L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 2/Chapitre 5

Hachette (Tome 1p. 118-131).


CHAPITRE V


La Russie et les nationalités historiques de ses frontières occidentales. — Obstacles à la russification. — Allemands et influence allemande. Antipathie Contre le niémets. — Allemands dans les provinces baltiques et en Pologne. — La question polonaise. — Intérêt réciproque des Russes et des Polonais à une réconciliation. — Nationalités plébéiennes et politique démocratique.


La nation russe, même en y comprenant les Petits-Russiens et Blancs-Russiens, occupe l’intérieur de l’empire sans en pouvoir remplir encore ie cadre. Presque nulle part, si ce n’est sur la mer Blanche et la mer Noire, si ce n’est avec les Ukrainiens le long de la Galicie orientale, le peuple russe n’atteint les limites de la Russie. Sur presque toutes ses frontières, il est entouré de populations d’origine étrangère divisées en deux bandes principales. l’une à l’est, vers l’Asie, composée de Finnois, de Bachkirs, de Tatars, de Khirghiz, de Kalmouks ; — l’autre plus considérable, mais non plus homogène, à l’ouest, vers l’Europe, sur le flanc le plus vulnérable de l’empire, le seul où la Russie confine à de puissants voisins. À certaines heures, ce peut être là pour le gouvernement de Saint-Pétersbourg un sujet de graves préoccupations.

Il est à remarquer que le principal élément de la nation, celui qui en forme le noyau, le Grand-Russien ne touche lui-même à ces populations occidentales de races différentes que sur un point, et cela au moins exposé, vers le golfe de Finlande, et par une région des plus pauvres et des moins peuplées. Au centre et au sud, entre l’ancienne Moscovie et les conquêtes de Pierre le Grand et de Catherine II, entre la Grande-Russie d’un côté et la Livonie, la Lithuanie, la Pologne d’un autre, il y a la Russie-Blanche et la Petite-Russie, lesquelles, n’étant pour ainsi dire Russes que de second degré, sont bien moins propres à russifier autrui. Cet inconvénient est aggravé par le peu de population de la Russie-Blanche et des Marais de Pinsk dans la partie voisine de la Petite-Russie. Ces deux contrées creusent, entre les régions les plus peuplées de la vieille Moscovie et ses conquêtes des deux derniers siècles, une sorte de golfe à demi désert qui, malgré les beaux travaux d’assèchement des marais du Pripet[1], ne saurait rapidement se combler. Les Polonais, les Lithuaniens les Lettons, les Allemands de l’ouest se trouvent ainsi défendus contre la russification par une double barrière, ce qui en fait comprendre le peu de progrès. Une autre considération explique encore le même phénomène. La population, comme l’eau, tend naturellement à se porter du côté du vide et à reprendre son niveau ; c’est vers l’est ot l’Asie, et non vers l’ouest et l’Europe, c’est vers les régions orientales, encore mal peuplées, et non vers des provinces à population souvent plus dense que l’intérieur de l’empire, que s’écoule naturellement l’excédent de la population russe.

En face des 68 ou 70 millions de Russes, les populations non russifiées ne forment pas, dans la Russie d’Europe, en dehors de la Finlande, du royaume de Pologne et du Caucase, plus de 14 à 15 millions d’âmes, divisées en plus de dix peuples et en presque autant de langues et de religions. En comprenant le royaume de Pologne et la Finlande, ce chiffre monte à 24 ou 25 millions, et à trois ou quatre de plus avec la Babel du Caucase, qui devrait plutôt être regardée comme une colonie, et qui compte seule presque autant de peuples et de tribus que le reste de l’empire[2]. Toutes ces populations sont pour la plupart trop faibles, trop morcelées, pour avoir aucune prétention à l’indépendance ; elles se laisseront assimiler par le seul fait du progrès de la civilisation, partout peu favorable aux petites tribus et aux langues fermées. Beaucoup de ces allogènes, comme les Finnois de l’intérieur ou les Géorgiens du Transcaucase, sont presque aussi dévoués au tsar que ses sujets russes proprement dits. D’autres, tels que les 2 000 000 d’Esthes et de Lettons des provinces baltiques, trouvent dans le gouvernement russe un protecteur vis-à-vis d’une oligarchie aristocratique ou bourgeoise de 160 000 Allemands. Ces derniers mêmes et leurs congénères de l’intérieur sont, en dépit des séductions du dehors, intéressés à demeurer sujets d’un État où, malgré leur petit nombre, ils occupent une si large place ; où, grâce à l’ancienneté de leur civilisation, grâce à certaines de leurs qualités germaniques, à leur goût du travail, à leur esprit d’ordre et d’exactitude, grâce aussi à la camaraderie, aux relations mondaines et aux influences de cour, ils ont longtemps rempli les hauts postes de l’armée et des carrières civiles, si bien que, dans le grand empire slave, l’Allemand semblait naguère encore la race privilégiée[3].

Cette espèce de suprématie de l’Allemand, tantôt dans la vie publique et tantôt dans la vie privée, n’est pas sans exciter, chez les Russes, des défiances et des jalousies qui, à certaines heures, aboutissent à de retentissantes protestations. On s’insurge contre la domination des Allemands accusés de former, dans l’administration comme dans les affaires, une sorte de corporation dont les membres se soutiennent aux dépens de l’État et des particuliers. À Pétersbourg, à Moscou surtout, la presse encourage périodiquement la Russie à s’émanciper du joug politique au économique du niémets[4], joug dont certains patriotes exagèrent singulièrement le poids, et qu’ils semblent aussi incapables de secouer entièrement que de supporter patiemment. Au double froissement de l’amour propre individuel et de la fierté nationale s’ajoute, contre les Allemands, la vieille antipathie d’esprit et de caractère du Slave et du Teuton. À plusieurs reprises, notamment depuis le congrès de Berlin, cette antipathie séculaire s’est traduite dans la société russe de façon curieuse, par des railleries plus ou moins piquantes sur l’accent ou les manières tudesques, à l’aide de procédés quelquefois enfantins, en affichant un dédain plus ou moins sincère pour la littérature, les arts, les produits de l’Allemagne, en affectant d’en ignorer ou d’en estropier la langue, si bien que moi Français, il m’est arrivé plus d’une fois de défendre les conquérants de l’Alsace-Lorraine contre leurs voisins de Russie.

Cette répulsion pour les Allemands, qui sévit par accès périodiques, pourrait sembler excessive et ridicule, si elle n’avait pour la justifier les appréhensions politiques suscitées par la résurrection de l’empire d’Allemagne et les instincts envahisseurs de la race germanique. Il aurait obéi à l’instinct national et partagé les préférences de ses sujets, qu’Alexandre II n’eût pas félicité son oncle Guillaume de la journée de Sedan, ni facilité la mutilation de la France. À des yeux non prévenus, l’Allemagne est assurément plus redoutable pour la Russie que pour la France. De notre côté, en effet, l’empire des Hohenzollern rencontre une nationalité compacte, difficile à entamer, n’offrant aucune prise à l’assimilation germanique. Il n’en est pas de même vers l’est, où l’Allemagne, avec la Prusse, s’est agrandie de siècle en siècle. Or, les Russes n’ont pas envie de voir leur voisin d’Occident continuer à leurs dépens sur la Vislule, le Niémen ou la Duna, ses empiètements séculaires sur le territoire des Slaves ou des Letto-Lithuaniens.

Il n’y a pas dans l’empire russe, de provinces allemandes. Cette expression souvent employée chez les Allemands, et même chez nous, pour désigner les trois provinces baltiques est absolument inexacte, et l’on comprend que les Russes ne veuillent pas, à cet égard, laisser subsister d’équivoques. Les statistiques ont depuis longtemps prouvé que, dans ces provinces prétendues germaniques de Livonie, Esthonie, Courlande, les Allemands ne forment pas, en réalité, le dixième de la population composée, pour l’immense majorité, de Lettes au sud et de Finnois au nord. Le moderne principe de nationalité, lequel, en dehors de la conscience nationale, ne fournit du reste qu’un nouvel instrument d’oppression, ne saurait, de ce côté, offrir aucun prétexte aux revendications des Allemands. Mais dans un pays, ni le nombre, ni la race, ni la langue ne sont tout. Les Allemands ont beau être en infime minorité sur la basse Duna, ils y ont trop longtemps régné par les armes, par le commerce, par la religion, par tout ce qui constitue la civilisation, pour n’y avoir pas mis leur empreinte.

La marque de la Hanse reste partout visible dans les villes et la trace de l’Allemagne féodale dans les campagnes, possédées par les héritiers des Porte-Glaives. À prendre les mœurs, l’histoire, les traditions, le pays baltique est bien plus allemand que ne l’était l’Alsace-Lorraine en 1870. On a même pu dire sans paradoxe que ces provinces russes, peuplées de Lettes et de Finnois, étaient restées les pays les plus germaniques du continent, tant l’Allemagne du moyen âge y avait survécu.

Il est naturel que le gouvernement russe, qui les possède depuis deux siècles, cherche à dégermaniser et à moderniser ses provinces baltiques, en dépit des chartes ou privilèges accordés aux Livoniens par Pierre le Grande lors de leur annexion à l’empire. Il est naturel que, pour diminuer la prépondérance allemande, Pétersbourg et Moscou appellent à leur aide l’ancien serf finnois ou letton ; mais partout une pareille entreprise exige singulièrement de prudence, de patience, de modération.

L’esprit et l’ascendant allemands sont trop profondément enracinés dans le sol pour s’en laisser aisément extirper, et l’on ne saurait s’attacher un pays sans tenir compte de ses coutumes et traditions. En suivant toutes les inspirations des russificateurs à outrance, le gouvernement de Pétersbourg, sous prétexte d’assimiler le pays baltique, courrait le risque de se l’aliéner, le risque d’y créer un parti séparatiste, en irritant les classes dominantes et ces Allemands-Russes qui ont toujours été fidèles aux tsars et qui, de Barclay de Tolly à Totleben et d’Ostermann à Nesselrod, leur ont fourni plus d’un illustre général ou d’un ministre distingué. Sur la Duna, de même que sur la Vistule et le Dnieper, le meilleur moyen d’assurer la domination russe est encore de la rendre douce, de ne point violenter les traditions et les mœurs locales, autant du moins qu’elles sont compatibles avec l’esprit du siècle et le maintien de l’intégrité de l’empire[5].

Les provinces baltiques ne sont pas les seules où les Russes aient à surveiller le germanisme ; en réalité, ce ne sont même peut-être pas celles où le niémets est pour eux le plus à redouter. Courlande, Livonie, Esthonie sont, de par la géographie, enchaînées au grand empire dont elles occupent le littoral, et auquel leurs ports servent de débouchés. Séparées de la Russie, les trois provinces seraient pour ainsi dire coupées du continent, elles tomberaient dans une situation analogue à celle de la Dalmatie autrichienne avant que l’occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine ne lui ait assuré un Hintergrund. Les provinces baltiques ne sont même pas celles où l’on compte le plus d’Allemands.

Indépendamment de leurs colonies marchandes des villes et de leurs colonies agricoles des campagnes, également dispersées d’un bout de l’empire à l’autre, les Allemands se sont infiltrés peu à peu dans les provinces limitrophes de la Prusse et de l’Autriche, en Pologne, en Lithuanie, en Petite-Russie[6]. Sur beaucoup de points, ils s’y emparaient lentement du sol et des capitaux, malgré la concurrence des juifs indigènes qui, en certaine occurrence, pourraient du reste, comme dans la Poznanie, leur servir d’auxiliaires et faciliter la germanisation[7]. Dans le royaume de Pologne en particulier, les Allemands sont déjà proportionnellement plus nombreux que dans les provinces baltiques regardées comme leur principal centre.

La question polonaise, tant de fois tranchée en sens divers depuis un siècle, se complique en réalité d’une question allemande. Cela est, en partie, la faute de la politique russe qui, dans sa peur du polonisme, a favorisé le germanisme, permettant, jusqu’en 1884, l’acquisition du sol à l’Allemand, là où elle l’interdisait au Polonais et au juif. « Je crains moins les Allemands que les Polonais », écrivait N. Milutine au lendemain de l’insurrection de 1863[8]. Milutine ne parlerait sans doute plus ainsi aujourd’hui. Les patriotes les plus clairvoyants reconnaissent que la Russie ne saurait résoudre cette vivace question polonaise à la fois contre les Polonais et contre les Allemands, pas plus que les Polonais ne sauraient se flatter de la voir trancher en même temps contre les Allemands et contre les Russes. Le Russe qui prétend poursuivre la dénationalisation des provinces de la Vistule, de même que le Polonais qui se refuse à tout accord avec la Russie, s’exposent également à travailler pour les Prussiens qui n’ont pas oublié que la Prusse, avant la Russie, a régné à Varsovie.

Il y a bien des Russes qui, pour mettre fin à cette éternelle question polonaise, abandonneraient volontiers à l’Allemagne toute la Pologne proprement dite[9] ou au moins la moitié du royaume à l’ouest de la Vistule, sauf à chercher une conpensation du côté de l’Autriche ou de la Turquie. Une telle combinaison serait sans doute le finis Poloniæ ; mais, si naguère encore elle était souvent préconisée, elle compterait aujourd’hui peu de partisans.

Outre une naturelle répugnance à sacrifier au germanisme une vieille terre slave, outre la difficulté de tracer une frontière aux portes de Varsovie ou d’abandonner cette capitale à la Prusse, les Russes comprennent qu’en laissant les Allemands s’établir au cœur de la Pologne, ils leur donneraient fatalement la tentation de l’absorber peu à peu tout entière. Varsovie ne serait pour les Prussiens qu’une étape ; une fois installés sur la Vistule, ils pourraient étendre leurs convoitises au reste du royaume et jusqu’à la Lithuanie, la Courlande, la Livonie ; ils pourraient, seuls ou de concert avec l’Autriche, dévorer toute l’ancienne Pologne, province à province et pour ainsi dire feuille à feuille.

Les Polonais ne doivent pas moins que les Russes redouter toute cession aux héritiers de Frédéric II. Le malheur de la Pologne est qu’avec toutes leurs brillantes qualités, avec leur noble esprit chevaleresque et leur généreux patriotisme, les Polonais ont, après comme avant les partages du dix-huitième siècle, montré peu d’esprit politique. À cet égard cependant leurs longues infortunes ne paraissent pas avoir été entièrement perdues pour eux ; ils sont devenus plus pratiques, plus positifs ; ils sont moins enclins aux grands rêves et aux chimères d’autrefois. Beaucoup comprennent que, pour leur nationalité, la domination russe est infiniment moins à craindre que la domination allemande, et que Varsovie ne saurait se leurrer d’échapper entièrement à l’une et à l’autre. La réunion de la Pologne russe à la Galicie autrichienne, suivant le songe de certains patriotes, n’est qu’une utopie dont la géographie suffirait à empêcher la réalisation. L’érection du « royaume du congrès » en état vassal ou confédéré de l’Allemagne, selon un projet, parfois mis en avant chez nos voisins, n’est qu’un décevant mirage derrière lequel se dissimule l’absorption germanique. Un cinquième ou sixième partage serait ce qui pourrait arriver de plus triste à la Pologne, elles patriotes doivent regretter qu’en 1815 la France ait fait repousser les propositions d’Alexandre I, et livré la Posnanie à la Prusse et à la germanisation.

Quand on regarde ce que l’histoire a fait de la Silésie, de la Posnanie, de la vieille Prusse, on peut dire que la domination russe est pour la Pologne de la Vistule, pour Varsovie et la Mazovie, la meilleure et peut-être la seule garantie contre la germanisation. Les Polonais, qui se déclarent irréconciliables avec la Russie, me semblent commettre une sorte de suicide national.

On le sent de plus en plus aux bords de la Vistule, et l’intérêt de l’avenir fait passer par-dessus les rancunes du passé. La crainte de l’Allemagne compense la haine de la Russie. Les considérations économiques agissent dans le même sens que les considérations politiques. Au point de vue matériel, la Pologne a tout à gagner à rester unie au grand empire slave, qui ouvre à son industrie d’immenses débouchés. La Pologne russe a bien changé depuis l’insurreclion de 1863. Elle est incomparablement plus riche que la Galicie ou la Posnanie[10]. L’agriculture y a prospéré ; le paysan devenu propriétaire, y a joui d’un bien-être inconnu jusque-là. Les villes se sont couvertes de manufactures, Varsovie a doublé de population, d’autres, comme Lodzi, ont quadrupIé ou quintuplé en vingt ans. L’élévation des tarifs, dont l’exagération est, croyons-nous, un des obstacles au développement de la Russie, a été un avantage considérable pour la Pologne, placée par la nature et par l’histoire dans de meilleures conditions de production. Une grande partie de l’empire est tributaire de l’industrie polonaise, elle-même il est vrai souvent en des mains allemandes. Toute barrière de douanes entre la Pologne et la Russie tuerait l’industrie du royaume qui supporterait difficilement la concurrence de la Silésie et de la Westphalie. Les intérêts matériels sont de nos jours une forte chaîne ; en supprimant toute douane entre le royaume et l’empire la Russie les a, sans le prévoir peut-être, liés par le seul lien que des mains polonaises ne voudraient point couper[11].

Les deux mobiles souvent opposés qui se disputent la direction des hommes et des peuples, les intérêts matériels, positifs, et les considérations abstraites, sont ainsi d’accord pour rapprocher de la Russie le plus réfractaire des peuples assujettis au sceptre du tsar. En dépit des irritants souvenirs du passé, malgré les maladroites tentatives de russification poursuivies depuis 1864, l’intransigeance trouve moins d’écho dans les cœurs polonais. La politique de conciliation de Wiélopolski, politique qui, pour le malheur des deux peuples, comptait si peu de partisans vers 1860, rallierait aujourd’hui une immense majorité[12].

Le mal est que dans les oukraïnes russes, comme en Autriche, comme en Turquie, ces questions de nationalité sont loin d’être aussi simples qu’elles le paraissent en théorie. Avec la meilleure volonté du monde, il est souvent impossible de les résoudre au gré de tous les intéressés. En dehors des régions à nationalité tranchée, à traditions historiques constantes, il y a en effet des contrées mixtes, habitées par des populations différentes, souvent en hostilité entre elles. Les provinces baltiques en sont un exemple ; mais ce n’est pas le seul dans l’empire. La plus grande partie de l’ancienne Pologne, les provinces annexées à la Russie lors des trois premiers partages sont plus ou moins dans le même cas. C’est une des choses qui ont facilité le démembrement de la république et rendu malaisée toute réconciliation entre les anciens et les nouveaux maîtres du pays.

Le grand obstacle à l’accord des Russes et des Polonais a été l’Ukraine de la rive droite du Dnieper et surtout la Lithuanie, regardées par les premiers comme russes, par les derniers comme polonaises, les uns envisageant de préférence les classes riches et cultivées, les propriétaires, ou la bourgeoisie ; les autres, les classes rurales, le paysan, le serf émancipé par Alexandre II[13].

Dans la majeure partie de l’ancienne Pologne, en dehors du royaume du congrès, de même que dans les trois provinces baltiques, les rivalités nationales se compliquent en effet de luttes de classes. Les nationalités et parfois les religions y sont en quelque sorte superposées. Tandis que les classes supérieures, que la noblesse et les propriétaires sont allemands ou polonais, de race ou de tradition, la masse du peuple est lithuanienne, bélo-russe, malo-russe, sans compter que les juifs, généralement adonnés au trafic, forment à la fois une classe et une nationalité de plus. On devine les difficultés d’une pareille situation et les tentations qu’elle peut suggérer au pouvoir.

Pour faire échec aux nationalités historiques, patriciennes ou bourgeoises, encore dominantes par la fortune et l’éducation, le gouvernement russe a été conduit à chercher un appui au fond des petites nationalités rurales et pour ainsi dire plébéiennes[14], naguère encore inconnues de l’étranger et presque inconscientes d’elles-mêmes. Au Suédois de Finlande, à l’Allemand de Livonie ou de Courlande, au Polonais de [Lithuanie, ou de l’Ukraine, il a opposé le Finnois, l’Esthe, le Lette, le Samogitien, le Blanc-Russien, le Malo Russe » se servant ainsi à sa manière de l’ethnologie et du principe de nationalité, les retournant contre ses adversaires, rallumant le sentiment national chez des populations où il était parfois éteint depuis des siècles, sauf à l’étouffer un jour s’il devenait trop exigeant. C’est là une des raisons de la politique « paysanne », de la politique démocratique, d’autres ont dit socialiste, adoptée plus d’une fois par les tsars dans les provinces sujettes, spécialement dans l’ancienne Pologne. La Russie avait sur ses frontières de l’ouest, deux ou trois Irlande qu’elle était d’autant plus tentée de mettre au régime des lois agraires que, par leurs traditions ou leur origine, les propriétaires fonciers lui étaient plus suspects. Ce qu’elle a fait sous Alexandre II en Lithuanie, en Podolie, en Pologne même, certains patriotes voudraient le lui voir renouveler, dans les provinces baltiques, aux dépens des barons allemands, au profit des paysans lettes et esthoniens[15].

À une époque où les conflits de nationalités et les jalousies de classes engendrent tant d’animosités, on comprend que de périls pour l’état social recèlerait une politique qui se plairait à envenimer, et à doubler l’une par l’autre, deux des plus graves causes d’antagonisme qui puissent séparer les habitants d’un même sol. Les difficultés intérieures de la Russie et la situation géographique des provinces exposées à de telles divisions rendraient un pareil jeu plus dangereux pour l’empire. Loin d’avoir tout intérêt à fomenter les passions des différentes races soumises à sa domination, le gouvernement russe aurait avantage à les faire vivre en paix entre elles. Après s’être érigé en protecteur des petits et des humbles, en patron des majorités longtemps asservies, le tsar pourrait être obligé de défendre à leur tour contre elles, les minorités dominantes. Rien ne serait moins profitable pour la Russie que de voir renouveler, aux dépens des Allemands, les émeutes populaires contre les juifs, ou d’assister à des jacqueries rurales contre les barons baltiques de Livonie ou les « pans » polonais de Lithuanie et de Podolie. Il importe à l’empire de ne pas laisser les rivalités de race, dégénérant en luttes de classes, fournir une prise à l’agitation révolutionnaire ou à l’ingérence de l’étranger. Le plus sûr pour un gouvernement, comme pour une dynastie, est de servir d’arbitre entre les diverses nationalités et les diverses classes sans les sacrifier les unes aux autres. Si pour la Russie, dans ses provinces frontières d’Europe, de même que sur les confins de l’Asie, la tâche est souvent difficile, cette difficulté n’est que la rançon de sa grandeur.

Pour y échapper il lui faudrait renoncer aux annexions des deux derniers siècles, aux conquêtes d’Alexandre Ier, de Catherine II, de Pierre le Grand même. Veut-elle affermir son autorité sur les divers peuples de ses immenses domaines, le meilleur moyen est encore de se montrer respectueuse de leur nationalité, de leur langue, de leur religion, de leur enlever tout motif de désaffection en laissant le temps, la raison, les intérêts, l’attraction naturelle d’un grand pays, les rattacher de plus en plus à l’empire. Par malheur pour elle, la Russie est privée du charme le plus puissant sur les peuples modernes, privée de l’aimant le plus capable de les lui attirer, la liberté. Or, l’on peut, je crois, lui prédire, sans prétention au rôle de prophète, qu’elle ne sera certaine de conserver toutes ses Oukraïnes européennes que le jour où elle aura eu l’art de les mettre politiquement au niveau du reste de l’Europe.

L’empereur Alexandre III semble s’être donné pour tâche de russifier la Pologne, la Lithuanie, les provinces baltiques surtout. Il a introduit successivement dans le pays baltique l’administration et la justice russes[16], substituant partout, à l’Université, à l’école, dans les municipalités, dans les tribunaux, le russe à l’allemand[17]. Hofgericht, Manngericht, Landgericht, ne sont plus qu’un souvenir. Je crains qu’avec ces gothiques institutions ne périsse le self-government qui faisait l’orgueil et la prospérité des trois provinces. Partout la russification se fait au profit de la centralisation. Là est le mal. Peut-être le gouvernement impérial eût-il eu avantage à procéder avec plus de ménagement. Dans sa politique religieuse, au moins, il eût été plus habile en étant plus libéral. Ce n’est pas en blessant la conscience de ses sujets catholiques ou protestants que la Russie gagnera leur cœur[18].



  1. Les travaux effectués dans cette région constituent une des plus belles entreprises de ce genre en Europe. En 1889 on avait déjà assaini environ 1 500 000 hectares.
  2. D’après M. Rittich, la population du Caucase, avant même les annexions, sanctionnées par le traité de Berlin, était divisée en douze groupes principaux, parlant soixante-huit dialectes différents.
  3. La proportion des Allemands va en augmentant progressivement des emplois inférieurs aux emplois supérieurs civils ou militaires. On connaît l’exclamation poussée par Alexandre III, alors prince héritier, lors d’une réception du haut état-major. Comme on venait de lui présenter plusieurs généraux de nom germanique, « enfin ! » s’écria le prince au premier nom russe qu’il entendit. Il a du reste couru, sur l’antipathie du futur Alexandre III et de sa femme pour l’Allemagne et les Allemands, plusieurs légendes qui ont exposé à de fâcheuses mésaventures les Français qui les ont prises à la lettre. Une fois, par exemple, l’on de nos ambassadeurs ayant, à la suite d’un dîner officiel, remercié le césarevitch des sympathies qu’il nous avait témoignées durant la guerre de 1870-71, le prince héritier tourna le dos sans rien répondre.
  4. Niémets, originairement muet, qui ne parle pas, par suite étranger, allemand.
  5. Aucune question peut-être en Europe n’a donné lieu à une aussi grande mnltitude d’écrits de toute sorte que cette question des provinces baltiques, qu’il nous est impossible d’examiner ici en détail. Il y aurait de quoi composer tout une bibliothèque avec les livres et brochures en russe et surtout en allemand, suscités par l’apparition des Okraïni Rossii (Frontières de la Russie) de George Samarine.
  6. Les statistiques sur le mouvement des voyageurs aux frontières montre qu’il entre chaque année en Russie 30, 40, parfois 50 000 Allemands de plus qu’il n’en sort, sans compter 30 ou 40 000 Autrichiens, en partie allemands.
  7. Pour empêcher la propriété rurale de passer aux mains des Allemands, l’empereur Alexandre III a recouru à un procédé radical. Un oukaze a, en 1884, enlevé aux étrangers, dans les provinces occidentales, le droit d’acquérir des terres, soit par achat, soit même par héritage.
  8. Lettre inédite de N. Milutine à Tcherkassky, 8/20 février 1865.
  9. Le royaume de Pologne ou Pologne du congrès a, on le sait, été formé des parties de l’ancien grand-duché de Varsovie, attribuées au tsar Alexandre Ier, en 1815, et dotées par ce prince d’une constitution. Aux yeux des Russes, ce royaume du congrès constitue seul toute la Pologne russe ; ils s’appuient sur l’histoire et sur l’ethnographie pour refuser le nom de Polonaises aux provinces annexées par Catherine II, lors des trois partages du dix-huitième siècle.
  10. Voy. entre autres les statistiques de MM. Simonenko et Anoutchine.
  11. Si nous ne pouvons qu’effleurer ici cette douloureuse et complexe question polonaise, j’en ai étudié ailleurs les principaux points. Voyez : Un homme d’état russe d’après sa correspondance inédite. (Hachette, 1883.)
  12. D’après les statistiques russes, le nombre des Polonais de l’empire atteint à peine 6 millions d’âmes. En grande majorité dans le « royaume du congrès de Vienne », où ils forment environ 70 pour 100 de la population totale, ils sont en faible minorité dans les autres parties de l’ancienne Pologne. À ces Polonais d’origine, il faut, pour calculer la force effective du « Polonisme », ajouter un certain nombre de Lithuaniens, de Petits-Russes ou de Blancs-Russes et même d’Allemands et de Juifs plus ou moins polonisés.
  13. Voy. le chap. précédent p. 114 note 1.
  14. L’expression est, si je ne me trompe, de M. Dragomanof : Istoritch, Potcha. etc.
  15. Pour apprécier la conduite du gouvernement russe, il ne faut pas perdre de vue que tout l’empire a, lors de l’émancipation, été soumis à des lois agraires plus ou moins favorables aux anciens serfs ; les provinces Baltiques seules y ont échappé parce que l’émancipation y avait été effectuée sous Alexandre Ier, d’après d’autres principes. Voy. plus loin livre VI, ch. ii.
  16. L’organisation judiciaire de l’empire n’a été mise en vigueur qu’en 1890.
  17. Il y a quelques exceptions, notamment pour les tribunaux ruraux où il eût été impossible d’imposer l’usage du russe, mais l’exception est au profit des langues locales, l’esthe et le lette.
  18. Voyez tome III, livre IV, chap. iii.