L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 5/Chapitre 1

Hachette (Tome 1p. 283-301).


CHAPITRE I


Des distinctions de classes en Russie : en quoi elles sont extérieures et superficielles, en quoi elles sont profondes et persistantes. — Coup porté à l’ancienne hiérarchie sociale par l’émancipation. — Toutes les réformes postérieures tendent à rabaissement des barrières de classes. — Comment à cet égard l’œuvre d’Alexandre II ressemble à l’œuvre de la révolution française ; comment elle en diffère. — Caractère et origine de toutes ces distinctions sociales. — Classes privilégiées et non privilégiées. — Défaut de solidarité des premières entre elles ; défaut d’homogénéité de chacune d’elles. — Classes accessoires.


Le fait le plus saillant que présente à l’observateur français la constitution sociale de la Russie, c’est la répartition de la population en groupes distincts, en classes nettement déterminées, pendant longtemps on aurait presque pu dire en castes. L’histoire et la loi ont divisé le peuple russe en compartiments divers, superposés les uns aux autres comme des étages qui, de la base au sommet, iraient en se rétrécissant brusquement. La société russe offre ainsi à distance l’aspect d’une pyramide à degrés, comme la pyramide de Saqqarah aux bords du Nil ou la tour pseudotatare à quatre étages de Kazan, chaque degré se partageant encore en gradins secondaires. À ne regarder que l’extérieur, cette société, savamment distribuée en cadres réguliers, paraît faite pour les hommes qui, dans la classification des différentes couches sociales, voient la première condition de la grandeur d’un peuple. De loin, avec toutes ses dénominations et ses rubriques officielles, la Russie semble réaliser les rêves des utopistes de la hiérarchie : on dirait une vaste Salente où chaque homme en naissant trouverait sa place et ses occupations fixées par la loi.

De près, c’est tout autre chose. Au temps même où les démarcations en étaient le plus nettes, ces cadres officiels, où sont rangés suivant un ordre déterminé les différentes classes de la population, eussent peut-être déçu les théoriciens des distinctions sociales. À plus forte raison en est-il ainsi aujourd’hui que des réformes multiples sont venues remanier, modifier, altérer de toutes façons l’ancien ordre hiérarchique. Si sa force était là, comme on l’imagine souvent à l’étranger, la Russie a déjà perdu la force intérieure que lui ont longtemps attribuée les préjugés de l’Occident.

La constitution sociale de la Russie, telle qu’elle était sortie des deux ou trois derniers siècles, avait sa base dans le servage des paysans : l’émancipation des serfs ne pouvait pas ne point l’ébranler. Dans cette société régulièrement stratifiée, il était difficile que la couche inférieure se pût soudainement redresser, sans soulever et incliner les étages qui reposaient sur elle. L’ancienne classification en ordres ou en états subsiste devant la loi, elle subsiste nominalement, extérieurement ; en réalité, elle a été singulièrement atténuée. Cet amoindrissement progressif des distinctions de classes et des privilèges sociaux est même, à y bien regarder, l’un des traits caractéristiques de la Russie contemporaine.

Si l’on cherche à résumer en un seul tous les changements accomplis de nos jours dans l’immense empire du Nord, on trouvera, je crois, qu’ils se ramènent à ce fait essentiel, à l’abrogation progressive des différences de classes ou de castes, ou, ce qui revient au même, à la réduction successive des prérogatives ou des charges particulières aux diverses classes du peuple. C’est là le point central où convergent les nombreuses réformes du dernier règne, là le point culminant, d’où l’observateur en découvre le mieux l’ordre et la portée.

Réformes administratives ou judiciaires, réformes ecclésiastiques, financières ou militaires, tous ces changements, qui touchent à toutes les branches de la vie publique, tendent au fond, plus ou moins directement, plus ou moins consciemment à la même fin, à rabaissement des barrières de castes, à l’effacement des vieilles lignes de démarcation, à l’élargissement des anciens compartiments sociaux, en un mot à l’égale distribution entre toutes les parties de la nation des faveurs et des charges de l’État. Que le but fût ou non distinctement aperçu des promoteurs des réformes, qu’ils l’aient poursuivi avec une libre et claire volonté, ou qu’ils aient, à leur insu, cédé à un secret et involontaire entraînement, le terme final n’en apparaît pas moins après coup avec une parfaite netteté[1]. Quelque branche de l’administration que l’on étudie, sous quelque côté que nous prenions la Russie moderne, tribunaux, armée, impôts, institutions municipales ou provinciales, nous y retrouverons toujours la même tendance. Là, encore une fois, est le lien qui rejoint toutes les réformes récentes et qui, malgré de graves lacunes et de singulières inconséquences, leur donne ce qui fait les grandes œuvres, l’unité.

Certes il y a des incohérences, des restrictions, des contradictions, on peut signaler, depuis quelques années surtout, bien des incertitudes, des velléités de réaction, des tentatives de retour en arrière ; le fait n’en subsiste pas moins. Dans la Russie de Pierre le Grand et de ses successeurs, tous les droits, toutes les immunités administratives, judiciaires, militaires, étaient attribuées à chaque classe du peuple séparément ; aujourd’hui prévaut le procédé inverse, le procédé démocratique, devant lequel il y a un peuple et non des classes isolées. Au milieu du dix-neuvième siècle, la Russie en était encore sous ce rapport aux vues et aux usages du moyen âge ; sous Alexandre II, elle est devenue un pays moderne. À cet égard, l’œuvre encore imparfaite du libérateur des serfs ressemble singulièrement à l’œuvre aujourd’hui incontestée de notre révolution française, elle a pour terme final l’égalité civile sans distinction de classe, de race, de religion.

Entre la réforme russe et la révolution française, il y a, sous ce rapport même, une double et importante différence : la première, dans la façon dont chacune d’elles a été préparée, la seconde, dans la manière dont l’une et l’autre ont été conduites. Dans la France de l’ancien régime, les barrières morales entre les différentes classes, entre la noblesse et le tiers-état particulièrement, avaient été renversées et effacées par les mœurs avant de l’être par la loi. L’intervalle entre le noble et le bourgeois, encore immense au dix-septième siècle, avait été franchi au dix-huitième ; les salons et les lettres avaient rapproché, souvent même avaient confondu les deux hommes. Ils ne se distinguaient plus l’un de l’autre que par l’extérieur, par l’habit, et, le jour où le noble mit de côté l’épée et les broderies, toute différence s’évanouit. La parité des façons et des dehors ne faisait que manifester la parité des esprits. Selon la remarque d’un récent historien, l’égalité de fait avait précédé l’égalité de droit, la noblesse et le tiers étaient de niveau par l’éducation et les aptitudes, quand ils étaient encore séparés par des privilèges[2]. En Russie, à la veille même des dernières réformes, il en était tout autrement. Le noble, le prêtre, le bourgeois, le paysan, le premier et les trois derniers surtout, n’étaient pas seulement séparés par les privilèges légaux, mais par les habitudes, l’éducation, l’esprit même ; c’étaient autant d’hommes différents, et, pour les rendre pareils, il ne suffisait point que la législation les mît sur un pied d’égalité. Les classes n’ayant pas été rapprochées par les mœurs avant de l’être par la loi, l’abaissement des clôtures légales qui les isolaient ne suffit point à les fondre ensemble ; ce n’est qu’à la longue et indirectement que pourront se manifester les grands résultats des réformes sociales.

Entre la révolution française et les réformes impériales, il y a une seconde différence, et comme une opposition jusque dans la ressemblance. Alors même qu’elles tendent au même but, les réformes d’un monarque et les révolutions populaires ne suivent pas la même marche : les unes ne procèdent point de la façon violente, brusque, entière, dont usent les autres. Tandis que les révolutions parties d’en bas s’attaquent avant tout aux dehors palpables, et en veulent autant aux noms qu’aux choses, les réformes venues d’en haut sont souvent disposées à respecter l’enveloppe, les dehors des institutions qu’elles modifient, s’estimant d’autant plus heureuses que les innovations sont moins apparentes. Les distinctions de classes n’ont pas été abrogées en Russie, les formes et le moule extérieur en subsistent dans leur intégrité. Au lieu de les abandonner comme des cadres vides ou de les laisser tomber comme un inutile échafaudage, le législateur a maintenu la plupart de ces compartiments, de ces cases multiples. Les partisans du passé peuvent ainsi rêver d’y faire un jour ou l’autre rentrer effectivement les diverses classes de la nation, de reconstruire sur les anciennes bases, avec quelques légères modifications, une nouvelle hiérarchie sociale. Les lois, qui ont tant fait pour rapprocher les différents groupes de la population, n’ont presque rien changé à la complexe nomenclature de la classification officielle.

Ces distinctions, il ne faut point le perdre de vue, ont dans l’histoire et dans les mœurs des racines trop profondes pour s’effacer en quelques années. Elles ont gardé en Russie des raisons d’être que dans l’Europe occidentale elles n’ont plus depuis longtemps, ou n’ont jamais eues. L’une est la manière exotique dont s’est introduite la civilisation moderne, et par suite, la grande, l’incomparable diversité de mœurs et de culture ; une autre, c’est la constitution même de la propriété territoriale, commune et inaliénable chez le paysan récemment émancipé, individuelle et héréditaire chez l’ancien propriétaire de serfs.

La législation et la société même sont à cet égard dans un état de transition ; l’étude des différentes classes en est d’autant plus ardue et compliquée. Il est souvent difficile à un étranger de discerner ce que les récentes réformes ont abrogé et ce qu’elles ont respecté, de démêler les droits et privilèges nominaux des privilèges et droits effectifs. Pour la distinction des faits et des apparences, rien cependant n’est plus important. À l’extérieur, cette société russe, la mieux encadrée, la plus nettement répartie en classes, semble une des plus aristocratiques de l’Europe ; au fond, elle est, virtuellement sinon actuellement, une des plus démocratiques. Il y a là, entre les dehors et la réalité, un de ces contrastes encore si fréquents en Russie, et qui en rendent l’intelligence malaisée.

« Chez nous, » me disait un des principaux rédacteurs de l’acte d’émancipation, le prince V. Tcherkassky, « les distinctions de classes n’ont jamais existé qu’à la surface : des Varègues de Rurik à Pierre le Grand et à Catherine II, la noblesse n’a été qu’une mince et superficielle alluvion. En grattant le sol, on retrouve le vieux fonds slave égal et uni. »

L’étranger ne doit donc pas trop s’étonner si, en dépit de tout ce que lui montrent ses yeux, il entend des Russes lui affirmer qu’en Russie il n’y a point de distinction de classes, que toute hiérarchie de ce genre a toujours répugné à l’esprit russe. Cette prétention, qui date de l’école slavophile, est du reste commune à tous les peuples slaves, en dehors des Polonais, lesquels, à cet égard comme à bien d’autres, se distinguent de leurs congénères. L’unité fondamentale du peuple, l’homogénéité sociale est donnée comme le trait distinctif du génie des Slaves, comme la marque caractéristique de leur civilisation et la principale condition de leur développement futur[3].

En Russie, l’individu n’est point, comme en France, isolé en face de l’État. Chaque homme est classé dans la nomenclature administrative sous une certaine rubrique, chacun appartient par la naissance ou la profession à un groupe déterminé dont il partage les droits et les obligations. L’État n’a point devant lui des citoyens ou des sujets, tous à ses yeux semblables et égaux, pareils à des unités abstraites » mais des groupes concrets, des classes (sosloviia) dont chacune a ses charges et ses privilèges particuliers. La loi distingue l’un de l’autre le noble, le prêtre, le paysan, l’habitant des villes. Jusqu’à ces dernières années, chacun d’eux avait une position différente devant l’administration et l’impôt, devant la justice et le recrutement militaire. Chacun des ordres ou des classes de l’État avait son organisation propre, ses formes corporatives, ses assemblées et ses chefs élus, quelquefois ses tribunaux et ses juges ; chacun avait la tutelle de ses membres mineurs, et parfois était responsable de ses membres majeurs. Ces charges ou ces immunités, comme ce self-government intérieur, persistent souvent encore ; mais les diverses classes ont cessé d’être tenues à l’écart les unes des autres.

Le gouvernement de l’empereur Alexandre II, en dotant la Russie d’assemblées provinciales, a pour la première fois appelé les différents ordres de la nation à délibérer en commun ; mais telle est encore la distance entre elles que, dans les réunions qui leur sont communes, dans les assemblées de toutes classes (vsesoslovnyia sobraniia), chaque classe a le plus souvent ses représentants distincts, élus par elle dans ses assemblées particulières. En introduisant le self-government dans l’administration locale, la Russie paraît demeurer en suspens entre le système qui donne à chaque groupe de la population des représentants spéciaux, et celui qui mêle tous les habitants dans une seule et même représentation. La première méthode, naguère encore partout en usage, prévaut dans les conseils provinciaux, dans le zemstvoj la plus importante des assemblées délibérantes de la Russie actuelle ; la seconde a récemment été appliquée aux conseils municipaux des villes ainsi qu’au jury. Lequel des deux systèmes triomphera définitivement ? lequel sera préféré le jour où l’empire recevra une constitution politique ? La noblesse, les villes et les paysans auront-ils encore des représentants distincts, élus séparément et délibérant en commun ? ou bien l’un des ordres de l’État, la noblesse par exemple, avec ou sans le clergé, aura-t-il, comme en Angleterre, une chambre particulière ? Il y a là, pour l’avenir de la Russie, une question analogue à celle qui se posa chez nous au début de la révolution, lors de la convocation des états généraux, question délicate qu’on ne saurait résoudre sans s’être familiarisé avec la vieille organisation sociale, sans avoir mesuré la valeur et la force réelle de chacun des grands groupes dont se compose la nation.

Tout un tome du volumineux code russe (svod zakonof) est consacré aux classes, états ou conditions[4]. Le svod n’offre pas moins de seize cents articles sur cette difficile matière, et de nombreux changements, corrections et appendices en accroissent constamment la complexité. La loi reconnaît en Russie quatre classes principales, la noblesse, le clergé, les habitants des villes, les habitants des campagnes. Cette division sort naturellement de l’histoire de l’ancienne Russie ; on pourrait dire qu’elle sort de l’état social de tous les peuples primitifs. De l’Inde à la Scandinavie, presque partout, à un certain âge de la civilisation, se retrouvent ces quatre ordres fondamentaux, les deux derniers tantôt séparés comme en Suède, tantôt réunis sous un même nom comme en France, sans être réellement confondus : en haut, les guerriers ou la noblesse, les prêtres ou le clergé, au-dessous, les marchands ou la bourgeoisie, en bas enfin, le paysan ou vilain, cultivateur de la terre. Cette analogie de classification et de hiérarchie ne suppose point partout une identité parfaite des choses. Pour porter en français ou en allemand les mêmes noms que les classes de l’Europe féodale, dans l’ancienne constitution suédoise par exemple, les groupes sociaux de la Russie n’en diffèrent pas moins profondément de leurs homonymes étrangers ; ce serait s’exposer à de graves méprises que de juger des uns par les autres.

Dans l’Europe occidentale, quel que soit l’état social actuel des différents peuples, en Espagne ou en Allemagne, en Italie ou en Belgique, les mots de noblesse, de bourgeoisie, de paysans ont au fond le même sens, ils ont le droit de transmettre à l’esprit des idées analogues, parce que les classes, que ces termes désignent, sont nées au même âge, sous l’influence des mêmes circonstances, à une époque où toute l’Europe latine ou germanique avait des institutions à peu près identiques. La Russie, comme la plupart des peuples slaves, ne faisant point alors partie de cette communauté européenne, les mêmes noms n’y sauraient avoir la même signification. Ces mots de nobles ou de bourgeois, nous ne les employons en parlant d’elle que faute de termes meilleurs, pour ne pas toujours nous servir de sons peu familiers aux oreilles françaises. En Russie également, toute cette hiérarchie, toutes ces dénominations de classes sont nées au moyen âge, mais dans un moyen âge isolé et différent du nôtre. Par l’origine, par l’esprit et le rôle historique, le dvorianine et le mechtchanine, le noble et le bourgeois russes s’éloignent peut-être encore plus du bourgeois ou du gentilhomme européens que le clergé grec ne s’éloigne du clergé latin, le pope orthodoxe marié du prêtre catholique voué au célibat. Entre les uns et les autres, à peine y a-t-il un air de famille.


Comme toutes choses en Russie, c’est de Pierre le Grand, et après lui de la grande Catherine, que date la constitution des quatre principales classes de la société dans leur forme moderne. C’est Pierre qui, en établissant la hiérarchie officielle des rangs selon le grade ou l’emploi, a définitivement donné, à ce que les Russes appellent noblesse (dvoriansivo), son caractère national ; c’est Catherine qui, sous l’influence des exemples de l’Occident, a érigé cette noblesse, ainsi que la bourgeoisie des villes, en corporations pourvues de certains privilèges. Dans la société réglementée par Pierre Ier, chaque citoyen semblait avoir sa place marquée par la loi, chaque classe, sa sphère d’activité définie et, pour ainsi dire, sa spécialité[5]. Au paysan le travail de la terre comme au bourgeois des villes le commerce ou l’industrie, au noble le service public comme au prêtre le service de l’autel. Chaque rouage, chaque engrenage avait son rôle indiqué dans la machine de l’État, et aucun ne s’en pouvait écarter. Ces classes, si nettement délimitées, entre lesquelles aujourd’hui même les mœurs et l’éducation tracent souvent une démarcation plus nette que la loi, n’étaient cependant point des castes fermées. La nature même du pouvoir, dont elles étaient l’œuvre, ne leur pouvait permettre de s’enclore et de se murer en elles-mêmes. Les classes supérieures, comme les classes inférieures, n’existaient que dans l’intérêt du trône et de l’État, non par elles-mêmes ou pour elles-mêmes, et, selon ses besoins ou ses vues, le souverain restait le maître d’élever ou d’abaisser ses sujets d’une catégorie à l’autre.

Dans une telle société, aucune classe ne tenant ses droits et prérogatives de sa propre initiative, de ses ancêtres ou de la tradition nationale, aucune, ni la noblesse, ni la bourgeoisie des villes, ne pouvait avoir de droits vis-à-vis du pouvoir souverain. Toutes demeuraient également dépendantes de l’autorité absolue dont elles étaient la création, dépendantes du bon plaisir dont elles avaient reçu leurs prérogatives. Il n’y avait point dans ces classes russes, dans la noblesse et la bourgeoisie en particulier, d’organisme vivant, pourvu d’un moteur spontané et d’un mouvement propre ; il n’y avait qu’un mécanisme inerte, docile à la main qui le dirigeait. L’exemple de la Russie montre que la hiérarchie et la délimitation des classes ne sont pas toujours un sûr garant de la liberté des peuples. Il est facile de se plaindre de l’émiettement des forces sociales dans les pays tels que le nôtre où, devant l’État, les individus sont, dans leur égalité théorique, à la fois confondus et isolés, comme des grains de sable au bord de la mer. À ce mal, quelque grand qu’on le juge, il est difficile de remédier artificiellement. Pour donner aux groupes sociaux de la cohésion et de l’unité, il ne suffit point d’une législation qui agglomère les individus en corporations, en ordres, en classes. Au point de vue politique, il n’y a de vraiment consistants que les produits spontanés de la nature et de l’histoire, que les corps qui se sont formés et cimentés d’eux-mêmes, qui ont en soi et non au dehors leur principe de vie et de force.

En Russie, aucune classe ne possède de droits politiques d’aucune sorte ; chacune assure à ses membres des droits ou privilèges personnels qu’elle tient de la loi et de la volonté du souverain. À cet égard, la société russe se divise, ou mieux se divisait, car les récentes réformes ont à peu près annihilé cette distinction, en deux groupes principaux, les classes privilégiées et les classes non privilégiées. Les premières étaient exemptes du service militaire, exemptes du plus lourd impôt direct, la capitation, exemptes enfin des châtiments corporels, du knout ou des verges. Comme partout, ces privilégiés étaient la noblesse et le clergé, auxquels on avait adjoint l’élite de la population urbaine et du commerce, ce que nous appellerions la grosse bourgeoisie. Le reste des habitants des villes, les petits bourgeois, les petits marchands, les artisans étaient, comme les serfs des campagnes, soumis au recrutement, à la capitation » aux verges. C’était, comme nous disions jadis en France, le peuple taillable et corvéable, et de plus, selon le mot russe, le peuple rossable à merci. La plèbe des campagnes et des villes formait ensemble une classe déshéritée, que par d’expressives métaphores on appelait de temps immémorial le smerd (la puante), et la tchern (la noire).

Parmi les classes privilégiées, il s’en fallait du reste qu’il y eût l’unité d’esprit, la conformité de culture, l’homogénéité morale, en un mot, qui s’est, en d’autres pays, rencontrée en semblable occurrence. Entre la noblesse et le clergé, il n’y avait rien de cette alliance ou de cette solidarité, il n’y avait aucune de ces attaches multiples de famille ou d’intérêts qui, dans l’ancienne France, unissaient entre eux les deux premiers ordres de l’État. Dès avant Pierre le Grand, les dignités ecclésiastiques étaient désertées de la noblesse. Déjà le clergé, condamné à se recruter lui-même, formait une sorte de caste héréditaire, la plus fermée de toutes les classes russes, non que l’accès en fût légalement interdit, mais parce que les fils de prêtres étaient presque seuls à en solliciter l’entrée[6]. Depuis Pierre le Grand, le clergé, confiné dans ses devoirs ecclésiastiques et longtemps soupçonné de malveillance à l’égard des innovations, était demeuré, comme la masse du peuple, fidèle aux anciennes mœurs, aux anciens usages, à l’ancienne Russie. La noblesse, au contraire, recrutée d’étrangers de tous pays, de favoris du souverain et d’aventuriers de toute sorte, s’était, après une courte résistance, ouverte au souffle de l’Europe ; seule en Russie, elle avait pris l’habit, la façon de vivre et les idées de l’Occident. Entre cette noblesse de propriétaires de serfs ou de fonctionnaires de l’État et la bourgeoisie privilégiée des villes, il n’y avait point davantage d’affinités d’intérêt ou de sentiment, car le commerce et la bourgeoisie russes se sont, moins que partout ailleurs, détachés du peuple par les goûts et l’éducation.

Ces classes, matériellement et moralement isolées les unes des autres, n’ont dans leur propre sein guère plus d’unité et de cohésion qu’elles n’ont de connexité et de sympathie entre elles. Les individus, ainsi groupés ensemble par la loi, n’ont entre eux qu’un lien extérieur sans esprit de solidarité. À cet égard, on a pu dire qu’en Russie il y avait des nobles et des bourgeois, mais qu’il n’y avait jamais eu ni noblesse ni bourgeoisie. De là un autre motif d’impuissance vis-à-vis du souverain.

Une des singularités de la constitution sociale de la Russie, c’est que chacune des quatre classes de la population y est divisée en catégories, en sous-classes souvent fort étrangères, parfois même hostiles les unes aux autres. Le dualisme qui se rencontre dans le sein du clergé entre le prêtre et le moine, entre le clergé blanc et le clergé noir, se retrouve à un certain degré dans toutes les classes de la société. Dans la noblesse, il y a les nobles héréditaires et les nobles personnels ; parmi les habitants des villes, il y a les marchands et les bourgeois notables d’un côté, les artisans et les petits bourgeois de l’autre ; dans les campagnes même, il y a les paysans des particuliers et les paysans de la couronne. Toutes ces catégories, toutes ces subdivisions multiples avaient leurs obligations et leurs droits particuliers, et, dans les premières classes au moins, elles conservent encore un esprit et des intérêts différents.

La complication de la constitution sociale ne s’arrête pas là. En dehors de ces quatre grands cadres, déjà coupés de cloisons intérieures, il y a des compartiments plus petits, des cases accessoires ou secondaires, les unes, débris d’une organisation antérieure, les autres, destinées aux habitants des pays plus ou moins récemment annexés qui rentraient difficilement dans les anciens cadres nationaux. Jusqu’aux réformes d*Alexandre II, l’armée, de même que le clergé, pouvait être regardée comme une classe particulière. Dans la statistique russe, les soldats, leurs femmes et leurs enfants, figuraient au milieu de la nomenclature sociale sous une rubrique spéciale[7]. C’était là une conséquence du long service militaire : quand on restait au régiment vingt ou vingt-cinq ans, on entrait dans l’armée à peu près comme dans le clergé, pour la vie[8]. Le paysan enrôlé cessait d’appartenir à sa commune natale ; une fois rasé, il ne revêtait plus le costume de sa jeunesse. Le plus souvent, lorsque l’âge le faisait sortir du service, il continuait, dans les petits emplois qui lui étaient accordés, ou dans les lieux où il sollicitait la charité publique, à porter la capote militaire. C’est seulement depuis 1872 et 1874, depuis la réduction de la durée du service, que l’appel sous les drapeaux a cessé d’enlever le conscrit à la classe et à la commune où il est né.

Dans la première moitié du siècle, sous le règne d’Alexandre Ier, il y eut un moment où, grâce aux colonies militaires d’Araktcheief, le métier des armes sembla devenir une profession viagère et héréditaire. Dans certains districts, dont les habitants portaient le nom de soldats cultivateurs, les filles, comme les garçons, étaient, de par la loi, vouées à l’armée, destinées en naissant à épouser et à nourrir des soldats. C’était une sorte de servage d’un nouveau genre, dont les promoteurs se flattaient de tirer grand avantage pour les forces et les finances de l’empire. La résistance des paysans, qui alla parfois jusqu’à la révolte, dut, sous Nicolas, faire abandonner cette tentative, Alexandre II obéit à cet égard à des tendances tout opposées à celles qui prévalaient sous Alexandre Ier. Le service militaire, abrégé de durée et rendu obligatoire pour tous, portera un coup sensible à toutes les distinctions de castes. Au lieu d’être un corps isolé et un sujet de privilèges ou de servitudes, l’armée deviendra un instrument d’égalité, elle sera un des principaux moyens de fusion des classes et des rangs[9].

Il est dans l’armée, ou plutôt dans les forces militaires de la Russie, un groupe considérable qui continue à former une catégorie à part, et demeure à quelques égards une classe distincte, une caste guerrière ; ce sont les Cosaques. Sur les frontières méridionales de l’empire, sur le cours inférieur du Don, du Volga, de l’Oural, du Kouban, du Terek, se retrouvent encore des populations d’origine diverse, toutes vouées également à une organisation militaire. Les Cosaques n’ont que cette ressemblance avec les colonies de soldats d’Alexandre Ier ou les anciens confins militaires de l’Autriche. En échange de leurs charges spéciales, ils ont eu de tout temps des immunités auxquelles ils étaient fort attachés ; aussi étaient-ils regardés comme des populations privilégiées, bien que leurs prérogatives personnelles et corporatives aient été singulièrement réduites dans le cours des siècles. À l’étranger, le nom de Cosaque, lié à des souvenirs d’invasion, éveille l’idée de barbarie et de pillage ; en Russie, le même nom, attaché aux souvenirs de la vie indépendante de la steppe, rappelle les idées de liberté et d’égalité. « Libre comme un Cosaque » est pour le Rosse une locution fortement expressive, car elle désigne l’homme qui n’a subi ni le joug étranger, ni la servitude de la glèbe. Chez les principaux groupes cosaques, chez ceux du Dnieper et ceux du Don, régnait jadis l’égalité, non moins que la liberté. Les uns et les autres, les premiers sous la suzeraineté de la Pologne, les seconds sous le sceptre moscovite, formaient une sorte de république démocratique. Ils élisaient eux-mêmes leurs chefs, leurs atamans et ne reconnaissaient entre eux pas plus de nobles que de serfs[10].

À cet égard, l’extrême sud de la Russie ressemblait à certaines régions de l’extrême nord, où le servage et la noblesse n’ont pour ainsi dire point pénétré. Comme les paysans d’Archangel ou de Viatka, les Cosaques ont longtemps conservé les formes d’une ancienne société russe, étrangère aux distinctions de classes ; ces libres colons de la steppe, longtemps recrutés de serfs fugitifs, avaient laissé derrière eux, dans la patrie qu’ils fuyaient, toute trace de hiérarchie sociale. Les distinctions de classes sont peu à peu rentrées chez eux avec l’administration de la Russie moderne. La noblesse a été conférée à leurs officiers, et de l’ancienne égalité, comme de l’ancienne liberté cosaque, il ne reste guère qu’un souvenir[11].

Parmi les classes accessoires, placées en dehors et comme dans l’intervalle des classes normales, une seule mérite encore une mention, c’est celle dont les membres portent le nom bizarre d’odnodvortsy (mot à mot, unicours), c’est-à-dire d’hommes d’une seule cour ou d’une seule maison, possesseurs d’une seule terre. Les odnodvortsy sont des hommes libres, qui, à l’inverse du paysan de la Grande Russie, possèdent la terre qu’ils cultivent en pleine propriété individuelle et héréditaire. À cet égard, ils se rapprochent des nobles, tandis que, par l’éducation et la situation de fortune, par la capitation et le recrutement qui pesaient sur leur tête comme sur les dernières classes de la nation, ils méritent plutôt d’être comptés parmi les paysans. Cette classe, ainsi intermédiaire entre les deux grands ordres de l’État, comptait, croyons-nous, de 2 à 3 millions d’âmes des deux sexes. Parmi ses membres, quelques-uns ont atteint une aisance rare chez le paysan, d’autres sont tombés au niveau des plus pauvres mougiks. Les odnodvortsy pourraient, de même que les Cosaques, être envisagés comme les représentants d’un autre âge de la société russe. Leur origine est assez obscure, leurs rangs semblent s’être recrutés dans plusieurs classes différentes. Les odnodvortsy se regardent eux-mêmes, parfois peut-être avec raison, comme des nobles appauvris et dépouillés de leurs privilèges. La plupart paraissent descendre d’anciens soldats, colonisés jadis le long des frontières méridionales de la Moscovie, et, en échange de leurs services, pourvus de terres longtemps exemptes d’impôt. Ces cultivateurs militaires formaient, vis-à-vis des Tatars, une ligne d’observation et de défense qui, en se reportant peu à peu vers le sud, pénétrait graduellement dans les steppes. Encore aujourd’hui, c’est dans les gouvernements de Voronège, de Koursk, d’Orel, dans les provinces frontières de l’ancienne Moscovie, que se rencontrent le plus de ces odnodvortsy. Quoi qu’il en soit de leur origine, ils sont, en dehors de la noblesse, presque les seuls représentants de la propriété territoriale, telle que nous la connaissons en Europe ; à ce titre, ils forment un anneau intermédiaire entre l’ancien serf et l’ancien seigneur, et peut-être un jour contribueront-ils à doter la Russie d’une des choses qui lui manquent le plus, d’une classe moyenne rurale.

La plupart des classes entre lesquelles était divisée la population russe étaient si particulières à la Russie, si propres à son état social, qu’il était difficile d’y faire entrer des populations d’origine étrangère sans augmenter pour elles le nombre des subdivisions spéciales. Aussi d’ordinaire, pour ne point faire violence aux mœurs, ou ne point enfreindre les droits reconnus aux pays conquis, le gouvernement russe était-il, à chaque annexion en Europe ou en Asie, contraint de créer pour ses nouveaux sujets de nouveaux cadres, de nouvelles rubriques. Chaque région, chaque race, chaque culte même, en passant dans l’empire, y donnait lieu à des divisions particulières, à des catégories sociales, ayant chacune ses droits et obligations. La diversité des nationalités qui habitent la Russie est une des choses qui, en Europe même, retardent la fusion et l’unification légale de toutes les populations comprises sur le sol russe. Les tribus nomades, comme en Europe les Samoïèdes ou les Kalmouks, restent naturellement en dehors des quatre classes normales. Les Tatars, les Bachkirs et toute la population mahométane gardent encore dans les villes ou les campagnes une position spéciale. Il en est de même à certains égards des cultivateurs libres de la Bessarabie, des bourgeois de l’ancienne Pologne ou des provinces baltiques, des colons allemands ou grecs de l’intérieur, de même enfin des Juifs des provinces occidentales. S’ils ne constituent plus, comme dans la République de Pologne, un cinquième ordre de l’État et une véritable caste, les Israélites, même après les dernières réformes, demeurent encore, quant au domicile, quant à la propriété et aux fonctions électives, soumis à certaines restrictions qui continuent d’en faire une catégorie particulière, au milieu même des classes dont ils sont membres[12]. Cette situation inférieure, faite aux Juifs, est sans doute pour beaucoup dans la participation d’un certain nombre d’entre eux aux attentats politiques des dernières années. La mollesse du gouvernement à les protéger contre les émeutes populaires et les rigueurs, parfois réclamées contre eux par les patriotes de Moscou et de Kief, sont du reste peu propres à leur inspirer l’amour ou le respect des lois de l’empire.

Telle est, dans sa complexité archaïque, la structure sociale de la Russie. De par la loi ou de par les mœurs, c’est encore, à bien des égards, un pays à classes, sinon à castes, soslovnyi, comme disent les Russes, Ce caractère, certains maintiennent qu’elle doit le conserver, sous peine de devenir une autre Chine, vouée, elle aussi, au mandarinat[13]. Les réformes d’Alexandre II tendaient à le lui faire perdre ; quelques lois d’Alexandre III tendraient plutôt à le lui rendre. Les barrières de classes que le père avait abaissées, le fils semble plutôt enclin à les relever.



  1. Il ne saurait y avoir aucun doute à cet égard sur les desseins et les tendances des principaux rédacteurs de la reforme fondamentale, l’acte d’émancipation. « Les réformes nouvelles ont renversé les cloisons qui gênaient la communion morale des différentes classes » ; écrivait, le 5 juin 1863, G. Samarine à la femme de son ami N. Milutine.
  2. M. Taine, les Origines de la France contemporaine : l’Ancien régime.
  3. Voyez, par exemple, un écrivain slovène, M. Celestin : Russland seit Aufhebung der Leibeigenschaft, p. 381. Laybach, 1875.
  4. Tome neuvième du Svod Zakonof, — Zakony o sostoianiiakh, plusieurs fois remanié en 1863, 1864, 1866, 1871, etc.
  5. Au fond toutes les classes, toutes les catégories sociales en Russie, la noblesse comme les autres, correspondaient à une occupation déterminée et désignaient des obligations ou des charges communes, non des exemptions et des privilèges.
  6. Pour tout ce qui concerne le clergé et les questions religieuses, voyez le III° volume de cet ouvrage.
  7. Ces statistiques, mal comprises de l’Occident, ont souvent été la cause de singulières erreurs. On donnait le chiffre de la classe comme celui de l’armée sans s’apercevoir que ce chiffre, à l’égard des Cosaques en particulier, portait pour plus de la moitié sur des femmes et des enfants.
  8. Le long service était en partie une conséquence de l’organisation sociale ; de fréquentes levées et de gros contingents eussent ruiné les propriétaires en leur enlevant leurs serfs, qui, une fois entrés dans l’armée, étaient de droit émancipés.
  9. Le service obligatoire, mitigé par certains tempéraments, a été établi en 1874. La durée du service est, depuis 1888, de 5 ans dans l’armée active, de 13 ans dans la réserve ; on reste dans l’armée territoriale jusqu’à 43 ans.
  10. Sur les anciens Cosaques de la Petite et de la Grande-Russie, le lecteur français peut consulter avec fruit les Cosaques d’autrefois de Mérimée, ouvrage qui n’est qu’une réduction des travaux d’un des plus éminents historiens de la Russie, M. Kostomarof. — Les Cosaques des époques plus récentes, formant l’avant-garde de la puissance russe, ont singulièrement contribué à la conquête et à la colonisation des steppes du sud-est et de certaines régions de l’Asie. De tous les États modernes la Russie est peut-être celui qui a su tirer le meilleur parti de la colonisation militaire.
  11. Le servage même avait fini par être introduit chez les Cosaques du Don, et, au moment de l’émancipation, le territoire de l’armée (voïsko) du Don était un des pays qui comptaient le moins de paysans libres. Buschen : Bevölkerung des Russ. Kaiserreichs. Quant aux exemptions et privilèges administratifs ou financiers des Cosaques, ils ont été peu à peu restreints et presque annihilés par les progrès constants de la centralisation, aussi bien que par les progrès du commerce et des voies de communication. C’est ainsi que l’individualité, comme l’autonomie, de la plupart des Cosaques est en train de disparaître.
  12. Bien de plus complexe et confus que la législation sur les Israélites. Le juriste Orchanski en a donné une analyse critique dans l’ouvrage intitulé : Rousskoé Zakonodatelstvo o Evreiakh. Cf. Lévine, Svod ouiokonénii o Evreiakh, 1885. Voyez notre troisième volume, liv. IV, ch. iii.
  13. Ainsi l’auteur anonyme de Sovrémmnaïa Rossiia, Saint-Pétersbourg, 1889, Introduction.