Femmes-Poëtes de la France/Texte entier

Femmes-Poëtes de la France
Femmes-Poëtes de la France, Texte établi par H. BlanvaletLibrairie allemande de J. Kessmann (p. iii-np).
FEMMES-POËTES

DE LA

FRANCE




ANTHOLOGIE

PAR

H. BLANVALET



GENÈVE

LIBRAIRIE ALLEMANDE DE J. KESSMANN.

1856.



Ma pauvre lyre, c’est mon âme…
Mme Desbordes-Valmore.


PRÉFACE.

Si nous suivons d’un regard attentif la Poésie française dans sa pérégrination à travers les derniers siècles, nous la voyons, et non sans étonnement, changer à certaines époques, de ton, d’allure, de coutumes, de mœurs, de vêtement même, en un mot se métamorphoser, et si bien que les fidèles attachés à ses pas la méconnaissent et la renient.

Jusqu’au temps du Roi-Chevalier, ce brave et galant François qui perdit tout, fors l’honneur, c’était une gente bachelette à la gorgerette échancrée, au cotteron de serge, fraîche, vive, accorte, ayant plein la bouche de naïvetés adorables, et un petit air bonhomme qui lui faisait pardonner de grand cœur ses bons rires, souvent, s’il faut le dire, un peu hasardés. La Poésie alors était la bienvenue, à toute heure, en tout lieu, soit qu’elle relevât le loquet de la cabane, soit qu’elle sonnât du cor devant le pont-levis du château. C’était une franche et lie vie que la sienne : vous la rencontriez à chaque tournoi, à chaque fête, en compagnie des jongleurs et de ceux du gay sçavoir ; elle se glissait après le couvre-feu dans la chambre de la châtelaine pour requérir d’amour la pauvre dame de Fayel au nom du Sire de Coucy ; et puis chevauchant en croupe, et par moûts et par vaux, avec le Comte de Champagne, elle appelait à la Croisade cil vaillant bacheler ki aiment Dieu et l’onour ; ou bien, le bâton de voyage à la main, elle se mettait elle-même en route pour consoler Charles d’Orléans dans sa prison d’Angleterre, Richard Cœur-de-Lion dans son donjon d’Allemagne, et revenait enfin s’asseoir au foyer du marchand de Paris pour lui conter d’un ton narquois quelque joyeuse nouvelle. C’était, comme nous l’avons dit, une franche et lie vie que la sienne.

Mais voici qu’un jour elle pose son joli front sur sa petite main, plonge son minois éveillé dans la poudre des in-folio ; étudie grec et latin, enchaîne bravement ces deux langues à la sienne propre comme deux cadavres à un enfant, et se met à jargonner, je ne sais quel idiome triceps, au grand ébahissement des graves érudits qui seuls peuvent le comprendre.

Cabanes et castels furent fermés pour elle.

Ce n’est pas qu’elle n’eût conservé beaucoup de ses grâces premières, mais le bonnet doctoral ne lui seyait guère, aussi n’était-ce que quand elle l’ôtait par mégarde pour s’essuyer le front qu’on pouvait la reconnaître, et qu’on se trouvait tenté de lui murmurer à l’oreille pour la rappeler à elle-même :

Mignonne, allons voir si la rose…

Ce transissement cependant ne pouvait être de longue durée : il était pour cela trop contraire au bon sens qui, quoi qu’il en paraisse, est le génie de la France. D’ailleurs le règne de Louis XIV allait commencer et toutes les splendeurs ayant à se réunir autour de son trône,

Nec pluribus impar la Poésie ne devait y manquer. Mais elle eût été grandement empêchée de se présenter ainsi faite, et il s’agissait avant tout pour elle de réformer son éducation. Malherbe prit à tâche de l’initier aux mystères du bien dire ; Richelieu, de la rompre au beau monde ; Louis, de se montrer satisfait.

La nouvelle langue imposée à la Poésie, quoique remontant à bonne source, n’avait plus la naïveté, la souplesse, la grâce, le laisser-aller de l’ancien français ; mais elle était, en revanche, sage, claire, précise, convenable, de grand air, telle enfin qu’on la pouvait désirer à la cour.

La Poésie, quant au reste, n’avait point dit adieu à l’antiquité ; au contraire ; et ne pouvant plus s’en assimiler les langues, elle s’attacha de toutes ses forces à en singer faits et gestes, us et coutumes, tout l’extérieur.

Dans ce dix-septième siècle qui était lui-même une vaste et brillante mise en scène, elle monta sur la scène, le cothurne aux pieds, le diadème au front, les riches plis de la palla découlant de ses épaules, une coupe et un poignard à la main. Son geste était large, son maintien des plus nobles, sa voix retentissante et pure. Elle ne marchait pas comme on marche ; mais, de sa haute chaussure elle mesurait tous ses pas. Sa pompe, son ampleur, sa précision, sa décence, ses innombrables artifices la faisaient admirablement cadrer avec ce siècle qu’on a surnommé le grand ; et si, pour affecter ce caractère de grandeur elle s’était vêtue à l’antique, c’est que, suivant l’optique de l’imagination, les objets enflent leurs dimensions en s’enfonçant dans les horizons lointains, c’est qu’on n’avait point encore fouillé Herculanum et Pompeïa où l’étroitesse des demeures jure si énergiquement avec l’idée que nous nous faisons de leurs gigantesques habitants ; c’est enfin qu’avant d’avoir touché du doigt les ustensiles de la vie intime des Romains on eût juré sans peine que les ancilles elles-mêmes babillaient dans le style de Tacite en se rendant au marché. Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en ait dit plus tard, la Poésie alors était belle et d’une noble beauté ; ce qui lui manquait en naturel était justement ce qui la faisait si fort harmoniser avec la royauté ; aussi tant que celle-ci conserva, par la grâce de Dieu, quelque rayon d’auréole, on vit celle-là demeurer au pied du trône, avec le même costume, les mêmes attributs, et, lorsqu’avec les Encyclopédistes elle commença à se faire raisonneuse et prêcheuse, elle crut, pour mieux se faire entendre, ne pas devoir en changer.

Cependant une nouvelle ère se préparait pour la France : le volcan populaire menaçait d’éruption. Il se fit un grand bruit, et des monuments dont les bases semblaient aussi fermes que celles des grandes montagnes, tremblèrent et furent renversés. Aux splendeurs de Versailles succédèrent celles de la place de Grève. On abattit, on rebâtit, pour abattre et rebâtir encore. Ce fut un tohu-bohu social dont le chaos eût à bon droit pu se montrer jaloux. Les ténèbres étaient épaisses, on y entendait passer des voix plaintives ou menaçantes qu’accompagnait le roulement sourd d’une lourde charrette. Enfin le son de la diane réveilla le matin, mais quand le vieux paysan entr’ouvrit sa fenêtre pour voir si les blés germaient dans ses champs, il y vit germer des armées.

Pareille à l’oiseau chanteur qui se cache et se tait aussi longtemps que dure l’orage, la Poésie française se cacha et se tut jusqu’au retour du calme, et ce fut sans doute pendant ses jours de retraite que, s’étant prise à méditer sur elle-même, elle reconnut tout ce qu’il y a de profond et de vrai dans ce vieux dire de Montaigne : Ce n’est pas raison que l’art gaigne le poinct d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Aussi quand elle reparut, quel changement s’était opéré en elle !

La matrone romaine s’était faite Manola : c’était la fille des Espagnes, mi-castillane, mi-moresque. Elle avait échangé sa lyre contre les agiles castagnettes et le joyeux tambourin ; elle dansait et sa danse était le Jaléo, avec toute sa grâce, toute son énergie, toute sa souplesse, toute sa désinvolture, toutes ses séductions, mais aussi toute l’immodestie d’une passion sans frein.

Ayant divorcé d’avec toute science, sinon la légende et la tradition, elle affectait des airs de moyen-âge, les exagérait à outrance et portait en tout temps cachés dans son sein le stylet ouvré et la benoîte relique.

La Poésie avait fait fausse route ; en voulant rejoindre la nature, elle l’avait distancée, et en était plus éloignée peut-être sous la basquine et le rebozo que sous le peplos de Phèdre.

Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a point tardé à reconnaître son erreur, et qu’elle est retournée en arrière, s’en allant à tâtons et le pas angoissé comme un trappeur qui a perdu sa piste. Aujourd’hui — — — mais aujourd’hui n’appartient pas encore à l’histoire, et c’est, quoi qu’on en puisse penser, de la grave histoire que nous faisons ici.

Ce serait se tromper grandement que de croire que ces évolutions successives de la Poésie se passèrent aussi simplement, aussi ingénuement qu’un changement de masque dans le bal. Non pas : la Poésie eut en tout temps ses adorateurs, ses adeptes, ses prêtres, ses pontifes qui, tous plus ou moins formalistes, lui rendaient leur culte sous sa forme présente et ne pouvaient ou ne voulaient plus la reconnaître dès qu’elle en changeait.

Il est bien vrai qu’à chacune de ces métamorphoses, il se présentait aussitôt nouveaux adorateurs, nouveaux adeptes, nouveaux prêtres, nouveaux pontifes ; mais le temple de la Diva ne s’ouvrait point pour eux sans qu’ils eussent coups à férir. Les portes en étaient défendues vaillamment par leurs prédécesseurs, et c’était d’estoc et de taille qu’on se disputait l’encensoir. Ronsard, à l’appel de Joachim du Bellay, assaillit avec succès les troubadours et les trouvères ; Boileau attaquant Ronsard au milieu même de sa glorieuse pléïade lui fit mordre la poussière, et, il n’y a pas longtemps encore que V. Hugo faillit étouffer dans ses bras ce même Boileau avec toute son armée.

Ce dernier combat fut surtout acharné : classiques et romantiques se maltraitèrent à l’envi, et semblèrent éclipser dans leurs rivalités haineuses et les Guelfes et les Gibelins.

Et qu’il fut triste le sort de ceux qui sortirent vaincus de cette ardente mêlée ! ils se virent hués, conspués, couverts d’affronts et de boue, et je sais à cet endroit une histoire bien singulière, qui ressemble même fort à un conte des Mille et une Nuits : Il y avait une fois une pauvre fille, une Juive qui, comme la Tisbé, gagnait, dit-on, son pain à chanter des chansons morlaques sur le seuil des tavernes. Un soir elle vit se dessiner dans l’ombre deux figures de vieillards qui ne cheminaient qu’avec peine, se soutenant l’un l’autre et qui semblaient près de s’affaisser sur eux-mêmes.

Elle s’approcha et les considérant avec attention elle put admirer leur front large, leur œil inspiré, leur geste tout plein de noblesse. Victimes du dernier combat, comme l’attestaient leurs vêtements en lambeaux, la souillure dont ils étaient couverts et mille autres marques de violence, ils semblaient chercher quelque recoin obscur pour y mourir sans témoins. Touchée de compassion, la jeune Juive leur adressa la parole, chercha de son mieux à les consoler, leur offrit l’appui de son bras, les ramena au milieu de la foule qu’elle sut si bien intéresser en leur faveur qu’ils devinrent aussitôt l’objet d’une véritable ovation.

Or les deux vieillards étaient de puissants enchanteurs, et pour prouver leur reconnaissance ils offrirent à la pauvre fille de l’or, des dentelles, des bijoux, des palais, des honneurs, des triomphes, et la comblèrent, en un mot, de toutes sortes de biens. La jeune fille s’appelait Rachel ; Jean Racine et Pierre Corneille étaient les noms sonores de ses deux protégés.

Que si, nous détournant du théâtre de ces luttes, nous portons nos regards sur un autre horizon, là-bas où la brume ondoyante donne un certain vague aux objets et en adoucit les contours, nous y verrons, comme en une ronde fantastique sur les bruyères de l’Ecosse, des formes indécises, brillantes et vaporeuses à la fois. Elles passent, blanches, tristes, voilées ; elles se tiennent par la main et chantent de douces et plaintives mélodies qui, ainsi entendues de loin, ressemblent au bruissement des feuilles, au murmure du ruisseau, au froissement des grandes herbes balancées par la brise et qui, vous plongeant dans de molles rêveries, vous isolent du fracas de la vie et ne vous rendent guère attentif qu’au battement de votre cœur.

N’est-ce pas là le caractère et la position des femmes-poëtes dans l’histoire littéraire de la France ? Ne leur demandez pas tout l’éclat, toute l’étendue, toute la portée dont la voix humaine peut être susceptible ; elles se tairaient. Ce n’est point à elles qu’il appartient d’être un Homère, un Dante, un Shakespeare, un Corneille, un Goethe, un Byron ; elles ne se posent point comme Manfred sur les âpres sommets de la montagne pour saisir les perspectives de l’immensité et les révélations de l’infini, ce qu’elles chantent c’est le berceau de verdure aux abords mystérieux et touffus ; ce qu’elles chantent c’est…

Ce mot toujours le même et toujours répété, c’est l’amour, l’amour avec ses grandes joies et ses grandes tristesses, avec tous ses espoirs et toutes ses déceptions.

L’amour est, pour ainsi dire, la base de l’existence de la femme ; c’est son souvenir, dans le passé ; sa conscience d’être, dans le présent ; son rêve, dans l’avenir. Aussi ce sentiment domine-t-il victorieusement sur tout autre exprimé par ces chants ; elle y revient toujours. Quand il se fait qu’elle l’oublie, et qu’elle essaie quelque chanson nouvelle, alors c’est pour célébrer tout ce qu’il y a de gracieux dans la nature : la tête blanche du vieillard, la joue rose de l’enfant, l’hermitage dans la vallée, l’angélus qui prie, l’abeille qui butine, la rose qui fleurit. Nous ne prétendons pas qu’aucune femme ne se soit hasardée dans quelque genre de plus haute volée tel que la tragédie et le poème ; Catherine Bernard, Marie-Anne Barbier, Mme Dubocage seraient là pour démentir notre assertion ; mais, soit dit en toute politesse, elles ont prouvé, ce nous semble, qu’elles risquaient fort de s’égarer en s’éloignant trop de leurs sœurs.

C’est l’élégie, et l’élégie lyrique surtout qui cadre le mieux avec la voix de la femme. Son âme est une harpe éolique qui répond par une harmonie à chaque vibration ; aussi y a-t-il, de même qu’il en arrive pour la harpe éolique, certaine tristesse répandue sur l’ensemble des sons. Comme un thème favori au milieu de variations brillantes, quelques notes graves et mélancoliques reparaissent sans cesse dans le concert, et si quelque jeune poetessa enivrée des parfums du matin jette dans l’air son chant d’alouette et s’écrie triomphante : Quel bonheur d’être belle alors qu’on est aimée ! la ronde semble se ralentir, le brouillard devenir plus épais, et il s’élève un chœur lent, solennel, lugubre qui répond et qui dit :

 
N’est plus amour qui bien aimer faisait.

Nous l’avons énoncé déjà : les femmes-poëtes n’ont pris aucune part aux ardentes batailles qui se sont livrées dans l’arène littéraire ; à peine en ont-elles quelquefois reflété les chances. Nous les rencontrons au XVIe siècle sans esprit de réforme, au XVIIe sans dogmatisme classique, au XVIIIe sans philosophie railleuse, au XIXe enfin sans romantisme exagéré. Aimant la Poésie pour la Poésie elle-même, indépendamment de toutes formes, elles lui ont élevé un autel à l’écart et c’est leur cœur, tout leur cœur, rien que leur cœur, qui répand ses parfums au pied de cet autel comme un éternel encensoir.

„Elles ont senti, elles ont chanté, dit Ste Beuve, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige. À d’autres la discussion et les théories ! à d’autres l’arène !“

Elles chantent, parce qu’elles aiment et qu’elles sont aimées, parce qu’elles admirent et sont admirées, parce qu’elles sont dans la douleur, parce qu’elles sont dans la joie, elles chantent, parce qu’elles chantent. Elles sont pareilles aux oiseaux de l’air : elles gazouillent comme l’hirondelle, elles fredonnent comme le pinson, elles gémissent comme le rossignol, et l’on sent bien à les entendre qu’elles n’ont cure de se faire écouter.

De là les caractères distinctifs de leur poésie : la sensibilité, la flexibilité, la douceur, une coquetterie naïve, une perdique ardeur, la grâce, la grâce surtout, en un mot tout ce qui fait la femme, telle que nous la voyons.

Les femmes qui, douées d’une individualité plus originale, plus énergique, plus active, aspirent à certaine influence sur leur époque, se plaisent à porter le gonfanon des partis, rêvent des marches de la tribune, évoquent le silence attentif ou les applaudissements éclatants ; elles ne se mêlent point à la ronde mystérieuse et intime ; elles ne prennent point la lyre, elles portent la plume. L’histoire de la littérature nous l’atteste à pleine voix, et c’est à juste titre que la prose française nous cite avec complaisance, souventefois avec orgueil, des noms tels que Mlle de Scudéry, Mme de Staël, Mme de Duras, Mme Roland, George Sand et le brillant vicomte Delaunay qu’il ne faudrait pas confondre avec Delphine Gay, la mélodieuse enfant que Charles Nodier salua un jour du beau nom de Muse de la patrie.

Quant aux autres, quant à celles dont le sein n’a jamais tressailli aux clairons des batailles que pour en déplorer les victimes, et qui ne quittent le voile que dans le sanctuaire de leur cœur, si nous leur demandons d’étaler à nos yeux tous les trésors de leur écrin poëtique, ne nous attendons point à y rencontrer de ces brillants superbes, ornements obligés des têtes souveraines, ni le rubis de feu, ni l’émeraude, ni le saphir, ni autres pierreries rivalisant de splendeur ; ce que nous y trouverons, ce sont les pâles filles de la mer, les perles ; les perles avec leur morbidesse, leur teint mat et transparent à la fois, leur éclat modeste ; mais aussi les perles si attrayantes à voir, si gracieuses de forme, d’un effet si sympathique et si doux !

Ce sont quelques-unes de ces perles que nous avons choisies et empruntées et que nous désirons offrir à l’appréciation délicate du bon goût.

Les voici.

Ajoutons cependant que pour les priser à leur juste valeur, les voir, pour ainsi dire, à leur jour, une précaution de convenance nous semble désirable : c’est de se mettre quelque peu, si possible, dans l’esprit de ce vers d’un poète de nos amis :

 
Mesdames, pardonnez ; ces perles sont des pleurs.


Genève, 18 Octobre 1855.

TABLE.


Pages
CHRISTINE DE PISAN (1363—1411).
 1
CLOTILDE DE SURVILLE (1405—1495).
MARGUERITE DE NAVARRE (1492—1549).
LOUISE LABÉ (1526—1566).
 11
CATHERINE DE PARTHENAY (1537—1631).
MARIE STUART (1542—1587).
 14
Ode 
 17
 19
Pages
CATHERINE DES ROCHES (1550—1587).
MARIE DE ROMIEU (—1584).
MADELEINE DE SCUDÉRY (1607—1701).
 24
Mme DESHOULIÈRES (1638—1694).
 29 30
Mlle DESHOULIÈRES (1662—1718).
Mme VERDIER (1745—).
Mme DE SALM (1767—1845).
Mme DUFRESNOY (1765—1825).
 73
Pages
 82
 85
Mme ÉMILE DE GIRARDIN (Delphine Gay) (1806—1835).
 112
 114
ÉLISA MERCŒUR (1809—1831).
 120
 127
 135
 139
Pages
 160
Mme JANVIER.
 166
 168
 179
 182
 189
 194
 197






CHRISTINE DE PISAN.

BALLADE.


Seulette suis et seulette veuil estre,
Seulette m’a mon doulx ami laissiée,
Seulette suis sans compagnon ne maistre,
Seulette suis dolente et courrouciée,
Seulette suis en languour maisaissiée,
Seulette suis plus que nulle esgarée,
Seulette suis sans ami demourée.

Seulette suis à huis ou à fenestre,
Seulette suis pour moi de plours repaistée,
Seulette suis dolente ou appaisiée,
Seulette suis, rien est qui tant messiée,
Seulette suis en ma chambre enserrée,
Seulette suis sans ami demourée.


Seulette suis pour tout et tout estée,
Seulette suis ou je bois ou je siée,
Seulette suis plus que autre riens traistiée
Seulette suis de chascun délaissiée,
Seulette suis durement abbaissiée,
Seulette suis souuent toute esplorée,
Seulette suis sans ami demourée.

Princes, or est ma doulour commenciée,
Seulette suis de tout dueil menacée,
Seulette suis, plus tainte que morée,
Seulette suis sans ami demourée.





CLOTILDE DE SURVILLE.[1]

VERSELETS À MON PREMIER-NÉ.


Ô cher enfantelet, vray pourtraict de ton père,
Dors sur le seyn que ta bousche a pressé !
Dors, petiot ; cloz, amy, sur le seyn de ta mère,
Tien doulz oeillet par le somme oppressé !

Bel amy, cher petiot, que ta pupille tendre
Gouste ung sommeil qui plus n’est faict pour moy !
Je veille pour te veoir, te nourrir, te défendre…
Ainz qu’il m’est doulx ne veiller que pour toy !

Dors, mien enfantelet, mon soulcy, mon idole !
Dors sur mon seyn, le seyn qui t’a porté !
Ne m’esjouit encor le son de ta parole,
Bien ton soubriz cent fois m’aye enchanté.


Me soubriraz, amy, dez ton réveil peut-estre ;
Tu soubriraz à mes regards joyeulx…
Jà prou m’a dict le tien que me savoiz cognestre,
Jà bien appriz te mirer dans mes yeulx.

Quoy ! tes blancs doigteletz abandonnent la mamme,
Où vingt puyser ta bouschette à playsir !…
Ah ! dusses la seschir, cher gage de ma flamme,
N’y puyseroiz au gré de mon dézir !

Cher petiot, bel amy, tendre fils que j’adore !
Cher enfançon, mon soulcy, mon amour !
Te voy tousjours ; te voye et veulx te veoir encore :
Pour ce trop brief me semble nuict et jour.

Estend ses brasselets ; s’espand sur lui le somme ;
Se clost son œil ; plus ne bouge… il s’endort…
N’estoit ce teyn floury des couleurs de la pomme,
Ne le diriez dans les bras de la mort ?…

Arreste, cher enfant !… j’en frémy toute engtière !…
Réveille-toy ! chasse ung fatal propoz !
Mon fils !… pour un moment… ah ! revoy la lumière !
Au prix du tien rends-moy tout mon repoz !…


Doulce erreur ! il dormoit… c’est assez, je respire ;
Songes légiers, flattez son doulx sommeil !
Ah ! quand voyray cestuy pour qui mon cueur souspire,
Aux miens costez, jouir de son réveil ?

Quand te voyra cestuy dont az reçu la vie,
Mon jeune époulx, le plus beau des humains ?
Oui, déjà cuide veoir ta mère aux cieulx ravie
Que tends vers luy tes innocentes mains !

Comme ira se duyzant à ta prime caresse !
Aux miens baysers com’ t’ira disputant !
Ainz ne compte, à toy seul, d’espuyser sa tendresse,
À sa Clotilde en garde bien autant…

Qu’aura playsir, en toy, de cerner son ymaige,
Ses grands yeulx vairs, vifs, et pourtant si doulx !
Ce front noble, et ce tour gracieux d’ung vizaige
Dont l’amour mesme eût fors esté jaloux !

Pour moy, des siens transportz onc ne seray jalouse,
Quand feroy moinz qu’avec toy les partir ;
Faiz, amy, comme lui, l’heur d’ugne tendre espouse,
Ainz, tant que luy, ne la fasses languir !…


Te parle, et ne m’entends… eh ! que dis-je ? insensée !
Plus n’oyroit-il quant fust moult esveillé…
Povre chier enfançon ! des filz de ta pensée
L’eschevelet n’est encor débroillé…

Tretouz avons esté, comme ez toy, dans ceste heure ;
Triste rayzon que trop tost n’adviendra !
En la paix dont jouys, s’est possible, ah ! demeure !
À tes beaux jours mesme il n’en soubviendra.

Ô cher enfantelet, vray pourtraict de ton père,
Dors sur le seyn que ta bousche a pressé !
Dors, petiot ; cloz, amy, sur le seyn de ta mère,
Tien doulx oeillet par le somme oppressé !






MARGUERITE D’AUTRICHE.

FRAGMENT.


Belles parolles en paiement
A ces mignons présomptueux,
Qui contrefont les amoureux
Par beau semblant ou autrement.
Sans nul credo, mais promptement,
Donnez pour récompense à eulx
Belles parolles en paiement.

Mot pour mot, c’est fait justement,
Ung pour ung, aussi deulx pour deulx ;
Se devis ilz font gracieux,
Respondez gracieusement
Belles parolles en paiement.






MARGUERITE DE NAVARRE.

SUR LA MALADIE DE FRANÇOIS Ier.


Rendez tout un peuple content,
Ô vous, notre seule espérance,
Dieu ! celui que vous aimez tant,
Est en maladie et souffrance.
En vous seul il a sa fiance.
Hélas ! c’est votre vrai David ;
Car de vous a vraie science :
Vous vivez en lui, tant qu’il vit.

De toutes ses graces et dons
À vous seul a rendu la gloire ;
Par quoi les mains à vous tendons,
Afin qu’ayez de lui mémoire.

Puisqu’il vous plaist lui faire boire
Votre calice de douleur,
Donnez à nature victoire
Sur son mal, et notre malheur.

Le désir du bien que j’attends,
Me donne de travail matière.
Une heure me dure cent ans ;
Et me semble que ma litière
Ne bouge ou retourne en arrière ;
Tant j’ai de m’avancer désir !
Ô qu’elle est longue la carrière
Où la fin gist mon plaisir !

Je regarde de tout costé,
Pour voir s’il n’arrive personne ;
Priant la céleste bonté
Que la santé à mon roi donne ;
Quand nul ne vois, l’œil j’abandonne
À pleurer, puis sur le papier
Un peu de ma douleur j’ordonne :
Voilà mon douloureux métier.


Ô qu’il sera le bien venu,
Celui qui, frappant à ma porte,
Dira : Le roi est revenu
En sa santé très bonne et forte :
Alors sa sœur, plus mal que morte,
Courra baiser le messager
Qui telles nouvelles apporte,
Que son frère est hors de danger.






LOUISE LABÉ.

SONNET.


Tant que mes yeux pourront larmes répandre
Pour l’heur passé avec toi regretter,
Et que, pouvant aux soupirs résister,
Pourra ma voix un peu se faire entendre ;

Tant que ma main pourra les cordes tendre
Du mignard luth, pour tes grâces chanter ;
Tant que l’esprit se voudra contenter
De ne vouloir rien, fors que toi comprendre ;

Je ne souhaite encore point mourir :
Mais quand mes yeux je sentîrai tarir,
Ma voix cassée et ma main impuissante,

Et mon esprit, en ce mortel séjour,
Ne pouvant plus montrer signe d’amante,
Prîrai la mort de me ravir le jour.






CATHERINE DE PARTENAY.

STANCES

SUR LA MORT DE HENRI IV.


Regrettons, soupirons cette sage prudence,
Cette extrême bonté, cette rare vaillance,
Ce cœur qui se pouvoit fléchir et non dompter,
Vertus, de qui la perte est pour nous tant amère,
Et que je puis plutôt admirer que chanter,
Puisqu’à ce grand Achille il faudroit un Homère.

Jadis pour ses haults faits nous eslevions nos testes ;
L’ombre de ses lauriers nous gardoit des tempestes,
Qui combattoit sous luy mesconnaissoit l’effroy ;
Alors nous nous prisions, nous mesprisions les aultres,
Estant plus glorieux d’estre subjects du roy,
Qui si les aultres roys eussent esté les nostres.

Maintenant nostre gloire est pour jamais ternie ;
Maintenant nostre joie est pour jamais finie.
Près du tombeau sacré de ce roy valeureux,
Les lys sont abattus, et nos fronts avec eux.


Mais parmy nos douleurs, parmy tant de misères,
Reine, au moins gardez-nous ces reliques si chères,
Gages de vostre amour, espoir en nos malheurs.
Estouffez vos soupirs, seichez vostre œil humide ;
Et pour calmer un jour l’orage de nos pleurs,
Soyez de cet estat le secours et le guide.

O Muses, dans l’ennuy qui nous accable tous,
Ainsy que nos malheurs vos regrets sont extrêmes ;
Vous pleurez de pitié quand vous songez à nous,
Vous pleurez de douleur en pensant à vous-mesmes.

Hélas ! puisqu’il est vrai qu’il a cessé de vivre,
Ce prince glorieux, l’amour de ses subjects,
Que rien n’arreste au moins le cours de nos regrets,
Ou vivons pour le plaindre, ou mourons pour le suivre.





MARIE STUART.

CHANSON.

Faite lors du départ de Marie Stuuart pour l’Écosse,
étant encore en vue des côtes de France.


Adieu, plaisant pays de France,
Ô ma patrie
La plus chérie
Qui as nourri ma jeune enfance !
Adieu France, adieu mes beaux jours !
La nef qui disjoint nos amours
N’a c’y de moi que la moitié :
Une part te reste, elle est tienne ;
Je la fie à ton amitié
Pour que de l’autre il te souvienne.





SUE LA MORT DE FRANÇOIS II.


En mon triste et doux chant
D’un ton fort lamentable
Je jette un œil touchant
De perte irréparable,
Et en soupirs cuisants
Je passe mes beaux ans.

Fut-il un tel malheur
De dure destinée,
Ni si triste douleur
De dame infortunée
Qui mon cœur et mon œil
Vois en bière et cercueil ?

Qui en mon doux printems
Et fleur de ma jeunesse,
Toutes les peines sens
D’une extrême tristesse ;
Et en rien n’ai plaisir
Qu’en regret et désir.


Si en quelque séjour,
Soit en bois ou en prés,
Soit à l’aube du jour,
Ou soit sur la vesprée,
Sans cesse mon cœur sent
Le regret d’un absent.

Si je suis en repos
Sommeillant sur ma couche,
J’oy qu’il me tient propos,
Je le sens qui me touche.
En labeur, en recoy
Toujours est près de moi.

Mets, chanson, ici fin
A si triste complainte
Dont sera le refrain :
Amour vraye et sans feinte.






MADELEINE DES ROCHES.

ODE.


Ainsi que la lumière
Dompte l’obscurité,
La science est première ;
Mais tout est vanité.

Ce qui fut vraisemblable,
Selon l’antiquité,
Se contera par fable
A la postérité.

Notre principe est songe,
Notre naistre malheur,
Notre vie un mensonge
Et notre fin douleur.


Qui dresse l’édifice,
Qui le rend plus tortu ;
Qui embrasse le vice,
Qui aime la vertu.

Qui chemine en ténèbre,
Qui aime la clarté ;
Qui joint son jour funèbre
A sa nativité.

Les fleuves, par leurs courses,
De grands se font petits,
En reprenant leurs sources
Dans le sein de Thétis.

L’inconstance est plus ferme
Qu’on ne sçaurait penser ;
Toute chose a son terme,
Et ne le peut passer.






SONNET

SUR LA MORT DE SON AMIE.


Las ! où est maintenant ta jeune bonne grâce
Et ton gentil esprit, plus beau que la beauté ?
Où est ton doux maintien, ta douce privauté ?
Tu les avais du ciel, ils y ont repris place.

O misérable, hélas ! toute l’humaine race
Qui n’a rien de certain que l’infélicité !
O triste que je suis ! ô grande adversité !
Je n’ai qu’un seul appui en cette terre basse.

O ma chère compagne et douceur de ma vie,
Puisque les cieux ont eu sur mon bonheur envie,
Et que tel a été des Parques le décret,

Si, après notre amour, le vrai amour demeure,
Abaisse un peu tes yeux de leur claire demeure,
Pour voir quel est mon pleur, ma plainte et mon regret !






CATHERINE DES ROCHES.

CHANSON DE CHARITE A SINCERO.


Quand je suis de vous absente,
Sincero, mon beau soleil,
Je n’ai rien qui me contente,
La nuit je perds le sommeil :
Le jour je fuis la lumière ;
Et mes tristes yeux enclos,
Prisonniers de la paupière,
Ne sont jamais en repos.

Je n’aime de la prairie
Le bel émail précieux,
Ni la campagne fleurie
Ne sçaurait plaire à mes yeux ;
Je suis tant mélancolique
Que les plus gracieux sons
Et la plus douce musique
M’ennuyent de leurs chansons.


Je ne veux ouïr personne
Pour discourir ou parler ;
Je n’entends rien qui résonne,
Que ma plainte dedans l’air.
Mes compagnes qui s’ennuyent
De mon amoureux émoi,
Toutes dépites s’enfuient
Et se retirent de moi.

Jamais on ne me voit rire,
Jamais on ne m’oit chanter ;
Incessamment je soupire
Et ne fais que lamenter ;
Je n’ai bien, plaisir ni joye ;
Sincero, mon cher souci,
Jusqu’à ce que je vous voye,
Je serai toujours ainsi.






MARIE DE ROMIEU.

HYMNE DE LA ROSE.

À MARIE FRANÇOISE DE LA ROSE.


Je veux chanter ici la beauté de la rose
Qui de toutes les fleurs la beauté tient enclose ;
Puis la rose je veux à la Rose donner,
À toi, Rose, qui peux tout un monde étonner,
Et ravir les esprits d’un singulier bien dire,
Qui, à ta volonté, doctement les attire,

Au-dedans d’un jardin, s’il y a rien de beau,
C’est la rose cueillie au temps du renouveau ;
L’aube a les doigts rosins ; de roses est la couche
De la belle Vénus, et teinte en est sa bouche ;
En Paphos, sa maison est remplie toujours
De la suave odeur de roses, fleur d’amour.


La rose est l’ornement du chef des demoiselles ;
La rose est le joyau des plus simples pucelles ;
De roses est semé des Charités le sein ;
De son parfait parfum, le ciel même en est plein,
Et Bacchus, deux fois né, ce Bassar vénérable
De roses et de vin garnit toujours sa table.

Quand le jour adviendra de mon dernier vouloir,
Je veux, par testament, expressément avoir
Mille rosiers plantés près de ma sépulture,
Afin que, grandissant, ils soient ma couverture ;
Puis l’en mettra ces vers, engravés du pinceau,
En grosses lettres d’or, par dessus mon tombeau :

Celle qui gît ici, sous cette froide cendre
Toute sa vie aima la rose fraische et tendre ;
Et l’aima tellement, qu’après que le trépas
L’eust poussée à son gré aux ondes de là-bas,
Voulut que son cercueil fust entouré de roses,
Comme ce qu’elle aimait par dessus toutes choses.






MADELEINE DE SCUDÉRY.

MADRIGAL.


L’eau qui caresse ce rivage,
La Rose qui s’ouvre au Zéphir,
Le vent qui rit sous ce feuillage,
Tout dit qu’aimer est un plaisir.

De deux amans l’égale flamme
Sçait doublement les rendre heureux,
Les indifférents n’ont qu’une âme ;
Lorsque l’on aime, on en a deux.





MME DESHOULIÈRES.

STANCES

SUR LA FRAGILITÉ DE LA BEAUTÉ.


Iris, ne croyez plus à vos vaines pensées ;
Quittez ces erreurs insensées,
Qui font de vos appas l’objet de votre amour :
Ce beau corps qui vous rend si charmante et si fière,
Sera dans peu de jours un amas de poussière,
Bien qu’il soit le Dieu de la Cour.

Quelque art ingénieux que la sage Nature,
Ait mis à former la peinture,
Dont on voit éclater les différentes fleurs ;
Les plus rares beautés de l’Empire de Flore,
N’ont jamais pu montrer, à leur seconde aurore,
L’éclat de leurs vives couleurs.


Un liquide cristal qui, sortant de sa source,
S’écoule d’une prompte course,
Un éclair dont on voit la brillante clarté
Disparaître à nos yeux aussitôt qu’elle est née,
Peuvent seuls exprimer la triste destinée
De votre fragile beauté.

Je sais que mille amans, aveuglés de vos charmes,
Vous font un tribut de leurs larmes,
Et vous donnent un rang séparé des mortels ;
Je sais que, transportés de l’amour qui les presse,
Leur folle passion vous érige en Déesse,
Et vous consacre des Autels.

Ils adorent leurs fers, ils se font des idoles
De vos souris, de vos paroles,
Et la peur d’attirer la colère des Cieux
Ne leur cause jamais des atteintes si vives,
Que produit de glaçons en leurs âmes captives
La sévérité de vos yeux.

Dans ce pompeux état de grandeur et de gloire,
Où d’une nouvelle victoire

Vos attraits, chaque jour, augmentent votre orgueil ;
Vous n’appréhendez pas que votre beauté change ;
Et rien ne vous plaît tant que la vaine louange
Qui vous affranchit du cercueil.

Mais des ans fugitifs la rapide vîtesse
Vous ravira cette jeunesse,
Dont la seule fraîcheur entretient vos appas ;
Et vous verrez le temps, tyran des belles choses,
Imprimer hardiment sur vos lys, sur vos roses,
Les sombres traces de ses pas.

De ce teint délicat les couleurs animées,
Par l’âge seront consumées ;
La lumiere et la flamme abandonnant vos yeux,
Il n’en partira plus aucun trait qui nous blesse ;
Et la triste blancheur qu’ apporte la vieillesse
Couvrira l’or de vos cheveux.

Que direz-vous, Iris, quand la nouvelle image
De votre difforme visage,
Peinte dans un miroir, vous remplira de peur ?
Quand ne vous trouvant plus à vous-même semblable
Vous croirez contempler un fantôme effroyable,
En contemplant votre laideur ?


Voyant ces traits changés, et cette couleur blême,
Vous vous chercherez en vous-même ;
Mais vos yeux attentifs ne vous trouveront pas ;
Et vous serez surprise autant que d’un prodige,
De ne plus rencontrer en vous aucun vestige
De tant de différens appas.

Dans ce fâcheux état la fin de votre vie
Sera l’objet de votre envie ;
Elle seule sera votre félicité.
L’impitoyable mort vous sembleroit humaine,
Si sa douce rigueur vous sauvoit de la peine
De survivre à votre beauté.

Ouvrez donc votre oreille à des conseils si sages :
Éloignez ces pensers volages,
Les frivoles desseins, et les jeunes désirs :
Détachez votre cœur de vos attraits fragiles,
En méprisant ces fleurs en épines fertiles,
Cherchez les solides plaisirs.




AIR.


L’aimable Printemps fait naître
Autant d’amours que de fleurs ;
Tremblez, tremblez, jeunes cœurs.
Dès qu’il commence à paroître
Il fait cesser les froideurs ;
Mais ce qu’il a de douceurs
Vous coûtera cher, peut-être.
Tremblez, tremblez, jeunes cœurs,
L’aimable Printemps fait naître
Autant d’amours que de fleurs.





AIR.


Aimables habitans de ce naissant feuillage,
Qui semble fait exprès pour cacher vos amours ;
Rossignols, dont le doux ramage
Aux douceurs du sommeil m’arrache tous les jours,
Que votre chant est tendre !
Est-il quelques ennuis qu’il ne puisse charmer ?
Mais, hélas ! n’est-il point dangereux de l’entendre
Quand on ne veut plus rien aimer ?





LE RUISSEAU.


Ruisseau, nous paroissons avoir un même sort ;
D’un cours précipité nous allons l’un et l’autre,
Vous à la mer, nous à la mort :
Mais, hélas ! Que d’ailleurs je vois peu de rapport
Entre votre course et la nôtre !
Vous vous abandonnez sans remords, sans terreur,
À votre pente naturelle ;
Point de loi parmi vous ne la rend criminelle.
La vieillesse chez vous n’a rien qui fasse horreur :
Près de la fin de votre course,
Vous êtes plus fort et plus beau
Que vous n’êtes à votre source ;
Vous retrouvez toujours quelque agrément nouveau.
Si de ces paisibles bocages
La fraîcheur de vos eaux augmente les appas,
Votre bienfait ne se perd pas ;
Par de délicieux ombrages
Ils embellissent vos rivages.
Sur un sable brillant, entre des prés fleuris,
Coule votre onde toujours pure ;

Mille et mille poissons, dans votre sein nourris,
Ne vous attirent point de chagrins, de mépris !
Avec tant de bonheur d’où vient votre murmure ?
Hélas ! Votre sort est si doux !
Taisez-vous : Ruisseau, c’est à nous
À nous plaindre de la nature.
De tant de passions que nourrit notre cœur,
Apprenez qu’il n’en est pas une
Qui ne traîne après soi le trouble, la douleur,
Le repentir ou l’infortune ;
Elles déchirent nuit et jour
Les cœurs dont elles sont maîtresses,
Mais, de ces fatales faiblesses
La plus à craindre, c’est l’Amour.
Ses douceurs mêmes sont cruelles.
Elles font cependant l’objet de tous les vœux.
Tous les autres plaisirs ne touchent point sans elles.
Mais des plus forts liens le temps use les nœuds ;
Et le cœur le plus amoureux
Devient tranquille, ou passe à des amours nouvelles.
Ruisseau, que vous êtes heureux !
Il n’est point parmi vous de ruisseaux infidelles.
Lorsque les ordres absolus
De l’être indépendant qui gouverne le monde,

Font qu’un autre Ruisseau se mêle avec votre onde,
Quand vous êtes unis, vous ne vous quittez plus,
À ce que vous voulez jamais il ne s’oppose ;
Dans votre sein il cherche à s’abîmer :
Vous et lui jusques à la Mer
Vous n’êtes qu’une même chose.
De toutes sortes d’unions
Que notre vie est éloignée !
De trahisons, d’horreurs et de dissensions
Elle est toujours accompagnée.
Qu’avez-vous mérité, Ruisseau tranquille et doux,
Pour être mieux traité que nous ?
Qu’on ne me vante point ces biens imaginaires,
Ces prérogatives, ces droits,
Qu’inventa notre orgueil pour masquer nos misères :
C’est lui seul qui nous dit que, par un juste choix
Le Ciel mit, en formant les hommes,
Les autres êtres sous leurs lois.
À ne nous point flatter, nous sommes
Leurs Tyrans plutôt que leurs Rois.
Pourquoi vous mettre à la torture ?
Pourquoi vous renfermer dans cent canaux divers ?
Et pourquoi renverser l’ordre de la Nature
En vous forçant à jaillir dans les airs ?

Si tout doit obéir à nos ordres suprêmes,
Si tout est fait pour nous, s’il ne faut que vouloir,
Que n’employons-nous mieux ce souverain pouvoir ?
Que ne régnons-nous sur nous-mêmes ?
Mais, hélas ! De ses sens esclave malheureux,
L’homme ose se dire le maître
Des animaux, qui sont peut-être
Plus libres qu’il ne l’est, plus doux, plus généreux,
Et dont la foiblesse a fait naître
Cet empire insolent qu’il usurpe sur eux.
Mais que sais-je ? Où va me conduire
La pitié des rigueurs dont contre eux nous usons ?
Ai-je quelque espoir de détruire
Des erreurs où nous nous plaisons ?
Non, pour l’orgueil et pour les injustices
Le cœur humain semble être fait.
Tandis qu’on se pardonne aisément tous les vices,
On n’en peut souffrir le portrait.
Hélas ! On n’a plus rien à craindre :
Les vices n’ont plus de censeurs ;
Le monde n’est rempli que de lâches flatteurs :
Savoir vivre, c’est savoir feindre.
Ruisseau, ce n’est plus que chez vous
Qu’on trouve encor de la franchise !

On y voit la laideur ou la beauté qu’en nous
La bisarre Nature a mise :
Aucun défaut ne s’y déguise ;
Aux Rois comme aux Bergers vous les reprochez tous ;
Aussi ne consulte-t-on guère
De vos tranquilles eaux le fidelle cristal ;
On évite de même un ami trop sincère :
Ce déplorable goût est le goût général.
Les leçons font rougir ; personne ne les souffre :
Le fourbe veut paraître homme de probité.
Enfin, dans cet horrible gouffre
De misère et de vanité
Je me perds ; et plus j’envisage
La foiblesse de l’homme et sa malignité,
Et moins de la Divinité
En lui je reconnais l’image.
Courez, Ruisseau, courez ; fuyez-nous ; reportez
Vos ondes dans le sein des Mers d’où vous sortez,
Tandis que, pour remplir la dure destinée
Où nous sommes assujettis,
Nous irons reporter la vie infortunée
Que le hazard nous a donnée
Dans le sein du néant dont nous sommes sortis.





LES MOUTONS.


Hélas, petits moutons, que vous êtes heureux !
Vous paissez dans nos champs sans souci, sans alarmes.
Aussitôt aimés qu’amoureux,
On ne vous force point à répandre des larmes ;
Vous ne formez jamais d’inutiles désirs,
Dans vos tranquilles cœurs l’amour suit la nature ;
Sans ressentir ses maux, vous avez ses plaisirs.
L’ambition, l’honneur, l’intérêt, l’imposture,
Qui font tant de maux parmi nous,
Ne se rencontrent point chez vous.
Cependant nous avons la raison pour partage,
Et vous en ignorez l’usage.
Innocens animaux, n’en soyez point jaloux ;
Ce n’est pas un grand avantage.
Cette fière raison, dont on fait tant de bruit.
Contre les passions n’est pas un sûr remède.
Un peu de vin la trouble, un enfant la séduit ;

Et déchirer un cœur qui l’appelle à son aide,
Est tout l’effet qu’elle produit.
Toujours impuissante et sévère,
Elle s’oppose à tout, et ne surmonte rien.
Sous la garde de votre chien
Vous devez beaucoup moins redouter la colère
Des loups cruels et ravissans,
Que sous l’autorité d’une telle chimère
Nous ne devons craindre nos sens.
Ne vaudrait-il pas mieux vivre, comme vous faites,
Dans une douce oisiveté ?
Ne vaudrait-il pas mieux être, comme vous êtes,
Dans une heureuse obscurité,
Que d’avoir sans tranquillité
Des richesses, de la naissance,
De l’esprit et de la beauté ?
Ces prétendus trésors dont on fait vanité,
Valent moins que votre indolence.
Ils nous livrent sans cesse à des soins criminels.
Par eux plus d’un remords nous ronge.
Nous voulons les rendre éternels,
Sans songer qu’eux et nous passerons comme un songe.
Il n’est dans ce vaste univers
Rien d’assuré, rien de solide ;

Des choses d’ici-bas la fortune décide
Selon ses caprices divers :
Tout l’effort de notre prudence
Ne peut nous dérober au moindre de ses coups,
Paissez, moutons, paissez, sans règle et sans science,
Malgré la trompeuse apparence
Vous êtes plus heureux et plus sages que nous.





MLLE DESHOULIÈRES.

SUR LA MORT DE Mr DESHOULIÈRRS.


Au milieu des ennuis, au milieu des alarmes,
Où de nouveaux malheurs me plongent tous les jours,
Quelle puissante main, par d’invincibles charmes,
Des pleurs que je répands vient suspendre le cours ?
Où suis-je ? et dans mon cœur quel calme vient de naître ?
Qui me rappelle enfin à la tranquillité ?
Hélas ! c’est toi, Seigneur, dont l’immense bonté
M’arrache au désespoir qui fait te méconnoître,
Dans l’excès de l’adversité.

Daigne achever ce grand ouvrage ;
Ou, si je dois toujours souffrir,
Fais que de mon salut mes peines soient le gage :
Ne m’accable de maux que pour te les offrir.
Affermis si bien mon courage,
Qu’au milieu des périls, qu’au plus fort de l’orage,
Je conserve la paix que je viens d’acquérir.
La raison qui de l’homme est le plus beau partage,

Et dont il se pare toujours,
Est quelquefois chez le plus sage,
Dans les vives douleurs, d’un inutile usage,
Si tu ne viens à son secours.

Établis dans mon âme une vertu constante ;
Épargne-moi, Seigneur, les douloureux remords
Que me donnent souvent les coupables transports
D’une douleur impatiente.
Je suis foible, et je sens que je ne puis sans toi
Soutenir tout le poids du malheur qui m’accable ;
Tout ce qu’il y a d’affreux, de plus insupportable,
Se présente sans cesse à moi.

Sans cesse le cœur plein d’une crainte mortelle,
Le cœur déjà percé des plus funestes coups,
Je crois te voir armé d’un rigoureux courroux ;
Et, quoiqu’à tes ordres fidelle,
Je crois toujours me voir traiter en criminelle.
Hé ! qui ne le croirait ? par de nouveaux malheurs
La Fortune et la Mort à me nuire obstinées,
Ont sur moi sans relâche exercé leurs fureurs ;
Et je n’ai pu trouver, au milieu des douceurs
Qu’offrent les plus belles années,
Le loisir d’essuyer mes pleurs.

Tristes réflexions qui revenez sans cesse,
Faut-il qu’à vos horreurs mon cœur soit immolé ?
Éloignez-vous de moi, dévorante Tristesse,
Laissez-moi le repos que le Seigneur me laisse ;
Et cessez d’accabler mon esprit désolé.
Mais, quoi ! vous redoublez ? je sens que je frissonne.
Quel abîme de maux à mes yeux se fait voir ?
Ah ! si ta grâce m’abandonne,
Je suis encor, Seigneur, en proie au désespoir.






CATHERINE BERNARD.

LA RELIGION CHRÉTIENNE.

ODE.


La nuit cesse ; les saints Oracles
Ouvrent leurs plus sombres replis.
Que de jours féconds en miracles !
Que de Mystères éclaircis !
Dans leurs antres sourds, les Sybilles
N’ont plus que des fureurs stériles,
La Guerre a fui dans les Enfers.
Réjouis-toi, Sion captive ;
Le temps promis enfin arrive ;
Ton Dieu naît pour briser tes fers.

De la puissance qu’il déploye,
Voi déjà le fruit précieux.
L’enfer abandonne sa proye.
Les Aveugles ouvrent leurs yeux.

Ses bienfaits sur tous se répandent ;
Avec les Sourds qui les entendent,
Par lui discourent les Muets.
De la Nature Roi suprême,
Il parle : à l’instant la Mort même
Suspend ses homicides traits.

Mais quoi ? malgré tant de miracles,
Les Juifs conspirent son trépas :
Il meurt. Quels horribles spectacles
Font déplorer leurs attentats !
Le Soleil pâlit et s’égare ;
La nuit de l’Univers s’empare ;
Le Ciel perd son éclat serein ;
La Mer s’émeut, s’enfle, écumante,
Et la Terre vomit, tremblante,
Les Morts que recèle son sein.

Victime d’une Ville ingrate.
Tout manifeste ta Grandeur :
Que ta puissance encore éclate ;
Du trépas montre-toi vainqueur.
Triomphe des Juifs infidèles,
De leurs dociles Sentinelles

Je vois ton Sépulchre couvert.
C’en est fait ; tu viens de paroître :
La Mort a reconnu son Maître ;
Et le Tombeau s’est entr’ouvert.

Frémis, Sion ; de ton audace
N’espère pas l’impunité :
Crains la prophétique menace
D’un Dieu justement irrité.
Déjà les Légions Romaines
Bordent tes murailles hautaines ;
Sur toi leurs corps sont réunis.
Ah ! Sion, qu’es-tu devenue ?
De ta puissance disparue
En vain l’on cherche les débris.

Allez, restes d’un Peuple impie ;
Allez errer dans cent climats :
Qu’à jamais votre race expie
Vos sacrilèges attentats.
Votre aveuglement volontaire
A de la divine colère
Attiré sur vous tous les traits :
A des Nations moins traîtresses

Dieu va prodiguer ses largesses
Dont vous ont privé vos forfaits.

Dans quels ténébreux précipices
Les Hommes sont-ils engloutis ?
Hélas ! les plus infâmes vices
Sont ou consacrés, ou permis.
L’Adultère, l’affreux Inceste,
Ont leurs Temples et leurs Autels.
De cette nuit déplorable,
Quelle lumière secourable
Pourra retirer les Mortels ?

Montrez-vous, Enfans du Tonnerre ;
Et tels que le Soleil vainqueur,
Vous chasserez loin de la Terre
Tous les nuages de l’Erreur.
Vous paroissez : le crime expire ;
Déjà tout reconnoît l’Empire
Du seul vrai Dieu, Dieu des Vertus
Les Idoles sont renversées ;
Je les vois tomber fracassées,
Et leurs vains autels abattus....


Mais quelles tempêtes s’élèvent !
Chrétiens, hélas ! je crains pour vous.
Les Enfers irrités soulèvent,
Arment mille tyrans jaloux.
Leur fureur sur vous se déchaîne.
Je frémis : quelle horreur soudaine
Frappe mes esprits égarés ?
Partout la Terre ensanglantée,
Offre à la vue épouvantée
Des membres épars, déchirés.

Cédez, Martyrs. Non, de la rage
Vous rendez l’effort impuissant :
Vous expirez avec courage ;
Vous triomphez en expirant.
De votre sang, source féconde,
Je vois pour le bonheur du Monde,
Sortir un peuple de Chrétiens.
La Croix par tout est arborée ;
Votre mémoire est consacrée
Et vos tyrans sont nos soutiens.

Règne, Religion Chrétienne :
La dignité de ton Auteur,

Ton progrès, ta Morale saine,
Tout nous annonce ta Grandeur.
Seule digne de nos hommages,
Oui, l’Univers dans tous les âges,
Suivra ta sainte et douce Loi.
Sur le penchant de ta ruine,
Tu verras une main divine
S’armer et combattre pour toi.





MME VERDIER.

LA FONTAINE DE VAUCLUSE.


Ce n’est pas seulement sur des rives fertiles
Que la nature plaît à notre œil enchanté ;
Dans les climats les plus stériles
Elle nous force encor d’admirer sa beauté.
Tempé nous attendrit ; Vaucluse nous étonne ;
Vaucluse, horrible asile, où Flore ni Pomone
N’ont jamais prodigué leurs touchantes faveurs,
Où jamais, de ses dons la terre ne couronne
L’espérance des laboureurs.
Ici de toutes parts elle n’offre à la vue
Que les monts escarpés qui bordent ses déserts,
Et qui, se cachant dans la nue,
Les séparent de l’Univers.
Sous la voûte d’un roc, dont la masse tranquille
Oppose à l’Aquilon un rempart immobile,
Dans un majestueux repos,
Habite de ces bords la Naïade sauvage :

Son front n’est point orné de flexibles roseaux,
Et la pureté de ses eaux
Est le seul ornement qui pare son visage.
J’ai vu ses flots tumultueux,
S’échapper de son urne en torrens écumeux ;
J’ai vu ses ondes jaillissantes,
Se brisant à grand bruit sur des rochers affreux,
Précipiter leurs cours vers des plaines riantes
Qu’un ciel plus favorable éclaire de ses feux.
L’écho gémit au loin. Philomèle craintive
Fuit et n’ose sur cette rive
Faire entendre ses doux accens.
L’oiseau seul de Pallas, dans les cavernes sombres,
Confond, pendant la nuit, avec l’horreur des ombres,
L’horreur de ses lugubres chants.
Déesse de ces bords, ma timide ignorance
N’ose lever sur vous des regards indiscrets ;
Je ne veux point sonder les abîmes secrets
Où de l’astre du jour vous bravez la puissance,
Lorsque sa brûlante influence
Dessèche votre lit ainsi que vos guérets.
Je ne demande point par quel heureux mystère
Chaque printems vous voit plus belle que jamais,
Tandis qu’au départ de Cérès

Vous nous offrez à peine une onde salutaire :
Expliquez-moi plutôt les nouveaux sentimens
Qui calment l’horreur de mes sens.
Quoi ! ces tristes déserts, ces arides montagnes,
L’aspect affreux de ces campagnes,
Devraient-ils inspirer de si doux mouvemens ?
Ah ! sans doute l’Amour y fait briller encore
Un rayon de ce feu que ressentit pour Laure
Le plus fidèle des amans.
Pétrarque auprès de vous soupira son martyre :
Pétrarque y chantait sur sa lyre
Sa flamme et ses tendres souhaits ;
Et tandis que les cris d’une amante trahie,
Ou la voix de la perfidie
Fatiguent nos coteaux, remplissent nos forêts,
Du sein de vos grottes profondes
L’écho ne répondit jamais
Qu’aux accens d’un amour aussi pur que vos ondes.
Trop heureux les amans l’un de l’autre enchantés,
Qui sur ces rochers écartés
Feraient revivre encor cette tendresse extrême ;
Et dans une douce langueur.
Oubliés des humains qu’ils oubliaient de même,
Suffiraient seuls à leur bonheur.

Mais, hélas ! il n’est plus de chaînes aussi belles ;
Pétrarque dans sa tombe enferma les Amours.
Nymphes qui répétiez ses chansons immortelles,
Vous voyez tous les ans la saison des beaux jours
Vous porter des ondes nouvelles :
Les siècles ont fini leur cours,
Et n’ont point ramené des cœurs aussi fidèles.
Ah ! conservez du moins les sacrés monumens
Qu’il a laissés sur vos rivages,
Ces chiffres, de ses feux respectables garans,
Ces murs qu’il habitait, ces murs sur qui le tems
N’osa consommer ses outrages ;
Surtout, que vos déserts, témoins de ses transports,
Ne recèlent jamais l’audace ou l’imposture ;
Et si quelque infidèle ose souiller ces bords,
Que votre seul aspect confonde le parjure,
Et fasse naître ses remords.






MME DE SALM.

PRIE ET TRAVAILLE.


Prie et travaille est la devise heureuse
D’un noble cœur, d’un esprit éclairé ;
C’est d’une vie et pure et généreuse
L’art, le devoir et le bonheur sacré.

Prie et travaille était, dans le village,
Ce que disaient nos guerriers valeureux ;
Ils priaient même au milieu du carnage,
Et pour l’honneur ils en travaillaient mieux.

Prie et travaille est ce que l’on répète
Au malheureux qui réclame un peu d’or ;
Et ce conseil que souvent il rejette,
S’il le suivait, lui vaudrait un trésor.

Prie et travaille est le refrain du sage ;
Faibles mortels ! récitez-le tout bas :
Ceux dont l’erreur fut l’éternel partage
Ne priaient guère et ne travaillaient pas.


Prie et travaille, ô toi que peut surprendre,
Loin d’un époux, le monde, le plaisir ;
Par la prière occupe un cœur trop tendre,
Par le travail un dangereux loisir.

Prie et travaille en tes sombres retraites,
Beauté qu’à Dieu l’on veut sacrifier :
Crains, en priant, les biens que tu regrettes ;
En travaillant cherche à les oublier.

Prie et travaille, homme vain, femme altière,
Riche qu’attire un pompeux attirail :
Que reste-t-il à notre heure dernière,
Hors la prière et les fruits du travail ?

Prie et travaille, ou redoute le blâme :
Avec raison enfin on le redit ;
Car la prière est le charme de l’âme ;
Et le travail le repos de l’esprit.






MME VICTOIRE BABOIS.

LE SAULE DES REGRETS.


Saule, cher à l’amour et cher à la sagesse,
Tu vis, l’autre printemps, sous ton heureux rameau,
Un chantre aimé des dieux moduler sa tristesse ;
Et l’onde vint plus fière enfler ton doux ruisseau.

Sur le feuillage ému, sur le flot qui murmure,
L’amour a conservé ses soupirs douloureux.
Moi, je te viens offrir les pleurs de la nature,
Ne dois-tu pas ton ombre à tous les malheureux ?

Dans ce même vallon, doux saule, j’étais mère !
Mon ame s’enivrait d’orgueil et de bonheur ;
Dans ce même vallon, seule avec ma misère,
Je n’ai que ton abri, mes regrets et mon cœur.

Ma fille a respiré l’air pur de ton rivage ;
Elle a cueilli des fleurs sur ces gazons touffus ;
Ses charmes innocens, les grâces de son âge,
Ont embelli ces lieux : doux saule, elle n’est plus !


J’aimais à contempler sa touchante figure
Dans le cristal mouvant de ce faible ruisseau ;
J’y trouvais son sourire, sa blonde chevelure…
Hélas ! je cherche encore et n’y vois qu’un tombeau.

Cesse de protéger la tranquille sagesse ;
À l’amour étonné retire tes bienfaits.
Je viens, loin des heureux, t’apporter ma détresse,
Sois l’asile des pleurs, sois l’arbre des regrets.

Dérobe à tous les yeux ce douloureux mystère ;
Que ton ombre épaisse enveloppe mon sort.
Sous tes pâles rameaux, retombant vers la terre,
Enferme autour de moi le silence et la mort.

Dieu ! tu m’entends ; déjà sur la tige flétrie
La fleur perd son éclat, la feuille sa fraîcheur ;
Doux saule, tu me peins le terme de la vie :
Hélas ! tu veux aussi mourir de ma douleur.

Ton aspect dans mon cœur vient d’arrêter mes larmes ;
Ah ! laisse-moi du moins le pouvoir de gémir.
De mes regrets plaintifs rends-moi les tristes charmes ;
Je le sens, il me faut ou pleurer ou mourir.


Lorsqu’assis à tes pieds, sous les vents en furie,
Le sage voit ton front se courber sans effort,
Il pardonne au destin, il supporte la vie ;
Apprends-moi donc aussi qu’il faut céder au sort.

Ah ! rends-moi du printemps la fraîcheur renaissante,
Rends à mon cœur flétri tes sons trop tôt perdus ;
Rends-moi les arts, la paix, l’amitié plus touchante,
Mais non, ne me rends rien ; doux saule, elle n’est plus.





Mme DUFRESNOY.
PLAINTES D’UNE JEUNE ISRAÉLITE SUR LA DESTRUCTION
DE JÉRUSALEM.

Ô mes pleurs, ne tarissez pas,
Mouillez jour et nuit ma paupière ;
Soleil, à mes regards dérobe ta lumière ;
La fille de Sion, Jérusalem, hélas !
Sous un joug odieux courbe sa tête altière.
Ô mes pleurs, ne tarissez pas,
Mouillez jour et nuit ma paupière.
Comment du Chaldéen reçoit-elle des lois,
La cité maîtresse du monde,
Qui naguère imposait le tribut à cent rois ?
Ô ma chère patrie ! ô douleur trop profonde !
Tout Israël captif est sans force et sans voix.
Comment a succombé l’orgueil de ta puissance ?
Comment tant de guerriers armés pour ta défense
Laissent-ils échapper le glaive de leur main ?

Deviez-vous embrasser une lâche espérance,
Coupables habitans des rives du Jourdain ?
Pourquoi de nos vengeurs enchaîner la vaillance ?
L’ennemi, redoutant leur généreux effort,
Criait : La paix ! la paix ! Il apporte la mort.
Toi, que Dieu remplissait de sa majesté sainte,
Temple dont Salomon avait tracé l’enceinte,
L’airain, le marbre, l’or qui couvraient tes parvis,
Par l’indigne vainqueur à mes yeux sont ravis ;
La pitié n’entre pas dans son âme cruelle,
Il frappe et l’épouse et l’époux ;
Le débile vieillard, l’enfant à la mamelle,
Le lévite lui-même expirent sous ses coups.
Déplorable héritier du plus illustre trône,
L’infortuné Sédécias,
Conduit esclave à Babylone,
Au fond d’un noir cachot va subir le trépas.
Nul ami n’entendra sa plainte et sa prière,
Nul ami n’aura soin de son heure dernière.
O mes pleurs, ne tarissez pas,
Mouillez jour et nuit ma paupière.

Voilà, voilà le fruit de tes iniquités,
Sion ! de l’Éternel tu bravas les paroles ;

Sur l’autel du vrai Dieu tu plaças des idoles ;
Tu t’enivras de voluptés :
Ton châtiment est juste, et le Dieu des batailles
Pour l’exemple du monde a brisé tes remparts,
Tes ennemis de toutes parts
Accourent à tes funérailles.
Sion trahit son Dieu, Dieu punit les ingrats.
Soleil, cache-moi ta lumière :
O mes pleurs, ne tarissez pas,
Mouillez jour et nuit ma paupière.

O coteau d’Engaddi, doux sommet du Carmel,
Qui versez à grands flots le vin, l’huile et le miel,
Je ne reverrai plus vos ombrages propices !
La main de l’étranger cueillera vos moissons ;
Le sang rougira ces buissons
Où les roses d’Eden entr’ouvraient leurs calices.
Lieux sacrés, loin de vous on nous entraîne, hélas !
Soleil, cache-moi ta lumière :
O mes pleurs, ne tarissez pas,
Mouillez jour et nuit ma paupière.

Cependant Dieu l’a dit (il n’a jamais trompé) :
Juda qu’en ce moment sa colère humilie,

Des fers de son vainqueur quelque jour échappé,
Verra de Salomon la cité rétablie.
Mais sous un autre ciel on nous entraîne, hélas !
Soleil, cache-moi ta lumière :
O mes pleurs, ne tarissez pas,
Mouillez jour et nuit ma paupière.






UNE NUIT D’EXIL.


D’un jour d’exil sonne la dernière heure,
Autour de moi tout, hélas ! dort en paix ;
Je veille seule en ma triste demeure,
Seule, livrée à d’éternels regrets.

Je pense à toi, bon et généreux père,
Dès ton automne au cercueil descendu !
Je pense à vous, ami noble et sincère,
Vous, égorgé, sous mon œil éperdu !

Je vois toujours cet échafaud horrible
Qu’à la vertu le crime osa dresser ;
J’entends toujours l’adieu qu’un cœur sensible
Dut tant souffrir de ne point m’adresser !

Depuis ce coup, qui m’eût ôté la vie,
Si le chagrin nous ouvrait le tombeau,
Chaque moment de ma longue agonie
Me vit gémir sur un revers nouveau.


J’ai tout perdu, bonheur, santé, richesse ;
Et, quand par eux pouvaient unir mes maux,
Il m’a fallu douter de la tendresse
De ces amis qui m’ont dû le repos !

L’aspect d’un fils et l’amour d’une mère
Savaient encore au monde m’attacher,
Entre leurs bras j’oubliais ma misère ;
Mais de leurs bras je me vis arracher.

Loin d’eux j’habite une perfide terre
Où d’un époux m’attendaient les malheurs ;
Je vois ses yeux privés de la lumière,
Ne plus s’ouvrir que pour verser des pleurs !

De ce tableau, qui par degrés me tue,
Je veux en vain m’épargner la douleur ;
Si quelquefois j’en détourne ma vue,
Je le retrouve aussitôt dans mon cœur.

Matin et soir en tous lieux il m’obsède,
Il vient la nuit en rêve me chercher.
À ma souffrance il n’est point de remède,
Et je n’ai pas un cœur où l’épancher !


Toi des mortels l’incorruptible juge,
Qui seul connais mes tourments, mes combats,
Du malheureux cher et dernier refuge,
Dieu de bonté, ne m’abandonne pas !

Prends en pitié mon trouble déplorable ;
Dieu, soutiens-moi contre l’adversité ;
Ne permets pas qu’un désespoir coupable
M’ôte le jour et ton éternité !

O doux effet d’une ardente prière !
J’ai recouvré le calme et la raison ;
Un sommeil pur vient dorer ma paupière ;
Dieu ! je m’endors en bénissant ton nom.





MME DESBORDES-VALMORE.

LE ROSSIGNOL AVEUGLE.


Pauvre exilé de l’air ! sans ailes, sans lumière,
Oh ! comme on t’a fait malheureux !
Quelle ombre impénétrable inonde ta paupière !
Quel deuil est étendu sur tes chants douloureux !
Innocent Bélisaire ! une empreinte brûlante
Du jour sur ta prunelle a séché les couleurs ;
Et ta mémoire y roule incessamment des pleurs ;
Et tu ne sais pourquoi Dieu fait la nuit si lente !
Et Dieu nous verse encor la nuit égale au jour.
Non ! ta nuit sans rayons n’est pas son triste ouvrage ;
Il ouvrit tout un ciel à ton vol plein d’amour ;
Et ton vol mutilé l’outrage !

Par lui ton cœur éteint s’illumine d’espoir ;
Un éclair qu’il allume à ton horizon noir
Te fait rêver de l’aube, ou des étoiles blanches,
Ou d’un reflet de l’eau qui glisse entre les branches
Des bois que tu ne peux plus voir.

Et tu chantes les bois, puisque tu vis encore ;
Tu chantes : pour l’oiseau respirer, c’est chanter.
Mais quoi ! pour moduler l’ennui qui te dévore,
Sous le voile vivant qui t’usurpe l’aurore,
Combien d’autres accents te faut-il inventer !

Un cœur d’oiseau sait-il tant de notes plaintives ?
Ah ! quand la liberté soufflait dans tes chansons,
Qu’avec ravissement tes ailes incaptives
Dans l’azur sans barrière emportaient ses leçons !

Douce horloge du soir aux saules suspendue,
Ton timbre jetait l’heure aux pâtres dispersés !
Mais le timbre égaré dans ta clarté perdue
Sonne toujours minuit sur tes chants oppressés :
Tes chants n’éveillent plus la pâle primevère,
Qui meurt sans recevoir les baisers du soleil,
Ni le bluet fermé sous le doigt du sommeil,
Qui se rouvre baigné d’une rosée amère.
Tu ne sais plus quel astre éclaire tes instants !
Tu bois, sans les compter, tes heures de souffrance !
Car la veille sans espérance
Ne sent pas la fuite du temps !





LA MAISON DE MA MÈRE.


Et je ne savais rien à dix ans qu’être heureuse ;
Rien que jeter au ciel ma voix d’oiseau, mes fleurs ;
Rien, durant ma croissance aiguë et douloureuse,
Que plonger dans ses bras mon sommeil ou mes pleurs ;
Je n’avais rien appris, rien lu que ma prière,
Quand mon sein se gonfla de chants mystérieux ;
J’écoutais Notre-Dame et j’épelais les cieux,
Et la vague harmonie inondait ma paupière :
Les mots seuls y manquaient ; mais je croyais qu’un jour
On m’entendrait aimer pour me répondre : Amour !

Et ma mère disait : „C’est une maladie ;
Un mélange de jeux, de pleurs, de mélodie ;
C’est le cœur de mon cœur ! Oui, ma fille, plus tard
Vous trouverez l’amour et la vie…. autre part.“






RÊVE D’UNE FEMME.


Veux-tu recommencer la vie ?
Femme, dont le front va pâlir,
Veux-tu l’enfance, encor suivie
D’anges enfants pour l’embellir ?
Veux-tu les baisers de ta mère,
Échauffant tes jours au berceau ?
— „Quoi ! mon doux Éden éphémère ?
Oh ! oui, mon Dieu ! c’était si beau !“

Sous la paternelle puissance,
Veux-tu reprendre un calme essor,
Et dans des parfums d’innocence
Laisser épanouir ton sort ?
Veux-tu remonter le bel âge,
L’aile au vent comme un jeune oiseau ?
— „Pourvu qu’il dure davantage.
Oh ! oui, mon Dieu ! c’était si beau !“


Veux-tu rapprendre l’ignorance,
Dans un livre à peine entr’ouvert ?
Veux-tu la plus vierge espérance,
Oublieuse aussi de l’hiver ?
Tes frais chemins et tes colombes.
Les veux-tu jeunes comme toi ?
— „Si mes chemins n’ont plus de tombes,
Oh ! oui, mon Dieu ! rendez-les-moi !“

Reprends donc de ta destinée
L’encens, la musique, les fleurs ;
Et reviens, d’année en année,
Au jour où tout éclate en pleurs !
Va retrouver l’amour, le même !
Lampe orageuse, allume-toi !
— „Retourner au monde où l’on aime…
Ô mon Sauveur, éteignez-moi !“






QU’EN AVEZ-VOUS FAIT ?


Vous aviez mon cœur,
Moi, j’avais le vôtre :
Un cœur pour un cœur ;
Bonheur pour bonheur !

Le vôtre est rendu ;
Je n’en ai plus d’autre ;
Le vôtre est rendu,
Le mien est perdu !

La feuille et la fleur
Et le fruit lui-même,
La feuille et la fleur,
L’encens, la couleur :


Qu’en avez-vous fait,
Mon maître suprême ?
Qu’en avez-vous fait,
De ce doux bienfait ?

Comme un pauvre enfant,
Quitté par sa mère,
Comme un pauvre enfant,
Que rien ne défend :

Vous me laissez là.
Dans ma vie amère ;
Vous me laissez là,
Et Dieu voit cela !

Savez-vous qu’un jour
L’homme est seul au monde ?
Savez-vous qu’un jour
Il revoit l’amour ?

Vous appellerez,
Sans qu’on vous réponde.
Vous appellerez.
Et vous songerez ! …


Vous viendrez rêvant,
Sonner à ma porte ;
Ami comme avant,
Vous viendrez rêvant.

Et l’on vous dira :
„Personne !… elle est morte !“
On vous le dira :
Mais qui vous plaindra ?






L’OREILLER D’UNE PETITE FILLE.


Cher petit oreiller, doux et chaud sous ma tête,
Plein de plumes choisies, et blanc, et fait pour moi !
Quand on a peur du vent, des loups, de la tempête,
Cher petit oreiller, que je dors bien sur toi !

Beaucoup, beaucoup d’enfants, pauvres et nus, sans mère,
Sans maison, n’ont jamais d’oreiller pour dormir ;
Ils ont toujours sommeil ! ô destinée amère !
Maman, douce maman, cela me fait gémir.

Et quand j’ai prié Dieu pour tous ces petits anges
Qui n’ont pas d’oreiller, moi, j’embrasse le mien ;
Et, seule en mon doux nid qu’à tes pieds tu m’arranges,
Je te bénis, ma mère, et je touche le tien.

Je ne m’éveillerai qu’à la lueur première
De l’aube au rideau bleu : c’est si gai de la voir !
Je vais dire tout bas ma plus tendre prière,
Donne encor un baiser, douce maman ; bon soir !





AU SOLEIL.

ITALIE.


Ami de la pâle indigence,
Sourire éternel au malheur ;
D’une intarissable indulgence
Aimante et visible chaleur :
Ta flamme, d’orage trempée,
Ne s’éteint jamais sans espoir ;
Toi, tu ne m’as jamais trompée
Lorsque tu m’as dit : Au revoir !

Tu nourris le jeune platane
Sous ma fenêtre sans rideau,
Et de sa tête diaphane
À mes pleurs tu fais un bandeau :
Par toute la grande Italie,
Où je passe le front baissé,
De toi seul, lorsque tout m’oublie,
Notre abandon est embrassé !


Donne-nous le baiser sublime,
Dardé du ciel dans tes rayons,
Phare entre l’abîme et l’abîme,
Qui fait qu’aveugles nous voyons !
À travers les monts et les nues,
Où l’exil se traîne à genoux,
Dans nos épreuves inconnues,
Ame de feu, plane sur nous !

Oh, lève-toi pur sur la France
Où m’attendent de chers absents ;
À mon fils, ma jeune espérance,
Rappelle mes yeux caressants !
De son âge éclaire les charmes ;
Et s’il me pleure devant toi,
Astre aimé, recueille ses larmes,
Pour les faire tomber sur moi !






MME AMABLE TASTU.

DÉCOURAGEMENT.


Ils me l’ont dit : parfois, d’un mot qui touche,
J’ai réveillé le sourire ou les pleurs,
Quelques doux airs ont erré sur ma bouche,
Sous mes pinceaux quelques fraîches couleurs.

Ils me l’ont dit ! connaissent-ils mon âme,
Pour lui vouer sympathie ou dédain ?
Non, je le sens, la louange ou le blâme
Tombe au hazard sur un fantôme vain.

Ah ! si mes chants ont brigué leur estime,
C’est que la mienne a passé mes efforts ;
Car mon talent n’est qu’une lutte intime
D’ardens pensers et de frêles accords.

Bruits caressans de la foule empressée,
Oh ! que mon cœur vous compterait pour rien,
Si je pouvais, seule avec ma pensée,
Me dire un jour : Ce que j’ai fait est bien !


Un jour, un seul ! pour jeter sur ces pages,
Pour, à mon gré, répandre dans mes vers
Ce que je vois de brillantes images,
Ce que j’entends d’ineffables concerts ! …

Un jour, un seul ! … mais non, pas même une heure !
Pour m’épancher, pas un mot, pas un son ;
L’esprit captif qui dans mon sein demeure
Bat vainement les murs de sa prison.

Ainsi s’accroît la flamme inaperçue
D’un incendie en secret allumé :
Lorsqu’au dehors elle s’ouvre une issue,
C’est qu’au dedans elle a tout consumé.

Si vous deviez aux voûtes éternelles
Dès le berceau fixer mes faibles yeux.
Pourquoi, mon Dieu, me refuser ces ailes
Qui d’un essor nous portent dans vos cieux ?

Moi qui, du monde aisément détachée,
Aspire à fuir les chaînes d’ici-bas,
Dois-je glaner, vers la terre penchée,
Ce peu d’épis répandus sous mes pas ?


Faut-il quêter dans la moisson commune
Mon lot chétif de peine et de plaisirs,
Quand il n’est point de si haute fortune
Que de bien loin ne passent mes désirs !…

Puis, qu’après moi rien de moi ne demeure !
Penser ! souffrir ! sans qu’il en reste rien,
Sans imposer, devant que je ne meure,
À d’autres cœurs les battemens du mien !…

Sons enchantés, qu’entend ma seule oreille,
Divins aspects, rêves où je me plus,
Vous, qui m’ouvrez un monde de merveille,
Où serez-vous quand je ne serai plus ?




LA PASSION.


De force, au chemin qui nous coûte,
Pourquoi, Seigneur, nous pousser tous ?
Si le Christ a payé la route,
Il savait ! Et que savons-nous ?
Il souffrait pour sauver le monde,
Pour laver la tache profonde
De péchés long-temps amassés !
Mais traîner, victime inutile,
De nos douleurs le faix stérile ! …
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !

Cependant l’amitié sommeille ;
L’ame triste jusqu’à la mort,
Dans sa nuit d’angoisse et de veille,
Pressent la crise de son sort.

Brisés dans cette lutte étrange,
Il nous faudrait la main d’un ange
Pour essuyer nos fronts glacés ;
Ne prolongez pas le supplice,
Détournez de nous ce calice :
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !

Vainement notre voix supplie,
Soit qu’on l’ait ou non accepté,
Il faut boire jusqu’à la lie,
Car telle est votre volonté ;
Mais laissez-nous la solitude ;
Ne rendez pas la multitude
Témoin de tant de pleurs versés,
Ou si quelque traître la guide,
Sauvez-nous du baiser perfide ! …
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !

Paix ! fils de l’homme, voici l’heure
Où, vendu pour quelques deniers,
Pas un ami ne te demeure :
Les plus chers ont fui les premiers !

Quand ceux qui nous aiment trahissent,
Que feront ceux qui nous haïssent ?
Des cris de mort qu’ils ont poussés
Mon juge se fait le complice ! …
L’abandon, l’oubli, l’injustice ! …
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !

Devant moi s’ils courbent la tête,
Leur feint respect est un affront ;
De la couronne qu’ils m’ont faite
L’épine ensanglante mon front ;
Mon sceptre est un sceptre illusoire,
C’est une pourpre dérisoire
Qui couvre mes membres blessés ;
Que cette royale ironie,
Plaise à vous, soit bientôt finie ! …
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !

Seigneur, jusqu’au lieu de torture
Faut-il encor traîner sa croix ?
Elle est trop pesante et trop dure,
Mon corps succombe sous le poids.

Hélas ! nulle main charitable,
Aux plis du voile secourable
Ne garde mes traits effacés ;
Grâce, au moins, du calvaire infâme !
La honte est de trop pour mon âme :
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !

Mais déjà ma lèvre altérée
A bu le vinaigre et le fiel ;
La lumière s’est retirée
Quand mes yeux ont cherché le ciel ;
Au sort mes vêtemens se tirent,
Des clous aigus qui les déchirent
Mes pieds et mes mains sont percés ;
Du coup de lance mon flanc saigne ;
Que faut-il encor que je craigne ? …
C’est assez, mon Dieu, c’est assez !





PLAINTE.


Ô monde ! ô vie ! ô temps ! fantômes, ombres vaines,
Qui lassez, à la fin, mes pas irrésolus,
Quand reviendront ces jours où vos mains étaient pleines
Vos regards caressans, vos promesses certaines ?
Jamais, ô jamais plus !

L’éclat du jour s’éteint aux pleurs où je me noie ;
Les charmes de la nuit passent inaperçus ;
Nuit, jour, printemps, hiver, est-il rien que je voie ?
Mon cœur peut battre encor de peine, mais de joie
Jamais ! ô jamais plus !





INVOCATION.


Oh ! ne puis-je étouffer les vains bruits de la vie !
Éloigner son calice amer,
Fuir cette route obscure, où je suis asservie,
Pour des aspects plus doux, un horizon plus clair !
Viens donc, ô viens à moi, bienfaisante immortelle,
Seule consolatrice à mes ennuis fidèle ;
Accours, les yeux pensifs, le front paré de fleurs,
Avec ta harpe d’or, qui vibre au fond de l’âme,
Ta coupe, d’où s’épanche un breuvage de flamme,
Et ton prisme aux mille couleurs !

Toi seule as su charmer ma route commencée ;
De mes pas, qu’entravaient mille obstacles divers,
Quelques-uns, mesurés au bruit de tes concerts,
Laissaient sur mon chemin leur trace cadencée ;
Ce sont les seuls encor qui ne m’aient point lassée.
Ainsi, de longs travaux le soldat rebuté,
Sous la bise d’hiver, ou le soleil d’été,

Accuse la lenteur d’une marche pénible ;
Prêt à se révolter contre l’ordre inflexible,
Il entend tout à coup résonner à la fois
Des trompes, des clairons la belliqueuse voix ;
Tandis qu’à leurs accords s’unit, par intervalle,
Quelque refrain connu de la terre natale,
Docile aux sons joyeux des instrumens guerriers,
Il rêve tour à tour la gloire et ses foyers !
Sa plainte s’assoupit, ses fatigues s’oublient,
Aux temps du rhythme égal ses pas égaux se plient,
Et sans murmure il suit l’ombre de ses drapeaux,
Jusqu’au but inconnu marqué pour son repos !





LE TEMPS.


 
Oh ! pourquoi de ce temps, l’étoffe de la vie,
Ne pouvons-nous, dis-moi, jouir à notre envie,
Sans le déchirer par lambeau ?
Des trois formes qu’emprunte une essence commune,
Passé, présent, futur, l’homme n’en connaît qu’une
Du sein maternel au tombeau.

Des uns, toute la vie est dans l’instant qui passe ;
Cœurs étroits, où jamais ne saurait trouver place
Ce qui fut, ou n’est pas encor ;
Perdant toute leur pourpre en mesquines parcelles,
Tout leur foyer en étincelles,
En oboles tout leur trésor !

Avides du lointain où leur regard se plonge,
Ceux-ci laissent glisser les heures comme un songe
Qui s’efface du souvenir ;
Leur présent incomplet n’est qu’une longue aurore,
Que ne suit pas le jour, que l’attente dévore ;
Ils existent dans l’avenir.


J’en sais d’autres, pour qui les biens perdus renaissent,
Et qui même, entre tous, n’aiment et ne connaissent
Que l’objet qu’ils ont dépassé :
L’avenir les effraie et le présent leur coûte,
Tandis qu’ils poursuivent leur route
Les yeux tournés vers le passé.

Mais n’est-il pas, doués d’existences complètes,
Du monde intérieur quelques rares athlètes,
Au long regard, au vaste cœur,
Qui goûtent en entier la vie à chaque haleine,
Et savourent la coupe pleine
Dans chaque goutte de liqueur ?

Pour ceux-là rien ne meurt, ni plaisir, ni souffrance ;
Tout vit, tout est réel, tout, même l’espérance !
Ainsi, sous une habile main,
La trinité du son vibre mystérieuse,
Ainsi dans aujourd’hui leur âme harmonieuse
Sent vibrer hier et demain.



LES FEUILLES DE SAULE.


L’air était pur ; un dernier jour d’automne,
En nous quittant arrachait la couronne
Au front des bois ;
Et je voyais, d’une marche suivie,
Fuir le soleil, la saison et ma vie,
Tout à la fois.

Près d’un vieux tronc, appuyée en silence,
Je repoussais l’importune présence
Des jours mauvais ;
Sur l’onde froide, ou l’herbe encor fleurie,
Tombait sans bruit quelque feuille flétrie,
Et je rêvais ! …

Au saule antique incliné sur ma tête,
Ma main enlève, indolente et distraite,
Un vert rameau ;

Puis j’effeuillai sa dépouille légère,
Suivant des yeux sa course passagère
Sur le ruisseau.

De mes ennuis jeu bizarre et futile !
J’interrogeais chaque débris fragile
Sur l’avenir ;
Voyons, disais-je à la feuille entraînée,
Ce qu’à ton sort ma fortune enchaînée
Va devenir ?

Un seul instant je l’avais vue à peine,
Comme un esquif que la vague promène,
Voguer en paix :
Soudain le flot la rejette au rivage ;
Ce léger choc décida son naufrage …
Je l’attendais ! …

Je fie à l’onde une feuille nouvelle,
Cherchant le sort que pour mon luth fidèle
J’osai prévoir ;
Mais vainement j’espérais un miracle,
Un vent rapide emporta mon oracle,
Et mon espoir.


Sur cette rive où ma fortune expire,
Où mon talent sur l’aile du Zéphyre,
S’est envolé,
Vais-je exposer sur l’élément perfide
Un vœu plus cher ? … Non, non, ma main timide
A reculé.

Mon faible cœur, en blâmant sa faiblesse,
Ne put bannir une sombre tristesse,
Un vague effroi :
Un cœur malade est crédule aux présages ;
Ils amassaient de menaçans nuages
Autour de moi.

Le vert rameau de mes mains glisse à terre :
Je m’éloignai pensive et solitaire,
Non sans effort :
Et dans la nuit mes songes fantastiques,
Autour du saule aux feuilles prophétiques
Erraient encor !


L’ANGE GARDIEN.


Ô qu’il est beau cet esprit immortel,
Gardien sacré de notre destinée !
Des fleurs d’Éden sa tête est couronnée,
Il resplendit de l’éclat éternel.
Dès le berceau sa voix mystérieuse,
Des vœux confus d’une âme ambitieuse,
Sait réprimer l’impétueuse ardeur,
Et d’âge en âge il nous guide au bonheur.


l’enfant.


Dans cette vie obscure à mes regards voilée,
Quel destin m’est promis ? à quoi suis-je appelée ?
Avide d’un espoir qu’à peine j’entrevois,
Mon cœur voudrait franchir plus de jours à la fois !
Si la nuit règne aux cieux, une ardente insomnie
À ce cœur inquiet révèle son génie ;
Mes compagnes en vain m’appellent, et ma main
De la main qui l’attend s’éloigne avec dédain.


L’ANGE.

Crains, jeune enfant, la tristesse sauvage
Dont ton orgueil subit la vaine loi.
Loin de les fuir, cours aux jeux de ton âge,
Jouis des biens que le ciel fit pour toi :
Aux doux ébats de l’innocente joie
N’oppose plus un front triste et rêveur,
Sous l’œil de Dieu suis ta riante voie,
Enfant, crois-moi, je conduis au bonheur.


LA JEUNE FILLE.

Quel immense horizon devant moi se révèle !
À mes regards ravis que la nature est belle !
Tout ce que sent mon âme, ou qu’embrassent mes yeux
S’exhale de ma bouche en sons mélodieux !
Où courent ces rivaux armés du luth sonore ?
Dans cette arêne il est quelques places encore ;
Ne puis-je, à leurs côtés me frayant un chemin,
M’élancer seule, libre, et ma lyre à la main ?


L’ANGE.

Seule couronne à ton front destinée,
Déjà blanchit la fleur de l’oranger ;
D’un saint devoir doucement enchaînée,
Que ferais-tu d’un espoir mensonger ?

Loin des sentiers dont ma main te repousse,
Ne pleure pas un dangereux honneur,
Suis une route et plus humble et plus douce,
Vierge, crois-moi, je conduis au bonheur.


LA FEMME.

Ô laissez-moi charmer les heures solitaires ;
Sur ce luth ignoré laissez errer mes doigts,
Laissez naître et mourir ses notes passagères
Comme les sons plaintifs d’un écho dans les bois.
Je ne demande rien aux brillantes demeures,
Des plaisirs fastueux insconstant univers ;
Loin du monde et du bruit laissez couler mes heures
Avec ces doux accords à mon repos si chers.


L’ANGE.

As-tu réglé dans ton modeste empire
Tous les travaux, les repas, les loisirs ?
Tu peux alors accorder à ta lyre
Quelques instants ravis à tes plaisirs.
Le rossignol élève sa voix pure,
Mais dans le nid du nocturne chanteur
Est le repos, l’abri, la nourriture…
Femme, crois-moi, je conduis au bonheur.


LA MÈRE.

Revenez, revenez, songes de ma jeunesse,
Éclatez, nobles chants, lyre, réveillez-vous,
Je puis forcer la gloire à tenir sa promesse ;
Recueillis pour mon fils ses lauriers seront doux.
Oui, je veux à ses pas aplanir la carrière,
À son nom, jeune encor, offrir l’appui du mien,
Pour le conduire au but y toucher la première,
Et tenter l’avenir pour assurer le sien.


L’ANGE.

Vois ce berceau, ton enfant y repose ;
Tes chants hardis vont troubler son sommeil ;
T’éloignes-tu ? ton absence l’expose
À te chercher en vain à son réveil.
Si tu frémis pour son naissant voyage,
De sa jeune âme exerce la vigueur ;
Voilà ton but, ton espoir, ton ouvrage ;
Mère, crois-moi, je conduis au bonheur.


LA VIEILLE FEMME.

L’hiver sur mes cheveux étend sa main glacée ;
Il est donc vrai ! mes vœux n’ont pu vous arrêter,
Jours rapides ! et vous, pourquoi donc me quitter,
Rêves harmonieux qu’enfantait ma pensée ?

Hélas ! sans la toucher, j’ai laissé se flétrir
La palme qui m’offrait un verdoyant feuillage,
Et ce feu, qu’attendait le phare du rivage,
Dans un foyer obscur je l’ai laissé mourir.


L’ANGE.

Ce feu sacré renfermé dans ton âme
S’y consumait loin des profanes yeux ;
Comme l’encens offert dans les saints lieux,
Quelques parfums ont seuls trahi sa flamme.
D’un art heureux tu connus la douceur,
Sans t’égarer sur les pas de la gloire ;
Jouis en paix d’une telle mémoire ;
Femme, crois-moi, je conduis au bonheur.


LA MOURANTE.

Je sens pâlir mon front, et ma voix presqu’éteinte
Salue en expirant l’approche du trépas.
D’une innocente vie on peut sortir sans crainte,
Et mon céleste ami ne m’abandonne pas.
Mais, quoi ! ne rien laisser après moi de moi-même !
Briller, trembler, mourir comme un triste flambeau !
Ne pas léguer du moins mes chants à ceux que j’aime,
Un souvenir au monde, un nom à mon tombeau !


L’ANGE.

Il luit pour toi le jour de la promesse,
Au port sacré je te dépose enfin,
Et près des cieux ta coupable faiblesse
Pleure un vain nom dans un monde plus vain.
La tombe attend tes dépouilles mortelles,
L’oubli des chants ; mais l’âme est au Seigneur ;
L’heure est venue, entends frémir mes ailes,
Viens, suis mon vol, je conduis au bonheur !





FÉLICIE D’AÏZAC.

LA PRIÈRE.


Son regard humble et doux est baissé vers la terre ;
Elle aime des autels le degré solitaire :
Son cœur, comme l’encens, brûle dans le saint lieu ;
Souvent, dans sa fureur, Dieu se lève et menace :
Le pécheur va périr… elle s’offre en sa place,
Et calme le courroux de Dieu.


C’est elle dont la voix anime la nature ;
Libre, on la voit errer dans le vague murmure
Des bois que le zéphir agite mollement,
Dans les parfums des fleurs qui montent en silence,
Dans les nuages purs qu’un vent léger balance
Aux bords lointains du firmament.



Elle suit dans les airs les brises passagères ;
Elle s’élève à Dieu dans les vapeurs légères
Que la terre arrosée exhale de son sein ;
Des sages inspirés elle accorda la lyre ;
Et dans les cieux encor c’est elle qui soupire
Sur la harpe du séraphin.


Souvent des monts altiers elle gravit les cimes ;
Elle aime les vieux rocs, ces barrières sublimes,
Du roi de l’univers mystérieux autels.
Là, seule devant Dieu, le front dans la poussière,
Des pleurs du repentir elle inonde la pierre,
Et s’immole pour les mortels.


C’est là, parmi ces rocs, au bord des lacs immenses,
Que j’écoutais, enfant, du sein des longs silences,
Ses chants harmonieux s’élever dans les airs :
C’est là que, sur ses pas, je volais loin du monde
Chercher les plaisirs purs, et cette paix profonde
Qui repose dans les déserts,


„Seigneur, disais-je alors, que suis-je en ta présence ? …
„Les éléments soumis accourent en silence

„Du bout de l’univers se ranger sous ta loi.
„Les mondes que ta main a jetés dans l’espace,
„La terre et les mortels qui couvrent sa surface,
„Grand Dieu ! que sont-ils devant toi ? …“

Partout mon cœur te cherche et mon âme t’implore :
Quand la voix du matin vient éveiller l’aurore,
Le murmure des vents te porte mes soupirs ;
Et quand l’astre du soir commence sa carrière,
Alors encor vers toi ma brûlante prière
Monte sur l’aile des zéphyrs.

Souvent pour te louer ma harpe frémissante
S’accorde, dans la nuit, à ma voix gémissante :
Ses sons harmonieux se perdent dans les bois,
Et mêlant ses concerts à l’hymne de louanges,
Du sein de la forêt le chœur lointain des anges
S’éveille, et répond à ma voix.

Ainsi, le jour au jour répète mes cantiques,
La nuit dit à la nuit mes chants mélancoliques :
Mais quand dans cet exil, où ta main m’a jeté,
Mon cœur de tes bienfaits repasse la mémoire ;

Quand un rayon divin, émané de ta gloire,
Me révèle ta majesté,

Je disais, et tes saints te portaient ma prière ;
Alors de plaisirs purs tu semais ma carrière ;
Alors comme au bonheur s’ouvrant à ton amour,
Mon cœur était en paix : ainsi la fleur timide,
Dans les airs parfumés levant sa tête humide,
S’entr’ouvre aux rayons d’un beau jour.

Dans quel ravissement mon âme était plongée ! …
Le temps a fait un pas… la terre s’est changée.
Soumise à tes décrets, j’ai vécu pour souffrir :
Que de songes détruits ont trompé mes années !
Que de liens rompus ! que de fleurs moissonnées !
Que de tombeaux j’ai vu s’ouvrir !

Mais je n’ai pas cessé de bénir ta justice :
Je n’ai point, ô mon Dieu, repoussé le calice
Que ta main équitable a préparé pour moi !
Je n’ai point déserté le seuil de ta demeure,
Et du fond de l’exil, en tous lieux, à toute heure,
Ma douleur s’exhale vers toi !


Alors, prête à voler vers la plaine éthérée,
Du feu de ton amour mon âme dévorée
Veut briser les liens de sa captivité ;
Elle fuit loin du monde, et, déployant ses ailes,
Monte et va s’enivrer aux voûtes éternelles
De gloire et d’immortalité.






MME ÉMILIE DE GIRARDIN.

(DELPHINE GAY.)

LE BONHEUR D’ÊTRE BELLE.


Quel bonheur d’être belle, alors qu’on est aimée !
Autrefois de mes yeux je n’étais pas charmée ;
Je les croyais sans feu, sans douceur, sans regard,
Je me trouvais jolie un moment par hazard.
Maintenant ma beauté me paraît admirable.
Je m’aime de lui plaire, et je me crois aimable....
Il le dit si souvent ! Je l’aime, et quand je voi
Ses yeux, avec plaisir, se reposer sur moi,
Au sentiment d’orgueil je ne suis point rebelle,
Je bénis mes parens de m’avoir fait si belle !
Et je rends grâce à Dieu dont l’insigne bonté
Me fit le cœur aimant pour sentir ma beauté.
Mais… Pourquoi dans mon cœur ces subites alarmes ?..
Si notre amour tous deux nous trompait sur mes charmes ;
Si j’étais laide enfin ? Non… il s’y connaît mieux !
D’ailleurs pour m’admirer je ne veux que ses yeux !

Ainsi de mon bonheur jouissons sans mélange :
Oui, je veux lui paraître aussi belle qu’un ange.
Apprêtons mes bijoux, ma guirlande de fleurs,
Mes gazes, mes rubans, et, parmi ces couleurs,
Choisissons avec art celle dont la nuance
Doit avec plus de goût, avec plus d’élégance,
Rehausser de mon front l’éclatante blancheur,
Sans pourtant de mon teint balancer la fraîcheur.
Mais je ne trouve plus la fleur qu’il m’a donnée ;
La voici : hâtons-nous, l’heure est déjà sonnée,
Bientôt il va venir ! bientôt il va me voir !
Comme, en me regardant, il sera beau ce soir !
Le voilà ! je l’entends, c’est sa voix amoureuse !
Quel bonheur d’être belle ! Oh ! que je suis heureuse !





DÉSENCHANTEMENT.


Adieu, — ne blâmez point mon exil volontaire ;
Le monde et ses flatteurs ne m’offrent plus d’attraits,
Qu’importe un vain éclat ? — Pour l’âme solitaire,
Chaque plaisir est un regret.

Un triomphe isolé ressemble au météore
Dont l’éclat fugitif brille un moment — et fuit.
Dans le vide d’un cœur la gloire est trop sonore….
Sans écho, sa voix n’est qu’un bruit.

Misérable destin ! — Quoi ! vivre sans son âme,
Méconnaître l’amour, et toujours le rêver ;
Parler, sans s’émouvoir, un langage de flamme ;
Peindre un bonheur, sans l’éprouver !


Dans l’ivresse des vers, lorsque ma voix flexible
Modulait des accords que le monde admirait,
Mon cœur indépendant restait seul insensible
Aux chants d’amour qu’il m’inspirait.

Ainsi, lorsque les mers balancent son image,
Font trembler ses rayons sur les flots furieux,
L’astre pâle des nuits, insensible à l’orage,
Reste immobile dans les cieux ! …

J’ai vu tous ces heureux que le plaisir entraîne,
Dont le regard est tendre — et le souris moqueur :
L’un d’eux m’offrit l’attrait d’une brillante chaîne,
Mais il n’entendait pas mon cœur.

L’espoir de m’inspirer avait pour lui des charmes,
L’éclat de ma douleur flattait sa vanité,
Et, pour son cœur léger, tout le prix de mes larmes
Était dans leur célébrité.

Ce n’était point ainsi, pour charmer ma souffrance,
Que parlait à mon cœur le fantôme adoré ?
Ce n’était point celui qu’en mes jours d’espérance
Un songe heureux m’avait montré !


Image sans modèle ! idéal de ma vie !…
De loin je t’appelais, et je volais vers toi ;
Dès mes plus jeunes ans en vain je t’ai suivie !…
Tu fuyais toujours devant moi.

Les grâces de l’enfance animaient mon visage,
Mais ses jeux ne savaient déjà plus me charmer ;
Et, triste, devinant le bonheur d’un autre âge,
Je voulais vieillir pour aimer.

Et je n’ai point connu cette joie enivrante
Qu’à mes vœux innocens promettait l’avenir ;
Dans le passé désert, en vain mon âme errante
N’a qu’un rêve… pour souvenir !

Est-il dans nos forêts d’assez sombres demeures
Pour voiler à mes yeux les clartés d’un long jour ?
Quel assez lourd beffroi peut mesurer les heures
D’une jeunesse… sans amour ?

Nul objet ne distrait mon regard qui sommeille ;
Nul ordre ne m’arrête… ou ne me fait agir ;
Nul pas ne me conduit, — nul accent ne m’éveille ;
Pas un nom ne me fait rougir !


Lorsque, de son tombeau levant la froide pierre,
Une ombre vient errer dans l’absence du jour,
Elle gémit ; son âme attend une prière
Pour monter au divin séjour ;

Moi, comme elle, implorant une voix généreuse,
J’erre dans la tristesse et dans l’isolement ;
Et comme elle, ici-bas, j’attends, pour être heureuse,
La prière d’un cœur aimant !





LA PAUVRETÉ.


 
La voilà, dites-vous ? Quoi ! c’est la jeune fille
Dont j’admirai naguère, au sein de sa famille,
Dans leur pure fraîcheur les attraits séduisans ?
Se peut-il que déjà cette fleur soit fanée,
Et qu’en passant dix fois, l’année
Ait vieilli ce front de seize ans ?

D’ordinaire à nous fuir la jeunesse est plus lente :
Quel vent funeste a donc touché la frêle plante ?
Quel froid hâtif surprit son feuillage mouillé,
Pour voir sitôt, privés de leur grâce infinie,
Sa feuille crispée et jaunie,
Et son calice dépouillé ?…

La pauvreté ! Vous tous qui, chers à la fortune,
N’avez subi jamais sa visite importune,

Son image pour vous est un rêve imparfait ;
Mais nos foyers éteints, mais nos tables désertes,
Nos demeures aux vents ouvertes,
Sont les moindres maux qu’elle fait !

La pauvreté ! Tout meurt sous sa serre cruelle !
Cet esprit lumineux, dont la vive étincelle
Pétillait à vos yeux comme l’âtre en hiver,
S’obscurcit tout à coup, et vous laisse dans l’ombre :
Savez-vous quel nuage sombre
Amortit ce lucide éclair ? …

La pauvreté ! Ce cœur, dont l’altière noblesse
Resplendit si long-temps, sans tache et sans faiblesse,
Dément-il aujourd’hui ce qu’il était hier ?
Cherchez bien le secret d’une chute si prompte,
Et quel joug de plomb, ou de honte,
A courbé cet honneur si fier ! …

La pauvreté ! … Ce mot, qui de vous sait l’entendre ?
Manquer à tous les biens, qu’on avait droit d’attendre ;
Vivre jeune sans joie, aimante sans époux,
Tandis que jour et nuit l’âpre travail dévore
Un éclat que long-temps encore
Eût épargné le temps jaloux ;


Porter incessamment tout le faix de la vie ;
À ses nécessités, sans relâche asservie,
Passer de l’une à l’autre, y pourvoir tour à tour,
Comme le passereau, grain à grain, goutte à goutte,
N’avoir pas d’heure qui ne coûte,
De jour qu’on n’ait payé d’un jour ;

Obéir, sans jamais disposer de soi-même,
Au sourd bourdonnement de cette voix suprême,
Qui trouble le silence ou domine le bruit ;
Et soit qu’on ait cherché la retraite ou la foule,
Sentir le moment qui s’écoule,
Gâté par le moment qui suit ;

Aux chances du malheur, las enfin d’être en butte,
Invoquer à regret, trop faible dans la lutte,
Des appuis, dont peut-être on se fût tenu loin ;
Et pour dernier fardeau, portant son propre blâme,
Apprendre que l’orgueil de l’âme
Fléchit sous le poids du besoin :

Cela, c’est être pauvre ! — Où donc est ta justice,
Seigneur ? … Qu’à tant de maux ton pouvoir compatisse !

Ou, voyant inféconds les dons de la beauté,
Ceux de l’esprit perdus, ceux de l’âme inutiles,
Nous dirons vaines et futiles
Nos croyances en ta bonté.

Est-ce donc qu’à nos yeux la suprême puissance
Témoigne, en prodiguant, de sa magnificence ?
De hautains courtisans, nobles voluptueux,
Ainsi de leurs manteaux secouaient sur l’arène
Les perles, qu’aux yeux d’une reine
Semaient leur dédain fastueux !

Mais toi, Seigneur, par qui tout s’enchaîne et se classe ;
Qui dus marquer à tout son lot, sa fin, sa place ;
L’ordre est ta gloire à toi, comme tous dons parfaits :
Qui donc impunément dérangea ton ouvrage ?
Quel pouvoir malfaisant t’outrage
En paralysant tes bienfaits ?

Pourquoi, parmi nos voix, tant de voix rejetées ?
Pour un fruit qui mûrit tant de fleurs avortées ?
Tant de grains échappés à l’épi du glaneur ?
D’où vient que sans profit tout ce bien s’éparpille,
Et que la main du sort gaspille
Tant de bonheurs pour un bonheur ?


L’âme demande en vain, rebelle et curieuse,
Quelle est de cette loi la clef mystérieuse :
Nul effort jusque là n’est encor parvenu :
Toujours il faut souffrir dans un but qu’on ignore,
Vieillir en le cherchant encore,
Et mourir sans l’avoir connu ! …






NATALIE.


 
Elle m’est apparue au milieu d’une fête,
Comme l’être idéal que cherche le poète,
Comme cet ange ami dont on connaît la voix,
Et qu’un songe pieux me fit voir autrefois.
À son regard céleste, à sa grâce ingénue,
À sa douce langueur mes yeux l’ont reconnue.
Dès-lors je pressentis combien j’allais l’aimer.
Pour elle un vague effroi vient aussi m’alarmer.
„Ah ! pourquoi, m’écriai-je en ma pitié profonde,
„Descend-elle des cieux pour habiter ce monde ?
„Des maux que la jeunesse espère en vain braver,
„Si du moins ma raison pouvait la préserver !
„Si ma tendre amitié, nos soins, ma confiance,
„Pouvaient à sa candeur servir d’expérience !“
Ces vœux que je formais, je les vois s’accomplir ;
Je vois mes tristes jours par elle s’embellir.
Pour ne pas l’affliger des chagrins qu’elle ignore,
Au bonheur, aux sermens, je feins de croire encore,
Mélange séduisant d’enfance et de raison,
Ne sachant que les noms d’amour, de trahison,

Son âme, empreinte encor d’une essence divine,
Ne veut pas croire au mal que son esprit devine.
Je saurai, prolongeant cette trop douce erreur,
Des dangers prévenus lui sauver la terreur.
Oui ! le noble intérêt que son destin m’inspire
Doit sur son jeune cœur m’assurer quelque empire.
Cette lyre et ces vers qu’elle daigne envier,
J’éprouve un nouveau charme à les lui dédier.
De tout ce qui l’émeut mon âme est attendrie.
Elle seule est l’objet de ma coquetterie :
Lorsque sur son beau front, languissamment penché,
Par la brise du soir un ruban détaché
Dérange en la voilant sa blonde chevelure,
Quelque chose me gêne et manque à ma parure.
Loin d’envier son sort, sa touchante beauté,
De ses moindres succès mon orgueil est flatté ;
Je les vois, les prédis, je les partage même,
Et je me sens rougir, si l’on me dit qu’on l’aime.
Enfin mon cœur renaît pour mieux guider le sien,
Son brillant avenir a remplacé le mien ;
Et trouvant dans ses vœux une source nouvelle,
Mes rêves de bonheur recommencent pour elle.






L’ORAGE.


 
„Oh ! dites-moi pourquoi, ma mère,
Je souffre depuis ce matin ?
Pourquoi je ne suis plus légère ?
Pourquoi j’ai dormi dans mon bain ?

„Pourquoi mon aiguille résiste
Sous mes doigts faibles et brûlans ?
Et pourquoi je me sens si triste,
Pourquoi mes pas sont si tremblans ?

— C’est l’orage, ma pauvre fille,
Qui t’inspire ce vague effroi.
Qui roule en tes doigts ton aiguille,
Qui te rend triste auprès de moi.


„Ne vois-tu pas ce gros nuage
Qui marche et s’avance vers nous ?
Allons, laisse là ton ouvrage,
Et viens dormir sur mes genoux.“

Elle obéit ; elle sommeille.
L’orage ébranle sa maison.
Mais quand sa mère la réveille
Le soleil brille à l’horizon.

Alors sa tête se relève,
Elle écarte ses longs cheveux ;
Sa tristesse n’est plus qu’un rêve,
Et l’enfant a repris ses jeux.

Puis elle va mouiller dans l’herbe
Sa robe et son petit soulier,
Pour voir de près l’arbre superbe
Que la tempête a fait plier.

Ou ramasse les coquillages
Que l’eau du torrent balaya ;
Tout l’amuse… jusqu’aux ravages
De l’orage qui l’effraya.


Son âme n’est plus oppressée,
Rien ne résiste à ses désirs ;
Et de sa souffrance passée
Il ne reste que des plaisirs.

Ô joyeuse enfance ! heureux âge
Qu’un regard protège toujours !
Brillante saison, où l’orage
Est le seul chagrin des beaux jours !

Je veux ainsi couler ma vie.
Au sort je me résignerai ;
Par la tempête poursuivie,
Comme l’enfant je dormirai.

Poésie, ô sainte chimère,
Viens aussi garder mon sommeil !
Éveille-moi comme sa mère
Au premier rayon du soleil !






ÉLISA MERCŒUR.

LA FEUILLE FLÉTRIE.


Pourquoi tomber déjà, feuille jaune et flétrie ?
J’aimais ton doux aspect dans ce triste vallon.
Un printemps, un été, furent toute ta vie ;
Et tu vas sommeiller sur le pâle gazon.

Pauvre feuille ! il n’est plus le temps où ta verdure
Ombrageait le rameau dépouillé maintenant.
Si fraîche au mois de mai ! faut-il que la froidure
Te laisse encore à peine un incertain moment !

L’hiver, saison des nuits, s’avance et décolore
Ce qui servait d’asile aux habitants des cieux ;
Tu meurs, un vent du soir vient t’embrasser encore ;
Mais ses baisers glacés pour toi sont des adieux.






PHILOSOPHIE.


Lorsque je vins m’asseoir au festin de la vie,
Quand on passa la coupe au convive nouveau,
J’ignorais le dégoût dont l’ivresse est suivie
Et le poids d’une chaîne à son dernier anneau.

Et pourtant je savais que les flambeaux des fêtes,
Éteints ou consumés, s’éclipsent tour à tour ;
Et je voyais les fleurs, qui tombaient de nos têtes,
Montrer en s’effeuillant leur vieillesse d’un jour.

J’apercevais déjà sur le front des convives
Des reflets passagers de tristesse et d’espoir…
Souriant au départ des heures fugitives,
J’attendais que l’aurore inclinât vers le soir.

J’ai connu qu’un regret payait l’expérience,
Et je n’ai pas voulu l’acheter de mes pleurs ;
Gardant comme un trésor ma calme insouciance,
Dans leur fraîche beauté j’ai moissonné les fleurs.


Préférant ma démence à la raison du sage,
Si j’ai borné ma vie au moment du bonheur,
Toi, qui n’as cru jamais aux rêves du jeune âge,
Qu’importe qu’après moi tu m’accuses d’erreur ?

En vain tes froids conseils cherchent à me confondre,
L’obtiendras-tu jamais ce demain attendu ?
Lorsqu’au funèbre appel il nous faudra répondre,
Nous aurons tous les deux, toi pensé, moi vécu.

Nomme cette maxime, ou sagesse ou délire,
Moi je veux jour à jour dépenser mon destin.
Il est heureux, celui qui peut encor sourire,
Lorsque vient le moment de quitter le festin !





MÉLANIE VALDOR.

LE BAL.


Heureux temps, où j’aimais la danse pour la danse ;
Où, la veille d’un bal, durant la nuit, mes yeux
Voyaient, demi-fermés, se former en cadence
Mille groupes joyeux !

Où mon réveil était un bonheur, un délire,
Où la première alors j’étais toujours debout,
Où mon cœur battait d’aise, où par un long sourire
Je répondais à tout.

Où, sans savoir encor, si j’étais laide ou belle,
J’ornais mes noirs cheveux d’une riante fleur,
Sans que mon front gardât, riant et pur comme elle,
Des traces de douleur !


Car j’ignorais alors que le ciel à la femme
Eût dit : „Tu grandiras pour aimer et souffrir !“
Et qu’aimer et souffrir fût même chose à l’âme,
Et fit toujours mourir.

Heureux temps, où mes pieds, dans leur folle vitesse,
Semblaient ne pas poser sur le parquet glissant,
Où mes regards, n’ayant ni langueur ni tristesse,
Trouvaient tout ravissant ;

Où je ne cherchais pas, jalouse et soucieuse,
Du regard un regard, d’une main une main ;
Où le bal le plus beau, pour mon âme oublieuse,
Était sans lendemain ;

Où jamais au retour, une pensée amère,
N’ayant entremêlé de pleurs un court adieu,
Je m’endormais, donnant un baiser à ma mère,
Une prière à Dieu !

Que l’on m’eût dit alors : tu deviendras rêveuse,
Puis triste, toujours triste, et j’aurais ri longtemps,
Sans comprendre qu’on pût se trouver malheureuse
Plus de quelques instants !


Car ma jeune âme était paisible comme l’onde
Sur laquelle un beau jour avant l’orage a lui,
Et souriait au monde, hélas ! tant que ce monde
Pour moi n’était pas lui !





ANAÏS SÉGALAS.

LA GRISETTE.


Bonjour, la belle enfant, si vive et si rosée,
Bijou du peuple, allons, fais gazouiller ta voix ;
Pauvrette des greniers, auprès du ciel posée,
J’aime à te voir penchée à ta simple croisée,
Vierge de Raphaël, dans un cadre de bois.

Sous les toits, ô ma toute belle,
Tu niches comme l’hirondelle.
Svelte fille, aux jeunes flatteurs,
Aux prunelles illuminées,
Comme les fleurs des Pyrénées,
Tu ne vis que sur les hauteurs.

Dans ta chambre aux murs blancs et nus, point de richesse
Mais un joyeux soleil qui dore tes lambris,
Un tout petit miroir qui t’appelle sans cesse :
Ce miroir-là vaut bien des glaces de duchesse,
C’est un humble ruisseau qui reflète un beau lis.


Ta fenêtre est comme étoilée
De jacinthe et de giroflée ;
Tout auprès disant ta chanson,
Tu travailles avec courage ;
J’entends mon oiseau qui ramage
Caché derrière le buisson.

Ma petite princesse à la robe de toile,
Le passant t’aperçoit rayonnant près des toits ;
Mais que ton doux éclat sous la pudeur se voile ;
Car si l’étoile brille, elle tombe parfois !

Dès l’aube, active jeune fille,
Tu chantes en tirant l’aiguille,
C’est le jour, se dit-on surpris.
L’ouvrier comme le poète
Reprend sa tâche ; la grisette
Est l’alouette de Paris.

Le dimanche est ton jour de parure splendide :
Pour une grande dame on te prend quelquefois.
Quand toute la semaine on te vit chrysalide,
Dans tes habits nouveaux tu pars folle et rapide,
Et, papillon coquet, tu voles dans nos bois.


Tu cours aux bals brillants, ouragans populaires,
Où le rire et les chants tonnent avec fracas,
Où le cœur dilaté bondit comme les pas,
Où trône quelque reine, aux pompes mensongères,
Au sceptre de clinquant qui reluit sans peser,
Au front sans diadème, où l’on pose un baiser ;
À la bourse, à la danse et la vertu légères.

Oh ! fuis les bals ! le vice y darde son poison,
Y rampe sous les pieds, siffle dans la chanson,
Et la pudeur s’en va comme un voile qui tombe.
Retourne à la mansarde où l’on te voit briller,
Sois chaste, et, si l’on monte à ce haut colombier,
Que l’on trouve en entrant une blanche colombe.

Fuis les amants dorés, leurs joyaux radieux ;
Ne porte de brillants qu’au fond de tes beaux yeux ;
Travaille ; le travail est l’ange qui te garde !
Préfère un époux simple à quelque vil trésor ;
Un cœur tout plein d’amour à des coffres pleins d’or ;
À la honte au boudoir, l’honneur dans la mansarde.

Riche de ses deux bras, de ses travaux hardis,
Un ouvrier t’a dit : „Voulez-vous, jeune femme,

Ma main rude et loyale, et mon nom et mon âme ?
J’ai plus d’amour, allez, que vos beaux étourdis :
Moi, brusque enfant du peuple, auprès de vous je tremble,
Mon teint bronzé rougit ; votre escalier me semble
L’échelle de Jacob, qui mène au paradis.

Oh ! dans sa large main laisse aller ta main blanche ;
Gagnez en travaillant la robe du dimanche
Et le feu de l’hiver. Tous deux bénis du ciel,
Vous pourrez conquérir votre pain dans vos veilles :
Les maisons d’ouvriers sont des ruches d’abeilles :
C’est avec le travail qu’on les remplit de miel.



LE BAL.


 
Que le bal est joyeux ! Vois ces nombreux quadrilles !
Le plaisir fait briller ces yeux de jeunes filles,
Anime tous les pas, rit dans toutes les fleurs ;
Partout, frais papillon il vole et se repose,
Et pare la danseuse, à la peau blanche et rose,
De ses plus riantes couleurs.

Vois ces jeunes beautés, aux tailles élancées,
Confondant au hazard leurs parures froissées,
Dès que l’archet frémit prendre un folâtre élan !
Leur bonheur enfantin, frêle et léger comme elles,
Est dans les airs d’un bal, dans leurs gazes nouvelles,
Dans les nuances d’un ruban.

Les vois-tu, le front ceint d’un millier d’étincelles,
Sourire à ces miroirs qui les montrent si belles,

Puis, dans un cercle étroit où la foule survient,
Former les pas divers de leur danse rapide,
Pesant sur le parquet comme un oiseau timide
Sur la branche qui le soutient ?

Mais l’orchestre se tait, ses cordes sont muettes ;
Chacune accourt alors vers les riches banquettes,
Fait un léger salut et quitte son danseur,
Puis implore un peu d’air de l’éventail docile,
Qui s’agite semblable à la feuille mobile
Qu’on voit frémir près d’une fleur.

Le salon resplendit de leurs pierres brillantes,
Qui pendent en colliers, en croix étincelantes,
Ou tremblent à l’oreille en mobiles faisceaux.
Sur leurs fronts délicats l’œil satisfait admire
Ces bouquets toujours frais, qui jamais n’ont vu luire
D’autres soleils que des flambeaux.

Ce bal, ces ornements dans leurs cheveux d’ébène,
Ces bijoux, les ont fait rêver une semaine :
Pour elles tout est joie, espoir ou souvenir ;
Leur vie est un riant parterre, où chaque aurore
Qui brille à l’horizon sous leurs mains fait éclore
Une fleur nouvelle à cueillir.


Mais l’orchestre résonne, et leur troupe s’envole.
Entends-tu l’air bruyant de cette danse folle,
Qui bondit si joyeuse, et dans ses tours adroits
Traverse les salons au gré de son caprice,
S’élance, fuit, revient, et court, et vole, et glisse,
Et tourne sans ordre et sans lois ?

Oh, ces danses, ces jeux, ces fêtes ont des charmes !
Malgré ses longs ennuis, ses chagrins et ses larmes,
La vie a des instants qui sont bien doux encor.
Le temps, pour consoler l’homme qui souffre et pleure,
Au sable qui s’écoule et nous mesure l’heure
Mêle parfois quelques grains d’or.

Épuisons les plaisirs de cette nuit folâtre !
Mais un rayon furtif, à la lueur blanchâtre,
Effleure le parquet et les rideaux soyeux ;
Tout effrayés du jour, les quadrilles finissent,
Des flambeaux éclatans les lumières pâlissent,
Comme les étoiles aux cieux.

Il faut partir ! Déjà nos jeunes élégantes
Fixent sur leurs cols blancs les écharpes flottantes ;

Puis, jetant tristement un coup d’œil aux miroirs,
Posent les schalls épais sur les fraîches parures,
Et les amples manteaux tout couverts de rayures,
Avec les boas longs et noirs.

Nous allons le quitter ce bal, mais son image
Va nous suivre du moins. Comme dans un nuage,
Ces rapides beautés, ces danseurs passagers,
Pendant notre sommeil fécond en doux mensonges,
Priant et voltigeant, vont passer dans nos songes
Comme des fantômes légers.





LA JEUNE FILLE MOURANTE.


 
Comment me délivrer de cette fièvre ardente ?
Mon sang court plus rapide, et ma main est brûlante.
Je souffre. Dites-moi, je suis mal ? n’est-ce pas ?
Souvent, le front penché, l’œil baissé vers la terre,
Vous rêvez tristement ; puis d’un air de mystère
J’entends parler bien bas.

Et si je fais un bruit léger, si je respire,
Des larmes dans les yeux on essaie un sourire,
On se rend bien joyeux ; mais j’entends soupirer ;
Sur les fronts tout brillants passe une idée amère,
Et ma petite sœur, qui voit pleurer ma mère,
Près du lit vient pleurer.

Ces larmes me l’ont dit, votre secret terrible :
Je vais mourir !… Déjà ! mourir !… Oh ! c’est horrible !

Dieu, pour fuir la mort n’est-il aucun moyen ?
Quoi ! dans un jour peut-être, immobile et glacée !
Aujourd’hui l’avenir, le monde, la pensée,
Et puis, demain… plus rien.

La robe que j’avais dans ma dernière fête
Est fraîche encor ; les nœuds attachés sur ma tête
Ont gardé ces couleurs et ces reflets changeants
Dont j’admirais l’éclat dans une folle extase ;
Et moi, je vivrai moins que ces tissus de gaze
Et ces légers rubans !

Comme une frêle plante, un souffle m’a brisée,
Vous, mes sœurs, vous avez cette teinte rosée
De jeunesse et de vie. Oh ! votre sort est beau !
Et j’ai les yeux ternis, je suis pâle, abattue :
On dirait à me voir une blanche statue
Pour orner un tombeau.

On m’admirait pourtant, moi, fantôme, ombre vaine ;
La foule m’entourait comme une jeune reine ;
Mon pouvoir tout nouveau semblait encor bien long ;
Quelques bijoux formaient ma parure suprême,
Et puis mes dix-huit ans, comme un beau diadème,
Rayonnaient sur mon front.


À vous encor, mes sœurs, cet avenir qui brille ;
À vous tous ces plaisirs bruyants de jeune fille,
Puis cet anneau d’hymen, ce mot dit en tremblant,
Et ces grains d’orangers, couronne virginale :
Moi, pour voile de noce et robe nuptiale,
J’aurai mon linceul blanc ;

Lugubre vêtement jeté sous une pierre
Qui tient ensevelis dans une étroite bière
Bien des illusions, bien du bonheur rêvé,
Qui tombe par lambeaux sous la terre jalouse,
Et que les battements d’un cœur de jeune épouse
N’ont jamais soulevé.

Moi, dans un long cercueil, étendue, insensible,
Morte ! — quoi ! je mourrais ! … Oh ! non, c’est impossible.
Quand on a devant soi tout un large avenir,
Quand les jours sont joyeux, quand la vie est légère,
Quand on a dix-huit ans, n’est-ce pas ? bonne mère,
On ne peut pas mourir.

Je veux jouir encor de toute la nature,
De la fleur dans les prés, du ruisseau qui murmure,

Du ciel bleu, de l’oiseau chantant sur l’arbre vert ;
Je veux aimer la vie, et de toute mon âme,
La voir dans le soleil briller en jets de flamme,
La respirer dans l’air…

Le lendemain la cloche appelait aux prières ;
Des cierges éclairaient de leurs pâles lumières
La nef et l’autel saint. Quelques prêtres en deuil
Disaient le chant des morts, et, sous les voûtes sombres,
Des vierges à genoux, blanches comme des ombres,
Pleuraient près d’un cercueil.






MME LOUISE GUINARD.

À NOÉMI.


Noémi, frais bouton de rose,
Enfin sur mon sein je te pose,
Tu fixes mes regards ravis.
Grâce aux souffrances de ta mère,
Tu boiras à la coupe amère ;
Je te vois, je te tiens, tu vis.

Tu vis !… et le bonheur m’enivre,
Comme s’il était bon de vivre,
Et qu’il fût doux de voir le jour.
Tu vis, et mon âme se noie
Dans des flots d’ineffable joie,
Et n’est plus qu’espoir et qu’amour.

Et toi, sur le courant perfide
Tu vas, confiante et candide,

Lancer ton fragile vaisseau :
Et tu vis, comme dans les langes
L’enfant divin riait aux anges
Veillant autour de son berceau.

Que ton sein doucement soupire !
Que de calme dans ton sourire !
Que d’innocence dans tes yeux !
Vois-tu donc ton ami céleste,
Protégeant ton berceau modeste,
Planer pur et silencieux ?

Sais-tu que ton Dieu te contemple ?
Sais-tu que ton âme est son temple ?
Sais-tu que les cœurs innocents,
Comme toi, savent seuls lui plaire,
Et que d’une main tutélaire
Il bénit les petits enfants ?

Sais-tu répondre à ma pensée,
Qui pour toi, sans être lassée,
Jour et nuit veille sans repos ?
Dans mon âme saurais-tu lire
Qu’il te suffit d’un seul sourire
Pour me faire oublier mes maux ?


Mais non… ton cœur sommeille encore ;
Ignorante comme l’aurore
Qui sème ses fleurs sous les pas
De l’heure dont elle est suivie,
Si tu souris à cette vie,
Enfant, c’est que tu ne sais pas,

Tu ne sais pas que l’existence,
Pour charmer ta crédule enfance,
De roses a paré son seuil,
Et que tes larmes goutte à goutte
Un jour arroseront la route
Qui finira par un cercueil !

Tu ne sais pas, ô petit ange !
Qu’ici tout nous trompe et tout change,
Excepté pleurer et souffrir ;
Et que cette mère fidèle,
Qui te réchauffe sous son aile,
Un jour… tu la verras mourir !

Oui ; ta douce béatitude
Fera place à l’inquiétude,

Et les sanglots soulèveront
Ce sein maintenant si paisible,
Et de la douleur inflexible
La main sillonnera ton front.

Oh ! ne crains pas que je t’éveille :
Sans rêve encor longtemps sommeille ;
Repose en paix auprès de moi.
Ta joie est dans ton ignorance,
Ignore jusqu’à l’espérance,
Et souris sans savoir pourquoi.






UN RÊVE.


 
Elle eût pris quatorze ans quand ont fleuri les lis,
Ma douce Noémi dont le ciel fit un ange !
Heureuse près de Dieu d’un bonheur sans mélange,
Loin de ceux qu’elle aimait tous ses vœux sont remplis.

Et j’ai passé cinq ans sans l’avoir embrassée !
Elle que mes baisers cherchaient matin et soir ;
Je ne la vois jamais qu’en rêve et qu’en pensée,
Moi qui trouvais trop long un seul jour sans la voir !

Une nuit sur mon sein elle était revenue ;
Elle était grande et belle et ravissait mes yeux :
Son front avait gardé sa couleur ingénue,
Et son regard brillait de la splendeur des cieux.

Je me taisais : mon cœur avait trop à lui dire,
Et je la contemplais ; alors elle sourit,
D’un sourire aussi doux que son premier sourire,
Alors que, s’éveillant, son âme me comprit.


Noémi, parle, oh ! parle ; appelle-moi ta mère,
Lui dis-je en rappelant d’un doux nom enfantin :
„C’est, dit-elle, un grand bien que vivre sur la terre,
„Pour servir le Seigneur et pour l’aimer sans fin !“

Mon ange, encore un mot, un doux mot qui console.
Elle sourit encore et j’entendis sa voix ;
Mais je ne compris plus sa céleste parole ;
Et son doigt en fuyant me montrait une croix.

Mes pleurs se faisant jour rouvrirent ma paupière ;
Je m’éveillai disant encor son nom chéri :
Hélas ! voilà cinq ans qu’elle dort sous la pierre.
J’ai fermé ses beaux yeux quand les lis ont fleuri !






UNE VISITE À LA MAISON PATERNELLE.


 
Après les jours d’hiver, parfois une hirondelle
Aux lieux où, faible encore, elle essaya son aile,
Vole, et, cherchant son nid au toit accoutumé,
Trouve le toit désert et le doux nid fermé.
Longtemps près de ce nid qu’elle ne peut atteindre,
Inquiète, on l’entend voltiger et se plaindre ;
Et puis, en vains efforts lasse de s’agiter,
Au mur le plus voisin elle va s’abriter.

C’est ainsi que j’ai fait ; j’ai mené ma famille
Tout près du toit béni qui me vit jeune fille ;
Je vois les murs noircis, qui me semblent en deuil,
Et mon pied suspendu se détourne du seuil
Où l’instinct, trop souvent, le dirige et l’arrête.
Car je n’ai plus le droit de reposer ma tête
Aux lieux où j’ai dormi mes doux sommeils d’enfant,
Au bruit des peupliers balancés par le vent.

Une fois, cependant, ainsi qu’une étrangère.
J’ai voulu visiter la maison de mon père ;

Les souvenirs pressés se dressaient sous mes pas.
Mais je n’y vins pas seule, et je ne pleurai pas.
Palpitante et fixant partout des yeux avides,
Dans le verger inculte et dans les chambres vides,
J’errais, cherchant toujours dans ce lieu tant rêvé
Ce qui dans mon cœur seul est à jamais gravé ;
Mais je cherchais en vain, et mes seules pensées
Créaient autour de moi des traces effacées.

Sur ces gazons, les miens n’étaient jamais venus ;
Les sentiers du jardin m’étaient tous inconnus ;
Et ces arbres nouveaux, me froissant le visage,
Semblaient des ennemis placés sur mon passage.
Jamais mon front serein, sous leur ombre incliné,
De leurs naissantes fleurs ne s’était couronné ;
Les figuiers qui paraient notre table frugale,
Les rosiers embaumés, à la fleur virginale,
Que j’avais de mes mains arrondis en berceaux ;
Les pommiers dont ma mère émondait les rameaux,
Tous étaient disparus, ou, dans la cour déserte,
Gisaient noirs et séchés sur l’herbe épaisse et verte ;
Squelettes déformés, déplorables débris
De ceux que j’avais vus si frais et si fleuris !

Près de ces arbres morts, morts comme ma jeunesse,
Morts comme tant d’objets que pleure ma tendresse,
Je m’assis quelque temps ; puis, me levant soudain,
Je courus à grands pas à travers le jardin ;
Je cueillis tristement une mauve sauvage,
Seule fleur qui du sol consolât le veuvage ;
Un fruit du coudrier que ma mère a planté ;
Et ce fut de ces lieux tout ce que j’emportai.





LA COURONNE SÉCHÉE.


Il est une couronne au vieux mur suspendue,
Stérile souvenir d’espérance perdue,
Frêle ornement d’un front que la mort a pâli ;
Un reste de parfum vit dans ses fleurs fanées :
Mais celui qui tomba dans ses belles années
Dort dans l’abîme de l’oubli.

L’oubli ! Combien de fois il a rêvé la gloire !
Et son nom ne vit plus, hélas ! qu’en ma mémoire ;
Et sa tombe ignorée est inculte et sans fleurs.
Seule encor cependant je murmure : Évariste !
Et comme une harmonie à la fois douce et triste,
Ce nom mouille mes yeux de pleurs.

Évariste ! oh ! combien je fus heureuse et fière,
Quels pleurs délicieux mouillèrent ma paupière,

Quels rapides élans firent battre mon cœur,
Lorsqu’au milieu des cris de la foule nombreuse
Et des mères disant : que sa mère est heureuse !
Ce nom fut proclamé vainqueur !

Oh ! je l’entends encor, la fanfare résonne :
Tu cours, et, triomphant, tu reçois ta couronne ;
Et moi debout, tremblant et le bras étendu,
Je pleure, je m’écrie et je ne puis qu’à peine
Contenir le bonheur dont mon âme est trop pleine :
Je te revois ! tu m’es rendu !

Douce image ! pourquoi ne te vois-je qu’en rêve ?
Ta couronne est séchée et la tombe s’élève ;
Nul ne prononce plus ce nom que j’aimais tant,
Ou si parfois encor quelque bouche le nomme
Et murmure tout bas : infortuné jeune homme !
Nul ne se trouble en l’écoutant.

Pour moi, je t’aimais trop pour t’oublier si vite ;
Dans le fond de mon cœur ton souvenir habite ;
Tu m’apparais souvent gracieux et vermeil
Avec ton doux sourire et tes longs cils de soie ;
Et je revois encore étinceler de joie
Ces yeux qu’éteint le lourd sommeil.


Dans la demeure vide où tu jouais naguère
Sous les hauts peupliers qu’avait plantés ton père,
D’un pas lent et rêveur parfois je vais errer ;
L’araignée a filé dans les chambres désertes,
Les parterres sans fleurs se couvrent d’herbes vertes ;
C’est là que j’aime à te pleurer.

Je t’y revois enfant… alors mon cœur se serre,
Je regarde mes fils et je songe à ta mère ;
Je me dis qu’ici-bas tout espoir est menteur,
Que l’arbre qui de fleurs en avril se couronne
Est trop souvent stérile et sec avant l’automne,
Et je ne crois plus au bonheur.





À AUGUSTE AU CIEL.


Mon bien-aimé, mon Auguste aux traits d’ange.
Quitte pour moi la céleste phalange
Un peu de temps !
De ton aspect mon âme est altérée,
Je veux revoir ton image adorée ;
Viens, je t’attends !

Si Dieu permet aux âmes bienheureuses
D’entendre au ciel des plaintes douloureuses
Monter la voix,
Tu peux me voir, et tu m’entends sans doute ;
Et moi, mon fils, dans mon cœur je t’écoute
Et je te vois.

Viens occuper ta place accoutumée,
Viens reposer ta tête bien-aimée
Sur mes genoux,
Mets dans ma main ta main blanche, amaigrie,
Et fixe encor sur ta mère attendrie
Tes yeux si doux !


Lorsqu’en hiver, au temps des longues veilles,
Du Dieu sauveur je contais les merveilles
Au coin du feu,
Tu me disais : „Encor, encor, ma mère,
J’écouterais pendant la nuit entière
Parler de Dieu !“

Ta mère, hélas ! n’a plus rien à t’apprendre !
Tu sais de Dieu ce que ne peut entendre
Un cœur mortel ;
Ô mon enfant ! c’est à toi de m’instruire ;
Beau séraphin, c’est à toi de conduire
Ta mère au ciel !

Par tes récits enchante mes oreilles,
Raconte-moi les heureuses merveilles
De ton séjour ;
J’écouterais du soir jusqu’à l’aurore ;
Parlons de Dieu, mon fils, encore, encore :
C’est à ton tour.

Oh ! parle-moi d’immortelle espérance !
J’ai tant souffert durant ta longue absence !
J’ai tant pleuré

Que l’amertume, en pénétrant mon âme,
A submergé toute divine flamme,
Tout don sacré !

Dévoile-moi l’ineffable mystère
Que sait la mort et que cache la terre
Aux yeux en pleurs ;
Dis-moi si l’âme, au ciel calme et remplie,
Aux exilés songe et jamais n’oublie
Qu’on aime ailleurs.

Du Tout-Puissant enseigne-moi les voies,
Ma douleur trouve au récit de tes joies
Quelque douceur.
Fais luire en moi le jour pur qui t’éclaire ;
N’as-tu pas vu là-haut ma sainte mère
Avec ta sœur ?

Tu m’as parlé ! … J’écoute, je devine ;
Oui, tu m’as dit, dans ta langue divine :
„J’aime, je vis !“
Et j’ai compris ce qu’ici rien n’exprime ;
Je crois en toi, ma force se ranime ;
Merci, mon fils !





L’APPROCHE DE L’AUTOMNE.


Les champs sont moissonnés, les gerbes sont rentrées,
Le chaume seul s’étend sur les sillons jaunis !
Les bois se sont couverts de teintes empourprées,
Les oiseaux moins joyeux ont déserté leurs nids ;
Les fruits noirs de la ronce ont mûri sur les haies,
L’herbe s’est desséchée au tapis des sentiers,
Les bluets sont fanés et de vermeilles baies
Ont remplacé la rose aux buissons d’églantiers.

C’est le temps où, tremblante auprès de la bruyère,
La clochette d’azur s’abrite dans les bois,
C’est le temps où, partout, dans l’ombre et la lumière,
Le souvenir s’éveille et répète : Autrefois !!!
Il est dans le parfum de la feuille séchée,
Dans le rayon pâli qui perce le brouillard,
Et dans ces humbles fleurs qui, sous mes pieds, penchées,
Semblent frémir d’un souffle et chercher un regard.


Il se mêle à ces fils qui traversent la plaine,
Se balancent flottants dans les cieux éthérés,
S’attachent aux buissons comme une blanche laine,
Et brillent au soleil, lumineux et dorés ;
Oui, partout il se cache, il rayonne, il murmure ;
Il embaume les fleurs, il chante dans les airs ;
Avec les sombres pins qui gardent leur verdure,
Sous la neige il saura défier les hivers.




ÉLISE MOREAU.

LA FÊTE DE MA MÈRE.


S’il est sur cette terre
Un éclair de bonheur,
Un rayon salutaire
Qui caresse le cœur,
Une lueur amie
Dans l’ombre de nos jours,
Ces flots de poésie
Qui murmurent toujours ;

S’il est des églantines
Qui ne se fanent pas,
Des roses sans épines
Aux buissons d’ici-bas ;
Dans notre coupe amère
S’il est un peu de miel ;
Si l’eau qui désaltère
Pour nous tombe du ciel ;


Je crois que les prières
Qui nous valent ces biens
Sont celles de nos mères.
Ces bons anges gardiens ! …
Je crois que leur voix sainte
Monte au plus haut des cieux,
Comme une chaste plainte,
Comme un encens pieux.

Si notre frêle enfance
Ignore les douleurs,
Si la douce espérance
La couvre de ses fleurs,
Ce sont toujours nos mères
Qui font nos fronts sereins,
Nos larmes éphémères,
Nos heures sans chagrins.

Ah ! que notre tendresse
S’accroisse chaque jour !
Chérissons-les sans cesse,
Entourons-les d’amour !
Puis, lorsque de leur fête
Vient le mois adoré,

Si notre âme est poète,
Prenons le luth doré,

Et disons-leur : Ma mère,
Le bonheur sur ton sein
N’est point la fleur légère
Qui meurt dès le matin ;
C’est la divine flamme,
Le soleil bienfaisant
Qu’au vrai cœur de la femme
A mis le Tout-Puissant !

Sur ce triste rivage
Tout est faux, rien n’est pur ;
Toujours quelque nuage
Du ciel corrompt l’azur ;
Sous nos pas tout s’efface,
Comme un vain bruit d’écho,
Comme le flot qui passe,
Remplacé par le flot !

Un gracieux sourire
Cache un piège trompeur,
La candeur qu’on admire
Une âme sans pudeur ;

Qui tout haut nous caresse,
Veut nous trahir tout bas ;
Ô mère ! ta tendresse
Seule ne trompe pas…
 
Sur elle je m’appuie
Comme un lis attristé
Qui, demandant la pluie
Durant un jour d’été,
S’appuie au tronc du chêne
Dont le feuillage ami
La dérobe à l’haleine
Des vents chauds du midi…

Ah ! lorsque la tempête
Du séjour éthéré
Grondera sur ma tête,
Calme, je reviendrai,
Comme dans mon enfance,
Le front sur tes genoux,
Invoquer l’espérance
Et ses rêves si doux.

Des peines de la vie
Tu me consoleras,

Tu berceras, amie,
Mon sommeil dans tes bras ;
Et moi, sur ta vieillesse
Je semerai des fleurs,
Des heures d’allégresse
Et des jours sans douleurs…





MME MENESSIER-NODIER.

À UNE JEUNE FILLE.


Enfant, vous êtes blonde et tout-à-fait charmante ;
On dirait, à vous voir timide et rayonnante
Au milieu de vos sœurs,
Une royale fleur, de fleurs environnée,
Vermeille et des parfums dont elle est couronnée
Épanchant les douceurs.

Vous riez bien souvent d’un ineffable rire ;
Tout ce que vous pensez, vos yeux semblent le dire,
Vos beaux yeux bleus et doux !
Votre front est si pur qu’on y lirait votre âme
Où l’ardente prière étend sa pure flamme,
Plus pure encore que vous !

Oh ! vous aimez beaucoup les fleurs et la prairie,
Les oiseaux et les vers, et puis la causerie
Le soir, dans le jardin,

Lorsque, près d’une amie à la tête qui penche,
Votre bras blanc passé sur son épaule blanche,
Et la main dans sa main,

Vous parlez bien souvent d’amitiés éternelles,
Du ciel qui réunit les âmes fraternelles
Qu’il sépare ici-bas.
Et lorsque vous voyez une étoile qui tombe,
Vous dites : „Le Seigneur vient d’ouvrir une tombe ;“
Et vous pressez le pas.

Mais vous aimez surtout la musique et la danse,
Votre cœur tout entier vers le plaisir s’élance
Et bondit avec vous ;
Nul souci n’a passé sur le front, sur la vie
De l’enfant qui sourit et qui nous fait envie,
Hélas ! à presque tous !

Le bonheur est partout, lorsque l’on a votre âge,
Enfans ! mais rien ne peut arrêter au passage
Votre printemps d’amour.
La jeunesse et la joie ont des ailes pareilles ;
Chacun prend une fleur dans leurs fraîches corbeilles
Et la fane à son tour.


Quand on pense qu’un jour ce front pur, cette bouche
Si fraîche encor, qu’à peine un sourire la touche,
Changeront de couleur ;
Que le temps sans pitié, sur ces traits que l’on aime,
Viendra poser sa main, on ressent en soi-même
Une amère douleur.

Et pourtant il le faut ; c’est ainsi qu’est la vie :
Toujours l’heure qui fuit d’un regret est suivie
Depuis le gai matin
Jusqu’au soir où, marchant sans trouble et sans prestige,
On voit que bien souvent la fleur manque à la tige,
Le convive au festin.






REPROCHES.


 
Pour la première fois vous avez fui mon cœur,
Ce cœur où vous pleuriez, où vous versiez votre âme ;
Vous avez un secret qu’en vain, moi, je réclame ;
Moi, que vous aimiez tant, mon regard vous fait peur,
Pour la première fois vous avez fui mon cœur.

Vous avez oublié qu’il est doux de pleurer,
Quand on a bien longtemps voulu cacher ses larmes ;
Contez-moi vos chagrins, vos secrètes alarmes,
Tout ce qui vous fait craindre ou vous laisse espérer ;
Vous avez oublié qu’il est doux de pleurer.

Oh ! pleurez avec moi votre bonheur perdu,
Et nos rêves d’enfants, trop fragile chimère ;
Pleurez pour que vos yeux retrouvent leur lumière,
Et pour que le repos au moins vous soit rendu.
Oh ! pleurez avec moi votre bonheur perdu.


De votre lourd secret donnez-moi la moitié ;
Soulagez votre cœur de ce poids qui l’oppresse ;
Cachez entre mes bras un aveu qui vous blesse,
Je vous conjure, enfant, de vous ayez pitié !
De votre lourd secret donnez-moi la moitié.

Mon âme est à la vôtre attachée à toujours,
Malgré le ciel contraire, et malgré vous peut-être ;
Ainsi qu’une ombre amie elle doit apparaître
Dans votre vie amère et dans vos heureux jours.
Mon âme est à la vôtre attachée à toujours.

Hélas ! si vous vouliez un peu vous souvenir
De ce temps où mon cœur réfléchissait le vôtre,
Où nous marchions ensemble en pensant l’un à l’autre,
Vous verriez le passé plus beau, que l’avenir,
Hélas ! si vous vouliez un peu vous souvenir.

Le printemps est fini, n’effeuillons pas les fleurs,
Qu’il a laissé tomber de sa fraîche couronne,
Car l’hiver vient si vite et sa main les moissonne,
Et nos pleurs les suivront, mais que lui font nos pleurs ?
Le printemps est fini, n’effeuillons pas les fleurs.






MME JANVIER.

LA VIEILLE FILLE.


Pauvre fille, toujours ici-bas oubliée,
Toi dont la vie était une lente douleur,
Dont l’âme méconnue en soi s’est repliée,
Amèrement blessée au toucher du malheur ;

Toi, qui viens de mourir aussi chaste qu’un ange,
Et dont le front blanchi dort sous le blanc linceul,
Toi que nul n’a choisie, et dont la fleur d’orange
N’a, de son pâle éclat, paré que le cercueil ;

Console-toi, ma sœur, de ce triste hyménée !
De ces vierges qui vont chantant l’hymne de mort,
Fières de leur jeunesse et de leur destinée,
Plus d’une, après l’épreuve, aurait choisi ton sort.

Ton âme vers la paix s’est enfin élancée ;
Tu pars riche de pleurs, tous ont été comptés ;
Car du livre éternel la joie est effacée,
Et seuls, en lettres d’or, les chagrins sont restés.


Ah ! qui sait les ennuis, les désespoirs sans nombre,
Les résignations qu’un cœur pauvre nourrit ;
Pauvre de tous les biens, et qui s’éteint dans l’ombre,
D’un mal dont sans pitié chacun s’éloigne et rit !

La laideur chez la femme est maudite et flétrie ;
De la grâce et du beau nous sommes amoureux :
C’est comme un souvenir de la noble patrie,
Qui vient frapper nos sens et parler à nos yeux.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Elle vit, en naissant, commencer sa misère ;

Triste, elle grandissait parmi ses jeunes sœurs ;
Car elle devinait, en embrassant sa mère,
Une pitié plaintive en ses yeux tout en pleurs.

Elle n’eut point d’enfance, et, venue à cet âge
Où la beauté reluit dans toute sa splendeur,
Chacun se détourna de son pâle visage,
Sans chercher plus avant ce que gardait son cœur,
 
Son cœur cachant à tous sa richesse inutile,
Ses secrets battements comprimés sous sa main,
Mystérieux parfum enfermé dans l’argile,
Beau trésor inconnu, qu’on foulait en chemin ;


Ne murmurant jamais, tant son âme était haute,
N’ayant que Dieu pour juge en ses muets combats,
Et voilant son malheur comme on voile une faute,
Souffrant de ces douleurs qui ne se plaignent pas ;

Vivant dans ses longs jours isolée et sans guide,
Et voyant chacun d’eux, fatalement pareil,
Sans espoir, sans bonheur, triste, uniforme, vide
Comme un morne horizon sans pluie et sans soleil.

Et quand le poids des ans eut incliné sa tête,
Son cœur, tant éprouvé par un destin jaloux,
Se vengea noblement de sa part incomplète ;
Elle agrandit sa vie en la donnant à tous.

Saintement résignée à marcher solitaire,
Sans époux, sans enfants, sans lien, sans amours
De tous les affligés elle devint la mère ;
Doux nom qu’avaient souvent rêvé ses mauvais jours !

Gloire, gloire à celui qui garde dans son âme
La foi, divin trésor d’intarissable miel !
Toi qui n’as partagé que les maux de la femme,
Ô vierge en cheveux blancs, va confiante au ciel !

. . . . . . . . . . . . . . .

Les dévouements obscurs sont les plus magnifiques ;

Dans l’ombre et le silence ils restent confondus :
C’est la voix du désert chantant les saints cantiques,
Qui montent jusqu’à Dieu, de lui seul entendus.

Ils veulent un cœur fort, un assidu courage :
Celui qui les pratique entre tous est béni ;
Il amasse en secret un sublime héritage,
Et sème dans son champ un mérite infini.

La vertu glorieuse a le regard des hommes,
L’autre a celui du Dieu juste et mystérieux.
La première a sa fin dans le monde où nous sommes,
L’autre naît sur la terre et ne fleurit qu’aux cieux.





MME LOUISE COLLET.

LE TRAVAIL.

FRAGMENT.


Travail ! fidèle ami de l’homme, joie austère
Que Dieu place à côté des douleurs de la terre :
Mâle consolateur, dont le double pouvoir
Sait arracher au crime une âme qui s’égare,
Ou verse au cœur brisé le baume qui répare
Sa détresse et son désespoir.

Lorsque des passions vers nous la vapeur monte,
Que deux spectres cruels, la misère, et la honte,
Nous poussent chancelants vers un mirage impur,
De notre âme évoquant la native noblesse,
Qui donc par sa fierté soutient notre faiblesse ?
C’est toi, guide sévère et sûr.

À la vierge qui place en toi son espérance,
Tu promets un amour chaste pour récompense ;

À l’artiste, au penseur, tu montres l’idéal ;
Au pauvre courageux tu donnes le bien-être ;
Tu rends l’indépendance à ceux qui t’ont pour maître ;
Au coupable, le sens moral !

Par toi, tout ici-bas se féconde et s’élève !
Par toi la terre et l’âme enrichissent leur sève ;
Toutes deux, ô travail ! te doivent leurs trésors :
La terre a ses vergers, ses blés, ses vignes mûres ;
L’âme a ses dévoûments, sa foi, ses grandeurs pures,
Beaux fruits qui sans toi seraient morts !

C’est à toi, pour orner nos places et nos rues,
Que le peuple devrait élever des statues ;
Ah ! ce ne serait point un symbole imposteur !…
Soutien du faible, amour du fort, rachat du crime,
Des générations enseignement sublime,
Travail, éternel bienfaiteur !






CÉCILE.

ÉPISODE D’UN POÈME INTITULÉ : MA MÈRE.


Souvent dans mon enfance elle aimait à me dire
Une histoire naïve, inimitable à l’art,
Mais touchante et sublime, alors que son regard,
Son geste, son accent, son céleste sourire
Peignaient des sentimens que l’art ne peut décrire,
Et qui de son récit jaillissaient au hazard.
Elle avait une sœur, vierge candide et pure,
Qui tenait plus de Dieu que de la créature,
Ange qu’à son amour ravit un prompt trépas,
Qui glissa sur la terre, et qui n’y toucha pas.
Jamais esprit plus pur, jamais formes plus belles ;
Elle avait tout d’un ange, âme et corps moins les ailes,
Les ailes, qu’en venant vers nous elle quitta
Pour les trouver aux cieux, quand elle y remonta.
Elle est morte à quinze ans dans une paix profonde,
Avant d’avoir ouvert son âme chaste au monde ;
Morte, ne connaissant que le toit paternel,
Que l’église des champs dont elle ornait l’autel,

Que les pauvres venant recevoir le Dimanche
L’aumône qui tombait de sa main frêle et blanche,
Et que la croix de pierre au coteau se penchant,
Qui la voyait prier chaque soleil couchant.
Cécile, ce doux nom, ce nom plein d’harmonie
D’une femme qui fut sainte par le génie,
Qui sentant dans son sein des arts le noble feu,
Y consumait son âme et l’élevait vers Dieu
Dans des chants qu’écoutait la terre recueillie,
Mais qu’elle dérobait au monde où tout s’oublie,
Pour aller dans les lieux au Seigneur consacrés
Épancher son génie en des hymnes sacrés ;
Cécile était son nom, et, comme sa patrone,
Elle savait des chants pour Dieu, pour la madone,
Pour les saints du hameau qu’on chômait chaque mois ;
Et quand près de l’autel elle élevait la voix,
Aux accens échappés de cette âme angélique
Qui peignaient sa candeur dans un pieux cantique,
Les naïfs habitans du village, à genoux,
Disaient : „Un séraphin est venu parmi nous !“

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un soir près du foyer qui chaque jour rassemble

Et l’aïeule et la mère et les deux sœurs ensemble,
D’un tissu précieux nuançant les couleurs,

Cécile sous ses doigts faisait naître des fleurs,
Et, les regards baissés en guidant son aiguille,
Rêveuse, elle écouta discourir sa famille.
Assise au coin du feu dans l’antique fauteuil,
L’aïeule aux cheveux blancs disait avec orgueil
Comment son noble époux, au passage d’un prince,
Présidait les états de toute la province,
Et comment de son siège il avait fièrement
Réprimandé le prince au nom du parlement.
„Oh ! je fus ce jour-là reine de la Provence !
Mais ma vie est finie et le trépas s’avance.
Je n’ai plus, disait-elle, espoir dans l’avenir,
Je ne vis désormais que par le souvenir.“
— La mort ! chassez bien loin cette pensée amère,
S’écriait Henriette (Henriette, ma mère) ;
Dans vos petits-enfans ne renaissez-vous pas ?
L’an passé, l’orsqu’au bal vous suivîtes mes pas,
Dites, n’étiez-vous pas heureuse et rajeunie,
Quand, pour ouvrir la fête ouverte à son génie,
Cet homme aux traits hideux, mais à l’esprit si beau.
Que vous nommez, je crois, comte de Mirabeau,
Pour danser avec lui tout-à-coup m’a choisie ?
Chaque femme en devint pâle de jalousie ;
Vous seule, me suivant d’un regard triomphant,

Partageâtes l’orgueil de votre heureuse enfant.
Et l’aïeule charmée embrassait Henriette,
Dont l’âme s’éveillait innocente et coquette,
Et qui brodait, rieuse, une robe de bal,
Rêvant fête et succès dans son cœur virginal.

Cécile à côté d’elle écoutait sans comprendre
Des projets de plaisir qu’elle n’eût osé prendre ;
Le monde était pour elle encore sans douceur :
Lorsque dans une fête on conduisait sa sœur,
Résistant aux désirs mondains de son aïeule,
Aux champs, près de sa mère, elle demeurait seule ;
Et sa main répandait sur le pauvre oublié
L’argent qu’à se parer elle aurait employé.
C’est que son âme pure, ineffable mystère,
Sentait qu’elle n’avait qu’à passer sur la terre,
Et que l’exil commun pour elle raccourci,
Rapide, en peu de jours devait finir ici.
On voyait au souris de sa bouche si pâle,
À son teint transparent et blanc comme l’opale,
À la veine d’azur qui cernait ses doux yeux,
Qu’elle devait bientôt s’en retourner aux cieux.
Ce soir-là l’incarnat se jouait sur sa joue,
Comme un rayon pourpré qui sur l’onde se joue,

Et sur son chaste front, de cheveux blonds voilé,
Répandait mollement son reflet ondulé.
Quelquefois s’échappait de sa poitrine frêle
La toux qui la tuait et la rendait plus belle,
Quand vers sa joue alors son sang se refoulait.
Sa mère lui tendait une tasse de lait,
Et la vierge y trempait sa lèvre pure et rose ;
Puis, reprenant la fleur sur son ouvrage éclose,
Ignorante d’un mal dont on meurt sans souffrir,
Elle faisait gaîment son aiguille courir.
Ce n’était point l’écharpe ou la robe émaillée
Qu’elle voulait ce soir finir dans la veillée,
C’était le voile blanc d’un calice divin
Où le prêtre en sang pur transformera le vin,
Cachant le corps du Christ sous l’éclat du ciboire,
Et le vase sacré sous les plis de la moire.

Artiste consacrée à l’autel du Seigneur,
Surpassant la peinture en relief, en fraîcheur,
Cécile avait brodé sur l’étoffe onduleuse
L’agneau pascal portant la croix miraculeuse.
Quelques gouttes de sang s’échappaient de son sein
Et tombaient sur des fleurs à l’entour du dessin :
Puis, de ses ailes d’or couronnant ce symbole,

La colombe au tableau formait une auréole.
La vierge avec amour soignant chaque détail,
Avait presque achevé son férique travail ;
Il ne lui restait plus à broder qu’une feuille
Des roses où le sang rédempteur se recueille ;
Mais, pour la terminer, le fil vert et soyeux
A manqué tout à coup à ses doigts gracieux ;
La bobine d’émail de soie est dépouillée,
Il ne lui reste pas une seule aiguillée.
Comment faire ? … Il est tard ; le village est lointain.
Son ouvrage à l’église est attendu demain.
Demain, jour de Noël, elle a fait la promesse
De l’offrir à l’autel à l’heure de la messe ;
Et voilà qu’arrivée à la dernière fleur,
La soie est épuisée… Au coffret de sa sœur
Elle n’a pu trouver la couleur nécessaire
Pour achever la feuille. „Ô mon Dieu ! comment faire ?“
Et la naïve enfant a des pleurs dans les yeux.
„Pourquoi te lamenter, agir vaudrait bien mieux,
Dit alors Henriette ; allons dans les mansardes
Chercher dans le bahut rempli de vieilles hardes :
Il renfermait aussi de la soie à broder.
Allons, prends ce flambeau, montons sans plus tarder !“
Et les deux jeunes sœurs s’élancent, et joyeuses,

Traversent un grenier aux murailles poudreuses.
Dans un angle, un bahut en cuir noir damassé,
S’étalait au milieu des débris du passé,
De ces meubles vieillis qu’une mode nouvelle
Jette au rebut après un service fidèle.
Ainsi nous délaissons nos parens, nos amis
Qui sont auprès de nous dans la tombe endormis.

Pourtant ce vieux bahut à couverture noire
Au château rappelait une touchante histoire :
Une enfant du hameau, mariée au Brésil,
N’avait trouvé là-bas qu’une terre d’exil
Quand la mort amena sa dernière journée :
„Je veux dormir, dit-elle, aux lieux où je suis née !“
Et ses filles en pleurs jurèrent qu’au hameau,
Auprès de sa famille elle aurait un tombeau.
Pour accomplir ce vœu, traversant l’onde amère,
Elles vinrent en France ensevelir leur mère.
Mon aïeul au château les reçut, et leurs jours
Sous ce toit protecteur achevèrent leur cours.
À leur mort ma grand’mère entendit les créoles
Lui murmurer tout bas quelques vagues paroles…
„De notre gratitude acceptez ce tribut…“
Disaient-elles, du geste indiquant le bahut ;

Puis leur mourante voix manquant à leur pensée,
S’éteignit sans finir la phrase commencée.
Lorsque dans le bahut on voulut regarder,
On découvrit au fond de la soie à broder
Sur mille pelotons de couleurs variées ;
Puis des flèches, des arcs, des aigrettes ployées,
Des pagnes de sauvage, et ces objets divers
Reconnus sans valeur, furent livrés aux vers ;
Et l’on avait laissé dormir la vieille caisse
Jusqu’au jour où les sœurs vinrent, dans leur détresse,
Chercher le fil soyeux nécessaire à finir
Ce voile qu’à l’autel demain on doit bénir.
Parmi les pelotons la nuance est trouvée ;
La première aiguille est d’abord enlevée,
Et la soie apparaît dans toute sa fraîcheur.
Tandis qu’on la dévide, ô surprise ! ô bonheur !
Un petit lingot d’or caché sous la pelote,
S’échappant de la soie à mesure qu’on l’ôte,
Retombe sur le sol, et bondit bruyamment.
Les sœurs restent sans voix dans leur étonnement.
Dans chaque peloton un lingot se recèle,
À leurs pieds leur trésor grossit et s’amoncelle ;
Alors formant tout haut mille vœux différents,
Elles courent porter cet or à leurs parens.

L’aïeule, présidant un conseil de famille,
En donna la moitié à chaque jeune fille ;
Et Cécile au village alla le lendemain
Distribuer sa part aux pauvres du chemin.
Mais lorsque du bahut elle conta l’histoire,
À son naïf récit on ne voulut pas croire :
On criait au miracle en voyant ce trésor ;
On disait qu’elle avait changé la soie en or,
Qu’elle était une sainte ici-bas descendue,
Et que bientôt au ciel elle serait rendue…
On dit vrai, car un an à peine s’écoula,
Qu’en souriant, vers Dieu Cécile s’envola.





MLLE EUGÉNIE VAILLANT.

LA PREMIÈRE COMMUNION.


Beau jour entre les jours ! son souvenir me reste
Comme un fidèle ami dont rien n’a séparé ;
Il m’apparaît toujours transparent, azuré,
Comme un temple le soir, une vapeur céleste
Sur le tabernacle sacré.

C’était l’hiver ; la neige au loin couvrait la terre,
Le soleil se levait mélancolique et doux ;
Les cloîtres, le jardin, la tour du monastère,
Paraissaient tout blancs comme nous.

Et le vieux chapelain, en chasuble de moire,
Vers la grille du chœur s’avançait à pas lents ;
Dans sa main qui tremblait élevant le ciboire,
Il nous dit : „Venez, mes enfans !


Venez ! c’est le Jésus, dont la bonté facile
Ne repoussa jamais les pécheurs convertis ;
Le bon Sauveur Jésus, qui dans son Évangile
A promis le ciel aux petits.
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Oui, toutes approchez ! ayez bonne espérance !
À l’aspect de son père un enfant ne craint pas….
Oh venez ! le Seigneur aime tant l’innocence !
Avec amour aussi jetez-vous dans ses bras.“
. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je retourne souvent à la sainte chapelle,
Le cœur me bat bien fort dès que je l’aperçois ;
Mais du vieux aumônier je n’entends plus la voix.
Là point de mère, oh non ! point d’ange qui m’appelle ;
Rien que le souvenir du plus beau de mes jours,
Et mes pleurs d’autrefois que j’y trouve toujours.





MME CAROLINE OLIVIER.

LE SECRET.


Vous n’avez rien compris à ce cœur qui vous aime,
Et qui tremble d’oser se deviner lui-même,
Rien à ce cœur qui doit souffrir.
Oh ! quand donc viendra l’heure et triste et solennelle,
Où l’ange de la mort me couvrant de son aile
M’annoncera qu’il faut mourir !

Ce n’est pas que la vie ait pour moi tant de larmes,
Que ses fleurs soient déjà sans parfums et sans charmes,
Et ses fruits, amers ou sans goût.
De fleurs, de fruits la route au loin semble bordée ;
Si du trépas souvent je caresse l’idée,
C’est qu’alors je vous dirais tout.





LE REPROCHE.


 
Il m’accusait d’indifférence,
Il méconnaissait mon amour.
Tu ne sais plus voir ma souffrance,
Quittons-nous ! me dit-il un jour.
En vain tu fais toute ma vie,
N’en doute pas ! je te fuirais.
Dis, le veux-tu, que je t’oublie ?
En l’écoutant, moi, je pleurais.

Jamais un doux regard de flamme
Qui soit un éclair dans ton cœur !
Non ! tu ne comprends plus mon âme,
Comme aux jours de notre bonheur.
C’en est fait ! je n’ai plus d’amie.
Insensé, moi qui t’adorais !
Dis, le veux-tu, que je t’oublie ?
En l’écoutant, moi, je pleurais.


Il ne vit pas, sombre et farouche,
Les pleurs qui roulaient sur mon sein.
Un mot expira sur ma bouche…
Je voulais lui tendre la main.
Mais lui : „Que l’amour qui nous lie,
„Soit brisé par toi sans regrets !
„Oui, tu le veux que je t’oublie…“
Il était loin. Moi, je pleurais.





MLLE DE SASSERNO.

INVOCATION.


Chaste étoile des mers, radieuse patrone
Des pauvres matelots ;
Toi qui, par un sourire, ô céleste madone !
Fais apaiser les flots ;
Entends les mille voix qui montent de la plage
Vers le ciel, ton séjour ;
Sauve ce frêle esquif des fureurs de l’orage ;
Rends-le à notre amour !
Les cieux au loin sont noirs, et la mer est houleuse ;
Le vent glacé du nord
Fait hérisser les flots ; sur la plaine brumeuse
Court un frisson de mort.
Et là-bas, sur les eaux, dans cet horizon sombre
Par les vents balloté,
Comme un point qui se perd et s’éclipse dans l’ombre,
Seul dans l’immensité,

Vois ce faible vaisseau ! Le vent a de ses voiles
Dispersé les lambeaux.
Sous tes pieds, ô Marie ! allume les étoiles,
Des cieux divins flambeaux.
Calme, calme les mers, rends ces fils à leurs mères,
Tu vis mourir le tien ;
Tu sais si leur douleur a des larmes amères,
Vierge, ô notre soutien !
Mère des affligés, toi qui sais comme on pleure,
Pitié, pitié de nous !
Les mers vont se calmer, si ton regard effleure
Les vagues en courroux.


Et déjà sur les flots une brise plus douce
Courait comme un baiser ;
Et les brouillards fuyaient sous la main qui les pousse.
Tout semblait s’apaiser,
Et le vaisseau, semblable à la biche blessée
Qui se lève à demi,
Soulevait sur les flots sa quille balancée
Et son mât raffermi.
Et l’on voyait au loin le tremblant équipage
Lever les bras au ciel,

Et leurs chants apportaient à l’écho du rivage
Le nom de l’Éternel ;
Tandis que, sur le bord, d’une voix solennelle
Les mères font le vœu
De porter leurs voix d’or à la sainte chapelle
De la mère de Dieu.






SOUVENIR D’ENFANCE.


Vers ces monts escarpés il est une vallée,
Fraîche oasis en fleurs, des hommes isolée
Au milieu des halliers,
Dont le ruisseau limpide, abrité par l’ombrage
N’a jamais réfléchi que le cygne sauvage
Et les hauts peupliers.

Dans ce calme désert s’élève une chaumine
Qu’entoure un vert enclos, qu’un cerisier domine
Couvert de fruits rougis.
Son toit est tapissé d’iris et de pervenche,
Trésor que le Seigneur dans le printemps épanche
Sur les pauvres logis.

Un vieux banc vermoulu, tout verdi par la mousse,
Branle contre le mur, où la vigne qui pousse
S’arrondit en festons ;

Sous ce frais parasol d’ombrage et de verdure,
Beau dais que tour à tour décore la nature
De fruits et de boutons,

S’ouvre le pauvre seuil de l’agreste cabane…
Il me semble encor voir la table et le platane,
Et surtout le chien noir,
Fidèle gardien à la voix courroucée,
Et ses joyeux ébats, et sa course empressée
Pour plus vite me voir.

C’est là que je venais, enfant, avec mon père,
Mon père, vieux guerrier privé de la lumière.
Oh, ses regards éteints,
Je les voyais briller des splendeurs de son âme,
Lui, ce cœur de lion, plus tendre qu’une femme
Pour nos jeux enfantins.

Lui, l’austère vieillard, ce débris héroïque
De cette grande armée au renom homérique ! …
Lui, si simple et si grand ! …
En nous donnant la main, de colline en colline.
Nous arrivions tous deux, le soir, à la chaumine
Essoufflés et riants ! —


De son bâton noueux heurtant la porte ouverte,
Il entrait tout joyeux, et, d’un pas plus alerte,
Le vieux maître accourait.
Devant le noble aveugle, il baissait sa béquille,
En découvrant son front, et moi, petite fille,
Je voyais qu’il pleurait.

C’était un vieux soldat, un loyal militaire,
Qui s’inclinait toujours, lorsque mon pauvre père
Lui présentait la main.
Puis tous deux ils venaient, l’un fier, mélancolique,
L’autre doux et joyeux, sur le vieux banc rustique
S’asseoir près du chemin.

Et, tandis qu’ils causaient, que, vingt fois, de leur gloire
Ils répétaient, émus, la fabuleuse histoire
En retenant leurs pleurs,
Moi, je jouais rieuse avec le chien superbe,
Nous disputant mon pain, et bondissant sur l’herbe
Sous ses lilas en fleurs.

Puis le chien s’asseyait sur ses deux pattes blanches ;
Et je courais alors ramasser des pervenches,
La fleur du souvenir.

J’en faisais des bouquets, qu’heureuse et toute fière
Je portais en trophée aux genoux de mon père,
Qui m’entendait venir.

Il me tendait la main, et sur son doux visage
Je voyais resplendir la gaîté de mon âge,
Et mon bonheur profond.
Puis sur son sein ému pressant une pervenche,
Il inclinait vers moi sa belle tête blanche
Et me baisait au front.






SOURIRE.


J’ai besoin de l’air pur, des champs et de l’espace ;
J’étouffe au sein de la cité,
Comme l’oiseau des bois qui sur nos villes passe
Et va dans le désert chercher la liberté.
 
Moi, je rêve toujours la colline isolée
Où croît l’inculte citronnier.
Je pleure le parfum des fleurs de la vallée,
Et j’aspire un vent pur au souffle printanier.

Je cours après l’abeille errant de branche en branche,
Je m’arrête au bord d’un ruisseau ;
Et je pare mon front de l’aubépine blanche
Dont l’odorant buisson se balance sur l’eau.


De roses et lilas je tresse une couronne
Que j’effeuille en chantant tout bas ;
Et les oiseaux du ciel des grains que je moissonne
Viennent se disputer le rustique repas.

Oh ! que la vie est belle ! une longue journée
À mes yeux charmés vient s’offrir.
De saison en saison et d’année en année
Je veux voir le blé naître et le raisin mûrir.

Je veux jouir aussi, car la vie a des fêtes,
Un bonheur que j’ignore encor.
Je veux que tous ces biens deviennent mes conquêtes :
L’aigle vole à son but, quand il a pris l’essor.

Ainsi je veux atteindre à la jeune espérance
Qui devant moi sème des fleurs ;
Mon front, décoloré par ma longue souffrance,
Des roses du printemps reprendra les couleurs.

Tel que le voyageur qui, lassé de sa route,
S’assied sur le bord du chemin,
Découragée, hélas ! par la crainte et le doute,
Du bonheur qui m’attend dois-je écarter la main ?


Non, il est de longs jours, d’enivrantes délices,
Je veux les goûter à mon tour,
Tout sourit à mes vœux, et les destins propices
Murmurent doucement des paroles d’amour.

Un rêve, un rêve seul ! Non, donnez-moi des roses !
On dit que le parfum des fleurs
A des secrets d’amour, mystères, douces choses
Qui de l’âme blessée endorment les douleurs.







L’ENFANT AVEUGLE.


On dit que le soleil est beau,
Et que les fleurs vers le ruisseau
S’inclinent avec tant de grâce ;
Que l’oiseau qui chante si bien,
Et que l’insecte aërien
Volent éclatants dans l’espace ;

On dit que la nuit dans les cieux
Brillent des feux mystérieux
Qu’on nomme du doux nom d’étoiles,
Et que sur la mer, dont les flots
Sont tristes comme des sanglots,
Glissent des nefs aux blanches voiles ;

On dit que le parfum des fleurs
Est moins vague que les couleurs

Qui rayonnent sur leurs pétales ;
Que les vallons et les coteaux,
Les montagnes, les prés, les eaux,
Les bois, les aubes virginales,

Ont des attraits si purs, si doux,
Qu’il faut tomber à deux genoux
Devant tant de magnificence.
Mais, moi, je ne regrette pas,
Ni la mer que j’entends là-bas,
Ni des fleurs l’odorante essence,

Ni les cieux, ni le doux soleil,
Ni les bois, ni le fruit vermeil,
Ni les oiseaux, ni la lumière…
Non, de tous les biens d’ici-bas,
Ô Dieu ! je ne voudrais, hélas !
Que le bonheur de voir ma mère !…







L’EXTASE.


Le matin quand l’aube naissante
Rougit les coteaux embaumés ;
Quand dans la plaine jaunissante
S’éveillent des chants animés ;
Quand bruissent toutes les mousses,
Quand l’air commence à se roser,
Quand l’onde a des brises plus douces,
Le rayon un plus long baiser ;

J’aime, seule, dans la campagne,
À contempler les champs en fleurs,
À voir le front de la montagne
Briller des plus vives couleurs.
J’aime à voir le lys qui se penche
Pour parer les bords du ruisseau,
Le vent qui balance la branche,
Berçant le nid avec l’oiseau.


Car la nature intelligente
Ne répand pas en vain ses dons.
C’est pour l’abeille diligente
Que s’entr’ouvrent les frais boutons,
C’est pour éclairer la nuit sombre
Que sautille le ver luisant ;
Et la violette croît à l’ombre,
Pour embaumer l’air bienfaisant.

L’oiseau fait son nid de la paille
Qui tombe de l’épi de blé ;
Le lierre soutient la muraille
Du vieux presbytère écroulé ;
Le ruisseau caresse la rive
Que fécondent ses flots si purs ;
Et la pluie en grondant ravive
L’arbre penché sous ses fruits mûrs.

La nature met son sourire,
Sa grâce pudique en tout lieu.
Sa voix ineffable soupire,
Et l’on sent le souffle de Dieu.

Oui, pour le penseur solitaire,
Tout est extase, enivrement ;
Tout est harmonie et mystère,
Amour, sublime enseignement !

Car devant toutes ces merveilles
L’œil étonné reste ébloui,
Et l’on croit que les fleurs vermeilles,
Les vents, les ondes, disent : Lui !
Lui toujours ! suprême prière,
Qu’à la nuit enseigne le jour ;
Et que dit la nature entière
Dans un hymne éternel d’amour.


FIN.




NOTE.


Ce petit volume n’a point la prétention de répondre pleinement à son titre ; loin de là, car il se trouve toujours, nolens volens, dans un livre de la sorte bon nombre d’omissions. Cependant nous ne croyons pas qu’il nous soit loisible de ne faire aucune mention de Marie de France, célèbre auteur fabuliste du XIIIe siècle et qui joint ainsi à son propre mérite celui d’avoir été en France la première femme-auteur de quelque renom. Si la langue dont elle se sert, trop vieillie pour être facilement comprise aujourd’hui, ne nous a pas permis de mettre son nom en tête de notre Recueil, comme l’ordre chronologique nous y invitait, nous réparerons, autant qu’il est en nous, nos torts à son égard en citant ici l’un de ses chefs-d’œuvre dont quelques-uns de nos lecteurs ne manqueront pas d’admirer la grâce, la finesse et la naïveté :


D’UN COC
QUI TROUVA UNE GEMME SOR UN FOMEROI.

Du coc racunte ki munta
Sour un fémier, è si grata
Selunc nature purchaceit,
Sa viande cum il soleit ;
Une chière jame truva,
Clérc la vit, si l’esgarda ;

Je cuidai, feit-il, purchacier
Ma viande sor cest fémier,
Or ai ici jame truvée,
Par moi ne serez remuée.
S’uns rice hum ci vus truvast
Bien sai ke d’or vus énurast ;
Si en créust vustre clartei,
Pur l’or ki a mult grant biautei.
Quand ma vulentei n’ai de tei
Jà nul hénor n’auraz par mei.


MORALITÉ

Autresi est de meinte gent,
Se tut ne vient à leur talent,
Cume dou coc é de la jame ;
Véu l’avuns d’ome é de fame :
Bien, ne hénor, noient ne prisent,
Les pis prendent, le mielx despisent.


Depuis Marie de France bien des femmes se sont essayées dans le genre de l’apologue, et plusieurs d’entre elles l’ont fait avec quelque bonheur : ainsi Mlle Bernard, la Marquise de la Férandière, Mme Joliveau. Cette dernière surtout a pris un certain rang parmi nos fabulistes, et personne ne songera à le lui contester qui sait qu’on rencontre souvent chez elle des fables telles que celle-ci :

JUPITER ET LA BREBIS.

En butte aux traits cruels des autres animaux,
La brebis au ton doux, à l’humble contenance,
Vint prier Jupiter de soulager ses maux ;
Elle éprouva du Dieu toute la bienveillance :
„Créature excellente, oui, je le vois trop bien,
J’aurais dû te donner des armes secourables ;

Désormais je prétends qu’il ne te manque rien.
Choisis, veux-tu des dents, des griffes redoutables ?
— Non, je ne veux rien de commun
Avec les animaux qui vivent de rapine.
— Peut-être un noir poison ? . . À moi, bonté divine !
Les serpents venimeux sont haïs de chacun.
— De cornes voudrais-tu que j’armasse ta tête,
Tel que le bouc ? Oh ! non, dit la brebis,
Si j’étais querelleuse ainsi que cette bête !
— Pour te défendre enfin contre tes ennemis,
Il faut être en état de nuire par toi-même.
— Grand Dieu ! dit-elle en soupirant,
Je n’implorerai plus ta puissance suprême,
Laisse-moi mon état présent ;
Si je pouvais nuire, ô mon père !
Je craindrais d’en voir naître en mon cœur le désir ;
J’aime bien mieux, au risque d’en périr,
Souffrir le mal que de le faire.






LEIPZIG,
GIESECKE & DEVRIENT, IMPRIMEURS.

  1. Nous n’ignorons pas que l’authenticité des Poésies attribuées à Clotilde de Surville a été vivement et sérieusement contestée, mais nous n’avons pu nous résoudre à en priver notre Recueil.