L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 4/Chapitre 4

Hachette (Tome 1p. 259-282).


CHAPITRE IV


Du retour de la Russie à la civilisation européenne. — Antécédents de l’œuvre de Pierre le Grand. — Caractère et procédés du réformateur. — Conséquences et défauts de la réforme. — Dualisme moral et social. — Comment l’autocratie semble avoir accompli sa tâche historique.


Dans ce pays arriéré et isolé s’élève un homme qui entreprend de le ramener à l’Europe et de lui faire sauter d’un bond tout l’intervalle qui l’en sépare. Était-il possible de rendre d’un coup à la Russie tout ce que les siècles avaient donné à ses rivales, de la transporter d’un trait au terme d’une longue route dont elle n’avait pas franchi les étapes historiques ? Était-ce là une conception de génie ou un rêve chimérique, une fantaisie individuelle condamnée à l’insuccès, ou bien, en dépit de sa hardiesse, était-ce un plan suggéré par la nature, par les faits et les hommes ? Longtemps, Pierre le Grand fut regardé comme un de ces législateurs à l’antique qui façonnaient des États à leur gré, comme une sorte de Deucalion, créateur de peuple. En Russie, pas plus qu’ailleurs, l’histoire n’a procédé par bonds ; on lui peut appliquer le natura non facit saltum. Les Russes ont été les premiers à le sentir ; l’une des tâches favorites de leurs historiens est de combler l’abîme apparent creusé entre la Russie ancienne et la Russie nouvelle.

À l’œuvre de Pierre le Grand les antécédents historiques n’ont pas manqué : dans son principe, si ce n’est dans sa forme, cette œuvre était dans les destinées logiques du peuple russe. La Russie était trop voisine de l’Europe, elle avait trop d’affinité avec nous, par le sang et la religion, pour ne pas sentir un jour la contagion de notre civilisation. Les deux parties de l’œuvre de Pierre : le rapprochement matériel, territorial, de son peuple, avec l’Europe, et le rapprochement moral, social, par l’imitation des coutumes étrangères, avaient été presque également indiquées, tentées ou préparées par les deux siècles précédents.

Depuis Ivan III, les souverains russes s’efforçaient de percer au nord à travers les Suédois, l’ordre Teutonique et la Lithuanie, au sud à travers les Tatars, les Turcs et la Pologne, pour atteindre l’Europe et la mer. Dans ses tentatives sur l’Azof et l’Euxin, comme dans ses conquêtes sur la Baltique, Pierre ne faisait que continuer ses prédécesseurs, son père Alexis, qui avait accepté la soumission des Cosaques de l’Ukraine, sa sœur Sophie, qui avait dirigé deux expéditions contre la Crimée.

Depuis Ivan III, la plupart des tsars avaient appelé des étrangers et cherché à introduire dans leurs États les arts et les inventions de l’Occident. L’influence des mœurs européennes débuta naturellement par les pays les plus voisins, par la Pologne, la Petite-Russie, la Lithuanie, pour s’étendre par l’Allemagne, la Hollande, l’Angleterre, l’Italie, et aboutir enfin à la France et à l’Occident tout entier. Dès le quinzième siècle, Ivan III, à cet égard comme à tant d’autres le devancier de Pierre Ier, entrait en relation avec les souverains de l’Europe, et leur demandait des médecins, des artistes, des ouvriers. De l’Italie, alors l’institutrice de toute la chrétienté, Moscou recevait par Byzance ou par l’Allemagne des architectes et des ingénieurs. Ce sont des artistes de Bologne ou de Venise qui, sous Jean III et ses successeurs, construisirent les plus belles tours du Kremlin. Chose remarquable, au lieu d’apporter leur style de la Renaissance, qu’en Europe ils installaient partout en maître, ces Italiens prirent des modèles russes et bâtirent les édifices les plus moscovites de Moscou. Dans cette anomalie, il y a un enseignement. Les bulbeuses et bizarres coupoles de l’église de Vassili sont un symbole de la condition de l’étranger alors en Russie ; au lieu d’imposer aux Russes ses goûts et ses coutumes, il était obligé de prendre les leurs.

Avec des artistes, Ivan III appelait des artisans de toute sorte, fondeurs, orfèvres, mineurs, maçons, artificiers. Ainsi, dès le premier jour de l’imitation étrangère, se trace le chemin que suivra Pierre le Grand ; c’est par le côté matériel, technique, industriel, que la Russie se rapproche d’abord de l’Europe. Comme Pierre Ier, Ivan III et Ivan IV se soucient plus de former leur peuple aux arts mécaniques qu’à la science ou aux beaux-arts, Après Ivan III, Vassili IV, marié à une Lithuanienne, non content d’appeler les étrangers, va, pour plaire à sa femme, jusqu’à prendre leurs usages et à couper sa barbe. Sous Jean IV, Ivan le Terrible, la Moscovie entre par Archangel en relation avec l’Angleterre ; c’est ce prince qui, malgré les moines, introduit l’imprimerie en Russie. Il envoie en Europe des émissaires lui rassembler d’habiles ouvriers ; mais la plupart sont retenus au passage par la jalousie militaire de l’ordre Teutonique et la jalousie marchande des villes anséatiques, qui, dans l’intérêt des armes ou du commerce allemands, tentent de mettre la Russie en interdit.

La période des usurpateurs compromit l’influence européenne en l’exagérant. Sur le point de régner en Russie avec le faux Dmitri ou les voiévodes polonais, les étrangers parurent menacés d’être chassés avec eux. Les Romanof semblaient devoir être peu favorables à la civilisation de l’Occident. Une réaction nationale les avait portés au trône ; le premier souverain de leur maison, Michel, avait été éduqué dans un couvent par une mère devenue religieuse, et c’est son père Philarète, devenu patriarche, qui gouverna l’empire en son nom. Cette dynastie, de sang russe et d’origine presque sacerdotale, prit à tâche de res-. taurer les vieilles mœurs ; elle n’en contribua pas moins à jeter en Russie les semences de la culture européenne C’est elle qui à l’aide de Malo-Russes, formés sous la souveraineté polonaise aux sciences de l’Occident, fonde à Moscou, longtemps avant la majorité de Pierre le Grand, l’Académie « slavo-gréco-latine », dont le nom seul indique des aspirations nouvelles. Michel Romanof fait déjà venir des marchands, des industriels, des soldats étrangers, il conclut des traités de commerce avec l’Occident. Alexis, un vrai tsar moscovite, aux longs vêtements byzantins, qui le font ressembler aux saints des icônes, sert de précurseur à son fils Pierre. Sous son règne, les étrangers deviennent plus nombreux, comme si le père eût rassemblé pour son fils des maîtres et des matériaux d’instruction. Ces Occidentaux occupent dans Moscou tout un quartier, la Slobode des Allemands. Ce sont des artisans de toute sorte, des constructeurs de navires et des charpentiers hollandais, dont une barque, délaissée sur un étang, donnera à Pierre le goût de la marine ; ce sont des officiers et des instructeurs, comme le futur conseiller du tsar, le Genevois Lefort. Avec les arts mécaniques, Alexis introduit dans ses États quelques arts de luxe ; il fait jouer l’opéra sur un théâtre de Moscou ; sa fille Sophie écrit une tragédie et fait répéter Molière au Kremlin.

Pierre grandit à l’école des étrangers, recevant d’eux des leçons de civilisation avec des leçons de vice, dans la Slobode allemande remplie de cabarets et de lieux de débauche. Un Hollandais lui sert de précepteur, une Allemande est sa maîtresse, des Européens de tous pays forment sa société. La plupart, Lefort lui-même, semblent avoir été des gens de médiocre instruction, plus capables d’exciter la curiosité du jeune tsar que de lui donner de vastes ou profondes connaissances[1]. Sous Fédor et sous la régence de Sophie, les étrangers étaient déjà nombreux et leur rôle important, mais ils demeuraient relégués aux postes inférieurs. Avec Pierre, leur élève, ils deviendront les instituteurs de la nation ; sous sa nièce Anne, ils en seront un instant les tyrans. Les vieux tsars ont de loin préparé leur empire. Pierre ne changea pas violemment la direction de la Russie, il ne lui flt pas rebrousser chemin de l’Asie vers l’Europe ; il ne fit que précipiter sa marche dans une voie où elle entrait d’elle-même. Il ne l’a point jetée hoirs de sa route ; il lui a fuit prendre, pour atteindre l’Europe, un raccourci abrupt.


Tsar à dix ans, seul maître de l’Empire à dix-sept, Pierre entreprend de transformer les mœurs du peuple le plus attaché à ses coutumes. Entouré d’étrangers, le Hollandais Timmermann, le Genevois Lefort, le Français Villebois, l’Écossais Gordon, il s’éprend de la civilisation étrangère, et, selon l’énergique expression de Leibniz, il veut débarbariser sa patrie. Avant de façonner ses sujets aux idées de l’Europe, il s’y fait lui-même. Il voyage en Occident, et, pour s’y mieux naturaliser, il y vit de la vie du peuple. Il s’attache moins aux institutions qu’aux mœurs : ce sont celles-ci qu’il prétend importer dans son pays. À son génie s’allient les défauts de sa nation et de son éducation, de son tempérament et de son pouvoir autocratique. Il a beau se faire Européen, il ne peut toujours se débarbariser lui-même, il offense sans cesse la culture occidentale dont il se fait le missionnaire. Comme un enfant ou un sauvage, il paraît parfois épris surtout du côté extérieur de la civilisation. Pour policer le Moscovite, il le rase et lui fait changer de vêtements. Il ne distingue pas toujours entre le nécessaire et l’accessoire. Il introduit à la fois en Russie la marine et le tabac à fumer ; il poursuit de sa plus grande haine la barbe et les longs caftans. À certains objets, comme à la marine, il donne une importance outrée. Son zèle de réformateur va parfois jusqu’à la manie, ses règlements, à la minutie. Il se paye souvent d’apparences, modifiant l’habit plutôt que l’homme, les noms plutôt que les choses ; il semble plus d’une fois se contenter d’un simple déguisement occidental. Qu’importe ? Dans son exagération, l’infatigable réformateur est plus perspicace qu’il n’en a l’air ; des mesures à première vue puériles cachent un profond dessein. C’était par les dehors, par les modes et les usages extérieurs que les Russes pouvaient le plus facilement redevenir Européens. Le reste, le fond, l’essentiel devait suivre : après avoir pris l’habit de l’Europe, ses sujets en voudraient prendre les mœurs et les connaissances.

Ce qui dans ses voyages séduit surtout Pierre le Grand, ce qu’il s’efforce le plus d’introduire chez lui, ce sont les inventions mécaniques, c’est le métier, le procédé. Qu’il y ait là encore une impression d’enfant ou de barbare, moins frappé des connaissances théoriques que de leurs applications pratiques, ce n’en est pas moins le côté le plus accessible d’une civilisation ; en un pays comme la Russie, c’était le plus utile en même temps que le plus facile à imiter. Pour se rendre maître du procédé, Pierre à Saardam se fait lui-même ouvrier : il ne se met point seulement à l’école de l’étranger, il se met chez lui en apprentissage. Il se donne une éducation technique, professionnelle, dirions-nous aujourd’hui. Dans son premier séjour en Occident, son voyage d’initiation, ce n’est pas aux universités, aux académies qu’il demande le plus de leçons, c’est à l’atelier, au chantier. Dans son second voyage, s’il donne plus d’attention à l’art ou à la science, c’est toujours avec le sens positif du Grand-Russe et l’esprit pratique du réformateur ; ce sont les sciences naturelles, l’anatomie, la chirurgie, qui excitent le plus son intérêt, c’est la mécanique, la nautique, le génie militaire et civil. D’Europe, il ramène peu de savants et moins d’artistes, mais une armée d’ouvriers et de contremaîtres.

De retour chez lui, il suit une méthode analogue ; ne dédaignant rien, il veut tout enseigner lui-même. Dans l’armée, dans la marine, il se plaît à passer par tous les grades, faisant un jour le tambour, un autre le pilote. Avant tout il apprend à son peuple la discipline ; il lui montre à se soumettre à des étrangers dont il a fait les instituteurs du pays en même temps que les siens. En vrai réformateur, la première leçon que donne Pierre le Grand, c’est l’exemple ; il le donne, il le prodigue. Il met lui-même la main à tout, à la pioche du terrassier, à la hache du bourreau. Jamais on n’a vu un homme s’exercer à tant de métiers à la fois. C’est un artisan universel, il sait tout fabriquer de sa main, des bateaux, des modèles de vaisseaux, des poulies, tout ce qui touche à la marine, son occupation favorite ; il se plaît à faire des chefs-d’œuvre d’ouvrier ; il est artiste aussi bien qu’artisan, il sait graver, sculpter. Le génie souple et facile du Grand-Russe, non moins que ses tendances réalistes, se montre chez l’empereur jusqu’à l’exagération. À l’opposé des réformateurs de cabinet, c’est l’exécution qui lui tient le plus à cœur. Il s’applique à tout avec une ardeur égale, réformant l’alphabet et le calendrier en même temps que l’administration, l’Église et la société, demandant des projets à Leibniz aussi bien que des modèles aux artisans, rassemblant des objets d’art et des collections scientifiques tout en créant la marine et refondant l’armée, apportant à l’industrie des fabrications nouvelles, à l’agriculture des races d’animaux étrangères, et, comme s’il n’avait eu le temps de rien faire, laissant à l’avenir des plans sans nombre, sur chaque sujet et pour toutes les contrées de son vaste empire.

Cette œuvre multiple est une. Les conquêtes et les travaux publics de Pierre le Grand sont le corollaire de sa réforme sociale, le déplacement de sa capitale en est à la fois le symbole et le moyen. Quand il construisait Pétersbourg et que par des canaux il unissait la Neva au Volga, il donnait au long fleuve russe une embouchure européenne, et, en renversant le cours de sa grande artère centrale, il faisait pour ainsi dire refluer la Russie vers l’Occident. Au moral comme au physique, c’était la même tâche ; le tsar ramenait brusquement vers l’Europe un peuple que les siècles avaient détourné vers l’Asie.

Par malheur, l’homme se laisse moins aisément faire violence que la nature, et Pierre traitait l’un comme l’autre. Dans sa passion pour la civilisation, il veut l’imposer ; il s’y prend en barbare autant qu’en grand homme, en tyran autant qu’en réformateur. Sa méthode répugne à son but. Selon la remarque d’un historien contemporain[2], c’est à l’aide de procédés asiatiques qu’il prétend européaniser sa patrie. Ses instruments habituels sont le knout et la hache, sans compter le bâton, qu’il n’épargnait pas au dos de ses favoris. C’est à coups de verge qu’il civilise.

Le grand moyen, le grand levier de Pierre est le despotisme, l’autocratie ; il ne la corrige point, il ne la limite pas ; il la régularise et la rajeunit. Il fait pour l’autocratie ce qu’il a fait pour lui-même et pour son peuple ; il l’habille à l’européenne, il en raccourcit et allège les vêtements pour lui donner de plus libres allures. Au scandale des vieux Russes, la robe à demi sacerdotale des anciens souverains est remplacée par un uniforme militaire, le nom biblique et patriarcal de tsar par le titre étranger et païen d’empereur[3]. La raison d’État est le dieu de Pierre ; à cette idole, il offre tout en holocauste, sa santé, sa famille, son peuple ; pour elle, il ne craint pas de renouveler le sacrifice d’Abraham. En vrai révolutionnaire, il ne recule devant aucun moyen, il ne tient pas plus compte des obstacles historiques que des obstacles moraux ou matériels. Les sentiments, les traditions, les faits, sont également impuissants à l’arrêter ; il se croit assez fort pour tout briser.

Il l’a été en effet, et comment cela ? Est-ce l’énergie d’une volonté humaine qui a pu forcer impunément la nature, l’histoire et le temps ? Nullement, c’est que toutes ces barrières, que Pierre renversait d’une main si audacieuse, étaient en réalité frêles et à fleur de terre ; c’est que ces traditions, ces habitudes qu’il secouait si rudement, n’avaient ni dans le sol, ni dans l’histoire, d’inébranlables racines ; c’est que, n’ayant point d’institutions propres, sorties de son propre fond, point de civilisation vraiment nationale et indigène, le peuple, qu’il prétendait retourner à la façon d’une terre en friche, pouvait sans trop de présomption être traité comme un champ libre ou une table rase. Chez toute autre nation de l’Europe, une réforme aussi radicale et aussi soudaine eût été insensée ; en Russie elle se heurtait moins à l’histoire et à la nature qu’à des préventions et des préjugés en partie venus du dehors, qu’à des opinions et des habitudes qui, bien qu’invétérées chez les Russes, n’avaient de raison d’être ni dans le climat, ni dans la race, ni dans la religion. C’était dans les dehors, dans les mœurs extérieures, dans les modes et les usages domestiques, que la main de Pierre rencontrait les plus redoutables obstacles, et cela seul explique pourquoi c’est aux dehors, à l’extérieur, aux longs vêtements, au menton des hommes, au voile des femmes, qu’il s’est le plus passionnément attaqué.

L’entreprise de Pierre le Grand a été menée par le génie le plus résolu, à l’aide du pouvoir le plus formidable ; ce n’est pas ce qui en a fait le succès. Si l’œuvre de Pierre n’est pas morte avec lui, c’est qu’elle était dans l’ordre naturel des destinées de son peuple ; c’est que, selon le mot de Montesquieu, « Pierre Ier donnait les mœurs et les manières de l’Europe à une nation d’Europe[4]. »

« Grattez le Russe et vous trouverez le Tatar », dit une sorte de proverbe ; historiquement il serait peut-être plus équitable de renverser cet axiome. En secouant la domination mongole, en se lavant des souillures de la servitude, en dépouillant les vêtements et les usages pris sous des maîtres ou des instituteurs exotiques, le Russe, le Slave chrétien devait peu à peu se retrouver européen.

Dans ce qu’elle eut de capital, la réforme de Pierre le Grand ne fut qu’une émancipation morale du joug tatar ou byzantin, une revendication du sol et du climat russes contre les mœurs d’une autre race ou d’un autre ciel, apportées par les conquérants asiatiques ou les influences orientales. Il s’est rencontré, au dix-neuvième siècle, un sultan, presque aussi décidé que Pierre le Grand, armé d’un pouvoir aussi despotique, employant à peu près les mêmes moyens dans un dessein analogue. C’était chez un peuple qui faisait, lui aussi, géographiquement, partie de l’Europe, et pourtant quelle différence entre un Turc de la réforme et un Russe de la réforme ! C’est que la tâche de Mahmoud était entravée par tout ce qui avait préparé l’œuvre du tsar, le génie national, la religion, les éléments mêmes de la civilisation.

Pierre le Grand ne laissa pas d’héritiers ; il n’en eut pas moins des continuateurs. Jamais entreprise ne parut autant liée à la vie d’un homme, et, contre tous calculs, elle lui survécut. Jamais il n’y eut d’ordre de succession plus troublé ; jamais l’esprit de suite ne fut plus impossible : quatre femmes galantes, deux enfants, deux fous ou maniaques, voilà pendant un siècle les successeurs de Pierre. À chaque avènement, une révolution de caserne ou d’alcôve, un renversement de ministres et de politique. Tout règne nouveau prend le contre-pied du précédent, et les puissants de la veille sont envoyés en Sibérie ou à l’échafaud. L’histoire de la Russie au dix-huitième siècle n’est qu’une succession d’alternatives et de réactions. C’est à travers une suite décousue de tyrannies sans but et sans vues, à travers des conspirations et des régences mêlées de tentatives aristocratiques, entre les mains de gouvernements à la fois faibles et violents, que la Russie doit poursuivre la route ouverte par Pierre le Grand. La réforme s’accomplit au milieu des intrigues, des crimes et des débauches, par les mains de ses adversaires presque autant que par celles de ses partisans. La capitale reportée à Moscou revient à Pétersbourg : les étrangers, tour à tour chassés et rappelés, s’asseoient sur le trône avec Pierre III, avec Catherine II. Au milieu de leurs contradictions, les successeurs de Pierre achèvent son œuvre, tantôt la corrigeant, tantôt l’exagérant, et toujours de gré ou de force la continuant.

Pour être accomplie par de telles mains, il fallait que la réforme du vainqueur de Charles XII fût bien dans la vocation de la Russie. Quels singuliers guides vers la civilisation et quels initiateurs humiliants pour un grand peuple ! C’est d’abord une paysanne livonienne, ne sachant ni lire ni écrire, assistée d’un ancien garçon pâtissier, devenu prince et régent. C’est un enfant de douze ans, mort à quatorze, auquel succède une femme vulgaire, gouvernée par le fils d’un palefrenier courlandais qui, pendant dix ans, livre l’empire à la tyrannie d’Allemands, dédaigneux du Russe comme d’une race inférieure, illustrant la Russie par leurs armes, l’opprimant et l’exploitant comme les Espagnols ou les Hollandais exploitaient les deux Indes. Au sortir de cette domination étrangère, demeurée dans la mémoire populaire aussi odieuse que celle des Tatars, vient de nouveau un enfant, cette fois au berceau, puis de nouveau une femme ignorante et sensuelle, qui n’a d’autre politique que les caprices de ses passions ou les dépits de sa vanité. Quand avec Pierre III la couronne arrive à un tsar, c’est un extravagant qu’il faut déposer. Le pays de l’autocratie doit attendre un demi-siècle pour avoir un souverain en état de régner, et ce souverain, c’est une femme, une Allemande, disciple des philosophes français.

À l’intérieur, de même qu’à l’extérieur, Catherine II est le vrai successeur de Pierre Ier. Comme lui, sans scrupule et sans moralité, étrangère à toute vertu et douée des plus hautes facultés de l’homme d’État, Catherine avait sur Pierre l’avantage d’appartenir de naissance à la civilisation qu’elle voulait introduire chez ses peuples. De sa main de femme, la tsarine, demeurée européenne jusque dans ses vices, corrige et adoucit la réforme du tsar moscovite, donnant au pouvoir plus d’humanité et à la cour plus de décence, plus de politesse et de dignité au gouvernement, plus de régularité aux institutions. À Catherine même cependant manque, dans l’administration de l’empire, une des qualités maîtresses de son grand modèle, l’unité de vues, l’esprit de suite. À l’inverse du vainqueur de Poltava, elle est, durant la seconde moitié de son règne surtout, trop portée à négliger le développement intérieur de la nation au profit de son extension matérielle.

L’œuvre de Pierre le Grand a triomphé de l’incapacité ou des vices de ses successeurs comme des répugnances de son peuple. L’histoire a vu peu de succès pareils : ce succès a-t-il été aussi complet qu’il l’a pendant longtemps semblé à l’Occident ? Dans l’ordre matériel la réforme a merveilleusement réussi ; armée ou marine, administration ou industrie, toute la Russie moderne remonte au fils d’Alexis. Plus d’une des mesures du réformateur, comme ses collèges administratifs, ont pu être des méprises ; d’autres, comme son tableau des rangs et sa noblesse de fonctionnaires, bonnes peut-être pour une période de transition, sont en persistant devenues nuisibles. Une telle entreprise était condamnée aux imperfections, aux erreurs même : ce ne sont pas les défauts de détail qui rendent douteux le succès de l’ensemble. Ce qu’il importerait de savoir, c’est si, en réussissant matériellement dans sa réforme, Pierre Alexiévitch a réussi dans son dessein. Le sentier abrupt, qu’il lui a fait escalader, a-t-il mené la Russie à l’Europe et à la civilisation plus vite qu’elle n’y serait arrivée par les circuits d’une route plus douce ?

Quelque dur qu’en soit l’aveu au génie et à la volonté de l’homme, la chose a pu sembler douteuse. Peut-être la Russie, abandonnée aux naturelles séductions du contact de l’Europe, se tût-elle par degrés plus profondément pénétrée de son influence, s’ouvrant mieux d’elle-même au souffle de l’esprit occidental, lui empruntant avec plus de discernement ce qui convenait à son tempérament. S’il a su épargner à sa patrie de longues transitions et la faire sauter par-dessus un ou deux siècles de tâtonnements, Pierre n’a point fait ce miracle sans le lui laisser chèrement payer. La brusquerie même de l’œuvre eut pour la Russie un quadruple défaut ; il en est sorti un mal moral, un mal intellectuel, un mal social, un mal politique. Prise sous l’une ou l’autre de ces quatre faces, la réforme imposée par Pierre le Grand a eu des suites regrettables qui sont encore pour beaucoup dans les souffrances et les incertitudes de la Russie contemporaine.

Dans sa passion de progrès, Pierre a négligé une chose sans laquelle toutes les autres sont fragiles. Il a laissé de côté la morale, qui n’est peut-être point un des principes de la civilisation, mais dont aucune civilisation ne saurait impunément se passer. La culture matérielle était ce qu’il enviait à l’Europe, ce qu’il lui voulut surtout emprunter. Il y avait là quelque chose de l’esprit réaliste du Grand-Russe : il y avait aussi de la faute du siècle. L’Occident, au moment où Pierre la tourna vers lui, était pour la Russie un dangereux modèle. La corruption morale et l’anarchie intellectuelle du dix-huitième siècle donnaient de funestes exemples à un peuple à demi barbare, comme toujours plus disposé à prendre les vices que les qualités de ses instituteurs étrangers. Pierre lui-même, n’étant plus moscovite et n’étant pas encore européen, n’ayant l’éducation ni de l’un ni de l’autre, n’avait de frein moral d’aucune sorte. La brutalité de ses plaisirs, la férocité de ses vengeances faisaient du tsar un singulier apôtre du progrès. La grossièreté moscovite, unie à la licence sceptique de l’Occident, aboutit, autour de lui et de ses premiers successeurs, à un cynisme aussi révoltant pour les Vieux-Russes que pour l’Europe.

Les moyens et les hommes que Pierre employa pour elle valurent souvent à son œuvre, au lieu de la sympathie et de l’admiration, l’horreur et le mépris de son peuple. Comment ce dernier eût-il pu aimer et estimer une science et une civilisation qui, selon l’expression de Herzen, lui étaient tendues au bout d’un knout, et cela par des mains souvent impures ? Par la rigueur de ses lois, l’indiscrétion de ses règlements, la cruauté de ses ch&timents, le réformateur, occupé surtout de la discipline extérieure, enseignait lui-même l’hypocrisie et la bassesse. En la violentant sans scrupule, il affaiblissait la conscience de son peuple ; en voulant policer, il démoralisait. Les hommes qui servaient d’instruments à la réforme augmentaient le mal. Pour associés de son œuvre de régénération, Pierre prit souvent ses compagnons de débauche. Allemands et Européens de tous pays, les étrangers, qui pendant un siècle envahirent la Russie, apportaient en général au peuple qu’ils prétendaient renouveler de fâcheuses leçons de moralité. Parmi ces missionnaires de la culture occidentale, l’honnête homme fut peut-être aussi rare que le grand homme. La plupart étaient des aventuriers pressés de faire fortune, sans autre vocation civilisatrice que l’appétit du pouvoir ou de la richesse. Les meilleurs et les plus habiles offensaient encore la conscience du peuple ; étrangers à ses mœurs ou à ses croyances, ils heurtaient de front des préjugés ou des scrupules respectables jusque dans leur ignorance[5].

Le dix-huitième siècle fut pour la Russie une école de démoralisation. La cour de Pétersbourg offre un spectacle repoussant au temps même de Louis XV. On sent que, dans cette jeune colonie de la vieille Europe, se mêlent deux âges de corruption. La débauche, les concussions et les supplices y sont comme les trois marches ou les trois actes de la vie publique. Un de nos philosophes, qui avait été l’un des hôtes de Catherine II, disait alors de la Russie qu’elle était pourrie avant d’être mûre. Si le mot était mérité, l’Europe en était en grande partie responsable. Les Russes ont pour les mœurs de la vieille Russie de hautes prétentions. Sans disputer à l’Occident la primauté intellectuelle et scientifique, ils réclament volontiers pour leur pays et ses usages patriarcaux la supériorité morale[6]. Restés en dehors de nos grandes époques historiques, ils se flattent d’avoir échappé à la triple corruption du moyen âge, de la Renaissance et des temps modernes. Lui rendant outrage pour outrage, ils aiment à parler de la pourriture de l’Occident, ils disent que dans l’ancien empire des tsars la civilisation avait une base plus morale et religieuse que dans nos brillantes sociétés d’éducation païenne ; ils attribuent aisément les vices de la Russie nouvelle à la contagion européenne. Les peintures des anciens voyageurs ne justifient pas toujours ces revendications[7]. Au nord, comme partout, le despotisme et le servage étaient pour la vertu une triste école. Les fondements traditionnels de la moralité moscovite n’en ont pas moins été ébranlés par la réforme impériale et les leçons de l’Occident. Dans une grande partie de la nation, les vieilles mœurs ou les vieilles croyances furent détruites avant que rien ne fût en état de les remplacer. De là encore peut-être une des causes lointaines du nihilisme chez les classes même conquises à la civilisation. Par sa façon de faire litière des traditions, des institutions, des préventions nationales, par son sans-gêne avec le passé de son peuple et son peu de respect pour les coutumes ou les préjugés de ses sujets, Pierre, le plus impérieux des révolutionnaires couronnés, pourrait être regardé comme le premier ancêtre du nihilisme ou riénisme contemporain.

Au mal moral s’est, dans l’œuvre de Pierre le Grand, joint le mal intellectuel, et, par un fatal enchaînement, à celui-ci le mal social, à ce dernier le mal politique. L’esprit, comme le cœur, fut dévoyé. Le réformateur outra certaines des qualités russes presque inconnues avant lui, et grâce à lui bientôt poussées à l’excès : la facilité à tout comprendre et à tout s’assimiler ; — ou, ce qui revient au même, la réforme accentua, chez les Russes, certains des défauts qu’ils tenaient déjà de la nature ou de l’histoire, le manque d’originalité, le manque de personnalité. Pierre fit involontairement de ses sujets des échos ou des reflets. Les poussant violemment dans la voie de l’imitation, il étouffa en eux l’esprit d’initiative et, par là, les priva du plus actif ferment du progrès. En les habituant à penser par autrui, il prolongea leur minorité spirituelle sous la tutelle de l’étranger. Cette tendance à l’imitation arrêta d’un siècle la naissance d’une littérature nationale et originale. Le Russe de Pétersbourg subit toutes les influences de l’Occident, reproduisant docilement les plus contraires, tour à tour disciple des encyclopédistes et des émigrés français, de Voltaire et de Joseph de Maistre, et, par lassitude ou par paresse, trop souvent enclin à un vide scepticisme, trop souvent adonné au goût de l’extérieur et au culte de l’apparence[8].

À ces vices intellectuels correspond le vice social, la nationalisation d’une moitié de la nation, la séparation des classes. À force de copier l’étranger, le Russe de la réforme cessait d’être Russe. Il en fut de tout ce qui était national comme du costume, comme de la langue, réduite à l’état de patois abandonné au bas peuple. Pierre, si Russe dans son caractère, semblait avoir pris à tâche de germaniser ses sujets. Aux villes qu’il fondait, aux institutions qu’il créait ou renouvelait, il donnait des noms allemands, forgeant souvent d’inutiles barbarismes, incompréhensibles au peuple. Un jour, prétend-on, il fut sur le point de faire de l’allemand la langue officielle. Sous sa fille Elisabeth, ce fut le tour du français, resté pendant plus d’un siècle souverain absolu. Pétersbourg ne pouvait entraîner tout le pays dans une telle voie.

La couche superficielle, les classes élevées, furent seules à s’imprégner des mœurs et des idées de l’Occident : le fond, la masse du peuple y resta impénétrable. Les uns demeurant Russes pendant que les premiers se faisaient Allemands ou Français, la Russie se trouva partagée en deux peuples isolés par la langue et les habitudes, incapables de se comprendre. Les grandes villes et les habitations seigneuriales furent au milieu des campagnes comme des colonies étrangères. Pour le gros de la nation, la précipitation avec laquelle les classes dirigeantes se jetaient vers l’Occident devint même une cause de retard. Demeuré trop en arrière pour suivre ses maîtres, le peuple lut laissé en route et abandonné à sa barbarie.

Ce mal social se retrouvait dans la politique. Sans harmonies entre elles, les institutions furent en désaccord avec le pays ; importées de l’étranger et sans racines dans le sol, elles y étaient souvent transplantées avant qu’il ne fût préparé pour elles. Tandis qu’en Occident l’ère moderne repose sur le moyen âge et chaque siècle sur le précédent, en Russie, tout l’édifice politique, comme la civilisation entière, n’avait ni assises nationales, ni fondations historiques. Toute l’organisation gouvernementale était extérieure et étrangère au peuple. La plupart des lois étaient exotiques : elles ressemblaient à des vêtements d’emprunt, n’allant ni à la taille ni aux habitudes de la nation.

Selon la remarque d’un penseur contemporain[9], l’un des caractères de l’ère moderne, et l’un des maux dont ont le plus souffert les peuples du continent depuis le dix-huitième siècle, c’est l’abus de la législation, c’est l’excès de confiance dans la loi écrite, regardée comme le souverain et irrésistible véhicule du progrès. Or, nulle part ce défaut n’a été porté à un tel degré que dans la Russie de Pierre le Grand et de ses successeurs. En aucun État peut-être on n’a autant et aussi intrépidement légiféré, parce que nulle part le législateur n’a disposé de tels moyens d’action. Toute l’histoire de la Russie, toute la longue période moscovite en particulier, semble n’avoir servi qu’à former dans l’autocratie impériale un législateur omnipotent, maître de tout faire ou de tout oser. Les héritiers de Pierre et de Catherine procèdent à l’envi à coups d’oukazes, croyant tout permis et tout possible à leur autorité, ne semblant jamais douter du succès ou de l’efficacité de ces décrets si vile rendus et abrogés, sans cesse innovant et modifiant, commandant et prohibant, et souvent, à force de variations, d’inconséquences ou de contradictions, faussant et discréditant dans les esprits la notion même de la loi qui, en Russie, semble l’expression d’une volonté individuelle, puissante et redoutable, mais passagère et changeante. Vis-à-vis du peuple russe, réduit à l’état de patient inerte et presque de cadavre insensible, les maîtres de l’empire ont parfois l’air de médecins, faisant des expériences in animâ vili. Je dirai plus, à force de tout changer, de tout altérer, de tout mettre en question, les souverains ont malgré eux enseigné aux Russes à considérer leur pays comme une table rase, ou comme la scène d’un théâtre dont les décors se renouvellent par des changements à vue au signal du machiniste.

La Russie de Pierre le Grand, de Catherine et d’Alexandre Il me paraît le meilleur exemple de ce que peut et de ce que ne peut pas la loi écrite. Dans aucun État la législation n’a autant montré à la fois l’étendue et les bornes de sa puissance. Aux mains de l’autocratie, la Russie moderne semble, une ou deux fois par siècle, sur le point d’être transformée en quelques années ; mais les peuples les plus dociles ne se laissent pas ainsi pétrir entre les doigts de leurs maîtres. À regarder les lois, la Russie a été plus d’une fois retournée de fond en comble ; mais les lois n’atteignent pas l’âme des peuples. Pour être efficaces, il faut que les changements accomplis dans la législation le soient parallèlement dans les mœurs et dans les esprits. Autrement, sans harmonie entre la loi et les mœurs, il n’y a que trouble et malaise, et c’est ce que, depuis deux siècles, ont trop souvent éprouvé les Russes.

Moral ou intellectuel, social ou politique, tout le mal dont souffre la Russie depuis Pierre le Grand se résume en un, le dualisme, la contradiction. La vie et la conscience nationales ont été coupées en deux : le pays, remué dans ses fondements, n’a pu encore retrouver son équilibre. C’est, eu plus grand peut-être, le malaise ressenti par la France depuis la Révolution, Venues d’en haut ou d’en bas, ces transformations violentes, qui deviennent pour un peuple le point de départ d’une vie nouvelle, laissent toujours derrière elles des traces douloureuses. Il reste dans la société et dans les esprits des discordances qui troublent les jugements les plus sûrs. La France a eu l’avantage que sa révolution a été faite par elle-même, selon son propre génie, et qu’en ses erreurs comme en ses succès, elle a été toute française. En Russie, la révolution étant faite par le pouvoir, sous l’influence de l’étranger, la scission entre le passé et le présent a été plus profonde, le déchirement de l’existence nationale plus douloureux. À la réforme de Pierre le Grand remontent un grand nombre des oppositions ou mieux des antinomies qui, en Russie, nous ont fait ériger le contraste en loi. Les institutions et les mœurs, les idées et les faits ont peine à se mettre d’accord. Dans la nation et dans l’individu, il y a des dissonances de toute sorte. Le Russe se trouve divisé avec lui-même ; il se sent pour ainsi dire double ; parfois il ne sait ce qu’il croit, ce qu’il pense, ce qu’il est[10].

N’étant plus elle-même et ne se sentant pas encore européenne, la Russie est comme suspendue entre deux rives. Pour sortir de cette dualité d’où lui viennent ses souffrances, doit-elle se jeter tout entière d’un côté, se précipiter en avant vers l’Occident, ou rétrograder résolument vers la vieille Moscovie ? Faut-il s’enfoncer dans l’imitation, se faire sans retard le Sosie de l’Europe, ou bien doit-on rejeter toute importation étrangère, se circonscrire en soi-même, revenir à tout ce qui est national et russe ? — Mais dans la pauvreté des legs du passé, au milieu des décombres accumulés par Pierre et ses successeurs, où trouver le plus souvent ce qui est national ? La Russie est physiquement et moralement trop voisine de l’Europe, elle s’en est depuis deux siècles trop rapprochée pour s’en pouvoir séparer. Elle est européenne, mais l’éducation historique lui a donné vis-à-vis des peuples de l’Occident des dissemblances qu’un ou deux siècles n’ont pu encore effacer. Le problème de son avenir est dans la conciliation de ces deux termes : Europe et Russie, civilisation et nationalité.

Il en est de la réforme de Pierre le Grand comme de notre révolution française : on en peut déplorer les violences, on en peut signaler les illusions ; l’une et l’autre n’en demeurent pas moins, pour le peuple qu’elles ont renouvelé, la base inébranlable de tout développement normal. La tâche de la Russie vis-à-vis de la réforme européenne est celle de la France vis-à-vis de la Révolution : il n’y a point à se plaindre ni à regretter, il n’y a qu’à continuer l’œuvre en la corrigeant, mais aussi en l’affermissant et en la complétant, sans découragement comme sans précipitation.

Ce que la raison conseille à la Russie, sa propre impulsion le lui fait exécuter à travers d’inévitables atermoiements. Les trois derniers règnes en portent témoignage, dans l’apparente stérilité de deux d’entre eux comme dans la fécondité du troisième. Ouvert à toutes les séductions généreuses, tour à tour épris d’un vague libéralisme et d’un mysticisme autoritaire, Alexandre Ier sentit le malaise de son peuple et pendant des années rêva de le guérir. En lui semblait venu le réformateur définitif, le Messie attendu depuis des siècles ; ce ne fut qu’un précurseur. Il ne sut pas dépasser les velléités, les essais timides. Chez lui se rencontraient toutes les aspirations et les contradictions de son époque, une des plus troublées de l’histoire, et l’une des plus faites pour troubler les âmes de bonne volonté.

Chez lui aussi se montraient au grand jour toutes les facultés et tous les contrastes du Russe moderne, du Russe civilisé, souvent en lutte et en désaccord avec lui-même, tel qu’il est sorti des réformes du dix-huitième siècle. Comme Pierre le Grand, mais à un autre titre et par d’autres côtés, Alexandre Ier, avec sa nature si bizarrement mêlée de force et de mollesse, « de qualités viriles et de faiblesses féminines », avec ses nobles engouements et sa facilité à s’éprendre tour à tour des idées les plus diverses, avec ses alternatives enfin d’illusion et de découragement, d’action et d’apathie, ce prince au caractère énigmatique, si diversement et parfois si injustement apprécié, pourrait être donné comme un des types historiques du tempérament national[11]. Le brillant et mobile fils de Paul Ier, le libéral élève du républicain Laharpe, le mystique confident de Mme de Krüdener, me semble personnifier plus qu’une époque et une génération, toute une race d’esprits, encore aujourd’hui vivante aux bords de la Néva.

Comme homme et comme souverain, Nicolas fut tout l’opposé de son frère et prédécesseur. En lui paraissaient revivre les vieux tsars moscovites, rajeunis et policés à la moderne. Grand, bien fait, sévère, infatigable, ne doutant jamais de lui-même ni de son système, Nicolas était le vrai type de l’autocrate. Défiant de tout changement, la stabilité fut son idéal. Effrayé des révolutions de l’Occident, il s’isola de l’Europe. Durant près d’un tiers de siècle, la Russie sembla rétrograder ; mais, dans cette réaction même, se corrigea le défaut capital de la réforme de Pierre Ier, la dénationalisation. La tyrannie de l’imitation s’affaiblit ; la nationalité reparut partout, elle revécut là où elle était le plus à sa place, dans l’art et la littérature. En dépit des théories slavophiles, l’influence européenne n’en fut pas atteinte. Entre l’Occident et ses sujets, Nicolas avait élevé une muraille de Chine, ou mieux, à la manière russe avant l’hiver, il avait soigneusement clos et mastiqué les fenêtres, hermétiquement calfeutré toutes les fentes par où l’air du dehors eût pu pénétrer au dedans ; mais quand le souffle de l’Europe et la pression de l’air extérieur n’eussent pu forcer la douane et la censure impériales, l’atmosphère russe s’était déjà trop imprégnée des idées européennes pour en pouvoir être purifiée. Le règne de Nicolas a montré que, dans son omnipotence, l’autocratie n’était pas assez forte pour arrêter longtemps la Russie sur la pente où l’avait jetée Pierre le Grand. La guerre de Crimée fit éclater à tous les yeux, avec la faiblesse du système stationnaire, la nécessité de se mettre socialement, si ce n’est politiquement encore, au niveau de l’Occident, ne fût-ce que pour être de force à se mesurer avec lui.

Sous Alexandre II, les portes de l’empire ont été rouvertes, et enfin est venue la réforme qui devait réconcilier la Russie avec elle-même aussi bien qu’avec l’Europe. Ce n’est plus un replâtrage de façade ou un placage extérieur, ce sont les fondations même de la société qui ont été reprises et refaites ; c’est le peuple entier, et non plus une classe, qui a été appelé à la civilisation en même temps qu’à la liberté. Jusqu’à l’affranchissement des serfs, l’œuvre de Pierre Ier, ayant laissé en dehors d’elle la masse du peuple, manquait de base ; l’émancipation lui en a donné une.

Comme celles de Pierre le Grand, les réformes d’Alexandre II ont été faites par en haut, par l’autocratie, mais ce n’est plus avec un peuple tout passif et inerte, ce n’est plus par la main d’étrangers appelés du dehors, et à l’aide des verges ou du knout ; c’est avec le concours et sur l’initiative d’une puissance toute nouvelle en Russie, l’opinion publique. Déjà le grand moteur de l’histoire russe, celui qu’on en pourrait appeler l’unique ressort, l’autocratie ne semble plus le seul agent de progrès. Comme par le passé, c’est elle qui communique le mouvement à l’immense machine ; mais l’impulsion qui jadis partait toujours d’elle, lui vient souvent d’en bas. Ce changement n’est que le prélude d’un autre qui devra peu à peu modifier les habitudes et les traditions de l’État. La civilisation russe s’est jusqu’ici faite à coups d’oukazes, elle ne pourra s’achever sans la participation directe de la nation. Les procédés de Pierre le Grand et de Catherine ont fait leur temps ; si le pouvoir éducateur peut encore tenir le peuple russe en tutelle, il ne saurait plus longtemps le traiter en enfant.

Voici tantôt deux siècles que, à l’aide d’étrangers, Pierre le Grand entreprit de policer son peuple et d’européaniser la Moscovie. Le pouvoir absolu, qui durant cette longue période a été la première condition du progrès, s’est par ses propres succès rendu insuffisant : en accomplissant le glorieux legs de Pierre le Grand, l’autocratie devait elle-même se mettre en question. La tâche transmise par Pierre est assez avancée, là Russie est assez européenne pour être associée à l’œuvre civilisatrice. Après l’avoir contrainte à goûter aux arts et aux sciences de l’Occident, il devient malaisé de l’empôcher de mordre à ses libertés. Aussi, le règne d’Alexandre II pourrait-il être regardé comme la clôture d’un long cycle historique, le cycle des réformes autocratiques.

En persistant à maintenir le régime absolu dans son intégrité, l’autocratie prétend se survivre à elle-même. En refusant de se prêter à des transformations devenues inévitables, elle risquerait de les rendre plus difficiles et plus périlleuses, sans les rendre moins nécessaires. De Jean III et de Jean IV à Pierre le Grand, et de Catherine II aux trois Alexandre, le pouvoir autocratique semble avoir accompli sa mission historique. On a dit que les États se conservaient par les moyens qui les avaient élevés. Cela peut être particulièrement vrai de la Russie. Par ses traditions, par ses dimensions, par sa composition ethnique et sociale, l’immense Russie a manifestement besoin d’un pouvoir fort ; mais un pouvoir peut être fort sans être absolu. La Prusse et l’empire d’Allemagne en sont une preuve. Après les grandes réformes économiques, sociales, administratives du XVIIIe et du XIXe siècle, devront venir, tôt ou tard, les réformes politiques. Pour compliquées, pour malaisées qu’elles paraissent, je doute que la Russie puisse longtemps s’y dérober. C’est la tâche dont héritera le XXe siècle. Puisse-t-il l’accomplir pacifiquement, graduellement, par la main même des tsars, pour le bonheur des peuples du grand empire[12].



  1. Oustrialof : Istoriia Tsaratvovaniia Petra Velikago, t. I
  2. M. Koslomarof.
  3. Quelle qu’en soit l’étymologie, orientale ou romaine, le nom de tsar est le titre souverain habituellement employé dans la Bible et l’Évangile slavons : le tsar Salomon, le tsar Hérode, etc.
  4. Esprit des lois, livre XIX, chap. xiv.
  5. Haxthausen (Studien, t. I, p. 48) a émis la singulière opinion que tout le mal était venu de l’abandon de la culture allemande, Introduite par Pierre Ier, pour la culture française, qui prévalut à partir d’Elisabeth. C’est là une de ces prétentions de l’orgueil germanique, trop naïves pour mériter d’être discutées. Il n’y a qu’une observation à faire : c’est qu’au milieu du dix-huitième siècle la culture française prévalait partout, sans compter que c’était la plus sympathique au génie russe.
  6. Le lecteur français trouvera cette opinion des slavophiles longuement développée dans l’Histoire de la civilisation en Russie, de M. Gérébtsof. Le lecteur russe la rencontre à chaque pas, chez beaucoup de ses plus populaires écrivains. Je citerai, par exemple, Dostoïevski, dans son Journal d’un écrivain (Dnevnik pisatelia), 1880.
  7. Olearius, Mergeret, Flelcher, par exemple, font un noir tableau de la moralité des laïques et du clergé ; d’autres, il est vrai, tels que Herberstein, semblent plus favorables aux mœurs russes.
  8. « Tout change chez vous, mon prince, les lois comme les rubans, les opinions comme les gilets, les systèmes de tout genre comme les modes ; on vend sa maison comme son cheval ; rien n’est constant que l’inconstance. » (Lettre de Jos. de Maistre au prince Koslovski, 12-24 oc. 181S.)
  9. M. le Play. La réforme sociale.
  10. « Pierre, écrivait encore Joseph de Maistre à un Russe, Pierre vous a mis avec l’étranger dans une fausse position : nec tecun possum vivere nec sine te. C’est votre devise. » (Lettre au prince Koslovski, du 12-24 oct. 1815.)
  11. Voyez par exemple le portrait d’Alexandre Ier par Metternich (Mémoires, documents et écrits divers, Paris, t. I, p. 316, 3 : 7).
  12. Voyez, 8ur cette grave question, notre tome II, livre IV, chap. III et IV.