L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 8/Chapitre 4

Hachette (Tome 1p. 532-547).


CHAPITRE IV


La théorie et la pratique dans le mir. — L’égalité matérielle des lots n’entraîne pas toujours l’égalité dans le partage. — Répartition selon la capacité de travail ou les ressources des travailleurs. — Monographie d’une commune. Familles sans âmes, familles fortes, moyennes, faibles. — Le mir providence. — Arbitraire et injustices. — L’usure. Les mangeurs du mir. — Oligarchie villageoise. — Paysans privés de terre et prolétariat rural.


Le syslëme de rigoureuse et maiérielle égalité, qui prévaut d’ordinaire dans la composition des lots, est loin d’empêcher toute inégalité dans le mode de distribution. Le plus souvent, les procédés de répartition des communes n’ont rien de fixe ou de régulier, rien du moins de mathématique : le mir n’est pas un compteur mécanique, notant uniquement le nombre et la quantité. Il n’en est pas de ces allocations de terre, comme de nos affouages de bois communaux, qui se font strictement par feux ou demi-feux. Le mir russe en use avec ses membres d’une manière beaucoup plus paternelle, par suite, beaucoup plus arbitraire ; il ne prend pas seulement en considération le nombre d’habitants d’une maison, mais bien leur âge, leur état de santé, leurs ressources. Dans la répartition du fonds commun, le mir, d’ordinaire, tient compte des inégalités naturelles ou accidentelles, il pèse les forces et la capacité de tous, traitant chacun suivant ses besoins ou ses facultés.

On se tromperait étrangement si, dans cet effort pour compenser les inégalités naturelles, on ne voyait qu’un instinct humanitaire ou un socialisme inconscient, résolu à tout égaliser, à tout niveler, en dépit de la nature. Le mobile des paysans est tout autre, il est, conformément à leur caractère, plus réaliste, plus pratique.

La communauté des terres, nous l’avons dit, est en corrélation intime avec la solidarité devant le fisc. Depuis des siècles, les deux choses sont si intimement liées qu’une certaine école a pu regarder la propriété collective comme une simple conséquence de cette solidarité des charges. Or, dans un pays où les taxes de toute sorte ont toujours été fort lourdes, où longtemps la possession du sol aurait pu être considérée moins comme un droit que comme une obligation, où même aujourd’hui le montant des impôts et redevances dépasse souvent le revenu normal de la terre, il est naturel que, dans la répartition du domaine communal, les paysans aient en vue avant tout le payement des taxes. Depuis l’émancipation, comme au temps du servage, cette question domine toute la vie du mir ; en distribuant le champs communaux, il se préoccupe moins du droit de l’individu à la terre que de ses facultés contributives. Chaque lot correspond le plus souvent à une part proportionnelle de l’impôt solidaire, et la quantité de terre, affectée à chaque ménage, est en raison des charges qu’il peut acquitter. La répartition du domaine commun n’est qu’une suite de la répartition des taxes communes.

La dotation des familles varie avec l’âge et la force, aussi bien qu’avec le nombre de leurs membres ; elle varie avec leurs ressources agricoles. Les plus robustes et les plus aisés reçoivent une plus grande portion de terre, de même qu’ils supportent une plus lourde portion des taxes. Les communes, où le revenu du sol dépasse régulièrement les impôts annuels, sont les seules qui n’aient pas besoin de se préoccuper de telles considérations, les seules qui puissent diviser simplement leurs champs par tête ou par ménage.

Faut-il faire ressortir toutes les complications et les difficultés d’un tel système de partage ? Les pratiques, en usage dans le mir à cet égard, ne peuvent guère être comprises qu’à l’aide d’un exemple ou d’une sorte de diagramme.

C’est ici le cas d’emprunter à M. Le Play la méthode des monographies, tout en rappelant qu’une pareille méthode ne saurait donner que des faits particuliers qu’il serait téméraire de trop généraliser. Le mir russe, il ne faut pas l’oublier, ne connaît ni lois ni règles uniformes, les coutumes changent de région à région, de district à district, parfois même de village à village, chaque communauté étant maîtresse de régler ses partages à son gré, pourvu qu’elle acquitte les impôts à sa charge.

Un économiste, M. Trirogof, voyant dans les communautés de village les cellules organiques du grand corps russe, résolut d’en étudier une de près, pour ainsi dire au microscope. Au bout de plusieurs années de patientes observations, il nous a donné successivement, en deux curieux mémoires, les résultats de cette sorte d’histologie sociale[1]. La commune du gouvernement de Saratof, soumise à cette analyse, s’appelle Arachine ; rien ne la distingue de ses voisines.

Au moment des investigations de M. Trirogof, Arachine comptait 493 habitants des deux sexes, qui formaient 87 familles, demeurant dans un nombre égal de maisons. Les âmes, recensées à la dernière revision et soumises à la capitation, atteignaient le chiffre de 212. Le territoire communal embrassait 846 desiatines[2] de terre arable, moins les potagers et les chenevières avoisinant immédiatement le village. Les terres arables, divisées comme d’ordinaire en trois champs, étaient réparties en un nombre de lots égal au nombre d’âmes imposées, soit 212 lots de 4 desiatines environ, comprenant chacun une parcelle des trois champs communaux. À la répartition de la propriété correspond la répartition des charges. Toutes les contributions ou redevances, impôts personnels ou fonciers, mis par l’État ou la province à la charge de la commune, sont par le mir d’Arachine confondus en une seule masse, sans distinction de nom, d’origine ou de destination. Les impôts, ainsi réunis en bloc, sont partagés en un nombre de cotes égal au nombre d’âmes de capitation et par suite au nombre de lots de terre. Le total des impôts, redevances, montant pour Arachine à 2, 607 roubles 30 kopeks, c’était 12 roubles 30 kopeks par âme de recensement et par lot.

Si, conformément à la théorie et aux fictions légales, la distribution s’était faite par âme imposée, chacune eût eu ses quatre hectares de terre et payé ses 12 roubles ; mais Arachine n’opère la répartition ni par âme, ni par tête, ni même par ménage. Tandis que telle famille ne recevait qu’un lot et n’était taxée qu’à 12 roubles 30 kopeks, telle autre était en possession de cinq lots et demi, et acquittait une contribution annuelle de plus de 73 roubles. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est que la part de terre et d’impôt de certaines familles s’accroît ou diminue d’année en année, selon que grandit ou décroit la force de leurs membres. Ainsi la maison de Vassili Fédotof avait, en 1874, quatre lots et demi, en 1875, cinq lots, en 1876, cinq lots et demi. Pourquoi cette augmentation annuelle d’un demi-lot, soit de deux desiatines ? Parce que les enfants de Vassili Fédotof grandissaient, que la famille était capable de supporter un surcroit de charges avec un surcroît de travail. Dans le voisinage au contraire, la part de la maison Ivan Fédotof était, dans le même laps de temps, tombée de trois lots à deux, parce que le chef d’exploitation vieillissait, que les forces de la famille allaient en déclinant.

On voit que là où elles veulent tenir compte de tous les changements apportés par l’âge ou les maladies, les communes sont obligées de recourir à des partages annuels, à moins, ce qu’elles font souvent, de transporter simplement un lot ou un demi-lot d’une famille à une autre, sans toucher au reste. Au village d’Arachine, la répartition, ainsi modifiée incessamment, n’a rien de fixe, elle reste mobile, variant continuellement selon les moyens des familles, l’âge ou la santé de leurs membres. À cet égard, les précautions intéressées ou la sollicitude paternelle du mir d’Arachine vont fort loin ; il examine tous les côtés de la vie domestique, il tient compte des différences individuelles. C’est ainsi qu’une famille Maximof, qui, d’après les listes de recensement, eût dû recevoir quatre lots et payer pour quatre âmes, n’avait que deux lots et demi et était taxée en proportion, parce que l’un de ses membres avait les yeux, et un autre, la gorge malades.

L’âge et la force physique ne sont pas les seules bases d’appréciation du mir, dans cette distribution des terres et des charges ; il a égard, en même temps, aux ressources, aux moyens d’exploitation de chaque maison ou cour (dvor), à ce que les économistes appellent le capital. Ainsi, le mir d’Arachine groupe les familles en quatre catégories. La première comprend celles qui, par leur défaut de travailleurs adultes ou leur manque d’instruments agricoles, sont incapables de cultiver avec profit et de supporter la moindre part des charges communales. Sur 87 familles, Arachine en comptait trois dans cette situation ; elles étaient exclues de tout partage et affranchies de tout impôt ; en style russe, elles n’avaient pas d’âmes. Après ces familles sans âmes (bezdouchnye), viennent, dans la classification d’Arachine, les familles faibles ou peu capables (malomochtchnye), celles qui possèdent un travailleur valide, mais sont dépourvues de l’indispensable auxiliaire du laboureur, le cheval. On en comptait une dizaine ; elles ne recevaient chacune qu’un lot et n’étaient taxées qu’à une âme. À la troisième catégorie, de beaucoup la plus nombreuse (45 sur 87), appartiennent les ménages qui n’ont qu’un travailleur unique avec un ou deux chevaux ; ils payaient chacun pour deux âmes et possédaient deux lots. Enfin, venaient, au nombre de trente, les familles les plus nombreuses ou les plus riches, cultivant chacune plus de deux lots, la plupart trois ou quatre, quelques-unes cinq ou même cinq et demi, et naturellement taxées chacune à une part d’impôt correspondante[3].

D’un pareil tableau il ressort que, dans la commune d’Arachine, les familles sans âme, faibles ou à un seul ouvrier, dont le nombre montait ensemble à 57, soit presqu’aux deux tiers du total, ne détenaient pas la moitié des terres du mir, tandis que les trente familles les plus aisées, qui, réunies, ne formaient guère qu’un tiers de la totalité, détenaient ensemble plus de la moitié des lots (112 contre 100) et payaient à elles seules plus que toutes les autres additionnées, (1, 377 roubles 60 kopeks contre 1, 230 roubles sur un total de 2, 607 roubles 60 kopeks).

Une conséquence assez inattendue de ce mode de distribution, c’est qu’avec ces procédés en apparence tout communistes, ce qui constitue un titre à la terre, c’est moins la force personnelle du travailleur que les ressources dont il dispose. Dans un mir, comme celui d’Arachine, on pourrait presque dire que c’est le capital, qui donne droit au sol. La terre est attribuée de préférence à ceux qui ont le plus de moyens d’en tirer parti. On considère, dans la répartition, moins les besoins de la consommation que les moyens de production.

Ce partage inégal, par famille ou par cour (dvor), selon le nombre des ouvriers valides de chaque maison et leur aptitude au travail, cette répartition par tiaglo est donnée par certains écrivains russes, par Iouri Samarine et le prince Vassilichikof entre autres, comme le trait caractéristique du mir, le trait essentiel par où la commune grande-russienne se distingue de toutes les associations ou communautés agraires, anciennes ou modernes[4]. On se plaît à présenter ce mode de partage comme une solution du droit de propriété spéciale au peuple russe, et radicalement différente de toutes les institutions plus ou moins analogues. Le fait peut être vrai aujourd’hui, mais, au point de vue historique, l’observation est contestable. Ce procédé de distribution territoriale semble dériver, non d’une conception particulière de la propriété, mais simplement du mode de répartition de l’impôt et du poids des taxes. Cela est si vrai qu’on cite des communautés urbaines où le produit des terres communales est distribué entre les habitants, proportionnellement au chiffre d’impôts payés par chacun d’eux[5].

Un tel mode de partage, selon la capacité de travail des cultivateurs, ne convenait guère qu’à un pays où, pour le laboureur, la jouissance du sol était moins un droit qu’une charge. À le bien prendre, la culture du sol, vis-à-vis du mir, tout comme vis-à-vis de l’État ou du seigneur, pouvait être regardée comme une sorte de service public, de service obligatoire, auquel tout homme valide était astreint, dont l’âge ou la maladie pouvaient seuls exempter. De fait, dans la plupart des communes où le revenu de la terre reste inférieur aux impositions, les hommes de vingt à soixante ans sont comptés comme travailleurs et, comme tels, obligés de prendre une part de terre et d’impôts. Dans les villages les plus pauvres, cette espèce de service du mir commence à 15 ou 16 ans ; il faut d’ordinaire avoir atteint 60 ans, 55 au moins, pour avoir le droit de demander à en être libéré.

Si l’antiquité en était bien établie, le partage par tiaglo ou par unité de travail, semblerait confirmer, au moins en partie, les vues de M. Tchitchérine et de l’école qui regarde la commune russe, dans ses formes actuelles, comme un produit de la fiscalité moscovite[6]. À cet égard aussi, on pourrait voir, dans le mode de répartition de l’impôt et dans la lourdeur des taxes, une des principales raisons du maintien du régime de la communauté. Dans un État où, durant des siècles, le système fiscal a fait de la possession de la terre autant une obligation et une charge qu’un avantage et un droit, les raisons, qui ailleurs poussaient à la dissolution de la communauté, devaient avoir peu d’empire. Pourquoi procéder au partage définitif, alors que souvent le contribuable avait moins d’intérêt à étendre son lot qu’à le réduire ? En fait, le mir n’a peut-être traversé les siècles que grâce aux charges qui l’accablaient, les individus redoutant de prendre à leur propre compte le fardeau qui incombait à la communauté.

Cette distribution de la masse des impôts et de l’ensemble des terres, conformément aux ressources de chacun, constitue ce que l’ingénieux investigateur d’Arachine appelle le cadastre populaire, et, d’après lui, il n’en est guère besoin d’autre[7]. Peu importe l’assiette de l’impôt, peu importe la manière dont l’État ou les provinces répartissent les contributions directes. Le paysan ne s’inquiète pas de savoir si elles tombent sur la terre ou sur les personnes, sur les âmes ou sur les familles ; A ses yeux, impôt foncier ou impôt personnel, c’est tout un. Il ne se préoccupe que de la charge totale dont le mir répartit à sa manière le poids entre ses membres. D’après ce système, il était presque oiseux de se préoccuper du remplacement de la capitation par un impôt foncier ou un impôt sur le revenu ; toute réforme des taxes, pesant sur le paysan, est inutile dès qu’elle n’aboutit pas à un dégrèvement de l’ensemble. Dans ce système aussi, les lourds impôts, qui grèvent le moujik, l’écrasent moins qu’on ne le suppose d’ordinaire ; la pesanteur des taxes et redevances de toute sorte est allégée par un mode de répartition qui proportionne la charge de chacun à ses forces.

Ces vues optimistes sont loin d’être généralement admises. On fait remarquer que toutes les communes, chez les paysans de la couronne notamment, ne procèdent pas à la répartition de la même manière qu’Arachine ; que, dans les communautés même où l’on suit des règles analogues, l’équité ne saurait toujours présider À cette délicate opération. Le cadastre populaire, en effet, tel qu’il a été établi par la pratique communale, est loin d’avoir rien de fixe et d’être à l’abri de toute injustice. Sous ce régime, la commune est fatalement exposée à l’antagonisme des deux principales catégories de familles, les familles faibles ou à un seul ouvrier, les familles puissantes ou à plusieurs laboureurs. Là où les premières ont la majorité, elles sont tentées d’en abuser pour faire retomber leurs charges sur les familles les plus nombreuses ou les plus riches ; lâ où l’emportent ces dernières, ce sont les petits et pauvres ménages qui risquent d’être surchargés.

Grâce à ce cadastre populaire, ce qui d’habitude domine le mir, ce qui en est encore aujourd’hui l’âme et l’essence, ce qui en fait le principal avantage, selon les uns, et le défaut capital, selon tes autres, c’est, tout comme au temps du servage, la solidarité devant le fisc.

On a vu, par l’exemple d’Arachine, quel rôle joue dans le mir cette solidarité fiscale. La répartition du sol est dans l’entière dépendance de la répartition de l’impôt, et cette dernière est déterminée par des considérations de nature fort variable. C’est cette solidarité ou caution mutuelle (krougovaia porouka) qui érige le mir en juge des forces et facultés de chacun, qui le rend souvent maître de donner, de retirer, d’imposer la terre à son gré. Cette souveraineté, la plupart des apologistes des communautés de village assurent que le mir n’en use d’ordinaire que pour le bien de tous ses membres, s’appliquant avec la plus stricte équité, avec la plus scrupuleuse sollicitude, à compenser toutes les inégalités, à éviter toutes les injustices. Ainsi compris, le mir serait pour le paysan une sorte de providence terrestre, la commune, une mère attentive à ce qu’aucun de ses enfants n’ait une t&che au-dessus de ses forces. Un village, tel qu’Arachine, est une sorte de Salente ou d’Icarie rurale, dans laquelle d’ignorants moujiks auraient réalisé, depuis des siècles, les rêves les plus hardis des songeurs d’Occident. Pour faire de ces communes un véritable Eden, il suffirait d’alléger le poids des taxes.

Depuis Herzen, bien des écrivains russes ont loué l’esprit de solidarité des paysans, leur bonne foi et leur bon sens dans leurs rapports entre eux et dans toutes leurs délicates opérations d’arpentage et de partage. Ces éloges sont souvent mérités ; mais, s’ils l’étaient toujours, le moujik ne serait pas un homme. De tels procédés prêtent trop aux abus de toute sorte pour que le mir eu reste exempt. Aussi les détracteurs des communautés de village ne sont pas embarrassés pour y découvrir des taches et des désordres.

La solidarité fiscale qui, dans un village tel qu’Arachine, se présente comme la fée bienfaisante du mir, apparaît ailleurs comme un tyran au joug insupportable. Pour s’y dérober, beaucoup des paysans les plus aisés cherchent à sortir de la communauté. La distribution facultative des terres, admirée de quelques-uns comme le chef-d’œuvre du génie populaire, est considérée, par plusieurs même des apologistes du mir, comme une ingénieuse mais dangereuse coutume qui, pour ne pas dégénérer en abus, aurait besoin d’être réglementée par l’État[8].

Le fait est qu’avec l’arbitraire, l’intrigue et la corruption ont trouvé moyen de faire brèche à ce régime, en apparence d’une si stricte équité. Les enquêtes agricoles sont à cet égard l’écho de plaintes qui, pour venir généralement de fonctionnaires ou de propriétaires étrangers au mir, ne peuvent être dédaignées. Ces petites démocraties autonomes sont exposées à deux fléaux contraires, à la tyrannie de la foule et à la tyrannie des individus. Tantôt c’est la masse, ce sont les pauvres qui font la loi aux riches, leur attribuant d’autorité des lots supplémentaires, avec un supplément de taxes, faisant ainsi payer aux gens aisés les contributions des pauvres. Dans le nord, où l’industrie et le commerce sont fréquemment les principaux moyens d’existence des paysans, il n’est pas rare de voir des communes imposer à un artisan plus habile ou à un commerçant plus heureux doux lots de terre, c’est-à-dire double contribution, ce qui en somme revient à une sorte d’impôt sur le revenu ou le capital. Tantôt au contraire, ce sont les riches qui, par corruption ou intimidation, font la loi au nombre, s’emparent des meilleurs fonds, créent, au sein et aux dépens du mir, une sorte d’oligarchie oppressive. Ce dernier vice, bien qu’en apparence moins en rapport avec la constitution du mir, semble en ce moment le plus fréquent ; c’est du moins celui dont se plaignent le plus les dépositions de la grande enquête agricole. Il y a, dans ces villages russes, ce que le peuple d’Occident appelle des exploiteurs, des hommes habiles, entreprenants, qui s’engraissent aux dépens de la communauté : le moujik les désigne du nom expressif de mangeurs du mir, miroiédy. Dans beaucoup de gouvernements, à Kalouga, à Saratof, par exemple, les villages nous sont représentés comme étant sous la domination de deux ou trois riches paysans qui, pour rien ou pour peu de chose, se font céder les meilleures parts du fonds commun. Il n’est besoin pour cela ni d’injustice dans la répartition, ni de tricherie dans le tirage des lots.

Au sein de ces villages russes, comme dans l’ancienne Rome, c’est d’ordinaire en qualité de débiteur que le pauvre est dans les mains du riches[9]. Les miroiédy font au paysan, imprévoyant ou malade, des prêts qu’il est hors d’état de leur rembourser. Les fréquentes disettes du sud-est sont à ce point de vue un danger périodique pour l’indigent, une occasion d’illicites proflts pour le riche. Le débiteur insolvable est obligé d’abandonner à son créancier, souvent pour un prix dérisoire, un lot que lui-même n’a plus les moyens de mettre en valeur. La boisson est l’appât le plus employé, comme le plus en faveur, près du moujik pauvre, l’ivrognerie est la source habituelle des dettes, et le cabaretier, l’un des principaux mangeurs du mir. L’usure est en effet une des plaies qui rongent le paysan russe, et la collectivité de la terre n’est pas sans y contribuer.

La propriété étant commune, le moujik ne peut donner hypothèque sur son bien. L’ousadba l’enclos même du paysan, qui n’est pas soumis au partage, ne peut, tant que l’opération de rachat n’est pas terminée, être aliéné au profit d’un étranger au mir, sans le consentement de ce dernier. Chez les paysans russes, comme dans nos tribus arabes d’Algérie, il n’y a donc pas de crédit foncier, mais seulement un crédit personnel ; par suite, le moujik paie jusqu’à 10 pour 100 par mois, jusqu’à 150 pour 100 par an, l’argent des miroiédy[10]. L’administration, la presse, les assemblées locales ont beau, depuis vingt ans, étudier les moyens de venir en aide au paysan ; l’État et les particuliers ont eu beau créer des banques populaires, l’épineux problème du crédit agricole, partout si compliqué, reste d’une solution encore plus malaisée en Russie qu’ailleurs. Le paysan demeure la proie des usuriers juifs dans l’ouest, la proie des miroiédy et des koulaky dans le nord, le centre et le sud-est. Aussi la misère est-elle fréquente chez ces villageois, parés du titre de propriétaires. D’après un grand nombre de témoignages, qu’il faut se garder, il est vrai, de prendre à la lettre, il n’y aurait plus, depuis l’émancipation, que deux classes de paysans, les riches et les pauvres. La classe moyenne aurait disparu avec le servage qui, en courbant les têtes sous le même joug, maintenait artificiellement une sorte de niveau, au-dessous duquel il était presque aussi malaisé de tomber qu’il était difficile de s’élever au-dessus. Le frein de la tutelle seigneuriale une fois rompu, les qualités et les vices individuels, l’activité et la paresse ont eu libre carrière, de sorte qu’en dépit de la communauté du sol, un des premiers effets de la liberté a été d’accroître l’inégalité.

Le tableau, que trace des communes rurales la grande enquête agricole, n’est point fait pour leur attirer des admirateurs. Selon la plupart des déposants, les partages fréquents aboutissent à l’appauvrissement de la terre par le manque de fumure ; le parcellement égalitaire amène à un absurde et incommode morcellement du sol, qui est pour ainsi dire réduit en poussière, sans même que ce mode de division maintienne parmi les familles un certain niveau d’égalité et de bien-être. La propriété indivise, dit le rapport de la commission, est un obstacle insurmontable à l’agriculture, une chaîne pour la liberté individuelle, une entrave à tout esprit d’entreprise, une prime à l’incurie et à la paresse. Le grand avantage de la communauté, le grand argument mis en avant par ses défenseurs, c’est qu’en ouvrant à tous l’accès de la terre, elle empêche tout prolétariat, et déjà, à en croire ses adversaires, ce régime, en Russie comme à Java, menace de transformer en prolétaires la plupart des habitants des campagnes.

Ce qui est vrai, en Russie comme partout, c’est que la possession même du sol est peu de chose sans les moyens de le mettre en valeur ; or, la commune, qui distribue les champs, ne donne à ses membres ni fonds de roulement, ni bétail, ni instruments de culture. Aussi voit-on souvent des paysans qui, ayant vendu à d’autres leur droit à la terre, leur ayant, selon l’expression russe, vendu leurs âmes, vivent en journaliers et mercenaires, sur le champ qui leur est attribué par le mir. La garantie contre le prolétariat est moins, en effet, dans une égale répartition des terres que dans la diffusion du capital.

Aujourd’hui même, il n’est pas rigoureusement exact que chaque homme, dans les campagnes russes, ait sa part du sol. Le droit théorique de tous à la terre ne peut toujours s’exercer. Non content de s’étendre dans les villes, dont rien ne lui défend l’entrée, le prolétariat pénètre peu à peu dans les campagnes, qui semblaient gardées par la solide rempart de la communauté. Nombre de paysans se trouvent aujourd’hui sans un coin de terre ; quelques-uns parce qu’ils ont renoncé à leur part pour se livrer au commerce ou à une vie vagabonde ; beaucoup parce que les communes, n’ayant pas toujours de réserves et retardant de plus en plus les partages, ne les ont point encore admis à une répartition ; plusieurs enfin parce qu’ils ont perdu leur père avant d’être majeurs, et que la commune, qui est leur tutrice légale, leur a enlevé le lot paternel, craignant que des orphelins mineurs ne laissassent retomber sur la communauté les impôts dont chaque lot est grevé.

La langue populaire a un nom particulier pour ces moujiks privés de terre : on les appelle bobyly. Les statistiques provinciales donnent à cet égard des chiffres instructifs. En 1871, c’est-à-dire dix ans seulement après l’acte d’émancipation qui les avait pourvus de terre, des milliers de paysans en étaient déjà dénués, aussi bien dans les riches régions du tchernoziom que dans les maigres contrées du Nord. Il y avait ainsi 98 000 paysans frustrés de tout lot dans le gouvernement de Kostroma, 94 000 dans celui de Tambof, 77 000 dans celui de Koursk[11]. Ce mal, semble-t-il, ne peut que s’accroître, les familles, sorties des communautés de villages, n’y pouvant retrouver accès qu’en rachetant le droit d’y rentrer, les partages devenant presque partout de moins en moins fréquents et les lots à distribuer de plus en plus exigus, par le fait même de l’accroissement de la population[12]. La propriété collective est ainsi doublement accusée d’inefficacité, accusée de ne pouvoir réellement mettre la terre à la portée de tous, et de ne pouvoir tirer de la misère les familles qu’elle parvient à doter de terres.



  1. Les deux mémoires de M. Trirogof, publiés, l’un en 1878, par la Société de géographie, l’autre dans le Vestnik Evropy, en nov. 1879, ont pour titre, le premier, Podatnaia doucha (l’âme imposée), le second, Podalnaia denstina (la désiatine imposée). Les résultats et conclusions de cette double étude ont été exposés par le même auteur dans une brochure intitulée Narodnyi kadastr, St-Pét. 1880.
  2. La désiatine, on le sait, vaut 1 hectare 9 ares.
  3. Ailleurs, les terres et les impôts, au lieu d’être partagés en fractions correspondant au nombre d’âmes, sont divisés par le nombre de tiaglos ou d’unités de travail, sans tenir compte du chiffre des âmes de revision. Le système, adopté à Arachine, revient du reste à la distribution par tiaglo, puisqu’on fait la répartition ne s’y fait point par âme, mais par unité de travail. Un des plus éminents écrivains de l’école slavophile, Iouri Samarine, a jadis cherché, à ce mode de partage, une formule mathématique : « C’est par unité de travail, dit-il, que se définit le rapport des familles à la communauté, que se fait la transposition des cours (dvor) ou maisons en tiaglos, — Chaque maison, transposée en tiaglos, peut être regardée comme une fraction dont le dénominateur exprime la somme d’unités comprises dans la commune, et le numérateur la quantité de ces unités revenant à la maison, tandis que le mir représente l’entier. » (Samarine : O posemelnoi obchtchinnom vladènii (Rousskaia Besieda, 1857.) La même formule peut s’appliquer au système suivi par le mir d’Arachine.
  4. Vasiltchikof : Zemlevladénié, t. II, p. 705.
  5. Un grand nombre de villes, en effet, possèdent des terres de culture ; les unes les afferment, d’autres les partagent à la manière du mir rural. Le système mentionné ici a été signalé à Mologa, chef-lieu de district du gouvernement de Iaroslavl. Les habitants sont divisés en onze sotnia ou centaines, et les prairies de la ville en autant de lots, que chaque sotnia fauche à tour de rôle ; le produit, au lieu d’être réparti par tête, par âme ou par famille, est distribué entre les membres de chaque sotnia, proportionnellement à la cote de leurs impôts respectifs. (Iakouchkine : Droit coutumier (Obytchnoe Pravo). — El. Reclus. Géographie universelle, t. V, p, 865.)
  6. Voyez plus haut, chap. I, page 465.
  7. V. Trirogof : Narodnyi Kadasr, S. Pet., 1880.
  8. Le prince Vasilichikof (Zemlévladênié, t. II, p. 770, 774), grand admirateur de ce mode de partage, voudrait qu’on le réglementai législativentent sans s’apercevoir combien, en pareil cas, tout règlement serait difficile et peut-être inefficace.
  9. Il faut dire qu’à cet égard le paysan n’aurait pas seulement à se plaindre de ses pareils, mais souvent aussi d’intermédiaires de toutes classess de spéculateurs sortis de la ville ou de la campagne et généralement désignés sous le nom de koulaky ou accapareurs. Parfois même, s’il faut en croire les dénonciations d’une partie de la presse et les révélations de certains procès (par exemple l’affaire des paysans du comte Bobrinski, février 1881), les anciens serfs, en retard dans le payement de leurs fermages pour les terres louées par eux à leur ancien seigneur, se verraient, en qualité de débiteurs arriérés, réduits à une demi-servitude par les comptoirs des grands propriétaires.
  10. Rapport de M. Boucbenr, Enquête agricole, t. III. Voyez aussi le prince A. Vasilichikof et M. A. V. Jakovief. Melkii semelnii kredit v Rossii, Saint-Pétersbourg, 1876. Les banques foncières russes, dont les obligations sont fort répandues en Occident, ne prêtent d’ordinaire qu’aux propriétaires individuels, aux pomêchtchiks, et, grâce à l’imprévoyante prodigalité de beaucoup d’entre eux, ces avances, destinées à soutenir la grande culture durant la crise de l’émancipation, ont été, pour nombre d’anciens seigneurs, une cause ou une occasion de ruine.
  11. Vasilichikof, Melkit semelnyï krédit v Rossii et surtout Zemlevladêniê semledêlié, t. I, p. 539, 540. Les chiffres, donnés dans ces deux ouvrages du même auteur, et d’ordinaire empruntés à la grande enquête agricole, ne concordent pas toujours. Les renseignements à cet égard sont fort confus. Avec les paysans proprement dits, on confond souvent dans ces statistiques des gens d’autres classes, fixés à la campagne, mais sans droit aux terres du mir : marchands, mêchitchanes, anciens soldats, etc. Dans le gouvernement de Koursk, par exemple, il y aurait eu 3 pour 100 de paysans dénués de toute terre, et presque autant ne conservant plus que le petit enclos héréditaire (ousadba). En ajoutant les gens de diverses classes (ratnotchinisy), établis dans les villages, on trouvait que, dans cette seule province, plus de deux cent mille personnes, soit plus de 12 pour 100 de la population rurale, n’avaient point part à la propriété. Dans le gouvernement de Kostroma, la proportion s’élevait à 15 pour 100. (Vasiltchikof, 1. 1, p. 540.)
  12. A en croire une publication du ministère des domaines (Materialy dila izoutch, sovrém polog. semlévladéniia, 1880 ; p. 17> 18), le chiffre des paysans privés de terres tendrait au contraire à diminuer, grâce à la récente diminution des partages de famille. Malheureusement cette assertion n’est appuyée que sur des documents fort incomplets et sur des chiffres dont les Materialy eux-mêmes reconnaissent le peu d’autorité. Puis, quand ce fait serait bien constaté, ce ne serait pas la diminution des partages de famille qui réduirait le nombre des paysans exclus de la terre, ce serait plutôt l’inverse, ce serait le manque de terre et la crainte d’en rester privés qui retarderaient les partages de famille, en retenant les jeunes ménages auprès de leurs parents.
      Les prolétaires ruraux seraient déjà beaucoup plus nombreux sans la ressource offerte à la Russie par la colonisation. (Voy. ci-dessous p. 599). La plupart des paysans qui émigrent en Asie y sont poussés par le manque de terres. D’après un compte rendu d’un commissaire du gouvemementv M. Tcharouchine, sur le passage des paysans, en 1887, par la province de Tomsk, 62 pour 100 des émigrants en Sibérie ne possédaient que peu ou point de terres. Sur 780 familles, 479 déclaraient avoir quitté leur commune faute de terre ; 278, faute de travail. En dépit du mir, les causes de l’émigration des paysans ou des ouvriers sont donc à peu près les mêmes en Russie qu’en Occident. En 1890 l’on évaluait à 40 000 le chiffre annuel des émigrants russes en Sibérie. L’émigration, qui jusque-là se faisait presque au hasard, a été réglementée par la loi, en 1889.