L’Empire des tsars et les Russes/Tome 1/Livre 8/Chapitre 6

Hachette (Tome 1p. 566-582).


CHAPITRE VI


Du mode de dissolution de la communauté. — Les paysans de chaque village sont libres de supprimer le mir. — Pourquoi le font-ils si rarement ? — Opinion du moujik sur le mir. — Comment, tout en maintenant d’ordinaire le régime de la communauté, il ne répugne nullement à la propriété individuelle. — Achats de terre par les paysans. — Répartition du sol arable entre les communautés de village et les autres propriétaires. — Utilité et fonction de la propriété personnelle. — Les deux modes de tenure pourront-ils subsister côte à côte ?


Attendra-t-on, pour décider sur le sort des communautés de village, que, devenues pleinement propriétaires, elles soient affranchies des charges qui les accablent, ou bien, entraîné par les inconvénients actuels, se décidera-t-on à couper par la racine l’arbre séculaire du mir, sans avoir essayé de l’émonder et de le débarrasser des plantes parasites qui l’étouffent ?

Peu de personnes réclament l’abrogation immédiate de la tenure commune, beaucoup demandent des mesures qui en préparent et assurent la disparition. Aujourd’hui même, les communautés de village ne sont point indissolubles ; la loi, qui les a maintenues, laisse aux intéressés le droit de les anéantir en faisant entre eux un partage définitif du domaine communal. Il suffit pour cela d’une décision de l’assemblée des paysans ; cette décision doit seulement être prise à la majorité des deux tiers des voix[1]. Les adversaires de la propriété collective voudraient abandonner le sort des terres communes au vote de la simple majorité, se flattant d’amener par là plus vite la suppression de toutes ces sociétés agraires. Contre cette demande, en apparence modeste et légitime, s’élève une première et grave objection. La dissolution de la communauté n’est pas la seule question que, d’après la loi actuelle, le mir ne puisse trancher qu’à la majorité des deux tiers des votants. Il en est de même aujourd’hui de toutes les affaires de quelque importance. Il en est ainsi, par exemple, de tout ce qui concerne les partages, et cette restriction à la domination du nombre n’est pas sans motif. C’est un utile frein à la liberté du paysan, une sage précaution contre les entraînements de villageois ignorants, qui ont d’autant plus besoin d’être contenus et protégés contre leurs propres fautes que, dans sa sphère d’action, la commune est souveraine et omnipotente. Remettre à la simple majorité la plus grave décision que puisse prendre le mir, lui abandonner la dissolution de la communauté, ce serait renoncer, pour toute mesure administrative ou économique, à la salutaire garantie des deux tiers des voix.

Avec cette restriction même, la législation russe actuelle est une de celles qui opposent le moins de barrières à l’aliénation ou au partage des terres communes. En France, où ils occupent encore la onzième partie du sol national[2], les biens communaux sont autrement protégés contre toute velléité de vente ou de partage. La loi laisse les communes libres de faire certaines acquisitions, elle leur interdit d’aliéner sans l’autorisation du pouvoir central. La jurisprudence du conseil d’État est même entièrement opposée à tout partage entre les habitants. En Angleterre, où elles jouissent d’une si large autonomie, les communes ne peuvent non plus aliéner leurs terres sans l’approbation du gouvernement[3]. Si l’on introduisait en France le régime actuellement en vigueur en Russie, si, pour se distribuer entre eux le domaine communal, il suffisait du vote des deux tiers des habitants, nos biens communaux auraient vite disparu pour arrondir les champs des uns et alimenter les dépenses des autres. Comment en Russie une législation, qui étaye aussi peu la propriété commune, ne l’a-t-elle pas encore laissée s’écrouler et se réduire en champs individuels ?

Jusqu’ici la propriété collective a, d’ordinaire, gardé la majorité légale dans les assemblées de paysans ; elle n’y a point toujours et partout réussi. Longtemps on a dit qu’il y avait des exemples de terres, partagées jadis entre les anciens serfs par leurs seigneurs et depuis remises en commun par les paysans émancipés, tandis qu’on ne connaissait aucun exemple d’une commune rurale ayant librement abandonné la tenure collective du sol. C’est là une erreur. Les partages définitifs sont rares, exceptionnels, il y en a cependant ; l’enquête agricole en mentionne dans plusieurs gouvernements de la Grande-Russie. Dans quelques districts même, les cas de division sont relativement nombreux[4], et l’on a pu voir là, chez les paysans, l’indice d’un revirement d’opinion en faveur de la propriété personnelle. D’après un propriétaire du gouvernement de Pskof, une des principales raisons qui amènent à un partage définitif, c’est, après le désir d’échapper à la responsabilité solidaire, l’augmentation de la population qui, en restreignant la part de chacun à chaque nouveau partage, fait tomber les lots au-dessous des allocations fixées par l’acte d’émancipation et déjà elles-mêmes parfois insuffisantes. Or, il y a là, pour les communautés de villages, un danger que le temps peut aggraver jusqu’à le rendre mortel, à moins qu’au partage périodique on ne sache substituer un autre mode d’exploitation.

Les exemples de dissolution de la communauté suffiraient, en toute circonstance, à montrer que la loi actuelle est loin d’opposer, à la division du fonds communal, une barrière insurmontable. Les partages définitifs, fort rares durant les premières années, le sont devenus beaucoup moins durant les dernières. Le paysan s’est mis à user plus souvent d’un droit de dissolution dont, dans les premiers temps, il ignorait souvent l’existence[5]. Avec la législation en vigueur, le sort du régime collectif est entre les mains des intéressés ; le jour où le mir aura contre lui une sérieuse majorité, il tombera devant un simple vote. Un large mouvement d’opinion parmi les moujiks, et c’en est assez pour que la Russie, si riche en terres communes, en soit plus dépourvue que notre France.

Ce moment n’est pas encore arrivé. Outre la coutume et la tradition qui, sur les moujiks, gardent un grand empire, plusieurs raisons et plusieurs préjugés militent contre un partage dénnitif. C’est d’abord l’agglomération des demeures, chacun appréhendant d’avoir à jamais un lot trop éloigné du village où tous habitent. C’est aussi la crainte de tomber sur un mauvais lot, sans avoir comme aujourd’hui la chance d’être dédommagé par le sort à un prochain tirage. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, l’enquête agricole cite une commune ayant passé à la propriété individuelle, où beaucoup de paysans se plaignent de la part qui leur est échue. Un autre motif de répulsion pour la propriété personnelle est tiré des mœurs communistes du mir. Dans le partage définitif, les paysans redoutent l’inégale multiplication des familles, qui, en une ou deux générations, rendrait naturellement les lots inégaux. Enfin, là où les taxes sont supérieures au revenu, les paysans craignent, en renonçant à la communauté, de rester chargés d’un lot trop grand et d’impôts trop lourds ; là, ce qu’ils redoutent, ce n’est pas l’inégalité dans la propriété, résultant de l’inégal accroissement des familles, c’est au contraire un excédent de terre et d’impôts, à la suite de morts ou de maladies dans la maison[6]. En somme, la plupart des moujiks sont encore attachés à l’ancien mode de jouissance, tout en reconnaissant souvent les inconvénients des partages périodiques. Parmi les propriétaires interrogés par la commission d’enquête, plusieurs déclarent qu’ils ont en vain tenté d’amener leurs paysans à un partage définitif ; j’ai moi-même entendu des hommes, fort opposés au régime actuel, faire le même aveu.

Il est, du reste, difficile de connaître avec précision l’opinion des paysans sur ce sujet qui les touche de si près. Quels sont dans le mir les partisans de la communauté ? Sont-ce les paresseux, les ivrognes, les imprévoyants, ou au contraire les paysans laborieux et aisés ? Dans l’enquête agricole et ailleurs se rencontrent, sur ce point, les affirmations les plus opposées. On représente aujourd’hui les paysans, comme divisés en deux classes, d’ordinaire sans intermédiaire, les riches et les pauvres. Vers quelle pente inclinent les uns et les autres ? L’opinion la plus fréquente considère les premiers, ceux mêmes qui se sont enrichis avec le régime actuel, comme en étant généralement les adversaires ; les seconds, au contraire, ceux qui n’y ont trouvé que la misère, comme en étant les plus chauds défenseurs. Les plus aisés, étant les plus industrieux ou les plus travailleurs, seraient pour le mode de propriété qui leur assurerait le mieux le fruit de leur travail ; les plus imprévoyants ou les plus paresseux, pour celui qui leur garantit l’existence la plus facile.

À prendre les enquêtes agricoles, il s’en faut cependant que partisans et adversaires de la commune soient partout distribués de cette sorte. Tel déposant, un gouverneur de Koursk entre autres, nous dit bien que ce sont les plus aisés qui réclament la dissolution de la communauté, que parfois même ils adressent dans ce dessein des pétitions au gouvernement ; mais, dans la même enquête, de nombreux propriétaires nous viennent répéter que quelques riches paysans sont seuls à profiter de la communauté, que ces oligarques de village, tenant tout le mir sous leur dépendance, usent de leur autorité pour maintenir le régime qui leur permet d’exploiter leurs associés. Un déposant, H. Jéréméief, va même jusqu’à dire que, grâce à la tyrannie de ces mangeurs de la commune, de ces miroiédy, un pouvoir, placé au-dessus de la communauté, en peut seul prononcer l’abrogation. Pour faciliter la dissolution du mir, une commission de la noblesse de Saint-Pétersbourg proposait naguère d’en exclure les mauvais sujets et les contribuables en retard. Au projet pétersbourgeois un écrivain moscovite répondait que les vauriens, les paresseux, les ivrognes, étaient précisément les plus enclins au partage définitif, les plus désireux d’avoir en propriété un lot qu’ils pussent vendre et boire à volonté[7] !

Lorsque les Russes, qui connaissent le mieux le moujik, nous donnent des renseignements aussi contradictoires, un étranger aurait de la peine à choisir entre des avis si opposés et ne saurait sans témérité en tirer une conclusion. De telles divergences ne peuvent s’expliquer que d’une manière : ou le paysan se pose encore rarement cette grosse question que d’autres débattent en son nom, ou il n’a pas encore à ce sujet d’opinion arrêtée. En attendant, la plupart conservent les anciennes coutumes et les usages de leurs pères. Les faits n’en montrent pas moins que le moujik commence à s’interroger à ce sujet, et que sa réponse n’est pas toujours favorable au mir. Il ne faut pas non plus oublier que, sans passer à la propriété individuelle, un assez grand nombre de communes n’ont pas recouru aux partages depuis l’émancipation. Dans ces villages, le passage d’un mode de propriété à l’autre pourrait parfois s’effectuer sans brusque révolution, d’une manière presque insensible.

Un point est certain, c’est que, tout en maintenant d’ordinaire, là où elle existe, la propriété collective, les paysans russes n’ont pas, pour le régime opposé, pour la propriété individuelle et héréditaire, l’espèce de répugnance instinctive ou d’aversion raisonnée que leur a longtemps attribuée l’imagination de Herzen et des socialistes russes. Ils ne semblent nullement, comme le voudraient certains de leurs panégyristes civilisés, voir dans la communauté la seule forme naturelle et légitime de l’occupation du sol, dans la propriété personnelle une monstrueuse et inique usurpation. Les plus aisés aiment à acquérir un champ à eux. Chez le moujik, ce goût de tous les paysans du monde pour la terre n’est contre-balancé que par le goût national pour le négoce. Tous les inconvénients qui dans l’avenir semblent devoir pousser à la dissolution de la communauté, poids de la solidarité communale, insuffisance des allocations, poussent dès aujourd’hui à l’acquisition de la propriété individuelle Les serfs émancipés achètent de la terre, mais c’est à leurs anciens seigneurs, en dehors du domaine du mir. Cet appétit du paysan pour la propriété est remarqué de tous depuis l’émancipation. Les marchands achètent aussi beaucoup d’anciennes terres seigneuriales, mais d’ordinaire c’est pour les revendre par parcelles aux villageois. La demande des paysans est telle que ce système de morcellement est d’habitude très rémunérateur ; il y a un écart considérable entre le prix des terres vendues en bloc et le prix des terres morcelées. Dans le seul gouvernement de Koursk, les paysans des communes avaient en une année acquis pour 2 millions de roubles de terre. Ce mouvement de transfert de la propriété, signalé dans l’enquête agricole de 1872, s’est singulièrement accru depuis. Dans le gouvernement de Tver, les paysans ont, durant les dernières années du règne d’Alexandre II, acheté environ un demi-million d’hectares, en Tauride 430 000 desiatines, dans la province de Samara plus de 300 000, dans celle de Saratof plus de 200 000, dans celle de Kherson plus de 150 000[8]. Le moujik, le plus souvent, il est vrai, un paysan enrichi, achète d’ordinaire seul et par petite portion ; parfois cependant plusieurs se réunissent en artèle pour faire une acquisition, d’autres fois les achats se font par communauté. De grands biens, des domaines de plusieurs milliers d’hectares, sont ainsi tombés en possession de paysans associés. Quelquefois ces derniers gardent la terre en propriété indivise ; le plus souvent ils se la partagent d’une manière définitive, ce qui fournit un argument aux adversaires de la tenure commune[9]. De cette façon, beaucoup de moujiks sont en même temps usufruitiers d’un lot de terre communale, et uniques propriétaires d’un champ acheté de leurs deniers. Les deux modes de propriété se réunissent dans le même homme.

Tout le sol russe est loin, en effet, d’appartenir aux communautés de village. À côté des biens communaux, il y a les terres de l’État, il y a les biens individuels des anciens seigneurs, il y a des domaines souvent très vastes et parfois démesurés, souvent mal cultivés, parfois même encore incultes, que leurs détenteurs ne demandent qu’à aliéner ou à diminuer[10].

Il serait d’un haut intérêt de posséder un tableau exact et détaillé de la répartition des terres entre les diverses classes de la société, et plus encore, entre la propriété collective et la propriété individuelle. Or, sur ce dernier point, nous en sommes réduits à des évaluations jusqu’à présent incomplètes[11]. Les évaluations générales, embrassant toute la surface d’un territoire, dont une grande partie est impropre à l’agriculture, ne sauraient du reste donner qu’une idée fort trompeuse de la réelle importance de l’un ou l’autre type de tenure du sol[12].

Le paysan semble déjà posséder de 120 à 140 millions d’hectares, soit un domaine agricole au moins double de tout le territoire européen de la France. De cette vaste surface la meilleure partie, plus des deux tiers peut-être sont soumis au régime de la communauté qui domine encore dans toute la Grande-Russie. En laissant de côté les biens de la couronne, qui comprennent beaucoup de forêts inaccessibles et de landes incultes, le paysan détient déjà plus de la moitié des terres arables ; cette proportion lui est encore plus favorable si l’on prend les riches gouvernements de la Terre noire, ou si l’on regarde la valeur du sol.

D’après M. Ianson[13], les terres du paysan occupent de 70 à 90 pour 100 de la superficie des gouvernements de Voronège, Kazan, Orenbourg, Oufa, Vintka ; elles demeurent au-dessus de 50 pour 100 dans la région moyenne de la Terre noire. D’après M. Séménof et le comité central de statistique, les communes rurales possédaient déjà, dans les huit gouvernements agricoles du centre, 56 pour 100 de l’étendue totale du sol et 66 pour 100 de la surface arable, tandis que les propriétaires à titre personnel ne possèdent, dans la même région, que 37 pour 100 de la surface du sol et seulement 31 pour 100 des terres arables, soit plus de moitié moins que les communes de paysans[14]. On voit que, dans la plus fertile région de la Grande-Russie, la majeure partie des terres en culture est soumise au régime de la communauté.

Si vastes que soient déjà les terres des paysans, elles ne cessent de s’accroître, et elles n’ont pas attendu pour cela la fondation des banques foncières, spécialement créées sous Alexandre III pour accélérer leur extension. Le mouvement, qui fait passer peu à peu les champs dans les mains qui les cultivent, est si rapide et si puissant, que diverses sociétés d’agriculture et quelques assemblées de la noblesse se sont préoccupées des moyens de sauver la grande propriété, menacée d’être bientôt dévorée par les avides acquisitions du moujik.

En face des envahissements continus des communautés de village ou du paysan, n’y a-t-il pas lieu, en effet, de s’inquiéter de la destruction des grands domaines et des grandes exploitations, de la prochaine expropriation de la noblesse, au profit de paysans ignorants et sans capital, ou de marchands sans goût pour la campagne et sans intérêt pour la terre, qui semblent se hâter d’épuiser le sol à l’aide de procédés, justement flétris du nom de brigandage agricole ? Il y a là, sans doute, pour le développement économique de l’empire, une question que, dans leur naturel désir de voir s’étendre le domaine territorial du peuple, beaucoup de Russes perdent de vue. Tout n’est pas bénéfice pour les campagnes et pour la culture, dans cette révolution qui diminue les biens de la noblesse, alors surtout que les achats du moujik, non contents de s’attaquer aux immenses estâtes de quelques opulentes familles, entament chaque jour la moyenne et la petite propriété.

Ce qui souffre de cette sorte d’élimination graduelle de la noblesse, en certaines régions de la Grande-Russie, ce n’est pas uniquement la civilisation générale, la culture intellectuelle, littéraire ou scientifique, la culture européenne, dont, avec tous ses défauts ou toute sa frivolité, l’ancien pomêchtchik était dans les campagnes le seul représentant ; ce qui souffre, ce qui parfois peut être mis en péril, c’est la culture matérielle elle-même, la culture du sol ; c’est la production, c’est la terre qui risque de tomber entre des mains trop pauvres, trop routinières ou trop ignorantes pour en tirer ce qu’elle devrait rendre.

De telles appréhensions ont beau paraître aujourd’hui exagérées ou prématuréee, elles ne semblent point partout dénuées de fondement. Dans l’état actuel de développement du peuple russe, si la propriété privée devait demain disparaître devant les communautés de village, si les nouvelles acquisitions du moujik devaient se fondre dans les terres du mir, la Russie, je le crains, n’aurait guère à se féliciter d’avoir laissé tomber tout l’intérieur de l’empire au pouvoir de petites démocraties rustiques, illettrées et superstitieuses.

Pour un observateur impartial, il est douteux que l’État ait intérêt à voir prochainement passer toutes les terres arables aux mains des communes et des paysans, soit sous la tenure collective, soit sous la tenure individuelle. Dans la Russie contemporaine, où les masses rurales, émancipées d’hier, sont encore si peu développées et si mal éduquées, la grande et la moyenne propriété ont, plus que partout ailleurs, leur rôle économique, leur fonction sociale. C’est par elles, c’est par la propriété privée, et par le pomêchtchik de préférence au paysan que l’agriculture, encore si tardée, doit entrer dans la carrière du progrès. Si trop de domaines seigneuriaux ne sont guère mieux cultivés que les champs du moujik, c’est parmi eux que se rencontrent les exploitations les mieux conduites et les plus rationnelles. D’ici à de longues années, tant que le niveau intellectuel des masses rurales ne sera pas relevé, on ne saurait compter, pour perfectionner l’agriculture, sur le moujik et sur les communautés de village. Si tout le sol russe appartenait à ces dernières, si même il était tout entier en la possession du moujik, sous l’une ou l’autre forme de tenure, l’État se verrait obligé, pour ne pas abandonner la production nationale à une sorte de stagnation, de prendre lui-même en main la direction de l’agriculture, de confier la tutelle des communautés agraires à une administration spéciale, obligé en un mot de recourir au douteux et dispendieux auxiliaire de la bureaucratie.

En face des communautés de village, d’ordinaire dépourvues de capital, d’instruction et d’initiative, la propriété individuelle, qu’elle reste ou non aux mains de l’ancienne noblesse, garde ainsi, dans l’État, un rôle dont on ne saurait contester l’utilité ; c’est à elle de donner l’exemple, de donner l’impulsion, de répandre et d’acclimater les nouvelles méthodes et les saines pratiques agricoles. Or, cette mission d’enseignement et d’initiative, le marchand enrichi des villes, ou le paysan aisé des campagnes, sont rarement aujourd’hui à même de la remplir. C’est encore parmi les anciens propriétaires que se rencontrent les hommes qui y sont le mieux préparés.

Les Russes aiment à agiter les questions sociales ; ils se plaisent, non sans raison, à calculer la distribution de la propriété entre les diverses classes : ils sont, d’ordinaire, avant tout préoccupés de voir le plus grand nombre possible des habitants du sol national avoir sa part de la terre. C’est là un noble souci ; mais, pour ne pas induire en erreur, il ne doit pas être exclusif. Cet épineux problème de la propriété a deux faces dont l’une ne doit pas faire oublier l’autre. Il ne faut pas que la question sociale fasse perdre de vue la question économique, que l’intérêt apparent du cultivateur fasse négliger l’intérêt non moins essentiel de la terre et de l’agriculture. De ces deux intérêts, aucun ne saurait être impunément sacrifié à l’autre. Si certaines nations, telles que l’Angleterre, paraissent s’être préoccupées trop uniquement de la culture et de la production, certains Russes me semblent parfois enclins à tomber dans l’excès inverse. Or. des deux erreurs, cette dernière est peut-être la plus grave, car l’intérêt du cultivateur ne saurait être longtemps séparé de l’intérêt de la terre et de la production : si, dans un pays riche, la richesse peut se trouver concentrée en un trop petit nombre de mains, un pays pauvre et mal exploité ne saurait mettre la richesse ou l’aisance à la portée du grand nombre.

La Russie présente ce triste et instructif phénomène que la masse du peuple y est à la fois propriétaire et pauvre. La raison en est simple, elle est dans l’ignorance du peuple et dans le poids des charges publiques ; elle est surtout dans le manque de capital, sans lequel la production ne saurait prendre un grand essor. Au lieu de chercher à faire passer le plus de terre possible aux mains du paysan, les amis du peuple feraient peut-être mieux de songer aux moyens de l’aider à tirer un meilleur parti du sol. Le grand problème, pour l’empire et pour le moujik même, ce n’est pas tant d’arrondir le lot, le nadèl des anciens serfs, que de leur donner, matériellement et moralement, les moyens de faire produire la terre.

Il y a là, pour la Russie, une question capitale dont on sent de plus en plus l’urgence, et que la concurrence de l’Amérique ne saurait laisser perdre de vue. Si, grâce aux exportations du Nouveau Monde et de tous les pays d’outremer, l’agriculture de la vieille Europe traverse en ce moment une crise pénible, l’épreuve n’est pas moins rude pour l’agriculture russe, menacée d’être chassée de tous les marchés de l’Occident par un rival, plus riche de terres vierges et surtout de capitaux, un rival incomparablement mieux outillé et moins chargé d’impôts et d’entraves de toute sorte. Pour le grand empire rural, dont l’agriculture est sans comparaison la principale industrie et dont le sol semble déjà parfois prématurément épuisé, c’est là un sérieux sujet de préoccupation. Ce qui fait la supériorité des États-Unis d’Amérique, ce n’est pas tant la fertilité et l’étendue du sol arable, — la Russie aussi a son Far-West dans la Sibérie méridionale qu’il est aisé de relier à l’Europe par des chemins de fer ou des canaux, — ce qui fait l’infériorité de la Russie, ce n’est pas seulement l’imperfection de l’outillage et des voies de communication, c’est avant tout l’ignorance et la pauvreté du peuple, et, pour remédier à ces défauts, il ne suffit pas, je le répète, de faciliter les achats de terre des paysans ni d’accroître leur nadêl. À moins que la Russie ne se résigne à vivre entièrement sur elle-même, à renoncer à tout échange avec l’Occident et à ne nous plus emprunter les capitaux dont elle a si grand besoin, le moujik et le poméchtchik du Don et du Volga doivent compter avec les farmers du Mississipi. Cette concurrence américaine, jointe aux mauvaises récoltes ou aux disettes des dernières années, est une nouvelle menace pour l’antique régime agraire, pour le mir et la communauté qui, devant beaucoup de Russes, risquent d’être rendus responsables des défaites de l’agriculture nationale.

Aujourd’hui, cependant, avec les idées et les préjugés répandus dans le peuple, l’abolition des communautés de villages ne saurait, croyons-nous, beaucoup améliorer les conditions de l’agriculture russe, car elle ne changerait guère les méthodes de culture. Quelque opinion qu’on ait sur le régime de la tenure collective, ce qu’il faut modifier pour accroître la production, c’est moins le mode de propriété que l’homme, le cultivateur lui-même. Or, un pareil changement des mœurs, des coutumes, des notions agricoles et usuelles, chez des masses rurales aussi énormes, aussi compactes, aussi isolées des classes cultivées, ne saurait être accompli en quelques années. Les écoles mêmes, alors qu’on les pourrait multiplier autant que l’exigent les besoins, seraient impuissantes à effectuer seules une telle transformation. Pour y parvenir, il faut que, du fond même du peuple, parmi les moujiks naguère émancipés, il surgisse une classe nouvelle, une élite relativement aisée et instruite, capable de profiter des lumières et des exemples d’en haut, pour les répandre autour d’elle. Il faut que, dans les villages, se forme, ce qui manque encore plus aux campagnes qu’aux villes russes, une sorte de tiers état, une vraie classe moyenne, servant d’intermédiaire entre les anciens pomêchtchiks, aujourd’hui isolés, et la foule des moujiks encore illettrés. La création d’une pareille classe villageoise, à la fois aisée et instruite, n’est pas moins indispensable, au point de vue politique, si la Russie prétend avoir un gouvernement libre, qu’au point de vue économique, si elle veut élever ses produits agricoles au niveau de ses ressources naturelles. Or, la Russie semble posséder le germe de cette future bourgeoisie rurale dans l’élite des paysans qui aujourd’hui acquièrent le sol à titre individuel. On distingue ainsi, depuis quelques années, dans les campagnes russes, un élément nouveau auquel l’avenir paraît réserver un rôle considérable[15]. Ce doit être le noyau d’une classe moyenne rurale, composée de propriétaires mixtes, mi-partie, pour ainsi dire, intéressés à la fois aux deux modes de propriété, et, plus que personne, en mesure d’en apprécier le fort et le faible. Cette nouvelle classe de paysans aisés, auxquels avec le bien-être viendra peu à peu l’instruction, sera pour le mir, naguère abandonné à de pauvres et ignorants moujiks, un principe de dissolution ou de rénovation. Sous leur influence, naturellement croissante, la commune devra modifier ses usages, admettre des notions nouvelles et de nouvelles méthodes, ou, si elle s’en montre incapable, succomber aux attaques de l’individualisme. Jusque-là, l’abolition de la communauté, avant que le moujik soit en mesure d’améliorer ses procédés de culture, aurait peu d’avantages économiques et peut-être de graves dangers politiques.

C’est aux paysans d’expérimenter eux-mêmes les mérites et les inconvénients des deux modes de tenure du sol. Si vastes que soient aujourd’hui les domaines communaux, le paysan aisé et entreprenant trouve encore assez de terre en dehors, pour arriver à la propriété individuelle, sans avoir nécessairement besoin d’abroger la propriété collective du mir. La Russie n’est point aujourd’hui contrainte de faire un choix entre deux régimes opposés, tous deux séculaires et également conformes aux habitudes nationales : rien ne l’oblige présentement à sacrifier l’un à l’autre. Chacun des deux modes d’occupation du sol a ses partisans, chacun peut avoir ses avantages sociaux, moraux, économiques. Grdce à l’étendue du sol russe, les deux formes rivales peuvent encore coexister, soit pour se redresser et se compléter mutuellement, soit pour triompher un jour définitivement l’une de l’autre, après avoir chacune fait leurs preuves.



  1. Bien plus, un article du statut d’émancipation, ayant sans doute en vue de garantir le droit de l’ancien serf à choisir le mode de propriété qui lui convient, l’article 165 du règlement sur le rachat, autorise les paysans isolés à retirer leur lot du domaine communal, s’ils acquittent individuellement au trésor toute la dette de rachat incombant à leur lot. Cet article, dont certains partisans du mir ont réclamé l’abrogation, ne semble pas da reste avoir eu pour le mir les conséquences qu’on en eût pu redouter, peu de paysans étant en état de profiter d’une pareille faculté.
  2. 4 718 000 hectares avec l’Alsace, 4 548 700 sans compter l’Alsace-Lorraine.
  3. Sur la législation française et anglaise, à cet égard, voyez l’ouvrage de M. Paul Leroy-Beaulieu, De l’Administration locale en France et en Anglerre, p. 284-287.
  4. Ainsi, dans un district du gouvernement de Nijni-Novgorod, quarante-neuf villages sur cent quatre-vingt-dix, dans un district de Mohilef, vingt-cinq villages sur trois cent quarante-quatre, avaient, dès 1873, renoncé au régime de la communauté. C’étaient du reste là deux cas exceptionnels. En beaucoup de districts, en beaucoup de gouvernements même, on ne comptait alors qu’un ou deux partages définitifs sur des centaines on des milliers de villages (à Koursk, par exemple, 2 sur 3591). Il est à remarquer que ces décisions, parfois suggérées par un fonctionnaire ou un propriétaire étranger au mir, ne sont pas toujours mises à exécution. Dans le gouvernement de Symbirsk, on cite ainsi des communes qui n’ont pris une telle résolution que pour permettre à quelques riches paysans de racheter individuellement leurs lots, conformément à l’article 165 du règlement sur le rachat ; le reste a repris l’ancienne coutume. Ailleurs on ne renonce à la communauté qu’en apparence, pour échapper à la solidarité fiscale.
  5. Dans les neuf ou dix années qui ont suivi l’émancipation, on ne comptait peut-être pas cent communes ayant abandonné la tenure collective ; depuis, au contraire, d’après les Materialy, publiés en 1880 par le ministère des domaines, on a vu, dans trois districts du seul gouvernement de Toula, cent quarante communes renoncer à la communauté, et des faits analogues se sont produits en d’autres provinces, dans celle de Tver, par exemple.
  6. « Si mauvais que soient les partages, répondait un ancien de village aux questions de la commission d’enquête, ce serait bien pis s’il n’y en avait pas du tout. Celui dont la famille diminuerait ne pourrait plus cultiver les terres et payer les taxes. »
  7. Dmitrief, Révolutsionny conservatizm, p. 96-97.
  8. Materialy. De même, sous Alexandre III : la Banque des paysans leur a prêté, pour achat de terres, 16 millions de roubles en 1886, 13 millions en 1887 ; la moyenne du prix d’achat était, en 1887, de 41 roubles 73 kop. la désiatine.
  9. Dans le gouvernement de Tver, par exemple, sur 469 000 desiatines, 115 000 ont été achetées par des communes, 105 000 par des artèles ou associations, 248 000 par des paysans isolés, qui, étant au nombre de 13 600, ont acquis en moyenne une vingtaine d’hectares chacun. Dans la province de Saratof, sur 308 000 desiatines, 187 000 ont été achetées par des individus et 121 000 par des communes. Il est à remarquer qu’alors même que ces achats sont faits par commune ou par artèle, les terres ainsi acquises sont rarement maintenues dans l’indivision. La nouvelle propriété est d’habitude divisée par ménages, proportionnellement aux sommes versées par chacun. (Materialy, etc., 1880).
  10. Il y a encore en Russie de nombreux domaines de 10 000, de 30 000, de 40 000 desiatines et plus ; la desiatine, nous l’avons dit, vaut 1 hectare 9 ares. On compte d’ordinaire, comme petits propriétaires, tous ceux qui possèdent moins de 100 desiatines, comme moyens propriétaires ceux qui possèdent de 100 à 1000 desiatines, comme grands propriétaires enfin ceux qui possèdent plus de 1000 desiatines. Or, d’après les renseignements les plus récents, ces derniers, dans la zone agricole la plus fertile, détiennent encore plus de la moitié du territoire de la propriété personnelle (53 pour 100). Dans les huit gouvernements de la région agricole centrale, là même où la terre a le plus de valeur, on comptait : 1800 propriétaires, ayant de 1000 à 5000 desiatines ; 141 propriétaires, ayant de 5000 à 10 000 desiatines ; 82 enfin possédant chacun plus de 10 000 desiatines. (Statistique de la propriété foncière, 1er  fascicule, 1880.) Le nombre des grandes propriétés est, croyons-nous, beaucoup plus considérable dans la plupart des autres régions.
  11. Le comité central de statistique a entrepris, à cet égard, des recherches dont les premiers résultats ont été publics en 1880 (Statistika posemelnoï sobstivennosti, etc., v Evrop, Rossii, statistique à laquelle nous avons emprunté les chiffres donnés dans la note précédente).
  12. Un statisticien russe, M. Ianson, attribuait, en 1877, 177 millions de desiatines à l’État et 7 aux apanages, — 46 millions aux paysans de la couronne, — 64 millions aux anciens serfs, un peu plus de 4 aux paysans des apanages, un peu moins de 4 aux colonistes, et seulement 64 millions aux propriétaires nobles qui, avant l’émancipation, en possédaient plus de 106, — 34 millions enfin aux propriétaires personnels d’autres classes. (Opyi statist. isslédov. o krest, nadélakh i platejakh. 1877 et 1881.)
  13. Opyi statist. izsi., etc.
  14. Voici d’après ces calculs (Statist. posem, sobstiv., etc., 18S0) le tableau de la répartition de la propriété dans ces huit gouvernements, appartenant tous presque entièrement à la zone la plus fertile de la Terre noire :
    Gouvernements. Communes. Propr. indiv. État.     Divers (villes, clergé, etc.).
    Voronége 66 30 1,8 2,1
    Koursk 62 35 1,1 1,7
    Riazane 55 39 4,4 1,6
    Penza 54 38 5,8 1,5
    Tambof 53 36 8,8 2,0
    Kalouga 63 39 3,5 4,6
    Toula 51 45 1,7 2,1
    Orel 50 38 5,7 6,7


  15. Malgré leurs achats répétés, le nombre total des paysans, parvenus à la propriété individuelle, est encore très faible ; mais il ne cesse de s’accroître. Dans les huit gouvernements de la zone agricole centrale, les paysans propriétaires à titre individuel n’atteignaient pas encore, vers la fin du règne d’Alexandre II, le chiffre de 57  000, ce qui n’était guère que le double du chiffre des propriétaires nobles (25  000). Si l’on regarde l’étendue de la propriété personnelle, les 4/5e (80 pour 100) appartiennent encore à la noblesse. 11 pour 100 aux marchands, 2 pour 100 aux méchtchanes et 7 pour 100 seulement aux paysans. Parmi ces derniers, aucun n’était encore compté comme grand propriétaire, mais plusieurs étaient déjà classés comme moyens propriétaires, c’est-à-dire possédaient individuellement de 100 à 1000 desiatines. L’étendue moyenne des terres personnelles de chaque paysan était dans cette région d’une quinzaine d’hectares environ. (Statistika pozelm sobsivennosti, etc., I, Saint-Pét., 1880.)