol. La différence est qu’en Russie cette conception persiste plus longtemps, qu’au lieu de devenir une théorie abstraite elle donne lieu à de fréquentes et perpétuelles applications.
  240. Voyez à ce sujet Tchitchérine, Outshregdiniia Rossii v XVIV° véhé, ou aussi du même auteur, Opyty po istorii rousskago prava.
  241. Vottchina ou ottchina, patrimoine, de otets, père, pomêstié, domaine rural, de mêsto, place, qui, ainsi que son équivalent français, désigne à la fois les lieux et les emplois ou fonctions.
  242. Selon l’historien Solovief (Istoriia Rossii, t. XIII), seize familles avaient reçu le droit de voir leurs membres entrer immédiatement parmi les boyars ; dans une quinzaine d’autres, on débutait par le rang d’okotnik, la seconde dignité moscovite. De ces maisons privilégiées, vingt portaient le titre de kniaz et descendaient de Rurik ou de Guédimine. Chez les autres familles, le fils entrait au service deux degrés au-dessous du grade obtenu par le père. S’il n’avançait point, le petit-fils commençait encore deux degrés plus bas, ce qui entraînait à la longue la déchéance de la famille.
  243. Ivan le Terrible avait, en 1550, tenté de restreindre les fâcheux effets de ces querelles de préséance, non point, comme le dit M. A. Rambaud (Hist. de Russie p. 241), en défendant « de disputer sur les rangs à tout noble qui n’était pas le chef de sa famille », mais en interdisant à tous les nobles au service, de soulever dans l’armée aucune contestation de ce genre avec les voiévodes de famille inférieure à la leur, tant qu’eux-mêmes n’étaient pas voiévodes, c’est-à-dire généraux.
  244. Solovief, t. XIII, p. 70, 72.
  245. Le Livre de velours a pour nous l’intérêt de donner le dénombrement de la haute noblesse russe avant Pierre le Grand. On y voit que déjà la plus grande partie de ces familles nobles, 500 environ, étaient d’origine étrangère, lithuanienne, polonaise, allemande, tatare, etc. ; une centaine étaient de provenance inconnue et 200 seulement d’origine russe, parmi lesquelles 164 familles de kniazes, descendant de Rurik.
  246. Le feld-maréchal prince Dariatinski.
  247. Pour les militaires, il y a, en temps de guerre, le sabre d’honneur avec mentions élogieuses ; pour les fonctionnaires civils ou pour les généraux, en temps de paix, il y a les bagues de brillants avec le chiffre impérial, il y a même toujours les tabatières en or, enrichies de diamants avec le portrait ou le chiffre de l’empereur. Il est peu de hauts fonctionnaires qui n’aient sur leur étagère une de ces tabatières impériales. Les dames de haut rang peuvent recevoir des distinctions analogues : personne n’a lu de Mémoires sur la cour de Saint-Pétersbourg sans y rencontrer des demoiselles à portrait.
  248. Voyez t. II, livre II. chap. iii.
  249. Il a été question ; sous Alexandre II et sous Alexandre III, de la suppression du tchine et du tableau des rangs. Si cette mesure n’a pas encore été adoptée, cela tient sans doute à ce qu’on ne veut pas changer les habitudes prises, et à ce que l’on craint d’être obligé de rétribuer plus largement des fonctionnaires, qu’on ne pourrait plus aussi aisément récompenser avec des titres. Peut-être aussi se dit-on qu’une telle réforme risquerait de ne profiter qu’au favoritisme et au népotisme.
  250. Voyez notre étude sur la vie de N. Milutine : Un homme d’État russe contemporain, d’après sa correspondance inédite.
  251. Le général Fadéief, Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i bou douchtchem.
  252. D. Samarine, Révolutsionny Konservatism, p. 49 (1875). Réponse à l’ouvrage du général Fadéief, cité plus haut.
  253. Bien des traits du tableau si vivant tracé par H. Taine, dans son Ancien Régime, se pourraient appliquer à la société pétersbourgeoise du XIXe siècle
  254. Une autre fois et par une plaisanterie moins innocente, la même impératrice forçait le même Galitsyne à épouser une vieille idiote.
  255. Svod Zakonof, t. IX, articles 193 et 221.
  256. On calcule que, depuis l’émancipation, la noblesse a perdu le quart de ses biens, davantage même, en quelques provinces. Pour lui venir en aide, l’empereur Alexandre III a fondé une banque foncière qui lui prête à taux réduit. Par malheur, les facilités de crédit sont souvent une tentation ruineuse ; plus il lui est aisé d’emprunter, plus la noblesse s’endette.
  257. Une autre raison contribue à diminuer l’ascendant de la noblesse, c’est le petit nombre des riches propriétaires qui résident dans leur domaine. Aussi des écrivains à tendances aristocratiques, le prince Mechtchersky par ex. (Voulikou vréméni, 1879), réclamant les principales fonctions locales pour la noblesse territoriale, ont-ils imaginé de demander, avec plus ou moins de sérieux, que les nobles fussent tenus d’habiter leurs terres durant une certaine partie de l’année.
  258. À ce privilège s’en rattache un autre analogue, le droit de faire admettre ses enfants dans certains établissements d’instruction, tels que le lycée Alexandre de Saint-Pétersbourg, ou l’institut des filles nobles de Smolna. En 1880, l’accès du lycée Alexandre, jusque-là réservé à la portion ancienne de la noblesse, a été étendu à tout le dvorianstvo, c’est-à-dire à toutes les familles de fonctionnaires d’un certain rang.
  259. En attendant, une chose qui frappe toujours en Russie, c’est le grand nombre des mêmes noms que l’on rencontre dans toutes les positions officielles. Il y a ainsi une cinquantaine, peut-être une centaine de familles, constituant une sorte d’oligarchie bureaucratique dont, depuis de longues années, les noms reviennent presque à chaque page des annuaires militaires, diplomatiques, administratifs, etc. C’est là du reste une naturelle conséquence de la monarchie absolue et du règne des influences de cour.
  260. Plusieurs assemblées de la noblesse ont longtemps réclamé pour leur ordre la prépondérance dans l’administration locale. L’empereur Alexandre III leur a donné satisfaction, dans une large mesure, par la loi de juillet 1889 qui a créé des chefs de canton ruraux (Zemskie natchalniki), investis de fonctions administratives et judiciaires à la fois. Les chefs de canton doivent être pris parmi les propriétaires nobles du district ; ils sont choisis par le gouverneur d’accord avec les maréchaux de la noblesse.
  261. Voyez tome II, liv. I, ch. iv et liv. III, ch. i.
  262. Cette pièce, dont l’auteur prend le nom de Nevsky, a été, on le sait, remaniée pour la scène par M. Alex. Dumas.
  263. M. Saltykof (Chtchédrine), sous le pseudonyme de Nemo : Annales de la Patrie (Oletchestvennyia Zapiski), août 1879.
  264. Ainsi, dans le roman, Tolstoï et Dostoïevsky. Dostoïevsky se demanda dans son Journal d’un écrivain (Dnevnik pisatelia), février 1876 : « Qui des deux vaut le mieux du peuple ou de nous ? Est-il à désirer que le peuple prenne exemple sur nous, ou nous, sur lui ? Je répondrai en toute sincérité : c’est à nous de nous incliner devant lui, de lui demander tant l’idée que la forme, de reconnaître et d’adorer sa vérité ! »
  265. « Il n’y a qu’à regarder une mappemonde pour être rempli d’un saint respect devant les destinées futures de la Russie », écrivait dés 1831 Nadejdine. « Est-ce qu’un pareil colosse peut avoir été dressé inutilement par la sagesse du Créateur ? » (Fragment du Télescope cité par M. Pypine : Izilchénila roussikoï narodnosti : Véstnik Evropy, juin 1882.
  266. Fadéef. Tchém nam byt : Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i boudouchtchem. Ainsi s’exprimait un des plus remarquables défenseurs des tendances aristocratiques, le général Fadéer. Par opposition aux hautes classes, à la noblesse, qu’il appelle habituellement la couche cultivée, l’ingénieux écrivain désigne d’ordinaire le peuple sous le nom de force élémentaire (sikhiinaia sila) ou de matière plastique, de protoplasme ; et cette force élémentaire, il la regarde comme semblable à elle-même en tout pays et partout dénuée d’esprit propre, partout incapable de développement spontané.
  267. Voyez The Songs of the Russian People, de M. Ralston, et la Russie épique, de M. Alfred Rainbaud.
  268. Voici quelles étaient, avant l’émancipation, les proportions relatives de ces trois catégories de paysans, dans la Russie d’Europe, sans le Caucase, la Pologne et la Finlande. Le nombre des serfs des deux sexes était en gros de 22 millions et demi ; — le nombre des paysans de la couronne de 22 millions et plus, en y comprenant certains groupes accessoires de paysans libres, tels, que les colons d’origine étrangère ; — le nombre enfin des paysans d’apanage, de 2 millions environ. À cette époque, sur 100 habitants de la Russie proprement dite, on trouvait la proportion de 38,1 pour les serfs des particuliers, de 37,2 pour les paysans libres, et de 3,4 pour les paysans des apanages (Troïnitski, Krêposinoe Nasélénié v Rossi po lO° revisii, Saint-Pétersbourg (1861). Quelques années plus tôt, la proportion était plus défavorable ; en 1838, par exemple, la proportion des serfs était encore de 44 pour 100 de la population totale. Le nombre relatif des serfs allait donc en diminuant, grâce aux émancipations individuelles, grâce au service militaire qui affranchissait les soldats, grâce aux biens hypothéqués au profit de l’État, lesquels, en cas de non-payement des intérêts, venaient accroître les biens de la couronne. De cette façon, le servage, abandonné à lui-même, eût pu finir par disparaître au bout de quelques siècles sans émancipation formelle.
  269. Cette distinction est plus ou moins analogue à celle de l’ancien droit germanique, entre les leudi et les manni, les leute et les männer. En Russie, le nom officiel de la classe des paysans est krestianine, pluriel krestiane, mot qui paraît une forme corrompue de khristianine, chrétien, ou peut-être un dérivé de krest, croix, et qui sans doute est devenu le nom des paysans russes sous la domination tatare.
  270. Bélaef, Kreitiané na Rousi, Vasiltchikof, Zemlevtadénié i Zemledélie, t. I, ch. vi. Tchitchérine, Opyty po istorii rousskago prava (ch, i).
  271. Solovief, Istoriia Rossii, t. XIII, p. 47-48.
  272. Tchitchérine, Oblastniya outchregdéniia Rossii v XVII° véké, p. 563, 564.
  273. Sur l’état des paysans sous le régime du servage, voyez les documents publiés sous le titre de Materialy dlia istorii krépostnago prava v Rossii, et Materialy dlia istorii ouprazdnéniia krépostnago sostoïaniia poméchtchitchik krestsan v Rossii. Le lecteur français peut consuller avec fruit les Voyages de M. X. Marinier ou les Lettres sur la Russie de M. de Molinari et, pour plus de détails, les grands ouvrages de Haxlhausen et de Schnitzler.
  274. Une loi de 1797, rendue par Paul Ier, avait fixé la corvée à trois jours. Dans beaucoup de communes ou de familles, une moitié des serfs corvéables, hommes ou femmes, travaillaient toute la semaine pour le maître, tandis que les autres travaillaient pour le compte de leur ménage.
  275. Grâce à l’imperfection des statistiques, tous les chiffres donnés sur la répartition des propriétés et des serfs présentent des variantes notables. Un peu plus de deux millions d’âmes, c’est-à-dire de paysans mâles, les seuls assujettis à la capitation et recensés dans les revisions, se divisaient entre moins de 80 000 propriétaires, possédant chacun de 1 à 100 âmes et comptés comme petits propriétaires. Cinq millions d’âmes et demi formaient le lot de 22 000 maîtres, ayant chacun de 100 à 1000 âmes, et regardés comme moyens propriétaires. Enfin 1400 seigneurs, ayant chacun plus de 1000 paysans mâles et entre eux 3 millions d’âmes, étaient appelés grands propriétaires. Quelques familles, comme les Chérémélief, avaient sur leurs terres 100 000 serfs. Trotniski, Krépostnoé Kasélénié v Rossii, p. 64 et suiv. — Schnitzler, L’empire des tzars, t. III, p. 193, 194.
  276. On pourrait dire que la Russie a eu également son Oncle Tom, dans les récits d’une femme, Mme Markevitch (Marco-Volchok). Ces récils, écrits en petit-russien, ont eu l’honneur d’être traduits en russe par Ivan Tourguénef.
  277. M. Wyroubof, la Philosophie positive.
  278. Ce bruit est mentionné par Tchernychevski. par exemple, dans ses Lettres sans adresse, publiées par le Vpered (1874).
  279. J’ai raconté ailleurs, d’après la correspondance inédite de Miluline, de Tcherkasski et de Samarine, les luttes et les péripéties de l’émancipation. Voyez : Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite.
  280. Voyez par exemple la Lettre d’un député de comité (comte Orlof Da-vydof) au président de la commission de rédaction (Paris, 1859).
  281. « On me donne congé pour une année entière, ou pour mieux dire, on m’a mis de côté en me faisant sénateur… écrivait N. Milutine à Tcherkasski le 4-16 mai 1861… Je n’avais demandé qu’un congé de quatre mois ; mais la réaction est venue à mon secours. Lanskoï et moi (Lanskoï était le ministre de l’intérieur, et Milutine son adjoint), nous avons été éloignés du ministère pour complaire à la noblesse. »
  282. « Ce qui a le plus servi et ce qui sert le plus encore à convaincre la noblesse de l’indispensable nécessité de ce que nous avons fait, c’est l’attitude des paysans, avec lesquels les propriétaires sont contraints à des luttes quotidiennes ; ce sont en particulier les exigences des paysans, et par-dessus tout, la défiance radicale de toute la population orthodoxe barbue envers les nobles. La noblesse a dû, bon gré mal gré, renoncer à l’idée que les anciens serfs avaient en elle une confiance illimitée ; la désillusion des propriétaires à cet égard est aussi complète que possible… Tout le monde, à l’heure qu’il est, a pu voir combien était indispensable un statut précis et détaillé, et combien peu fondés étaient, pour la plus grande partie, les cris malveillants et le vacarme (gam) soulevés durant deux ans contre les commissions de rédaction et leur prétendue manie de tout réglementer. » (Lettre inédite du prince Tcherkasski à N. Milutine, 23 juillet 1861.)
  283. On peut aisément se rendre compte des exemples donnés à la Rassie par l’étranger, grâce à l’ouvrage de Samuel Sugenheim, Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft und Hôrigkeit in Europa, Saint-Pétersbourg, 1861, et à l’étude de Samarine (Ouprasdnensé kréposinago prava v Proussii), réimprimée en 1879 dans le 11o volume de ses œuvres.
  284. Cette opinion, qui prétendait s’appuyer sur les données de l’économie politique, était adoptée par nombre d’économistes étrangers. (Voyez, par exemple, les Lettres de M. de Molinari sur la Russie, réimprimées en 1879.)
  285. Discours de l’empereur au Conseil de l’Empire, le 28 janvier 1861, reproduit par la Rousskaia Starina, de février 1880. Dans ce discours, l’empereur regrettait hautement la manière dont s’était faite l’émancipation dans les provinces baltiques et le royaume de Pologne. Pour la Pologne, l’insurrection de 1863 devait bientôt fournir au gouvernement l’occasion d’appliquer, à l’aide des mêmes hommes, à l’aide des Milutine et des Tcherkasski, les mêmes principes aux provinces de la Vistule. Voyez à ce sujet, qui ne peut trouver place ici, Un homme d’État russe (N. Milutine) d’après sa correspondance inédite, (Hachette, 1884} chap. x et xi.
    Quant aux provinces baltiques, la terre, conformément à un système en usage dans plusieurs contrées de l’Allemagne, a été divisée en deux catégories : le Hofland qui reste à la libre disposition de l’ancien seigneur, et le Bauerland qui ne peut être loué ou être vendu qu’à des paysans. La question agraire, plusieurs fois soulevée par les publicistes russes, a donné lieu, en 1882 et 1883, parmi les paysans lettes ou esthoniens, à une agitation non sans analogie avec celle de la Landleague en Irlande.
  286. Il y avait bien des catégories de terres auxquelles ce raisonnement ne semblait pas applicable, les terres récemment colonisées du Bas-Volga ou de la Nouvelle-Russie par exemple, les domaines où les propriétaires avaient eux-mêmes appelé et installé les paysans. Malheureusement il eût été, dans la pratique, fort difficile de tenir compte de cette différence.
  287. On a vu plus haut l. VI ch. II que primitivement il y avait en Russie deux classes de biens fonciers, la votichina, terre reçue en héritage des ancêtres, le pomestié, terre concédée en jouissance aux serviteurs de l’État. C’est du pomestié que provient d’ordinaire la propriété noble contemporaine ; mais, en affranchissant la noblesse des charges et du service personnel auxquels le pomêchtchik avait été longtemps astreint, les souverains avaient transformé pratiquement le pomestié en véritable votichina. À cet égard, on pourrait dire que l’empereur Alexandre II est revenu, au profit des paysans, sur ce qu’avaient fait ses prédécesseurs au profit de la noblesse. L’équité historique eût demandé que l’émancipation fût effectuée, le jour où le poméchtchik avait été exempté de l’obligation du service.
  288. Voici à cet égard une anecdote instructive. Un propriétaire du gouvernement de Smolensk avait, sous Alexandre Ier, fait un plan d’émancipation d’après lequel les paysans recevaient, outre la liberté, leur maison avec le petit enclos y attenant. « Et les terres labourables ? lui demandèrent les serfs, lorsqu’il leur exposa son projet. — Les terres de labour me resteront, répondit le philanthrope. — Eh bien alors, petit père, répliquèrent les serfs, que tout reste comme par le passé : nous vous appartenons, mais la terre est à nous » (my vachi, a zemlia nacha. (Kriticheskoé Obosrénié, février 1879) »
  289. Mot cité dans les Mémoires d’un prêtre de campagne, publiés par la Rousskaïa Starina (janv. 1880). — « Durant la lecture du manifeste, disent ces Mémoires, les paysans baissaient la tête ; il était visible que de cette liberté-là ils n’attendaient rien de bon. Ils écoutaient le manifeste comme une sentence d’exil. » Dans plusieurs villages les curés se virent en butte à toute sorte de persécutions de la part des paysans qui les accusaient « de s’être laissé acheter par le seigneur et de cacher à leurs paroissiens les ordres du tsar. » Voy. les Souvenirs d’un prêtre de la Petite Russie (Kievskaïa Starina janv. fév. 1882).
  290. « Cette pauvre masse inculte, imbue d’une méfiance profonde pour tout ce qui l’environne, semblait stimuler le déploiement des troupes et aller au-devant des voies de fait, parce que jusqu’ici l’emploi de la force a été pour le peuple la seule garantie de la volonté suprême. » (Lettre inédite de Iouri Samarine à N. Milutine, 17 août 1862)
  291. Lettre inédite de Iouri Samarine, du 25 sept. 1861.
  292. « Voici la question capitale du moment, écrivait encore Samarine à Milutine le 19 mai 1861 : dans l’espace de ces deux ans, au fur et à mesure de l’introduction des contrats réglementaires ; le bien-être matériel des paysans se sera-t-il assez amélioré, le passage des redevances (obrok) au rachat de la terre sera-t-il assez avancé pour que le peuple, instruit par la lente route de l’expérience, se réconcilie à l’idée d’un progrès régulier et graduel, dans les limites du « statut », et renonce au vague espoir de voir son Eldorado réalisé par je ne sais quel coup d’État ? — That is the question. »
  293. La dessiatine vaut 1,09 hectare. L’État a fait une opération analogue pour les paysans de ses domaines, et, comme il leur a le plus souvent abandonné toutes ses terres de culture, ces paysans ont d’ordinaire été plus favorisés que les anciens serfs.
  294. Voici les évaluations d’un statisticien russe, M. Ianson, sur la répartition de la propriété avant et après l’émancipation (1876).
    Avant : Après :
    Biens de l’État… 64.6 p. 100.     45,6 pour 100.
    — de la noblesse. 30,6 22,6
    — des apanages. 3,3 1,8
    — des paysans et colons 1,7 30,0

    La noblesse, qui avant 1861 possédait, d’après le même savant, 105 millions de dessiatines, n’en conservait en 1876 que 63 millions et demi, tandis que les anciens serfs possédaient plus de 64 millions.

  295. Les adversaires de Milutine parvinrent à faire réduire, dans le sein même de la commission de rédaction, les allocations territoriales des ci-devant serfs. C’est ainsi que, dans une de ses lettres à Milutine (25. sep. 1861), G. Samarine se plaint vivement de ce que, pour les paysans de la région de Samara, le comte Panine, président de la commission après Rostovtsef, eût réussi à faire abaisser la moyenne des lots de 5 dessiatines et demie à 5.
  296. Mirovsyi posredniki ; ils ont été abolis vers 1875.
  297. « Les arbitres de paix, sortis de la noblesse, même les anciens membres des comités provinciaux, se sont complètement transformés dans leur nouvelles fonctions ; en y entrant ils ont non seulement rejeté mais bien vite oublié tout le passé. Le désir de conquérir de la popularité parmi la masses a si bien triomphé des anciennes aspirations, que les assemblées de paix sont inondées de plaintes de la part des propriétaires contre les arbitres de paix, pour leur partialité envers les paysans, tandis qu’il est presque sans exemple que le paysan se plaigne de leur partialité pour les propriétaires. » (Lettre de G. Samarine à N. Milutine, du 17 août 1862).
  298. Le prix du rachat, en effet, est d’ordinaire calculé non sur la valeur vénale de la terre, mais sur le montant de l’obrok ou redevance payée par les anciens serfs, pour la terre dont les chartes réglementaires leur laissaient la jouissance. Le taux légal du rachat s’établit en capitalisant à 6 pour 100 les redevances payées en espèces, ou autrement dit, en multipliant ces dernières par 16 2/3. De là vient que le taux du rachat est souvent sans rapport avec la valeur réelle du sol, tantôt supérieur, tantôt inférieur.
  299. Discours à la Société d’économie politique. (Journal des Économistes, juin 1863.)
  300. En fait, ces libres contrats ont été fort rares.
  301. Encore faut-il compter ces quarante-neuf ans, non à partir de la promulgation de l’acte d’émancipation, mais à partir du moment où les intéressés ont recours au rachat, or un certain nombre de paysans n’avaient pas encore procédé à ce rachat lors de l’avènement d’Alexandre III.
  302. Le lecteur remarquera que les titres, remis aux propriétaires, étaient amortissables en 37 ans, tandis que les annuités de rachat, soldées par les paysans et destinées à rembourser le gouvernement de ses avances, sont échelonnées sur 49 années. Si l’on n’a pas adopté le même délai pour les deux opérations connexes, c’est qu’on a cru devoir compter avec les retards des paysans dans leurs versements. Ces arriérés, en effet, ont été assez considérables, mais inférieurs aux prévisions ; les payements ont même été parfois anticipés, si bien qu’au lieu d’endetter l’État, l’opération de rachat a fourni un boni de plusieurs millions de roubles.
  303. Le rouble métallique, on le sait, vaut 4 francs ; durant les années qui ont précédé la guerre de Bulgarie, le cours du rouble, coté en 1889 aux environs de 2 fr. 50, se rapprochait de 3 fr. 50. Au 1er avril 1880, le total des prêts effectués montait à 739 millions ; les annuités, perçues de ce chef en 1879, atteignaient 43 millions, auxquels s’ajoutaient 17 millions d’arriéré. La Banque de Russie avait avancé en moyenne 31 roubles 50 kopecks par dessiatine de terre et environ 107 roubles par paysan mâle. Voyez l’excellent Annuaire des finances russes de M. Vesselovsky (St-Pétersbourg, 1880).
  304. Comme au temps du servage, on entend toujours par âme, doucha, le paysan mâle, naguère soumis à la capitation, sans tenir compte de l’accroissement de la population d’une revision à l’autre.
  305. M. E. Markof, Golos, novembre 1880.
  306. Statistique de la propriété foncière en Russie (Statistika pozemelnoï sobstvennosti Evrop, Rossii), d’après les évaluations du bureau central de statistique, t 1, St-Pét. 1880.
  307. Un exemple fera mieux comprendre ce fait. Des paysans payaient à leur ancien seigneur, d’après les chartes réglementairea, une redevance annuelle de 7 roubles 1/2. Le taux de rachat de cette redevance, calculé sur la capitalisation à 6 pour 100, était de 125 roubles. Or, sur cette somme, les paysans contraints à racheter par le propriétaire, n’ont dû verser que les 4 cinquièmes avancés par l’État, soit 100 roubles ; et pour cette avance de 100 roubles, ils ne payent à l’État qu’un intérêt de 6 pour 100, amortissement compris, soit 6 roubles par an au lieu de 7 roubles.
  308. D’après les commissions d’enquête agricole, le taux du rachat, tel qu’il avait été fixé en 1861, était, dans la partie septentrionale des terres noires et dans quelques contrées de l’Ouest, de 10, 30, 50, parfois de 100 pour 100 plus bas que la valeur vénale actuelle. Dans le Nord-Ouest, le Nord et l’Est, au contraire, le taux du rachat est de 10, 30, 50 pour 100, parfois même de 100 pour 100 plus élevé que les prix actuels. Il n’y aurait que neuf gouvernements où la différence en plus ou en moins ne dépasserait pas 10 pour 100.
  309. Une dizaine de millions de roubles, pris sur les fonds du Trésor et en grande partie distribués par les assemblées de la noblesse, ont été employés à cet effet.
  310. Pour les allégements accordés aux paysans par Alexandre III, voir p. 457.
  311. Je trouve, à cet égard, dans une des lettres de Iouri Samarine, un passage caractéristique : « La grande popularité, parmi les paysans, de l’article 123, qu’ils ont surnommé la part de l’orphelin (sirolski nadéï, s’explique principalement par une erreur des propriétaires eux-mêmes, qui pour la plupart commençaient leurs conférences avec les paysans, relativement aux chartes réglementaires (oustavnyia gramoty), en se déclarant prêts à consentir à tout, sauf au quart de lot gratuit (art. 123). Cela suffit pour que le paysan s’imaginât que là était le parfait bonheur. Pour moi, qui avais annoncé que je consentais à tout, sans faire exception pour un seul article, je n’ai pas eu une seule demande du lot de l’orphelin. » Samarine à N. Milutine, le 17 août 1862.)
  312. Il semble au premier abord que les 642 000 paysans qui, au 1er janvier 1882, avaient accompli le rachat sans le secours de l’État, dussent être regardés comme les plus fortunés ; en fait, il en est tout autrement, la plupart s’étant contentés du quart de lot gratuit, de sorte qu’en réalité il n’y avait pas de rachat. Ce qu’on serait tenté de prendre comme un signe de la richesse du paysan est plutôt un indice de sa pauvreté.
  313. Baba, bonne femme, paysanne.
  314. Schédo-Ferroti (baron Firks), La libération des paysans, p. 64 et suiv.
  315. Bien des Russes instruits l’entendent ainsi du reste ; c’est là, comme nous le montrerons plus loin, un des motifs de leur prédilection pour la propriété collective. Voyez le prince Vasiltchikof ; Zemiévladénié i Zemlédélié.
  316. L’État, nous l’avons dit (p. 429, note 1 ; cf. p. 410) en a usé avec les paysans de ses domaines comme avec les anciens serfs. L’empereur Alexandre III a eu la joie de présider à cette vaste opération ; il a, en 1886, converti l’obrok, la rente payée par les paysans à l’État pour la jouissance de ses terres, en redevances de rachat, de façon à faire passer également aux moujiks la propriété des champs par eux cultivés. — Pour régler les rapports agraires, il restait la question des tchinchéviks, sorte de fermiers sans terme ou de tenanciers héréditaires des provinces de l’Ouest. Une loi de 1886 l’a résolue de la même manière, en transférant, moyennant indemnité au seigneur, la pleine propriété au tenancier.
  317. Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite.
  318. La rapide élévation du prix des terres, dans les régions les plus fertiles, ne tient pas uniquement à la création des chemins de fer, elle est une des conséquences directes de l’émancipation, qui affranchit la terre elle-même et ouvre l’accès de la propriété à toutes les classes de la nation. Les capitaux des marchands et des autres classes urbaines ont pu s’employer en placements fonciers. Aussi, d’après la commission d’enquête agricole de 1873, le nombre des propriétaires ruraux avait-il triplé dans les dix années qui ont suivi l’émancipation. Par contre, la part proportionnelle de la noblesse dans la propriéié territoriale a notablement diminué. Beaucoup de pomêchtchiks, déjà gênés au temps du servage, ont dû liquider.
  319. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, le nombre des exploitations seigneuriales est, en dix-huit ans, tombé de 2860 à 1802 ; dans celui de Kostroma, il a également diminué de moitié (Malerialy dlia isoutcheniia sovremennago pologeniia semlevladêniia, etc. 1er fascic. Saint-Pétersb., 1880).
  320. Discours de l’empereur du 27 janvier 1861 ; publié par Rousskaïa Starina (février 1880).Discours de l’empereur du 27 janvier 1861 ; publié par Rousskaïa Starina (février 1880).
  321. Toutes les administrations locales se plaignent de la disproportion entre les impôts directs et le revenu de la terre. D’après une enquête faite en 338 districts, il n’y en aurait pas eu 10 où la position des paysans affranchis fût réellement satisfaisante. Les impôts dépassant le revenu du sol tombent en fait sur le travail personnel du cultivateur. Pour ne pas assombrir à l’excës ce tableau, il ne faut point oublier qu’une moitié du peuple des campagnes, les paysans des domaines, sont d’ordinaire dans une situation meilleure que les anciens serfs. Ils ont généralement plus de terre et ils la payent moins cher. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, on a calculé que les premiers acquittaient moins de 2 roubles par desiatine et les seconds près de 3 roubles ; que, en moyenne, ceux-là étaient taxés à 9 roubles 33 kopeks et ceux-ci à 11 roubles 70 kopeks. (Voyez Vasilitchikof, Zemlevladénié i senle délié, t. II, p. 658-661.)
  322. Voyez sur les lois agraires de Pologne, que nous ne pouvons analyser ici : Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite : ch. X et XI.
  323. Sous Alexandre III, on s’est appliqué à proportionner, autant que possible, les payements des anciens serfs et ceux des paysans de la couronne, quant aux sommes à verser et quant à la durée du rachat, afin d’éviter que les deux classes de paysans ne fussent dans une situation économique trop différente.
  324. La capitation, abolie définitivement en 1886, a été remplacée par un impôt foncier, un impôt sur le revenu mobilier et un impôt sur les successions. On avait, dès 1880, supprimé l’accise du sel qui, bien que classée parmi les impôts indirects, était en réalité une sorte de capitation pesant particulièrement sur le peuple.
  325. Sur cette somme, 3 millions seulement ont été à la charge directe du Trésor ; 2 millions ont été couverts par les excédents de la caisse de rachat, 9 millions par les bénéfices de la Banque d’État et la liquidation des anciennes institutions de crédit.
  326. Cette réduction générale coûte environ sept ou huit millions de roubles par an, car elle ne s’applique point aux paysans des provinces occidentales dont les redevances ont été réduites, dès 1863, à la suite de l’insurrection polonaise.
  327. Le lecteur trouvera à ce sujet plus d’un détail intéressant dans la Russia de M. Mackensie Wallace, t. II, ch. xxxi.
  328. Un des hommes qui ont le mieux connu la Russie, M. F. Le Play, avait, dans sa Réforme sociale, t. Ier, chap. iii, signalé d’avance, non sans inquiétude, cette conséquence probable de l’émancipation. — Sur cette révolution dans les mœurs rurales, voyez ci(dessous ; livre VIII, chap. ii.
  329. Les progrès mêmes de l’ivrognerie semblent, pour les dernières années au moins, fort contestables. D’après de récentes statistiques, la production de l’eau-de-vie, qui en 1864 s’élevait à 27 millions de vedros (le vedro contient environ 12 litres), aurait en 1874 diminué de 3 pour 100, alors que la population avait augmenté de 10 pour 100, et depuis 1874, il y aurait eu une nouvelle réduction dans la consommation intérieure. Le nombre des cabarets aurait baissé de 40 pour 100, et cela particulièrement dans les campagnes. Par contre, le paysan consomme plus de thé et de sucre, ce qui est l’indice d’un progrès du bien-être (Voyez plus haut, p. 141.)
  330. Sous Alexandre III, on a récemment fondé dans ce dessein plusieurs banques populaires.
  331. Samarine, qui d’ordinaire passait non sans quelque raison pour pessimiste, écrivait ces lignes, qui sembleront peut-être aujourd’hui empreintes d’un excès d’optimisme : « Sans aucune exagération, le peuple est transfiguré de la tête aux pieds. Le nouveau statut lui a délié la langue, il a brisé l’étroit cercle d’idées où, comme enfermé par un sortilège, le peuple tournait en vain, faute d’issue à sa situation. » (lettre à Milutine du 19 mai 1861). Et quelques mois plus tard, revenant sur la même idée, Samarine répétait : « Le statut a fait son œuvre. Le peuple s’est redressé et s’est transformé : aspect, démarche, parole, tout a changé chez lui. Cela est acquis (dobyto), cela est impossible à supprimer et c’est là le principal. Dans leur lutte avec l’autre classe, les paysans font maintenant leur éducation civile. » (Lettre du 11 nov. 1861.)
  332. « Nous autres, propriétaires, nous sommes la meule contre laquelle s’aiguise et se polit le peuple. Je ne dissimule pas que, pour nous, ce rôle est parfois pénible. » (Lettre de Samarine du 11 nov. 1861.)
  333. « Si l’on me donnait maintenant à reviser notre statut à tête reposée et sans égards pour les exigences d’autrui, je supprimerais le rachat de l’ousadba (petit enclos attenant à l’izba du moujik) — ainsi que nous l’aurions tous fait auparavant si nous en avions eu le pouvoir — j’abandonnerais quelques parties de la réglementation, je remanierais la rédaction de beaucoup d’articles en vue du manque de conscience (nedobrosovestnost) du paysan, chose que nous avons beaucoup trop oubliée, et cela fait, je ne changerais rien d’essentiel. » (Lettre du prince Tcherkassky à N. Milutine, 7 mai 1861). Voyez Un homme d’État russe, d’après sa correspondance inédite.
  334. Il y eut là, dans les premières années, un pénible froissement pour les propriétaires les plus libéraux. « Je vous ai déjà dit, écrivait le prince Tcherkassky, et je ne puis pas ne point vous répéter combien faible est la reconnaissance de la plupart des paysans envers les meilleurs propriétaires, envers ceux même qui se sont toujours conduits vis-à-vis d’eux non seulement avec conscience ; mais avec magnanimité. La lecture à haute voix du manifeste a comme d’un trait effacé tout souvenir des anciens bienfaits, et, par malheur, la noblesse n’a pas su se résigner à l’idée que, tout pénible qu’il fût, ce fait était assez naturel. » (Lettre à N. Milutine, du 23 juin 1861.)
  335. Dans un des districts les plus favorisés en 1861, un fonctionnaire demandait, quelques années plus tard, aux paysans s’ils étaient satisfaits. « Oui, petit père, répondirent-ils ; mais nous espérons bien que le tsar n’oubliera pas nos enfants ; et qu’il leur donnera à eux aussi des terres un jour. »
  336. « Bezpristrastnye poroubki, polravy. »
  337. Il s’agit ici des délégués des comités provinciaux de la noblesse auprès de la commission de rédaction de l’acte d’affranchissement.
  338. Lettre inédite de Tcherkassky à N. Milutine, du 23 juin 1861.
  339. Lettre de Tcherkassky à N. Milutine, du 5 mai 1861.
  340. Les brochures révolutionnaires, destinées au peuple, insistent spécialement sur la petitesse et la cherté des allocations territoriales concédées aux paysans. Dans un pamphlet, analysé par M. Ralston (Nineteenth Century, mai 1877) et intitulé : Du feu dans la flamme, on s’efforce de démontrer au moujik que sa situation est pire qu’au temps du servage, que bientôt il tombera dans une misère pareille à « celle du peuple anglais, que les riches ont dépouillé de ses terres et réduit au rang d’esclave ».
  341. Circulaire de H. Makof, en jain 1879.
  342. Selon la remarque d’un savant russe, toutes les mesures, prises à cet égard par le gouvernement, tournent contre leur but. Les démentis, infligés aux vagues rumeurs en circulation dans le peuple, ne font que leur donner de la consistance, d’autant que les agents inférieurs de la police et de l’administration partagent souvent, à ce sujet, les illusions du peuple dont ils sont sortis. Lorsque le gouvernement leur enjoint de démentir les bruits de nouvelle loi agraire, agents de police et anciens de village disent que la répartition est ajournée jusqu’à nouvel ordre, et qu’en attendant il est défendu d’en parler. Voy. entre autres une étude de M. A. Engelhardt, Otetch, Zapiski, février 1882.
  343. L’empereur Alexandre III, lors de son couronnement, s’est cru obligé de déclarer, lui-même, aux anciens de villages convoqués à Moscou, que la question de propriété était définitivement tranchée, que les paysans n’avaient pas de nouvelles allocations de terres à espérer. Bien des faits postérieurs montrent que l’honnête parole du tsar n’a point suffi à détromper les moujiks.
  344. Pour la commune administrative, voyez notre IIe volume, livre I.
  345. Dans cette étude du régime agraire, je m’appuierai constamment sur les nombreux écrits russes publiés sur la matière, spécialement sur la grande enquête agricole de 1873, dont les résultats ont été rassemblés par le gouvernement sous le titre de Troudy vysotch. outchregd, kommissi dlia isslédovaniia nynechniago pologéniia selskago khoziàïsiva. Ces documents ont été complétés par les réponses faites aux questionnaires de diverses sociétés savantes, telles que le Sbornik matérialof dlia isoutchéniia selskoï posemelnoï obchlchiny, et par diverses publications du comité central de statistique, du ministère des domaines ou des États provinciaux (Zenutvos), telles que les Malerialy dila isoutchéniia sovremennago semlevladéniia i selsko-khoziaïslvennoï promychlennosti v Rossii (St.-Pet, 1880), et la Statistika pozemelnoï sobstvennosti i naselennykh mêst Evrop. Rossii (1880-81).
  346. Studien uber die innern Zustände, das Volksleben und inbesondere die ländlichen Einrichtungen Russlands (éd. all. 1847, t. I, ch. vi : t. II ch. xvii).
  347. Voyez entre autres Zapiski Imp, Roussk. Géogr, Obchtchestva, (sect. ethnog., t. VIII, 1878), et dans les Oletch. Zapiski (nov. 1878, mars 1879) une étude de M. V. Trirogof sur les communes mordves.
  348. Au moins depuis les xie et xiie siècles.
  349. Henry Sumner Maine, Village Communities in the east and west. — Maurer, Einleitung zur Geschichte der Mark-Haf-Dorf und Stadt-verfassung. — E. de Laveleye, de la Propriété et de ses formes primitives. Il est bon de noter que, selon l’un des plus perspicaces investigateurs de l’histoire, M. Fustel de Coulanges, rien ne démontre l’existence de la propriété collective avec partages périodiques, ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni chez les Gaulois ou les Francs mérovingiens, ni même, en dépit de Tacite, chez les Germains. Selon l’auteur de la Cité antique, la propriété, chez tous ces peuples, aurait été héréditaire, le plus souvent familiale en ce sens que,
  350. Tchitchérine : Opyty po istorii rousskago prava : Obsor istoritcheskago rasvitiia selskoï obchichtny v Rossii.
  351. Je citerai en particulier Bêlaef : O selskoï obchtchiné (1856) et Krestiane na Rousi (1860) ; Sokolovski : Otcherk istorii selskoï obchtchini na sêveré Rossii. Pour la polémique sur l’antiquité des communautés de village en Russie, voyez MM. Guerrier et Tchitchérine : Rouskii dilettantism i obchtchinoe semlévladénié (1878), et deux lettres de MM. Tchitchérine et Kovalevski dans la Kritischeskoe Obozrénie de Moscou (1879, no 2). Cf. M. Blumenfeld : O formakh zemlévladénia v drevnei Rossii, Odessa 1885, et Mme Efimenko : Issiêdovaniia narodnoï jizni.
  352. Sokolovski : Otcherk istor. selsk. obchtch, na sév, Rossii.
  353. Russia, t. II, p. 88-90 de la Ve édit. anglaise.
  354. Voyez plus haut, livre V, chap. i. Encore, chez ces derniers mêmes, le mode de tenure du sol était-il souvent une sorte de communauté de famille. Voy. ci-dessous le chap. suivant p. 495.
  355. Dans la Lithuanie proprement dite, c’est-à-dire dans les gouvernements de Kovno et de Vilna, de même que dans les trois provinces baltiques, on ne connaît que la propriété individuelle. Cette dernière a même été introduite dans quelques communes du gouvernement de Pskof, par les colons esthoniens ou lettons de la Livonie. En Russie-Blanche et en Petite-Russie, la propriété individuelle l’emporte encore, bien que son règne ne soit plus aussi exclusif. En Bessarabie, où les Russes se mêlent aux Roumains, les deux systèmes coexistent. Il est à noter que plusieurs des colonies allemandes les plus florissantes, celles du Bas-Volga en particulier, ont adopté l’usage russe des partages périodiques.
  356. Vasiltchikof : Zemlévladénié i zemlédélié, t. II, p. 717, 748, 749.
  357. Iouri Samarine, grand admirateur de la commune véliko-russe, se plaisait à le noter dès 1861. « En Petite Russie, écrivait-il à son ami N. Milutine, ce qui est très remarquable, c’est que tous les rachats se font par communes entières avec reaponsabilité solidaire (za krougovoiou poroukoiou) et non par associations ou par dvor, par maison isolée. » (Lettre du 17 août 1861.
  358. Commission d’enquête agricole, t. II. — Vasiltchikof, t. II, p. 717, 748.
  359. Il ne s’agit naturellement ici que de cas isolés. En tranférant aux paysans la propriété des terres dont ils avaient la jouissance, les lois agraires de 1861 ont respecté le mode de tenure du sol en usage dans chaque contrée. Rien qu’à l’intérieur et à l’étranger, on les ait souvent accusés de partialité pour la tenure collective, les rédacteurs de l’acte d’émancipation se sont contentés de laisser subsister le régime de la communauté là où il existait déjà, ils se sont gardés de l’introduire ailleurs par voie législative. N. Milutine en foisait la remarque à Paris, à la Société des Économistes, en mai 1863 : « Le législateur, disait il, n’impose à la classe rurale aucun des modes de propriété de préférence aux autres ; cette propriété peut être individuelle ou communale selon l’usage établi dans chacune des régions de l’empire, et il dépendra de la volonté des acquéreurs eux-mêmes de transformer les terres achetées par la commune en propriété privée et individuelle ». (Journal des Économistes, juin 1863.)
      Cette assertion était exacte ; les communes, les individus même pouvaient passer de la communauté à la propriété personnelle. (Voy. ci-dessous p. 566). L’article 165 du règlement sur le rachat n’autorisait, il est vrai, les paysans à disposer librement de leur lot qu’après l’avoir entièrement racheté. Cet article, même avec cette restriction, a paru une menace pour le mir. Il s’est trouvé parfois des spéculateurs qui se sont fait céder les lots du paysan en lui avançant les fonds nécessaires au rachat. Des moujiks se sont ainsi laissé dépouiller de la propriété que le législateur leur voulait assurer. Aussi plusieurs Russes, entre autres M. Pobédonostsef ont-ils émis le vœu que l’article 165 fût supprimé, et que les lots des paysans devinssent inaliénables. (Voy. le Rousskii Vestnik sept. 1889).
  360. Sur la réapparition de la communauté dans certaines provinces de la Petite Russie, où elle était presque inconnue avant l’émancipation, voyez Loutchitsky : Sbornik Malerialof dlia istorii Obchtchiny i obch. Zemel v ievoberejnoï Oukraïné XVIII veka. Cf. les recueils statistiques des Zemstvos de Koursk, Poltava, Voronège, pour les paysans de ces provinces.
  361. Les communautés de familles, dans leur forme actuelle du moins, ne paraissent pas toujours plus anciennes que les communautés de village, la zadrouga serbe que le mir russe. Les premières, en effet, telles qu’elles subsistent encore chez certains Slaves du Sud, présupposent une appropriation héréditaire du sol au profit de certains habitants du village ; à ce titre, on y peut voir un progrés de l’individualisation, une transition entre la propriété du clan ou de la commune et la propriété personnelle. En outre, le domaine de ces communautés de famille est d’ordinaire beaucoup plus restreint que celui des communautés de village et le nombre de leurs membres fort inférieur. La zadrouga serbe compte habituellement de dix à vingt-cinq membres ; ce n’est que par exception qu’il s’en rencontre de cinquante à soixante personnes. Quand la zadrouga devient trop nombreuse, elle se scinde d’ordinaire en deux. Il y a des villages, en pays serbes, qui portent le nom d’une famille, et dont les habitants paraissent bien provenir d’une même souche ; mais ces villages se composent toujours de plusieurs communautés. (Voyez par exemple le Droit coutumier des Slaves méridionaux, d’après les recherches de M. Boguichitch, par F. Domélitch (Paris, 1877.) — En résumé, la zadrouga serbe peut, par sectionnement, être sortie d’une communauté de famille primitive, mais il n’en saurait guère sortir de communautés de village, tandis qu’en se fractionnant, le mir russe eût fort bien pu engendrer des communautés de famille, fort analogues à la zadrouga ; cela paraît même être arrivé quelquefois (Voy. plus bas, pages 495, 496.)
  362. M. Le Play a, dans ses Ouvriers européens (1o édit.), p. 58 et 59, donna une monographie du régime économique d’une famille russe avant l’émancipation. On trouve, dans le même ouvrage, une description semblable et à bien des égards analogue d’une famille bachkire des confins de l’Asie.
  363. Domokhoziaïne, de dom, maison, et de khosiaïne, maître, administrateur ; bolchak, de bolchoï, grand, aîné.
  364. La première opinion est la plus fréquemment adoptée ; la seconde a cependant été aussi parfois soutenue par des savants de valeur, tels que M. Pachmann (Obytchnoé grajdanskoé pravo v Rossii).
  365. Les savants russes, qui, dans ces dernières années, ont beaucoup agité toutes ces questions, reconnaissent souvent, chez le paysan, deux types de famille, la grande ou patriarcale (bolchaiia ou rodovaiia, de rod, le latin, gens) et la petite (malaïa ou otsovskaïa, de otsy, pères ou parents), la famille au sens étroit. Toutes deux se rencontrent, en effet, souvent côte à côte dans les mêmes régions, bien qu’à l’inverse du passé, la première tende à devenir de plus en plus rare ; mais, entre ces deux modes de famille, d’habitation et d’exploitation, il y a trop de transitions naturelles et de degrés intermédiaires, le passage de l’un à l’autre est trop facile et trop fréquent, pour qu’on en puisse faire deux types opposés.
  366. Au chef de ménage, au domokhoziaïne russe, on peut comparer le domatchine de la zadrouga serbe. En fait, entre la famille indivise véliko-russe et la zadrouga iougo-slave, il y a une analogie qu’on a vainement contestée. Il a été démontré, par MM. Matvéief et Samokvasof entre autres, qu’en certains gouvernements russes, dans celui de Samara en particulier et aussi dans celui de Koursk, il existait encore récemment des communautés de famille, fort semblables, pour l’organisation et pour les caractères juridiques, à la zadrouga serbe, qui elle-même, du reste, offre différents types. Mémoires de la Société imp, de géographie : po otdèl, etnog.), t. VIII, 1878, 1e et 3e parties ; Samokvasof : Istoriia rousskago prava, t, I, p. 232 ; M. Kovalevsky : Krititch, Obozrénié, juillet 1879. Les communautés de famille, dans lesquelles certains savants russes voient un type spécial de tenure, qu’ils appellent propriété par cour ou enclos (podvomoé vladénié), se rencontrent encore dans une petite classe particulière, les odnovortsy, notamment dans le gouvernement d’Orel. Voy. un mémoire de M. Matvéief : Otcharki narodn. iourid, byta Orlovskoi goub.
  367. Il en était ainsi dans une famille du gouvernement de Koursk, dont M. Samokvasof nous a donné la monographie (Mém, de la Soc. imp, de Géogr., po otdèl. etnogr., 1878, 3e partie, p. 11 et 15). Cette famille ou mieux cette communauté de famille, connue sous le nom de Sofronitch, comprenait, en 1872, 42 personnes, toutes, au moins les hommes, descendant d’un ancêtre commun, mort environ soixante ans plus tôt, et dont les fils, morts à leur tour, puis les petits-fils ou arrière petits-fils s’étaient entendus pour vivre ensemble et cultiver en commun, sous la direction de l’un d’entre eux. En 1872 cette famille comptait huit couples mariés, deux veuves et plus de vingt jeunes gens ou enfants des deux sexes : tous les membres habitaient la même cour ou dvor, composée de quatre izbas. Vers 1876, des malheurs domestiques et en particulier la folie, puis la mort d’un chef qui les avait administrés durant quarante ans, décidèrent les Sofronitch à se séparer en quatre groupes dont chacun formait encore une petite communauté de famille.
  368. Comme dans la zadrouga serbe, la maison, le bétail, les instruments de culture, le mobilier, les récoltes appartenaient à la communauté ; il n’y avait guère d’appropriation individuelle que pour les objets d’usage personnel, tels que les vêtements ou les bijoux. Cf. Bogisitch, Code civil du Montenegro.
  369. Là où la jeune fille est autorisée par la coutume à se faire une cassette ou korobiia, indirectement prélevée sur la communauté, il est généralement d’usage que le fiancé, qui doit profiter de cette korobiia, apporte en dédommagement à la famille de sa femme une certaine somme, payée en argent ou en nature et appelée, dans le gouvernement de Samara, du nom de kladka. Cette habitude ne doit pas être confondue avec le kalym ou achat de la fiancée, tel qu’il se pratique encore en Russie, chez certains allogènes finnois ou tatars. La kladka, appelée ailleurs argent de table (denghi na stol), est habituellement destinée aux frais de noce, qui chez les paysans, sont considérables, variant par exemple de 20 à 80 roubles et plus. Voyez, entre autres, pour les détails de ces curieuses coutumes, l’étude de M. Matvéief (Zapiski Imp. Roussk. Géogr. Obchtdiesiva : sect. ethnogr., t. VIII, 1878, 1e part.)
  370. M. Matvéief, ibidem, p. 28-31.
  371. Dans la langue populaire, parmi les paysans de Samara au moins, cela, suivant M. Matvéief, s’appelle vydêl ou otdèl, selon que le fils sortant reçoit ou non une part entière de l’avoir de la famille.
  372. M. Matvéief, Zapiski Imp, Roussk. Géogr, Obchtchestva : sect. ethnogr., cite le texte d’un de ces legs spirituels p. 31 et 44. M. Tchoubinski (Troud, etnogr. statist. eksped. v zapadno-rousskii krai : iougo-zapadnyi otdèl), t. VI, 1872, p. 56 et 309) cite plusieurs exemples analogues pour la Petite-Russie.
  373. Première partie du Règlement général, ch. ii, art. 38. Voy. t. II, liv. IV, chap. ii). Une loi de l’empereur Alexandre III a, en 1886, réglementé les partages de familles, mais cette loi est d’habitude restée lettre morte.
  374. Les partages de famille entraînent, d’ordinaire, la division des terres communales, allouées aux ménages qui se séparent, mais ce sont là des partages privés qui n’affectent que les intéressés et, d’habitude, n’influent en rien sur les partages généraux auxquels prennent part tous les membres de la commune. En bien des villages, cependant, la famille ne peut partager les champs qui lui ont été attribués, qu’avec l’autorisation de la communauté.
  375. D’après les statistiques, pour 23 millions d’âmes (paysans mâles soumis à la capitation), on comptait, il y a encore peu d’années, 7 220 000 dvors (cours ou exploitations de paysans), soit en moyenne (en tenant compte de l’accroissement de la population depuis la dernière revision) sept ou huit personnes par cour, ce qui, avec les nombreuses familles russes, ne représente le plus souvent qu’un ménage.
  376. Dans certains gouvernements, tels que celui de Tver, le nombre des cours on des izbas aurait presque doublé en dix ans (Materialy dlia izoutchénia sovremennago pologeniia semiévladéniia, etc. 1e fasc, Pét., 1880).
  377. On peut trouver d’intéressants calculs à ce sujet dans un livre russe imprimé à Stuttgard, Molodaïa Rossia, 1874, p. 65-66.
  378. Cette commission, réunie sur la proposition et sous la présidence du ministre des domaines, M. Valouief, était composée de hauts employés des ministères de l’intérieur, des domaines et des finances. Le principal objet de ses observations, dirigées à l’aide d’un vaste questionnaire, a été l’étude des effets de la propriété collective. La commission a reçu et publié environ un millier de rapports ou dépositions écrites, elle a entendu de vive voix plus de deux cents personnes, pour la plupart gouverneurs de province, maréchaux de la noblesse, membres des assemblées provinciales, etc. Par malheur, au milieu de tous ces déposants, il y a fort peu de paysans ou de fonctionnaires ruraux, fort peu d’hommes participant directement à la propriété commune, ainsi soumise à l’enquête. En dépit de la haute intelligence et de l’impartialité voulue des rapporteurs, cette absence des représentants naturels des communautés rurales affaiblit en partie les conclusions de la commission.
  379. D’après la loi de 1886, les partages ne peuvent plus avoir lieu que du consentement du chef de famille, et ils doivent être approuvés par les deux tiers des voix des assemblées communales. En outre, la réforme administrative de 1889 les a placés sous le contrôle des chefs ruraux, fonctionnaires choisis parmi la noblesse territoriale.
  380. Au temps du servage, les garçons se mariaient habituellement à dix-huit ans, les filles à seize ; récemment encore, près des deux cinquièmes des hommes et les deux tiers des femmes se mariaient avant vingt ans (Statistik Vrémennik, série IIe, t. XIV, 1879).
  381. Dans l’Antidote ou examen du mauvais livre intitulé : Voyage en Sibérie, etc. Ouvrage attribué à la Tsarine.
  382. M. Ralston, dans une étude sur les proverbes russes (Quarterly Review, octobre 1875), cite d’autres proverbes de ce genre. Ainsi : La liberté gâte les femmes. — Femme trop libre, mari volé, etc.
  383. « O mon chéri ; ô mon bien-aimé, — dit une jeune femme à son nouvel époux, — Ne bats pas ta femme sans motif. — Mais ne bats ta femme que pour une bonne raison, — Et pour une grande offense. — Loin est mon père chéri — Et loin est ma mère chérie. — Ils ne peuvent entendre ma voix, — Ils ne peuvent voir mes larmes brûlantes. » Schein, Rousskyia Narodnyia Pesny, t. I, p. 403. — Ralston, Songs of the Russian people, 2e éd., p. 11.
  384. Les tribunaux des paysans ont constamment à se prononcer sur les plaintes de femmes battues par leurs maris ou même par les parents de ces derniers. D’ordinaire, aujourd’hui, on inflige an coupable une légère amende ou quelques coups de verge. Voyez notre 2e vol., I. IV, ch. ii.
  385. Bélinski : Études sur le chant (Slovo) ou dit d’Igor, Œuvres complètes, t. IV.
  386. Ce rapt des femmes se rencontre particulièrement dans les villages mordves de la région du Volga. Parfois, il n’y a qu’un enlèvement simulé, du consentement de la jeune fille et des deux familles, cela pour éviter la kladka et les frais des noces régulières qui, d’après les rites populaires, sont, comme nous l’avons dit, fort élevés. (Voyez par ex. dans les Otetch. Zapîski, t. CCXLVII, p. 186-187, une étude de M. V. Trîrogof, intitulée Domokhosiaïne v Zémelnoï obchtchiné.)
  387. C’est ce qu’avoue un des plus sagaces investigateurs de la Petite-Russie. M. Tchoubinski, Troudy Etnogr. sta’ist. eksped. v zapadno-rousskii krai, section du sud-ouest, t VI, p. 36.
  388. Nékrasof, Otetcheslvennyia zapiski, janvier 1874. Dans une élégie du même écrivain, qui s’est attaché à peindre les souffrances de la vie populaire, un paysan, pleurant sa femme, dit en cherchant à se consoler : « Je ne la grondai jamais sans motif, et, quant à la battre, je ne l’ai presque jamais battue, hormis quand ma tête était prise de boisson. »
  389. Terechenko, Byt routskago naroda, t. H. — Rybnikof, Pesni sobrannyia P. N. Rybnikouym, t. III. — Ralston, Songs of the Russian people, 2e ed., p. 263-290.
  390. Pour la Petite-Russie, voyez Tchoubinski, Troudy Etnogr. statist. chap. I v, sapadno-rousski krai, t. VI, p. 35, 37.
  391. Nékrasof, Moroz Krasni-Noz.
  392. A cet égard, les chants populaires dépeignent en termes pittoresques les inconvénients, pour les jeunes femmes, des nombreuses familles agglomérées. En voici un exemple. « On me fait épouser un benêt. — Avec une nombreuse famille. — Oh ! oh ! oh ! oh ! pauvre moi ! — Avec un père et une mère. — Et quatre frères. — Et trois sœurs. Oh ! oh ! oh ! oh ! pauvre moi ! — Mon beau-père dira : — « Voici que vient une ourse. » — Ma belle-mère dira : — « Voici que vient une sale. » — Mes belles-sœurs crieront : — « Voici qu’arrive une fainéante. » — Mes beaux-frères s’écrieront : — « Voici qu’arrive une méchante. » Oh ! oh ! oh ! Pauvre moi ! » Schein, Rousskiia narodnyia pésni, I, 391. — Ralston, Songs of the russian people, p. 289.
  393. Haxthausen, Studien, t. III, p. 153-162, donne une description du régime de ces Cosaques, avant les récentes réformes et avant les envahissements de la propriété individuelle, constituée peu à peu au profit des officiers, grâce à l’introduction d’une hiérarchie militaire, étrangère par l’origine et par les mœurs aux traditions cosaques locales.
  394. Ce nom d’ataman, dont nous avons fait hetman et qu’on fait dériver de l’allemand Hauptmann, est encore aujourd’hui le titre des commandants des diverses armées (voïtka) cosaques.
  395. Voyez plus haut, même livre, chap. i, p. 484.
  396. Zapiski Roussk. Géograph. Obchichesiva (po otdèl. ethnogr.), t. VIII, 1878, p. 43.
  397. Sokolovski : Otcherk istoriia selskoï obchtchini na sévéré Rossii.
  398. Sokolovski : Otch. istor. selsk. obch. na sév. Ros.
  399. Plusieurs des sectes extrêmes du raskol (schisme religieux) ont des penchants socialistes fort prononcés ; il suffit de nommer les Obchtchye ou Communistes, qui prétendaient mettre tout en commun. Kelsief : Sbornik Pravitelsv, svédenii o Raskolnikakh. IV. (Voy. notre tome III, livre III, chap. ix.)
  400. Dans le royaume de Pologne, au contraire ; on a maintenu, souvent même on a étendu démesurément les droits d’usage du paysan sur les forêts, sans donner aucun dédommagement au propriétaire. On est ainsi tombé dans un excès inverse, et cela, semble-t’il, sans profit pour les forêts mêmes. Les servitudes, en partie imaginées dans un intérêt politique, pour maintenir l’antagonisme entre la noblesse et les paysans, pèsent lourdement sur la propriété. La plupart des propriétaires polonais font effort pour s’en affranchir en les rachetant ou en cédant aux paysans une portion du fonds. Cette combinaison, avantageuse aux deux parties, rencontre malheureusement souvent des obstacles dans le mauvais vouloir des fonctionnaires russes. Voyez sur cette délicate question : Un homme d’État russe, d’après sa correspondance inédite.
  401. Le nom de mir, sur le sens duquel nous reviendrons (t. II, livre I, ch. i), est le seul usité chez les paysans : les termes d' ohchtchina ou d' obchichestvo commune ou communauté, employés par les savants russes par analogie avec la gemeinde ou la communitas de l’Occident, sont étrangers à la langue populaire.
  402. Le mot tiaglo signifie une charge, une redevance ou contribution, et par suite les gens mêmes qui doivent cette redevance. Au temps du servage, on désignait, sous ce terme, l’unité de travail à fournir au seigneur par famille, par ménage, soit un homme et une femme avec un cheval. Aujourd’hui, on entend le plus souvent par tiaglo tout couple marié ; mais le sens de cette expression change singulièrement suivant les localités. Aussi les partages, faits sur ce type, prêtent-ils à beaucoup de variantes.
  403. En certaines régions cependant a commencé à s’introduire le partage par tête ou « par bouche » sans tenir compte du sexe ni de l’âge. Voyez par exemple Borisof : Statist. Économ. issledovanie 7 volostei Touskago ouesda.
  404. Les faits et les exemples mentionnés ici et plus loin sont d’ordinaire empruntés aux enquêtes agricoles ou aux statistiques des ministères et des États provinciaux (zemtsvos).
  405. D’après les Materialy, publiés par le ministère des domaines en 1880, ce serait la règle chez les paysans de la couronne du gouvernement de Kazan.
  406. Materialy, etc., I (1880).
  407. Kochelef, Ob obchtchinnom semléviadénii v Rossii (p. 12, 14), Berlin, 1875
  408. L’esprit russe est trop bon logicien, et le goût national trop porté vers l’intervention administrative, pour s’arrêter toujours devant une pareille objection. Parmi les défenseurs mêmes du mir, il s’en est rencontré, et non des moins éclairés, tels que le prince Vasiltchikof, pour réclamer de l’État, au nom de l’agriculture, des lois réglementant à la fois les époques de partage des terres communales et la durée des fermages des propriétés individuelles. (Vasiltchikof, Zemlévladénié i semlédélié, t. II, p. 679-688, 772-774.)
  409. Les difficultés et les défauts de l’allottissement communal sont parfois atténués par la division des terres entre des groupes et sous-groupes qui subdivisent ensuite leurs lots entre leurs membres. Les champs, et avec eux les impôts, sont par exemple répartis d’abord par centaines, puis par dizaines, ou encore par cinquièmes, par quarts, par tiers, sans que ces diverses dénominations, qui varient de contrée à contrée, répondent toujours à leur sens étymologique. Ces partages préliminaires, par fractions de villages, ont surtout lieu dans les grandes communautés où la répartition directe, par âme ou par ménage, serait trop compliquée.
  410. A Java, ou domine également la propriété collective, des causes semblables ont produit des effets analogues. Le rapide accroissement de la population a réduit le lot de chaque travailleur à des parcelles encore bien autrement petites qu’en Russie. Là aussi on a demandé de mettre une limite au fractionnement du sol, ou mieux, de substituer, au mode de tenure actuellement en usage, la propriété individuelle et héréditaire. Voyez M. de Laveleye, De la Propriété et de ses formes primitives.
  411. Les deux mémoires de M. Trirogof, publiés, l’un en 1878, par la Société de géographie, l’autre dans le Vestnik Evropy, en nov. 1879, ont pour titre, le premier, Podatnaia doucha (l’âme imposée), le second, Podalnaia denstina (la désiatine imposée). Les résultats et conclusions de cette double étude ont été exposés par le même auteur dans une brochure intitulée Narodnyi kadastr, St-Pét. 1880.
  412. La désiatine, on le sait, vaut 1 hectare 9 ares.
  413. Ailleurs, les terres et les impôts, au lieu d’être partagés en fractions correspondant au nombre d’âmes, sont divisés par le nombre de tiaglos ou d’unités de travail, sans tenir compte du chiffre des âmes de revision. Le système, adopté à Arachine, revient du reste à la distribution par tiaglo, puisqu’on fait la répartition ne s’y fait point par âme, mais par unité de travail. Un des plus éminents écrivains de l’école slavophile, Iouri Samarine, a jadis cherché, à ce mode de partage, une formule mathématique : « C’est par unité de travail, dit-il, que se définit le rapport des familles à la communauté, que se fait la transposition des cours (dvor) ou maisons en tiaglos, — Chaque maison, transposée en tiaglos, peut être regardée comme une fraction dont le dénominateur exprime la somme d’unités comprises dans la commune, et le numérateur la quantité de ces unités revenant à la maison, tandis que le mir représente l’entier. » (Samarine : O posemelnoi obchtchinnom vladènii (Rousskaia Besieda, 1857.) La même formule peut s’appliquer au système suivi par le mir d’Arachine.
  414. Vasiltchikof : Zemlevladénié, t. II, p. 705.
  415. Un grand nombre de villes, en effet, possèdent des terres de culture ; les unes les afferment, d’autres les partagent à la manière du mir rural. Le système mentionné ici a été signalé à Mologa, chef-lieu de district du gouvernement de Iaroslavl. Les habitants sont divisés en onze sotnia ou centaines, et les prairies de la ville en autant de lots, que chaque sotnia fauche à tour de rôle ; le produit, au lieu d’être réparti par tête, par âme ou par famille, est distribué entre les membres de chaque sotnia, proportionnellement à la cote de leurs impôts respectifs. (Iakouchkine : Droit coutumier (Obytchnoe Pravo). — El. Reclus. Géographie universelle, t. V, p, 865.)
  416. Voyez plus haut, chap. I, page 465.
  417. V. Trirogof : Narodnyi Kadasr, S. Pet., 1880.
  418. Le prince Vasilichikof (Zemlévladênié, t. II, p. 770, 774), grand admirateur de ce mode de partage, voudrait qu’on le réglementai législativentent sans s’apercevoir combien, en pareil cas, tout règlement serait difficile et peut-être inefficace.
  419. Il faut dire qu’à cet égard le paysan n’aurait pas seulement à se plaindre de ses pareils, mais souvent aussi d’intermédiaires de toutes classess de spéculateurs sortis de la ville ou de la campagne et généralement désignés sous le nom de koulaky ou accapareurs. Parfois même, s’il faut en croire les dénonciations d’une partie de la presse et les révélations de certains procès (par exemple l’affaire des paysans du comte Bobrinski, février 1881), les anciens serfs, en retard dans le payement de leurs fermages pour les terres louées par eux à leur ancien seigneur, se verraient, en qualité de débiteurs arriérés, réduits à une demi-servitude par les comptoirs des grands propriétaires.
  420. Rapport de M. Boucbenr, Enquête agricole, t. III. Voyez aussi le prince A. Vasilichikof et M. A. V. Jakovief. Melkii semelnii kredit v Rossii, Saint-Pétersbourg, 1876. Les banques foncières russes, dont les obligations sont fort répandues en Occident, ne prêtent d’ordinaire qu’aux propriétaires individuels, aux pomêchtchiks, et, grâce à l’imprévoyante prodigalité de beaucoup d’entre eux, ces avances, destinées à soutenir la grande culture durant la crise de l’émancipation, ont été, pour nombre d’anciens seigneurs, une cause ou une occasion de ruine.
  421. Vasilichikof, Melkit semelnyï krédit v Rossii et surtout Zemlevladêniê semledêlié, t. I, p. 539, 540. Les chiffres, donnés dans ces deux ouvrages du même auteur, et d’ordinaire empruntés à la grande enquête agricole, ne concordent pas toujours. Les renseignements à cet égard sont fort confus. Avec les paysans proprement dits, on confond souvent dans ces statistiques des gens d’autres classes, fixés à la campagne, mais sans droit aux terres du mir : marchands, mêchitchanes, anciens soldats, etc. Dans le gouvernement de Koursk, par exemple, il y aurait eu 3 pour 100 de paysans dénués de toute terre, et presque autant ne conservant plus que le petit enclos héréditaire (ousadba). En ajoutant les gens de diverses classes (ratnotchinisy), établis dans les villages, on trouvait que, dans cette seule province, plus de deux cent mille personnes, soit plus de 12 pour 100 de la population rurale, n’avaient point part à la propriété. Dans le gouvernement de Kostroma, la proportion s’élevait à 15 pour 100. (Vasiltchikof, 1. 1, p. 540.)
  422. A en croire une publication du ministère des domaines (Materialy dila izoutch, sovrém polog. semlévladéniia, 1880 ; p. 17> 18), le chiffre des paysans privés de terres tendrait au contraire à diminuer, grâce à la récente diminution des partages de famille. Malheureusement cette assertion n’est appuyée que sur des documents fort incomplets et sur des chiffres dont les Materialy eux-mêmes reconnaissent le peu d’autorité. Puis, quand ce fait serait bien constaté, ce ne serait pas la diminution des partages de famille qui réduirait le nombre des paysans exclus de la terre, ce serait plutôt l’inverse, ce serait le manque de terre et la crainte d’en rester privés qui retarderaient les partages de famille, en retenant les jeunes ménages auprès de leurs parents.
      Les prolétaires ruraux seraient déjà beaucoup plus nombreux sans la ressource offerte à la Russie par la colonisation. (Voy. ci-dessous p. 599). La plupart des paysans qui émigrent en Asie y sont poussés par le manque de terres. D’après un compte rendu d’un commissaire du gouvemementv M. Tcharouchine, sur le passage des paysans, en 1887, par la province de Tomsk, 62 pour 100 des émigrants en Sibérie ne possédaient que peu ou point de terres. Sur 780 familles, 479 déclaraient avoir quitté leur commune faute de terre ; 278, faute de travail. En dépit du mir, les causes de l’émigration des paysans ou des ouvriers sont donc à peu près les mêmes en Russie qu’en Occident. En 1890 l’on évaluait à 40 000 le chiffre annuel des émigrants russes en Sibérie. L’émigration, qui jusque-là se faisait presque au hasard, a été réglementée par la loi, en 1889.
  423. Voyez dans la Revue des Deux Mondes du 1er mars 1879 notre étude intitulée le Socialisme agraire et la propriété foncière en Europe. Un des pubiicistes qui ont débattu avec le plus d’éclat ces délicates questions de propriétés, le défunt prince A. Vasiltchikof ; s’exprime lui-même ainsi, dans une lettre qu’il m’a fait l’honneur de m’adresser, en réponse à mon article sur le Socialisjne agraire : « Le régime communal étant introduit en Russie depuis des siècles, il est tout naturel qu’en le discutant nous nous rencontrions sur un terrain commun avec les socialistes de l’Occident, et qu’en voulant maintenir cette institution traditionnelle dans notre pays, nous reproduisions en grande partie les arguments que les socialistes emploient pour l’introduire violemment dans les sociétés occidentales. — C’est un fait indubitable que, dans plusieurs questions sociales et agraires, nous côtoyons de très près les théories réputées radicales et révolutionnaires en Europe… » Lettre insérée dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1879.
  424. MM. Guerrier et Tchitcherine : Rousskii dilletantizm i obchtchinnoé zemlévladénié, Moscou, 1878.
  425. Voyez plus haut, livre IV, chap. I.
  426. En dépit de toutes les preuves, aujourd’hui accumulées contre ce système, le prince Vasiltchikof, par exemple, s’efforce longuement de prouver que le mode de propriété en usage dans le mir russe est particulier aux Slaves et, en même temps, qu’il a été général chez tous les peuples de cette race préservés de l’influence germanique.
  427. Guerrier et Tchitchérine : Ruusskii dilettantizm.
  428. C’est ainsi que, dans une brochure pleine de verve, un agriculteur du sud, s’élevant contre l’idolâtrie des hommes de cabinet qui mettent la commune sur un piédestal, ne craignait pas d’affirmer qu’en supprimant le régime de la communauté, on doublerait immédiatement la production et qu’on n’aurait plus besoin de bourreau ou de prison contre la propagande des nihilistes, des communistes, des anarchistes (Deltof : Krisis vli Nevéjesivo, Kharkof, 1879).
  429. Travaux de la commission d’enquête agricole, t. II.
  430. L’analogie, entre l’usufruitier temporaire d’une part du champ communal et le fermier à bail d’une propriété privée, est assez visible pour se passer de démonstration. Certains défenseurs de la commune, tels que M. Kochelef, en ont tiré parti pour leur plaidoyer en faveur du mir. D’autres plus absolus, tels que le prince Vasiltchikof (t. II), se refusent à reconnaître cette analogie, proscrivent le fermage, comme un mode d’exploitation irrationnel qui appauvrit fatalement le sol, et invitent l’État à interdire ou à restreindre par des lois cette pernicieuse coutume de l’Occident, sans remarquer que la plupart de ces arguments contre le fermage se retournent contre la jouissance temporaire, usitée dans le mir. Voyez le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe. (Revue des Deux Mondes, 1er mars 1879).
  431. Cette question des améliorations du sol par le fermier et des dédommagements auxquels ses améliorations lui peuvent donner droit à sa sortie est une de celles qui préoccupent le plus aujourd’hui les agronomes et les économistes anglais. Voyez par ex. William E. Bear, The Relations of landlord and tenant in England and Scotland, publication du Cobden Club, Londres, 1876, chap. I, III. Le prince Vasiltchikof, ici plus logique, voudrait que la loi reconnût aux paysans le droit de se faire indemniser par la commune des dépenses faites par eux pour l’amélioration du fonds (Zemlévladênié i zemlédélié, t. II, p. 764, 773). Un autre écrivain russe, M. Posnikof, qui s’est attaché à comparer les effets du mir avec ceux du fermage à l’étranger, est arrivé à des conclusions analogues. (Obchtchinnoé zemlévladénié, Iaroslavl I, 1875.)
  432. D’après l’enquête agricole (t. II), les paysans aisés du gouvernement de Smolensk cachent leur argent au lieu de l’employer à acheter du bétail, de peur de voir leurs bêtes saisies pour payer les taxes arriérées de leurs voisins. Dans beaucoup de villages, du reste, il y a une classe nombreuse de contribuables en retard (nédoimchtchiki), débiteurs souvent insolvables du mir.
  433. Le nombre des paysans, qui sortent volontairement des communautés de villages, semble aller en augmentant. Dans le gouvernement de Vladimir, par exemple, on n’en a pas compté moins de 2266 en quinze ans, dont 390 pour la première période quinquennale, 739 pour la seconde et 1137 pour la dernière. Vladimirskii semskii Sboernit, 1881.
  434. Pour comprendre cette anomalie, le lecteur se rappellera qu’en réalité l’opération de rachat ne porte pas tant sur le sol que sur les redevances qui, au temps du servage, pesaient à la fois sur la terre et sur la personne du paysan.
  435. Ianson : Opyt statistitcheskikh issiédovanii o krestianskikh nadèlakh i platchukh (1877, ouvrage réimprimé en 1881).
  436. Cette vérité me semble avoir été démontrée par M. D. F. Samarine dans l’organe slavophile de Moscou, la Rouss de M. Aksakof (nov. 1880, cf. le no 12, 31 janv. 1881). M. Ianson, dans le journal l’Ordre (Poriadok), et dans la nouvelle édition de son Opyt, etc. (1881), s’est lui-même défendu d’avoir prétendu fixer, pour les lots du paysan, un minimum normal absolu.
  437. La desiatine vaut 1 hectare 9 ares.
  438. Pour ces derniers, au nombre de 600  000, on a proposé de revenir sur le règlement de 1861 en autorisant les paysans à racheter, avec le concours de l’État, les terres auxquelles ils ont naguère renoncé. Voyez, par exemple, la Rouss, no 4, nov. 1880.
  439. D’après les données les plus récentes, pour les huit gouvernements de la zone centrale agricole, les communes de paysans de la couronne et des apanages, comptant une population masculine effective de 2 901 000 âmes et une population inscrite de 2 318 000 âmes, ont reçu 11 092 000 desiatines. Les communes d’anciens serfs seigneuriaux, dont la population inscrite montait à 2 456 770 habitants mâles et la population effective à 2 929 000, n’ont eu en partage que 6 539 000 desiatines. Les paysans de la couronne ont donc eu en moyenne près de 5 desiatines (4, 8) et les paysans des particuliers près de 3 (2, 9) desiatines par âme de capitation ; mais, grâce à l’augmentation rapide de la population, la part moyenne des premiers se trouve aujourd’hui réduite à moins de 4 (3, 8) et celle des derniers à 2, 2 desiatines, ce qui représente encore, chez les uns, plus de 13 desiatines par famille et chez les autres 7 1/2. Statistika posemelnoï sobesivennosti i naselennikh mési Evropeiskoï Rossii, St-Pét., 1880, publication du comité central de statistique.
  440. Voyez, par exemple, Vasilichikof : Zemlevladenie, t. II, p. 649, 673.
  441. M. Ianson, Opyt statisti isslédov, etc, 1881, donne à cet égard des chiffres attristants, et sous ce rapport, les publicistes russes des diverses écoles sont malheureusement obligés d’être d’accord.
  442. La capitation a bien été abolie par l’empereur Alexandre III, non les redevances de rachat ; puis, la solidarité fiscale serait supprimée légalement que les mœurs villageoises et l’autorité du mir pourraient la maintenir en fait, longtemps encore. Le gouvernement a plus d’une fois mis à l’étude la modification du système de perception dans les campagnes. Par malheur, les charges du budget impérial rendent de telles réformes malaisées ; les arriérés d’impôts risqueraient fort de s’accroître avec un collecteur moins vigilant, ou moins intéressé à la rentrée des taxes, que la commune.
  443. Les redevances de rachat comptent en effet pour environ 60 pour 100 dans les charges qui incombent aux anciens serfs, le reste provient des impôts de l’État et des taxes locales.
  444. Bien plus, un article du statut d’émancipation, ayant sans doute en vue de garantir le droit de l’ancien serf à choisir le mode de propriété qui lui convient, l’article 165 du règlement sur le rachat, autorise les paysans isolés à retirer leur lot du domaine communal, s’ils acquittent individuellement au trésor toute la dette de rachat incombant à leur lot. Cet article, dont certains partisans du mir ont réclamé l’abrogation, ne semble pas da reste avoir eu pour le mir les conséquences qu’on en eût pu redouter, peu de paysans étant en état de profiter d’une pareille faculté.
  445. 4 718 000 hectares avec l’Alsace, 4 548 700 sans compter l’Alsace-Lorraine.
  446. Sur la législation française et anglaise, à cet égard, voyez l’ouvrage de M. Paul Leroy-Beaulieu, De l’Administration locale en France et en Anglerre, p. 284-287.
  447. Ainsi, dans un district du gouvernement de Nijni-Novgorod, quarante-neuf villages sur cent quatre-vingt-dix, dans un district de Mohilef, vingt-cinq villages sur trois cent quarante-quatre, avaient, dès 1873, renoncé au régime de la communauté. C’étaient du reste là deux cas exceptionnels. En beaucoup de districts, en beaucoup de gouvernements même, on ne comptait alors qu’un ou deux partages définitifs sur des centaines on des milliers de villages (à Koursk, par exemple, 2 sur 3591). Il est à remarquer que ces décisions, parfois suggérées par un fonctionnaire ou un propriétaire étranger au mir, ne sont pas toujours mises à exécution. Dans le gouvernement de Symbirsk, on cite ainsi des communes qui n’ont pris une telle résolution que pour permettre à quelques riches paysans de racheter individuellement leurs lots, conformément à l’article 165 du règlement sur le rachat ; le reste a repris l’ancienne coutume. Ailleurs on ne renonce à la communauté qu’en apparence, pour échapper à la solidarité fiscale.
  448. Dans les neuf ou dix années qui ont suivi l’émancipation, on ne comptait peut-être pas cent communes ayant abandonné la tenure collective ; depuis, au contraire, d’après les Materialy, publiés en 1880 par le ministère des domaines, on a vu, dans trois districts du seul gouvernement de Toula, cent quarante communes renoncer à la communauté, et des faits analogues se sont produits en d’autres provinces, dans celle de Tver, par exemple.
  449. « Si mauvais que soient les partages, répondait un ancien de village aux questions de la commission d’enquête, ce serait bien pis s’il n’y en avait pas du tout. Celui dont la famille diminuerait ne pourrait plus cultiver les terres et payer les taxes. »
  450. Dmitrief, Révolutsionny conservatizm, p. 96-97.
  451. Materialy. De même, sous Alexandre III : la Banque des paysans leur a prêté, pour achat de terres, 16 millions de roubles en 1886, 13 millions en 1887 ; la moyenne du prix d’achat était, en 1887, de 41 roubles 73 kop. la désiatine.
  452. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, sur 469 000 desiatines, 115 000 ont été achetées par des communes, 105 000 par des artèles ou associations, 248 000 par des paysans isolés, qui, étant au nombre de 13 600, ont acquis en moyenne une vingtaine d’hectares chacun. Dans la province de Saratof, sur 308 000 desiatines, 187 000 ont été achetées par des individus et 121 000 par des communes. Il est à remarquer qu’alors même que ces achats sont faits par commune ou par artèle, les terres ainsi acquises sont rarement maintenues dans l’indivision. La nouvelle propriété est d’habitude divisée par ménages, proportionnellement aux sommes versées par chacun. (Materialy, etc., 1880).
  453. Il y a encore en Russie de nombreux domaines de 10 000, de 30 000, de 40 000 desiatines et plus ; la desiatine, nous l’avons dit, vaut 1 hectare 9 ares. On compte d’ordinaire, comme petits propriétaires, tous ceux qui possèdent moins de 100 desiatines, comme moyens propriétaires ceux qui possèdent de 100 à 1000 desiatines, comme grands propriétaires enfin ceux qui possèdent plus de 1000 desiatines. Or, d’après les renseignements les plus récents, ces derniers, dans la zone agricole la plus fertile, détiennent encore plus de la moitié du territoire de la propriété personnelle (53 pour 100). Dans les huit gouvernements de la région agricole centrale, là même où la terre a le plus de valeur, on comptait : 1800 propriétaires, ayant de 1000 à 5000 desiatines ; 141 propriétaires, ayant de 5000 à 10 000 desiatines ; 82 enfin possédant chacun plus de 10 000 desiatines. (Statistique de la propriété foncière, 1er fascicule, 1880.) Le nombre des grandes propriétés est, croyons-nous, beaucoup plus considérable dans la plupart des autres régions.
  454. Le comité central de statistique a entrepris, à cet égard, des recherches dont les premiers résultats ont été publics en 1880 (Statistika posemelnoï sobstivennosti, etc., v Evrop, Rossii, statistique à laquelle nous avons emprunté les chiffres donnés dans la note précédente).
  455. Un statisticien russe, M. Ianson, attribuait, en 1877, 177 millions de desiatines à l’État et 7 aux apanages, — 46 millions aux paysans de la couronne, — 64 millions aux anciens serfs, un peu plus de 4 aux paysans des apanages, un peu moins de 4 aux colonistes, et seulement 64 millions aux propriétaires nobles qui, avant l’émancipation, en possédaient plus de 106, — 34 millions enfin aux propriétaires personnels d’autres classes. (Opyi statist. isslédov. o krest, nadélakh i platejakh. 1877 et 1881.)
  456. Opyi statist. izsi., etc.
  457. Voici d’après ces calculs (Statist. posem, sobstiv., etc., 18S0) le tableau de la répartition de la propriété dans ces huit gouvernements, appartenant tous presque entièrement à la zone la plus fertile de la Terre noire :
    Gouvernements. Communes. Propr. indiv. État.     Divers (villes, clergé, etc.).
    Voronége 66 30 1,8 2,1
    Koursk 62 35 1,1 1,7
    Riazane 55 39 4,4 1,6
    Penza 54 38 5,8 1,5
    Tambof 53 36 8,8 2,0
    Kalouga 63 39 3,5 4,6
    Toula 51 45 1,7 2,1
    Orel 50 38 5,7 6,7


  458. Malgré leurs achats répétés, le nombre total des paysans, parvenus à la propriété individuelle, est encore très faible ; mais il ne cesse de s’accroître. Dans les huit gouvernements de la zone agricole centrale, les paysans propriétaires à titre individuel n’atteignaient pas encore, vers la fin du règne d’Alexandre II, le chiffre de 57  000, ce qui n’était guère que le double du chiffre des propriétaires nobles (25  000). Si l’on regarde l’étendue de la propriété personnelle, les 4/5e (80 pour 100) appartiennent encore à la noblesse. 11 pour 100 aux marchands, 2 pour 100 aux méchtchanes et 7 pour 100 seulement aux paysans. Parmi ces derniers, aucun n’était encore compté comme grand propriétaire, mais plusieurs étaient déjà classés comme moyens propriétaires, c’est-à-dire possédaient individuellement de 100 à 1000 desiatines. L’étendue moyenne des terres personnelles de chaque paysan était dans cette région d’une quinzaine d’hectares environ. (Statistika pozelm sobsivennosti, etc., I, Saint-Pét., 1880.)
  459. En Angleterre, par exemple, c’est là, croyons-nous, une des causes de l’excessive prédominance de la grande propriété. Longtemps il y eut, chez nos voisins, de petits propriétaires, et la force de l’État fut chez les yeomen. La grande propriété a englouti les débris de la petite, encore fréquente au dix-huitiéme siècle. La réduction des biens communaux par les enclosure acts n’a profité qu’à la première. Selon Fawcet, Manual of political economy, les enclosure acts ont, depuis 1710, enlevé 8 millions d’acres aux communes pour les donner aux grands propriétaires. Voyez M. Wren Hoskyns dans les Systems of land tenure in various countries. De là en Angleterre, et surtout en Irlande, un prolétariat, un paupérisme rural, comparable au prolétariat industriel d’autres pays.
  460. Dans sa critique de Stuart Mill, Tchernychevski a prétendu démontrer mathématiquement que, après la suppression de la communauté, il suffirait de trois générations pour que plus de la moitié des habitants d’un village ne possédassent ensemble qu’un dixième du sol, partagé primitivement entre les diverses familles.
  461. Entre le domaine réservé du paysan et les terres seigneuriales, il y a parfois cette différence que, en certains villages d’Allemagne comme en quelques communes de la Suisse, le bien du père passe au dernier né et non à l’aîné des enfants ; le majorat devient alors minorat. Droits d’ultimogéniture et de primogéniture ont du reste les mêmes effets.
  462. Voici, par exemple, ce que répondaient les paysans du gouvernement de Moscou à une enquête de l’assemblée provinciale : Si les lots devenaient propriété individuelle, ils seraient souvent vendus au détriment des détenteurs ou de leurs descendants. Un paysan meurt, laissant des enfants en bas âge, un chef de ménage est appelé à l’armée, ce qui avec les mariages précoces n’est pas rare, la veuve on la jeune femme ne peut exploiter seule, elle ne peut payer un ouvrier ni même souvent affermer, vu le taux des impôts qui grèvent la terre. En pareil cas, si la vente était autorisée, le paysan serait obligé de se défaire de son champ, tandis que maintenant le mir lui reprend son lot pour le donner à une famille comptant plus d’ouvriers, et, lorsque ensuite le paysan, pris par l’armée, revient du service, lorsque les enfants mineurs du paysan décédé arrivent à l’âge d’homme, ils sont tôt ou tard remis en possession d’un lot. Il en est de même, disent les paysans, en cas de maladie, d’incendie, de perte de bétail, etc.
  463. Samarine et Dmitrief, Revolutsionny conservatism, p. 96, 97.
  464. Le Dr Julius Faucher, Systems of land tenure in various countries, p. 336. Ce pourrait bien, en effet, être là un jour le sort des terres communales, si elles étaient moins vastes ; mais, dans un pays où elles occupent la plus grande partie du sol arable, l’État ne saurait guère laisser les communautés de village devenir ainsi la dotation des indigents ; ce serait, faute de capital et de moyens d’exploitation, étouffer la production agricole.
  465. Déjà les avocats du mir voudraient que la loi rendît la dissolution des communautés moins aisée ; plusieurs même demandent que les domaines communaux soient entièrement soustraits aux empiétements de la propriété privée et déclarés inaliénables, comme dotation perpétuelle de la classe des paysans : ainsi, par exemple, M. Dmitri Samarine (Rous no 3, 29 nov. 1880).
  466. Ces vues, renouvelées à la fois des slavophiles et des démocrates, tels que Herzen, ont été exprimées avec beaucoup d’éclat et de succès par le prince Vasiltchikof, dans son grand ouvrage sur la propriété foncière (Zemdevla dénié i semledélié).
  467. Voyez, dans la Revue des Deux Mondes, du 1er mars 1879, notre étude intitulée le Socialisme agraire et le régime de la propriété en Europe.
  468. Cette considération, qui n’aurait du reste toute son importance que si la famille ne possédait ni instruments de travail, ni capital en dehors de la dotation territoriale, a fait de Stuart Mill, par exemple, un adversaire de la propriété communale avec partage.
  469. On sait qu’on a vu là, non sans raison, une des causes qui rendent la population de la France presque stationnaire. Le même phénomène a pu être signalé en d’autres pays, dans des circonstances analogues. En Belgique, par exemple, M. E. de Laveleye a remarqué que les deux provinces du royaume où la propriété est le plus divisée, les Flandres, sont celles où l’accroissement de la population est le moins rapide. La Suisse donnerait lieu à des observations du même genre.
  470. La gêne est déjà telle que les effets s’en font sentir sur le mouvement même de la population. Un statisticien éminent, H. Séménof, a fait une observation des plus curieuses. Dans les huit gouvernements de la région agricole centrale, l’augmentation de la population, par l’excédent des naissances, serait en proportion directe de l’étendue des terres échues aux paysans. Là où les paysans sont en possession de moins d’une desiatine par âme, l’accroissement depuis l’émancipation est de 16 pour 100.
    De 1 à 2 desiat. par âme, l’accroissement est de 17, 3 pour 100 ;
    De 2 à 3,   19 ;
    De 3 à 4,   21 ;
    De 4 à 5,   26,4 ;
    De 5 à 6,   27,6 ;
    Au-dessus de 6,   30.
    Statistika posemeln. sobstven, etc. 1880.
      Dans la commune russe, le poids des taxes et redevances eût pu être regardé comme un frein à l’accroissement de la population, taxée par âme mâle, si la revision des âmes fiscales se fût faite à époque régulière ; mais, dans l’intervalle d’une revision à l’autre, l’augmentation de la population n’accroissait pas les charges des communes et diminuait celles des individus, quant au principal impôt direct, la capitation, supprimée depuis 1886.
  471. C’est là, par exemple, la thèse longuement exposée par le prince Vasiltchikof. Zemléoladênié i zemlédélié. — L’émigration peut, en effet, sembler une des conditions indispensables au maintien des communautés de village qui ont besoin de déverser au dehors le trop-plein de leur population. Historiquement même, c’est probablement ainsi, en essaimant au loin, que le mir s’est à la fois conservé et étendu par la colonisation des plaines de la Grande-Russie.
  472. La question de l’émigration a notamment été débattue dans les assemblées d’experts convoquées par Alexandre III ; de plus, elle a fait un réel progrès grâce à la création d’agences de colonisation et à la loi de 1889.
  473. A cet égard les communautés de village offrent beaucoup plus de prise à l’esprit révolutionnaire que les communautés de familles des Slaves du sud, ces dernières maintenant plus nettement la notion de propriété.
  474. Depuis que ces lignes ont été imprimées pour la première fois (Revue des Deux Mondes du 15 mai 1876), plus d’un procès politique a montré que de pareilles appréhensions étaient loin d’être chimériques.
  475. Sur ce point, je crois fondée, au moins en partie, l’asserUon du prince Vasiltchikof, alors que dans sa polémique avec moi, à propos du socialisme agraire, il écrivait les lignes suivantes : « Nous prétendons que le mir russe, sans être une arche sainte, est une corde très sensible, à laquelle il serait tout aussi dangereux de toucher, en Russie, qu’à la propriété privée en Europe. » Lettre du 14-26 mars 1879, Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1879.
  476. « Qu’est-ce qu’on fera des terrains incultes ? demandait un paysan à H. Prougavine. — Quels terrains incultes ? — Et cela s’entend, les terrains que détiennent les riches ; est-ce qu’ils ne nous reviendront pas ? Est-ce qu’il n’y aura pas de partage ? » — Et un autre moujik disait au même investigateur : « On dit qu’il y aura une distribution pour les paysans, une petite augmentation de terre. — Et où prendrait-on de la terre pour cette distribution ? — C’est vrai, où la prendrait-on ? Ce serait donc les riches… un petit peu pour que tous en aient un morceau. — Comment serait-ce juste de prendre aux uns pour donner aux autres ? — Non vraiment » ; puis, après une pause : « On dit qu’en échange on donnerait de l’argent aux seigneurs. » Voyez, dans la Revue des Deux Mondes du 1er janvier 1883, une étude de M. de Vogüé ; d’après M. Prougavine. (Rousskaïa Myst, déc. 1881-janv. 1882.)