L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 2/Chapitre 4

Hachette (Tome 1p. 92-117).


CHAPITRE IV


L’élément slave et la nationalité russe. — Slaves et Panslavisme. — Slaves et Letto-Lithuaniens. — Mode de formation du peuple russe, ses diverses tribus. — Leurs différences d’origine et de caractère. — Grands-Russes. — Blancs-Russes. — Petits-Russes. — L’Ukrainophilisme.


Au-dessus des Finnois et des Tatars, dont en Russie le rôle ethnologique a été fort inégal, vient la race qui a subjugué ou absorbé les autres, celle dont le nom sonne fièrement à toute oreille russe, la race slave. Sur la place et la parenté des Slaves, point de doute possible. Comme les Latins, les Celtes, les Germains, ils font partie de cette grande race aryenne ou indo-européenne, à laquelle semble échue la domination du monde. De cette communauté d’origine, ils ont pour garants leur type physique, leurs langues, leurs premières traditions. Ainsi que le grec, le latin et l’allemand, les langues slaves ne sont, à vrai dire, que des dialectes de cet idiome indo-européen dont le sanscrit est la plus ancienne forme connue. Ainsi que ceux de l’Allemagne, les contes et les légendes slaves reproduisent et complètent les données d’où sont sortis les mythes de l’Inde et de la Grèce[1]. Pas plus que nous, les Slaves ne sont asiatiques, ou, s’ils le sont, ils ne le sont pas autrement que nous. Leur établissement en Europe remonte au delà de toute époque historique. On ne sait qui, des Slaves ou des Germains, ont les premiers quitté l’Asie ; en tout cas, leur migration a dû se faire à peu d’intervalle. Entre les grandes tribus aryennes qui se partagent l’Europe, il est difficile de décider du degré de parenté. Les philologues ont voulu voir un lien plus intime entre les Slaves et les Germains ; mais si, pour la langue, les Slaves semblent un peu plus près de leurs voisins teutoniques, pour le caractère, ils se rapprochent plus des Européens de l’Ouest ou du Sud. Aryens comme nous, les Slaves, de même que les Celtes, les Hellènes, les Latins et les Germains, appartiennent à la branche occidentale, à ce qu’on pourrait appeler la branche européenne des Aryens. Dès les temps les plus reculés, on les trouve établis en Europe sur la Vistule et le Dniepr.

À travers les obscurités de l’histoire, il est difficile de découvrir le type primitif de ces tribus slavonnes. Celtes, Germains ou Slaves, l’antiquité classique confondait tous les peuples étrangers sous le nom de barbares, les peignant des mêmes couleurs, leur attribuant des mœurs analogues, ce qui ferait supposer que ces tribus ne différaient pas autant qu’elles l’ont fait depuis, et conservaient plus de races de leur commune origine. D’après ces descriptions (souvent également applicables aux barbares des races voisines), les anciens Slaves que nous reconnaissons sous les noms d’Antes, de Vendes, de Slovènes, et parfois aussi de Sarmates ou de Scythes, semblent avoir été grands et robustes, avoir eu les yeux gris ou bleus, les cheveux châtains roux ou blonds, traits qui se retrouvent encore souvent chez les Russes[2]. L’archéologie préhistorique ne nous donne pas de renseignements beaucoup plus précis. De même que les Germains, les Aryens de l’est semblent avoir beaucoup changé dans le cours des siècles. Les plus anciens tombeaux des pays slaves nous ont fourni, aux environs de Cracovie, par exemple, des crânes de forme allongée ou dolichocéphale du plus pur type aryen. Beaucoup des peuples slaves contemporains ont perdu ce trait, regardé naguère comme caractéristique de la race indo-européenne, ou bien ne le possèdent qu’à un degré inférieur à la plupart des peuples latins ou germaniques. Aussi, dans les classifications ethnologiques uniquement fondées sur la forme du crâne, ont-ils été parfois placés, à côté des Finnois, parmi les brachycéphales ou peuples à tête courte, tandis que leurs frères aryens étaient avec les Sémites rangés dans la classe dolichocéphale. Quelque défectueuse que soit une pareille classiGcation, elle a l’avantage de montrer que, pour être croisés de Finnois, les Russes ne sont pas autant éloignés des autres Slaves qu’on l’imagine souvent[3].

Il est difficile de dépeindre les aptitudes intellectuelles de cette race, qui dispute le monde aux Latins et aux Germams. C’est dans une longue carrière de civilisation, c’est par les lettres, les arts, les institutions politiques, que se dessine le génie des races et des nations. La plupart des Slaves sont trop jeunes à la vie indépendante ou à la culture européenne pour que leur individualité nationale ait pu atteindre au même relief que celle de leurs rivaux. Longtemps méprisés par les peuples de l’Occident, qui de leur nom (Esclavons) ont tiré le mot esclave, dédaignés par leurs voisins d’Allemagne, qui ne veulent voir en eux qu’une pure matière ethnologique (ethnologische Stoff), les Slaves n’ont probablement dû l’infériorité de leur rôle qu’à leur position géographique. Restés à l’orient, comme à l’entrée de l’Europe, dans la partie la plus massive et la plus exposée aux invasions de l’Asie, ils ont été naturellement les derniers civilisés et l’ont été le moins profondément. Ne pouvant élever de prétentions sur la culture de l’Europe moderne, quelques Slaves ont fait valoir des droits sur celle de l’antiquité. Des écrivains serbes ou bulgares ont imaginé de réclamer comme un patrimoine des Slaves la plus grande part de la civilisation grecque, du Thrace Orphée au Macédonien Alexandre. De pareilles revendications, appuyées sur des chants populaires bulgares de douteuse authenticité, reposent malheureusement plutôt sur le patriotisme que sur la science[4].

Comme ils étaient demeurés presque entièrement étrangers à la discipline de Rome et de la Grèce, les Slaves, par leur situation, par leur langue ou leur religion, sont restés plus ou moins à l’écart des principaux foyers intellectuels de l’Europe moderne, et n’ont pu prendre à son œuvre la même part que les deux autres grandes familles européennes. Il n’y a point à le nier : comme la civilisation antique, la civilisation moderne, celle dont ils jouissent eux-mêmes et dont en Orient ils se font les apôtres, s’est faite presque sans eux. Les Russes et les Slaves du sud n’y ont point apporté une pierre, et l’édifice se fût aisément passé du concours des Slaves occidentaux de Pologne et de Bohême. Il n’eût point existé de Slaves, l’Europe se fût terminée aux Alpes de Carniole et au Bœhmerwald, que sa civilisation n’eût pas été moins complète, tandis qu’on ne saurait, sans la mutiler, lui enlever l’œuvre d’une des grandes nations latines ou germaniques. Relégués à l’extrémité de la chrétienté, les Slaves n’ont guère pu la servir que par leurs armes, en gardant ses frontières, de la Save et du Danube au Dniepr et au Volga, contre les incursions de l’Asie.

Est-ce le génie qui fait défaut à la race ? Non assurément. Par un fait digne de remarque, des Slaves ont ouvert la voie à l’Occident dans les deux grands mouvements qui ont inauguré l’ère moderne, dans la Renaissance et dans la Réforme, dans la découverte des lois de l’univers et dans la revendication de la liberté de la pensée humaine. Le Polonais Kopernik a été le devancier de Galilée, le Tchèque Jean Huss, le précurseur de Luther. Ce sont là des titres pour les Slaves, mais la propriété leur en est contestée par les Allemands, car le malheur a voulu que, après s’être établie dans la patrie de leurs grands hommes, une race rivale ait pu leur en disputer jusqu’au nom. En tenant compte des empiétements séculaires de l’Allemagne et du fond slave de la population de la Saxe et de la Prusse orientales, les Slaves auraient peut-être plus de droits à réclamer comme leurs beaucoup des grands noms dont se vante l’Allemagne. Au-dessous de Kopernik et de Jean Huss, les deux peuples slavons les plus unis à l’Occident par le voisinage et la religion, la Pologne et la Bohême, pourraient citer un long catalogue d’hommes distingués dans les lettres, dans les sciences, dans la politique et dans la guerre. Chez les Slaves du Sud, une petite république cjmme Raguse a pu, à elle seule, fournir toute une galerie d’hommes de talent de tout genre[5]. Là où l’éloignement de l’Occident et l’oppression étrangère ont rendu l’étude impossible et empêché tout nom propre de se produire, le peuple a manifesté son génie dans des chants qui n’ont rien à envier aux plus belles poésies de l’Occident. Pour cette littérature populaire, impersonnelle, que nous admirons dans les romanceros espagnols, dans les ballades de l’Écosse ou les chansons de France, le Slave, loin de le céder aux Latins ou aux Germains, l’emporte peut-être sur les uns et les autres. Rien de plus vraiment poétique que les pesmés serbes et les doumi de la Petite-Russie, car, par une naturelle compensation, c’est chez les Slaves les moins initiés à la culture occidentale que la poésie populaire a eu la plus libre floraison.

Qu’apporteront ces nouveaux venus à notre culture européenne ? À la poésie, au roman, ils ont déjà donné des notes nouvelles ; que fourniront-ils à nos recherches scientifiques, à nos conceptions philosophiques, religieuses ou politiques ? C’est là, pour notre civilisation, une grosse question. Peut-être les Slaves sont-ils venus trop tard pour se faire un Panthéon ou un Walhalla aussi glorieusement rempli que ceux des Latins et des Germains. Peut-être, dans la littérature et dans l’art, l’âge héroïque, l’âge du sublime est-il passé ; peut-être, dans les sciences mêmes, les grandes lois aisément accessibles à l’esprit humain sont-elles découvertes, et sommes-nous réduits, pour longtemps, aux applications ou aux inventions de détail. Les Slaves, les Russes en particulier, n’ont pas moins d’ambition intellectuelle que d’ambition matérielle. Avec la témérité de l’adolescent qui, avant d’avoir appris toutes les leçons de ses maîtres, rêve déjà de les devancer ; ils montrent, vis-à-vis des vieux peuples de l’Occident, un dédain que nous devons pardonner à la présomption de leur jeunesse. Ils se flattent de résoudre les problèmes qui s’agitent stérilement chez nous, ils croient avoir le secret de la régénération sociale et politique de l’Europe et du monde chrétien. L’avenir en décidera. En attendant qu’ils élargissent et renouvellent notre civilisation, ils se l’approprient et l’étendent territorialement : après n’avoir eu longtemps d’autre rôle que d’en garder les frontières, ils les reportent en avant. De l’arrière-garde de l’Europe, ils sont devenus son avant-garde dans la conquête de l’Orient et de l’Asie.

Par le tempérament et le caractère, les Slaves présentent un ensemble de défauts et de qualités qui les place plus près des Latins et des Celtes que de leurs voisins, les Allemands. Au lieu du flegme germanique, ils montrent souvent, jusque sous le ciel du Nord, une vivacité, une chaleur, parfois une mobilité, une pétulance, une exubérance, qui ne se retrouvent point toujours au même degré chez les peuples du Midi. Chez les Slaves du sang le moins mêlé cette disposition a produit dans la vie politique un esprit remuant, inconstant, anarchique, un esprit d’incohérence, de division, de morcellement, qui a rendu difficile leur existence nationale, et qui, avec leur situation géographique, a été le grand obstacle au progrès de leur civilisation. La faculté qui distingue le plus généralement toute la race, indépendamment des divers croisements de ses différents peuples, c’est une flexibilité, une élasticité de tempérament et de caractère, des organes et de l’intelligence, qui la rend propre à recevoir et à reproduire toutes les idées et toutes les formes. On a souvent parlé du don d’imitation des Slaves : ce don s’applique à tout, aux mots comme aux pensées ; il s’étend à tous les âges, à tous les sexes. Cette malléabilité slavonne, du Polonais comme du Russe, n’est peut-être au fond qu’un des résultats de leur histoire et, par suite, de leur position géographique. Derniers venus à la civilisation et longtemps inférieurs aux races voisines, ils ont toujours été à l’école d’autrui. Au lieu de vivre d’invention, ils ont vécu d’emprunt, et l’esprit d’imitation est devenu leur faculté maîtresse, parce que c’était pour eux la plus utile, aussi bien que la plus exercée.

Le retard de leur développement, en même temps que l’imperfection de leurs frontières et de leurs cadres géographiques, n’a point laissé les diverses tribus slaves arriver à une individualité aussi tranchée que celle des nations latines ou germaniques.

Cela ne veut pas dire que les Slaves diffèrent trop peu les uns des autres pour former des peuples distincts, ayant chacun sa langue, sa littérature, ses traditions, son caractère ou son génie propre. Loin de là, l’histoire, la géographie, la religion, la domination ou le contact de l’étranger, les ont déjà trop séparés pour qu’ils puissent jamais se fondre les uns dans les autres, pour que la parenté de race et de langue leur fasse oublier leurs différences nationales. Le panslavisme serait aussi irréalisable que le panlatinisme ; au fond, c’est surtout un épouvantail inventé par les Allemands pour exciter les défiances de l’Occident envers les petites nationalités en lutte contre le germanisme. « Les ruisseaux slaves » n’ont aucun penchant à se perdre dans « la mer russe ». Catholiques ou orthodoxes, ni Tchèques, ni Croates, ni Serbes, ni Bulgares n’ont jamais envié le sort des Polonais de la Vistule. Ce que ses petits frères puînés attendent de la sainte Russie, ce n’est point leur absorption dans les États du tsar, mais la défense de leur indépendance. On le sait à Pétersbourg ; on sait aussi que l’empire compte déjà dans son enceinte assez de peuples et de nationalités pour n’en pas aller accroître encore le nombre. À Moscou même, en dehors de quelques rares utopistes, les rêveurs du « panslavisme » ne vont pas dans leurs songes au delà d’une sorte de patronat des Slaves du Sud ou d’hégémonie slavonne, et cette suzeraineté de la Russie pourrait rencontrer des rebelles parmi les plus dévoués de ses congénères[6].

Aussi haut que l’on peut remonter dans le passé, on trouve les Slaves divisés en deux groupes principaux que les influences historiques devaient pousser à un fatal antagonisme. À l’est, vers le Dniépr, ce sont les Slaves orientaux, d’où, avec les Russes, semblent être sortis les Slaves du Sud, Bulgares, Serbes, Croates et Slovènes. À l’ouest, sur la Vistule et l’Elbe, ce sont les Slaves occidentaux ou Lékites, Polonais, Tchèques, Slovaques, avec d’autres peuples, aujourd’hui détruits ou absorbés par les Allemands, et dont la Lusace saxonne et prussienne nous offre encore dans les Wendes un débris vivant. La position géographique de chacune de ces tribus a décidé de leur hisloire, et a fait aux deux principales des destinées ennemies. À l’ouest, les Slaves occidentaux ont rencontré l’influence de Rome ; à l’est, les Slaves orientaux, l’influence de Byzance ; de là un antagonisme qui, pendant des siècles, a mis aux prises les deux plus grands peuples slavons. Unis par la communauté d’origine et l’afOnité des langues, ils ont été séparés par ce qui est le plus fait pour lier les iiommes, par la religion, par l’écriture, par le calendrier, par les éléments même de la civilisation. De là, entre la Russie et la Pologne, une lutte morale autant que matérielle, lutte qui, après avoir failli anéantir l’une, a coulé l’existence à l’autre, comme si, des Karpathes à l’Oural, sur cette immense surface plane et unie, il ne saurait exister à la fois deux États distincts.

Entre les deux grands rameaux des Slaves, et au sud des Finnois de la Baltique, apparaît au nord-ouest, sur le Niémen et la Duna, un groupe étrange, d’origine incontestablement indo-européenne et cependant isolé parmi les peuples de l’Europe, se rattachant aux Slaves, mais formant plutôt une branche voisine de la branche slavonne qu’un rameau de celle branche : — c’est le groupe letto-lithuanien.

Relégué au nord dans des forêts marécageuses, comprimé entre de puissants voisins, le groupe lithuanien est demeuré, pendant longtemps, fermé à toute influence de l’Orient et de l’Occident. Il a été, de tous les peuples de l’Europe, le dernier à recevoir le christianisme, et, encore aujourd’hui, ses langues sont, de tous les idiomes européens, les plus proches du sanscrit. Nulle famille humaine n’a eu moins de migrations, nulle n’a habité un territoire aussi compact, et aucune n’a été, à ce point, morcelée par l’histoire, par les conquêtes, par la religion. Pressés entre des races plus nombreuses qui les ont refoulés petit à petit, les Letto-Lithuaniens sont maintenant réduits à environ 3 millions d’âmes, parlant trois langues, le lithuanien, le samogitien, le letton ; ils sont partagés entre deux États, la Russie et l’Allemagne, sans compter le royaume de Pologne, dont ils occupent le nord-est. Disputés par trois nations, les Allemands, les Polonais, les Russes, qui ont tour à tour pris pied chez eux, ils ont reçu la religion des uns et des autres, et se trouvent ainsi divisés en protestants, en catholiques, en orthodoxes. Leurs deux groupes principaux, le lithuanien et le letton, ont eu des destinées dont l’opposition répond à tous ces contrastes.

Le premier, le plus nombreux, a joué longtemps un rôle considérable entre la Russie et la Pologne ; il a, sous les Jagellons, été un moment sur le point de saisir l’hégémonie du monde slave. Unie pendant quatre siècles à la Pologne sans se confondre avec elle, agrandie aux dépens des anciennes principautés russes, la contrée à laquelle les Lithuaniens ont donné leur nom a été annexée à la Russie lors des trois partages de la Pologne ; elle est demeurée, entre ces deux pays, l’objet d’une contestation historique qui a été le principal obstacle à leur réconciliation. Mêlés aux Polonais et aux Russes, qui les menacent d’une double absorption, les Lithuaniens et les Samogitiens, leurs frères de langue et de race, comptent encore, dans l’ancienne Lithuanie, près de 2 millions d’âmes, pour la plupart catholiques ; ils forment la majorité de la population dans les deux gouvernements de Vilna et de Kovno. A côté, persiste encore, en Prusse, un groupe de 200 000 Lithuaniens, représentants des anciennes populations de la Prusse orientale, dont le nom vient d’un peuple de même race (Prussiens, Borussiens) qui conserva sa langue jusqu’au dix-septième siècle. Le deuxième groupe vivant de cette famille, les Lettons, tribu peut-être croisée de Finnois, monte à plus d’un million d’âmes. Ils forment la majorité des habitants de la Courlande et de la moitié méridionale de la Livonie. Convertis, assujettis et mis en servage par les chevaliers Porte-Glaive, ils ont passé au luthéranisme avec leurs seigneurs allemands. Comme les tribus finnoises, en dehors de la Finlande, Lettons et Lithuaniens, dans leur petit nombre et leur morcellement, sont, par eux-mêmes, incapables de former une nation, un État.


C’est du cours supérieur du Dniepr et de la Duna, près du point de partage des eaux entre la mer Noire, la Baltique et la Caspienne, que sont partis les Slaves qui devaient former le ciment de la grande nation destinée à régner dans l’intervalle des trois mers. S’avançant le long des fleuves, de l’ouest à l’est, en rayonnant vers le nord et le sud, ils pénétrèrent dans les profondeurs des forêts, chassant devant eux les tribus finnoises, ou les coupant en massifs isolés pour les absorber peu à peu. Du mélange des deux races par l’assimilation de la plus rude à la plus cultivée, sous la double action d’une commune religion et d’un milieu commun qui tendaient à les ramener toutes deux à l’unité, s’est formé un peuple nouveau, une nation homogène. En effet, à l’encontre de certains préjugés, il n’y a pas seulement en Russie des races plus ou moins fondues, il y a une nation, ce qu’on a, de nos jours, appelé une nationalité, aussi unie, aussi compacte, aussi consciente d’elle-même qu’aucune nation du monde. Avec toutes ses races diverses, tous ses allogènes (inorodlsy), la Russie n’est rien moins qu’une masse incohérente, une sorte de conglomérat politique ou de marqueterie de peuples. Ce n’est point à la Turquie ou à l’Autriche, c’est plutôt à la France qu’elle ressemble pour l’unité nationale. Si la Russie peut être comparée à une mosaïque, c’est à un de ces pavages antiques dont le fond est d’une seule substance et d’une seule teinte, dont le cadre seul est fait d’une bordure de différentes pièces et de diverses couleurs. La plupart des populations d’origine étrangère sont rejetées aux extrémités de la Russie et forment autour d’elle, surtout vers l’est et vers l’ouest, comme une ceinture d’une plus ou moins grande épaisseur. Tout le centre est rempli par une nationalité à la fois absorbante et expansive, au milieu de laquelle s’effacent de maigres colonies allemandes ou de minces enclaves flnnoises ou tatares, sans cohésion et sans lien national.

Dans l’intérieur de cette Russie, au lieu des dissemblances et des contrastes, ce qui frappe le voyageur, c’est l’uniformité des populations et la monotonie de la vie. Cette uniformité, que la civilisation tend à répandre partout, se retrouve chez les Russes à un plus haut degré que chez aucun peuple de l’Europe. La langue a, d’un bout de l’empire à l’autre, moins de dialectes et de patois, moins de dégradations de teintes que, sur une bien plus petite surface, la plupart de nos langues occidentales. Les villes ont même figure, les paysans même air, mêmes habitudes, même genre de vie. Il n’est point de pays où les gens se ressemblent davantage ; il n’en est point d’aussi dépourvu de celle complexité provinciale, de ces oppositions de type et de caractère qu’offrent encore l’Italie et l’Espagne, l’Allemagne et la France. La nation s’y est faite à l’image de la nature, elle montre la même unité, presque la même monotonie que les plaines qu’elle habite.

Dans la nation, comme dans le sol russe, il y a cependant deux types principaux, presque deux peuples, parlant deux dialectes différents et nettement séparés dans leur ressemblance même : ce sont les Grands-Russiens et les Petits-Russiens. Par leurs qualités comme par leurs défauts, ils représentent, en Russie, le contraste éternel du Nord et du Sud. L’histoire n’a pas moins fait pour les diversifier que la nature. Les premiers ont leur principal centre à Moscou, les seconds à Kief. Étendues l’une au nord-est, l’autre au sud-ouest, ces deux moitiés inégales de la nation russe ne correspondent pas exactement aux deux grandes zones physiques de la Russie. La faute en est partie à la nature elle-même, en partie à l’histoire, qui a entravé le développement de l’une et protégé celui de l’autre. Les steppes du sud, ouverts à toutes les invasions, ont longtemps arrêté l’expansion du Petit-Russien ou Malo-Russe, qui, pendant des siècles, est resté cantonné dans les bassins du Dniépr, du Boug et du Dniestr, tandis que le Grand-Russe, s’étendant librement dans le nord et l’est, s’établissait dans l’immense bassin du Volga, et, maître de presque toute la région des forêts, des grands lacs à l’Oural, redescendait dans la Terre noire et dans les steppes, le long du Volga et du Don.

Entre ces deux éléments principaux s’en trouve un troisième moins important auquel l’histoire, comme la nature, a fait un rôle plus ingrat : c’est le Biélo-Russe ou Blanc-Russien, habitant les gouvernements de Moghilef, Vitebsk, Grodno, Minsk, région qui possède quelques-unes des plus belles forêts de la Russie, mais dont le sol coupé de marécages est en général maigre et insalubre. Plus voisins des Grands-Russiens par leur dialecte, les Biélo-Russes ont été rapprochés davantage des Petits-Russiens par les vicissitudes de la politique ; les deux tribus sont souvent réunies sous le nom de Russes occidentaux. De bonne heure sujette de la Lithuanie, dont son dialecte était devenu la langue officielle, la Russie-Blanche fut, comme la plus grande partie de la Petite-Russie, réunie à la Pologne, et, pendant des siècles, elle demeura, entre la république polonaise et les tsars de Moscou, l’enjeu d’une lutte dont elle saigne encore. Des trois tribus russes, c’est sans doute celle dont le sang slave est le plus pur ; elle n’en est pas moins demeurée la plus pauvre et la moins avancée en civilisation.

Les Biélo-Russes comptent près de 4 millions d’âmes, les Petits-Russes de 17 à 18 millions, les Grands-Russes de 47 à 48 millions, soit, à eux seuls, la moitié environ de la population de l’empire en Europe.

Le Grand-Russien forme l’élément le plus vigoureux, le plus expansif de la nation russe ; c’est aussi le plus mêlé. Le sang finnois a laissé plus de traces dans ses traits, la domination tartare dans son caractère. Avant l’avènement des Romanof, il formait, à lui seul, tout l’empire des tsars de Moscou, bien que ces derniers aient pris le titre de souverains de toutes les Russies longtemps avant qu’Alexis, père de Pierre le Grand, eût, par l’annexion de l’Ukraine, commencé à justifier ce titre. De là, le Grand-Russien a, sous le nom de Moscovite, été considéré par certains étrangers comme le vrai, le seul Russe. Ce nom est impropre : car le Grand-Russe, produit de la colonisation de la Russie centrale par les Russes occidentaux avant l’invasion des Tatars, est antérieur à l’État et à la ville même de Moscou. Si de son sein est sortie l’autocratie moscovite, il est impossible de couper les liens qui lui rattachent la grande république slave de l’ouest, dont le nom est resté un symbole d’activité et de liberté, Novgorod.

Le moins slave de tous les peuples qui prétendent à ce nom, le Grand-Russien, a été le grand colonisateur de la race slave. Traité par ses ennemis de touranien, de mongol, d’asiatique, il a, comme les autres Russes, eu son point de départ en Occident, dans la Petite-Russie, dana la Russie-Blanche et à Novgorod. C’est de l’Europe qu’il a marché vers l’Asie ; c’est des rives de la Duna et du Dniepr qu’il est parti pour cette gigantesque odyssée qui devait, en cinq ou six siècles, le mener par delà l’Oural, par delà la Caspienne et le Caucase. Nous avons une image des destinées et de la route du Grand-Russe dans le fleuve dont il a descendu le cours, de la source à l’embouchure : le Volga lui a pour ainsi dire tracé son itinéraire ; comme le Volga, il a coulé de l’Europe à l’Asie. Quand, avec Ivan III et Ivan IV, quand, plus tard, avec Pierre le Grand, il fit un retour offensif vers la Baltique et l’Occident, il ne faisait que remonter à sa source, que chercher à retrouver sa base européenne. Toute son histoire a été une lutte contre l’Asie, ses conquêtes, un agrandissement de l’Europe. Longtemps vassal des khans tatars, la domination asiatique ne lui a jamais fait oublier son origine européenne, et jusqu’au fond de la Moscovie, le seul nom d’Asiatique, d’Asiate, est pour le paysan demeuré une injure.

Vainqueur de l’Asie, le Russe de la Grande-Russie n’a pas traversé l’intervalle de six siècles, et tout l’espace du Dniépr à l’Oural, sans prendre sur sa route, au moral comme au physique, plus d’un trait des populations assimilées ou assujetties. Le corps et l’esprit ont plus de pesanteur que chez les Slaves moins mêlés, la beauté aryenne est plus rare. De son croisement avec les Finnois, le Grand-Russien a souvent retenu une face plate, des yeux petits, des pommettes proéminentes. De cette influence finnoise ou de l’oppression tatare, il a gardé quelque chose de plus âpre, mais aussi de plus robuste, que les autres Slaves. Il a moins d’indépendance, de fierté, d’individualité ; il a plus de patience, d’unité de vues et d’esprit de suite. Selon la remarque de Herzen, si le sang slave s’est alourdi chez lui, le Grand-Russien, dans son mélange avec des races plus pesantes, a perdu de la mobilité qui a été si fatale à d’autres tribus slavonnes. L’extrême ductilité slave a été corrigée par l’alliage étranger ; dans sa fusion avec le cuivre tatar ou le plomb finnois, le métal russe a plus gagné en solidité qu’il n’a perdu en pureté. C’esl peut-être à ce croisement que le Grand-Russien doit de l’avoir emporté sur tous ses rivaux, et d’être devenu le noyau du plus grand empire du monde. Au lieu d’une anomalie, le triomphe de ces tribus de sang mêlé sur des concurrents moins mésalliés est un phénomène qui s’est souvent reproduit dans l’histoire. Ces peuples, issus de races diverses, regagnent en vigueur ce qui leur manque en délicatesse. Ainsi, la Prusse en Allemagne, le Piémont en Italie, ont donné à nos deux voisins l’unité qu’ils n’avaient pu recevoir d’éléments nationaux moins mélangés ; déjà, dans l’antiquité, la Macédoine et Rome elle-même avaient offert des exemples analogues.

Pour être mâtinés de Finnois ou de Tatars, les Grands-Russes ne sont devenus ni Tatars ni Finnois ; pour n’être point de pure race indo-européenne, ils ne sont pas des Touraniens. La langue et l’éducation historique ne sont pas leurs seuls titres au nom de Slaves. Le Russe de la Grande-Russie n’est point seulement slavon, comme le Français et l’Espagnol sont latins, par les traditions et la civilisation, par adoption, pour ainsi dire : le Grand-Russe est slave par filiation directe, par le corps, par la race. Une part notable du sang de ses veines est slavonne et caucasique. La proportion est difficile, impossible à déterminer ; elle varie suivant les régions, elle varie suivant les classes, qui longtemps ont formé des castes plus ou moins fermées. Elle est plus grande dans les pays d’ancienne colonisation, au bord des rivières, par exemple, le long desquelles les Slaves se sont jadis avancés. Parfois, en marchant des rives d’un fleuve dans l’intérieur des terres, on peut passer d’un type presque tout slave à un type presque tout finnois, jusqu’à reconnaître de simples Finnois russifiés, qui, en perdant leur langue, ont conservé leur costume et leurs mœurs. La part du sang slave dans la masse de la nation n’en reste pas moins considérable, si ce n’est prépondérante. Toutes les raisons qui nous ont montré chez le Russe un alliage finnois nous font retrouver chez lui un fond slavon.

La Grande-Russie n’a pas été soumise par les Slaves de Novgorod et de Kief en quelques brèves expéditions militaires. Ce ne fut pas une conquête, une simple occupation à main armée, sans autre révolution qu’un changement de dynastie ou de propriétaires du sol : ce fut une longue et lente immigration, comme une infiltration sourde et séculaire des Slaves, qui a presque échappé aux annalistes contemporains, et que l’histoire devine sans en pouvoir fixer les phases. À cela, rien à comparer en Occident. La colonisation de la Grande-Russie par les Russes occidentaux dut être assez semblable à celle qui se poursuit encore, de nos jours, dans les provinces à demi désertes de l’Est et du Sud. On ne saurait se représenter les forêts du Nord, à l’époque finnoise, comme aussi habitées que les forêts des Gaules, ou même de la Germanie, avant les guerres romaines. Le climat, le sol, le genre de vie de ces populations souvent encore nomades, s’opposent à de pareilles vues. Le peu de résistance offert à l’invasion russe témoigne également du petit nombre des aborigènes. Il en est de même des différences physiques et morales que présentent entre eux les Finnois encore épars sur le sol russe. Une pareille diversité, chez des tribus manifestement apparentées, doit être antérieure à la colonisation slave et montre la dispersion et l’extrême morcellement des tribus indigènes. L’établissement des Slaves élait facile au milieu de ces peuplades éparpillées, dont plus d’une leur a dû probablement sa concentration en groupe relativement compact. Peut-être même la russification des Finnois n’a-t-elle pris des proportions considérables que lorsque ces tribus, agglomérées par la pression des nouveaux arrivants, ont été de tous côtés serrées par eux.

Il ne faut pas oublier, du reste, que le mélange n’est pas la seule façon dont deux races mises en présence réagissent l’une sur l’autre. Leur seul contact sur le même sol, sans lutte à main armée, suffit souvent pour déterminer la diminution de l’une au profit de l’autre. Ce phénomène, qui, de nos jours, s’est manifesté d’une manière si éclatante en Amérique et en Océanie devant les Européens, semble s’être produit jadis, en Europe même, lors de la disparition des populations primitives devant la race indo-européenne.

N’est-il pas probable qu’en Russie le sang slave, c’est-à-dire le sang indo-européen, a eu, sur le sang touranien, les mêmes avantages que dans le reste de l’Europe ? Quoique, malheureusement, on n’ait à ce sujet aucune donnée statistique, certains observateurs assurent que, aujourd’hui même, les populations finnoises tendent à diminuer, partout où elles se trouvent en contact direct avec la population russe, et cela indépendamment des mariages, qui d’habitude sont rares entre Finnois et Russes, indépendamment de tout mélange, par le seul fait du voisinage. Les lois mystérieuses du struggle for life n’ont-elles pas pu agir d’une manière plus sensible, lorsque, au lieu de se trouver en face de Russes déjà croisés avec eux, les Finnois se trouvaient vis-à-vis de Slaves d’un sang plus pur ?

En dehors de toutes conjectures sur les conditions du mélange des deux races et sur les résultats de la concurrence vitale entre elles, les traits du peuple russe témoignent déjà de sa filiation slave. L’œil, qui dans le visage du paysan grand-russien reconnaît clairement une empreinte finnoise ou tatare, perçoit aussi nettement que le tout n’est ni tatar ni finnois ; la preuve en est qu’en général le Grand-Russe se distingue à première vue du Finnois, comme du Tatar.

Les traditions du Grand-Russe témoignent également de ses droits au nom de Slave. Ce n’est pas, en effet, uniquement par la langue qu’il se rattache à la famille slavonne et, par celle-ci, aux autres nations de l’Europe : c’est par les contes et les chants populaires, par les débris de sa mythologie et les superstitions encore vivantes ; or, pour la généalogie des peuples, ce sont là des documents qu’on ne saurait plus dédaigner. Chose remarquable, c’est dans le nord de l’empire, dans des régions incontestablement finnoises, aux bords du lac Onega, par exemple, que les savants contemporains ont recueilli le plus grand nombre de contes et de chants, de skazkas et de bylinas, comme si, en s’enfonçant dans les forêts du nord, le Slave russe avait pris soin d’y apporter avec lui ses titres de famille[7].

En résumé, dans les plaines du haut Volga et de l’Oka se sont unies des populations hétérogènes, éparses et sans consistance, et, de toutes ces parcelles de peuples, il s’est formé un tout compact, dont les divers éléments, associés avant d’être confondus, se laissent encore reconnaître ; de même, dans le granit, le quartz, le feldspath et le mica, mêlés sans être combinés, forment une des substances les plus dures qui soient au monde. Chez le peuple russe en effet, chez le Grand-Russien en particulier, divers éléments nationaux restent souvent discernables à l’œil : ils ne sont encore qu’agrégés ; la fusion physiologique, commencée depuis des siècles, n’est point encore achevée ; la fusion morale, politique, la seule qui importe à la constitution d’un peuple, l’a devancée. À certains égards, le type national est encore en élaboration et comme à l’état d’ébauche ; mais, s’il semble parfois moins formé que chez tel peuple occidental, la nationalité russe n’est pas dans le même cas : elle n’a rien à gagner à la disparition de traces d’origine que le peuple ne saisit point, et dont les causes lui sont inconnues ou indifférentes. Dans leur plus grande diversité de traits, les populations de la Russie n’offrent pas de ces oppositions violentes de types et de couleurs qu’un mélange séculaire est presque impuissant à effacer, et qui exposent tels États de l’Amérique à des luttes ou à des rivalités de races, capables de mettre en péril la liberté avec la sécurité. Pour l’unité ethnologique, de même que pour l’unité physique du sol et du climat, la Russie a l’avantage sur les États-Unis et, à plus forte raison, sur le Brésil.

En dépit des traces de croisement qu’accuse souvent son visage, le Grand-Russe reste en manifeste communauté avec la race caucasique, par les caractères extérieurs qui la distinguent le plus nettement, par la taille, par la couleur de la peau, par celle des cheveux et des yeux. Sa taille est plus souvent haute que basse, sa peau est blanche, ses yeux sont fréquemment bleus, ses cheveux, souvent blonds, châtain clair ou roux, nuances qui sont l’apanage presque exclusif de la souche caucasique ou méditerranéenne. La barbe longue et épaisse qu’aime à porter le moujik, et que toutes les persécutions de Pierre le Grand n’ont pu lui faire couper, est elle-même un signe de race, rien n’étant plus nu que le menton du Mongol ou du Chinois[8].

Ainsi, pour la race comme pour le sol, si la Russie diffère de l’Occident, elle diffère encore plus de la vieille Asie : aux deux points de vue, elle est une conquête du premier sur la seconde. Le peuple russe, par le sang comme par les traditions, se rattache directement à la famille la plus noble, la plus progressive, la plus intelligente du globe, mais à la branche jusqu’ici la moins illustre, ou mieux, la plus obscure de la famille. Des deux principaux éléments ethniques de la Russie, le plus européen, le slave, nous est, dans son génie, presque aussi inconnu que l’autre ; nous ne pouvons savoir quelles surprises réserve à l’avenir le singulier peuple sorti de leur fusion.


Les Petits-Russiens ou Malo-Russes sont les méridionaux de la Russie. On calcule que les deux tiers d’entre eux ont les cheveux bruns ou châtain foncé[9]. Plus purs de race que leurs frères de la Grande-Russie, plus voisins de l’Occident, ils se font gloire d’un sang moins mêlé, d’un climat plus doux, d’une terre plus riante. Ils sont plus beaux de visage et plus grands de taille, plus fins de membres et d’ossature ; ils sont plus vifs et alertes d’esprit, mais à la fois plus mobiles et plus indolents, plus méditatifs et moins décidés, par suite plus apathiques et moins entreprenants. Moins éprouvés par le climat et par le despotisme oriental, le Petit-Russien et le Russien-Blanc ont plus de dignité, plus d’indépendance, plus d’individualité que le Grand-Russien ; ils ont l’esprit moins positif, plus ouvert au sentiment et à l’imagination, plus rêveur, plus poétique[10]. Toutes ces nuances de caractère se retrouvent dans les mélodies et les chants de chacun des deux groupes, dans leurs fêtes et leurs coutumes populaires, bien que les diversités provinciales aillent en s’atténuant sous l’influence du rameau grand-russien, qui tend à s’assimiler les Russes occidentaux comme les autres populations de l’empire. Le contraste est encore visible dans la famille et dans la commune, dans la maison et dans les villages des deux tribus. Chez le Petit-Russien, l’individu est plus indépendant, la femme, plus libre, la famille, moins agglomérée ; les maisons sont plus espacées, et souvent entourées de jardins et de fleurs.

Ces Petits-Russes soumis, grâce à la domination polonaise, à l’influence occidentale, ont, vers le dix-septième siècle, été les premiers intermédiaires entre l’Europe et la Moscovie, à laquelle, outre le voisinage, les rattachaient des affinités de langue et de religion. Avant Pierre le Grand et, en partie même sous ce prince, c’est par leur entremise que s’exerça principalement l’ascendant de l’Europe sur Moscou et la Russie.

C’est à la Petite-Russie qu’appartenaient les Zaporogues, la plus célèbre de ces tribus cosaques qui, entre la Pologne, les Tatars et les Turcs, jouèrent un si grand rôle dans l’Ukraine ou les steppes du Midi, et dont le nom demeure toujours pour les Russes synonyme de vie libre et indépendante. Aujourd’hui encore le Kazalchestvo, avec ses traditions libérales ou démocratiques, reste l’idéal plus ou moins conscient, ou plus ou moins avoué, d’un grand nombre de Petits-Russiens. Une autre raison qui tient également à l’histoire de l’Ukraine, l’origine étrangère ou la dénationalisation d’une grande partie des hautes classes, ici polonaises et là grandes-russiennes, favorise également chez le peuple malo-russe les instincts démocratiques. Pour ce double motif, le Petit-Russien est peut-être moins fermé aux aspirations politiques, et par là même plus accessible aux séductions révolutionnaires que son frère de Grande-Russie[11].

Des Cosaques d’aujourd’hui, ceux de la mer Noire, transportés sur le Kouban, entre la mer d’Azof et le Caucase, sont seuls Petits-Russiens ; les Cosaques du Don et de l’Oural sont Grands-Russiens. Aux 17 ou 18 millions de Petits-Russes de la Russie il faut ajouter, au point de vue ethnologique, environ 3 millions d’âmes en Autriche, des deux côtés des Karpathes, dans la Galicie orientale, l’ancienne Russic-Rouge, dans la Bukovine et dans les comitats de la Hongrie septentrionale.

On a contesté aux Petits-Russiens comme aux Russiens-Blancs, c’est-à-dire à près d’un tiers du peuple russe, le nom et la qualité de Russes. Pour les séparer des Grands-Russiens, on leur a cherché des désignations nationales différentes. Tantôt, réservant le nom de Russe pour le Grand-Russien, on a donné aux autres le nom latin de Ruthène ou le nom hongrois de Roussniaque, qui ne sont qu’une transcription et un synonyme du nom qu’on leur voulait enlever. Tantôt au contraire, conservant le titre de Russe pour les Slaves de la Petite-Russie et de la Russie-Blanche, premiers centres de l’empire des descendants de Rurik, on l’a refusé à la Grande-Russie, à laquelle on a infligé le nom de Moscovie. Ces disputes de mots, suscitées non par des Petits-Russiens, mais par des Polonais, n’ont rien changé aux faits. Elles n’ont abouti qu’à maintenir entre la malheureuse Pologne et la Russie des prétentions inconciliables, qui ont amené la plus forte à méconnaître la nationalité de la plus faible, comme la Pologne avait jadis méconnu la nationalité de ses anciens sujets russes, il nous suffit ici de constater que ces termes de Ruthène, Roussniaque, Roussine, comme ceux de Russe et de Russien, employés indifféremment les uns pour les autres par les anciens écrivains et les anciens voyageurs, ne sont au fond que des formes d’un même nom, désignant même nationalité, au moins dans les limites de l’empire[12].

Séparée de la Grande-Russie lors de l’invasion des Tatars, la Petite-Russie est en vain restée cinq siècles sujette de la Pologne et de la Lithuanie. La surface polie, la noblesse de Kief, de la Volhynie, de la Polodie, s’est seule polonisée[13]. Grâce surtout au rite grec, le fond du peuple, l’immense majorité des habitants de Kief et de l’Ukraine s’est retrouvée aussi russe que le peuple de Novgorod ou de Moscou. Peu importe que l’idiome du Petit-Russien mérite le titre de langue au lieu du nom de dialecte, — il en était bien ainsi de notre provençal ; — peu importe même que le peuple malo-russe ou ukrainien ait droit à être considéré comme une nation ou une nationalité distincte. Cette question, vivement discutée par les savants aussi bien que par les patriotes ukrainophiles, est de celles que nous ne saurions nous permettre de trancher, à l’aide de considérations d’ethnologie ou de linguistique, car, à nos yeux, la nationalité ne réside ni dans la race ni dans la langue, mais dans la conscience populaire. Ce qui ne souffre pas de doute, c’est que, vis-à-vis de l’Occident, le Petit-Russe est aussi Russe que le Grand-Russe.

Si quelques esprits, comme le poète Chevtchenko[14] et les Ukrainophiles, ont été soupçonnés de songer à ériger la Petite-Russie en nation également indépendante de la Russie et de la Pologne, de reprendre les projets de Khmelnitski ou de Mazeppa, de pareils songes n’ont pas trouvé beaucoup plus d’écho chez les Petits-Russiens que n’en ont rencontré, en 1870-71, dans le sud de la France, les projets, de ligue du Midi. Les écrivains contemporains de la Petite-Russie sont presque unanimes à désapprouver toute tendance sécessionniste, et le plus illustre d’entre eux, l’historien Kostomarof, a sévèrement condamné Mazeppa, le dernier homme qui ait sérieusement entrepris de détacher l’Ukraine de la Russie. L’Ukrainophilisme et les poètes malo-russes ne sont guère plus dangereux pour la Russie que ne le sont pour l’unité française la renaissance d’une littérature provençale, et ces félibres du Midi chez lesquels une police ombrageuse pourrait aussi relever parfois plus d’un écart de langage. Chez leurs partisans même, les tendances accusées de séparatisme se bornent le plus souvent à des souhaits de décentralisation et d’autonomie provinciale, au regret des anciennes franchises supprimées par Pierre le Grand et Catherine II, à la répulsion contre la bureaucratie et le tchinovnisme importés de Moscou et de Pétersbourg. Les plus déterminés des Ukrainophiles ne vont pas au delà de rêves fédéralistes, soutenant que le fédéralisme seul peut donner satisfaction aux nombreuses populations d’origine diverse du vaste empire[15]. En tous cas les obstacles maladroitement apportés par le pouvoir à la diffusion de la littérature ou de la presse malo-russe, à l’emploi même d’un dialecte seul compris du peuple, sont peu faits pour étouffer chez le Petit-Russien les penchants autonomistes qu’on prétend ainsi détruire dans leur germe[16].

Par la proscription d’un idiome, parlé par plus de bouches que le serbe et le bulgare réunis, c’est tout une notable portion du génie national que la censure russe voue au silence et aux ténèbres ; c’est toute une notable portion du peuple russe, la mieux douée peut-être pour l’art et la poésie, que la bureaucratie pétersbourgeoise prive de tout moyen d’expression, de tout moyen d’instruction. En Russie moins qu’ailleurs, les esprits dédaigneux des langues restreintes et des dialectes provinciaux ne se doivent point faire illusion : le parler populaire, souvent à la longue destiné à périr, ne se laisse pas évincer en quelques années ; il est plus facile d’en prohiber l’usage par des ordonnances que de lui substituer dans la pratique la langue littéraire officielle. Dans l’intervalle, la main qui, sous prétexte de leur ouvrir sur le monde une plus large fenêtre, ferme l’humble lucarne par laquelle leur arrivait la lumière, condamne à la nuit de l’ignorance des millions de créatures humaines.

Les différences de race, de dialecte, de caractère, qui distinguent les deux principales tribus russes, ne sont pas plus grandes que celles qui se rencontrent entre le nord et le midi des États de l’Occident dont l’unité, ancienne ou récente, est la mieux assise. Pour la race même, au nom de laquelle les ethnologues de l’école de Duchinski prétendent les séparer, il y a entre les tribus russes moins de distance qu’on ne l’imagine. Si le Grand-Russien a été plus mêlé aux Finnois, le Petit-Russien l’a été peut-être davantage aux Tatars dont ses princes de Kief ont recueilli des tribus entières, et ses Cosaques des steppes, de nombreux fugitifs ou compagnons d’aventures. Loin d’être en antagonisme naturel, le Petit-Russe et le Grand-Russe sont unis l’un à l’autre par des liens multiples, par la géographie qui ne permettrait guère au plus faible une existence isolée, par les traditions historiques et par des antipathies communes, par les intérêts, par la religion, encore la première puissance chez l’un comme chez l’autre, par la double parenté enfin de langue et d’origine. Ils se complètent mutuellement, et ils donnent à leur commune patrie cette complexité de caractère et de génie, dans l’unité, qui a fait la grandeur de tous les grands peuple de l’histoire.



  1. Nous possédons aujourd’hui un grand nombre de recueils de contes slaves de toute contrée. Pour la Russie, on doit citer avant tout la collection d’Afunasier : Narodnyia Rousskiia Skaski, puis les recueils de Khoudiakof, Erlenvein, Tchoudinsky, etc. ; pour la Petite-Russie, ceux de Roudckenko et de Koulich.
  2. C’est peut-être à Pétersbourg, au musée de l’Hermitage, sur les admirables bijoux trouvés dans les tumuli de la Grimée, aux portes l’ancienne capitale du Bosphore cimmérien, qu’il faut chercher le portrait des premiers Slaves de Russie. Là, sur des boucles de ceinture d’or ou sur des coupes d’argent, revivent, après plus de vingt siècles, le cavalier et l’archer Scythes en longues bottes, en pantalon serré, en tunique courte rappelant la blouse ou chemise russe. En dehors des bijoux grecs de Kertch, aussi supérieurs à ceux de Pompéi que l’art d’Athènes le fut à celui de Rome, des figures analogues ornent des joyaux moins fins, découverts dans les steppes du sod, et qui semblent l’œuvre des Scythes eux-mêmes, assez épris déjà de l’art grec pour l’imiter. Sur tous ces bijoux se rencontrent des types qui semblent appartenir à des races différentes, tantôt manifestement aryens, tantôt témoignant d’un mélange de sang finno-turc.
  3. Voyez la classification craniologique donnée par un savant suédois, Anders Retzius, Ethnologische Schriften ; Stockholm 1864. On sait du reste que dans nos races modernes, toutes provenant de mélange, on a donné trop d’importance à ce caractère et que, d’après les recherches les plus récentes, un grand nombre d’Allemands, surtout dans l’Allemagne du Sud, ont, aussi bien qu’un grand nombre de Français, la tête brachycéphale. Ce qui serait plus grave, les Slaves, d’après certains savants, auraient la tête plus petite et le cerveau moins volumineux que les Européens occidentaux, mais quand le fait serait prouvé, il s’expliquerait assez par l’ancienneté relative de la culture en Occident.
  4. Ce système a été particulièrement formulé par M. Verkovitch dans un recueil intitulé : le Véda slave (Vedti slovena) (Belgrade, 1874), ouvrage que les slavistes les plus compétents regardent comme une mystification. — Voyez par exemple L. Léger, Nouvelles études slaves, Paris, Leroux. 1883.
  5. Sur ces diverses tribus slavonnes, on peut consulter avec profit le Monde slave et les Études slaves de M. Louis Léger, celui de nos compatriotes qui a le plus fait, depuis Cyprien Robert, pour nous apprendre à connaître des peuples, que leur lutte contre le germanisme rend aujourd’hui si intéressants pour la France.
  6. Voy. dans la Revue des Deux Mondes du 13 déc. 1876 notre étude sur la Politique russe et le panslavisme.
  7. Sur ce sujet, qui a donné lieu à de longues contestationS ; voyez, en dehors des écrivains russes : M. Ralston, Russian folk-tales et Songs of the Russian People ; M. A. Rambaud, la Russie épique, et M. A. de Gubernatis dans sa Mythologie zoologique.
  8. Si ces caractères, étrangers aux races de la Haute Asie, se rencontrent plus ou moins chez certaines tribus finnoises ou tatares, cela suppose chez ces dernières d’anciennes alliances avec des peuples de souche caucasique, et par là même, rend plus proche la parenté des Russes avec nous.
  9. Tchoubinski, Travaux de l’expédition ethnogr, -statist. dans la Russie occident., section du Sud-Ouest, tome VII, p. 344, 345.
  10. Pour les chants petits-russiens, qui disputent aux chants serbes la palme de la poésie populaire slave, le lecteur pent consulter Bodenstedt, Die Poetische Ukraine (1845), et M. A. Rambaud, la Russie épique (1876).
  11. C’est ce que semblent confirmer certains procès où, de 1879 à 1888, ont été impliqués plusieurs paysans de l’Ukraine.
  12. Aujourd’hui ces différents termes, particulièrement celui de Ruthène, d’ordinaire appliqué aux Uniates, ont pris un sens plus défini. On distingue du reste, chez les Petits-Russiens, trois types avec trois dialectes principaux, celui de la plaine de l’Ukraine, celui du Polésié ou région forestière de Kief, celui de Galicie et Podolie.
  13. Les statisticiens russes ont depuis longtemps fait remarquer que dans les provinces du sud-ouest, Podolie, Volhynie, Kief, regardées d’ordinaire comme polonaises par les Polonais, ces derniers sont en fait numériquement inférieurs aux juifs. La même observation peut s’appliquer à la Lithuanie et à la Russie-Blanche, c’est-à-dire à toutes les provinces annexées lors des trois partages. Selon M. Tchoubinski, qui à cet égard a publié des tableaux statistiques 1res détaillés, il n’y aurait pas 100 000 Polonais dans les gouvernements de Podolie, de Volhynie et de Kief réunis. En faisant la part de l’exagération des documents russes, le chiffre de la population réellement polonaise reste très faible. Dans ces trois gouvernements petits-russiens, le nombre des catholiques, parmi lesquels il y a certainement des Malo-Russes non polonisés, montait à peine à 400 000 âmes ; soit à moins d’un septième de la population totale (16,94 pour 100). Dans eus mêmes trois gouvernements, au contraire, le nombre des israélites s’élevait à plus de 750 000, soit presque le double du nombre des catholiques. Voyez les Travaux de l’expédition ethnographique statistique dans la Russie occidentale, section du Sud-Ouest ; Materiality i Isslédovaniia, par P. Tchoubinski, vol. VII, p. 272-290.
  14. Sur Chevtchenko, ancien serf, tour à tour laquais et soldat, et simultanément peintre et poète, je puis renvoyer le lecteur français à une intéressante étude de M. Durand, dans la Revue des Deux Mondes du 16 juin 1876.
  15. Voy. notamment la Hromada de M. Dragomanof et du même auteur Istoritcheskaîa Polcha i Veliko-Rousskaïa Democratsia, Genève 1882.
  16. Un arrêté de la censure a, en 1876, interdit l’impression de tout ouvrage en petit-russe, original ou traduction. Les Malo-Russes qui veulent écrire dans la langue populaire doivent recourir aux journaux ruthènes de la Galicie, tels que la Pravda, le Dilo ou le Droug de Lvolf ou Léopol (Lemberg). Malgré les défiances dont leurs tendances russophiles les rendent l’objet à Vienne, malgré les procès politiques qui leur ont été intentés, en 1882 notamment, les Ruthènes ont plus de liberté dans la Galicie, sous la souveraineté autrichienne et la suprématie polonaise, que dans l’Ukraine, sous le gouvernement du tsar. (Voyez M. Dragomanof, Po voprosou o malorousskot litératuré ; Vienne, 1876, et notre article de la Revue des Deux-Mondes, du 1er février 1877.) Le gouvernement d’Alexandre III, s’est, il est vrai, depuis 1881, un peu relâché des rigueurs du règne précédent. Quelques publications petites-russiennes ont été autorisées, et quelques journaux ruthènes de Galicie ont été admis dans l’empire.