L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 7/Chapitre 2

Hachette (Tome 1p. 416-430).


CHAPITRE II


Qoestîons soulevées par l’émancipation. — Prétentions et déceptions de la noblesse. — Les lois agraires. — Pouvait-on affranchir les serfs sans leur donner des terres ? — Raisons et conditions de la dotation territoriale des paysans.


C’était un mouvement national qui, sous la pression d’une défaite, poussait de toutes parts à l’émancipation ; la nation devait-elle prendre à l’œuvre une part directe ? Le tsar, allait-il, comme Catherine II et dans un dessein mieux défini, réunir les députés des différentes classes en une sorte d’états généraux ? Quelques esprits le pensaient. On annonçait que, en dédommagement de la perte de ses serfs, la noblesse allait recevoir des droits politiques, que de l’émancipation sortirait une constitution. Cet espoir contribuait à rallier au projet d’affranchissement les propriétaires et les assemblées de la noblesse. En dépit des apparences, il est probablement heureux que les choses ne se soient point passées de la sorte ; qu’au lieu de faire délibérer et légiférer des députés de la noblesse, le gouvernement les ait simplement interrogés par voie consultative. Sur l’utilité de l’émancipation, il y avait presque unanimité dans l’empire ; sur les voies et moyens à prendre, sur la situation à faire aux affranchis, il n’y avait, dans le public et dans le gouvernement même, que discordances et vues confuses. Une assemblée élective, nombreuse et tumultueuse, eût eu du mal à rien tirer d’un pareil chaos d’idées. Puis, pour être équitable ou impartiale, une assemblée eût dû comprendre à la fois des représentants des deux intérêts opposés, des représentants des serfs et des anciens seigneurs. Les premiers ne pouvant être appelés à statuer sur leur avenir, il y aurait eu injustice à remettre la délibération aux seuls propriétaires. Entre le paysan et le pomêchtchîk, il n’y avait qu’un juge naturel, un arbitre désintéressé, la couronne. C’était une de ces situations où une monarchie, élevée au-dessus de toutes les classes et fidèle à sa mission d’impartialité, est le tribunal le plus apte à rendre une sentence équitable.

Les assemblées de la noblesse des diverses provinces furent appelées à examiner la question et à donner leur avis ; mais la rédaction du projet de loi fut confiée à des commissions nommées directement par le souverain. Ces commissions furent composées en partie de hauts fonctionnaires, tel que Nicolas Milutine, le principal inspirateur de la charte des paysans, en partie de propriétaires ou experts, pris pour la plupart dans la minorité des comités provinciaux, tels que le prince Tcherkasski et George Samarinc, alliés et partisans de Milutine. Dans ces commissions de rédaction même, les défenseurs des intérêts seigneuriaux ne manquaient point ; ce ne fut pas sans luttes ardentes que la majorité, dirigée par Milutine et ses amis, parvint à faire triompher ses opinions et à les faire accepter du souverain[1].

Le projet, élaboré par les commissions, était bien autrement favorable au peuple que les vues adoptées par la majorité des assemblées de propriétaires. Les bases en furent même jugées si démocratiques que des influences de cour en firent modifier plusieurs clauses. Jusqu’à la fin du règne d’Alexandre II, une partie du monde officiel a tendu plus ou moins ouvertement à revenir sur certains des principes proclamés par la charte du 19 février 1861.

La noblesse territoriale ne dissimula pas son mécontentement, tant pour les tendances démocratiques, en faveur dans les commissions de rédaction, que pour la façon dont le gouvernement l’avait évincée d’une œuvre à laquelle il semblait d’abord l’avoir lui-même conviée. Plusieurs des grands propriétaires exprimaient tout haut leur désappointement de se voir exclus de l’élaboration d’une réforme qu’ils avaient espéré diriger, et cela au profit d’une commission bureaucratique qui paraissait n’avoir d’autre mission que de réunir et codifier les vues des comités provinciaux de propriétaires[2]. Ce fut pour la noblesse une première et grave déception.

Les passions et les colères, excitées par ces questions, furent si violentes qu’en triomphant de l’opposition soulevée par leurs projets, les principaux rédacteurs de l’acte d’émancipation ne purent triompher des rancunes accumulées contre leurs personnes. Au lendemain même du jour où était proclamé le sieiiui (pologénie) dont ils avaient été les plus zélés instigateurs, N. Milutine et ses amis, traités de rouges et de radicaux, à la cour comme dans la société, tombaient dans une disgrâce à peine déguisée. On acceptait l’œuvre, on sacrifiait les ouvriers. Il fallut l’insurrection de Pologne pour que le gouvernement se décidât à recourir de nouveau aux services des Milutine et des Tcherchasski[3]. Cette soudaine contradiction, en apparence incompréhensible, n’était pas seulement le fruit des hésitations du souverain ou des intrigues de cour. En congédiant N. Milutine, au moment où il semblait naturel de lui confier l’application des lois rédigées par ses amis et lui, l’empereur Alexandre avait voulu faire œuvre d’apaisement. Pour mettre un terme aux récriminations et à l’anxiété de la noblesse, presque affolée par le fantôme d’une ruine prochaine, le tsar avait enlevé l’exécution de ses oukazes à un fonctionnaire, réputé l’ennemi systématique des propriétaires, afin de la remettre à des mains qu’on ne pût soupçonner de partialité contre la noblesse.

Les prétentions excessives des paysans réconcilièrent peu à peu la majorité de la noblesse avec l’acte d’émancipation. Une fois placés en face des défiances et des convoitises de leurs anciens serfs, les propriétaires furent obligés de regarder le statut, tant attaqué par certains d’entre eux, comme « leur ancre de salut ». L’expérience convainnquit bientôt la plupart des seigneurs de l’inanité de leurs rêves sur l’attachement et la docilité du moujiks[4].

Les avantages offerts par les Milutine, les Tcherkasski, les Samarine aux paysans expliquent les haines soulevées contre les rédacteurs de l’acte d’affranchissement. Nulle part, en effet, le législateur ne s’est autant préoccupé des intérêts de l’ancien serf. L’œuvre accomplie par la Russie n’était pas sans exemple ni sans modèle en Europe. Pour ne parler que des États voisins, la Prusse et l’Autriche avaient dans ce siècle même, à différents intervalles, accomplis sur une échelle plus modeste une tâche analogue. L’émancipation, telle qu’elle avait été conduite en Prusse après léna, sous l’inspiration du baron de Stein, offrait aux Russes des leçons dont ils ont profité, sans copier personne[5]. Deux choses distinguent spécialement le mode d’affranchissement adopté à Pétersbourg. Au lieu de se contenter de leur donner la liberté personnelle, la liberté nue, pour ainsi dire, la Russie a doté les paysans de terres ; au lieu de laisser, comme la Prusse de 1809 ou de 1848, les paysans émancipés sous le patronat et la tutelle de leurs anciens seigneurs, dans une sorte de servage administratif, la Russie a du premier coup constitué les anciens serfs en communes indépendantes de leurs maîtres de la veille. Tandis que le Bauer de la Prusse orientale est, au moins jusqu’aux réformes de 1872, demeuré sujet et vassal de la Ritterschaft, le moujik russe, grâce à la propriété du sol et grâce à l’autonomie de sa commune, a été émancipé à la fois économiquement et administrativement.

Le grand objet du système d’émancipation adopté en Russie, c’était de pourvoir de terres les affranchis, c’était de faire des anciens serfs des propriétaires. Cela fut naturellement la grande difficulté. Aux yeux d’une partie de la noblesse, aux yeux de beaucoup de politiques, il suffisait de rendre aux paysans la liberté personnelle. C’était ce qu’avait fait l’empereur Alexandre Ier pour les serfs des provinces baltiques. Qu’est-ce que le servage ? disaient les théoriciens de ce système. C’est le travail de l’homme, concédé gratuitement à un autre homme. Pour abolir le servage, il n’y a qu’à supprimer la gratuité du travail[6]. Comment, continuait-on, s’est établi le servage ? Par un règlement de police défendant aux paysans de passer d’un domaine à un autre. Comment abroger cette institution ? En rendant au moujik le droit d’aller et de venir. Ainsi entendue, l’émancipation eût été une opération fort simple ; mais quels en eussent été les résultats ? Le paysan n’eût recouvré la liberté que pour tomber dans une situation souvent plus misérable qu’au temps de son esclavage. Le moujik fût resté pendant des années, des siècles peut-être, complètement exclu de la propriété : tout ce peuple de serfs émancipés eût formé une nation de prolétaires. Tel était le langage des partisans de la dotation territoriale, telle fut l’opinion qui triompha dans les commissions de rédaction, et devant le public comme près du souverain[7].

Dans ces vues, fort justifiables pour tout ce qui concernait l’affranchissement des serfs, perçait une haute ambition qui n’était pas exempte de toute illusion. On se flattait de l’idée de faire non seulement un peuple d’hommes libres, mais un peuple de propriétaires. Dans la presse et le public, on répétait que, pour se dérober aux maux des anciennes sociétés, il ne fallait pas tomber dans les maux des sociétés nouvelles, déshonorées par le paupérisme et le prolétariat. En donnant des terres aux serfs, on comptait échapper au prolétariat, et en évitant le prolétariat, on se croyait sûr d’éluder les commotions sociales et politiques de l’Occident.

Le gouvernement russe a été ainsi conduit à faire, au profit des paysans, une véritable loi agraire, une sorte d’expropriation du sol pour cause d’utilité pubiique. On le lui a souvent reproché comme une mesure révolutionnaire. On a comparé ces allocations forcées de terres seigneuriales aux confiscations et aux biens nationaux de la Révolution française. Il y a dans ces rapprochements une singulière exagération. Pour apprécier de pareilles mesures, il ne faut pas seulement tenir compte des nécessités politiques, il faut se rappeler l’origine ambiguë, l’indécision, l’obscurité du droit de propriété en Russie. À qui, du propriétaire ou du paysan, appartenait réellement le sol ? Tous deux y avaient des prétentions ; si la loi décidait officiellement en faveur du premier, le second pouvait invoquer la coutume, pour les terres du moins dont les seigneurs lui abandonnaient traditionnellement la jouissance. Si le pomêchtchik avait reçu son bien du souverain en échange de ses services, le moujik pouvait être considéré comme l’habitant et l’usufruitier du sol avant la concession faite à son seigneur[8]. En remontant aux origines, on pouvait soutenir que les domaines du pomêchtchik, avec leur population de serfs, qui souvent leur donnait seule de la valeur, n’avaient jamais constitué une pleine propriété, qu’ils relevaient moins du droit civil que du droit politique, ces terres ayant été concédées à la noblesse en échange de services dont elle s’était peu à peu exemptée[9].

À prendre ainsi les choses, le gouvernement russe n’a point enlevé aux uns pour donner aux autres ; il a plutôt distingué entre des prétentions rivales, séparé des droits et des intérêts contraires, et cela en imposant aux deux adversaires un compromis. Le paysan eut une portion de la terre, mais il dut dédommager son ancien seigneur ; si, des deux côtés, il y a eu des déceptions et des plaintes, c’est qu’en dehors de toute théorie la sentence de l’arbitre ne pouvait satisfaire entièrement aucune des deux parties.

La décision du gouvernement était d’autant plus sage qu’une résolution opposée eût difficilement triomphé de la résistance des paysans. Avec le système contraire, la Russie eût été transformée immédiatement en une vaste Irlande, vouée aux revendications agraires. Le paysan ; tout serf qu’il fût, n’avait cessé de se considérer comme propriétaire de la terre qu’il cultivait, de la portion de terre au moins que, depuis plusieurs générations, les seigneurs lui abandonnaient pour subvenir à ses besoins. « Nous sommes à toi, disaient les serfs à leur maître ; mais la terre est à nous. » Une liberté, qui l’aurait frustré des champs dont lui et ses pareils avaient la jouissance, n’eût semblé au moujik qu’une hypocrite spoliation[10]. Il a déjà du mal à comprendre que, pour obtenir l’entière propriété de cette terre qu’il regardait comme sienne, il soit obligé de dédommager l’ancien seigneur qui la lui abandonne.

Lorsque fut publié le manifeste du 19 février 1861, indiquant les conditions de l’émancipation, les paysans ne purent cacher leur déception. Dans les églises, où se faisait du haut de la chaire la lecture du manifeste impérial qui leur annonçait la liberté, les paysans murmuraient tout haut ; plus d’un serf hochait la tête en s’écriant : Quelle liberté est-ce là[11] ? » Le désappointement était général ; en beaucoup de localités, les paysans se crurent mystifiés ; ils refusaient de croire à l’authenticité du manifeste. Sur plusieurs points, il y eut des troubles, et la police dut appeler à son aide des soldats qui en quelques villages furent contraints de faire feu. Pour ce peuple illettré et habitué par l’oppression à une incurable défiance, les balles des soldats étaient la seule démonstration suffisante de l’authenticité des édits impériaux[12].

Un disait dans les campagnes que le manifeste, lu dans les églises, était le manifeste des seigneurs, un faux acte d’émancipation, que le véritable acte officiel paraîtrait plus tard ; peut-être y a-t-il encore des moujiks qui l’attendent. Il en est assurément qui, dans les longues nuits d’hiver, rêvent d’un nouvel affranchissement, accompagné d’une nouvelle distribution de terres, cette fois gratuite.

Les paysans ont eu besoin de plusieurs années pour bien entendre les conditions de la liberté qui leur était donnée, et se réconcilier avec elles. À vrai dire, ces pauvres serfs étaient pour la plupart hors d’état de comprendre les clauses du statut d’émancipation (pologénié). Il leur manquait pour cela l’intelligence du langage juridique, une claire notion du droit de propriété et la notion même de la liberté ; il leur manquait en même temps la confiance dans leurs maîtres ou dans les autorités locales chargées de leur expliquer le nouvel ordre de choses. Rien de plus caractéristique à cet égard que ce qu’écrivait, du fond de la province, à N. Milutine, l’un de ses plus illustres collaborateurs du comité de rédaction, l’un des plus sincères et des plus dévoués amis du peuple, le slavophile Samarine : « L’obstacle principal est la méfiance des paysans pour toute chose et pour tout le monde. À leurs yeux, il n’y a rien d’immuable et rien d’impossible… Entre eux et nous il n’y a pas de point de vue commun ; avec eux pas un clou auquel accrocher nos arguments. Ils nous écoutent avec attention, avec bonhomie, avec plaisir même ; mais, à tout ce que vous dites, vous entendez la même réponse : « Nous sommes des ignorants, mon petit père ; nous ne savons rien ; mais nous raisonnons ainsi : ce que le tsar ordonne, c’est ce qui se doit faire. » — « Mais voilà la volonté du tsar, écrite ici, dans ce livre. » — « Eh ! comment le saurions-nous ? nous sommes des ignorants, ce qu’il y a dans ce livre nous ne le savons pas »… Et là-dessus vous sentez avec abattement que tous vos discours coulent et glissent sur eux, comme l’eau sur la montagne. Les paysans se soumettent aux statuts, ils se soumettent aux contrats réglementaires ; mais ils restent en eux-mêmes fermement attachés à leurs espérances et ils seront longtemps avant d’y renoncer[13]. »

Dressé à la méfiance par des siècles de servitude, le paysan ne voulait croire que les rêves de son imagination, les fallacieuses promesses des émissaires démocratiques ou les menteuses chimères des prophètes de village. Le serf, habitué à l’arbitraîre et étranger à l’idée de légalité, le moujik, qui en toutes choses a peu le sens du définitif et de l’irrévocable, se persuade difficilement que l’acte d’émancipation puisse être irrévocable et définitif. Ce peuple encore enfant, attendant tout de l’intervention du tsar ou de la grâce de Dieu, espérait vaguement un soudain changement de fortune, une brusque et brillante métamorphose[14].

Les traces de ces idées ou de ces rêves sont visibles dans mainte secte du raskol, dans les sectes millénaires qui prêchent le prochain établissement du royaume de Dieu. Plusieurs années encore après l’acte d’émancipation, des prophètes populaires tels qu’un certain Pouchkine, dans le gouvernement de Perm, annonçaient que, selon la volonté du ciel, la terre devait être concédée au paysan gratuitement. Un peu plus tôt, en 1861, était apparu dans la région de Kazan un samozvanets, ou pseudo-tsar à la vieille mode russe : un certain Antoine Petrof s’était donné aux paysans comme l’empereur, chassé de sa capitale par les nobles et les tchinovniks qui, d’un commun accord, avaient falsifié son manifeste aux dépens du peuple. Contre ce Pougatchef au petit pied et les paysans rassemblés autour de lui, il avait fallu employer la force et la troupe. Les illusions politiques se mêlaient ainsi aux illusions religieuses, les fraudes des imposteurs ou des mauvais plaisants aux hallucinations des illuminés. J’en citerai un curieux exemple, arrivé à ma connaissance dans le gouvernement de Voronège. Un séminariste en vacances, revenant de la campagne sans argent et ne sachant comment avoir des chevaux pour achever sa route, imagina de s’en procurer aux dépens de la crédulité du moujik. « Je suis, disait-il aux paysans, un grand-duc voyageant incognito, en télègue, pour juger par moi-même de votre situation et voir ce que, dans votre intérêt, il faut changer à l’acte d’émancipation. » La ruse réussit : le séminariste fit ainsi plusieurs postes, gratuitement hébergé, voituré et remercié par ses dupes. De nombreux procès politiques ont montré, de 1879 à 1883, combien sur ce point le moujik est encore prêt à se laisser mystifier.

Pour comprendre la position matérielle et les sentiments des paysans émancipés, il faut savoir quelles sont les conditions de ce difficile partage de la terre, de cette sorte de liquidation, entre le propriétaire noble et l’ancien serf, que depuis 1861 poursuit la Russie. Le principe adopté par le gouvernement est un compromis. Les paysans durent avoir la jouissance perpétuelle de leurs maisons, de l’enclos y attenant et, en plus, de lots de terre équivalents aux champs dont ils avaient traditionnellement la jouissance ; mais ces terres, les paysans en durent racheter la propriété au pomêchtchik, qui les leur dut céder. Il y a cependant toute une classe de serfs qui a été émancipée sans terre et, par suite, sans rachat ; ce sont les serfs domestiques, les gens de la cour (dvorovyé lioudi), c’est-à-dire les serfs employés au service intérieur du maître. Pour ne point leur allouer de terre, on avait une bonne raison : c’est que d’ordinaire ils n’en avaient point au temps du servage, que le plus souvent ils avaient entièrement abandonné la vie agricole. Les dvorovyé ont donc reçu purement et simplement la liberté personnelle. Pour eux, l’émancipation a été presque immédiate ; après une prolongation de deux années de service gratuit, ils ont pu quitter leurs maîtres ou se changer en domestiques salariés. C’est parmi ces dvorovyé, dont beaucoup sont venus grossir la population prolétaire des villes, parmi les vieillards surloul, que se sont rencontrés les hommes les moins empressés à user de la liberté.

On comptait, au moment de l’émancipation, près d’un million et demi de ces gens de service. La domesticité, si aisément recrutée par le servage, en était démesurément et inutilement grossie. Comme dans tous les pays à esclaves, les demeures des riches propriétaires étaient encombrées de serviteurs des deux sexes, peu soigneux, peu laborieux — cuisiniers, valets de chambre, cochers, palefreniers, servantes, ouvrières de toute sorte. Cette population, à demi civilisée et à demi corrompue par le séjour des villes ou l’approche du maître, formait souvent la portion la moins saine et la moins recommandable des serfs. La facilité d’avoir à son service des tribus d’hommes et de femmes, le gaspillage de travail humain qui en était la suite, étaient pour les hautes classes une des grandes commodités matérielles et un des grands inconvénients moraux du servage. Par ce côté, la vie russe se rapprochait plus de la vie du planteur des colonies que de la vie européenne ; le pomêchtchik puisait dans le servage les habitudes d’indolence que l’esclavage donne partout au maître.

Le principe de l’allocation territoriale une fois posé, il y avait à fixer quelle serait la quantité de terre concédée au paysan. C’était là un problème épineux. Dans un pays aussi vaste, il était impossible de trouver une règle fixe et uniforme, d’attribuer une même quantité de terre à tous les serfs émancipés. Le gouvernement a voulu que, autant que possible, le lot concédé au paysan pût subvenir à l’entretien d’une famille et correspondit approximativement au lot dont il jouissait sous le régime du servage. Cette règle admise, il a fallu l’adapter à toutes les différences du sol et du climat, à toutes les inégalités de la population. En dépit de la fréquente homogénéité et du peu de complexité du sol russe, cette seule opération exigeait un travail colossal. Il a fallu ensuite prendre en considération les rapports établis par la coutume et la loi entre le maître et le paysan. On fut ainsi obligé de recourir à plusieurs règlements distincts. La Petite-Russie, la Lithuanie et les anciennes provinces polonaises eurent des règlements particuliers. La Grande-Russie avec la Nouvelle-Russie, trente-quatre gouvernements, formant plus des deux tiers du territoire russe en Europe, furent divisés en trois larges zones parallèles, selon la nature du sol ou la densité de la population : la zone du nord, comprenant les terres les plus pauvres ; la zone de la terre noire, comprenant les plus riches ; la zone des steppes, comprenant les moins peuplées. Chacune de ces grandes zones a été elle-même subdivisée en une dizaine de régions, et, dans chacune des vingt-neuf régions ainsi formées, on a fixé un maximum et un minimum des terres à concéder aux anciens serfs, le maximun étant le chiffre le plus élevé auquel pussent prétendre les paysans, le minimum, le chiffre le plus bas auquel ils pussent descendre. En prenant la moyenne de ces différentes régions, l’allocation réglementaire est de trois ou quatre dessiatines par tête de paysan mâle[15]. Elle monte jusqu’à sept dessiatines dans le nord, jusqu’au-dessus de dix dans les steppes du sud ; elle descend parfois à deux décisialines et au-dessous, dans les riches contrées de la terre noire, du thernoziom[16]. Une famille comptant trois âmes, c’est-à-dire trois membres mâles, reçut ainsi en moyenne douze ou quinze hectares, ce qui dans la plupart des contrées correspondait, à peu de chose près, à la quantité de terre dont les paysans avaient la jouissance au temps du servage. Quoique cette équivalence eût été admise en principe, les avocats du moujik, les Milutine, les Samarine et leur amis, n’ont pu lui assurer toujours un lot égal au lot dont il jouissait avant d’être émancipé, et la façon dont a été accompli le partage effectif de la terre a, dans la pratique, accru souvent encore cette différence[17]. Il y a eu là, on le comprend, une première désillusion, une première cause de mécontentement pour le paysan, d’autant plus que l’accroissement de la population tend naturellement chaque année à rétrécir les lots primitifs. Ce n’était pas du reste le seul motif de désenchantement des anciens serfs. En quelques régions, la concession territoriale a été manifestement trop faible ; en beaucoup d’autres, elle a, grâce au taux du rachat, été manifestement onéreuse pour le paysan. La grandeur de l’allocation territoriale n’est, en effet, qu’une des faces de la question ; pour apprécier la position des affranchis, il faut savoir combien la terre leur a coûté et comment ils en ont pu acquitter le prix.



  1. J’ai raconté ailleurs, d’après la correspondance inédite de Miluline, de Tcherkasski et de Samarine, les luttes et les péripéties de l’émancipation. Voyez : Un homme d’État russe d’après sa correspondance inédite.
  2. Voyez par exemple la Lettre d’un député de comité (comte Orlof Da-vydof) au président de la commission de rédaction (Paris, 1859).
  3. « On me donne congé pour une année entière, ou pour mieux dire, on m’a mis de côté en me faisant sénateur… écrivait N. Milutine à Tcherkasski le 4-16 mai 1861… Je n’avais demandé qu’un congé de quatre mois ; mais la réaction est venue à mon secours. Lanskoï et moi (Lanskoï était le ministre de l’intérieur, et Milutine son adjoint), nous avons été éloignés du ministère pour complaire à la noblesse. »
  4. « Ce qui a le plus servi et ce qui sert le plus encore à convaincre la noblesse de l’indispensable nécessité de ce que nous avons fait, c’est l’attitude des paysans, avec lesquels les propriétaires sont contraints à des luttes quotidiennes ; ce sont en particulier les exigences des paysans, et par-dessus tout, la défiance radicale de toute la population orthodoxe barbue envers les nobles. La noblesse a dû, bon gré mal gré, renoncer à l’idée que les anciens serfs avaient en elle une confiance illimitée ; la désillusion des propriétaires à cet égard est aussi complète que possible… Tout le monde, à l’heure qu’il est, a pu voir combien était indispensable un statut précis et détaillé, et combien peu fondés étaient, pour la plus grande partie, les cris malveillants et le vacarme (gam) soulevés durant deux ans contre les commissions de rédaction et leur prétendue manie de tout réglementer. » (Lettre inédite du prince Tcherkasski à N. Milutine, 23 juillet 1861.)
  5. On peut aisément se rendre compte des exemples donnés à la Rassie par l’étranger, grâce à l’ouvrage de Samuel Sugenheim, Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft und Hôrigkeit in Europa, Saint-Pétersbourg, 1861, et à l’étude de Samarine (Ouprasdnensé kréposinago prava v Proussii), réimprimée en 1879 dans le 11o  volume de ses œuvres.
  6. Cette opinion, qui prétendait s’appuyer sur les données de l’économie politique, était adoptée par nombre d’économistes étrangers. (Voyez, par exemple, les Lettres de M. de Molinari sur la Russie, réimprimées en 1879.)
  7. Discours de l’empereur au Conseil de l’Empire, le 28 janvier 1861, reproduit par la Rousskaia Starina, de février 1880. Dans ce discours, l’empereur regrettait hautement la manière dont s’était faite l’émancipation dans les provinces baltiques et le royaume de Pologne. Pour la Pologne, l’insurrection de 1863 devait bientôt fournir au gouvernement l’occasion d’appliquer, à l’aide des mêmes hommes, à l’aide des Milutine et des Tcherkasski, les mêmes principes aux provinces de la Vistule. Voyez à ce sujet, qui ne peut trouver place ici, Un homme d’État russe (N. Milutine) d’après sa correspondance inédite, (Hachette, 1884} chap. x et xi.
    Quant aux provinces baltiques, la terre, conformément à un système en usage dans plusieurs contrées de l’Allemagne, a été divisée en deux catégories : le Hofland qui reste à la libre disposition de l’ancien seigneur, et le Bauerland qui ne peut être loué ou être vendu qu’à des paysans. La question agraire, plusieurs fois soulevée par les publicistes russes, a donné lieu, en 1882 et 1883, parmi les paysans lettes ou esthoniens, à une agitation non sans analogie avec celle de la Landleague en Irlande.
  8. Il y avait bien des catégories de terres auxquelles ce raisonnement ne semblait pas applicable, les terres récemment colonisées du Bas-Volga ou de la Nouvelle-Russie par exemple, les domaines où les propriétaires avaient eux-mêmes appelé et installé les paysans. Malheureusement il eût été, dans la pratique, fort difficile de tenir compte de cette différence.
  9. On a vu plus haut l. VI ch. II que primitivement il y avait en Russie deux classes de biens fonciers, la votichina, terre reçue en héritage des ancêtres, le pomestié, terre concédée en jouissance aux serviteurs de l’État. C’est du pomestié que provient d’ordinaire la propriété noble contemporaine ; mais, en affranchissant la noblesse des charges et du service personnel auxquels le pomêchtchik avait été longtemps astreint, les souverains avaient transformé pratiquement le pomestié en véritable votichina. À cet égard, on pourrait dire que l’empereur Alexandre II est revenu, au profit des paysans, sur ce qu’avaient fait ses prédécesseurs au profit de la noblesse. L’équité historique eût demandé que l’émancipation fût effectuée, le jour où le poméchtchik avait été exempté de l’obligation du service.
  10. Voici à cet égard une anecdote instructive. Un propriétaire du gouvernement de Smolensk avait, sous Alexandre Ier, fait un plan d’émancipation d’après lequel les paysans recevaient, outre la liberté, leur maison avec le petit enclos y attenant. « Et les terres labourables ? lui demandèrent les serfs, lorsqu’il leur exposa son projet. — Les terres de labour me resteront, répondit le philanthrope. — Eh bien alors, petit père, répliquèrent les serfs, que tout reste comme par le passé : nous vous appartenons, mais la terre est à nous » (my vachi, a zemlia nacha. (Kriticheskoé Obosrénié, février 1879) »
  11. Mot cité dans les Mémoires d’un prêtre de campagne, publiés par la Rousskaïa Starina (janv. 1880). — « Durant la lecture du manifeste, disent ces Mémoires, les paysans baissaient la tête ; il était visible que de cette liberté-là ils n’attendaient rien de bon. Ils écoutaient le manifeste comme une sentence d’exil. » Dans plusieurs villages les curés se virent en butte à toute sorte de persécutions de la part des paysans qui les accusaient « de s’être laissé acheter par le seigneur et de cacher à leurs paroissiens les ordres du tsar. » Voy. les Souvenirs d’un prêtre de la Petite Russie (Kievskaïa Starina janv. fév. 1882).
  12. « Cette pauvre masse inculte, imbue d’une méfiance profonde pour tout ce qui l’environne, semblait stimuler le déploiement des troupes et aller au-devant des voies de fait, parce que jusqu’ici l’emploi de la force a été pour le peuple la seule garantie de la volonté suprême. » (Lettre inédite de Iouri Samarine à N. Milutine, 17 août 1862)
  13. Lettre inédite de Iouri Samarine, du 25 sept. 1861.
  14. « Voici la question capitale du moment, écrivait encore Samarine à Milutine le 19 mai 1861 : dans l’espace de ces deux ans, au fur et à mesure de l’introduction des contrats réglementaires ; le bien-être matériel des paysans se sera-t-il assez amélioré, le passage des redevances (obrok) au rachat de la terre sera-t-il assez avancé pour que le peuple, instruit par la lente route de l’expérience, se réconcilie à l’idée d’un progrès régulier et graduel, dans les limites du « statut », et renonce au vague espoir de voir son Eldorado réalisé par je ne sais quel coup d’État ? — That is the question. »
  15. La dessiatine vaut 1,09 hectare. L’État a fait une opération analogue pour les paysans de ses domaines, et, comme il leur a le plus souvent abandonné toutes ses terres de culture, ces paysans ont d’ordinaire été plus favorisés que les anciens serfs.
  16. Voici les évaluations d’un statisticien russe, M. Ianson, sur la répartition de la propriété avant et après l’émancipation (1876).
    Avant : Après :
    Biens de l’État… 64.6 p. 100.     45,6 pour 100.
    — de la noblesse. 30,6 22,6
    — des apanages. 3,3 1,8
    — des paysans et colons 1,7 30,0

    La noblesse, qui avant 1861 possédait, d’après le même savant, 105 millions de dessiatines, n’en conservait en 1876 que 63 millions et demi, tandis que les anciens serfs possédaient plus de 64 millions.

  17. Les adversaires de Milutine parvinrent à faire réduire, dans le sein même de la commission de rédaction, les allocations territoriales des ci-devant serfs. C’est ainsi que, dans une de ses lettres à Milutine (25. sep. 1861), G. Samarine se plaint vivement de ce que, pour les paysans de la région de Samara, le comte Panine, président de la commission après Rostovtsef, eût réussi à faire abaisser la moyenne des lots de 5 dessiatines et demie à 5.