L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 8/Chapitre 1

Hachette (Tome 1p. 475-488).


CHAPITRE I


L’émancipation n’a pas changé le mode de tenure du sol. — Le mir est-il une institution slave ? — Antiquité et origine de la propriété commune en Russie. — Vues diverses à ce sujet. — Différence de la Russie moscovite et de la Russie occidentale au point de vue du régime agraire.


En le dotant de terres, l’acte d’émancipation a laissé le moujik dans des conditions économiques, analogues à celles où il vivait du temps du servage. Le sol, dont son seigneur lui concédait jadis la jouissance, le paysan en est aujourd’hui propriétaire, mais le mode de propriété est demeuré le même que l’ancien mode de jouissance. Après comme avant l’émancipation, les terres des paysans sont par eux possédées en commun, et non à titre personnel, individuel, héréditaire. Au lieu d’avoir été répartis entre les divers habitants d’un village, les lots, obtenus par le rachat, restent le plus souvent la propriété collective, indivise de tous les membres de la commune. Le paysan, décoré par la loi du nom de propriétaire, ne possède d’ordinaire d’une manière fixe et permanente que sa cabane, son isba, et le petit enclos y attenant (ousadba) ; pour le reste, il n’est en réalité que l’usufruitier du lot par lui racheté.

Tel était, de temps immémorial, le mode de tenure du sol en usage chez les paysans de la Moscovie ou Grande-Russie. L’acte de libération n’y a rien changé. Loin d’abroger ce régime agraire, le gouvernement en a tiré parti pour la mesure la plus difficile de l’émancipation, pour le rachat des terres allouées aux paysans. La tenure du sol étant le plus souvent collective, le rachat, au lieu de se faire individuellement, a été fait d’ordinaire par communes. C’est le village entier, et non l’individu ou la famille, qui reste solidairement responsable des redevances de rachat vis-à-vis de l’État ou du seigneur. Grâce à cette nouvelle solidarité, ajoutée à l’ancienne charge solidaire des impôts directs, on pourrait dire qu’au lieu de renverser la vieille commune russe avec la propriété collective, l’émancipation l’a temporairement fortifiée en intéressant le fisc à son maintien, jusqu’à l’entier payement de la rançon du servage.

Le respect de l’antique mode de tenure du sol a singulièrement aplani, pour le paysan, le passage de la servitude à la liberté. En de telles conditions, l’affranchissement ne pouvait avoir brusquement toutes les conséquences, tous les dangers ou tous les avantages qu’il aurait eus avec des institutions nouvelles. En devenant indépendant du propriétaire noble, le moujik est tombé dans la dépendance de sa commune. Par là le lien, qui enchaînait le paysan à la terre, à la glèbe, n’a pas été entièrement rompu, ou a été en partie renoué. La propriété indivise et l’impôt solidaire sont comme une double chaîne qui, en retenant les paysans dans la commune natale, les fixe encore au sol : s’ils ne sont plus légalement attachés à un maître, ils sont toujours légalement attachés les uns aux autres. Leur liberté comme leur propriété est, dans une certaine mesure, collective et indivise ; dégagés des lisières du servage, ils peuvent difficilement se mouvoir en dehors de la communauté. S’ils n’avaient le droit de se donner mutuellement congé, et si l’exercice de ce droit n’avait été récemment étendu, l’on pourrait comparer les serfs émancipés à un troupeau délivré du berger, mais dont les animaux, liés les uns aux autres et obligés de marcher ensemble, seraient contraints de brouter là où le berger les aurait laissés. On a dit que le paysan, affranchi du joug du propriétaire, était devenu le serf de sa commune. Il y a là une manifeste exagération. La domination de la commune, qui n’est au fond que le règne des paysans sur eux-mêmes, ne saurait se comparer à l’empire d’un homme d’une autre classe, d’une autre éducation.

La commune russe, la commune rurale, nous offre ainsi deux côtés principaux, deux faces à considérer : le mode de propriété ou de tenure de la terre, le mode d’administration ou de gouvernement. Liées intimement l’une à l’autre et tenues dans une mutuelle dépendance, la commune économique et la commune administrative sont cependant assez distinctes pour mériter d’être étudiées isolément. Nous nous occuperons d’abord de la première, c’est-à-dire de la commune en qualité de propriétaire collectif du sol[1].

Pour l’Europe, cette sorte de communisme agraire est peut-être le trait le plus digne de remarque, comme le plus étrange, de la Russie contemporaine. Dans un siècle de théories et de systèmes, comme le nôtre, une telle étude offre aux peuples, inquiets de leur état social et tourmentés d’un vague malaise, d’intéressantes et inappréciables leçons. Par malheur, notre éducation occidentale, nos habitudes nationales ou nos préjugés d’école, nous disposent peu à une intelligence calme et impartiale d’un tel régime de propriété. Devant la communauté des biens, sous quelque forme atténuée qu’elle se présente, les esprits les plus sobres ont peine à se défendre de tout parti pris. Plus les phénomènes sociaux ont de nouveauté ou de bizarrerie à nos yeux, plus cependant il importe de considérer les faits en eux-mêmes, indépendamment de toute idée préconçue[2].

La propriété collective en usage chez les paysans, qui pour nous semble le trait le plus saillant de la Russie, a été l’une des dernières choses que l’Europe occidentale y ait aperçues, l’une des dernières que les Russes eux-mêmes aient remarquées dans leur patrie. C’est un gentilhomme westphalien, le baron de Haxthausen, qui en a fait la découverte, dans son voyage de 1842-1843 ; c’est lui au moins qui, le premier, l’a révélée à l’Europe dans ses célèbres études sur l’état intérieur de la Russie[3]. L’Europe savante fut justement frappée de rencontrer, dans l’empire autocratique du Nord, une institution qui semblait en partie réaliser les rêves des utopistes de l’Occident. Les Russes, appelés soudainement à la connaissance ou à la conscience de cette singularité nationale, s’en emparèrent avec joie. Naturellement portés à mettre partout en avant l’originalité des Slaves, comme les Allemands celle des Germains et nous-mêmes parfois celle des Celtes, de nombreux écrivains russes firent honneur de ces communautés agraires à l’esprit russe, au génie slave. Slavophiles, respectueux du passé et de la tradition moscovite, démocrates disciples de l’Occident, exaltèrent à l’envi la commune du Grand-Russe. On y voulut voir l’institution primordiale de la nation et, en même temps, la formule d’une nouvelle civilisation, le principe futur de la prochaine régénération de l’Europe, en proie aux luttes de classes et mise en péril par les excès de l’individualisme. Aux yeux de certains patriotes, la communauté du sol, obscurément maintenue chez le moujik asservi, devint comme une secrète révélation, confiée à un peuple choisi et dont, pour le bien de l’humanité, les Russes devaient se faire les apôtres et les missionnaires.

Les récentes études d’histoire et de droit comparés ont dissipé ces illusions de l’amour-propre national. Au dedans de l’empire, des institutions agraires, analogues aux communautés slaves, ont été découvertes chez la plupart des tribus indigènes de la Russie, depuis les Lapons, les Karèles et les Samoyèdes du Nord jusqu’aux Mordves, aux Tchouvaches, aux Tchérémisses du centre[4]. Au dehors, des communautés agricoles, plus ou moins semblables à celles qui subsistent encore en Russie, se sont rencontrées chez les peuples les plus divers, à Java, dans l’Inde, en Égypte. On les a retrouvées dans le passé aux deux extrémités de l’univers, au Mexique et au Pérou, comme en Chine et en Europe. Au mir de la Grande-Russie, on a donné comme pendant, après l’ager publicus des Romains qui en différait à tous égards, la mark germanique qui semble s’en être davantage rapprochée[5] et dont les traces se laissent suivre à travers le moyen âge, en Allemagne, en Suisse, en Scandinavie, en Angleterre, en France même. Sur ce point, les travaux de sir Henry Maine, de Maurer, de Nasse, d’É. de Laveleye ne laissent guère de doute[6]. Peu importe que tel ou tel de ces savants se soit laissé entraîner trop loin par des analogies extérieures ou par l’esprit de système ; peu importe que pour les peuples classiques, pour les Spartiates notamment, nos historiens aient longtemps été dupes de mensongères légendes ou de romans communistes. La propriété collective de la terre semble, chez un grand nombre de peuples au moins, la forme la plus ancienne de l’occupation du sol par l’homme. Ce n’est qu’après être restée pendant des siècles le domaine indivis de la tribu, du clan ou de la commune, que la terre aurait fini par devenir la propriété permanente et héréditaire des individus. Au rebours des conceptions de certains démocrates de la Russie ou de l’Occident, la propriété individuelle est relativement le mode nouveau, moderne de la tenure du sol ; la propriété collective, le mode ancien, primitir, archaïque. Au lieu d’être une innovation, d’être un présage ou une ébauche de l’avenir, le régime russe des communautés de village est un débris d’un monde ailleurs disparu, un témoin d’un passé évanoui, une sorte de fossile, conservé au fond d’un pays longtemps soustrait à l’action des causes qui modifiaient le reste du continent. À cet égard, comme à plusieurs autres, l’originalité de la Russie et des Slaves ne tient ni à la race, ni aux aptitudes du génie national ; elle tient surtout à ce que les Russes et la plupart des Slaves en sont demeurés à un état économique, et par suite à un état social, déjà ancien ou déjà oublié ailleurs. Entre eux et l’Occident, la différence, sous ce rapport, est moins dans l’homme et la race que dans les conditions extérieures de l’existence, elle est moins dans le caractère du peuple que dans l’âge de la civilisation.

Il serait d’un haut intérêt de pouvoir suivre à travers <ref follow=p479>primitivement, l’individu ne pouvait librement l’aliéner. (Voy. Fustel de Coulanges. Le problème des origines de la propriélé foncière (Revue des Questiona historiques, avril 1889). Cf. du même auteur : Recherches sur quelques problêmes d’histoire (1886) et Hist. des Institut. politiques de l’ancienne France : l’Alleu et le Domaine rural pendant l’époque mérovingienne (1889). les siècles les transformations des communautés de village de la Russie. Par malheur, il en est de la commune russe comme de la plupart des institutions reléguées au fond du peuple. Pour ie philosophe et l’historien, ce seraient les plus importantes à connaître, et ce sont toujours les plus enveloppées de voiles ; elles restent dans les ténèbres où le dédain des chroniqueurs laisse dormir les masses populaires et les classes rurales. L’obscurité est telle à ce sujet que, entre les écrivains russes, il a pu s’engager de vives polémiques, non seulement sur l’origine, mais sur l’antiquité des communautés de village en Russie. Des publicistes distingués, en particulier M. Tchitchérine, ont contesté l’antiquité eu la filiation patriarcale de la commune solidaire. Longtemps avant les récents travaux de l’Occident sur cette délicate matière, M. Tchitchérine, déjà précédé de Granovski, montrait en Russie même que, loin d’être une institution nationale, spéciale aux Slaves, les communautés de village ou de famille, telles que le mir russe ou la zadrouga serbe, avaient eu une longue existence chez plus d’un peuple étranger[7]. Contrairement aux préjugés de beaucoup de leurs compatriotes, ces écrivains rappelaient que partout la propriété s’est constituée avec le sentiment de la personnalité, que les progrès de l’une sont en rapport avec le développement de l’autre. Par une apparente inconséquence, des publicistes, qui mettaient si bien en relief le caractère primitif et cosmopolite des communautés agraires, les regardaient en Russie comme une institution relativement récente. À les entendre, les Slaves, d’où est sorti l’État russe, sont bien originairement partis de la propriété collective, mais rien ne prouve que la commune russe actuelle, le mir solidaire, provienne directement de ce communisme patriarcal primitif. Loin de là, selon la théorie de M. Tchitchérine, la communauté du sol et surtout le partage périodique des terres auraient été étrangers à la Moscovie, aussi longtemps que les paysans étaient demeurés libres.

C’est le servage, c’est la solidarité des paysans pour le payement des impôts et le recrutement militaire qui, selon cette école, auraient introduit chez le moujik le partage égal du sol. En faveur de ce point de vue, on cite d’anciens documents historiques, des chartes authentiques, des testaments ou lettres spirituelles (doukhovnyia gramoty), voire des actes de partage ; on cite l’exemple de la Petite-Russie, pays foncièrement slave et russe, qui, avant la domination moscovite, avant l’introduction du servage et des institutions rurales de la Grande-Russie, ne connaissait que des propriétaires personnels, nobles ou cosaques, et des paysans attachés au sol par de libres contrats. Au lieu d’une institution patriarcale ou familiale (rodovaïa), la commune russe n’est, pour M. Tchitchérine, qu’une institution d’État (gosoudarstvennaïa). Le mir moscovite n’a ni la même origine ni le même caractère que la zadrouga des Serbes ou des Bulgares, dont les communautés de familles ont, à travers toute l’histoire, gardé l’empreinte patriarcale. La commune russe, au contraire, n’est pas sortie spontanément de la propriété primitive ou de la libre union des cultivateurs du sol, elle est issue de la servitude de la glèbe et des besoins de la souveraineté politique, sous l’influence de certains procédés de gouvernement.

Dans ce système, combattu par la plupart des écrivains russes, historiens ou critiques[8], ne peut-il y avoir une part de vérité ? On ne saurait admettre que les Russes, qui, de tous les Slaves, ont le mieux conservé ce mode primitif de tenure de la terre, y soient un jour revenus, après l’avoir entièrement abandonné. On se refuse à croire qu’à l’inverse de tous les peuples connus, les paysans moscovites aient devancé les conseils des utopistes modernes pour passer sans bruit, à la fin du seizième siècle, de la propriété personnelle à la propriété collective. Ce qui est acceptable, ce qui est vraisemblable même, c’est que l’établissement du servage et la solidarité des impôts ont fortifié au fond du peuple un mode de propriété dont, sans cela, la Russie fût peut-être sortie aussi bien que les autres nations de l’Europe. Les serfs et le maître, l’État et les particuliers pouvaient, en effet, trouver intérêt à maintenir ou à restaurer, là où il aurait tendu à disparaître, un mode de tenure du sol qui, grâce à des partages réguliers, assurait au pays une plus égale répartition des charges, à l’État ou au seigneur une plus facile perception des taxes ou redevances. Le servage, et tout le système financier et administratif de la Moscovie, a pu ainsi, de concert avec l’accroissement de la population, contribuer à généraliser, sinon le régime même des communautés de village, du moins la coutume des partages périodiques, qui semblent aujourd’hui l’un des traits essentiels du mir russe.

Dans ce débat, que nous n’avons pas la prétention de trancher, il faut, en effet, distinguer entre la propriété collective et la coutume des partages : la première peut se maintenir longtemps sans la seconde, et l’absence de l’une ne prouve pas contre l’existence de l’autre. Tant que prédomine la vie pastorale et, à plus forte raison, la chasse ou la pêche, tant que, avec la vie agricole même, la densité de la population reste très basse relativement à la surface occupée, il y a peu de motifs de diviser la terre en lots réguliers. Aujourd’hui encore, dans beaucoup de villages de Sibérie, dans quelques districts même du nord de l’empire, chaque chef de famille est maître de cultiver autant de terre qu’il le peut. On croit avoir démontré que, jusqu’au dix-huitième siècle, les partages étaient inconnus dans le nord de la Russie, sans que le sol eût cessé d’y être regardé comme propriété commune[9]. Des remarques analogues ont pu être faites à propos des steppes du sud : M. Mackenzie Wallace[10] a fait observer que, chez les Cosaques du Don, par exemple, où la terre était très abondante, les partages périodiques étaient d’introduction récente. Tant que le nombre des Cosaques était trop faible pour occuper tout le sol, chacun était libre de labourer autant de terre qu’il lui plaisait, pourvu qu’il n’empiétât point sur les cultures d’autrui. L’accroissement de la population devait naturellement mettre un terme à cette sorte de droit de jouissance du premier occupant. Pour que chaque Cosaque eût sa part du sol et fût capable de remplir ses obligations vis-à-vis de l’État, il a fallu recourir à des partages réguliers. Un phénomène analogue a pu, sous l’empire de causes semblables, se produire en d’autres régions de l’empire.

Bien des causes diverses ont prolongé dans la partie orientale de l’Europe un ordre de choses depuis longtemps disparu de l’Occident : le degré de civilisation et l’état économique de la Moscovie, le régime politique et le caractère patriarcal ou mieux domanial du gouvernement, enfin le sol et la nature même du pays. Dans ces vastes plaines que rien ne borne, où la terre semble sans limite, l’homme, toujours au large, ne sentait pas le besoin de s’assurer un champ en l’entourant de clôtures. Chez des populations nombreuses, pressées sur un sol restreint, comme en Grèce et en Italie, le dieu Terme a pu de bonne heure être une divinité révérée, un des gardiens essentiels de la vie sociale. En Russie, où le sol était vaste et la population rare, les hommes devaient être longtemps avant de recourir à un pareil culte. Partout l’accroissement de la population a été l’une des choses qui ont hâté le passage de la propriété collective à la propriété individuelle. Partout la réduction du lot de chacun par la multiplication des copartageants a été l’une des raisons qui ont mis fin à la communauté, en mettant fin aux partages périodiques, pour laisser chaque famille en possession du lot dont elle avait la jouissance. Facilitatem partiundi camporum spatia prœstant, dit Tacite des Germains ; arva per annos mutant et superest ager ; ils changent de champs chaque année et il demeure encore de la terre inoccupée. À quel pays de telles paroles pouvaient-elles mieux s’appliquer qu’à la Hoscovie ? La moitié orientale de l’Europe, la plus riche en terre et de tout temps la moins peuplée, devait naturellement être la dernière à renoncer à la communauté et aux partages périodiques. L’isolement moral de la Moscovie y contribuait aussi bien que son isolement géographique. Unie plus intimement à l’Occident par la religion, par la politique ou les mœurs, la Russie eût pu voir la propriété individuelle détrôner chez elle la propriété collective, sous l’influence latine ou germanique, sous l’influence du droit romain ou des coutumes féodales.

Dans la Grande-Russie, c’est-à-dire dans toute la Moscovie, chez les anciens serfs des particuliers aussi bien que chez les paysans de la couronne, règne encore aujourd’hui, presque exclusivement, la propriété collective. Dans cette immense région de la Neva à l’Oural, le nombre des paysans possédant la terre à titre personnel ne dépasse guère 1 ou 2 pour 100 de la totalité, et encore ces propriétés individuelles sont-elles presque toutes d’origine récente. Jusqu’en 1861, les seuls propriétaires personnels, en dehors des nobles et des colons étrangers, étaient les odnodvortzy, qui formaient une petite classe à part[11]. Dans la Russie occidentale, jadis soumise à la domination de la Pologne ou de la Suède, et par là en plus étroite relation avec l’Europe, prédomine au contraire la propriété individuelle. À cet égard, on pourrait presque dire que les limites des deux modes de tenure marquent encore les anciennes frontières de l’État moscovite et de l’État lithuano-polonais[12]. Dans quelques gouvernements, tels que Kief et Poltava, il y a mélange des deux formes ; dans un ou deux, les Russes ont, sans beaucoup de succès, tenté d’acclimater la communauté. C’est ce qui s’est fait, par exemple, dans le gouvernement de Moghilef. Le système collectif et solidaire de la commune grande-russienne y a été introduit après l’émancipation et l’insurrection polonaise de 1863 ; mais, si l’on en croit certaines dépositions de l’enquête agricole, les paysans n’effectuent réellement pas le partage des terres et regardent ce régime comme une autre sorte de servage. Dans la province voisine de Minsk, rien n’a pu les décider à substituer, à notre mode occidental d’occupation du sol, le mode grand-russien. Les Petits-Russes passent, comme les Biélo-Russes, pour répugner à la communauté. Il n’en est pas cependant toujours ainsi : sur la rive orientale du Dniepr, dans le gouvernement de Voronège, par exemple, on rencontre des Petits-Russiens non moins habitués et non moins attachés au régime de la communauté que leurs voisins grands-russiens.

Ailleurs, en Podolie et en Volhynie, où la tenure individuelle et héréditaire semblait enracinée dans les mœurs villageoises, on a vu des paysans, depuis l’émancipation qui les a pourvus de terre, s’entendre pour renverser les bornes de leurs champs et distribuer le sol à nouveau entre les différentes familles. Quelques villages mêmes de ces provinces auraient depuis lors recours au partage annuel. Ce fait, parfois cité en faveur de la propriété collective[13], semble s’expliquer de deux façons. Le mode de rachat, adopté pour les terres allouées au moujik, se prêtait si bien au régime des communautés de village que, gr&ce à la solidarité des redevances, le rachat a parfois introduit la communauté, si ce n’est les partages périodiques, dans des contrées où depuis longtemps ils n’étaient plus usités[14]. Le poids des impôts, qui souvent absorbent le meilleur du revenu des terres, a pu contribuer au même résultat, comme pour justifier, par des exemples contemporains, la théorie de M. Tchitchérine sur rétablissement des partages périodiques dans l’ancienne Moscovie. Enfin, d’après certaines dépositions de l’enquête agricole, l’indécision des idées du moujik, quant au droit de propriété, la confusion de ses notions juridiques à cet égard, le peu de confiance du paysan en son titre de propriétaire auraient, dans plusieurs localités, été l’une des principales causes du partage. À en croire un des maréchaux de la noblesse locale, les paysans de Volhynie n’auraient pas assez de foi dans leur droit permanent de propriété pour oser résister aux injonctions de la commune, lorsqu’il plaît à la majorité des habitants de se soumettre à une nouvelle répartition du sol[15]. Selon cette curieuse déposition, les paysans aisés auraient besoin qu’on les éclairât quant à la validité de leurs droits, qu’on leur garantît la propriété des terres qui leur ont été allouées. Quoi qu’il en soit de ces détails » l’émancipation a pu indirectement ouvrir aux partages et à la communauté des districts qui leur étaient jusque-là demeurés fermés[16]. Chose singulière ! les statuts de 1861 semblent avoir ainsi momentanément étendu à de nouveaux villages, en même temps que consolidé dans son aire ancienne, un mode de tenure du sol qui, trois siècles plus tôt, paraît avoir été fortifié, sinon introduit, par l’établissement du servage[17].



  1. Pour la commune administrative, voyez notre IIe volume, livre I.
  2. Dans cette étude du régime agraire, je m’appuierai constamment sur les nombreux écrits russes publiés sur la matière, spécialement sur la grande enquête agricole de 1873, dont les résultats ont été rassemblés par le gouvernement sous le titre de Troudy vysotch. outchregd, kommissi dlia isslédovaniia nynechniago pologéniia selskago khoziàïsiva. Ces documents ont été complétés par les réponses faites aux questionnaires de diverses sociétés savantes, telles que le Sbornik matérialof dlia isoutchéniia selskoï posemelnoï obchlchiny, et par diverses publications du comité central de statistique, du ministère des domaines ou des États provinciaux (Zenutvos), telles que les Malerialy dila isoutchéniia sovremennago semlevladéniia i selsko-khoziaïslvennoï promychlennosti v Rossii (St.-Pet, 1880), et la Statistika pozemelnoï sobstvennosti i naselennykh mêst Evrop. Rossii (1880-81).
  3. Studien uber die innern Zustände, das Volksleben und inbesondere die ländlichen Einrichtungen Russlands (éd. all. 1847, t. I, ch. vi : t. II ch. xvii).
  4. Voyez entre autres Zapiski Imp, Roussk. Géogr, Obchtchestva, (sect. ethnog., t. VIII, 1878), et dans les Oletch. Zapiski (nov. 1878, mars 1879) une étude de M. V. Trirogof sur les communes mordves.
  5. Au moins depuis les xie et xiie siècles.
  6. Henry Sumner Maine, Village Communities in the east and west. — Maurer, Einleitung zur Geschichte der Mark-Haf-Dorf und Stadt-verfassung. — E. de Laveleye, de la Propriété et de ses formes primitives. Il est bon de noter que, selon l’un des plus perspicaces investigateurs de l’histoire, M. Fustel de Coulanges, rien ne démontre l’existence de la propriété collective avec partages périodiques, ni chez les Grecs, ni chez les Romains, ni chez les Gaulois ou les Francs mérovingiens, ni même, en dépit de Tacite, chez les Germains. Selon l’auteur de la Cité antique, la propriété, chez tous ces peuples, aurait été héréditaire, le plus souvent familiale en ce sens que,
  7. Tchitchérine : Opyty po istorii rousskago prava : Obsor istoritcheskago rasvitiia selskoï obchichtny v Rossii.
  8. Je citerai en particulier Bêlaef : O selskoï obchtchiné (1856) et Krestiane na Rousi (1860) ; Sokolovski : Otcherk istorii selskoï obchtchini na sêveré Rossii. Pour la polémique sur l’antiquité des communautés de village en Russie, voyez MM. Guerrier et Tchitchérine : Rouskii dilettantism i obchtchinoe semlévladénié (1878), et deux lettres de MM. Tchitchérine et Kovalevski dans la Kritischeskoe Obozrénie de Moscou (1879, no 2). Cf. M. Blumenfeld : O formakh zemlévladénia v drevnei Rossii, Odessa 1885, et Mme Efimenko : Issiêdovaniia narodnoï jizni.
  9. Sokolovski : Otcherk istor. selsk. obchtch, na sév, Rossii.
  10. Russia, t. II, p. 88-90 de la Ve édit. anglaise.
  11. Voyez plus haut, livre V, chap. i. Encore, chez ces derniers mêmes, le mode de tenure du sol était-il souvent une sorte de communauté de famille. Voy. ci-dessous le chap. suivant p. 495.
  12. Dans la Lithuanie proprement dite, c’est-à-dire dans les gouvernements de Kovno et de Vilna, de même que dans les trois provinces baltiques, on ne connaît que la propriété individuelle. Cette dernière a même été introduite dans quelques communes du gouvernement de Pskof, par les colons esthoniens ou lettons de la Livonie. En Russie-Blanche et en Petite-Russie, la propriété individuelle l’emporte encore, bien que son règne ne soit plus aussi exclusif. En Bessarabie, où les Russes se mêlent aux Roumains, les deux systèmes coexistent. Il est à noter que plusieurs des colonies allemandes les plus florissantes, celles du Bas-Volga en particulier, ont adopté l’usage russe des partages périodiques.
  13. Vasiltchikof : Zemlévladénié i zemlédélié, t. II, p. 717, 748, 749.
  14. Iouri Samarine, grand admirateur de la commune véliko-russe, se plaisait à le noter dès 1861. « En Petite Russie, écrivait-il à son ami N. Milutine, ce qui est très remarquable, c’est que tous les rachats se font par communes entières avec reaponsabilité solidaire (za krougovoiou poroukoiou) et non par associations ou par dvor, par maison isolée. » (Lettre du 17 août 1861.
  15. Commission d’enquête agricole, t. II. — Vasiltchikof, t. II, p. 717, 748.
  16. Il ne s’agit naturellement ici que de cas isolés. En tranférant aux paysans la propriété des terres dont ils avaient la jouissance, les lois agraires de 1861 ont respecté le mode de tenure du sol en usage dans chaque contrée. Rien qu’à l’intérieur et à l’étranger, on les ait souvent accusés de partialité pour la tenure collective, les rédacteurs de l’acte d’émancipation se sont contentés de laisser subsister le régime de la communauté là où il existait déjà, ils se sont gardés de l’introduire ailleurs par voie législative. N. Milutine en foisait la remarque à Paris, à la Société des Économistes, en mai 1863 : « Le législateur, disait il, n’impose à la classe rurale aucun des modes de propriété de préférence aux autres ; cette propriété peut être individuelle ou communale selon l’usage établi dans chacune des régions de l’empire, et il dépendra de la volonté des acquéreurs eux-mêmes de transformer les terres achetées par la commune en propriété privée et individuelle ». (Journal des Économistes, juin 1863.)
      Cette assertion était exacte ; les communes, les individus même pouvaient passer de la communauté à la propriété personnelle. (Voy. ci-dessous p. 566). L’article 165 du règlement sur le rachat n’autorisait, il est vrai, les paysans à disposer librement de leur lot qu’après l’avoir entièrement racheté. Cet article, même avec cette restriction, a paru une menace pour le mir. Il s’est trouvé parfois des spéculateurs qui se sont fait céder les lots du paysan en lui avançant les fonds nécessaires au rachat. Des moujiks se sont ainsi laissé dépouiller de la propriété que le législateur leur voulait assurer. Aussi plusieurs Russes, entre autres M. Pobédonostsef ont-ils émis le vœu que l’article 165 fût supprimé, et que les lots des paysans devinssent inaliénables. (Voy. le Rousskii Vestnik sept. 1889).
  17. Sur la réapparition de la communauté dans certaines provinces de la Petite Russie, où elle était presque inconnue avant l’émancipation, voyez Loutchitsky : Sbornik Malerialof dlia istorii Obchtchiny i obch. Zemel v ievoberejnoï Oukraïné XVIII veka. Cf. les recueils statistiques des Zemstvos de Koursk, Poltava, Voronège, pour les paysans de ces provinces.