L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 8/Chapitre 2

Hachette (Tome 1p. 489-512).


CHAPITRE II


Les communautés de village ont leur prototype dans la famille. — La commune souvent envisagée comme une famille agrandie. — Filiation des communautés de village et des communautés de famille. — Les mœurs patriarcales chez le moujik et l’ancienne famille villageoise. — Autorité du chef de ménage. — Communauté des biens. — L’émancipation a relâché les liens domestiques. — Accroissement des partages de famille. Leurs inconvénients matériels et leurs avantages moraux. — Servitude des femmes. — Progrès de l’individualisme, ses conséquences.


Aux communaulés de village de la Grande-Russie, on peut trouver un type primitif plus ancien, plus simple encore et cependant toujours vivant, la famille. Dans l' izba du moujik, la famille, en elTet, a jusqu’à nos jours gardé un caractère patriarcal, antique, archaïque. Chez les paysans, la propriété reste indivise entre les enfants ou les frères qui habitent ensemble ; chaque fils, chaque homme de la maison y a un titre égal. La commune agraire semble se retrouver en germe dans la famille ; l’une paraît faite sur le modèle de l’autre. La commune russe peut ainsi être regardée comme une famille agrandie, où le sol est demeuré la propriété collective de la communauté, chaque homme ou chaque ménage en recevant en jouissance une part égale. Aussi, a-t-on souvent considéré le mir moscovite comme une simple extension de la famille, devenue trop nombreuse pour habiter dans le même enclos ou cultiver en commun.

Dans ce système, la communauté des intérêts, engendrés par le voisinage, a continué de lier entre eux des habitants, déjà réunis par le souvenir ou la tradition d’une parenté originaire. Au caractère familial ou patriarcal primitif s’est substitué peu à peu le caractère communal ; à la communauté de famille a succédé la communauté de village. Ce point de vue, d’accord avec les théories de beaucoup de savants russes et étrangers, peut être souvent conforme à la vérité sans l’être toujours et partout. Il est difficile de regarder les membres de la plupart des communautés de village comme descendant d’un ancêtre commun, alors même qu’ils se considèrent traditionnellement comme tels. Il peut, croyons-nous, y avoir doute sur les conditions historiques de la filiation de la commune et de la famille, sur l’ordre même de la filiation des communautés de famille et des communautés de village. Il pourrait se faire que, entre ces modes de propriété, il y eût eu parfois une sorte de génération alternante, la commune étant primitivement sortie de la famille et les communautés de famille, à leur tour, étant nées d’un sectionnement de la communauté de village[1].

Ce n’est pas ici le lieu de s’arrêter à ces curieuses et obscures questions d’origine. Quel qu’ait été le procédé d’évolution de la propriété collective chez le paysan russe, le lien de la famille et de la commune, de la vie domestique et de la vie du mir, est chez lui trop étroit pour que l’on puisse bien comprendre la seconde sans connaître la première. Il y a d’autant plus d’intérêt à jeter un regard sur la maison et le foyer du moujik que les vieilles mœurs sont en voie de disparaître. Ce qui, jusqu’à la libération des serfs, caractérisait la famille de l’homme du peuple, c’était son unité ; c’était, avec l’habitation en commun, l’indivision des biens et l’autorité paternelle. Or, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, l’affranchissement a en quelques années ébranlé ces mœurs séculaires. La pacifique révolution, qui a tranché les liens du maître et du serf, a relâché le lien du père et des enfants. En même temps que la liberté, le goût de l’indépendance est entré au foyer domestique. C’est là une des principales et une des plus naturelles conséquences de l’émancipation ; c’est en même temps un fait qui ne peut manquer de réagir sur la commune, sur toute l’existence matérielle et morale du moujik.

Le père de famille, selon les vieilles mœurs russes, est souverain dans sa maison, comme le tsar dans la nation ou, suivant un ancien proverbe, comme le khan en Crimée. Pour retrouver en Occident quelque chose d’analogue, il faut remonter au delà du moyen âge, jusqu’à l’antiquité classique et à la puissance paternelle des Romains. Chez le paysan russe, l’âge n’affranchissait point l’enfant de l’autorité du père ; le fils adulte et marié y restait soumis, jusqu’à ce qu’il eût lui-même des enfants en âge d’homme ou qu’il fût devenu à son tour chef de maison. La souveraineté domestique était demeurée intacte à travers toutes les transformations, toutes les révolutions de la Russie. Comme le tsar, le père semblait tenir du ciel une sorte de droit divin contre lequel toute révolte eût été une impiété. Au seizième siècle, dans un manuel d’économie domestique, intitulé le Domostroï, le prêtre Sylvestre, conseiller du tsar Jean IV, exalte l’autorité du père de famille et son droit de répression vis-à-vis des enfants comme vis-à-vis de l’épouse. Dans la noblesse, cette puissance paternelle s’est usée et émoussée au long frottement de l’Occident et de l’individualisme moderne ; il n’en reste guère que quelques rites extérieurs, comme ce touchant usage slave qui, après chaque repas, fait baiser aux enfants la main de leurs parents. Dans le peuple, chez le paysan et aussi chez le marchand, les vieilles traditions avaient jusqu’ici survécu. Chez ces deux classes, les plus nationales de la Russie, la famille était restée, jusqu’au dernier quart du dix-neuvième siècle, plus fortement constituée qu’en aucun pays de l’Europe. À cet égard comme à bien d’autres, on peut dire que la Russie était naguère encore aux antipodes morales des États-Unis d’Amérique, tant l’autorité paternelle mettait d’intervalle entre deux familles, ayant l’une et l’autre pour base l’égalité des enfants.

Chez le peuple russe, la puissance paternelle s’appuie sur un sentiment religieux et se lie au respect des vieillards. Aucune nation n’a mieux, sous ce rapport, gardé les simples et dignes mœurs du passé. Le Russe du peuple salue les hommes d’un âge supérieur au sien des titres de père ou d’oncle ; en toute circonstance, en public comme en particulier, il leur témoigne une pieuse déférence. Ce respect de la jeunesse pour la majesté et l’expérience de l’âge était naguère le fondement du self-government intérieur des communes de paysans. « Où sont les cheveux blancs, là est la raison, là est le droit », disent avec mainte variante de nombreux proverbes populaires. D’un vieillard, de son père en particulier, le Russe supportait tout avec soumission. Dans une rue de Moscou passaient, un jour de fête deux moujiks, l’un dans la maturité de l’âge, l’autre déjà courbé sous le poids de la vieillesse. Ce dernier, qui paraissait pris de boisson, accablait son compagnon de reproches et aux injures ajoutait les coups. Le plus jeune, le plus vigoureux le laissait faire, n’opposant aux violences du vieillard que des excuses ou des prières, et, comme on voulait les séparer : « Laissez, dit-il, c’est mon père. » De pareils traits ne sont pas rares. Le malheur est que, toute vertu pouvant mener ceux qui en profitent à en abuser, l’autorité palernelle, ainsi vénérée, dégénérait parfois en véritable tyrannie. Le père inculte et grossier, avec le double modèle du despotisme du servage et du despotisme de l’État, se conduisait dans sa cabane en seigneur et en autocrate ; il dépassait souvent les limites naturelles de ses droits, et le fils, formé par les mœurs et la servitude même à l’obéissance, ne savait pas toujours faire respecter sa dignité d’homme ou la dignité de sa femme. La puissance paternelle s’était trop souvent chez le moujik endurcie au dur contact du servage ; il n’est pas étonnant que l’émancipation l’ait affaiblie et que, affranchis du joug du seigneur, les jeunes ménages aient voulu secouer un joug parfois non moins pesant.

À l’autorité paternelle se joignait, dans la famille encore patriarcale du moujik, la propriété indivise, le régime de la communauté[2]. La famille peut ainsi être considérée comme une association économique dont les membres sont liés par le sang et ont pour chef, pour gérant, le père ou l’ancien, portant le titre de chef de maison, domokhoziaïne, ou de doyen, bolchak[3].

On a beaucoup discuté sur la base et le principe, sur le caractère essentiel de la famille indivise, chez le paysan grand-russien. On s’est demandé si c’était une sorte d’association ou, pour prendre le terme russe, une sorte d’artèle, fondée avant tout sur des rapports économiques, sur la propriété et les intérêts ; ou bien au contraire si, chez le moujik, comme dans les autres classes, la famille reposait avant tout sur des relations personnelles d’affection et de sympathie, sur le sang et la parenté[4]. À cette question, souvent tranchée d’une manière exclusive, dans un sens ou dans l’autre, la meilleure réponse, nous semble t-il, c’est que la famille véliko-russe est, comme presque partout ailleurs, fondée à la fois sur l’un et l’autre principe, et que l’un ou l’autre prédomine selon le côté qu’on envisage. Si c’est une société, c’est une société fermée où l’on n’a d’ordinaire accès que par le mariage ou la naissance.

Il est certain que, chez le moujik, le mariage et l’entrée en ménage ont, de tout temps, été déterminés principalement par des considérations d’utilité et d’intérêt. En aucune contrée peut-être, les penchants personnels, le cœur et l’amour n’ont moins de part aux mariages du peuple des campagnes. Mais la Russie est-elle le seul pays où, dans la fondation de la famille, interviennent de pareilles préoccupations, lesquelles, après tout, n’excluent pas nécessairement les rapports engendrés par la sympathie et sont loin de toujours bannir du foyer les affections domestiques ? Si les considérations économiques, toujours puissantes, surtout dans les campagnes, prédominent chez le moujik plus que partouf ailleurs, cela tient avant tout aux conditions de la vie rurale, aux habitudes léguées par le servage, au régime du mir et à la propriété collective, toutes choses qui, à l’union de l’homme et de la femme, impriment un caractère plus rigoureusement pratique et positif. En somme, le trait distinctif de la famille grande-russienne n’est pas là. Ailleurs aussi, en Occident et partout, la famille, composée du père, de la mère et des enfants mineurs, peut être considérée comme une association et une communauté. Le caractère distinctif de la famille grande-russienne, c’est que jusqu’à ces derniers temps, au lieu de se borner, d’ordinaire, au père, à la mère et aux enfants non mariés, elle embrassait fréquemment plusieurs générations et plusieurs ménages, liés à la fois par les liens du sang et par la communauté des intérêts[5].

Souvent plusieurs fils mariés, plusieurs ménages collatéraux vivaient ensemble dans la même maison ou dans la même cour (dvor), travaillant en commun sous l’autorité du père ou de l’aïeul. La famille était ainsi comme une commune au petit pied, une communauté gouvernée par un chef naturel, le domokhoziaïne ou bolchak, assisté de sa femme pour les soins de l’intérieur[6]. Dans la maison, en effet, devant l’inégalité native du père et de l’enfant, il y a un chef, ne tenant son droit que de lui-même et de la nature ; il ne saurait y avoir de démocratie, l’élection ne peut intervenir qu’à défaut du chef de famille. Quand le père, selon la chair venait à manquer, il était, d’après l’ordre de succession patriarcale, remplacé par un des membres les plus âgés, par le frère ou le fils aîné, selon les usages locaux. Quelquefois, c’était la veuve qui prenait la direction de la maison ; d’autres fois, comme dans le mir, comme dans la zadrouga serbe, l’ancien était choisi par les membres de la famille et, au lieu de l’aîné, c’était le plus capable, le plus considéré[7]. Le père ou chef de maison avait pleine autorité pour l’administration des biens de la communauté, et sa femme pour la direction des travaux de l’intérieur. Dans les grandes familles, composées de plusieurs ménages, l’ancien prenait cependant, pour les affaires les plus importantes, l’avis de ses parents ou associés. Le domokhoziaïne était de droit le représentant de la famille dans toutes les affaires privées ou publiques ; en se réunissant à ses pareils il formait l’assemblée de la commune, car là encore, c’était moins l’individu qui siégeait que la famille dans son représentant.

Au temps du servage, la famille rurale aimait à rester agglomérée[8]. Les partages étaient redoutés, ils n’avaient lieu que lorsque la maison, ou mieux, lorsque la cour ou l’enclos (dvor) devenait trop étroit pour le nombre des habitants. Cette nécessité était regardée comme un mal, et la division du petit capital patrimonial appelée le partage noir. L’intérêt du seigneur, obligé de fournir le bois et les matériaux pour la construction des nouvelles izbas, était d’accord avec la tradition pour s’opposer au morcellement des familles. Grâce à ces mœurs, le sol, racheté par les anciens serfs, eût été, lors de l’émancipation, définitivement attribué aux différentes maisons, qu’aux grandes communautés de village eussent pu succéder de petites communautés de famille, fort semblables à la zadrouga serbe. Aujourd’hui qu’avec la liberté, l’individualisme et l’esprit d’indépendance ont envahi la demeure du moujik, si la tenure collective du sol vient à être abrogée, ce sera au profit de l’individu, le paysan russe ne passera point par l’étape intermédiaire où se sont arrêtés d’autres peuples slaves.

Dans la maison où la propriété reste indivise, ce n’est pas tant le décès des morts qui ouvre les successions, que la séparation des vivants qui donne lieu à un partage. Dans ce partage, dont les règles varient suivant les localités, n’interviennent d’habitude que les hommes ou les veuves mères d’enfants en bas âge. Les filles mariées n’ont rien, étant considérées comme appartenant à leur belle-famille ; les filles non mariées n’ont droit qu’à une part du mobilier et de l’argent, parfois à une partie du bétail, des vaches, des moutons, etc., selon les coutumes locales.

Chez les Grands comme chez les Petits-Russiens, dans la grande comme dans la petite famille, les femmes, les filles surtout, ne font pas, au point de vue de la propriété, partie intégrante de la maison ou de la communauté. La fille n’est que l’hôte temporaire de la maison paternelle, qu’elle doit quitter un jour pour suivre son mari. La femme même, l’épouse, dans la demeure conjugale dont elle a la direction intérieure, n’est pas copropriétaire du fonds commun. Si parfois la veuve obtient une part dans les partages, si elle remplit même les fonctions de chef de maison, c’est d’ordinaire comme représentant de ses enfants non mariés. La femme n’a réellement de titre ni sur l’avoir de la famille de son père, ni sur l’avoir de la famille de son mari. En revanche, on lui permet, ce qui est interdit aux hommes, d’avoir son bien propre en dehors de la fortune commune, de travailler parfois à son propre compte, de se faire, à l’aide de quelques économies sur le lin ou la laine, destinés à l’habillement de son mari ou de ses enfants, une sorte de pécule que, dans certaines provinces, on appelle sa cassette ou corbeille (korobiia). Cette cassette dont les femmes seules ont la clef, les jeunes filles l’emportent avec elles en se mariant, elle leur sert de dot[9]. La korobiia d’une femme morte sans enfants revient d’ordinaire à sa famille d’origine, non point à son père ou à la communauté, mais à la mère de la défunte et, à défaut de mère, à ses sœurs non mariées. Il y a ainsi une sorte de succession en ligne féminine des femmes entre elles. Le pécule comme les vêtements de la mère passent d’ordinaire aux filles non mariées ; et, si parfois, dans les partages de famille, la coutume reconnaît aux filles un droit sur une portion du mobilier, voire même sur une partie des animaux, des vaches ou des brebis, c’est probablement que ces objets sont regardés comme étant du domaine et de la propriété du sexe.

Quand on parle des partages de famille, il faut, selon la remarque d’un savant russe[10], distinguer entre les partages proprement dits, effectués entre tous les ayants droit, et la sortie d’un des membres de la famille. Il y a sortie, départ (otkhod) et non partage (razdel), lorsqu’un des membres de la famille, un fils, par exemple, abandonne la maison du vivant de son père pour aller vivre ailleurs à son propre compte. Dans ce cas, le père est libre de ne rien lui donner, de le laisser partir « avec la croix seule » (s odnim krestom), comme dit le peuple. Si la sortie d’un des fils mariés a lieu du consentement du père, le fils au contraire reçoit une portion de l’héritage ou de l’avoir paternel ; mais c’est le père, en qualité de chef de famille, qui détermine l’importance de cette part[11]. Il y a même sortie et non partage, dans une famille gouvernée par le frère aîné, lors-qu’un des cadets non mariés veut s’établir au dehors. S’agit-il au contraire d’un frère marié, c’est-à-dire d’un homme en possession de ses droits, suivant les notions populaires, il y a nécessairement partage. Les partages proprement dits n’ont ainsi lieu que dans les maisons privées de leur chef naturel et composées de plusieurs ména-ges collatéraux, là où il y a plusieurs ayants droit à l’avoir de la famille, plusieurs copropriétaires possédant des titres égaux au bien commun, par exemple, des frères mariés et ayant perdu leur père. Dans ce cas, les biens, meubles ou immeubles, sont divisés en parts égales que souvent on tire au sort, tout comme dans le mir les lots de terres communales. Les petits-fils mariés ont d’ordinaire droit au partage si leur père est mort, car le droit des enfants ne peut habituellement s’exercer qu’après la mort du père.

On voit quel rôle prédominant de pareilles coutumes accordent au père et à l’autorité paternelle, et aussi quelle est, dans ces mœurs rurales, l’importance du mariage qui tient lieu de majorité. Dans la famille, le mariage est en quelque sorte la première condition du droit de succession ou mieux du droit de propriété ; dans la commune, nous verrons bientôt de même que le mariage est d’ordinaire la première condition de la jouissance des terres communales. La raison de cette singulière coutume est que, dans la famille comme dans la commune, il n’y a d’ouvrier complet que l’homme marié, celui qui avec ses bras offre à la communauté les bras de sa femme.

À certains égards, on pourrait dire que dans la famille du paysan, dans la grande famille patriarcale du moins, il n’existe pas de succession, qu’il y a seulement dissolution ou liquidation d’une société, chaque associé en pleine jouissance de ses droits ayant un titre égal à une portion de l’actif social. Si la parenté est une des conditions de l’hérédité, le sang ne donne pas seul droit à l’héritage ; il faut de plus l’association au chef de famille et le travail au profit de la communauté. Le terme de succession reste-t-il applicable à la vie populaire, c’est en ce sens que la mort du père donne aux fils mariés le droit de réclamer une part de l’avoir de la famille.

Il suit de là, selon la remarque de M. Matvéief, que le testament et les legs ne sont possibles que dans la famille étroite, où, au lieu de plusieurs associés ayant sur la maison un droit égal, il n’y a qu’un représentant des droits de famille. Dans ce cas, le père ou la mère, si cette dernière, étant veuve, était reconnue comme chef de maison, peuvent en mourant faire des legs. Ces legs ou testaments spirituels (doukhovnyia zavèchtchaniia), soit formulés par écrit, soit déclarés verbalement devant témoins, sont le plus souvent admis par la commune et par les tribunaux des paysans, d’autant plus que le peuple attache une sorte de respect religieux aux dernières volontés d’un mourant, et regarde même comme un péché de s’y opposer[12]. Le nombre de ces legs tend naturellement à croître avec la dissolution des grandes familles. Le plus souvent, dans ces testaments, le père ne fait que distribuer sa propriété entre ses enfants pour prévenir entre eux toute discussion à ce sujet. S’il y a des legs en dehors des héritiers directs, c’est d’ordinaire au profit de la veuve, parfois au profit d’une fille mariée ou d’un fils sorti de la maison, ou encore en faveur de neveux orphelins ou d’enfants recueillis par le mourant. La coutume, croyons-nous, ne permettrait nulle part au père de famille de dépouiller ses enfants de la maison où ils ont été élevés et de la totalité de leur héritage, au profit d’étrangers sans titre moral à la succession du défunt. Quelque grande et respectée que soit chez lui l’autorité paternelle, le moujik ne lui reconnaît point le droit illimité, ailleurs réclamé pour elle, sous le nom de liberté testamentaire.

Tout ce qui regarde le partage des biens dans la famille, comme tout ce qui touche au partage des terres dans la commune, est laissé par la loi à la tradition, à la coutume. Le règlement général de l’acte d’émancipation dit textuellement : « Les paysans sont autorisés, quant à l’ordre de succession dans les héritages, à suivre les usages locaux. » Par ce simple article de loi, la commune rurale est mise en dehors du droit civil, en dehors du droit écrit[13].

Une telle liberté est en harmonie avec la nature et les conditions d’autonomie du mir russe. Le droit privé des paysans donne cependant lieu à trop de contestations pour que, dans une époque de transition et de changement de mœurs comme l’époque actuelle, une telle latitude ne puisse prêter à des abus et à des injustices. Aussi, dans l’enquête agricole, des personnages éclairés, de tendances fort diverses, tels que l’ancien ministre de l’intérieur et des domaines, M. Valouief, tels que le prince Vasilcthikof, ont-ils demandé que, au lieu d’être entièrement abandonné à la coutume, le droit privé des paysans fût réglé législativement. La difficulté est de ne pas violenter les usages en en voulant régulariser l’exercice. Les coutumes légales variant beaucoup suivant les contrées et les communes, suivant l’origine même des populations. Dans un village, par exemple, c’est le fils aîné qui, en cas de partage, conserve la maison paternelle ; dans un autre, c’est, comme en quelques parties de la Suisse et de l’Allemagne, le plus jeune fils, car l’on suppose que l’aîné a pu s’établir ailleurs du vivant du père. Lorsqu’on parle du droit de succession des paysans, il ne faut pas non plus perdre de vue que les terres communales, tout en ne tombant pas directement sous le coup de l’hérédité, sont indirectement afTectées par ces divisions de ménages[14].

Les partages ont aujourd’hui cessé d’être rares ; peu d’izbas abritent sous le même toit plusieurs couples mariés[15]. Les jeunes gens, les jeunes femmes surtout, souhaitent l’indépendance ; les nouveaux ménages aiment à se voir chefs de maison pour être complètement libres. Cet esprit, qui semble en opposition avec le régime de la communauté des terres, y trouve parfois un encouragement, car c’est cette communauté qui à chaque homme ou à chaque couple offre un lot de terre. D’un autre côté, la construction d’une maison de bois coûte relativement peu de chose ; tout Russe est charpentier, chaque paysan sait en quelques semaines s’élever une demeure. Aussi, depuis l’émancipation, le nombre des izbas a-t-il considérablement augmenté, en revanche elles sont fréquemment moins grandes et plus pauvres. L’accroissement des cours (dvor) ou des ménages isolés est évalué à 25 on 30 pour 100 au moins[16]. Ce fractionnement des familles, qui n’est qu’une conséquence indirecte de l’affranchissement, semble être une des principales causes du peu de résultats apparents de la liberté des paysans, du peu de progrès de la culture et du bien-être dans nombre de provinces. Ces partages, aujourd’hui fréquents, ont deux sortes d’inconvénients, presque également graves pour l’agriculture et la prospérité du peuple. Le premier est, en séparant les parcelles, attribuées par la commune aux membres de la même famille, d’amener un morcellement excessif du sol ; le second est, en divisant à l’infini le capital d’exploitation, le bétail et le matériel agricole, de mettre les paysans hors d’état de tirer de la terre ce qu’ils pourraient lui faire rendre[17]. Si le mir fournit le sol, il n’avance point en effet les moyens de le mettre en valeur. De cette façon, les inconvénients, inhérents au régime de la communauté et au partage des terres communales, sont encore aggravés par les partages de famille. Les paysans avouent eux-mêmes que cette nouvelle mode de partages est d’ordinaire nuisible, mais la plupart cèdent à la mode. La décadence des mœurs patriarcales peut ainsi retarder indirectement les progrès du bien-être des paysans et même de la production nationale. Chez ces paysans propriétaires, appauvris par des partages successifs, un grand nombre de ménages sont presque absolument dénués de bétail et d’instruments de culture. Les dépositions de la grande enquête agricole sont à peu près unanimes pour déplorer ce penchant des paysans à l’isolement[18]. Aussi a-t-on songé à porter remède à ces inconvénients en apportant des restrictions légales aux partages. La commission d’enquête demandait que les biens de la famille, et surtout son matériel agricole, ne fussent partagés avec les membres sortants que dans des conditions déterminées par la loi. Le ministère que regardent plus spécialement les affaires des paysans, le ministère des domaines, s’est plus d’une fois occupé de cette question. On a proposé, par exemple, de ne permettre les partages que s’il n’y avait point d’arriéré d’impôts, et si la séparation laissait à chaque lot de terre une étendue suffisante pour l’exploitation. On a parlé de remettre aux parents ou au chef de famille le droit d’autoriser ou de refuser la division, au lieu de s’en rapporter comme aujourd’hui aux coutumes locales. Quel que soit l’intérêt de l’agriculture et du paysan lui-même, il est difficile d’user de telles restrictions sans attenter à la liberté rendue par l’émancipation au paysan, sans remettre l’individu sous le joug de la famille, de la commune ou de l’administration centrale[19].

Tout du reste n’est point à regretter dans cette séparation des familles et ces progrès de l’individualisme. Malgré de graves inconvénients économiques, les partages ont quelques bons côtés : ils contraignent les jeunes gens à compter sur leurs propres forces et, en stimulant l’énergie individuelle, ils peuvent accroître la somme du travail. Il y a surtout avantage au point de vue de la santé et de la moralité. Chez un peuple pauvre et chez des hommes grossiers, tout n’est point profit et vertu sous le régime patriarcal. On sait combien de maux de toute sorte dérivent, dans les grandes villes d’Occident, de l’étroitesse des logements et de l’entassement des individus. Les inconvénients ne sont pas moindres en Russie, quand une étroite izba réunit plusieurs générations et plusieurs ménages ; que, durant les longues nuits d’un long hiver, les pères et les enfants, les frères et leurs femmes couchent pêle-mêle autour du large poêle. Il en résulte une sorte de promiscuité, aussi malsaine pour l’âme que pour le corps. Chez le moujik, alors même que les enfants mariés habitaient plusieurs izbas, disposées autour de la même cour, l’autocratie domestique était un danger pour l’intégrité et la chasteté de la famille. De même que le propriétaire noble sur les serves de ses domaines, le chef de maison s’arrogeait parfois une sorte de droit du seigneur sur les femmes soumises à son autorité. Le vieux, qui, grâce à la précocité des mariages[20], avait souvent à peine quarante ans, prélevait sur ses belles-filles un tribut, que la jeunesse ou la dépendance de ses fils leur défendait de lui contester. Il n’était pas rare de voir ainsi le foyer domestique souillé par l’autorité qui en devait maintenir la pureté. La chose était si fréquente que ce genre d’inceste n’excitait guère dans les villages que des railleries. « Feu mon père, disait en se signant un isvochtchik (cocher) de Moscou, feu mon père était un homme sage et honnête, il n’avait qu’un défaut : il aimait trop ses belles-filles ! » Aujourd’hui, les jeunes ménages peuvent plus aisément se soustraire à ces droits paternels, la vie domestique se purifie en s’isolant.

Les habitudes patriarcales concouraient, avec le servage, à la corruption des mœurs et, en même temps, à l’abaissement de la femme, dont la situation inférieure est le plus mauvais côté de la vie populaire en Russie. Là, comme partout, le despotisme domestique amenait la servitude des femmes. Dans les hautes classes, la femme est, par l’éducation, par l’instruction et les mœurs, l’égale de l’homme, souvent même elle lui est ou lui semble supérieure. Dans le peuple, chez le marchand et le paysan, il en est tout autrement ; nulle part ne se manifeste plus clairement le dualisme moral, encore sensible entre la Russie des successeurs de Pierre le Grand et la vieille Moscovie. Le peuple a gardé les idées, les habitudes de l’ancienne Russie, et c’est par ce côté surtout qu’il se ressent des mœurs asiatiques ou byzantines. L’infériorité de la situation des femmes, soumises à d’ignominieuses pratiques lors de leur mariage et à d’ignobles traitements de la part de leurs maris, le mépris du sexe est une des choses qui ont le plus choqué les voyageurs étrangers, du seizième au dix-huitième siècle, de l’Allemand Herberstein, qui le premier a révélé à l’Europe l’intérieur de la Moscovie, jusqu’à l’académicien français Chappe d’Auteroche, dont l’impératrice Catherine II prit la peine de réfuter les assertions[21]. C’est Herberstein, en cela peut-être assez suspect, qui, dans ses Rerum moscoviticarum commentarii, raconte l’histoire, tant répétée depuis, de la femme russe, épousée par un Allemand et se plaignant de n’être point aimée de son mari, parce qu’elle n’en était pas battue. Un proverbe populaire dit, en effet : « Aimez votre femme comme votre âme, et battez-la comme votre chouba (pelisse fourrée). » — « Les coups d’un bon mari ne font pas longtemps mal, » dit un autre adage mis dans la bouche d’une femme[22]. Comme au temps d’Herberstein ou du prêtre Sylvestre, les maris du peuple usent de cette prérogative patriarcale, et aux corrections d’un époux, souvent ivrogne et brutal, venait naguère s’ajouter le bâton du beau-père. Les chants populaires sont pleins d’allusions à ces corrections conjugales[23]. La justice cherche à protéger les femmes sans en avoir toujours le moyen. Avec de telles mœurs, des coups et des sévices ne peuvent être des injures graves, entraînant la séparation des époux. Le moujik a encore peine à comprendre qu’on lui puisse disputer le droit de châtier sa compagne. Un paysan, appelé pour ce délit devant le juge de paix, répondait à tous les reproches : « C’est ma femme, c’est mon bien. » Un autre répliquait aux leçons d’un magistrat sur le respect dû aux femmes : « Qui donc alors peut-on battre ? » Absous ou mis à l’amende, c’est sur sa femme que, en dernier ressort, le délinquant fait d’ordinaire retomber la sentence de la justice[24].

Le sort de la femme du peuple, en tout pays si souvent triste et pénible, est particulièrement affligeant dans les campagnes russes.

Dans la Grande-Russie, la femme est loin d’avoir toujours cessé d’être considérée, selon une expression de Bélinsky, comme un animal domestique[25]. Ce que le moujik cherche dans sa compagne, c’est avant tout et presque uniquement une bonne ouvrière. En certaines provinces, au moins chez les allogènes d’origine finnoise ou tatare, le paysan achète encore sa femme ; d’autres fois il l’enlève ou, selon l’expression populaire, il la vole, souvent sans la consulter, parfois même sans la connaître parce qu’elle est d’un autre village[26]. Dans la Petite-Russie, les rapports de la vie de famille sont d’ordinaire plus humains, l’affection a plus de part aux mariages, le sort de la femme est meilleur, elle jouit de plus de considération et de plus de droits. Cette supériorité des mœurs domestiques peut tenir en partie au caractère malo-russe, à ce que le climat est moins rude et le sang slave moins mêlé ; elle tient surtout à ce que, en Petite-Russie, le servage, ayant duré moins longtemps, a moins endurci les mœurs, à ce que, enfin, au lieu de vivre en famille agglomérée, sous le joug parfois pesant d’un beau-père et d’une belle-mère, la paysanne Petite-Russienne vit d’ordinaire seule dans son ménage avec son mari et ses enfants. En Petite-Russie même, la situation de la femme est du reste loin d’être enviable ; si elle semble bonne, c’est surtout par comparaison. Aux bords du Dnieper comme aux bords du Volga, le mari regarde encore sa femme comme un être inférieur, un être passif[27].

« Les siècles ont passé, dit le poète Nékrasof ; tout en ce monde a tendu vers le bonheur, tout a bien changé de face ; le sombre lot de la femme du moujik est la seule chose que Dieu ait oublié de changer. » Et ailleurs une héroïne villageoise du même poète s’écrie : « Dieu a oublié l’endroit où sont cachées les clés de l’émancipation de la femme[28]. » Les chants populaires du paysan portent des traces discrètes des douleurs que d’ordinaire la femme étouffe dans son sein. Dans la Petite comme dans la Grande-Russie, les chants mêmes des fiançailles et des mariages, les Svadebnyia pèsni, encore si pleins d’une vivante et naïve poésie, ces dialogues rythmés avec chœurs, qui forment comme une sorte de drame à plusieurs personnages, joué par les gens de la noce, montrent partout l’empreinte des tristesses et des craintes de la fiancée devant « le ravisseur étranger, devant le Tatar ou le Lithuanien », qui vient la dérober ou l’acheter aux siens[29].

Quelles que soient l’antiquité et la forme traditionnelle de ces poèmes rustiques, transmis de génération en génération, ces terreurs de la nouvelle épouse et de ses compagnes ne sont pas seulement un legs lointain d’un passé barbare, où la femme était la proie d’un ravisseur ou l’objet d’un marché. Sous toutes ces allégories et ces images, à travers tous ces rythmes harmonieux, respire une anxiété trop souvent sincère et justifiée. Dans les poésies populaires les plus modernes, chez les Petits-Russiens comme chez les Grands-Russiens, chez le libre Cosaque comme chez l’ancien serf, partout la jeune fille exprime en touchantes lamentations son chagrin de quitter la maison paternelle où l’on était souvent, cependant, si peu tendre pour elle, son regret d’échanger sa liberté de jeune fille pour les sujétions conjugales. Partout la vie de jeune fille est considérée comme le meilleur temps de la femme[30]. Fleur souvent fanée avant de s’être entièrement épanouie, employée à de rudes labeurs dès son enfance, la jeune fille était communément mariée avant d’être sortie de l’adolescence, souvent contre son gré, par la volonté du seigneur ou du chef de famille, à un homme qui d’ordinaire ne voyait en elle qu’une servante ou un outil. Esclave d’un esclave, la femme du paysan sentait retomber sur sa tête tout le poids d’un double édifice de servitude. Aujourd’hui encore, le joug est parfois si lourd que, pour échapper à la brutalité maritale, nombre de paysannes ont recours au meurtre de leur tyran domestique. Ce genre de crime est fréquent, et le plus souvent le jury, mû de pitié, acquitte les coupables.

En dépit d’un long abaissement, elles ne sont pas sans grâces, ces jeunes filles ou ces jeunes femmes de la Grande-Russie, quand, avec leurs chemises blanches et leurs jupes aux vives couleurs, elles s’en reviennent des champs un soir d’été, marchant en ligne sur un ou deux rangs, occupant toute la largeur des larges rues d’un village russe et chantant ensemble un de leurs mélancoliques airs nationaux. La femme russe ne semble pas avoir tant dégénéré « de la belle et forte femme slave » que le dit en ses vers le poète démocratique[31]. Pour lui rendre la dignité avec le bonheur, il suffirait d’un peu de liberté et de bien-être. L’émancipation de l’homme finira par amener l’émancipation de la femme. Déjà, dans les villages, la mère d’enfants adultes, la veuve d’un chef de famille surtout, jouit d’une réelle considération ; souvent même on accorde à la veuve la gestion des affaires de la maison, et parfois, dans les assemblées communales, les femmes représentent leur mari absent. Là, comme en tout, l’instruction viendra au secours de la civilisation, les progrès mêmes de l’individualisme auront leur part au relèvement de la femme. Si les mœurs patriarcales nourrissent davantage l’esprit et les sentiments de famille, l’individualisme développe mieux, dans les deux sexes, le sentiment de la dignité personnelle. Seule entre son mari et ses enfants, la paysanne russe deviendra plus aisément la compagne et l’égale de l’un, la mère et la tutrice des autres[32].

L’individualisme et l’esprit d’indépendance, en train de miner aujourd’hui la famille patriarcale, n’atteindront-ils pas à la longue la propriété collective ? La commune russe est-elle d’une trempe assez solide pour n’être point entamée par cet actif dissolvant qui, avec les vieilles mœurs et l’autorité paternelle, ronge et décompose le communisme autoritaire de l’ancienne famille russe ? La famille et la commune, la vie domestique et la vie du mir avaient même base, même principe, même esprit ; l’une ne peut point ne pas se ressentir des modifications de l’autre. Tout affaiblissement des traditions et des coutumes populaires est un affaiblissement pour les communautés de village, où tout repose sur la tradition et la coutume. L’homme, qui s’émancipe du joug paternel, aura bientôt besoin de s’affranchir du joug collectif de la commune. Celui qui est las de rester toujours enfant dans la maison ne voudra plus demeurer toujours mineur devant le mir ; celui qui redoute la solidarité de la famille se fatiguera bien vite de la solidarité de la commune. L’esprit d’indépendance est ainsi fait que, une fois entré dans une sphère, il ne s’y laisse pas aisément enfermer ; on aurait beau clore la maison, une fois introduit au foyer il saura bien se répandre au dehors.

Pour survivre à la transformation actuelle, il faut que la commune cesse de peser sur l’individu, il faut qu’elle laisse toute liberté à la personnalité. De même que, pour garder ses enfants devenus grands, le père de famille cherche à leur rendre insensible le poids de l’autorité paternelle, pour retenir le paysan dans les liens de la communauté, la commune russe en devra alléger les chaînes et adoucir le joug. L’antique régime agraire n’a de chances de durée qu’en se prêtant aux exigences de l’individualisme moderne ; or le mir moscovite en est-il capable ? Avec le communisme de la famille patriarcale, la solidarité des membres est inévitable ; c’est là une des raisons de l’actuelle décadence de la zadrouga serbe et des communautés de famille, chez les Slaves du sud. En est-il nécessairement de même avec les communautés de village ? Dans notre âge de liberté individuelle et d’ardente concurrence, entre les peuples comme entre les hommes, une institution économique ou politique ne peut, en effet, subsister qu’à deux conditions, étroitement liées l’une à l’autre : la première, c’est de ne pas gêner l’activité individuelle ; la seconde, de ne point entraver la production nationale. L’étude du mode de jouissance et du mode de partage, usités dans le mir, nous montrera quels sont, à ce double égard, les effets et les défauts de la commune russe.



  1. Les communautés de familles, dans leur forme actuelle du moins, ne paraissent pas toujours plus anciennes que les communautés de village, la zadrouga serbe que le mir russe. Les premières, en effet, telles qu’elles subsistent encore chez certains Slaves du Sud, présupposent une appropriation héréditaire du sol au profit de certains habitants du village ; à ce titre, on y peut voir un progrés de l’individualisation, une transition entre la propriété du clan ou de la commune et la propriété personnelle. En outre, le domaine de ces communautés de famille est d’ordinaire beaucoup plus restreint que celui des communautés de village et le nombre de leurs membres fort inférieur. La zadrouga serbe compte habituellement de dix à vingt-cinq membres ; ce n’est que par exception qu’il s’en rencontre de cinquante à soixante personnes. Quand la zadrouga devient trop nombreuse, elle se scinde d’ordinaire en deux. Il y a des villages, en pays serbes, qui portent le nom d’une famille, et dont les habitants paraissent bien provenir d’une même souche ; mais ces villages se composent toujours de plusieurs communautés. (Voyez par exemple le Droit coutumier des Slaves méridionaux, d’après les recherches de M. Boguichitch, par F. Domélitch (Paris, 1877.) — En résumé, la zadrouga serbe peut, par sectionnement, être sortie d’une communauté de famille primitive, mais il n’en saurait guère sortir de communautés de village, tandis qu’en se fractionnant, le mir russe eût fort bien pu engendrer des communautés de famille, fort analogues à la zadrouga ; cela paraît même être arrivé quelquefois (Voy. plus bas, pages 495, 496.)
  2. M. Le Play a, dans ses Ouvriers européens (1o  édit.), p. 58 et 59, donna une monographie du régime économique d’une famille russe avant l’émancipation. On trouve, dans le même ouvrage, une description semblable et à bien des égards analogue d’une famille bachkire des confins de l’Asie.
  3. Domokhoziaïne, de dom, maison, et de khosiaïne, maître, administrateur ; bolchak, de bolchoï, grand, aîné.
  4. La première opinion est la plus fréquemment adoptée ; la seconde a cependant été aussi parfois soutenue par des savants de valeur, tels que M. Pachmann (Obytchnoé grajdanskoé pravo v Rossii).
  5. Les savants russes, qui, dans ces dernières années, ont beaucoup agité toutes ces questions, reconnaissent souvent, chez le paysan, deux types de famille, la grande ou patriarcale (bolchaiia ou rodovaiia, de rod, le latin, gens) et la petite (malaïa ou otsovskaïa, de otsy, pères ou parents), la famille au sens étroit. Toutes deux se rencontrent, en effet, souvent côte à côte dans les mêmes régions, bien qu’à l’inverse du passé, la première tende à devenir de plus en plus rare ; mais, entre ces deux modes de famille, d’habitation et d’exploitation, il y a trop de transitions naturelles et de degrés intermédiaires, le passage de l’un à l’autre est trop facile et trop fréquent, pour qu’on en puisse faire deux types opposés.
  6. Au chef de ménage, au domokhoziaïne russe, on peut comparer le domatchine de la zadrouga serbe. En fait, entre la famille indivise véliko-russe et la zadrouga iougo-slave, il y a une analogie qu’on a vainement contestée. Il a été démontré, par MM. Matvéief et Samokvasof entre autres, qu’en certains gouvernements russes, dans celui de Samara en particulier et aussi dans celui de Koursk, il existait encore récemment des communautés de famille, fort semblables, pour l’organisation et pour les caractères juridiques, à la zadrouga serbe, qui elle-même, du reste, offre différents types. Mémoires de la Société imp, de géographie : po otdèl, etnog.), t. VIII, 1878, 1e et 3e parties ; Samokvasof : Istoriia rousskago prava, t, I, p. 232 ; M. Kovalevsky : Krititch, Obozrénié, juillet 1879. Les communautés de famille, dans lesquelles certains savants russes voient un type spécial de tenure, qu’ils appellent propriété par cour ou enclos (podvomoé vladénié), se rencontrent encore dans une petite classe particulière, les odnovortsy, notamment dans le gouvernement d’Orel. Voy. un mémoire de M. Matvéief : Otcharki narodn. iourid, byta Orlovskoi goub.
  7. Il en était ainsi dans une famille du gouvernement de Koursk, dont M. Samokvasof nous a donné la monographie (Mém, de la Soc. imp, de Géogr., po otdèl. etnogr., 1878, 3e partie, p. 11 et 15). Cette famille ou mieux cette communauté de famille, connue sous le nom de Sofronitch, comprenait, en 1872, 42 personnes, toutes, au moins les hommes, descendant d’un ancêtre commun, mort environ soixante ans plus tôt, et dont les fils, morts à leur tour, puis les petits-fils ou arrière petits-fils s’étaient entendus pour vivre ensemble et cultiver en commun, sous la direction de l’un d’entre eux. En 1872 cette famille comptait huit couples mariés, deux veuves et plus de vingt jeunes gens ou enfants des deux sexes : tous les membres habitaient la même cour ou dvor, composée de quatre izbas. Vers 1876, des malheurs domestiques et en particulier la folie, puis la mort d’un chef qui les avait administrés durant quarante ans, décidèrent les Sofronitch à se séparer en quatre groupes dont chacun formait encore une petite communauté de famille.
  8. Comme dans la zadrouga serbe, la maison, le bétail, les instruments de culture, le mobilier, les récoltes appartenaient à la communauté ; il n’y avait guère d’appropriation individuelle que pour les objets d’usage personnel, tels que les vêtements ou les bijoux. Cf. Bogisitch, Code civil du Montenegro.
  9. Là où la jeune fille est autorisée par la coutume à se faire une cassette ou korobiia, indirectement prélevée sur la communauté, il est généralement d’usage que le fiancé, qui doit profiter de cette korobiia, apporte en dédommagement à la famille de sa femme une certaine somme, payée en argent ou en nature et appelée, dans le gouvernement de Samara, du nom de kladka. Cette habitude ne doit pas être confondue avec le kalym ou achat de la fiancée, tel qu’il se pratique encore en Russie, chez certains allogènes finnois ou tatars. La kladka, appelée ailleurs argent de table (denghi na stol), est habituellement destinée aux frais de noce, qui chez les paysans, sont considérables, variant par exemple de 20 à 80 roubles et plus. Voyez, entre autres, pour les détails de ces curieuses coutumes, l’étude de M. Matvéief (Zapiski Imp. Roussk. Géogr. Obchtdiesiva : sect. ethnogr., t. VIII, 1878, 1e part.)
  10. M. Matvéief, ibidem, p. 28-31.
  11. Dans la langue populaire, parmi les paysans de Samara au moins, cela, suivant M. Matvéief, s’appelle vydêl ou otdèl, selon que le fils sortant reçoit ou non une part entière de l’avoir de la famille.
  12. M. Matvéief, Zapiski Imp, Roussk. Géogr, Obchtchestva : sect. ethnogr., cite le texte d’un de ces legs spirituels p. 31 et 44. M. Tchoubinski (Troud, etnogr. statist. eksped. v zapadno-rousskii krai : iougo-zapadnyi otdèl), t. VI, 1872, p. 56 et 309) cite plusieurs exemples analogues pour la Petite-Russie.
  13. Première partie du Règlement général, ch. ii, art. 38. Voy. t. II, liv. IV, chap. ii). Une loi de l’empereur Alexandre III a, en 1886, réglementé les partages de familles, mais cette loi est d’habitude restée lettre morte.
  14. Les partages de famille entraînent, d’ordinaire, la division des terres communales, allouées aux ménages qui se séparent, mais ce sont là des partages privés qui n’affectent que les intéressés et, d’habitude, n’influent en rien sur les partages généraux auxquels prennent part tous les membres de la commune. En bien des villages, cependant, la famille ne peut partager les champs qui lui ont été attribués, qu’avec l’autorisation de la communauté.
  15. D’après les statistiques, pour 23 millions d’âmes (paysans mâles soumis à la capitation), on comptait, il y a encore peu d’années, 7 220 000 dvors (cours ou exploitations de paysans), soit en moyenne (en tenant compte de l’accroissement de la population depuis la dernière revision) sept ou huit personnes par cour, ce qui, avec les nombreuses familles russes, ne représente le plus souvent qu’un ménage.
  16. Dans certains gouvernements, tels que celui de Tver, le nombre des cours on des izbas aurait presque doublé en dix ans (Materialy dlia izoutchénia sovremennago pologeniia semiévladéniia, etc. 1e fasc, Pét., 1880).
  17. On peut trouver d’intéressants calculs à ce sujet dans un livre russe imprimé à Stuttgard, Molodaïa Rossia, 1874, p. 65-66.
  18. Cette commission, réunie sur la proposition et sous la présidence du ministre des domaines, M. Valouief, était composée de hauts employés des ministères de l’intérieur, des domaines et des finances. Le principal objet de ses observations, dirigées à l’aide d’un vaste questionnaire, a été l’étude des effets de la propriété collective. La commission a reçu et publié environ un millier de rapports ou dépositions écrites, elle a entendu de vive voix plus de deux cents personnes, pour la plupart gouverneurs de province, maréchaux de la noblesse, membres des assemblées provinciales, etc. Par malheur, au milieu de tous ces déposants, il y a fort peu de paysans ou de fonctionnaires ruraux, fort peu d’hommes participant directement à la propriété commune, ainsi soumise à l’enquête. En dépit de la haute intelligence et de l’impartialité voulue des rapporteurs, cette absence des représentants naturels des communautés rurales affaiblit en partie les conclusions de la commission.
  19. D’après la loi de 1886, les partages ne peuvent plus avoir lieu que du consentement du chef de famille, et ils doivent être approuvés par les deux tiers des voix des assemblées communales. En outre, la réforme administrative de 1889 les a placés sous le contrôle des chefs ruraux, fonctionnaires choisis parmi la noblesse territoriale.
  20. Au temps du servage, les garçons se mariaient habituellement à dix-huit ans, les filles à seize ; récemment encore, près des deux cinquièmes des hommes et les deux tiers des femmes se mariaient avant vingt ans (Statistik Vrémennik, série IIe, t. XIV, 1879).
  21. Dans l’Antidote ou examen du mauvais livre intitulé : Voyage en Sibérie, etc. Ouvrage attribué à la Tsarine.
  22. M. Ralston, dans une étude sur les proverbes russes (Quarterly Review, octobre 1875), cite d’autres proverbes de ce genre. Ainsi : La liberté gâte les femmes. — Femme trop libre, mari volé, etc.
  23. « O mon chéri ; ô mon bien-aimé, — dit une jeune femme à son nouvel époux, — Ne bats pas ta femme sans motif. — Mais ne bats ta femme que pour une bonne raison, — Et pour une grande offense. — Loin est mon père chéri — Et loin est ma mère chérie. — Ils ne peuvent entendre ma voix, — Ils ne peuvent voir mes larmes brûlantes. » Schein, Rousskyia Narodnyia Pesny, t. I, p. 403. — Ralston, Songs of the Russian people, 2e éd., p. 11.
  24. Les tribunaux des paysans ont constamment à se prononcer sur les plaintes de femmes battues par leurs maris ou même par les parents de ces derniers. D’ordinaire, aujourd’hui, on inflige an coupable une légère amende ou quelques coups de verge. Voyez notre 2e vol., I. IV, ch. ii.
  25. Bélinski : Études sur le chant (Slovo) ou dit d’Igor, Œuvres complètes, t. IV.
  26. Ce rapt des femmes se rencontre particulièrement dans les villages mordves de la région du Volga. Parfois, il n’y a qu’un enlèvement simulé, du consentement de la jeune fille et des deux familles, cela pour éviter la kladka et les frais des noces régulières qui, d’après les rites populaires, sont, comme nous l’avons dit, fort élevés. (Voyez par ex. dans les Otetch. Zapîski, t. CCXLVII, p. 186-187, une étude de M. V. Trîrogof, intitulée Domokhosiaïne v Zémelnoï obchtchiné.)
  27. C’est ce qu’avoue un des plus sagaces investigateurs de la Petite-Russie. M. Tchoubinski, Troudy Etnogr. sta’ist. eksped. v zapadno-rousskii krai, section du sud-ouest, t VI, p. 36.
  28. Nékrasof, Otetcheslvennyia zapiski, janvier 1874. Dans une élégie du même écrivain, qui s’est attaché à peindre les souffrances de la vie populaire, un paysan, pleurant sa femme, dit en cherchant à se consoler : « Je ne la grondai jamais sans motif, et, quant à la battre, je ne l’ai presque jamais battue, hormis quand ma tête était prise de boisson. »
  29. Terechenko, Byt routskago naroda, t. H. — Rybnikof, Pesni sobrannyia P. N. Rybnikouym, t. III. — Ralston, Songs of the Russian people, 2e ed., p. 263-290.
  30. Pour la Petite-Russie, voyez Tchoubinski, Troudy Etnogr. statist. chap. I v, sapadno-rousski krai, t. VI, p. 35, 37.
  31. Nékrasof, Moroz Krasni-Noz.
  32. A cet égard, les chants populaires dépeignent en termes pittoresques les inconvénients, pour les jeunes femmes, des nombreuses familles agglomérées. En voici un exemple. « On me fait épouser un benêt. — Avec une nombreuse famille. — Oh ! oh ! oh ! oh ! pauvre moi ! — Avec un père et une mère. — Et quatre frères. — Et trois sœurs. Oh ! oh ! oh ! oh ! pauvre moi ! — Mon beau-père dira : — « Voici que vient une ourse. » — Ma belle-mère dira : — « Voici que vient une sale. » — Mes belles-sœurs crieront : — « Voici qu’arrive une fainéante. » — Mes beaux-frères s’écrieront : — « Voici qu’arrive une méchante. » Oh ! oh ! oh ! Pauvre moi ! » Schein, Rousskiia narodnyia pésni, I, 391. — Ralston, Songs of the russian people, p. 289.