Préface (Femmes-poëtes de la France)

Femmes-Poëtes de la France, Texte établi par H. BlanvaletLibrairie allemande de J. Kessmann (p. v-xvi).
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PRÉFACE.

Si nous suivons d’un regard attentif la Poésie française dans sa pérégrination à travers les derniers siècles, nous la voyons, et non sans étonnement, changer à certaines époques, de ton, d’allure, de coutumes, de mœurs, de vêtement même, en un mot se métamorphoser, et si bien que les fidèles attachés à ses pas la méconnaissent et la renient.

Jusqu’au temps du Roi-Chevalier, ce brave et galant François qui perdit tout, fors l’honneur, c’était une gente bachelette à la gorgerette échancrée, au cotteron de serge, fraîche, vive, accorte, ayant plein la bouche de naïvetés adorables, et un petit air bonhomme qui lui faisait pardonner de grand cœur ses bons rires, souvent, s’il faut le dire, un peu hasardés. La Poésie alors était la bienvenue, à toute heure, en tout lieu, soit qu’elle relevât le loquet de la cabane, soit qu’elle sonnât du cor devant le pont-levis du château. C’était une franche et lie vie que la sienne : vous la rencontriez à chaque tournoi, à chaque fête, en compagnie des jongleurs et de ceux du gay sçavoir ; elle se glissait après le couvre-feu dans la chambre de la châtelaine pour requérir d’amour la pauvre dame de Fayel au nom du Sire de Coucy ; et puis chevauchant en croupe, et par moûts et par vaux, avec le Comte de Champagne, elle appelait à la Croisade cil vaillant bacheler ki aiment Dieu et l’onour ; ou bien, le bâton de voyage à la main, elle se mettait elle-même en route pour consoler Charles d’Orléans dans sa prison d’Angleterre, Richard Cœur-de-Lion dans son donjon d’Allemagne, et revenait enfin s’asseoir au foyer du marchand de Paris pour lui conter d’un ton narquois quelque joyeuse nouvelle. C’était, comme nous l’avons dit, une franche et lie vie que la sienne.

Mais voici qu’un jour elle pose son joli front sur sa petite main, plonge son minois éveillé dans la poudre des in-folio ; étudie grec et latin, enchaîne bravement ces deux langues à la sienne propre comme deux cadavres à un enfant, et se met à jargonner, je ne sais quel idiome triceps, au grand ébahissement des graves érudits qui seuls peuvent le comprendre.

Cabanes et castels furent fermés pour elle.

Ce n’est pas qu’elle n’eût conservé beaucoup de ses grâces premières, mais le bonnet doctoral ne lui seyait guère, aussi n’était-ce que quand elle l’ôtait par mégarde pour s’essuyer le front qu’on pouvait la reconnaître, et qu’on se trouvait tenté de lui murmurer à l’oreille pour la rappeler à elle-même :

Mignonne, allons voir si la rose…

Ce transissement cependant ne pouvait être de longue durée : il était pour cela trop contraire au bon sens qui, quoi qu’il en paraisse, est le génie de la France. D’ailleurs le règne de Louis XIV allait commencer et toutes les splendeurs ayant à se réunir autour de son trône,

Nec pluribus impar la Poésie ne devait y manquer. Mais elle eût été grandement empêchée de se présenter ainsi faite, et il s’agissait avant tout pour elle de réformer son éducation. Malherbe prit à tâche de l’initier aux mystères du bien dire ; Richelieu, de la rompre au beau monde ; Louis, de se montrer satisfait.

La nouvelle langue imposée à la Poésie, quoique remontant à bonne source, n’avait plus la naïveté, la souplesse, la grâce, le laisser-aller de l’ancien français ; mais elle était, en revanche, sage, claire, précise, convenable, de grand air, telle enfin qu’on la pouvait désirer à la cour.

La Poésie, quant au reste, n’avait point dit adieu à l’antiquité ; au contraire ; et ne pouvant plus s’en assimiler les langues, elle s’attacha de toutes ses forces à en singer faits et gestes, us et coutumes, tout l’extérieur.

Dans ce dix-septième siècle qui était lui-même une vaste et brillante mise en scène, elle monta sur la scène, le cothurne aux pieds, le diadème au front, les riches plis de la palla découlant de ses épaules, une coupe et un poignard à la main. Son geste était large, son maintien des plus nobles, sa voix retentissante et pure. Elle ne marchait pas comme on marche ; mais, de sa haute chaussure elle mesurait tous ses pas. Sa pompe, son ampleur, sa précision, sa décence, ses innombrables artifices la faisaient admirablement cadrer avec ce siècle qu’on a surnommé le grand ; et si, pour affecter ce caractère de grandeur elle s’était vêtue à l’antique, c’est que, suivant l’optique de l’imagination, les objets enflent leurs dimensions en s’enfonçant dans les horizons lointains, c’est qu’on n’avait point encore fouillé Herculanum et Pompeïa où l’étroitesse des demeures jure si énergiquement avec l’idée que nous nous faisons de leurs gigantesques habitants ; c’est enfin qu’avant d’avoir touché du doigt les ustensiles de la vie intime des Romains on eût juré sans peine que les ancilles elles-mêmes babillaient dans le style de Tacite en se rendant au marché. Quoi qu’il en soit et quoi qu’on en ait dit plus tard, la Poésie alors était belle et d’une noble beauté ; ce qui lui manquait en naturel était justement ce qui la faisait si fort harmoniser avec la royauté ; aussi tant que celle-ci conserva, par la grâce de Dieu, quelque rayon d’auréole, on vit celle-là demeurer au pied du trône, avec le même costume, les mêmes attributs, et, lorsqu’avec les Encyclopédistes elle commença à se faire raisonneuse et prêcheuse, elle crut, pour mieux se faire entendre, ne pas devoir en changer.

Cependant une nouvelle ère se préparait pour la France : le volcan populaire menaçait d’éruption. Il se fit un grand bruit, et des monuments dont les bases semblaient aussi fermes que celles des grandes montagnes, tremblèrent et furent renversés. Aux splendeurs de Versailles succédèrent celles de la place de Grève. On abattit, on rebâtit, pour abattre et rebâtir encore. Ce fut un tohu-bohu social dont le chaos eût à bon droit pu se montrer jaloux. Les ténèbres étaient épaisses, on y entendait passer des voix plaintives ou menaçantes qu’accompagnait le roulement sourd d’une lourde charrette. Enfin le son de la diane réveilla le matin, mais quand le vieux paysan entr’ouvrit sa fenêtre pour voir si les blés germaient dans ses champs, il y vit germer des armées.

Pareille à l’oiseau chanteur qui se cache et se tait aussi longtemps que dure l’orage, la Poésie française se cacha et se tut jusqu’au retour du calme, et ce fut sans doute pendant ses jours de retraite que, s’étant prise à méditer sur elle-même, elle reconnut tout ce qu’il y a de profond et de vrai dans ce vieux dire de Montaigne : Ce n’est pas raison que l’art gaigne le poinct d’honneur sur notre grande et puissante mère nature. Aussi quand elle reparut, quel changement s’était opéré en elle !

La matrone romaine s’était faite Manola : c’était la fille des Espagnes, mi-castillane, mi-moresque. Elle avait échangé sa lyre contre les agiles castagnettes et le joyeux tambourin ; elle dansait et sa danse était le Jaléo, avec toute sa grâce, toute son énergie, toute sa souplesse, toute sa désinvolture, toutes ses séductions, mais aussi toute l’immodestie d’une passion sans frein.

Ayant divorcé d’avec toute science, sinon la légende et la tradition, elle affectait des airs de moyen-âge, les exagérait à outrance et portait en tout temps cachés dans son sein le stylet ouvré et la benoîte relique.

La Poésie avait fait fausse route ; en voulant rejoindre la nature, elle l’avait distancée, et en était plus éloignée peut-être sous la basquine et le rebozo que sous le peplos de Phèdre.

Il faut lui rendre cette justice qu’elle n’a point tardé à reconnaître son erreur, et qu’elle est retournée en arrière, s’en allant à tâtons et le pas angoissé comme un trappeur qui a perdu sa piste. Aujourd’hui — — — mais aujourd’hui n’appartient pas encore à l’histoire, et c’est, quoi qu’on en puisse penser, de la grave histoire que nous faisons ici.

Ce serait se tromper grandement que de croire que ces évolutions successives de la Poésie se passèrent aussi simplement, aussi ingénuement qu’un changement de masque dans le bal. Non pas : la Poésie eut en tout temps ses adorateurs, ses adeptes, ses prêtres, ses pontifes qui, tous plus ou moins formalistes, lui rendaient leur culte sous sa forme présente et ne pouvaient ou ne voulaient plus la reconnaître dès qu’elle en changeait.

Il est bien vrai qu’à chacune de ces métamorphoses, il se présentait aussitôt nouveaux adorateurs, nouveaux adeptes, nouveaux prêtres, nouveaux pontifes ; mais le temple de la Diva ne s’ouvrait point pour eux sans qu’ils eussent coups à férir. Les portes en étaient défendues vaillamment par leurs prédécesseurs, et c’était d’estoc et de taille qu’on se disputait l’encensoir. Ronsard, à l’appel de Joachim du Bellay, assaillit avec succès les troubadours et les trouvères ; Boileau attaquant Ronsard au milieu même de sa glorieuse pléïade lui fit mordre la poussière, et, il n’y a pas longtemps encore que V. Hugo faillit étouffer dans ses bras ce même Boileau avec toute son armée.

Ce dernier combat fut surtout acharné : classiques et romantiques se maltraitèrent à l’envi, et semblèrent éclipser dans leurs rivalités haineuses et les Guelfes et les Gibelins.

Et qu’il fut triste le sort de ceux qui sortirent vaincus de cette ardente mêlée ! ils se virent hués, conspués, couverts d’affronts et de boue, et je sais à cet endroit une histoire bien singulière, qui ressemble même fort à un conte des Mille et une Nuits : Il y avait une fois une pauvre fille, une Juive qui, comme la Tisbé, gagnait, dit-on, son pain à chanter des chansons morlaques sur le seuil des tavernes. Un soir elle vit se dessiner dans l’ombre deux figures de vieillards qui ne cheminaient qu’avec peine, se soutenant l’un l’autre et qui semblaient près de s’affaisser sur eux-mêmes.

Elle s’approcha et les considérant avec attention elle put admirer leur front large, leur œil inspiré, leur geste tout plein de noblesse. Victimes du dernier combat, comme l’attestaient leurs vêtements en lambeaux, la souillure dont ils étaient couverts et mille autres marques de violence, ils semblaient chercher quelque recoin obscur pour y mourir sans témoins. Touchée de compassion, la jeune Juive leur adressa la parole, chercha de son mieux à les consoler, leur offrit l’appui de son bras, les ramena au milieu de la foule qu’elle sut si bien intéresser en leur faveur qu’ils devinrent aussitôt l’objet d’une véritable ovation.

Or les deux vieillards étaient de puissants enchanteurs, et pour prouver leur reconnaissance ils offrirent à la pauvre fille de l’or, des dentelles, des bijoux, des palais, des honneurs, des triomphes, et la comblèrent, en un mot, de toutes sortes de biens. La jeune fille s’appelait Rachel ; Jean Racine et Pierre Corneille étaient les noms sonores de ses deux protégés.

Que si, nous détournant du théâtre de ces luttes, nous portons nos regards sur un autre horizon, là-bas où la brume ondoyante donne un certain vague aux objets et en adoucit les contours, nous y verrons, comme en une ronde fantastique sur les bruyères de l’Ecosse, des formes indécises, brillantes et vaporeuses à la fois. Elles passent, blanches, tristes, voilées ; elles se tiennent par la main et chantent de douces et plaintives mélodies qui, ainsi entendues de loin, ressemblent au bruissement des feuilles, au murmure du ruisseau, au froissement des grandes herbes balancées par la brise et qui, vous plongeant dans de molles rêveries, vous isolent du fracas de la vie et ne vous rendent guère attentif qu’au battement de votre cœur.

N’est-ce pas là le caractère et la position des femmes-poëtes dans l’histoire littéraire de la France ? Ne leur demandez pas tout l’éclat, toute l’étendue, toute la portée dont la voix humaine peut être susceptible ; elles se tairaient. Ce n’est point à elles qu’il appartient d’être un Homère, un Dante, un Shakespeare, un Corneille, un Goethe, un Byron ; elles ne se posent point comme Manfred sur les âpres sommets de la montagne pour saisir les perspectives de l’immensité et les révélations de l’infini, ce qu’elles chantent c’est le berceau de verdure aux abords mystérieux et touffus ; ce qu’elles chantent c’est…

Ce mot toujours le même et toujours répété, c’est l’amour, l’amour avec ses grandes joies et ses grandes tristesses, avec tous ses espoirs et toutes ses déceptions.

L’amour est, pour ainsi dire, la base de l’existence de la femme ; c’est son souvenir, dans le passé ; sa conscience d’être, dans le présent ; son rêve, dans l’avenir. Aussi ce sentiment domine-t-il victorieusement sur tout autre exprimé par ces chants ; elle y revient toujours. Quand il se fait qu’elle l’oublie, et qu’elle essaie quelque chanson nouvelle, alors c’est pour célébrer tout ce qu’il y a de gracieux dans la nature : la tête blanche du vieillard, la joue rose de l’enfant, l’hermitage dans la vallée, l’angélus qui prie, l’abeille qui butine, la rose qui fleurit. Nous ne prétendons pas qu’aucune femme ne se soit hasardée dans quelque genre de plus haute volée tel que la tragédie et le poème ; Catherine Bernard, Marie-Anne Barbier, Mme Dubocage seraient là pour démentir notre assertion ; mais, soit dit en toute politesse, elles ont prouvé, ce nous semble, qu’elles risquaient fort de s’égarer en s’éloignant trop de leurs sœurs.

C’est l’élégie, et l’élégie lyrique surtout qui cadre le mieux avec la voix de la femme. Son âme est une harpe éolique qui répond par une harmonie à chaque vibration ; aussi y a-t-il, de même qu’il en arrive pour la harpe éolique, certaine tristesse répandue sur l’ensemble des sons. Comme un thème favori au milieu de variations brillantes, quelques notes graves et mélancoliques reparaissent sans cesse dans le concert, et si quelque jeune poetessa enivrée des parfums du matin jette dans l’air son chant d’alouette et s’écrie triomphante : Quel bonheur d’être belle alors qu’on est aimée ! la ronde semble se ralentir, le brouillard devenir plus épais, et il s’élève un chœur lent, solennel, lugubre qui répond et qui dit :

 
N’est plus amour qui bien aimer faisait.

Nous l’avons énoncé déjà : les femmes-poëtes n’ont pris aucune part aux ardentes batailles qui se sont livrées dans l’arène littéraire ; à peine en ont-elles quelquefois reflété les chances. Nous les rencontrons au XVIe siècle sans esprit de réforme, au XVIIe sans dogmatisme classique, au XVIIIe sans philosophie railleuse, au XIXe enfin sans romantisme exagéré. Aimant la Poésie pour la Poésie elle-même, indépendamment de toutes formes, elles lui ont élevé un autel à l’écart et c’est leur cœur, tout leur cœur, rien que leur cœur, qui répand ses parfums au pied de cet autel comme un éternel encensoir.

„Elles ont senti, elles ont chanté, dit Ste Beuve, elles ont fleuri à leur jour ; on ne les trouve que dans leur sentier et sur leur tige. À d’autres la discussion et les théories ! à d’autres l’arène !“

Elles chantent, parce qu’elles aiment et qu’elles sont aimées, parce qu’elles admirent et sont admirées, parce qu’elles sont dans la douleur, parce qu’elles sont dans la joie, elles chantent, parce qu’elles chantent. Elles sont pareilles aux oiseaux de l’air : elles gazouillent comme l’hirondelle, elles fredonnent comme le pinson, elles gémissent comme le rossignol, et l’on sent bien à les entendre qu’elles n’ont cure de se faire écouter.

De là les caractères distinctifs de leur poésie : la sensibilité, la flexibilité, la douceur, une coquetterie naïve, une perdique ardeur, la grâce, la grâce surtout, en un mot tout ce qui fait la femme, telle que nous la voyons.

Les femmes qui, douées d’une individualité plus originale, plus énergique, plus active, aspirent à certaine influence sur leur époque, se plaisent à porter le gonfanon des partis, rêvent des marches de la tribune, évoquent le silence attentif ou les applaudissements éclatants ; elles ne se mêlent point à la ronde mystérieuse et intime ; elles ne prennent point la lyre, elles portent la plume. L’histoire de la littérature nous l’atteste à pleine voix, et c’est à juste titre que la prose française nous cite avec complaisance, souventefois avec orgueil, des noms tels que Mlle de Scudéry, Mme de Staël, Mme de Duras, Mme Roland, George Sand et le brillant vicomte Delaunay qu’il ne faudrait pas confondre avec Delphine Gay, la mélodieuse enfant que Charles Nodier salua un jour du beau nom de Muse de la patrie.

Quant aux autres, quant à celles dont le sein n’a jamais tressailli aux clairons des batailles que pour en déplorer les victimes, et qui ne quittent le voile que dans le sanctuaire de leur cœur, si nous leur demandons d’étaler à nos yeux tous les trésors de leur écrin poëtique, ne nous attendons point à y rencontrer de ces brillants superbes, ornements obligés des têtes souveraines, ni le rubis de feu, ni l’émeraude, ni le saphir, ni autres pierreries rivalisant de splendeur ; ce que nous y trouverons, ce sont les pâles filles de la mer, les perles ; les perles avec leur morbidesse, leur teint mat et transparent à la fois, leur éclat modeste ; mais aussi les perles si attrayantes à voir, si gracieuses de forme, d’un effet si sympathique et si doux !

Ce sont quelques-unes de ces perles que nous avons choisies et empruntées et que nous désirons offrir à l’appréciation délicate du bon goût.

Les voici.

Ajoutons cependant que pour les priser à leur juste valeur, les voir, pour ainsi dire, à leur jour, une précaution de convenance nous semble désirable : c’est de se mettre quelque peu, si possible, dans l’esprit de ce vers d’un poète de nos amis :

 
Mesdames, pardonnez ; ces perles sont des pleurs.


Genève, 18 Octobre 1855.