L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 6/Chapitre 3

Hachette (Tome 1p. 369-380).


CHAPITRE III


Effets du tableau des rangs sur la noblesse. — Le fonctionnaire et le propriétaire, jadis réunis dans la personne du dvorianine, sont souvent dédoublés dans la noblesse actuelle. — De là dans son sein deux tendances opposées. — De l’esprit radical dans la noblesse et le tchinovnisme. — Le dilettantisme révolutionnaire. — La haute société et les cercles aristocratiques. — De l’usage du français comme barrière mondaine. — Défaut de nationalité et cosmopolitisme.


Sur la noblesse russe, le règne plus que séculaire du tableau des rangs a mis une empreinte que l’abolition même de la hiérarchie officielle ne saurait effacer. À cet égard les effets du tchine frappent tellement les yeux qu’il serait oiseux de les indiquer : les conséquences indirectes sont les seules qu’il puisse être utile de signaler. Le tableau des rangs n’a pas eu pour unique résultat de maintenir toute la noblesse dans une étroite dépendance, il l’a éloignée des autres classes de la nation, l’a surtout éloignée de la terre, base naturelle de toute influence durable. Le service de l’État chassait la noblesse hors des campagnes pour la jeter dans l’armée ou l’administration, il la poussait dans les villes et en retenait la meilleure partie dans les capitales, là où s’acquérait le rang et l’importance. Le riche propriétaire, obligé d’aller conquérir un tchine, abandonnait son bien à des intendants qui souvent le ruinaient par leur mauvaise gestion ou leur mauvaise foi. L’institution, qui enchaînait le dvorianstvo au service, le détachait ainsi du sol et du foyer, et contribuait pour une bonne part à son isolement. Le tableau des rangs privait lui-même de toute influence sociale la noblesse qui lui devait le jour. De là l’aversion d’une partie même de cette noblesse, sortie du tchine, pour ce père qui la tenait toujours en tutelle et lui défendait toute émancipation.

D’après la législation établie par Pierre le Grand, une famille, qui, pendant deux générations consécutives, demeurait hors du service, perdait ses droits de noblesse. Cette règle a été abolie par Pierre III, et le dvorianstvo affranchi de cette obligation. Si la plupart des nobles entrent au service, beaucoup ne font plus que le traverser. Après quelques années de jeunesse, passées dans la garde ou dans une carrière civile, les gentilshommes, qui possèdent l’indépendance de la fortune, s’adonnent librement au plaisir ou à l’étude, au repos ou au travail. Par là même on peut aujourd’hui, dans le dvorianstvo, distinguer deux types, deux vocations, deux hommes différents, et par suite deux courants d’idées à la fois simultanés et opposés. Comme tout propriétaire noble ne demeure plus au service, comme tout serviteur de l’État n’arrive plus à la propriété en même temps qu’à la noblesse, les deux qualités, les deux fonctions sociales, jadis unies et corrélatives du dvorianstvo, se sont séparées, et, après avoir été depuis le moyen âge la condition l’une de l’autre, sont entrées en lutte plus ou moins ouverte. Depuis qu’ils ne sont plus les deux aspects, les deux faces du même homme, depuis qu’ils se sont dédoublés, le propriétaire et le fonctionnaire, le pomêchtchik et le tchinovnik sont parfois devenus rivaux et jaloux l’un de l’autre.

Chez le grand propriétaire, libre de son temps et de sa fortune, se font jour des aspirations nouvelles, des prétentions aristocratiques formulées plus ou moins discrètement, au nom des droits de l’éducation ou de la propriété, appuyées ostensiblement sur les besoins conservateurs, sur l’intérêt de l’ordre social et du trône. Chez le fonctionnaire, tenu par le manque de fortune dans la dépendance du service, se conserve l’ancien esprit du tchine, et parfois surgissent des tendances égalitaires, des instincts niveleurs, plus ou moins ouvertement avoués, au nom des droits de l’intelligence et du mérite personnel et ostensiblement fondés sur l’amour du progrès, sur l’intérêt de l’État et du peuple. De ces deux hommes, le premier est naturellement plus aristocrate, mais parfois aussi plus libéral ; le second, plus démocrate, mais souvent aussi plus autoritaire.

Les deux rivaux, le pomêchtchik et le tchinovnik, sont chacun dans leur rôle ; ils représentent et personnifient deux tendances en lutte dans toute société. L’un, le grand propriétaire, a aujourd’hui pour alliées les appréhensions inspirées par l’instabiiité et les révolutions de l’Occident ; il a pour lui les terreurs conservatrices et la secrète faveur des influences de cour. L’autre, le fonctionnaire, a l’avantage de mieux représenter la tradition nationale et, en même temps, d’obéir au penchant le plus manifeste de la civilisation moderne. Le tchinovnik reproche au poméchtchik, à prétentions aristocratiques, de ne pas se souvenir assez que, d’ordinaire, il ne tient lui-même ses droits et ses terres que du service de l’État. La noblesse russe, telle qu’elle est sortie de l’histoire, est en effet une sorte de Janus à deux faces : face de propriétaire et de gentilhomme d’un côté, face de fonctionnaire ou de bureaucrate de l’autre, et quand elle se mire dans une glace, elle est tentée d’oublier le visage de derrière.

Pour certains aristocrates russes, le bureaucrate est devenu l’adversaire naturel, l’ennemi héréditaire. C’est à lui, c’est au tchinovnisme, personnifié en Nicolas Milutine que nombre de propriétaires attribuent les sacrifices imposés aux anciens seigneurs par l’émancipation des serfs[1]. Le tchinovnik, et particulièrement l’employé d’un rang inférieur, souvent recruté parmi les séminaristes, ce qu’un de ses nobles adversaires appelle dédaigneusement le prolétariat frisé[2], est l’objet de tous les sarcasmes d’un monde, qui ne se tient pas toujours lui-même en dehors du service. Et pourtant, selon le mot d’un spirituel écrivain, le bureaucrate n’est que le noble en uniforme, le noble n’est que le bureaucrate en robe de chambre[3]. Cette vérité historique n’empêche pas toujours l’envie et l’aversion réciproques des deux personnages, bien qu’aujourd’hui encore ce soit souvent le même homme. Le tableau des rangs a cessé de produire tous ses effets, le tchine ne réussit plus à confondre en une seule et même classe tous les hommes instruits et cultivés de la nation. Le dvoriantvo est divisé en lui-même par le divorce moral et la sourde hostilité du tchinovnik pauvre et du pomêchtchik riche. La haute noblesse a, pour l’administration locale au moins, une tendance marquée à restaurer l’union intime des deux qualités de propriétaire et de fonctionnaire ; mais c’est à l’inverse de l’ancienne tradition moscovite, c’est en faisant dépendre l’autorité et le pouvoir de la propriété, et non plus le rang et la propriété, du service de l’État.

En Russie comme partout, il y a des contempteurs de l’ordre social actuel, des hommes qui se plaisent à en prédire la chute, ou se font un devoir d’en miner les fondements ; mais ce qui est particulier à la Russie, c’est que les mécontents, qui préparent ou désirent la ruine de l’édifice, se rencontrent souvent parmi les gens préposés à sa garde ou dans la classe officiellement installée à son sommet, parmi les fonctionnaires ou dans le clergé et la noblesse. Cette anomalie ne s’explique que par l’état social et l’état de culture de la nation. En d’autres pays, les recrues de la noblesse prennent l’esprit, les intérêts, les préjugés de l’ordre où ils entrent ; en Russie, les hommes sortis du peuple, de la bourgeoisie ou du clergé, les derniers surtout, gardent souvent contre la noblesse, dont le service leur ouvre l’accès, toutes les rancunes de leur premier état, toutes les préventions de leur origine. Le tchine n’établit ainsi entre les membres du dvorianstvo qu’une assimilation extérieure, qu’un lien factice. La noblesse russe reste intérieurement divisée, ne possédant, ni là cohésion et l’esprit de corps des aristocraties fermées, ni la vigueur et la puissance d’absorption des aristocraties ouvertes. Le dvorianstvo demeure ainsi sans solidarité, sans force propre ; fait de pièces hétérogènes et mal jointes, il est incapable de servir de support à un gouvernement, ou d’étai à une société ébranlée. Pour en faire un corps homogène et consistant, pour y trouver un point d’appui conservateur, il faudrait d’abord briser cette noblesse nominale, démolir cette assemblage disparate de morceaux rapportés, et encore, on aurait beaii en trier et en souder les débris qu’il serait malaisé d’en rien tirer de solide.

Le dvorianstvo a ses pires ennemis dans son sein, ou plutôt l’aristocratie a ses adversaires les plus décidés dans la noblesse légale, qui semblerait devoir lui servir de cadre. Trop nombreuse, trop pauvre, trop mêlée pour se flatter d’être admise au partage des privilèges d’une aristocratie, la masse de la noblesse ne pardonne point à ceux de ses membres qui rêvent de prérogatives auxquelles tous ne sauraient avoir part. Du tchine et de la petite propriété est issue une noblesse indigente et envieuse, un prolétariat à demi cultivé, auquel la civilisation a donné plus de besoins ou de convoitises que de moyens de jouissance ou d’instruction. En Russie, presque toute cette classe, partout la plus aigrie et la plus remuante, provient de la noblesse ou du clergé, sort des bureaux de l’État ou des séminaires de l’Église. Les étudiants qui aiment à faire miroiter aux yeux des ignorants un prochain âge d’or, débarrassé de la propriété et de la famille, sont pour la plupart des nobles ; les jeunes gens, qui distribuent à des paysans ou à des ouvriers des catéchismes révolutionnaires, sont presque tous nobles. Nobles sont les émigrés ou réfugiés qui, dans les feuilles clandestines de l’intérieur ou dans les journaux russes de l’étranger, prêchent à leurs compatriotes la révolution et le socialisme ; nobles sont au dedans ou au dehors le plus grand nombre des avocats de la démagogie et des apôtres du nihilisme de l’un ou l’autre sexe.

Ce n’est pas uniquement aux marches inférieures, et comme sur le seuil de la noblesse officielle, que se rencontrent ces tendances radicales, c’est parfois aussi plus haut, dans les familles placées par le rang et la fortune au-dessus des jalousies et des convoitises d’en bas. Et cela n’est pas seulement l’effet d’un penchant national pour le radicalisme théorique, ou d’une aveugle et imprudente générosité naturelle à la jeunesse, qui partout incline aux idées risquées ou avancées, parce qu’elles lui semblent les plus nobles et les plus vaillantes. À y bien regarder, ce phénomène n’est pas aussi singulier qu’on est tenté de le croire au premier abord. Plus d’un pays de l’Occident a pu, à certaines époques, prêter à des observations du même genre. Tant que les idées révolutionnaires gardent quelque chose de spéculatif, tant qu’elles n’ont pu encore passer dans la pratique, elles trouvent aisément des partisans dans les classes mêmes qui en deviendraient victimes. Il faut de douloureuses expériences pour que, dans la noblesse et la bourgeoisie, la jeunesse résiste à son goût naturel pour les nouveautés, pour les hardiesses de la pensée et les rêves humanitaires. La Russie, jusqu’à ces derniers temps, avait été presque entièrement préservée de ces coûteuses leçons, et les peuples, comme les individus, ne profitent guère que de leur propre expérience.

Longtemps, chez les Russes, la témérité des idées a été encouragée par le sentiment même de la sécurité : des hommes, qui, sous leurs pieds, n’ont jamais senti trembler le sol de la réalité, courent gaîment à travers les nuageux sentiers de la théorie. Sur la glace épaisse des hivers du nord, que jamais il n’a entendu craquer sous ses pas, le patineur se permet sans crainte les plus folles voltiges. La Russie semblait si loin et si différente de nous que tous nos bouleversements n’y pouvaient rendre la société aussi prudente, aussi timide que dans un pays agité de secousses périodiques. Sous ce rapport, la société russe a plus d’une fois offert le même spectacle que l’aristocratie française avant la révolution[4]. À Pétersbourg aussi, le beau monde a longtemps aimé à jouer avec les idées : la bonne compagnie jonglait d’autant plus librement avec les plus inflammables ou les plus explosibles, que sur le tapis des salons il n’y avait pas de danger de les voir éclater, et que les murs des hôtels ne recelaient point de matières combustibles.

Aux hardiesses, aux témérttés de cette société, il y avait encore une autre raison. La noblesse, la classe cultivée, façonnée aux mœurs et aux manières de penser de l’Europe, sans pouvoir exercer librement ses facultés à l’européenne, se sentait gênée et comme oppressée dans le pays même où elle était privilégiée. La supériorité d’éducation ne servait qu’à lui rendre plus sensible et plus pénible l’infériorité morale de la vie russe. Dans la Russie antérieure aux dernières réformes, l’air manquait à la poitrine, l’espace à l’activité de l’homme cultivé ; il passait aisément d’une mélancolie maladive à une exaltation malsaine, et d’un muet affaissement au délire de la flèvre. Bien que, grâce aux réformes, l’atmosphère russe soit devenue plus légère, l’homme civilisé n’y peut toujours respirer à pleins poumons ; il y éprouve souvent un vague et irritant malaise. Là, comme partout, c’est à l’accroissement et à la pratique des libertés publiques de diminuer l’esprit révolutionnaire.

Au sein d’une noblesse aussi ouverte, aussi multicolore et bariolée que le dvorianstvo russe, il était impossible qu’il ne se formât pas une société plus étroite, plus exclusive, jalouse de se distinguer de tout ce qui l’entourait, jalouse de s’élever au-dessus de la plèbe vulgaire du tchine, qui menaçait de tout ravaler à son niveau. Chassé de l’état et de la politique par le tableau des rangs, l’esprit aristocratique a cherché un refuge dans les salons et s’y est retranché comme dans une forteresse. À ce point de vue, il existe encore en Russie une aristocratie de mœurs, de position, de famille, aristocratie mondaine, se reconnaissant non point aux titres et aux blasons, mais à l’éducation et aux relations. Dans ce milieu même, dans cette haute sphère toute pleine de sa supériorité, l’esprit de caste et les préjugés de naissance ont moins d’empire que dans la plupart des autres États monarchiques. Dans cette haute société russe, il y a des familles anciennes et il y en a de nouvelles, il y a de grandes fortunes et il y en a de médiocres : naissance, richesse, position, intelligence, aplanissent l’entrée de ce sanctuaire mondain, mais aucun de ces avantages isolés n’est la clé de la porte et ne l’ouvre à coup sûr. Cette aristocratie de salon est d’autant plus exclusive, ou mieux d’autant plus sur la réserve, que, n’ayant point de frontières marquées, elle est obligée de veiller à ne pas laisser effacer ses limites. Quand on ne peut se distinguer par les couleurs, on attache un grand prix aux nuances, et l’on voit de graves différences là ou un œil moins exercé n’en aperçoit aucunes. Presque partout, en Europe, un des effets de la démocratie, qui renverse les vieilles clôtures sociales, est d’élever au profit du monde de fines et délicates barrières faites de fils légers, souvent imperceptibles à l’œil vulgaire, et par là même les plus difficiles de toutes à détruire. Nulle part peut-être cet art du savoir-vivre, qui, au sein même de l’égalité, marque si bien les distances ; nulle part cette science des usages et des manières ne règne plus despotiquement qu’en Russie.

La noblesse russe se pique de civilisation, elle aime à se désigner elle-même sous le nom de classe cultivée ; la haute société renchérit sur cette prétention et pousse la culture jusqu’au raffinement. La manière même dont la civilisation européenne s’est fait jour en Russie l’y exposait à un double danger. Venue du dehors, introduite presque tout à coup au contact et sous l’influence de l’étranger, la civilisation était prédestinée à y rester longtemps superficielle, longtemps peu nationale. Ces deux défauts étaient historiquement inévitables, et les penchants sociaux, l’instinct aristocratique, le besoin de réagir contre le nivellement du tchine, les ont accrus et empirés. C’est par le dehors, par la surface et le vernis extérieur, que pouvaient le plus commodément se distinguer des autres et se reconnaître entre eux les hommes mécontents d’être légalement perdus dans la foule ; c’est en s’éloignant le plus possible des mœurs du peuple qu’ils étaient le plus sûrs de n’être point confondus avec lui. Plus la classe dominante était par la constitution sociale menacée de l’envahissement des parvenus, et plus elle s’ingéniait à les tenir à distance ; plus l’assimilation officielle était facile, et plus l’assimilation mondaine était rendue malaisée. De là en partie la grande importance attachée aux langues étrangères, à la nôtre surtout.

En Russie, le français était moins un instrument d’étude, un moyen d’instruction, qu’un signe d’éducation. C’était la langue polie, l’idiome du monde et des salons, la marque et la mesure de la bonne éducation et du savoir-vivre. À ce titre, il ne suffisait point de comprendre ou de parler le français comme une autre langue étrangère ; la facilité de l’élocution, la pureté de l’accent étaient choses essentielles, car avant tout le français était, pour la bonne société, un moyen de se reconnaître et une barrière qui tenait à distance les intrus. Une société, une aristocratie légalement ouverte à tous ne saurait s’entourer d’un rempart plus efficace. Le français était devenu une sorte de passeport mondain, sans lui point de lettres de naturalisation dans les cercles élevés. Le mal n’eût pas été grand, si au sein de cette noblesse, dans les salons de Pétersbourg, l’emploi habituel d’une langue étrangère n’eût été le signe et le symbole d’idées, d’habitudes et de prétentions étrangères.

Dans les sphères naturellement les plus aristocratiques, ce défaut de nationalité, transmis par l’hérédité, menaçait de devenir un vice de constitution. La haute et la moyenne noblesse, la classe cultivée, agrandissait encore par exclusivisme social, par mode et par bon ton, le large intervalle qui la séparait de la masse du peuple, sans s’apercevoir qu’elle aggravait ainsi le mal de la Russie moderne, le dualisme, le schisme moral, sans comprendre que, pour les classes comme pour les individus, l’isolement est la faiblesse. Le visage toujours tourné vers la frontière, la société russe finissait par ne plus voir la Russie ou ne la plus comprendre. Ouverte à tous les souffles de l’Occident, elle se faisait cosmopolite, et vivait en étrangère dans sa propre patrie, à peu près comme une colonie européenne au milieu d’un peuple barbare. À force de contact avec l’Occident, à force de se oindre et de se teindre des idées du dehors, l’homme du monde perdait toute couleur nationale ; parmi ses compatriotes mêmes, il avait d’autant plus de succès qu’en lui perçait moins le Russe. Élevé par des précepteurs français ou allemands, dans l’ignorance ou le mépris de tout ce qui était indigène, l’héritier des boyars moscovites semblait souvent regarder la langue de ses pères comme un patois de paysans. « Depuis vingt-cinq ans que je suis marié, me disait un Russe, je ne sais si j’ai deux fois parlé russe à ma femme. » Le temps n’est pas encore loin où tous les hommes biens nés en auraient pu dire autant. Ce dédain pour la langue du peuple s’étendait jadis jusqu’aux livres russes ; ce fut là pour la jeune littérature nationale une cause de débilité qui, jointe à la servile imitation d’autrui, en explique la longue et pâle enfance.

La noblesse a fini par sentir quelle source de faiblesse était pour la civilisation russe, et pour la classe cultivée surtout, cette sorte de dénaturalisation et ce cosmopolitisme superficiel. Dès le règne de Nicolas, il s’est produit dans les lettres, dans l’opinion, dans les sentiments, sinon toujours dans les idées et dans les mœurs, une réaction accentuée et, comme toute réaction, poussée parfois jusqu’à l’exagération. Sous l’influence des slavophiles, le nom, la langue, l’homme russes ont été remis en honneur. Des fanatiques ou des originaux, comme le poète-théologien Khomiakof, allaient même jusqu’à reprendre le costume moscovite et à tenter de remettre en usage l’armiak et le kaftan. La nationalité, longtemps honnie, a partout été glorifiée. La mode et l’entralnement mondain ont eu leur part à ce brusque revirement ; mais là même où la conversion est le plus sincère, elle est souvent peu éclairée et peu conséquente. Après s’être si longtemps faite étrangère et cosmopolite, la classe cultivée ne saurait se dépouiller à volonté de la seconde nature qu’elle-même s’est laborieusement donnée. Après s’être isolée du peuple pendant un siècle et demi, elle ne peut franchir d’un bond le fossé qu’elle a patiemment creusé et élargi de ses mains.

La noblesse russe a fait comme un état-major qui, dans son impatience d’aller à la découverte, s’élancerait au galop sans se retourner, pendant que le gros de l’armée avec le matériel et les bagages demeurerait bien loin en arrière, embourbé dans les marécages ou empêtré dans les broussailles, sourd aux appels de la trompette ou du clairon, et d’autant plus incapable de rejoindre qu’il serait resté sans direction.

Ainsi s’est jetée en avant l’élite de la société russe. Attirée par les lueurs fascinantes de la civilisation, elle s’est précipitée vers l’Europe, abandonnant en chemin les traînards, sans s’inquiéter du peuple qui ne la pouvait suivre, comme si tout le pays eût tenu dans ses rangs, comme si, avec le monde de Pétersbourg, la Russie tout entière fût arrivée au but. En se retournant, elle s’est aperçue de son erreur, mais il lui était difficile de la réparer ; elle avait beau les appeler de loin, les retardataires n’entendaient plus sa voix ou ne distinguaient plus ses gestes. Les deux moitiés inégales de la nation restent encore moralement isolées l’une de l’autre. à leur dommage mutuel au détriment du pays et de la civilisation. Il n’y a que deux moyens de trancher une telle situation : le premier est de reconnaître officiellement, de consacrer légalement la scission des deux classes, en plaçant l’une sous la dépendance et la tutelle de l’autre ; le second est de créer entre elles une classe intermédiaire qui les rapproche et leur serve de lien. De ces deux issues, la première a pour elles les théories aristocratiques et les combinaisons artificielles qui, sous une forme ou sous une autre, tendent à remettre le peuple sous la direction exclusive de la noblesse et la domination des propriétaires ; l’autre a pour elle les faits, le courant de la civilisation et la création naturelle d’une classe moyenne, d’une bourgeoisie dont le noyau est déjà formé.



  1. Voyez notre étude sur la vie de N. Milutine : Un homme d’État russe contemporain, d’après sa correspondance inédite.
  2. Le général Fadéief, Rousskoé obchtchestvo v nastoïachtchem i bou douchtchem.
  3. D. Samarine, Révolutsionny Konservatism, p. 49 (1875). Réponse à l’ouvrage du général Fadéief, cité plus haut.
  4. Bien des traits du tableau si vivant tracé par H. Taine, dans son Ancien Régime, se pourraient appliquer à la société pétersbourgeoise du XIXe siècle