L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 3/Chapitre 3

Hachette (Tome 1p. 165-179).


CHAPITRE III


La variété de la nature russe est dans les alternatives des saisons. — Comment les oppositions de l’hiver, du printemps, de l’été ont réagi sur le tempérament national. — Le caractère russe est extrême, comme le climat. — Ses contradictions. — Sa flexibilité. — Sa faculté d’adaption. — Une personnification historique du caractère national.


Peut-être avons-nous trop insisté sur l’uniformité des campagnes de la Russie ; elles aussi, en effet, ont leur principe de variété, qui réagit puissamment sur l’homme et contribue à expliquer les contradictions apparentes du caractère national. Ce principe de variété est moins dans le sol que dans le climat.

En Russie, la diversité, et avec elle, le pittoresque et la beauté proviennent du temps plus que de l’espace, de la succession des saisons plus que de celle des contrées. C’est l’inverse des pays du Midi, des pays tropicaux surtout, où la végétation et les aspects extérieurs de la terre et du ciel changent peu, où, les saisons ne différant guère que par des nuances, la vie coule au milieu d’elles, d’un cours égal et monotone. Dans le nord, dans une région continentale surtout comme la Grande-Russie, les saisons s’opposent fortement les unes aux autres, elles revêtent tour à tour la terre de vêtements aux couleurs les plus tranchées. Grâce à elles, le Russe, avec la variété des aspects de la nature, recouvre la variété des impressions et des sentiments que lui refusait le sol. Sans quitter son village, il passe, à six mois d’intervalle, par des climats et en même temps par des tableaux aussi différents que si, entre le pôle et l’équateur, il descendait et remontait alternativement de 25 à 30 degrés de latitude. L’influence de pareils changements n’est pas moindre sur le caractère que sur le tempérament, sur l’imagination que sur l’esprit. En Russie, chaque saison a ses travaux, ses fêtes et ses plaisirs ; chacune a ses chants et même parfois ses danses. Elles tiennent une si grande place, dans la vie et la poésie populaires, qu’elles pourraient servir de cadre à la classification de beaucoup des pesny, chantées par le paysan. Pour décrire la Russie, c’est peu de décrire le sol, c’est par-dessus tout les saisons qu’il faut peindre. Rien dans notre climat, où l’opposition de l’hiver et de l’été est déjà si marquée, ne donne une juste idée de leur contraste au bord du Volga ou de la Néva : qui n’a vu la Russie que sous l’un des deux aspects ne la connaît point.

Des saisons russes, l’hiver est la plus longue et la plus originale ; dans sa monotonie même, elle est peut-être aussi la plus pittoresque et la plus belle. Elle couvre cette terne nature de la plus éclatante robe de fiancée ; la neige est la plus brillante des parures, et à sa froide blancheur, tour à tour mate et étincelante, la gelée et les glaces ajoutent leurs nacres irisées. Tout disparaît sous la neige, — la terre, la mer et les rivières, les routes et les champs ; mais, dans celle uniformité sans limite, la nature prend une grandeur que ne pouvait lui donner la maigre variété du printemps ou de l’été. Sous cet épais manteau, il ne reste de sensible à l’œil que les creux et les reliefs, les dépressions et les aspérités du sol ; mais ce fond monochrome reçoit du soleil l’éclat le plus éblouissant, de la lune et des nuits les teintes les plus tendres et les plus délicates. Au grand soleil des belles journées d’hiver, l’œil a peine à supporter la splendeur égale et continue de cette campagne ; aussi dans le Nord, où la neige reste cinq ou six mois de suite sur la terre, y a-t-il presque autant de maladies d’yeux, autant d’aveugles que dans les pays du Midi.

C’est dans les forêts surtout qu’il faut chercher les beautés de l’hiver. Le givre y prête au bouleau ou au tremble des fleurs de cristal plus brillantes et plus fines que leurs feuilles, tandis que, sur le fond de neige blanche aux reflets bleus, les sombres massifs de pins et de sapins, prenant des tons chauds et veloutés, semblent presque noirs. La nuit, ces paysages ont une grandeur solennelle. Au clair de lune, les plaines froides et blanchâtres ressemblent dans leur pâleur aux limbes des poètes catholiques : sur les arbres ou sur les monuments, la neige prend des reflets fantastiques et couronne les coupoles des églises de Pétersbourg et de Moscou d’une auréole mystérieuse. En l’absence de la lune, les étoiles scintillent avec cette vivacité que leur donnent les grandes gelées. Les nuits les plus obscures sont éclairées par la blanche réverbération de la neige ; il semble alors qu’au lieu de venir d’en haut, la lumière parte de la terre. En hiver, la nuit est l’heure favorite des promenades et des parties de campagne. À la sortie du théâtre ou du bal, les jeunes femmes, enveloppées de fourrures, montent en traîneau découvert, et, avec une troïka de trois chevaux de front, vont goûter aux îles ou aux environs de Pétersbourg la triple sensation de la rapidité, de l’air froid et de la nuit. Dans les rues des villes ou sur les routes, les traîneaux vous donnent une impression bizarre due à la simultanéité du mouvement et du silence. Sur les perspectives les plus fréquentées, les chevaux, stimulés par le froid, sont lancés au galop ou trottent de ce trot relevé qu’on ne rencontre qu’en Russie ; les traîneaux et les voitures de toute sorte se pressent, se devancent sur le tapis de neige qui éteint tout bruit, présentant à l’œil l’image la plus animée de la vie et laissant à l’oreille l’impression du repos.

Les longues nuits d’hiver, si fêtées dans les capitales, ne sont pas sans plaisir pour les paysans. Eux aussi éprouvent le besoin de se réunir pour le travail ou pour la distraction. Naguère encore, dans les provinces les plus septentrionales, les femmes et les jeunes filles se rassemblaient dans la plus grande izba du village, parfois louée en commun à cet effet : à la clarté des vacillantes loutchines, sorte de torches faites d’éclats de bois résineux, elles tenaient leurs posidelki, veillées rustiques d’un peuple que l’hiver même forme à la sociabilité. Après avoir en causant filé du lin ou de la laine, les jeunes filles, rejointes par leurs fiancés, se mettaient à chanter quelques-uns de ces chants mêlés de chœurs, chers au peuple russe, ou à danser une de leurs danses lentes qu’accompagnait la balalaïka, aujourd’hui trop souvent supplantée par le vulgaire accordéon.

Le printemps met un terme à ces soirées villageoises en rendant au paysan la terre et les tapis de gazon, et en ramenant le khorovod en plein air. La fin de l’hiver ou le premier printemps est le plus triste et le plus désagréable moment de l’année. Au lieu de l’herbe verte, une mer de boue ; au lieu des parfums de la campagne, la puanteur du dégel. Il y a comme une décomposition, comme une corruption de la nature avant sa résurrection annuelle ; mais combien cette résurrection est saisissante, comme elle est attendue et fêtée après le long deuil de l’hiver ! Rien dans nos climats ne donne l’idée d’un pareil rajeunissement. Le printemps rend en même temps la vie à la terre et à l’eau. Après cent cinquante ou deux cents jours de neige, il fait enfin reparaître la terre verte, qui avait absolument disparu ; il découvre de nouveau les rivières, les lacs et les golfes, convertis par l’hiver en mornes et mortes surfaces, il brise les glaces qui les enchaînaient, il leur restitue la couleur, le murmure, la mobilité de l’onde, il les crée à neuf pour ainsi dire. C’est tout un élément, c’est le monde liquide tout entier, auquel avril ou mars rend comme par enchantement l’existence. Lorsque depuis l’automne il n’est tombé du ciel que de la neige, les premières pluies elles-mêmes font une impression de surprise et presque de joie, analogue au plaisir que donnent dans le Midi les premières gouttes d’eau, après de longues semaines de chaleur et de sécheresse. Aussi les enfants saluent-ils la pluie et lui souhaitent-ils la bienvenue dans des chants traditionnels. Avec les rivières et tout le monde des eaux, renaissent, dans les forêts et les prairies, les feuilles et les fleurs, précédées des oiseaux, qui s’étaient réfugiés dans des climats plus doux et dont un naïf calendrier populaire annonce jour par jour le retour : l’alouette, la grolle et l’hirondelle, qui, selon la légende russe, s’en revient du paradis et en ramène la chaleur. La nature, sous toutes ses formes, paraît d’autant plus vivante et plus jeune que plus profonde avait paru sa mort.

L’homme accueille ce renouvellement de toutes choses avec une joie qu’on ne peut concevoir ailleurs. Les paysans du nord, dans leurs chants populaires, célèbrent avec une naïve poésie le départ de l’hiver et le retour du printemps. Montant sur leurs collines ou sur leurs toits pour le saluer de loin à son arrivée, ils chantent, dès le mois de mars : « Viens, ô printemps, beau printemps, viens avec la joie, viens avec du lin élevé et du blé abondant[1]. » Dans plusieurs pays, ils rappellent d’avance avec des rites et des incantations d’origine païenne : ailleurs les fêtes pour la résurrection de la nature se confondent avec celles pour la résurrection du Christ, comme si l’une était le type ou le symbole de l’autre. Le premier mai est presque partout une fête populaire : les Russes vont se promener aux bois, et, comme la colombe de l’arche, en rapportent de jeunes pousses d’arbre en témoignage du retour de la verdure et de la disparition de l’hiver. La sensation du soleil ou des chaudes brises du printemps est déjà seule pleine de délices. Le corps, débarrassé de ses lourds vêtements, semble allégé en même temps que rajeuni.

Le printemps russe est court ; après les laideurs du dégel il aboutit vite aux ardeurs de l’été ; mais la brièveté même en augmente l’effet. Il y a quelque chose d’admirable dans la soudaine éruption de la végétation, qui éclate pour ainsi dire tout à coup : l’œil peut presque en suivre l’épanouissement jour par jour, et le laboureur a une joie plus vive à voir le grain qu’il vient de semer lever, jaunir et mûrir en quelques semaines. Dans le nord de la Russie, la rapide croissance des jours rivalise avec celle des plantes ; comme, des longues nuits d’hiver aux longues journées d’été, l’intervalle à franchir est plus grand, les jours s’allongent quotidiennement d’une durée plus notable. Tout ainsi se réunit, terre et onde, plantes et lumière pour rendre plus intense l’impression du renouvellement.

Les anciens Russes ne comptaient pas ce bref printemps pour une saison : ils n’en avaient que trois, l’été, l’automne et l’hiver. L’été, avec quelques-uns des inconvénients des pays méridionaux, avec une chaleur parfois pesante, avec la poussière et souvent la sécheresse, apporte à la Russie plusieurs des charmes du Midi, la beauté de l’atmosphère et du ciel, la douceur de l’air, la vaporeuse transparence des horizons et la fraîcheur de l’ombre et de l’onde, la délicieuse fraîcheur du premier matin ou des dernières heures du soir. Dans la moitié septentrionale de l’empire, l’été a des tableaux qui lui sont propres et que l’œil ne peut soupçonner sans en avoir joui. Les nuits d’été du Midi avec leur molle température et leur ciel diaphane sont belles, les nuits d’été du Nord ne le sont pas moins, et sont plus surprenantes. Aucun pinceau ne saurait rendre la délicatesse de leurs nuances, aucun, la finesse de leurs dégradations. Dans ces nuits où le soleil descend à peine au-dessous de l’horizon, aux vives couleurs des couchers de soleil du printemps succèdent des teintes d’opale ou de nacre qui semblent appartenir à une autre planète. La lumière en pâlissant semble prendre quelque chose d’éthéré ; ce n’est ni le jour ni la nuit, ce n’est ni l’aube ni le crépuscule, ou plutôt ce sont les deux à la fois. Plus l’on monte vers le cercle polaire, et plus le couchant et l’aurore se rapprochent dans l’espace comme dans le temps ; vers minuit, on les voit rougir ou blanchir à peu de distance l’un de l’autre des deux côtés du nord, éclairant le ciel de leurs teintes simultanées, comme s’ils se réfléchissaient mutuellement.

Sur le 60° degré, à la latitude de Pétersbourg, il n’y a déjà plus de nuit à la fin de juin, bien qu’il faille remonter jusque vers le 66° parallèle, au-dessus d’Arkhangel, pour voir le soleil à minuit sur l’horizon. Ces nuits mystérieuses, si calmes pour l’œil et l’imagination, sont parfois excitantes pour les nerfs : elles semblent répugner au sommeil. Aussi pour mieux jouir des longues soirées, beaucoup de Russes font-ils la sieste tout comme les peuples du Midi. Il y a dans ce jour continu un secret stimulant qui le rend vite fatigant pour les étrangers et fait désirer le retour des nuits. Elles reviennent bientôt, grandissant aussi promptement qu’elles avaient décru. Déjà dans les nombreux rites d’origine païenne qui, lors de la Saint-Jean, fêtent le solstice d’été, aux chants de joie qui célébraient le soleil, parvenu au sommet de sa course ascendante, se mêlaient des chants de tristesse qui pleuraient d’avance sa rapide descente vers l’hiver.

Avec les nuits revient l’automne, la moins accentuée et la moins originale des saisons russes, mais non la moins belle. Les forêts prennent ces teintes chaudes et variées dont l’été ne peut égaler la richesse. Les fréquents changements de l’atmosphère donnent au ciel des tons d’une sombre et mobile beauté, et, sur les branches des bois ou sur l’herbe des steppes, les premières gelées et le premier givre ont des charmes qui ne sont bien connus que de l’œil matinal du chasseur. Puis, dans cette décadence des jours et de la végétation, il y a un sentiment de tristesse, une poésie doucement mélancolique qui va bien à cette nature du Nord. L’automne dure souvent longtemps, les jours raccourcissent, les feuilles tombent, les oiseaux émigrent, espèce par espèce ; — le coucou, le plus frileux, donne parfois le signal du départ dès la fin de juillet ; — les pluies, puis les neiges se succèdent ; mais l’hiver, le véritable hiver russe, n’est réellement arrivé que lorsque la terre est ensevelie dans l’épais linceul de neige que le printemps seul soulèvera.

Toutes ces vicissitudes des saisons sont vivement senties des Russes, personne n’a su comme eux les rendre. Aucune nuance de cette pâle nature, aucun reflet du ciel, aucune ombre de la terre n’a échappé à leurs yeux, aucun son, aucun murmure à leurs oreilles. « Au seul mouvement des feuilles, j’aurais, les yeux fermés, reconnu la saison ou le mois de l’année, » dit quelque part un de leurs écrivains[2]. Ils ont décrit avec amour cette terre russe, qui à la longue prend, pour celui qui l’a une fois ressenti, un charme pénétrant, ainsi qu’un visage dont la beauté est dans l’expression. Ils l’ont peinte dans ces alternatives des saisons qui, à peu de mois de distance, offrent à leur pinceau des mondes si différents. D’elle aussi, ils ont reçu un double talent qui frappe souvent dans leurs tableaux, le sentiment des couleurs et le sentiment des nuances, l’entente des grandes lignes et des masses, avec l’entente des détails et des accessoires. C’est que dans ces vastes plaines, d’ordinaire dépourvues de plans successifs, il n’y a guère de milieu entre les effets d’ensemble et les effets isolés, entre la longue forêt et un bouquet d’arbres, entre la steppe sans limite et un buisson de broussailles. Si l’immensité invite l’œil à se perdre dans l’horizon, chaque détail un peu apparent finit par attirer invinciblement l’attention. Rien ne saurait rendre la grandeur d’un coucher de soleil dans les steppes du sud entre la mer d’Azof et la Caspienne, par exemple. En même temps, dans ces plaines unies, comme sur une scène vide, chaque personnage, chaque objet, se détache sur l’immensité uniforme avec une singulière vigueur ; un arbre, une cabane, un homme, un cheval, prennent une importance et presque une taille plus grande. Aussi, pour employer une comparaison vulgaire, les Russes ont-ils une rare facilité à contempler la nature par ces deux bouts de la lorgnette, à la voir tour à tour en myope et en presbyte. Avec cette faculté, les Russes ont celle de la netteté, de la propriété de l’expression. Ils ont l’image juste et vive, qualité qu’ils tiennent de cette nature dont les formes et les couleurs frappent par leur perpétuelle répétition ou sont mises en relief par leur isolement.

L’influence des vicissitudes des saisons est surtout sensible dans le tempérament et le caractère national. C’est à elles que le Russe doit cette flexibilité, cette élasticité d’organes que les alternatives de l’hiver et de l’été ont préparés à tous les climats, — à elles, qu’il doit cette plasticité intellectuelle, cette facilité à passer d’un sentiment ou d’une idée à l’autre, faculté analogue à la première, et qui partout lui rend l’acclimatation morale non moins aisée que l’acclimatation physique.

À ces oppositions de climat je serais tenté d’attribuer aussi ce qu’il y a parfois chez les Russes de déréglé, d’outré de désordonné, de heurté. On les accuse souvent de manquer d’originalité ; il faut s’entendre sur ce reproche et sur ce mot. S’ils en ont peu dans l’intelligence, dans les idées, ils en ont souvent beaucoup dans le caractère, dans l’esprit, dans l’expression. La poésie, le roman, la peinture, la musique russes ont souvent une originalité singulière. Ce qui manque peut-être aux Russes, ou mieux, ce dont le temps ou l’éducation ne leur ont pas laissé donner autant de preuves que d’autres, c’est le génie de l’invention. Loin d’être toujours dépourvu d’individualité, le Russe en a parfois beaucoup dans les sentiments, dans les goûts et les habitudes. Il est souvent original, au sens nouveau et vulgaire du mot, non par la pensée et l’intelligence, mais par les goûts et les manières. Cette originalité va même parfois jusqu’à la bizarrerie, à l’étrangeté, à la démence. Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Paul Ier en sont d’éclatants exemples. Si ce défaut, chez les souverains, se doit rejeter sur le tempérament individuel ou sur le délire malsain du pouvoir absolu, qui, parmi les césars romains, a produit tant de monstrueux originaux, des traces de la même disposition se retrouvent au-dessous du trône. Il serait facile de raconter bien des traits d’originalité russe, et depuis deux siècles, plus d’un seigneur de Pétersbourg ou de Moscou, plus d’un Souvorof ou d’un Rostopchine, s’est en ce genre fait une réputation européenne. Bizarrerie et singularité sont du reste moins rares dans les pays du nord que dans ceux du midi, en Angleterre et aux États-Unis qu’en Italie et en Espagne. Dans la Russie du servage, l’excentricité pouvait tenir aussi à l’accumulation de la richesse en un petit nombre de mains, à la licence déréglée des grandes fortunes qui, habituées à se tout permettre, sont ainsi qu’une autre sorte de royauté absolue rapidement blasées, et pour leurs distractions épuisent toutes les fantaisies.

En Russie, l’absence de vie politique et l’oisiveté souvent forcée du talent ont longtemps contribué à faire dévoyer les facultés les plus actives. Dans les basses classes même, le poids de la misère et de la servitude n’a pas toujours comprimé toute excentricité ; là, elle se déguise sous un masque religieux. On ne saurait compter toutes les sectes singulières qui foisonnent dans les bas-fonds de la société russe, à tel point qu’il n’y a pas d’extravagance qui n’y puisse conquérir des adeptes. En dépit des apparences, de tels penchants bizarres ou désordonnés, dans la religion ou dans la vie journalière, ne sont ni chez une nation, ni même chez un individu, inconciliables avec l’esprit pratique et le sens réaliste. Le peuple le plus positif, le plus matter of fact, l’Américain en est une preuve.

Si les rapprochements entre l’homme et le climat tournent aisément à la fantaisie, il y a, entre le tempérament national et la nature russe, telle qu’elle se montre dans l’opposition des saisons, un trait de ressemblance difficile à méconnaître. Tous deux sont outrés, tout deux vont aisément d’un extrême à l’autre. À cet égard, il en est souvent du caractère russe comme du climat de la Russie. Les alternatives de toute sorte, les changements d’humeur, d’idées, de sentiments y sont très marqués, les oscillations de l’esprit ou du cœur y ont une grande amplitude, les diverses saisons de la vie y diffèrent souvent plus que partout ailleurs. L’âme russe passe aisément de la torpeur à l’activité, de la douceur à la colère, de la soumission à la révolte ; en toute chose elle paraît portée aux extrêmes. Tour à tour résigné et irascible, apathique et impétueux, jovial et morose, indifférent et passionné, le Russe connaît, plus peut-être qu’aucun autre peuple, toutes les variations du froid et de la chaleur, du calme et de l’orage. Le Russe est sujet à s’éprendre, à s’engouer ; il est sujet à des caprices emportés, à des élans ou des transports soudains pour une chose sérieuse ou futile, pour une opinion, pour un écrivain, pour un chanteur, pour une danseuse, pour une mode. Cette disposition est sensible dans la vie publique aussi bien que dans la vie privée, dans la vie nationale comme dans la vie individuelle, et cela d’autant plus qu’elle est indirectement favorisée par le régime politique qui, interdisant un jour ce qu’il tolère un autre, paraît encourager la veille ce qu’il proscrit le lendemain.

L’individu, la société, le gouvernement semblent également enclins à penser, à vouloir, à agir par accès et par saccades, de façon qu’à des époques de fièvre, d’énergie et de confiance, où tout paraît possible, succèdent à de courts intervalles des périodes d’acalmie, d’inertie, de langueur où l’on paraît désespérer ou se désintéresser de tout. Ainsi s’expliquent beaucoup des contradictions et des alternatives de la vie russe. Chez les mêmes personnes ou dans le même milieu, le doute et la conviction, l’indifférence et l’enthousiasme s’entrecroisent et s’entresuivent de la façon la plus étrange, et l’on voit souvent l’initiative dans les idées accompagner la routine dans les actes.

Ainsi fait, le Russe cède quelquefois à des engouements, à des entraînements dont il est le premier à s’étonner. La guerre d’Orient de 1877-1878 en est un frappant exemple. Grâce au manque de liberté et au manque d’intérêt de la vie politique intérieure, grâce aux excitations d’une presse heureuse de pouvoir impunément s’échauffer pour quelque chose, grâce enfin au vague besoin d’émotions d’un public, las du vide de l’existence quotidienne et mis en appétit par un régime de diète et de jeûne, une société sceptique et railleuse, la veille encore presque indifférente aux souffrances des Slaves du Balkan, s’éprit en quelques mois d’un ardent et irrésistible enthousiasme pour les Serbes et les Bulgares. Malgré les répugnances du souverain et des ministres, malgré la moqueuse incrédulité des salons de Pétersbourg, la Russie, remuée du haut en bas, partit peu à peu en croisade pour une grande guerre nationale à laquelle personne n’eût cru deux ou trois ans plus tôt, pour une guerre qui, en dépit des suspicions de l’Occident, fut bien moins décidée par des calculs politiques que par un besoin de mouvement et de sympathie, par une soudaine explosion de sentiments longtemps comprimés et pressés de se faire jour.

Cette mobilité, cette impressionnabilité si souvent signalées chez les Slaves, chez les Russes et les Polonais surtout, ce manque de mesure, ce manque d’équilibre, tant de fois déplorés chez leurs compatriotes par les écrivains russes eux-mêmes, ont trop de rapport avec un climat toujours excessif pour ne pas s’en ressentir et en découler, au moins en partie. Les oppositions successives des aspects de la nature semblent avoir laissé leur empreinte sur l’homme. Aussi ne saurait-on s’étonner si le Russe offre tant de contrastes, si en parlant de lui, l’on est toujours exposé à se contredire.

Chez le Grand-Russe du reste, cette variabilité est d’ordinaire atténuée par l’esprit pratique, et, chez un peuple jeune aussi bien que chez un enfant, elle se peut corriger par l’éducation, par l’âge et l’expérience. À y bien regarder, ce défaut n’est peut-être après tout que l’envers d’une qualité, elle aussi attribuable au climat non moins qu’au malléable tempérament slave. Je veux parler de cette facilité d’adaptation, de cette faculté de compréhension qui distinguent si éminement le Russe, et que Herzen désignait du nom d’acceptivité. Cet instinct d’imitation, ce talent inné d’assimilation, si frappant chez le Russe civilisé, a parfois été mis en doute pour l’homme du peuple[3]. Chez ce dernier même, il nous semble cependant en retrouver la trace dans la sphère technique, la seule d’ordinaire accessible au paysan, dans cette variété d’aptitudes du mougik qui lui rend tout ouvrage aisé, et lui permet souvent de faire dix métiers à la fois, dans cette souplesse enfin du soldat russe et du Cosaque, si vite prêts aux exigences les plus diverses de la guerre et de la paix. À demi-cachée et comme paralysée, chez l’homme du peuple, par la monotonie de l’existence, par la routine habituelle au paysan, par l’attachement aux anciennes coutumes ou par des préjugés à demi-orientaux, cette qualité nationale se déploie librement dans les hautes classes, chez le Russe émancipé des préventions populaires ; elle s’y épanouit dans toutes les sphères à la fois, dans les idées, dans les mœurs, dans la littérature, dans la langue même. À cet égard, comme à bien d’autres, le Russe est tout l’opposé de l’Anglais. La souplesse de son intelligence paraît sans limite, et cette aisance à tout s’approprier a pu faire obstacle au développement spontané de l’originalité nationale.

Avec ses inconvénients et ses avantages, cette flexibilité reste un des traits les plus accusés de l’esprit russe. S’il n’était toujours un peu arbitraire d’établir une hiérarchie entre des facultés simultanées et des penchants connexes, l’on pourrait dire que c’est là sa faculté maîtresse. Elle éclate partout chez lui, dans le caractère et le tempérament, dans l’intelligence de même que dans le corps et les organes, façonnés et assouplis par ces éprouvantes alternatives des saisons comme par une sorte de gymnastique, qu’ainsi qu’une mère sévère, impose chaque année la nature. De là, dans la colonisation des vastes plaines de notre continent, une des causes de succès du Grand-Russe, s’étendant à la fois vers le nord et le midi, avec une facilité presque égale à s’acclimater sous tous les ciels. De là, depuis deux siècles, tant de surprises données à la vieille et dédaigneuse Europe, par un peuple si longtemps regardé comme étranger à notre monde européen et rebelle à notre civilisation. De là enfin, pour l’observateur, la difficulté de discerner ce qui en Russie est possible de ce qui ne l’est pas : car cette faculté d’adaptation confinée jusqu’ici aux mœurs privées, à la politesse extérieure, aux arts, aux sciences, peut s’étendre un jour à des sphères nouvelles, au gouvernement, aux institutions, aux libertés publiques.

Veut-on un type historique, un exemple vivant de ce caractère russe, que le poids des événements a longtemps empêché de s’épanouir en grands hommes : j’indiquerai le tsar Pierre le Grand. À travers sa demi-barbarie, dans ses excès et ses contradictions même, avec ses faiblesses et ses engouements, avec ses hardiesses novatrices et son bon sens pratique, son dédain des obstacles et ses instincts positifs, avec sa large ouverture d’esprit et sa merveilleuse habileté de main, avec son aptitude universelle à tous les arts et tous les métiers, Pierre Alexèiévitch reste le type national par excellence. Il est peu des défauts russes qui ne percent dans le grand réformateur, et beaucoup y ont été poussés à l’extrême ; il est peu des qualités russes qui ne se fassent jour en lui, et plusieurs s’y sont élevées jusqu’au génie. L’impérial charpentier de Saardam a beau sembler d’une trempe plus forte et plus dure que la plupart de ses compatriotes, c’est visiblement le même métal. Dans le grand réformateur, les deux extrémités de la nation, les deux Russes, encore si différents que l’un ne semble pas toujours provenir de l’autre, le mougik et le noble civilisé, le premier avec sa lourde et massive opiniâtreté, le second avec son alerte et mobile souplesse, semblent confondus et combinés pour se corriger l’un l’autre. Pierre a montré que la flexibilité russe pouvait ne rien coûter à l’énergie, et que la ductilité slave se pouvait allier à la solidité.

Que si l’on s’étonne de trouver, chez un seul peuple, tant de traits de caractère différents ou opposés, on peut, en Pierre le Grand, les voir réunis et concentrés dans un seul homme. Cette convergence en un individu de tant de qualités et de défauts, de tant de traits dispersés dans une nation, a formé un homme bizarre et presque monstrueux, mais en même temps un des hommes les plus vigoureux et les plus entreprenants, un des mieux doués pour la vie et l’action que le monde ait vus. Peu de peuples ont l’avantage d’avoir ainsi un grand homme dans lequel ils se puissent personnifier, qui, dans ses vices mêmes, semble une colossale incarnation de leur génie. Pierre, l’élève et l’imitateur des étrangers, Pierre, qui semblait s’être donné pour mission de faire violence à la nature de son peuple, et qui, par les vieux Moscovites, fut regardé comme une sorte d’antechrist, est le Russe, le Grand-Russe par excellence. Devant lui, on peut dire que le souverain et la nation s’expliquent l’un par l’autre. Un peuple qui ressemble à un tel homme est sûr d’un grand avenir. S’il paraît manquer de quelques-unes dés plus hautes ou des plus fines qualités dont s’honore l’humanité, il a celles qui donnent la puissance et la grandeur politiques[4].



  1. Voyez p. ex. M. Ralston : Songs of the russian people.
  2. Ivan Tourguénef, le plus grand peintre des grands romanciers russes.
  3. Voyez par ex. M. Mackensie Wallace : Russia, Ire éd. ang., t. Il, p. 88.
  4. Pour la personnalité, l’énergie, l’esprit de suite, trop souvent refusés aux Russes, je pourrais, parmi les contemporains, citer comme exemple trois hommes bien différents : N. Milutine, G. Samarine et le prince V. Tcherkassky : Voyez Un Homme d’État russe, d’après sa correspondance inédite.