L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 4/Chapitre 2

Hachette (Tome 1p. 225-236).


CHAPITRE II


La première Russie et l’Europe. Traits de parenté et de ressemblance, traits dissemblables. — Les Varègues. — Le christianisme et l’éducation byzantine. — Les apanages et le déplacement du centre national. — La grande déviation de l’histoire russe.


La civilisation européenne s’est fondée sur une triple base, l’élément chrétien, l’élément gréco-romain ou classique, l’élément germain ou barbare[1]. Tous les États de l’Occident ont, pour ainsi dire, été construits avec des matériaux identiques, dans le même style, sur un plan plus ou moins analogue. Les trois grandes assises sur lesquelles repose la culture occidentale se retrouvent elles dans les fondations de la Russie ? En creusant assez avant, on les y découvre ; mais elles n’y ont ni les mêmes proportions ni la même importance.

L’antiquité ne connut de la Russie que les bords du Pont-Euxin. Les Grecs n’y jetèrent d’établissements que sur les côtes ; les Romains y eurent à peine une domination nominale. Chez les premiers, ces vastes plaines passaient pour vouées à la nuit éternelle des Cimmériens ; pour les derniers, les régions au nord du Danube et de la mer Noire étaient une sorte de Sibérie où ils envoyaient les criminels d’État. La Russie était une terre trop compacte, trop continentale, pour la civilisation antique, qui, cheminant le long des rivages, ne sut occuper que les contrées les plus maritimes. Déjà la Germanie lui avait opposé une masse trop épaisse et un climat trop rigoureux pour elle ; la Russie en fut à peine effleurée dans ses plages méridionales. Les Grecs avaient eu de précoces relations avec les indigènes. Ils nous ont eux-mêmes conservé le souvenir du Scythe, c’est-à-dire du Russe Anacharsis, et les bijoux, découverts dans les tombeaux des steppes, ont montré que ces lointaines solitudes n’avaient pas été fermées à l’art hellénique. Comme tous les grands États de l’Europe, la Russie a eu quelques portions de son territoire sous la domination grecque ou romaine. Ce n’est toutefois qu’au moyen âge, grâce à Constantinople, que les Russes subirent de loin l’influence de la Grèce et de Rome : elle leur parvint alors, mais par un canal détourné et corrompu. Byzance, à l’époque de sa décadence, fut la seule Rome qu’ils connurent, le Bas-Empire le seul modèle que leur offrit la civilisation grecque et latine.

Tout autre est le rôle et l’importance de l’élément barbare. Comme les États de l’Occident, l’État russe semble avoir été fondé par des Germains chez un peuple bientôt conquis au christianisme. C’est là une première, une évidente analogie avec ces histoires européennes qui, à l’origine, ont toutes l’air de se répéter. Sous la ressemblance se montre cependant déjà la diversité. La Russie nous offre un fonds national différent, bien que de race voisine, le fonds slave au lieu du fonds celte ou germain. Quel est l’apport primitif de ces Slaves à la civilisation ? Le Russe voudrait asseoir sur eux sa culture comme sa nationalité. L’histoire malheureusement ne les connaît guère au temps de leur vie isolée. Aucun Tacite ne nous a laissé une Slavie analogue à la Germanie du gendre d’Agricola. Dans l’ancienne Sarmalic, on trouve de bonne heure les Slaves en contact avec des allogènes germains ou finnois. Dès avant Rurik, les Slaves du Dniepr et du Volkof se livraient à l’agriculture ; déjà ils étaient sédentaires, habitant de solides maisons de bois ; déjà ils avaient des villes ou enceintes servant de lieux de refuge, des goroditché, grad ou gorod, comme Kief ou Novgorod (la nouvelle ville), dont le nom même en fait supposer d’antérieures. Les différentes tribus vivaient en clans isolés qui semblent avoir eu peu de consistance ; pour les coordonner en État et en nation, il fallut un alliage étranger. Comparés aux Germains, les Slaves russes paraissent avoir eu un goût plus vif pour l’association et la communauté, un esprit moins hiérarchique et plus pacifique, un penchant plus prononcé ou plus persistant pour la vie patriarcale, ou mieux pour la vie familiale ; le rod, la famille, au sens de la gens latine, semble le fondement de toute leur organisation sociale. Ces tendances, pour nous trop peu distinctes, contenaient peut-être le premier germe des institutions de la Russie.

L’élément germanique, qui dans toute l’Europe a joué un rôle, aujourd’hui parfois trop contesté, n’a point entièrement fait défaut à la Russie. Selon toute probabilité, c’est par des aventuriers normands, semblables aux wikings qui, vers la même époque, ravageaient l’Occident, et y fondaient diverses dynasties, que furent jetées, au ixe siècle, les bases de l’État d’où est sorti l’empire russe. Le chroniqueur de Kief, Nestor, nous montre Rurik et ses frères appelés à la souveraineté par les Slaves de Novgorod, las de leurs dissensions intestines[2]. Déjà, dans la chronique du onzième siècle, l’amour-propre national avait peut-être dissimulé une conquête ou une invasion normande sous le voile d’un appel volontaire des Slaves de Novgorod. De nos jours, une critique, partout jalouse d’innover, et un patriotisme rétroactif ont fait disputer aux Scandinaves Rurik et ses compagnons, les Variagues ou Varègues. Aux fondateurs de leur empire, les Russes ont cherché une généalogie plus nationale. Cette question rétrospective est une de celles qui, depuis vingt ans, ont le plus passionné les historiens de Pétersbourg et de Moscou. Ils ont tardivement appliqué à leur patrie les procédés de Niebuhr envers l’histoire romaine. Pour un savant, Rurik et les Variagues sont des Novgorodiens exilés, ou des Slaves des côtes méridionales de la Baltique, de Rugen, par exemple ; pour un autre, ce sont des Lithuaniens ; pour d’autres enfin, ce sont des bandes d’aventuriers de race diverse, Slaves et Scandinaves mêlés. On a été, dans ces derniers temps, jusqu’à faire, de cet épisode capital, un mythe imaginé par l’amour-propre des moines du douzième ou treizième siècle, jaloux de découvrir à leur nation ou à leurs princes une origine illustre, à la façon des chroniqueurs français qui faisaient sortir nos Mérovingiens de Troie et de Priam[3]. En dépit des derniers travaux, les Varègues semblent devoir être conservés à la Scandinavie. Cette filiation s’accorde mieux avec les annalistes byzantins de même qu’avec Nestor. Les noms de Rurik et de ses compagnons trahissent la souche germanique : le caractère du pouvoir des chefs, leur mode de partage des pays occupés et jusqu’à leur manière de faire la guerre confirment cette origine. C’étaient des Normands à la recherche d’un chemin vers Constantinople, qui, s’emparant de Novgorod et de Kief, fondèrent un État militaire et marchand entre la Baltique et la mer Noire, le long du Dniepr, alors une des grandes routes du commerce de l’Orient. Comme leurs frères d’Occident, ces Northmans russes étaient, selon la remarque de Gibbon, plus redoutables sur l’eau que sur terre : montés sur de petites barques, ils allaient attaquer Constantinople et lui imposer des tributs ou des traités de commerce dont les chroniques nous ont conservé les clauses toutes pratiques[4].

Le premier droit russe, la Rousskaïa Pravda, montre encore l’empreinte germanique. Dans ce code, formulé par Iaroslaf plus d’un siècle et demi après Rurik, on a même cru reconnaître plus d’une coutume normande. Comme les peuples occidentaux, les Russes avaient alors le jugement de Dieu et le duel judiciaire ; comme eux, ils admettaient, pour les crimes et le meurtre, la composition pécuniaire, dont le nom même de vira rappelle le werhgeld allemand. Entre cette première Russie et les États européens fondés par des tribus germaniques, on peut citer de nombreuses analogies. La difficulté est de distinguer ce qui appartient aux Varègues et à l’influence scandinave de ce qui revient aux Slaves. En Russie plus encore qu’en Occident, on risque de faire honneur aux Germains de ce qui est le fait des barbares, d’attribuer à la race les effets de l’état de culture. Slaves ou Germaines, toutes ces tribus, parentes d’origine et de civilisation, avaient des ressemblances de mœurs et de caractère qui rendent malaisé de faire dans les institutions la part de chacune.

Avec moins de profondeur, l’empreinte germanique eut en Russie moins de durée qu’en Occident. L’absorption de la surface scandinave par le fond slave fut rapide et complète. Les princes varègues eurent beau pendant plus d’un siècle appeler souvent des recrues de Scandinavie, leur établissement en Russie est plutôt comparable à l’installation des Normands en Neustrie qu’à celle des Mérovingiens et des Carlovingiens en Gaule. Le petit fils de Rurik porte déjà un nom slave et adore à Kief les dieux slavons[5].

En Russie comme partout, une femme ouvrit la voie au christianisme. Olga, la Clotilde russe, reçoit le baptême à Conslantinople. Son exemple, repoussé par son fils Sviatoslaf, est imité par son petit-fils Vladimir, à la fois le Clovis et le Charlemagne de la Russie. Aucune nation n’accepta plus facilement le culte chrétien ; elle avait été préparée au christianisme depuis plus d’un siècle par ses relations avec Byzance, et le christianisme avait été lui-même, cent ans auparavant, préparé pour elle par la traduction des évangiles et de l’office divin en slavon. En les faisant entrer dans le christianisme, Vladimir introduisit ses sujets parmi les peuples européens. Bien que la foi du Christ ait été pour elle plutôt une nourrice qu’une mère, notre civilisation n’a pu se naturaliser que chez des peuples en majorité chrétiens. Aujourd’hui même qu’elle semble le plus libre des langes de son enfance, il est douteux qu’elle se puisse entièrement acclimater chez des religions étrangères. Aucun pays n’est encore entré dans la civilisation moderne par une autre porte que le christianisme[6]. Au temps de Vladimir surtout, la foi chrétienne marquait la frontière morale de l’Europe. Cette frontière, la Russie la franchit dès le dixième siècle ; mais l’Évangile ne devait pas lui faire une place dans la famille où il venait de l’introduire. Ici encore, dans la ressemblance de la Russie avec l’Occident se montre une diflérence capitale. La croix lui vint par un autre chemin, de Byzance et non de Rome, et ainsi le lien même qui la rattachait à l’Europe l’en tint séparée.

Pour connaître les éléments de la civilisation russe, il faudrait apprécier cette forme orientale du christianisme, il en faudrait déterminer la valeur civilisatrice. Malheureusement c’est là une trop haute question pour être effleurée en passant ; nous la réserverons pour l’étude de l’Église russe[7]. Il nous suffira de remarquer ici que, pour être moins propice au progrès de ses prosélytes, la foi grecque n’avait pas besoin d’être inférieure à la foi latine. En tenant la Russie à l’écart de l’Occident, l’Église orientale lui enlevait un des principaux avantages de sa conversion ; elle la privait du bénéfice de cette grande communauté intellectuelle dont Rome était le centre, et qui, pour l’Occident, fut l’une des plus favorables conditions de la civilisation. La Russie demeura comme une excommuniée à la porte de la république chrétienne ; moralement aussi bien que physiquement, elle resta exilée aux frontières de l’Europe.

Le christianisme rapprocha par Constantinople la Russie de l’antiquité. Sous les grands kniazes[8] de Kief, elle devint une sorte de colonie de Byzance ; ce fut ce qu’un de ses écrivains appelle le premier de ses servages intellectuels[9]. Les métropolitains russes étaient grecs, les grands-princes se plaisaient à épouser des princesses grecques et à visiter le Bosphore. Les nombreuses écoles, établies par Vladimir et Iaroslaf, furent fondées par des Grecs sur le modèle byzantin. Pendant plus de deux siècles, Constantinople et sa fille entretinrent des relations étroites par le commerce, la religion, les arts. Byzance imprima aux mœurs, au caractère, au goût des Russes une marque encore visible sous l’empreinte talare qui la vint recouvrir.

Le premier type de société qu’offrait au jeune empire russe la civilisation, c’était le bas-empire et l’autocratie, un État sans droits politiques, régi par l’omnipotence impériale à l’aide d’une hiérarchie de fonctionnaires. Ces leçons byzantines étaient alors corrigées par les relations de Kief avec les autres États de l’Europe. L’isolement où la géographie, la religion, et plus tard le joug mongol, condamnèrent la Russie, était alors moindre qu’il ne le fut depuis. Le schisme, encore indécis des deux Églises, ne les avait point amenées à l’hostilité où les conduisirent les croisades ; il ne mettait pas encore obstacle au mariage entre les fidèles des deux rites. La Russie du onzième siècle faisait partie du système politique de l’Europe. Par ses enfants, Iaroslaf, le fils et le continuateur de Vladimir, était allié au roi de France Henri Ier, en même temps qu’aux empereurs d’Orient, aux souverains de Pologne, de Norvège, de Hongrie, à des princes d’Allemagne et au Saxon Harold, le rival de Guillaume le Conquérant. La Russie de Kief était plus européenne que ne le fut jamais la Russie avant le dix-huitième siècle. Ses relations avec Constantinople, demeuré le dernier asile des sciences et des arts de l’antiquité, lui donnaient sur l’Occident un facile avantage. Kief, embelli par les architectes et les artistes grecs, était comme une copie réduite de Byzance, comme une Ravenne du nord. Les superbes mosaïques de sa cathédrale de Sainte-Sophie, les magnifiques insignes conservés au trésor de Moscou nous attestent encore les richesses de cette capitale, qui faisait l’admiration des annalistes allemands, grecs et arabes. L’État russe était déjà le plus vaste de l’Europe, c’était un des plus commerçants et non un des moins cultivés. Au onzième ou douzième siècle, il pouvait sembler plus favorisé que l’Allemagne du nord, encore en grande partie slave ou lithuanienne, païenne et barbare. Il y avait là un empire assis sur des fondations européennes avec des éléments déjà marqués d’originalité, un pays qui dans la chrétienté semblait appelé à une vocation particulière, appelé à servir de lien entre l’Orient grec et l’Occident latin. L’histoire lui refusa un développement normal. Au seuil de la jeunesse, sa croissance fut interrompue par une des plus grandes perturbations des annales humaines. L’invasion mongole n’allait pas seulement le mettre en retard de trois cents ans ; elle allait le détourner de sa voie européenne, le plier à des mœurs étrangères et comme le déformer. C’est au début du treizième siècle, à l’aurore même de la civilisation occidentale, alors que notre moyen âge était sur le point de s’épanouir de tous côtés, dans la poésie, rarchilecturer la scolastique, que les hordes de Ginghiz-Khan ravirent à l’Europe la coopération de la Russie.

Dès avant l’invasion mongole, le développement du premier empire russe était entravé par un mal intérieur, la division de la souveraineté. Tous les descendants de Rurik avaient droit à une part de l’héritage commun ou mieux de la propriété commune. L’aîné, le grand-kniaz dont la résidence était à Kief, n’avait sur les autres qu’une suprématie nominale. En deux ou trois générations, ce mode de partage amena le morcellement du pays à une sorte d’émiettement. Le système russe des apanages n’était point le système féodal de l’Occident ; il en différait par plusieurs traits et, au lieu d’en favoriser l’introduction, il l’empêcha plutôt. Malgré tous ces partages successifs, la souveraineté comme la nation restait une et indivisible, ou du moins était considérée comme telle : les Kniazes qui se la partageaient n’en avaient que l’usufruit, à peu près comme aujourd’hui, dans les communes de paysans, chaque membre du mir n’a que la jouissance temporaire de son lot de terre, le fonds, demeurant toujours à la communauté[10].

Pour que cette analogie fût plus grande, les princes apanagés passaient fréquemment d’un apanage à l’autre. L’unité nationale était maintenue, ou mieux, elle était fondée par l’unité de la famille souveraine, par les prétentions des kniazes à l’héritage les uns des autres et au titre de grand-prince. La Russie formait une sorte de fédération patriarcale de princes du même sang, ayant à leur tête leur aîné, ou mieux le plus ancien de la race. D’une telle constitution ou plutôt d’une telle coutume sortirent naturellement des guerres civiles qui, par l’affaiblissement réciproque des princes ou par les mutations de personnes, permirent à quelques villes, comme Novgorod, de maintenir leur liberté et de s’élever à une haute puissance[11].

La période désolée par ces compétitions ne fut point stérile. Au milieu de ces luttes, et peut-être en partie grâce à elles, la Russie accomplissait l’œuvre capitale de son histoire, la colonisation des vastes contrées appelées aujourd’hui la Grande-Russie, colonisation continentale et séculaire, d’ordinaire pacifique, qui se poursuit encore aujourd’hui et qui, pour la grandeur des résultats, ne le cède en rien à la colonisation maritime des peuples occidentaux. Tournant le dos à l’Europe, les Slaves du Dniepr ou du Volkof s’enfonçaient dans les solitudes de l’est, à la recherche de terres nouvelles. Le zèle religieux ou l’ambition poussait chaque kniaz à étendre ses États et à fonder des villes pour donner des apanages à ses enfanls. Les peuples de race turque, qui occupaient les steppes du sud, détournaient la population vers le centre et le nord, vers la région boisée, longtemps, grâce aux nomades, la seule propre à la vie sédentaire. Moines, marchands ou guerriers, établissaient au bord des rivières ou dans les clairières de la forêt des couvents, des entrepôts, des villes fortifiées. Entre les immigrants slaves et les indigènes finnois, le christianisme servait de lien ; il fut le ciment d’un nouveau peuple.

À en juger par le peu de souvenirs que conserve des anciens dieux slavons le Grand-Russien, en comparaison de ses frères de la Petite et de la Blanche-Russie, cette colonisation ne prit un grand développement qu’après la conversion des Russes au christianisme. Elle fut si rapide, si facile, qu’en une centaine d’années ces colonies de l’intérieur rivalisaient avec les métropoles de l’Occident, et tendaient à devenir le centre de l’empire. Au milieu du douzième siècle, un kniaz de Vladimir sur la Kliazma, à quelques lieues à l’est de Moscou, prenait, sans changer de capitale, le titre de grand-prince, jusque-là réservé au souverain de Kief. Un peu plus tard la ville sainte du Dniepr était prise et saccagée par des mains russes. Dans ces compétitions de princes, il n’y eut cependant ni lutte de race, ni schisme national entre les nouveaux Russes de la Souzdalie et la Rous primitive, comme l’ont depuis prétendu ceux qui des Grands et des Petits-Russiens veulent faire deux nations différentes. Si cette guerre de la Kiovie et de la Souzdalie avait un sens historique, c’était le choc du régime patrimonial du nord avec l’anarchie patriarcale du midi, c’était le premier triomphe de l’autocratie déjà en germe dans les forêts de l’est, sur les traditions lignagères des kniazes et les traditions d’indépendance des villes ou des tribus de l’Ouest.

Sur les bords du Volga, de la Kliazma, de la Moskva, les relations mutuelles des héritiers de Rurik et de leurs sujets s’étaient en effet peu à peu modifiées. Dans les faibles villes, fondées par les kniazes au milieu de contrées désertes ou d’indigènes païens, peu ou point d’assemblées populaires, plus de vetchés[12] pour limiter l’autorité du kniaz. Dans ces régions écarlées le prince s’attache au sol conquis ou colonisé par lui, il se fixe dans sa résidence au lieu de passer d’un apanage à l’autre. À la souveraineté indivise de la maison de Rurik se substitue le régime patrimonial héréditaire qui, par l’héritage ou la conquête, doit un jour réunir toute la nation sous un pouvoir unique[13].

Des fertiles rives du Borysthëne à demi classique, le centre de la Russie avait passé dans un pays plus éloigné de l’Europe et plus différent d’elle, sur un soi plus pauvre et sous un climat plus rigoureux, chez un peuple plus mêlé, plus étranger à toute influence germanique ou byzantine. Les coutumes occidentales, qui, dans la Russie du Dniepr, n’avaient déjà que de faibles racines, n’eurent pas le temps de prendre dans ce sol ingrat. Là, moins encore d’éléments européens, moins de droits politiques de l’individu, des corporations ou des cités ; un pays presque tout rural, où la base et le type de l’ordre social est la cour ou la maison, le dvor, avec le chef de famille à sa tête. Déjà si loin de nous, ce peuple allait encore en être éloigné par la domination séculaire des tribus les plus réfractaires aux mœurs, à la religion, à la civilisation de l’Europe.



  1. Je dois faire remarquer que les pages qui suivent ont, pour la plupart, été écrites avant la publication de l’excellente Histoire de la Russie, de M. Alf. Rambaud. Voyez la Revue des Deux Mondes, du 15 janvier 1874.
  2. Sur ce légendaire appel de Rurik, les slavophiles avaient naguère édifié tout un système historique qui mettait l’État russe, fondé sur la soumission volontaire du peuple, en opposition avec les États occidentaux, tous fondés sur la conquête. Cette thèse, abandonnée dans l’histoire, se retrouve encore aujourd’hui dans les théories économiques ou politiques de maint écrivain russe.
  3. Cette thèse, soutenue avec beaucoup d’habileté par M. Ilovaïsky, a été réfutée par l’un des premiers historiens de la Russie, M. Solovief, dans le tome VII° du Sbornykh gosoudarsivennykh snanii (Recueil des sciences politiques), de M. Bezobrazof (1879).
  4. Les savants de l’Occident, et spécialement de la Scandinavie, ont défendu l’ancienne tradition, qui, selon l’expression d’un écrivain russe, demeure appuyée sur deux colonnes jusqu’ici inébranlables, à savoir, sur les noms des premiers princes russes et sur les noms des cataractes du Dniepr. (Voyez, par exemple, les savantes analyses du R. P. Martynof, dans la Revue des questions historiques, juillet 1815, et le Polybiblion, mai 1875.) W. Thomsen, professeur à Copenhague, a donné sur ce sujet trois conférences traduites en allemand, sous ce titre : Ursprung des Russischen Staates, 1879.
  5. Sur la drougina des kniazes, comme sur les boyars de l’époque suivante, voyez plus loin le livre VI : la Noblesse, chap. ii.
  6. C’est là précisément une des choses qui donnent tant d’intérêt à la grande expérience tentée par le Japon.
  7. Le IIIe volume de cet ouvrage est consacré à l’Église et aux sectes russes. On y verra dans quelle mesure les idées et les pratiques païennes ont parfois persisté sous les rites chrétiens.
  8. Du russe Kniaz, prince, rapprocher, Knight, King, König, Könung des langues germaniques.
  9. M. Kavéline, Misly i zamélki o rousskoi istoria.
  10. Voyez plus bas les chapitres sur la propriété collective et les communautés de village. Le mot russe qui désigne les apanages princiers, oudél, signifiait part, portion, lot ; il a la même racine et presque le même sens que le mot nadél qui désigne le lot des paysans dans les terres communes.
  11. Le système des apanages a donné lieu à beaucoup de discussions et d’hypothèses diverses : on en retrouvera un résumé dans l’excellent volume de M. Ralston : Early Russian history, p. 192-193.
  12. Vetché (de vêchtchat, parler, discourir, cf. parlement), assemblée du peuple, qui s’est longtemps conservée à Novgorod et à Pskof, tandis qu’à Rostof et dans les villes de Souzdalie, dans la future Moscovie, le vetché fut bientôt supprimé ou réduit à l’impuissance.
  13. Solovief : Istoriia Rossii, t. XIII, p. 25, 2G. Tchitchérine : Opyt po istorii Rousskago prava.