L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 3/Chapitre 4

Hachette (Tome 1p. 180-208).


CHAPITRE IV


Le caractère russe et le nihilisme. — Origine et nature du nihilisme : ses trois phases successives. — Par quels côtés il tient au tempérament national. — Combinaison du réalisme et du mysticisme. — En quel sens le nihilisme est une secte. — Procédés de propagande. — Instincts radicaux de l’esprit russe. — La femme slave et la question des femmes en Russie.


Par ses rigueurs et ses exigences le climat russe incline l’homme au réalisme ; par la grandeur de ses plaines et leur monotonie, par son immensité et sa pauvreté, la nature le dispose au mysticisme en même temps qu’à la tristesse. C’est là pour nous la clef de beaucoup des contrastes du tempérament russe. De ce conflit ou de cette alliance de tendances, souvent opposées et en apparence inconciliables, on pourrait trouver plusieurs illustrations au fond même du peuple, dans les ignorantes sectes de la Grande-Russie. Ici, je prendrai comme exemple un phénomène non moins curieux, bien que moins spontané, moins foncièrement indigène. Je veux parler du « nihilisme » ou, comme disent les Russes, du niguilisme[1].

Comme presque toutes les conceptions théoriques des Russes, le « nihilisme » n’est dans son principe qu’une importation occidentale. C’est de l’Europe et de la philosophie allemande surtout que, sous le règne de Nicolas, sont venues à la Russie les premières semences intellectuelles de cet esprit de négation et de révolte qui, dans la patrie de l’autocratie, à l’ombre d’un absolutisme séculaire, a trouvé un terrain plus propice que dans son pays d’origine. C’est des derniers fils de Kant et des révolutionnaires enfants du pacifique et conservateur Hégel, c’est des plus extrêmes représentants de la gauche hégélienne que les premiers ancêtres ou les premiers apôtres du nihilisme russe, Herzen et Bakounine ont tiré leur inspiration, sinon leurs théories[2]. Sous le rapport des idées et des vues, des négations ou des rêves, le nihilisme n’est qu’un produit corrompu de notre philosophie, de notre critique et de nos écoles socialistes. L’intérêt et l’originalité du radicalisme russe ne sont pas là, ils ne sont point dans des spéculations ou des abstractions étrangères à la plupart des jeunes adeptes du nihilisme contemporain. Ce que ce dernier a de vraiment original, il le doit à la situation politique et économique, à l’état social et religieux de la Russie, il le doit surtout au tempérament national.

Au fond, le nihilisme n’est que la forme russe de l’esprit négatif et révolutionnaire du siècle ; loin d’être une affection spéciale à la Russie, c’est une épidémie morale dont le germe a été apporté du dehors et dont toute l’Europe, dont tout le monde civilisé est plus ou moins atteint ; mais, les caractères et les effets du mal varient chez chaque peuple, suivant l’âge, la constitution, les habitudes du malade. Si, dans les plaines basses de la Neva ou du Volga, les accès de cette fièvre révolutionnaire, aujourd’hui devenue endémique, offrent des symptômes particuliers, cela tient à la fois à la complexion et au régime du peuple.

Le nihilisme, qui a fait tant de bruit de 1878 à 1883, n’est pas chose toute nouvelle. Il compte déjà, sous ce nom bizarre même, une longue existence, car il n’est pas nécessairement associé à des conjurations révolutionnaires ou à des crimes politiques. Il est antérieur à toutes les tentatives de ce genre, il peut leur survivre ou leur redevenir étranger[3].

Peu de dénominations ont prêté à plus d’équivoques que ce terme de « nihilisme » qui n’est en somme qu’un spirituel sobriquet, rejeté par la plupart de ceux qu’il désigne[4]. Comme il arrive souvent aux appellations de cette sorte, le mot nihilisme a deux ou trois fois changé de sens, ou mieux, ce surnom dédaigneux a été successivement appliqué à des tendances ou des doctrines différentes, bien que naturellement reliées les unes aux autres par une filiation plus ou moins directe. On y peut distinguer trois phases et pour ainsi dire trois états ou métamorphoses. Dans sa première acception le « nihilisme » n’avait presque rien de politique : ce n’était guère qu’une manière d’être, de penser, de parler, un genre, une mode, on pourrait dire une prétention et une attitude en vogue dans la jeunesse de 1860 à 1870, parmi les étudiants des universités et les étudiantes aux cheveux courts de l’intérieur ou de l’étranger. On désignait ainsi un esprit de révolte contre les idées reçues et les conventions sociales, contre toutes les autorités traditionnelles et les vieux dogmes religieux ou politiques, esprit de négation, empreint d’un matérialisme intolérant et d’un naïf radicalisme qui n’étaient au fond qu’une violente réaction de l’âme russe contre le système gouvernemental et le joug intellectuel sous lequel elle avait longtemps été pliée. C’est là le premier et, à proprement parler, le vrai nihilisme, celui qu’ont dépeint en traits immortels les plus célèbres romanciers de la Russie, celui dont le Bazarof de Tourguénef et l’Hélène de Pisemski demeurent de vivantes personnifications[5].

Après ce nihilisme théorique et abstrait, souvent amateur et dilettante, parfois tout de pose et de dehors, qui ne mettait encore ses maximes en pratique que dans la vie individuelle et les relations privées, est venu vers 1871, sous la double influence de la Commune de Paris et de l’Internationale, le nihilisme agissant et agitateur, transformé en socialisme militant, s’efforçant de répandre ses idées dans le peuple, nihilisme déjà politique et révolutionnaire, recourant à l’association et à la propagande secrète, mais non aux complots et au meurtre. Ce n’est qu’après quelques années de déboires, vers 1877-1878, que ce nihilisme prédicateur et pacifique se transforme en parti violent, fait appel aux conspirations et aux attentats, prend pour instrument, la dynamite et pour mot d’ordre la terreur[6]. Sous ce triple aspect de radicalisme spéculatif, d’apostolat socialiste, de terrorisme révolutionnaire, le « nihilisme » a éclairé le tempérament russe d’un jour entièrement nouveau. Il nous y a découvert une puissance de logique dans l’esprit et une force de volonté dans le caractère, une capacité de passion, de fanatisme, d’opiniâtreté et de dévouement, dont on pourrait retrouver l’analogue chez les sectes populaires, mais qui, chez les Russes civilisés, ont été pour l’Europe une véritable révélation.

Le nihilisme a beau se rattacher de loin à la métaphysique occidentale, ce n’a jamais été un système tel que le pessimisme de Schopenhauer ou le positivisme d’Auguste Comte ; ce n’est pas une forme nouvelle du vieux scepticisme ou du vieux naturalisme. En philosophie, ce n’est guère qu’un matérialisme grossier et tapageur, presque dénué de tout appareil scientifique. En politique, c’est un radicalisme socialiste, fomenté par le despotisme bureaucratique et exaspéré par les rigueurs capricieuses d’un pouvoir sans responsabilité. Ce n’est pas un parti ; car sous ses étendards se rangent des révolutionnaires de toute sorte, autoritaires, terroristes, fédéralistes, anarchistes, mutualistes, communistes, qui ne restent d’accord qu’en ajournant après leur triomphe toute discussion sur l’organisation future[7].

Au milieu de toutes ses exagérations, à travers ses phases successives, le nihilisme n’a guère été que l’élève des révolutionnaires de l’Occident, un élève qui se flatte de dépasser ses maîtres et qui outre à plaisir leurs enseignements les plus téméraires. Le radicalisme russe peut, il est vrai, revendiquer un théoricien national, qui pour le talent, le caractère ou l’influence ne le cède à aucun de ses émules et coreligionnaires d’Occident. Ce législateur de l’utopie, ce n’est ni Herzen ni Bakounine, les deux proscrits, les deux agitateurs, si longtemps amis et associés, et si profondément différents par le génie et les sentiments, qu’en dépit de leurs aspirations communes, ils pourraient représenter chacun l’une des faces du radicalisme national ou mieux de l’esprit russe lui-même[8]. Ce n’est point Herzen, le paradoxal et fascinateur écrivain, le grand railleur et le grand rêveur, à l’éloquence si chaude et si colorée que sa véritable patrie semblerait le pays du soleil, Herzen le poète ou le chantre de la négation, toujours romantique et idéaliste malgré lui, sceptique et triste au fond, révolutionnaire par sympathie, par besoin de croire et d’espérer, le cœur ouvert à toutes les passions comme à tous les nobles sentiments, l’esprit jusqu’à la fin accessible à toutes les idées et même aux dures leçons de l’expérience. Ce n’est point Bakounine, l’étroit et incorrigible sectaire, le logicien plus froid et plus dur que les glaces de sa terre natale, Bakounine, systématique comme un géomètre et déclamatoire comme un rhéteur, fanatique de négation, maniaque fermé à tout ce qui était étranger & sa folie, inaccessible au doute, au découragement, à toutes les leçons et les déceptions de la vie.

Herzen, par l’ampleur de son intelligence indisciplinée et toujours en quête du nouveau, par la large envergure et l’essor ailé de son imagination qui l’emportait souvent au delà de son système, dépassait singulièrement le cadre étriqué du nihilisme doctrinaire ; il en a moins été le législateur que l’involontaire et libre précurseur. Avec toutes ses faiblesses et ses généreux élans, avec ses accès d’espoir irréalisable et ses chutes dans le découragement, avec son désenchantement de la révolution comme de la civilisation, avec toutes les inconséquences et les contradictions de sa pensée et de sa vie, Herzen, qui semble une sorte de Faust révolutionnaire, reste l’un des types les plus vivants du Russe moderne, désorienté par une civilisation dont il réclame plus qu’elle ne peut donner.

Bakounine au contraire, « l’apôtre de la destruction » le prophète de l’anarchie et de l’amorphisme, l’involontaire désorganisateur de l’Internationale, et le vain fondateur de « l’Alliance universelle », Bakounine, le conspirateur cosmopolite, homme d’action plus puissant par la parole et l’ascendant personnel que par la plume et la prédication écrite, a, malgré ses relations avec Netchaief et les conspirateurs du nord[9], eu peut-être plus d’influence à l’étranger, sur les ouvriers de Suisse, d’Espagne, d’Italie, que dans sa patrie sur la jeunesse russe[10]. Durant sa longue vie, animée d’une seule et inféconde idée, il a été moins le théoricien ou le codificateur du nihilisme national, dont il s’était fait le colporteur en Occident, qu’il n’en a été la personnification vivante et, pour ainsi dire, l’aveugle et stérile incarnation.

Le principal maître et inspirateur du nihilisme contemporain, n’est point, comme Herzen et Bakounine, un aristocrate élevé dans les salons de Pétersbourg ou de Moscou, et dont l’existence s’est en grande partie écoulée à l’étranger ; c’est un fils du peuple, un fils de prêtre de campagne, qui n’a jamais quitté le sol russe et jamais parlé pour l’Occident ; qui, au lieu de prêcher « de l’autre rive », de Londres ou de Paris, écrivait à Pétersbourg sous l’œil de la censure. Cet homme, qui dans sa courte carrière d’apôtre, de 1855 à 1864, a eu sur la jeunesse une influence que ses malheurs n’ont fait qu’accroître, c’est Tchernychevski. Ce Proudhon ou ce Lassalle russe, condamné aux travaux forcés pour propagande révolutionnaire, est resté près de vingt ans en Sibérie, où il a passé sept années dans les mines, puis vieilli dans l’isolement et l’inaction, relégué à l’une des dernières stations vers le cercle polaire, loin de toute communication avec l’Europe et le monde extérieure[11]. Ecrivain instruit et travailleur infatigable, armé tour à tour d’une redoutable logique et d’une mordante ironie, intelligence vigoureuse et souple, caractère entier et énergique, lui aussi mêlant aux crudités du réalisme les capiteuses fumées de l’idéalisme sentimental, Tchernychevski, par ses défauts comme par ses qualités, est encore un esprit bien russe. Philosophe, économiste, critique, romancier et partout propagateur des tristes doctrines dont il a été l’une des premières victimes, Tchernychevski a dans ses traités scientifiques donné la théorie ou la somme du radicalisme russe ; dans un roman bizarre et indigeste, écrit au fond d’une prison, il en a donné le poème et l’évangile[12].

Ce n’est peut-être pas faire tort à Tchernychevski que d’attribuer à son long et fastidieux roman plus d’ascendant sur les jeunes têtes russes qu’à ses traités didactiques. Cet homme, dont l’influence avait détrôné celle de Herzen et auquel la Sibérie et de longues souffrances ont donné l’auréole du martyr, était regardé par beaucoup de ces compatriotes comme un des géants de la pensée moderne, un des grands pionniers de l’avenir, un Fourrier ou mieux un Karl Marx russe[13]. En dépit de toutes les admirations dont il a été l’objet, malgré l’originalité réelle de son esprit, les idées de Tchernychevski, pas plus en économie politique qu’en philosophie, n’ont rien de bien original. La forme et les détails peuvent être nouveaux et individuels, le fond des théories appartient à l’Allemagne, à l’Angleterre, à la France. Ce qui donne à l’œuvre de Tchernychevski, à son roman du moins, le plus de saveur de terroir, c’est peut-être encore l’espèce de réalisme mystique et visionnaire qui se retrouve chez maint nihiliste. Si grand du reste qu’ait été sur la jeunesse l’ascendant de Tchernychevski et de quelques autres écrivains de la même école, le nihilisme est loin d’avoir suivi servilement les leçons des maîtres qu’il glorifie, il doit plus à leurs fictions romanesques qu’à leurs déductions scientifiques[14].

Au point de vue psychologique, on pourrait dire que le nihilisme des héros de Tourguénef et de Pisemski est sorti de la réunion de deux penchants opposés du caractère russe, le penchant à l’absolu, le penchant au réalisme. C’est de cet accouplement contre nature qu’est né ce monstre antipathique, un des plus tristes enfants de l’esprit moderne. Nous trouvons encore là un exemple de cette impatience de tout frein, de cette témérité dans la spéculation qui sont fréquentes chez les Russes, mais qui, chez eux, prétendent moins que chez les Allemands à la science ou à la méthode. Au point de vue moral et politique, le nihilisme était avant tout un pessimisme à demi instinctif, à demi réfléchi, pessimisme auquel la nature et le climat ne sont pas étrangers et qu’ont fomenté l’histoire et l’ordre politique[15]. Ne voyant partout que le mal, il aspirait à tout renverser, gouverneinent, religion, société, famille, pour refaire de toute pièce un monde meilleur. Le nihilisme doctrinaire, le plus ancien et le plus commun, n’a jamais rien eu du scepticisme critique qui compare et analyse, qui réserve son jugement et sa liberté. Négation qui s’affirme et n’admet pas d’examen, il a été de prime abord une sorte de dogmatisme à rebours, aussi étroit, aussi aveugle et non moins impérieux, non moins intolérant que les croyances traditionnelles dont il repousse le joug.

Dans l’intempérance et la grossièreté de leur négation, jetée à tout ce que l’humanité se faisait honneur de respecter, on sentait, chez beaucoup des émules de Bazarof, quelque chose de la gaminerie de la première incrédulité, quelque chose des écarts désordonnés d’esprits récemment émancipés. Dans ces prétentions à la maturité d’une jeunesse désabusée avant d’avoir vécu, perçait comme un enfantillage dépravé. Pour beaucoup d’adeptes, les théories nihilistes n’étaient qu’une sorte de protestation contre les vieilles superstitions qui dominent encore les masses populaires, contre le servilisme politique, contre l’hypocrisie intellectuelle ou les dogmes de convention qui règnent trop souvent dans les hautes classes.

Ou demandait à un nihiliste de la première manière en quoi consistaient ses doctrines. Prenez la terre et le ciel, répondit-il, prenez l’État et l’Église, les rois et Dieu, et crachez dessus, voilà notre symbole. Serait-elle une raillerie d’un adversaire, cette définition n’en serait guère moins exacte. Le mot est, du reste, moins choquant pour une oreille russe que pour nos oreilles françaises ; cracher joue un grand rôle dans la vie et les superstitions moscovites. On crache pour détourner un présage, on crache en signe d’étonnement et en signe de mépris, on crache partout et toujours[16]. Le nihiliste se plaisait à cracher sur tout, il aimait à mettre au défi l’esprit de vénération et d’humilité si vivace chez le Russe du peuple, qui se courbe encore en deux devant ses supérieurs, comme devant les saintes images. C’est là un indice de la profonde discordance d’idées et de sentiments dont souffre la nation. Au moral comme au physique, dans l’homme comme dans la nature, s’y rencontrent les deux extrêmes : à la plus naïve vénération politique et religieuse, répond le plus effronté cynisme intellectuel et moral.

Le grossier et rebutant réalisme, si apparent dans le nihilisme, si visible encore dans les écoles russes, chez la plupart des étudiants, ne pouvait manquer de frapper les esprits éclairés et le gouvernement. À ce penchant malsain de la jeunesse et de l’esprit national, à cette sorte de naturalisme spontané, on devait chercher un remède ou un contrepoids dans l’éducation même de la jeunesse. On ne pouvait beaucoup compter sur la religion qui, en Russie, a peu de prise sur les classes cultivées, sur l’orthodoxie affaiblie plutôt que fortifiée par le compromettant appui du gouvernement et l’imperfection de la liberté religieuse. Faute de mieux, on a inutilement recouru aux études classiques. Les belles-lettres et, dans la littérature, ce qu’il y a de plus désintéressé, de plus dégagé des préoccupations actuelles, les langues mortes ont semblé le meilleur correctif au naturalisme outré des modernes Bazarof. Sous l’influence de M. Katkof et de la Gazette de Moscou, le ministère de l’instruction publique, dirigé par le comte Tolstoï, a longtemps travaillé à soumettre toute la jeunesse universitaire à cette discipline classique, et par elle, à une sorte de gymnastique ou d’entraînement idéaliste. Le plua singulier, c’est que les langues et les littératures, ainsi soudainement appelées au secours de la société, avaient été longtemps tenues en suspicion. Sous l’empereur Nicolas, les classiques grecs et latins avaient été dénoncés comme des fauteurs de l’esprit de révolte. Démosthéne et Cicéron, tous les républicains de Rome et d’Athènes passaient pour inspirer des sentiments révolutionnaires. Peut-être, en effet, étaient-ce de mauvais précepteurs pour des enfants destinés à vivre sous le régime autocratique. Si les anciens n’avaient pas été proscrits, l’enseignement littéraire avait été abaissé et mutilé. Dans les écoles tolérées par Nicolas, on avait donné le pas aux sciences, principalement aux sciences naturelles ; c’était incliner l’esprit russe du côté où il penchait spontanément.

Par un de ces brusques revirements, toujours si fréquents en Russie et facilités par la nature du gouvernement, on revint tout à coup, sous l’empereur Alexandre II, à l’antiquité et aux classiques. On croyait avoir découvert que l’étude exclusive des sciences physiques et naturelles conduisait au positivisme. Pour contrebalancer leur influence réaliste, on s’adressa aux littératures anciennes, traitées la veille avec défiance. Après avoir été deux complices de la révolution, le grec et le latin devinrent pour le pouvoir deux garanties de l’ordre moral. Cette restauration des études classiques, dans un pays qui prétendait n’avoir que faire des Grecs et des Romains, heurtait de front le penchant national qu’elle voulait redresser. Aussi a-t-elle été violemment combattue par tous les instincts pratiques et positifs du Grand-Russe, d’autant plus révolté d’un pareil traitement que les maladresses et les duretés de la main, qui le lui appliquait, le lui rendaient plus pénible ou plus agaçant. Malgré les efforts du comte Tolstoï, durant une administration de quinze ans[17], les lettres anciennes n’ont pu mettre un frein aux tendances réalistes et radicales de la jeunesse contemporaine. Comme pour protester contre le classicisme, le matérialisme et avec lui le nihilisme révolutionnaire n’ont cessé de grandir dans les écoles, irritées par de mesquines restrictions et d’oiseuses vexations, qui atteignaient presque également les maîtres et les étudiants. C’est que pour triompher de pareils penchants, indirectement encouragés par l’ordre social et politique, il ne suffit point d’une réforme scolaire et d’un remaniement des programmes d’enseignement.

Le grossier matérialisme négatif n’est point tout le nihilisme : ce Janus a une autre face, fort différente et également russe, le mysticisme. Ces hommes si dédaigneux de toute croyance, de tout songe métaphysique ou religieux, ont, eux aussi, leurs spéculations ou leurs rêves, et ce ne sont ni les moins timides ni les mieux réglés. Au fond de ce réalisme naturaliste se retrouve une sorte d’idéalisme, avide de se donner carrière dans le champ inexploré du possible. Du sein de ce pessimisme, qui maudit l’ordre social actuel, sort un optimisme effréné qui escompte ingénument les merveilles d’un avenir utopique. En Russie, nombre de jeunes gens des deux sexes, pour qui la plus blessante des injures serait d’être appelés idéalistes et la plus grande humiliation de passer pour tels, ne craignent pas, dans les matières qui semblent s’y prêter le moins, de s’abandonner aux rêves les plus téméraires. C’est dans le domaine économique et social, dans le domaine des réalités positives que, nihiliste ou non, le Russe se permet le plus volontiers les fumées de l’utopie et la recherche de l’absolu. C’est en s’enfonçant dans les sentiers du réalisme et de l’utilitarisme qu’il retombe dans les théories et les chimères ; c’est par une sorte de cercle que, à force de s’en éloigner, il revient à l’esprit spéculatif, comme un voyageur qui, après avoir passé par les antipodes, aborderait par une autre rive au pays qu’il a quitté. La sphère, qui exige le plus de mesure et de sobriété d’esprit, est celle où le Russe (et en cela il n’est pas seul) laisse la plus libre carrière à son imagination. Avec une grande différence de science et de méthode, n’avons-nous pas vu quelque chose de cette spéculation à rebours chez les adversaires les plus déclarés de la métaphysique, chez certains positivistes par exemple, qui, dans les questions économiques et politiques, ont parfois abouti à des conclusions si peu eu rapport avec leur méthode et réellement si peu positives ? Cette contradiction si fréquente chez la plupart des socialistes ou des radicaux, cette sorte de volte-face qui, dans les écoles les plus négatives, s’explique par un impérieux besoin d’idéal et de foi en un monde meilleur, n’est nulle part moins rare et nulle part plus frappante que chez les Russes. Sur ce terrain l’esprit national se montre avec tous ses contrastes, avec sa défiance et son dédain des croyances reçues, avec sa confiance naïve dans les thèses douteuses et son goût des paradoxes.

Tocqueville a remarqué que de nos jours l’esprit révolutionnaire agit à la manière de l’esprit religieux. Dans la Russie contemporaine cela est plus vrai que partout ailleurs. Pour beaucoup de jeunes gens la révolution est devenue une religion dont les dogmes sont aussi peu discutés qu’un credo révélé, et qui a ses confesseurs et ses martyrs comme elle a ses dieux et ses idoles. Chez eux, la négation a pris l’aspect et le caractère de la foi ; elle en a la ferveur enthousiaste, elle en a la sombre et contagieuse exaltation. À ce point de vue, l’opinion du vulgaire, qui, à l’étranger, prenait jadis le nihilisme pour une secte, n’était pas aussi fausse qu’elle le semblait au premier abord. Avec son esprit absolu et impatient de toute critique, avec sa foi aveugle et ses dévouements passionnés, c’est bien une sorte de culte dont le dieu sourd et insensible est le peuple, adoré dans ses abaissements, — une sorte d’église dont le lien est l’amour pour ce dieu méconnu, et la loi, la haine de ses persécuteurs.

Ces « nihilistes », détracteurs de toute espérance surnaturelle et contempteurs de tout spiritualisme, sont eux aussi à leur manière des croyants et des mystiques. On s’en aperçoit souvent dans leur langage, dans leurs écrits, bien que la plupart fassent profession de dédaigner la poésie comme un enfantillage. Ces ennemis de toute superstition et de toute vénération, qui dans les plus nobles dévouements prétendent ne reconnaître qu’une action réflexe ou un égoïsme raffiné, honorent les héros et les héroïnes de leur lutte contre le pouvoir d’une espèce de canonisation poétique. Ils célèbrent les martyrs de leur cause avec un lyrisme et une sorte de piété qui semble moins s’adresser à des conspirateurs modernes qu’à des saints placés sur les autels[18].

Qu’on lise le célèbre roman de Tchernychevski : Que faire[19] ? et l’on sera surpris de la singulière alliance de mysticisme et de réalisme, d’observations pratiques toutes prosaïques, et de vagues aspirations rêveuses amalgamées dans l’étrange ouvrage du doctrinaire radical. En cette longue et lente histoire, qui prétend nous peindre les réformatcurs de la société et les sages de l’avenir, c’est par des symboles, par des songes que se révèlent à l’héroïne ses propres destinées avec les destins de la femme et de l’humanité. Il est vrai que ces allégories assez transparentes ont pu être suggérées à l’auteur, déjà emprisonné, par le besoin de ne pas trop éveiller les inquiétudes de la censure. Dans le roman du prisonnier, à côté de ce mysticisme humanitaire, se montre une sorte d’ascétisme naturaliste, pour nous plus bizarre encore. Le révolutionnaire idéal, le type achevé des « hommes nouveaux, » Rakhmétof, n’a point seulement toutes les perfections morales de la solidarité et de la fraternité rêvées ; comme un anachorète chrétien ou un extatique de l’Inde, Rakhmétof se plaît à renoncer aux joies de la vie et aux plaisirs des sens ; il aime à se priver, à se mortifier pour ressembler à son dieu souffrant, le peuple opprimé. Lorsqu’on lui servait des fruits, Rakhmétof ne mangeait que des pommes parce que, en Russie, c’est le seul fruit dont le peuple puisse manger. S’il ne portait pas de cilice, ce revendicateur des droits de la chair, au lieu de dormir sur un lit, se plaisait à coucher sur un feutre garni de petits clous d’un pouce de longueur[20].

Il y a sans doute peu de Rakhmétof en dehors des romans : parmi les admirateurs de Tchernychevski un trop grand nombre s’abandonnent au dévergondage autorisé par leurs tristes doctrines. Ce stoïcisme, ce dédain des jouissances matérielles, impérieusement réclamées pour autrui, se retrouve cependant parfois dans la vie réelle. Parmi les novateurs de l’un et de l’autre sexe qui professent et souvent pratiquent l’amour libre, j’en ai connu qui, par une orgueilleuse contradiction, tenaient à honneur de ne pas user des droits qu’ils revendiquaient. Cela se rencontre naturellement surtout parmi les femmes, toujours plus disposées aux contradictions, plus désireuses d’ennoblir toutes les aberrations. C’est chez elles, chez quelques-unes de ces dévotes du nihilisme, chez ces jeunes filles qui en sont les plus ardents prosélytes et les plus courageux missionnaires, qu’on voit le mieux tout ce que ce répugnant matérialisme peut recouvrir de sentiments généreux et d’idéalisme inconscient. Entre ces femmes qui prêchent la suppression de la famille et la libre union des sexes, parmi ces jeunes filles aux cheveux courts qui se plaisent à prendre les allures et le langage des jeunes gens, il n’est pas rare d’en découvrir dont la conduite, loin d’être d’accord avec leurs cyniques principes, reste pure et irréprochable, en dépit de toutes les apparences d’une vie aventureuse et débraillée, en dépit de l’espèce de promiscuité morale où les plus sages semblent se complaire[21].

Le nihilisme a ses vierges ; beaucoup des conspiratrices de vingt ans, exilées dans les dernières années, ont emporté en Sibérie une vertu d’autant plus méritoire que leurs doctrines en font moins de cas. Chose plus bizarre, le nihilisme a eu ses unions mystiques ou platoniques, ses couples d’époux sans l’être, qui, mariés ostensiblement aux yeux du monde, aimaient à faire comme s’ils ne l’étaient point. C’est ce que, dans la secte, on appelait un mariage fictif. Depuis le procès de Netchaïef, en 1871, il est peu d’affaires politiques qui n’aient révélé quelques-unes de ces singulières unions. Le difficile est de comprendre ce qui poussait les révolutionnaires à ce simulacre de mariage. Pour beaucoup, pour les jeunes filles principalement, c’était un moyen d’émancipation qui facilitait la propagande politique. À la jeune fille, gagnée à la sainte cause, on offrait un mari pour lui donner la liberté de la femme mariée ; parfois c’était l’homme qui l’avait catéchisée et convertie, plus souvent c’était un ami, quelquefois un inconnu requis pour la circonstance. Solovief, l’auteur de l’un des attentats sur l’empereur Alexandre II, avait fait un mariage de cette sorte. En réalité, la fiancée n’épousait que la secte, sa maigre dot entrait dans la caisse commune, et souvent, le jour même de leurs noces, les deux époux se séparaient pour aller, chacun de leur côté, faire de la propagande au loin. Ainsi avait fait Solovief, et quand sa femme et lui quittèrent la province pour Saint-Pétersbourg, ils y logèrent séparément[22]. Pour quelques-uns, le mariage fictif était une association, une sorte de coopération de deux camarades ; pour plusieurs, ce pouvait être une manière de témoigner du peu de cas qu’ils faisaient de l’union bénie par l’Église et sanctionnée par l’État, une façon de se mettre au-dessus des préjugés et en dehors des lois de la société, en ayant l’air de s’y soumettre. Le mari ne profitait pas des droits que lui donnaient la religion et la loi, la femme gardait sa liberté dans les liens légaux ; après avoir fait fi des unions régulières et s’être refusée à son mari, elle pouvait, du consentement de ce dernier, pratiquer l’amour libre. Pour quelques autres enfin, le mariage fictif devenait une sorte de noviciat ou de stage qui, après quelques mois ou quelques années d’épreuve, faisait place à une union plus naturelle. C’est ainsi que, dans le roman de Tchernychevski, Vera et Lapoukhof vivent d’abord en frère et sœur, ayant sous le même toit deux appartements séparés par un terrain neutre, jusqu’au jour où une seule chambre réunit les deux époux, en attendant que le mari découvre le goût réciproque d’un de ses amis et de sa femme, et disparaisse discrètement pour ne point leur causer d’embarras ou de scrupule, sauf à revenir sous un autre nom, au bout de quelques années, assister en camarade au bonheur du nouveau couple.

C’est dans les procédés de propagande du « nihilisme » durant sa période de secrète prédication socialiste, que se sont manifestés le plus clairement la foi, l’enthousiasme, le dévouement religieux de ses adeptes, et cela non seulement dans la témérité de leurs attentats ou dans leur constance à braver la déportation et la mort ; ce triste courage devant le juge ou le bourreau, d’autres sectaires, d’autres révolutionnaires de différents pays l’ont aussi souvent montré ; il n’y a pas de folie perverse qui n’ait eu ses croyants et ses martyrs. La puissance d’exaltation de l’âme slave se manifeste ici d’une manière plus singulière. Ce qui est particulier au nihilisme russe contemporain, c’est sa manière de s’adresser au peuple, d’aller au peuple (itti v narod), selon l’expression consacrée. Pour se faire mieux comprendre de ce peuple qu’ils veulent endoctriner, pour le mieux comprendre eux-mêmes, les propagandistes s’efforcent de se mêler à lui, de s’assimiler à lui, de vivre de sa vie de privations et de travail manuel, oubliant les usages et les préjugés de l’éducation. En cela les missionnaires du nihilisme semblent avoir voulu imiter les premiers apôtres du christianisme. En quel autre pays a-t-on vu des jeunes gens de bonnes familles, des étudiants de l’université quitter les habits et les habitudes de leur classe, abandonner les livres et la plume pour travailler comme ouvriers dans des forges ou des usines, afin d’être mieux à même de connaître le peuple et de l’initier à leurs doctrines[23] ? En quel pays voit-on, au retour d’un voyage à l’étranger, des jeunes filles bien élevées et instruites se féliciter de trouver une place de cuisinière chez un chef d’atelier, afin d’être à même d’approcher du peuple et d’étudier personnellement la question ouvrière[24] ? En Russie, où les mœurs, les idées, le vêtement même mettent plus d’intervalle entre les diverses conditions, cette sorte de déclassement social doit assurément être plus pénible que partout ailleurs. Dans cette manière de faire de la propagande, de se mettre en contact direct avec l’homme du peuple, ne retrouvons-nous pas, à travers toutes ses aberrations, l’instinct positif, le sens réaliste du Russe ? Au lieu de rester à planer dans les vaporeuses régions de la théorie, il descend auprès de l’ouvrier et du paysan, dans l’usine ou l’atelier, dans l’école ou la maison commune[25]. Chez lui, l’esprit pratique se mêle ainsi d’une manière bizarre aux excentricités spéculatives, de même qu’une sorte d’idéalisme se greffe sur le naturalisme le plus décidé.

Rien peut-être de plus navrant pour l’observateur que cette combinaison, chez les jeunes gens des deux sexes, de qualités et de défauts opposés, et presque également extrêmes, que cette mise au service de doctrines néfastes des plus hauts et généreux penchants du cœur humain. Quoi qu’il en soit, si répugnant dans ses principes, si odieux dans ses attentats, que se montre le nihilisme, il révèle, on ne saurait le nier, quelques-unes des qualités de l’esprit ou du caractère russe, et précisément de celles qu’on est souvent tenté de lui refuser. S’il met en plein jour quelques-uns des plus fâcheux côtés du tempérament national, il en éclaire d’une lueur sinistre une des faces les plus nobles et les moins apparentes. Ce peuple, si souvent accusé de passivité et de torpeur intellectuelle, il nous le montre capable d’énergie et d’initiative, capable d’enthousiasme sincère et agissant, capable enfin de dévouement aux idées. À ce point de vue, j’oserai dire que ce triste phénomène fait honneur à la nation qui en souffre. En Russie, ce n’est point, comme ailleurs, la misère et l’ignorance, la cupidité et l’ambition qui sont les plus actifs ferments de l’esprit révolutionnaire ; ce sont souvent de hautes et nobles passions, des sentiments généreux dans leur égarement même. Les hommes, qui se prétendent les apôtres de la solidarité humaine, savent au besoin participer aux travaux des petits et aux souffrances des pauvres ; ils n’ignorent point que, dans leur pays, la révolution n’est encore ni une carrière, ni un jeu où l’ambition ait tout à gagner, et peu à risquer.

La plupart des « nihilistes », de ceux du moins qui figurent dans les procès, sont de très jeunes gens, de très jeunes filles. C’est parmi les jeunes gens, ou, pour être plus exact, parmi les adolescents que la foi révolutionnaire recrute presque tous ses néophytes. Chez la plupart, l’âge semble amener, sinon le scepticisme, du moins la tiédeur ou le découragement avec la prudence. N’est-ce pas un fait singulier que, dans les innombrables procès politiques des vingt dernières années, ne se rencontrent presque jamais que des jeunes gens ? Parmi les conspirateurs condamnés ou arrêtés, les hommes de trente ans sont déjà rares, peu ont dépassé vingt-cinq ans, beaucoup sont mineurs[26].

En un pays où les idées radicales se transmettent dans les écoles depuis déjà plus d’une génération, la statistique ferait croire que l’âge est pour beaucoup dans cette effervescence de négation et de révolution. La Russie n’est pas le seul pays où des jeunes gens, enclins à toutes les chimères, deviennent au bout de dix ou quinze ans des hommes positifs, terre à terre, faisant bon marché des principes au profit des intérêts. Rien de plus commun partout que ces palinodies qui rassurent le politique en contristant le moraliste ; mais, en Russie, ce contraste entre les saisons de la vie, entre la jeunesse et l’âge mûr, m’a souvent semblé plus prompt et plus marqué qu’ailleurs. Peut-être, en ce qui touche la politique, le Russe, grâce à son sens pratique, est-il plus vite désabusé des rêveries révolutionnaires, plus vite frappé de la disproportion entre le but et les moyens des agitateurs. Peut-être aussi y a-t-il là un autre trait du caractère national, un nouvel indice de sa propension à tomber d’un extrême dans l’autre. Toujours est-il qu’en peu de pays les parents et les enfants ont autant de peine à se comprendre. À cet égard, les tableaux d’Ivan Tourguenef, dans Pères et enfants, restent encore souvent vrais. Au contact de la vie réelle, les instincts pratiques et positifs, les instincts égoïstes reprennent d’ordinaire le dessus sur le romantisme révolutionnaire et l’idéalisme utilitaire, jusqu’à les étouffer complètement ou à les reléguer, dans la tranquille sphère des songes, là où les théories les plus risquées ne gênent point la prudence la plus bourgeoise. De là tant de jeunes utopistes jurant de tout détruire, et tant d’hommes faits résignés à tout supporter. De là, en un mot, tant de Russes chez lesquels les idées ne font jamais tort aux intérêts, chez qui le plus hardi radicalisme spéculatif s’allie sans peine aux soucis de la fortune et aux soins vulgaires d’une carriëre.

Est-ce à cette sorte de conversion, opérée par l’âge, qu’il faut attribuer la singulière transformation de générations, entières, de celle de 1860 par exemple ? Aucune génération, à aucune époque, n’a eu plus de foi dans le bien, plus de confiance dans les institutions improvisées, plus de goût pour les innovations libérales. Or, chez la plupart de ces hommes qui jadis applaudissaient passionnément aux réformes et en sollicitaient chaque jour de nouvelles, le noble souci des intérêts moraux et de la régénération du pays a fait place en quelques années au scepticisme, à l’indifférence, à une préoccupation trop souvent exclusive des avantages matériels et personnels. Certes, un tel affaissement moral, après une surexcitation de quelques années, n’a partout rien que de trop naturel ; n’avons-nous pas nous-mêmes, après chacune de nos révolutions, eu nos heures de lassitude et de prostration ? Le phénomène n’en est pas moins à noter en Russie. Dans l’âme russe le découragement semble toujours sur les pas de l’enthousiasme, l’abattement suit de près l’exaliation. La faute en est-elle au régime politique ou au tempérament du peuple ? Peut-être à tous les deux en même temps.

Le nihilisme, le radicalisme russe est le plus souvent une affaire d’âge ; on pourrait dire que c’est une maladie de jeunesse ; et cela non seulement chez l’individu, mais aussi chez la nation[27]. C’est sa jeunesse intellectuelle et politique, c’est l’inexpérience historique de la Russie, qui, pour tant de questions, rend le Russe si prompt aux hardiesses spéculatives, si dédaigneux de l’expérience d’autrui, si confiant dans la facilité d’une palingénésie sociale. À ce penchant se mêle un secret amour-propre. Alors même qu’il accepte les idées de l’Occident, le Russe aime à les outrer, il se plaît à renchérir sur nous, il met son orgueil à nous dépasser en révolution comme en autra chose. Grandi après les autres peuples de l’Europe, obligé d’être leur élève et humilié de l’être, il aspire en tout à devancer ses maîtres. Ce nouveau venu trouve facilement ses aînés timides et arriérés. Le Russe de toute opinion a fréquemment pour l’Occident quelque chose du sentiment des jeunes gens pour les hommes mûrs ou les vieillards ; alors même qu’il goûte nos idées ou nos leçons, il est enclin à croire que nous restons en chemin, et il se promet d’aller jusqu’au bout des routes et des idées que les autres ouvrent devant lui. « Qu’est-ce, entre nous, que vos peuples d’Europe ? me disait, il y a vingt ans déjà, l’un des premiers Russes que j’aie connus. Ce sont de vieilles barbes qui ont donné tout ce dont elles étaient capables ; raisonnablement on n’en saurait plus rien espérer. Nous n’aurons pas de mal à les enfoncer quand notre tour sera venu. » — Mais quand ce tour viendra-t-il ? Beaucoup se fatiguent d’attendre. Par malheur, cette présomption nationale est loin de toujours impliquer un travail, un effort réel. Trop de Russes attendent le grand avenir de leur patrie comme une chose qui doit arriver à son jour, ainsi qu’un fruit qui mûrit sur l’arbre ; trop d’autres, dédaigneux du possible, raillant comme insuffisantes les libertés dont l’Occident leur offre le modèle, posent pour les blasés et les sceptiques ; tandis que les plus impatients, s’imaginant métamorphoser leur pays d’un coup de la baguette révolutionnaire, recourent sans scrupule aux plus folles et plus odieuses machinations.


Les instincts radicaux de l’esprit russe, ou, si l’on veut, son penchant à la nouveauté et aux hardiesses théoriques, se font souvent jour ailleurs que dans le nihilisme de la jeunesse des écoles, ou dans les ignorantes sectes du bas peuple. Je n’en citerai qu’un exemple, emprunté aux quinze ou vingt dernières années : je veux parler du mouvement en faveur de l’émancipation, ou mieux, de l’indépendance des femmes[28]. Fort différent du nihilisme, bien que dans ses écarts il s’y soit parfois trop associé pour n’en avoir pas été compromis, ce curieux mouvement d’opinion a en partie son principe dans le même côté du caractère russe, dans le mépris des préjugés, dans le goût pour les thèses hardies et les réformes sociales. Au commencement du dernier siècle, la femme russe était, comme la femme turque de nos jours, encore enfermée et voilée ; aujourd’hui elle a, comme l’homme, plus que l’homme peut-être, ses aspirations de liberté et d’affranchissement. À travers toutes les exagérations qui les déconsidèrent, ces prétentions féminines sont moins surprenantes et moins ridicules qu’ailleurs. Le sexe, émancipé par la rude main de Pierre le Grand, est peut-être celui qui a le plus profité d’une civilisation qui, en lui donnant la liberté, flattait singulièrement ses goûts naturels. Si dans l’empire, tant de fois et si glorieusement gouverné par des femmes, la femme du peuple est encore maintenue dans une sorte de servitude, il en est tout autrement chez les classes plus cultivées. Pour l’intelligence et la volonté, comme pour l’instruction et le rang dans la famille, la femme russe est déjà l’égale de l’homme ; elle semble même parfois supérieure à l’homme, par suite peut-être de cette égalité qui, en grandissant un sexe, paraît rapetisser l’autre.

Cette remarque sur la femme russe se pourrait étendre à la femme slave en général : car la société polonaise, par exemple, prêterait à des observations analogues. Dans cette race, on dirait par moments que, entre les deux sexes, les différences psychologiques sont moins accusées, l’intervalle moral ou intellectuel moins tranché. Entre l’homme et la femme slaves, il n’est pas rare de trouver une sorte d’échange et comme d’interversion de qualités ou de facultés. Si l’on a pu reprocher parfois aux hommes quelque chose de féminin, c’est-à-dire de mobile, de flexible, de ductile ou d’impressionnable à l’excès, les femmes, en compensation, ont dans le caractère et dans l’esprit quelque chose de fort, d’énergique, de viril en un mot, qui, loin de rien enlever à leur grâce et à leur charme, leur vaut souvent un singulier et irrésistible ascendant.

La femme russe, qui par l’intelligence et le caractère se sent l’égale de l’homme, est portée à revendiquer cette égalité, avec ses avantages et ses inconvénients : égalité devant l’enseignement et le travail, égalité de droits, égalité de devoirs. On a vu, et cela quelquefois dans des familles aisées, des jeunes filles ou des femmes mariées mettre leur amour-propre à se suffire à elles-mêmes, prétendre gagner leur vie sans le secours de leur mari ou de leur père. Femmes, et jeunes filles surtout, se sont précipitées sur toutes les carrières ouvertes à leur sexe, non sans réclamer instamment pour lui de nouveaux débouchés[29]. La passion pour l’instruction, pour la science même, a été l’une des conséquences de ce goût d’indépendance morale et matérielle. Les jeunes filles se sont pressées aux cours, aux gymnases, aux universités. Quelques-unes ont abordé les langues classiques ; un plus grand nombre se sont vouées aux sciences naturelles et à la médecine[30].

L’esprit révolutionnaire ne pouvait manquer de mettre à profit ces prétentions et ces aspirations d’un sexe, toujours plus que l’autre disposé aux entraînements et aux engouements. Parmi ces femmes avides de savoir et de liberté, parmi ces jeunes filles esprits forts, quelquefois trop peu soucieuses des bienséances de leur sexe, associant une sorte d’idéalisme instinctif à un réalisme voulu et remplaçant par des rêveries humanitaires la religion de leur enfance, les grossières séductions du radicalisme nihiliste ont fait d’autant plus de victimes que beaucoup de ces coursistes ou étudiantes n’ont pu trouver moyen d’utiliser pratiquement leurs études et de vivre de leurs connaissances. Le mal a souvent été empiré par les remèdes inopportunément suggérés aux défiances du pouvoir qui, loin d’élargir le champ de l’activité féminine, lui a, dans quelques cas, à demi fermé les carrières dont il lui avait naguère ouvert l’accès[31].

Dans les grandes villes s’est ainsi formé, si l’on peut appliquer ce mot à des jeunes filles, une sorte de prolétariat féminin, instruit, enthousiaste, plus laborieux et d’ordinaire non moins révolutionnaire que la jeunesse masculine des écoles. L’Occident, la Suisse surtout à Zurich, a vu naguère de nombreux spécimens de ces jeunes étudiantes qui s’ingéniaient à effacer en elles toutes les qualités naturelles à leur sexe pour mieux établir leurs droits aux occupations de l’autre, de ces jeunes filles unsexed, comme dit Shakspeare, — qui, pour mieux s’élever au niveau de l’homme, travaillaient à n’être plus femmes. Beaucoup de nobles et généreuses natures se sont usées et déformées dans cet effort ; les plus ardentes et énergiques, arrêtées au premier rang des conspirateurs, se sont fait, à la fleur de leur jeunesse, déporter au fond de la Sibérie : les moins hautes ou les moins droites sont tombées dans des désordres qui, pour leur présomption, ont peut-être été un plus sévère ch&timent.

Les excès, qui l’ont compromis, n’empêchent pas ce mouvement d’émancipation féminine de rester un des phénomènes les plus intéressants et les plus caractéristiques de la société russe contemporaine. Par ce côté la Russie est, de tous les États du continent, celui qui se rapproche le plus des pays anglo-saxons, bien que dans les deux cas des prétentions au fond analogues se présentent sous des aspects bien différents. S’il doit jamais s’opérer dans les mœurs et dans les lois quelque révolution en ce sens, la Russie sera sans doute l’un des premiers pays du vieux continent à s’y essayer. En attendant, elle a déjà fait, dans le haut enseignement des femmes, des expériences dont quelques-unes pourraient servir de modèle à des États qui se croient beaucoup plus avancés[32]. L’esprit russe ne recule pas devant les initiatives hardies, risquées même ; de ce côté d’où nous attendons si peu d’exemples, nous viendra peut-être un jour plus d’une leçon.

Chez aucune nation, les traditions du passé n’ont eu à la même heure plus d’empire et moins d’autorité, vénérées superstitieusement en bas, rejetées avec dédain en haut. Aux deux extrémités du même peuple se rencontrent à la fois les deux exagérations opposées. De tous les hommes, le Russe est celui qui, une fois dégagé de ses idées traditionnelles, de ses préventions nationales, en est le plus complètement affranchi. Sous ce rapport, je ne saurais guère lui comparer que le juif, l’israélite moderne qui, lui aussi, au contact de l’étranger, passe si fréquemment des extrémités de l’esprit de vénération à l’extrémité de la libre pensée, du traditionalisme oriental, où s’en tient obstinément la masse de ses coreligionnaires, aux plus grandes hardiesses de l’esprit d’innovation. Par un des perpétuels contrastes de la Russie, tandis que le paysan, de même que le petit juif d’Orient, demeure opiniâtrément conservateur des rites et des formes, l’homme des classes cultivées se glorifie souvent d’avoir rejeté derrière lui toutes les vieilles traditions avec les vieilles croyances. Plus d’un se plaît à comparer l’esprit russe aux steppes vierges où les siècles n’ont pas laissé de traces et qui ont conservé pour l’avenir toute leur fécondité. Nous verrons dans les chapitres suivants en quel sens de telles prétentions se peuvent justifier. En tout cas nous pouvons déjà dire que la débilité des traditions nationales, que la pauvreté du legs fait à la Russie par une histoire déjà dix fois séculaire, est pour quelque chose dans les penchants radicaux de l’esprit russe et dans le « nihilisme », ou, pour prendre un mot à sens moins défini et moins équivoque, je dirai, en empruntant ce barbarisme à Joseph de Maistre[33], dans le riénisme plus ou moins réfléchi des générations contemporaines.



  1. En russe la lettre h n’existe pas, on la remplace dans les mots d’origine étrangère par un g.
  2. Pour les origines et les caractères du nihilisme, je me permettrai de renvoyer le lecteur à une conférence que j’ai faite, en juin 1880, de concert avec M. Th. Funck-Brentano. Voy. le Bulletin de la Société des études d’économie sociale. Cf. Funck-Brentano : Sophistes allemands et Nihilistes russes (1887).
  3. Parmi les conspirateurs, beaucoup et parfois les plus entreprenants sont d’origine juive. Cela a fait dire à certaines feuilles russes, heureuses de trouver un bouc émissaire étranger, que tout le mal venait du dehors et des Juifs. Il n’y a là rien de sérieux. Le nihilisme est bien russe, quoiqu’il y ait nombre de nihilistes en dehors de la Russie. Pour ce qui regarde les Israélites, on pourrait dire qu’il se rencontre parfois aujourd’hui une sorte de nihilisme juif qui s’allie naturellement au nihilisme slave. La situation inférieure, faite aux nombreux Juifs de Russie par les lois ou les mœurs, est pour beaucoup, du reste, dans leur participation aux complots. Voy. t. III, I. IV, ch. iii.
  4. Ce nom vient d’un roman d’Ivan Tourguénef, Pères et Enfants, où le célèbre romancier a peint vers 1860, la première génération de « nihilistes ». D’ordinaire les révolutionnaires russes s’intitulent eux-mêmes démocrates-socialistes ou simplement propagandistes, et le plus souvent leurs diverses fractions se distinguent par le nom des feuilles clandestines qui leur servent d’organes. (Voy. t. II, liv. V., ch. iii.)
  5. Bazarof, l’étudiant en médecine, le héros de Pères et Enfants ; — Hélène Jiglioski, l’héroïne du roman de Pisemski, traduit en français sous le titre : Dans le tourbillon. Charpentier 1882.
  6. Les motifs de cette brusque évolution du socialisme au terrorisme sont exposés dans notre tome II, liv. VI, chap. ii, là où nous étudions la formation et l’organisation du parti révolutionnaire.
  7. Sous l’influence de Bakounine et de l’Internationale, la plupart des révolutionnaires russes semblent avoir eu pour formule la fédération de communes productrices indépendantes, formule qui leur était suggérée par leur propre organisation communale. (Voyez plus bas liv. VIII.) En 1874, après la fondation du Vpéred (En Avant) par Lavrof, des discussions s’étant élevées dans l’émigration sur la manière de préparer la révolution, les plus ardents déclarèrent avec Tkatchef qu’au lieu de se préoccuper de l’organisation future, « le parti d’action » ne devait avoir en vue que son œuvre de destruction. Ce conseil devint la règle de l’immense majorité des « nihilistes ».
  8. Je rappellerai an lecteur que Herzen est mort à Nice en 1869 et Bakounine à Berne en 1878.
  9. Netchaief était un intrigant qui, sous l’inspiration de Bakounine, mais dans des vues d’intérêt personnel, avait organisé en Russie une société révolutionnaire. Arrêté en Suisse et jugé à Pétersbourg en 1871 pour le meurtre d’un de ses complices, par lequel il craignait d’être dévoilé, Netchaief a été condamné aux travaux forcés.
  10. Voyez par exemple M. Em. de Laveleye (Revue des Deux-Mondes du 1er juin 1880 et Lettres d’Italie (1880). La plupart des écrivains occidentaux, notamment l’auteur anonyme de Russland vor und nach dem Kriege (Leipsig, 1880) me paraissent avoir exagéré le rôle de Bakounine eu Russie. En tout cas, ses idées ou ses conseils ont eu plus d’empire sur les conspirateurs de profession que sur la jeunesse des écoles.
  11. Les journaux ont, en 1889, annoncé sa mort à Saratof, dans le sud-est de la Russie où il avait obtenu d’être transféré ; il était resté en Sibérie jusqu’en 1883, puis avait été interné à Astrakan.
  12. Tchernychevski a débuté, vers 1855, par un traité d’esthétique naturaliste sur les rapports de l’art et de la réalité (Estetitcheskiia otnochéniia iakoustva i désvitelnosti). Un peu plus tard, dans un essai intitulé le Principe anthropologique en philosophie (Antropologitcheskii princip v filosofii), il exposait un système de matérialisme transformiste, défendait l’unité de principe dans la nature et dans l’homme, et ramenait toute la morale au plaisir ou à l’utilité. En 1860, il publiait dans le Sovremennik du poète Nekrasof une critique de l’Economie politique de Stuart Mill, ouvrage tout socialiste, traduit en français sous le titre d’Economie politique jugée par la science ; critique les principes de Stuart Mill (Bruxelles, 1874). En 1863 enfin, le Sovremennik, peu de temps après supprimé, a publié sous le voile de l’anonyme le roman Que faire ? (Chto délat) écrit dans les prisons de Pétersbourg.
  13. Voyez par exemple introduction d’une brochure intitulée : Lettres sans adresse, petit ouvrage inachevé de Tchernychevski, traduit en français (Liège, 1874) et donné en russe, la même année, dans la revue révolutionnaire le Vpered.
  14. Dés 1867, les éditeurs des œuvres de Tchernychevjtki (Sotchineniia Tchernychevskago, Vevey, 1868) regrettaient de voir la jeunesse s’éloigner des enseignements du maître, en ce sens qu’elle en goûtait surtout le côté négatif.
  15. Herzen (le Peuple russe et le Socialisme) écrivait déjà vers 1848, longtemps avant que le nihilisme n’eût un nom : « Le véritable caractère de la pensée russe se développa dans toute sa force sous Nicolas. Le trait distinctif de ce mouvement, c’est une émancipation tragique de la conscience, une négation implacable, une ironie amère ».
  16. Ivan Tourguénef raconte quelque part qu’à Heidelberg, alors fréquente par de nombreux étudiants russes expulsés des universités nationales, il paraissait, vers 1865, un journal nihiliste ayant pour titre : À tout venant, je crache. Pour dire : « Je m’en moque », un Russe dit : « Je crache dessus ».
  17. Le comte Tolstoï, deyenu le ministre le plus impopulaire, dut quitter l’instruction publique en 1880. Appelé à l’intérieur en 1883, il est mort en 1889. — Sons Alexandre III, nouveau revirement : après avoir tout fait pour attirer aux universités et aux gymnases classiques, on a édicté, en 1887, des règlements pour en écarter les jeunes gens sans fortune ou sans famille.
  18. Voici, par exemple, la traduction de quelques vers adressés à l’une des héroïnes d’un des grands procès politiques, Lydie Figner, qui avait étudié la médecine à Zurich et à Paris : « Forte, ô jeune fille, est l’impression de ta beauté enchanteresse ; mais plus fort que l’enchantement de ton visage est le charme de la pureté de ton âme… Pleine de compassion est l’image du Sauveur, pleins de tristesse sont ses traits divins ; mais, dans les yeux d’une profondeur sans fond, il y a encore plus d’amour et de souffrance. Détooubiislvo soverchaemoe rousskim pravitelsivom. Genève, 1877. Comparez les portraits de révolutionnaires donnés sous l’anonyme de Stopniak, dans la Russia Sotierranea, petit volume publié en italien à Milan, en 1882, avec préface de Lavrof.
  19. Ce roman a été traduit ou mieux résumé en mauvais français dans une édition publiée à Milan en 1878.
  20. Citons une des maximes de Rakhmétof : Puisque nous demandons que les hommes jouissent complètement de la vie, nous devons prouver par notre exemple que nous le demandons, non pour satisfaire nos passions personnelles, mais pour l’homme en général.
  21. Dans les villes d’Universités, on voyait fréquemment les étudiants et les étudiantes habiter côte à côte. Leurs chambres n’étaient séparées que par de minces cloisons ou par des portes, barricadées à l’aide d’une armoire ou d’un lit. « Les jeunes gens, dit un homme établi depuis longtemps en Russie, recherchent les logements habités par les étudiantes qui leur rendent mille petits services. Il n’est pas superflu de dire en passant que la plus grande moralité règne dans ces logements mixtes. » Edm. de Molinari, Journal des Économistes, 1er mai 1880. — Cette fréquente cohabitation, indépendamment de ses inconvénients moraux, pouvait contribuer à l’exaltation des jeunes gens des deux sexes, qui se montaient et se surexcitaient mutuellement.
  22. Ces faits ont été mis en lumière par le procès de Solovief. Pour montrer tous les contrastes de cet existences, je noterai que le même Solovief a déclaré devant ses juges avoir passé dans un mauvais lieu la nuit qui précéda son crime.
  23. C’est ce qu’avaient fait, par exemple, ie prince Tsitsianof et ses complices à Ivano-Vosnesenk (procès de 1875), ce qu’avait fait également Solovief jusqu’en 1778. D’autres agitateurs avaient de mdme appris un métier et ouvert des ateliers en diverses villes : de serrurerie à Toula, de menuiserie à Moscou, de cordonnerie à Saratof, etc. Les procès de 1878-1882 ont mis en lumière d’autres faits du même genre. C’est à de pareils modèles qu’est empruntée l’héroïne de Tourguenef dans ses Terres vierges.
  24. Déposition d’une jeune fille dans le procès du prince Tsitsianof (1877).
  25. Un des moyens de propagande révélés par les procès politiques, c’est en effet de se faire instituteur de village ou scribe communal. Solovief avait dans ce dessein fait l’un et l’autre métier. Beaucoup d’agitateurs des deux sexes recouraient, pour la même raison ; à la profession médicale.
  26. Je prends au hasard un procès polilique jugé à Kief en juillet 1880. Sur une vingtaine d’accusés, un seul, l’unique paysan de la bande, avait trente ans au moment du procès ; deux seulement, un noble et un fils de prêtre, avaient vingt-sept ans ; trois, dont une femme, avaient vingt-cinq ans ; un, encore une femme, vingt-quatre-ans ; quatre étaient âgés de vingt-trois ans ; deux, dont une jeune fille, avaient vingt-deux ans ; deux autres, vingt et un. Il y avait enfin un accusé de vingt ans, un de dix-neuf, un de dix-huit, un de dix-sept ans. Les procès politiques de Pétersbourg et des autres villes donneraient à peu près les mêmes chiffres. Parmi les auteurs des principaux attentats, Mirsky, qui en plein jour et à cheval avait tiré sur le général Drenteln, chef de la haute police, avait à peine dix-huit ans.
  27. Dans une brochure (V oulikou vréméni, 1879), un écrivain humoriste à tendances à la fois nationales et aristocratiques, le prince Mechtchertfky, a donné du nihilisme une explication pathologique qui, pour être paradoxale, n’est pas absolument dépourvue de vérité. Selon lui, ce serait une sorte de névrose, provenant d’anémie et engendrée par le manque d’exercice musculaire dans les écoles. On pourrait généraliser l’observation et dire qu’outre le défaut d’équilibre entre les exercices du corps et ceux de l’esprit, la mauvaise hygiène, le mauvais régime d’étudiants, pour la plupart mal logés, mal nourris, parfois même mal vêtus, sont pour beaucoup dans la maladive exaltation cérébrale de tant de jeunes gens des deux sexes. (Voy. Tome II, I. VI, ch. ii)
  28. Les Russes n’aiment pas à cet égard se servir du mot d’émancipaUon ; ils se plaisent à dire que chez eux la femme est émancipée, cela parce que la loi lui laisse dans le mariage l’administration de sa fortune. Aussi dit-on d’ordinaire, en Russie, la question des femmes : jenskii vopros »
  29. Je dois dire que ce mouvement féminin a aussi des causes économiques dont il faut tenir compte : perturbation apportée dans maint budget domestique par l’émancipation, difficultés croissantes de la vie de famille avec le renchérissement de toutes choses, difficulté pour les jeunes filles d’une certaine classe de s’établir dans leur monde, particulièrement dans les villes, où le nombre des mariages a beaucoup diminué ; enfin certaines dispositions légales qui n’attribuent aux femmes, relativement aux hommes, qu’une part minime de l’héritage paternel.
  30. Sous l’influence de causes économiques ou morales analogues, le même besoin d’indépendance, le même effort pour se suffire à soi-même se sont fait jour chez les jeunes filles d’origine juive. Parmi les étudiantes en médecine enregistrées en 1875, les juives comptaient pour 32 pour 100. Cette proportion toujours ascendante s’élevait à près de 34 pour 100 en 1879, soit à plus du tiers de total. Ce chiffre s’explique par le fait que, grâce aux entraves légales ou aux mœurs, la carrière médicale est à peu près la seule ouverte aux femmes juives. (Voy. le Rasvêt, organe Israélite (11 sep. 1880). Depuis 1887, on a systématiquement écarté les Juifs du haut enseignement. Cf. t. III, I. IV, ch. iii.
  31. C’est ce qui est arrivé pour la médecine, par exemple, sous Alexandre III comme sous Alexandre II. Le gouvernement, redoutant la propagande des femmes médecins dans les campagnes, s’est plus d’une fois opposé à ce que les assemblées provinciales en subventionnassent un grand nombre ; d’autres fois en 1882 notamment, il a supprimé les cours de médecine spéciaux pour les femmes, sauf à en laisser rouvrir d’autres au moyen de souscriptions privées.
  32. Les cours Bestoujef, à Pétersbourg, les cours de M. Guerrier, à Moscou, les uns et les autres fondés par l’initiative privée, offraient ainsi aux jeunes filles un véritable enseignement supérieur. À ces établissements libres, l’État a substitué, en 1888-89, des cours supérieurs pour internes et externes, dont l’accès est beaucoup moins facile.
  33. Lettrée et opuscules.