Châtelaine, un jour…/Texte entier

Couverture du livre. Max Du Veuzit. Châtelaine un jour… Roman. 99e Édition. Édition Tallandier
Couverture du livre. Max Du Veuzit. Châtelaine un jour… Roman. 99e Édition. Édition Tallandier
châtelaine, un jour
CHÂTELAINE, UN JOUR…
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

Romans :

La Chataigneraie

Mariage doré.

John, chauffeur russe.

Petite Comtesse.

L’homme de sa vie.

Vers l’unique.

Un mari de premier choix.

Mon mari.

La « Jeannette » suivi de « L’Amour fratricide ».

L’automate.

Le vieux puits.

L’Étrange petit comte (l’étrange fils du comte d’uskow).

Arlette et son ombre.

Rien qu’une nuit…

Cousine yvette.

L’enfant des ruines.

L’inconnu de castel-pic.

Nuit nuptiale.

Moineau en cage.

Le mystère de malbackt.

Le cœur d’ivoire.

Mirages.

Sainte-sauvage.

Sa maman de papier.

Fille de prince.

Les héritiers de l’oncle milex.

Un singulier mariage.

La Mystérieuse Inconnue.

Théâtre :

C’est la loi (En collaboration avec Georges Lomelar).

Paternité.

L’Aumône.

Pour le drapeau.

Le sentier (En collaboration avec Robert Nunes).

L’Éperon.

Le Noël des petits gueux.

Divers :

Contes normands (épuisé).

Contes et Nouvelles (épuisé).

MAX DU VEUZIT

CHÂTELAINE,
UN JOUR…
PARIS

ÉDITIONS JULES TALLENDIER

17, rue Remy-Dumoncel
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous les pays y compris la Suède et la Norvège.
Copyright 1953 by Librairie Jules Tallandier

CHATELAINE, UN JOUR…


I

Pont-Audemer, le 18 mars 19…
Mademoiselle,

Vous êtes priée de vouloir bien passer à mon étude pour une affaire vous concernant.

Veuillez agréer, mademoiselle, mes salutations distinguées.

R. Lemasle.


Colette Semnoz resta un moment à regarder fixement ce billet. Elle le lut de nouveau, et regarda l’enveloppe. Lina qui enlevait déjà son chapeau, la voyant rêveuse, lui demanda :

— Un ennui ?

— Je n’en sais rien. C’est une lettre d’un notaire qui me demande de passer le voir. Il ne me dit pas pour quel motif.

— Tu le connais, ce notaire ?

Colette regarda l’en-tête de la lettre.

Me Lemasle, à Pont-Audemer. Non, je ne le connais pas.

— Tu ne vas pas aller à Pont-Audemer ! Pourquoi ne lui écris-tu pas ? Tu as de la famille à Pont-Audemer ?

— Non. Tu sais bien que mes parents étaient d’Annecy, ainsi que toute ma famille, sauf ma grand-mère maternelle, née à Epinal. Tout cela est assez loin de Pont-Audemer.

— Tu as peut-être un oncle d’Amérique, qui est venu finir ses jours en Normandie ?

— Je crois que c’est beaucoup plus simple que cela ; il s’agit certainement d’une erreur. Je le souhaite, d’ailleurs, car je préférerais que cette lettre ne me fût pas destinée. J’éprouve toujours une sorte d’appréhension à voir le papier à lettre d’un homme de loi. J’en ai tellement vu s’empiler sur le bureau de mon pauvre papa.

— Puis, comme si elle eût voulu chasser un fantôme, Colette fit de la main un signe qui voulait dire : « Au diable les soucis », et déclara :

— Tu n’es pas venue passer la soirée avec moi pour que nous nous morfondions. Assieds-toi, ma chérie, et, si tu veux, écoute la radio pendant que je prépare notre dînette.

— Je vais t’aider.

— Non, non, je t’en prie.

Prestement, Colette retira son chapeau et son manteau ; elle rangea ses vêtements, puis ouvrit le placard qui lui servait de cuisine.

— C’est extraordinaire comme tu as su arranger cette mansarde.

— Cette pièce n’est pas une mansarde. C’est un ancien atelier d’artiste. Malheureusement, avec cette verrière, je n’ai pas eu chaud l’hiver dernier.

Lina tourna le bouton de la radio, puis s’approcha de l’immense baie qui s’ouvrait sur une nuit scintillante de lumières, trouée par la masse du Sacré-Cœur illuminé.

— C’est amusant de voir Paris de ce côté-là.

Colette, qui coupait des pommes de terre, s’arrêta :

— Qu’y a-t-il de si étonnant ?

— Eh bien ! pour moi, le Sacré-Cœur est l’Étoile polaire de Paris et, de chez toi, il me semble que l’Étoile polaire a changé d’hémisphère.

— Tu deviens poétique ; continue, je t’en prie, railla Colette. Mais sois moins hermétique.

— Ne te moque pas de moi, tu comprends très bien ce que je veux dire. Quand je suis chez moi, ou à mon bureau, je vois le Sacré-Cœur au nord ; il me paraît à la limite de Paris et me sert de point de repère. Mais, de chez toi, avec la Tour Eiffel à droite, je me sens perdue, il me semble que je suis hors de Paris.

— Ta démonstration est magistrale. Allons, il est temps de mettre le couvert. Bientôt, nous pourrons dîner.

Tandis que Lina contemplait ce panorama si nouveau pour elle qu’il la dépaysait, Colette jeta une nappe sur un guéridon et disposa les assiettes.

Il y eut un silence assez long entre les jeunes filles et quand, intriguée, Lina se retourna, elle vit Colette, debout près de la table, relisant le billet du notaire.

— Cette lettre te tracasse ?

Colette leva les épaules.

— Elle m’agace, parce qu’elle ne me donne pas le motif de la convocation. C’est absurde. Oui, cette lettre si brève me tourmente l’esprit. Je ne sais pas ce que je vais faire. Elle va gâcher notre soirée…

Lina posa affectueusement sa main sur le bras de son amie.

— Écoute-moi, Colette. Nous allons dîner rapidement et, après, nous irons au cinéma. Le Spectacle te changera les idées et je reviendrai la semaine prochaine. Tu sauras alors à quoi t’en tenir au sujet de cette lettre. Nous passerons alors, en toute quiétude, la bonne soirée que nous nous étions promise.

Après une nuit où les cauchemars les plus fantastiques avaient été coupés par de longues insomnies, Colette décida, non pas d’écrire, mais de téléphoner à Pont-Audemer.

À la pensée qu’elle connaîtrait bientôt le mystérieux motif de la lettre, ses inquiétudes se dissipèrent. Ce fut fort joyeusement qu’elle se prépara pour aller à son travail. Elle entra dans un bureau de poste non loin de son bureau. Comme elle ne commençait qu’à neuf heures, elle avait le temps d’appeler Pont-Audemer, si toutefois Me Lemasle ouvrait son étude avant cette heure.

Colette allait et venait assez nerveusement, en attendant que la communication fût établie. Elle se répétait : « Il faut que je sois calme, il faut que je sois calme… »

— Pont-Audemer, cabine 9 !

La jeune fille sursauta et, reprenant ses esprits, bondit vers la cabine 8. La standardiste l’interpella et, toute confuse, Colette se glissa dans la cabine qui lui était désignée. D’une main tremblante d’énervement, elle décrocha l’écouteur :

— Allô ! Pont-Audemer ?… L’étude de Me Lemasle ?

— …

— Pourrais-je parler à Me Lemasle ?

— …

— Oui, j’attends.

Colette entendit plusieurs déclics et une voix grave lui demanda qui elle était.

Mlle Colette Semnoz… Non, monsieur, je vous téléphone de Paris… Oui, j’ai bien reçu votre lettre… Je vous avoue qu’elle m’intrigue et j’aimerais connaître pour quel motif vous me convoquez… Je comprends bien, monsieur, mais je travaille et nous ne sommes pas encore en période des vacances… Demander un jour de congé à mon patron ?… Oui… Ce n’est pas impossible, mais il faut que je donne un motif… Lui montrer votre lettre ?… C’est évident, mais sans me dire l’objet de votre convocation… Vous pourriez peut-être me laisser entendre pourquoi vous me demandez de venir… Très important !… Mais j’espère bien, monsieur… Alors vous ne voulez pas ?… Vous ne pouvez pas ?… Vous me recevrez n’importe quel jour ?… Bien… Sauf le jeudi après-midi… Et le samedi… Oh ! mais je n’attendrai pas tant… À bientôt, monsieur.

Colette sortit tellement bouleversée qu’elle faillit oublier de payer la communication.

— Trois unités ? Mais je ne suis pas restée neuf minutes à parler.

— Vous avez eu la communication à huit heures cinquante et une et il est cinquante-neuf. Vous avez huit minutes, ce qui fait trois unités.

— Il est neuf heures moins une !

Colette paya sans discuter plus longtemps et elle se précipita vers la sortie. Tout essoufflée, elle arriva à son bureau.

— Colette, le patron t’a déjà demandée.

La jeune fille posa son sac sur sa table et, ramassant au passage un bloc à sténo, frappa à la porte du bureau directorial.

M. Fourcaud, qui écrivait, ne leva pas les yeux. Il dit simplement :

— C’est vous, mademoiselle Semnoz ?

— Oui, monsieur. Je m’excuse, mais…

— Dites-moi, au sujet d’Angel, avez-vous écrit ?

Colette, qui était décidée en arrivant à demander deux jours de congé pour se rendre Pont-Audemer, répondit qu’elle n’avait pas écrit à M. Angel parce que M. Fourcaud ne lui avait pas encore dit quand il pourrait le recevoir.

— Eh bien ! mercredi matin.

— N’avez-vous pas une cérémonie ce jour-là ?

— Vous avez raison, le mariage de Chavanay, un ami de mon fils. Disons jeudi après-midi. Je n’ai rien jeudi ?

La jeune fille regarda l’agenda qui était sur le bureau.

— Aucun rendez-vous n’est inscrit pour ce jour-là.

— Donc, jeudi à trois heures.

Fourcaud reprit l’étude du dossier ouvert devant lui. Colette, debout à côté du bureau, se répétait à elle-même :

« Monsieur, j’aurais besoin de deux jours pour aller voir mon notaire… Monsieur, voudriez-vous me donner… non, m’accorder… Auriez-vous la gentillesse… non, l’amabilité ?… Non, ça ne va pas… »

M. Fourcaud, tout à coup, releva la tête. Il vit sa secrétaire qui remuait les lèvres sans parler et se dandinait en roulant les yeux et en faisant d’étranges signes avec ses mains.

Étonné, il hasarda :

— Vous aviez quelque chose à me demander ?

Tirée brutalement de sa répétition intérieure, la jeune fille sursauta et elle bredouilla :

— C’est au sujet du notaire…

— Du notaire ! Quel notaire ?

— Excusez-moi, monsieur. Hier soir, en rentrant chez moi, j’ai trouvé une lettre d’un notaire me demandant de passer le voir « pour affaire me concernant ». Il ne me donne aucune explication et…

— Eh bien ! allez le voir, ce notaire !

— Bien sûr, monsieur, mais…

— Vous voulez une heure ? Je vous l’accorde.

— C’est-à-dire qu’il me faudrait deux jours.

Fourcaud fronça ses épais sourcils, ce qui lui donnait un air redoutable, bien qu’il fût le meilleur des hommes.

— Deux jours ! gronda-t-il. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Je ne pense pas pouvoir faire l’aller et retour de Pont-Audemer dans la journée.

— Il habite Pont-Audemer, votre notaire ?

— Quelle idée d’avoir un notaire à Pont-Audemer !

— Je ne l’ai pas choisi, monsieur. Je n’avais même jamais entendu parler de lui avant qu’il m’écrive et j’ignore tout à son sujet. Je lui ai téléphoné avant de venir au bureau, il n’a rien voulu me dire. Il faut que j’aille le voir.

Fourcaud haussa les épaules et prit le ton bougon d’un monsieur qui craint d’être trompé, mais qui n’en est pas sûr.

— Prenez un jour, prenez huit jours, comme vous voudrez, mais si vous êtes trop longtemps absente, sachez que je vous retiendrai cela sur votre congé.

Colette le remercia et, comme elle restait immobile devant le bureau, il demanda :

— Que voulez-vous encore ?

— Quand pourrai-je partir, monsieur ?

— Partez immédiatement, et que je n’entende plus parler de cette histoire.

La jeune fille bredouilla des remerciements et s’esquiva rapidement, craignant que son patron ne se ravisât. Elle venait d’arriver à sa table de travail, quand la lampe rouge indiquant que le directeur la demandait s’alluma. Elle entrebâilla la porte, passa la tête.

— Avant de partir, vous me ferez la lettre

pour Angel.

II

Vers cinq heures de l’après-midi, Colette Semnoz descendait en gare de Pont-Audemer d’un wagon de 3 classe. Il tombait une pluie fine et pénétrante qui, en quelques minutes, vous fait ressembler à une naufragée, mais à laquelle la Normandie doit ses riches pâturages.

Après s’être informée de la direction dans laquelle elle trouverait l’étude de Me Lemasle, la jeune fille s’aventura dans les vieilles et pittoresques rues de la petite ville. Sur la place, non loin de l’église gothique, Colette aperçut le rituel panonceau du notaire. Elle se hâta de pénétrer sous le porche où elle put s’ébrouer à plaisir. Après avoir réparé le désordre de sa toilette, elle entra dans l’étude.

L’annonce de son nom ne provoqua pas le mouvement de surprise qu’elle attendait. Le clerc, auquel elle s’adressa et qui était peut-être muet, se contenta de lui indiquer une chaise. Sans plus s’occuper d’elle, il reprit l’œuvre de calligraphie sur laquelle il était penché, en tirant la langue avec application.

Colette s’assit entre un imposant paysan moustachu et une petite vieille desséchée par les ans. Elle se mit à contempler les rayons chargés d’énormes livres reliés en peau verte, portaient chacun un millésime. Cette extraordinaire collection l’orgueil du notaire remontait jusqu’en 18… Certains volumes, beaucoup plus larges que d’autres, marquaient les années de prospérité. Il y avait même deux volumes pour 19.., année remarquable par le nombre d’actes enregistrés.

Soudain, une double porte s’ouvrit. Toute une famille sortit du cabinet du notaire et le paysan se leva, fendit hardiment le groupe pour remonter jusqu’à Me Lemasle, qui lui tendait la main.

Contre toute attente, le paysan ne fit qu’une rapide incursion de l’autre côté de la double porte. Quant à la petite vieille, elle fut appelée par un clerc retranché derrière un paravent.

Mlle Semnoz.

Colette bondit de sa chaise. Elle salua discrètement Me Lemasle et franchit avec émotion la porte que le notaire lui tenait largement ouverte, d’un geste un peu théâtral.

— Asseyez-vous, mademoiselle.

Me Lemasle fit le tour de son bureau, s’assit avec précaution en tirant sur le pli de son pantalon et, mettant ses lunettes avant de regarder la jeune fille :

— Vous êtes bien Mlle Colette Semnoz ?

— Oui, monsieur.

— Il semblait réfléchir. Enfin, d’un geste onctueux, il décrocha le téléphone.

— Veuillez m’apporter le dossier Letellier.

Tandis qu’ils attendaient, Colette se tenait immobile, assise sur le bord de sa chaise, tout intimidée ; Me Lemasle, ses lunettes relevées, se bassinait les paupières avec un plaisir non dissimulé.

Un clerc apporta le dossier demandé. Me Lemasle l’ouvrit, le feuilleta et, levant un regard inquisiteur vers la jeune fille, lui demanda :

— Votre père se nommait bien Jean-Joseph-Louis Semnoz, né à Annecy, le 24 juillet 18.., et votre mère Marie-Léontine Gerlaz, née également à Annecy, le 31 décembre 18… Votre mère est décédée le 7 juin 19.., et votre père le 9 mars 19.. Votre grand-père Jérôme-Jean-Marie Semnoz avait une sœur, Lucie-Armande-Marie, et un frère, Thomas-Marie-Joseph. Thomas-Marie-Joseph épousa en premières noces Armande Duquesnay et en secondes noces…

Submergée par cette avalanche de noms et ce flot de questions auxquelles le notaire ne demandait pas de réponse, Colette ne chercha pas à suivre cet extraordinaire arbre généalogique.

Son oreille distraite ne retrouva de curiosité qu’en entendant prononcer le nom de Letellier.

— … Anthime-Ernest Letellier est donc votre cousin au troisième degré et vous héritez de ses biens pour une part égale avec M. François-Gustave-Victor Lesquent, descendant direct de Lucie-Armande-Marie Semnoz.

Colette ne trouva rien à dire qu’un « ah ! », qui ne reflétait même pas son étonnement.

Elle ignorait jusqu’à ce jour l’existence d’Anthime-Ernest Letellier. Jamais elle n’avait entendu parler de François-Gustave-Victor Lesquent et n’était pas très sûre de se souvenir du nom des deux femmes du grand-oncle Thomas.

— Vous héritez donc, pour une part égale avec M. François-Gustave-Victor Lesquent, des biens d’Anthime-Ernest Letellier, répéta Me Lemasle.

Colette hocha la tête.

— Anthime-Ernest Letellier, poursuivit maître Lemasle, avait acquis une belle fortune dans l’industrie du cuir et, vers 19.., celle-ci pouvait s’élever à vingt millions de francs, chiffre coquet pour l’époque. Malheureusement, la crise économique qui sévit durant les années 19.. à 19.. le ruina à peu près. Il ne conserva qu’une petite tannerie qu’il vendit deux ans avant sa mort et se retira dans son château de Grandlieu où il devait s’éteindre il y a un an. Je n’eus aucune peine à trouver votre cousin Lesquent, mais ce ne fut qu’après d’innombrables recherches que Me Duvignac, notaire à Annecy, me donna votre adresse, votre ancienne adresse, devrais-je dire. Enfin, je passe sur tous ces détails, et j’ai le plaisir de vous faire savoir que, si la fortune d’Anthime-Ernest Letellier n’est pas celle que vous étiez en droit d’espérer, il reste néanmoins le château de Grandlieu et des titres de rentes pour deux cent mille francs environ.

Colette, que ce déluge de paroles et cette nouvelle inattendue éberluaient, murmura en souriant :

— Je suis donc châtelaine.

Colette imaginait déjà de grosses tours couronnant une éminence, qui surplomberait elle-même un petit village aux toits de tuiles brunies par le temps.

Me Lemasle eut un sourire teinté de commisération.

Je vous rappelle que le château ne vous appartient que pour moitié avec M. Lesquent. En outre, vous aurez des droits de succession assez élevés à payer, parce que Anthime-Ernest Letellier n’était votre parent qu’au troisième degré. Il est donc possible que vous soyez amenée à vendre cette propriété. Dans ce cas, il vous restera une somme assez coquette, peut-être trois ou quatre cent mille francs.

Colette fut toute désappointée de voir son château s’évanouir si brusquement.

— M. Lesquent, poursuivit le notaire, est désireux de vendre et m’a chargé d’une proposition. Voulez-vous racheter sa part ?

Colette eut un sourire voilé de tristesse.

— Quand même le voudrais-je, je ne le pourrais pas. Je suis orpheline, mon père est mort ruiné et, n’ayant fait que des études classiques peu poussées, j’ai dû me contenter, pour vivre, d’un emploi assez modeste dans une maison d’exportation. Je n’ai pas de fortune.

— Dans ce cas, vous ne ferez pas de difficultés pour vendre votre part ?

— Certes, non !

— Eh bien ! Mademoiselle, c’est parfait, j’ai déjà reçu quelques propositions d’achat.

Il feuilleta le dossier.

— Oui, une Caisse de Sécurité Sociale qui cherche un château afin d’y installer une maison de repos pour enfants et un particulier. Je vais écrire à l’un et à l’autre et leur demander de préciser leurs offres.

Me Lemasle referma le dossier. Il se leva de sa chaise pour faire comprendre à sa visiteuse qu’il jugeait l’entretien terminé.

Colette se leva et remercia le notaire de son accueil. Comme il la reconduisait jusqu’à la porte, elle lui demanda :

— Vous n’avez pas de photographie de ce château ?

— Malheureusement, non. C’est un château de style Louis XIII. Il est entouré d’un parc de deux hectares et demi, dont une partie est plantée d’arbres fruitiers. La toiture nécessiterait quelques réparations, mais l’état général est bon.

Colette fit encore quelques pas.

— Où est-il situé ?

— À dix kilomètres d’ici, sur le bord de la Seine, non loin de la forêt de Brotonne.

— Je vous remercie, maître… Si, un jour, vous avez l’occasion de vous en procurer une photographie, envoyez-la-moi. Je serais très heureuse d’avoir un souvenir de notre château.

— Je n’y manquerai pas. Au revoir, mademoiselle.

Colette se retrouva sur la grand-place, déserte et sombre. La pluie n’avait pas cessé de tomber et, par endroits, de grandes flaques d’eau miroitaient dans l’ombre. En face, la lumière jaune d’un café l’attira.

L’éclairage médiocre, les tables aux marbres poisseux, la grande glace au tain piqué, le plafond noirci duquel pendait un papier à mouches, tout cela écœura la jeune fille qui rêvait de hautes frondaisons, de tapis de gazon et de fenêtres s’ouvrant sur la perspective d’un parc à la française.

Elle y entra cependant, ne but qu’une gorgée du café qu’elle avait commandé pour se réchauffer et, après avoir payé, se dirigea, sous la pluie fine et tenace, vers la gare à demi obscure qui sentait la poussière, la colle sure et

la fumée.

III

— Tu disais donc : un château Louis XIII au bord de la Seine, avec un parc et une forêt !

Colette, qui préparait le thé, rectifia :

— Près de la forêt de Brotonne. La forêt ne fait pas partie du domaine.

— Et tu ne l’as pas visité ?

— Non, j’aurais aimé le voir en photo…

Les deux jeunes filles venaient de terminer leur dîner dans le logement de Colette Semnoz et, durant tout le repas, Colette avait tenu son amie en haleine en lui racontant par le détail son voyage à Pont-Audemer.

Châtelaine, un jour… fit Lina en riant.

Le château sera vendu, poursuivit Colette. J’ai reçu ce matin une lettre de Me Lemasle, qui me fait part des propositions qu’il a reçues. Il me conseille d’attendre, car un troisième amateur, un industriel parisien, vient de demander nos conditions… Tu vois, je suis encore châtelaine.

— Et ton cousin ?

— Quel cousin ?

— Eh bien ! Lesquent. Comment est-il ?

— Je n’en sais rien. Depuis, j’ai pensé à lui et je me suis aperçue que je n’avais même pas demandé à Me Lemasle où il habitait, ce qu’il faisait, l’âge qu’il pouvait avoir.

— Avoue que tu as une famille bien extraordinaire. Tu ignorais un cousin millionnaire et tu ne connaissais pas l’existence de ce Lesquent.

— J’avais bien entendu parler de tante Lucie quand j’étais petite, mais très rarement, et j’ai toujours pensé qu’un mystère peu honorable était attaché à elle. D’ailleurs, je crois qu’elle ne vivait plus en France et j’ignorais qu’elle eût des enfants. Quand j’aurai l’occasion de revoir Me Lemasle, je lui demanderai ce qu’il sait sur ma famille. J’étais tellement émue que je ne savais quoi dire et je n’ai pensé à rien.

— Et le château, comment est-il ? C’est un vieux château du Moyen Age, comme dit la chanson, avec un fantôme à chaque étage

— Je ne sais pas, je me l’imagine avec des tours dominant la Seine, tel un burg rhénan.

Soudain, les deux jeunes filles s’aperçurent qu’il était une heure du matin.

— Je n’aurai plus mon métro, fit Lina.

— Eh bien ! reste ici, tu coucheras sur le divan.

— Je ne peux pas, maman s’inquiéterait.

Un voile de mélancolie couvrit le visage de Colette.

— Oui, c’est vrai, je ne pensais pas…

Lina, s’apercevant de la tristesse de son amie, l’embrassa affectueusement.

— Pense à ton château… châtelaine.

— Oui…

— Dis-moi, fit Lina qui tenait à chasser la peine de son amie, si nous allions un dimanche visiter ton château ?

— Tu as une bonne idée. Nous partirions le samedi à midi pour Pont-Audemer, nous y coucherions le soir et, le lendemain, nous irions au château.

Il y a mieux que cela. Pâques est dans quinze jours, nous pourrons rester là-bas tout le dimanche et ne rentrer à Paris que le lundi soir. Tu seras vraiment châtelaine une journée entière.

Colette serra le bras de son amie.

— Ton idée est merveilleuse. Dès demain, j’écris à M Lemasle pour l’informer de ma visite et lui demander où je pourrai avoir les clés. Ma chère Lina, à Pâques, j’aurai l’immense plaisir de te faire les honneurs de mon château.

Les deux jeunes filles se saluèrent cérémonieusement et pouffèrent de rire.

Quelques minutes plus tard, alors que Lina était partie, Colette, tout en remettant en ordre son petit logis, souriait, heureuse, à la pensée de cette journée de campagne, de ces vingt-quatre

heures de vie de château.

IV

— Mademoiselle Semnoz ?

Colette venait de rentrer hâtivement chez elle afin de préparer son départ pour Pont-Audemer avec Lina. Elle regarda ce jeune homme assez élégant qui se tenait devant sa porte.

— C’est moi-même, monsieur. Vous désirez ?

— Je suis votre cousin François Lesquent.

Le jeune homme mit sur le compte de l’étonnement la réserve dont la jeune fille fit preuve à son égard. Puis, comme elle restait muette et embarrassée, il ajouta :

— Je dois votre adresse à Me Lemasle. Il m’a même annoncé que vous viendriez dimanche à Grandlieu.

— Oui, c’est exact, mais excusez-moi de vous laisser à la porte. Voulez-vous entrer ? Je suis tellement surprise de faire la connaissance de mon cousin inconnu…

Le jeune homme sourit, puis il entra sans aucune gêne, d’un pas délibéré. Examinant la pièce, il s’approcha d’une photographie pour la regarder.

— C’est maman, dit Colette.

— Elle était jeune.

— Oui, elle est morte peu après ma naissance.

Lesquent détailla le mobilier assez modeste, mais fort coquettement arrangé, et, d’un ton détaché :

— C’est gentil, chez vous. Vous vivez seule ?

— Oui, depuis la mort de papa. J’ignorais qu’il me restât de la famille.

— C’est amusant, n’est-ce pas, cette histoire d’héritage. Amusant pour vous, parce que, moi, je connaissais très bien Anthime.

Colette sourit et demanda :

— Ah ! vraiment. Quel genre d’homme était-ce ?

— Un bon vivant, très amusant, aimant la bonne chère et le bon vin.

Tout en parlant, il poursuivait son examen. Enfin, il regarda sa cousine.

— Vous travaillez ?

La jeune fille offrit un siège au visiteur et lui expliqua en quoi consistait son travail.

Ils bavardèrent ainsi plus d’une heure. Lesquent revint sur le projet de promenade à Grandlieu.

— Je vous y emmènerai, ma chère cousine. Ce sera l’occasion pour nous de faire plus amplement connaissance. Je viendrai vous prendre samedi après-midi, nous serons au château le soir même.

— Je vous remercie beaucoup, mais je n’avais pas prévu de faire ce voyage toute seule.

Le visage de Lesquent se rembrunit.

— Vous êtes fiancée ?

— Non, j’ai une excellente amie et nous nous étions fait une fête de passer le congé de Pâques ensemble et d’aller visiter le château.

— Une amie ! Mais je maintiens ma proposition. Si ma présence ne vous importune pas, profitez toutes les deux de ma voiture.

— Je ne voudrais pas abuser de votre amabilité.

— Nullement. Alors, c’est entendu, je vous prendrai ici toutes les deux, disons à trois heures.

Lesquent se leva, et comme la jeune fille le reconduisait, il lui dit sa joie d’avoir fait sa connaissance. En arrivant à la porte, il dit d’un ton enjoué :

— Vous me permettrez bien de vous embrasser ?

Il n’attendit pas que la jeune fille l’y autorisât. Il la saisit un peu rudement et il lui déposa un baiser sur chaque joue.

Colette n’était pas encore revenue de sa surprise, qu’il ouvrait la porte et, après un dernier au revoir, s’engageait dans l’escalier.

La jeune fille attendit qu’il eut disparu et, toute rêveuse, referma sa porte.

Elle ne s’était fait, jusqu’ici, qu’une image très vague de son cousin, mais cette image ne ressemblait absolument pas à Lesquent même. Elle ne s’attendait pas à ce sans-gêne empreint de bonhomie.

Il lui était difficile de porter un jugement précis sur lui. Elle n’aimait pas sa coquetterie un peu vulgaire et cependant il lui était sympathique. Sa façon d’entrer et d’examiner meubles et bibelots la choquait, mais sa simplicité bon enfant était plaisante.

Colette regrettait maintenant d’avoir accepté l’offre de son parent. Non qu’elle redoutât de passer une journée entre Lina et lui, mais plutôt parce qu’elle craignait que la présence du jeune homme nuisît aux heures agréables qu’elle se promettait de passer avec son amie.

Un peu plus tard, elle pensa :

« Lina, curieuse comme une chouette, va me demander ce que fait mon cousin, et je ne saurai pas le lui dire. Nous avons parlé de tout, semble-t-il, sauf de lui. »

Colette s’attarda dans ses préparatifs. Elle, qui, depuis quelques jours, se faisait une joie de ce voyage, elle n’y trouvait plus maintenant le même plaisir. Elle souhaitait qu’un fait inattendu l’empêchât de partir. Malgré tout, elle prépara ses vêtements et une petite valise avec

son nécessaire de voyage.

V

Colette regarda sa montre.

« Trois heures, et Lina n’est pas encore là. »

Lesquent allait arriver, songea-t-elle. N’était-ce pas l’heure à laquelle il devait venir les chercher ?

Colette eût préféré que Lina arrivât avant lui, pour lui demander si vraiment la présence du jeune homme n’allait pas la gêner. Et puis, d’autres obscures raisons l’invitaient à souhaiter que Lina fût avec elle quand son cousin arriverait.

Colette vérifia si elle n’avait rien oublié. Elle ferma le compteur à gaz, tira la housse du divan, remit de l’harmonie dans les plis des rideaux et, à cet instant précis, entendit sonner.

« Ce n’est pas Lina, quelle fille ! »

Lesquent entrait, souriant et satisfait de lui-même.

— Bonjour, ma cousine ! Savez-vous à quoi je pensais en montant ? Eh bien ! que j’allais vous dire « Bonjour, ma cousine. » Ça fait terriblement province. Comme, de nous deux, c’est moi le provincial, je me trouve quelque peu offensé. Alors, ne faisons pas de manières et appelez-moi François, je vous appellerai Colette.

— Je n’y vois pas d’inconvénient.

— Eh bien pour la peine, nous allons nous embrasser.

Avec sa manière brusque habituelle, il attira la jeune fille et l’embrassa avec quelque rudesse. Colette remarqua que, cette fois, le baiser était moins expéditif, qu’il la serrait un peu plus fort, que le contact de ses lèvres traînait un peu plus.

« Je me fais une idée, se dit-elle, parce que Lina n’est pas encore là… je désirais tellement qu’elle arrivât la première. »

Cependant, elle se sentit quelque peu blessée de la façon cavalière dont François se comportait.

— Elle n’est pas là, votre amie ?

— Oh ! elle ne va pas tarder, elle est toujours à l’heure.

Lesquent fit quelques plaisanteries faciles sur l’exactitude des femmes et il musarda à travers le petit logis pour s’immobiliser enfin devant la baie s’ouvrant sur le panorama de Paris.

Tout à coup, on frappa. D’un bond, Colette fut à la porte. Elle ne vit tout d’abord qu’un petit papier bleu que lui tendait un jeune homme.

C’était un pneumatique.

Elle déchira rapidement la bande et lut :

Ma petite Colette,

Un malencontreux début de grippe vient contrecarrer nos projets. Il est plus sage que je garde la chambre. Fais quand même ta visite à ton château, car, s’il était vendu entre temps, j’aurais toujours le regret de t’avoir empêchée de vivre ta journée de châtelaine. Tu ne vas pas être seule, puisque, ainsi que tu me le disais hier, le fameux cousin t’accompagnera.

À mardi soir, ma chérie, j’ai hâte de t’entendre me raconter ta promenade.

Lina.

— Une mauvaise nouvelle ?

Colette leva les yeux vers son cousin.

— Lina ne vient pas, elle est grippée.

— Ce n’est pas de chance.

Comme Colette restait rêveuse, Lesquent lui dit :

— Nous n’avons plus besoin d’attendre. Vous êtes désappointée, n’est-ce pas ?

— Oui, j’aurais mauvaise grâce à vous le cacher.

— Ce n’est pas très gentil pour moi.

— Excusez-moi. Mais nous nous étions fait un tel plaisir, Lina et moi… Pour un peu, je resterais.

— Vous n’allez pas me jouer ce tour ? Moi qui ne suis resté hier soir à Paris que pour avoir la joie de vous conduire à Grandlieu. Vous me laisseriez repartir seul ?

— Non, bien sûr.

Il saisit la valise de Colette.

— Partons, si vous voulez, dit la jeune fille, à regret, en ouvrant la porte.

D’un geste suffisant, Lesquent désigna son cabriolet.

— La saison est encore trop fraîche pour que je retire la capote. Mais l’été, c’est très agréable.

Il se révéla fort bavard. Il vanta, d’abord, les qualités de sa voiture, puis il raconta son séjour à Paris en termes assez voilés.

— J’ai dîné dans un restaurant select hier soir ; ensuite, je suis allé au music-hall et je ne suis rentré à l’hôtel qu’à trois heures du matin. J’ai regretté de ne pas vous avoir invitée, j’y ai pensé trop tard. Vous vous seriez bien amusée.

Ce fut un peu avant Mantes que Colette risqua cette question qu’elle avait sur les lèvres depuis le départ :

— Vous ne m’avez pas dit ce que vous faites, François.

— Ce que je fais ?

— Oui, quel est votre métier ? Je ne sais pas non plus où vous habitez. Vous m’avez bien dit que vous étiez provincial…

— Mais j’habite Grandlieu.

— Vous habitez au château ?

— Actuellement, oui, et jusqu’à ce qu’il soit vendu.

Colette ne put cacher sa surprise. François poursuivit :

— Il n’y a là rien d’extraordinaire, car je l’habite depuis plusieurs années. J’ai vécu avec Anthime.

Lesquent montrait un tel naturel, une telle tranquillité, que Colette se reprocha sa surprise.

Il n’était pas anormal que son cousin habitât avec Anthime Letellier, puisqu’ils étaient également cousins. En vérité, c’était elle, Colette, l’intruse. Elle n’avait pas connu Anthime et se voyait attribuer la moitié de son héritage. Lesquent, qui avait vécu avec lui, se trouvait en quelque sorte dépouillé par une inconnue. Dépouillé légalement, soit, mais dépouillé quand même.

La jeune fille allait témoigner à son cousin de ses scrupules quand celui-ci lui fit remarquer la beauté du paysage.

Ils sortaient de Rosny et la route bordait la Seine presque au ras de l’eau, avant d’escalader la côte vers Bonnières. Le soleil, jusqu’ici capricieux, éclairait magnifiquement la boucle du fleuve dans la douceur bleutée du ciel d’Ile-de-France.

À gauche, une auberge coquettement fleurie de primevères et de fleurs précoces. Le jeune homme proposa de s’y arrêter un moment.

Il rangea son auto sur le bord de la route et ils firent quelques pas tous les deux sans parler. Puis François demanda :

— Vous avez peut-être déjeuné un peu rapidement ? Voulez-vous que nous prenions une tasse de thé ?

— J’accepte avec plaisir.

Colette et son cousin entrèrent dans l’auberge et, tandis qu’ils attendaient qu’on les servît, Lesquent fredonna Tea for two.

— Puisque vous habitez Grandlieu, vous devez bien avoir une photo du château.

— Certainement. Vous êtes curieuse de voir votre bien ?

Il glissait déjà la main vers son portefeuille, quand il se ravisa.

— Vous êtes vraiment pressée de voir Grand-lieu ?

— Bien sûr, fit-elle, étonnée.

— Ne déflorez pas votre plaisir, nous y serons dans une heure.

— Vous croyez que j’aurai plus de plaisir à le découvrir en « vrai » si je n’ai pas vu la photo avant ?

— Plus de plaisir, peut-être, mais aussi moins de désillusion. J’ai dans mon portefeuille une fort belle photo qui l’avantage assez. Je vous la donnerai pour que vous la montriez à vos amis, pour les étonner. Mais quand on le voit « en vrai », comme vous dites, il est beaucoup moins somptueux.

— Alors, j’attendrai, dit la jeune fille avec une nuance de regret.

Quand ils eurent pris le thé, ils restèrent un moment à deviser à bâtons rompus, et, soudain, la jeune fille s’écria :

— Oh ! regardez ces péniches qui passent. Si nous allions au bord de la Seine…

Ils trouvèrent l’ancien chemin de halage et suivirent le fleuve vers l’aval.

— C’est extraordinaire ce qu’un fleuve donne de vie dans un paysage. Il y a d’abord les bateaux qui passent, mais, même sans bateau, il y a l’eau, ses miroitements, ses reflets, ses couleurs changeantes. Voit-on la Seine de Grandlieu ?

— Oui, entre les arbres. Vous verrez passer les grands bateaux qui montent à Rouen ; mais, quand on y habite, on n’y fait guère attention.

Ils marchèrent l’un près de l’autre et Colette, que cette promenade égayait, exprima sa joie. Elle eut cependant une pensée pour Lina.

— Pauvre Lina, quel plaisir elle aurait eu à être avec nous.

— Elle ne sera pas plus heureuse si vous vous attristez, et, moi, j’aime vous voir rire comme vous le faisiez tout à l’heure.

Il s’était rapproché d’elle et il tenta de la prendre par la taille. Sans éclat, elle détacha sa main et s’éloigna de lui.

— Il faudrait peut-être que nous regagnions la voiture, dit-elle.

— S’il vous plaît de rester ici quelque temps encore. Nous avons jusqu’à minuit pour être aujourd’hui à Grandlieu.

Colette, que la tentative du jeune homme avait vexée, dit avec froideur :

— Je ne vais pas à Grandlieu ce soir.

Lesquent la regarda avec étonnement.

— Mais où allez-vous, alors ?

— Mon intention est d’aller à Pont-Audemer, d’y trouver un hôtel, et demain de me rendre à Grandlieu pour visiter le château.

— Vous n’allez pas passer une nuit à l’hôtel, alors qu’il y a vingt chambres au château !

— Peut-être, mais je ne veux pas vous importuner et…

— Et ?

Colette détourna les yeux et fit :

— Je préfère aller à l’hôtel.

Ils ne parlèrent plus jusqu’à l’auto.

Ce fut beaucoup plus loin que leur conversation reprit sur un sujet anodin.

Colette, qui connaissait mal la région, ne commença à s’étonner de la route prise que lorsqu’ils furent devant une plaque indicatrice qui désignait « Forêt de Brotonne ».

— Je vous ai dit, François, que je voulais, ce soir, aller à Pont-Audemer.

— Si vous v tenez, je vous y conduirai tout à l’heure ; mais, avant, nous avons le temps de passer par le château.

Elle ne répondit pas. À quoi bon ? Quand l’auto serait arrêtée, elle jugerait alors ce qu’elle devait faire.

Ils suivaient une route rigoureusement droite ; à perte de vue s’étendaient de hautes futaies. Puis la route devint plus accidentée et, entre les arbres, elle aperçut la Seine. Maintenant, ils longeaient à peu près le fleuve, tantôt s’en éloignant, tantôt s’en rapprochant. Soudain, Lesquent freina. Un sentier rocailleux s’ouvrait sur la gauche, dans l’argile de la forêt, et il grimpait entre les arbres, laissant la Seine derrière lui. Le jeune homme y engagea sa voiture, lentement, parce que le chemin était défoncé et la pente raide.

Le soir tombait déjà et l’ombre s’épaississait sous les arbres qui, dénués de feuilles, étaient cependant très drus.

Colette commençait à n’être plus du tout rassurée. Si elle n’eût pas craint davantage de se perdre dans cette forêt immense, elle eût sauté de l’auto.

Elle jeta un regard vers son cousin, très occupé à éviter les fondrières et les racines qui débordaient du talus. Enfin, la route devint plus plane et ils sortirent de la forêt.

Un pré planté d’arbres s’étendait au-delà du chemin. Ils le longèrent jusqu’à une barrière et Lesquent arrêta sa voiture.

— C’est ici ?

Le jeune homme feignit de ne pas entendre. Il descendit de l’auto pour aller ouvrir la barrière.

Quand il fut revenu et eut remis la voiture en route, il dit avec quelque emphase :

— Ma chère, vous voici dans nos terres.

Ils traversèrent le pré planté de pommiers et brusquement, au bout d’une splendide esplanade de gazon, la jeune fille aperçut le château.

De pierres blanches et de briques roses, il avait grande allure avec ses toits élevés et ses cheminées à la française. Le rez-de-chaussée et l’étage étaient percés de hautes fenêtres. De part et d’autre de l’escalier monumental, une ligne verticale de colonnes supportait un fronton chargé d’allégories.

Une sorte de campanile assez bas couronnait cet ensemble que n’eût pas désavoué Mansard.

Lesquent avait arrêté de nouveau sa voiture pour laisser à Colette le temps de contempler leur propriété.

— Qu’en dites-vous, ma chère amie ?

— C’est merveilleux…

Emue d’admiration, Colette ne put trouver d’autres mots.

— Regardez à droite.

La jeune fille tourna la tête. Elle aperçut l’esplanade bordée de hautes frondaisons, qui semblait descendre jusqu’à la Seine.

Dans la pénombre du soir, des vapeurs montaient du fleuve, embuant ses rives. Là-bas, au détour de la boucle qui s’amorce vers Aizier et Quillebeuf, un navire hérissé de mâts de charge s’avançait, sombre silhouette percée de lumière, et seul le bourdonnement de ses machines, semblable au grondement de quelque animal fabuleux, troublait le silence.

Perdue dans la rêverie que lui inspirait ce majestueux tableau, la jeune fille ne s’aperçut pas, tout d’abord, que Lesquent s’était approché d’elle et avait passé son bras par-dessus son épaule. Elle ne s’en rendit compte que lorsqu’il commença à la serrer contre lui.

— Que pensez-vous de notre propriété, très chère… ?

D’un mouvement d’épaule, la jeune fille tenta de se dégager.

— Elle est très belle.

— Vous êtes heureuse ?

— Oui. Voulez-vous me laisser, s’il vous plaît.

— Colette, ne croyez-vous pas que…

— Qu’il est temps que vous me conduisiez à Pont-Audemer, certainement.

— Nous avons de longues heures devant nous. Vous n’avez encore rien vu.

Pour la rassurer, Lesquent retira son bras et remit la voiture en marche. Il ne s’arrêta, cette fois, qu’au pied de l’escalier de pierre blanche et, sans rien lui demander, descendit de l’auto.

Il gravit quelques marches avant de se retourner et proposa :

— Voulez-vous venir ?

La jeune fille sortit de la voiture, mais elle s’arrêta aussitôt.

— Vous ne vivez pas seul, ici ?

— Non, le palefrenier d’Anthime habite toujours les communs. Dans la journée, il travaille dans les fermes du voisinage. Pour mon service, j’ai une cuisinière qui me sert de gouvernante.

Colette, les yeux baissés, remarqua combien l’herbe gagnait sur le sable de l’allée. Il y avait même de curieuses graminées qui commençaient à pousser entre les marches de pierre.

— Voulez-vous entrer ? insista-t-il.

— Je ne voudrais pas qu’il y eût de malentendu entre nous, François.

— Mais il n’y a pas de malentendu, Colette…

— Vous me comprenez fort bien. Il y a dans votre attitude des intentions, des gestes, qui me choquent. J’ai accepté très simplement votre invitation, sans aucune arrière-pensée, ne vous méprenez pas.

— Vous romancez, ma chère. Que voulez-vous ?

— Que vous me meniez à Pont-Audemer.

— Sans avoir visité le château ?

— Je reviendrai demain, dans la journée.

D’un pas nerveux, il redescendit l’escalier et monta dans son auto. Colette s’installa près de lui et la voiture démarra brutalement.

Ils contournèrent le château et suivirent une allée bordée d’arbres qui menait à une grille monumentale, mais chemins et bâtiments portaient les signes de l’abandon. L’herbe envahissait tout.

Chemin faisant, la jeune fille se demandait pour quelle raison son étrange cousin l’avait fait passer par la route rocailleuse de la forêt au lieu d’entrer par celle-ci.

Il dut descendre de voiture deux fois, d’abord pour ouvrir la grille, puis pour la refermer. Ils trouvèrent aussitôt une excellente route goudronnée qui, en quelques minutes, les mena à Pont-Audemer.

Pendant ce trajet, ni l’un ni l’autre ne desserra les dents.

— Vous préférez un hôtel à un autre ?

— Nullement, laissez-moi sur la place, je me débrouillerai.

Au moment de le quitter, Colette eut un remords. La voix chavirée, elle dit, en tendant sa main :

— Au revoir, François… et merci.

— À demain. Voulez-vous que je vienne vous chercher ?

— Oh ! je ne sais pas, je n’en sais rien.

Elle ne se sentait pas très fière d’elle. Ne s’était-elle pas exagéré les attitudes de François ?

— Je serai à dix heures devant l’église, fit-il.

— Merci.

VI

Tout en faisant le point de cette journée, Colette erra à travers Pont-Audemer à la recherche d’une chambre.

Sur sa porte, le premier hôtel affichait une pancarte « Complet ». Au second, Colette n’eut pas le temps d’entrer dans le hall, d’autres voyageurs en ressortaient. Ils n’avaient pas trouvé de chambre.

La jeune fille se hasarda vers un hôtel plus luxueux, où elle n’avait pas osé entrer tout à l’heure.

Nous n’avons plus de chambre, mademoiselle.

Elle commençait à regretter de n’être pas restée à Grandlieu, quand une somptueuse Delahaye s’arrêta au bord du trottoir.

— Pardon, madame, pouvez-vous m’indiquer un hôtel.

— Il y a bien l’hôtel du Plat d’Etain, à cinquante mètres d’ici…

— Je sais, mais il est complet.

— J’allais vous le dire. Je viens de faire trois hôtels et il n’y a plus une chambre libre.

— Je vous remercie de ce renseignement, madame. Je ne vais pas rester dans cette ville, je vais pousser jusqu’à Lisieux.

Le monsieur salua et silencieusement l’auto s’éloigna.

Colette poursuivit vainement ses recherches. Le patron de la dernière auberge visitée eut pitié d’elle.

— Ma pauvre demoiselle, je n’ai rien pour vous coucher, mais il y a peut-être un moyen de vous tirer d’embarras. Il y a là un monsieur et une dame qui sont comme vous. Ils n’ont rien trouvé ici. Ils viennent de téléphoner à Vieux-Port, un petit village à onze kilomètres d’ici. On leur a répondu qu’il y a des chambres disponibles. N’est-ce pas, monsieur ?

La jeune fille, qui ne se sentait pas d’humeur aventureuse, ne montra aucun enthousiasme pour ce projet. Elle eût sans doute remercié l’aubergiste et serait partie si le monsieur âgé auquel l’aubergiste s’était adressé ne lui avait dit :

— Mais, approchez donc, mademoiselle, n’ayez pas peur. Vous ne trouvez pas de chambre ici ? Je n’en suis pas étonné, nous avons fait tous les hôtels, ma femme et moi. Si je peux vous rendre service en vous emmenant à Vieux-Port, ce sera avec plaisir.

Colette se confondit en remerciements, et un quart d’heure plus tard l’auto du vieux couple s’arrêtait au bord de la Seine, devant une vieille auberge.

— Nous vous amenons une cliente de plus, dit en riant le joyeux vieillard.

L’hôtelier se gratta la tête.

— C’est que je vous ai gardé une chambre, mais je n’en ai pas d’autre libre.

Voyant l’embarras de la jeune fille, l’hôtelier demanda :

— Vous êtes ensemble ?

— Non, fit Colette, mais en cette saison je ne peux cependant pas dormir dehors.

— Écoutez-moi. À cent mètres d’ici, en suivant la route, il y a un autre hôtel. À tout hasard, allez voir. Si vous ne trouvez rien, revenez. Je vous offrirai une botte de paille. À votre âge, vous dormirez quand même.

La jeune fille remercia l’hôtelier de son intention et, après avoir pris congé des gens si aimables qui l’avaient amenée de Charybde en Scylla, pensait-elle, reprit sa valise et se dirigea vers la dernière auberge.

Il faisait maintenant absolument nuit et, n’étaient les phares d’une auto stationnant un peu plus loin, la jeune fille se serait peut-être égarée.

L’auto était arrêtée devant l’auberge. Colette, en passant, trouva qu’elle ressemblait étrangement à la voiture dont le propriétaire lui avait demandé de lui indiquer un hôtel à Pont-Audemer.

Colette, fatiguée, monta péniblement les cinq marches qui menaient à la porte de l’auberge.

— Une chambre ? Oui, mademoiselle, il nous en reste une.

Colette eût sauté au cou de la bonne dame qui, déjà, s’emparait de sa valise.

Au bureau, où elle devait remplir la fiche, Colette dut attendre que le voyageur, devant elle, eut terminé cette formalité. C’était un solide gaillard bâti en athlète et fort élégamment vêtu d’un costume de sport.

Quand il se retourna, il eut une seconde d’arrêt.

— Excusez-moi, madame, n’est-ce pas à vous à qui j’ai demandé l’adresse d’un hôtel à Pont-Audemer ?

Il avait un visage si souriant, si net, si dénué d’effronterie, que la jeune fille n’hésita pas à lui répondre :

— Mais oui, monsieur, et vous voyez que les grands esprits se rencontrent, puisque vous avez abandonné Lisieux pour Vieux-Port.

Ils rirent tous deux, et fort discrètement, après l’avoir saluée, le jeune homme s’en alla.

Maintenant, assurée d’un gîte, Colette se sentait l’âme si joyeuse qu’elle eût chanté. Les âmes gaies sont généreuses… elle ne tenait plus aucun grief à François de son attitude.

« Une simple méprise d’un petit garçon qui n’est pas sorti de son trou, se dit-elle. Il a cru, parce que j’étais Parisienne, que je me laisserais facilement glisser sur le chemin du flirt. Erreur, mon petit bonhomme ; la leçon, j’espère, vous aura servi, et demain vous serez sage. »

Elle pensa alors que, le lendemain, à dix heures, il l’attendrait devant l’église de Pont-Audemer.

« Comment vais-je regagner Pont-Audemer ? Voyons, ici, nous sommes au bord de la Seine, ne serait-il pas plus simple d’aller directement à Grandlieu ? Il faudra que je pose la question à l’hôtelière. »

Détendue par quelques ablutions, puis remaquillée et recoiffée, joyeuse et satisfaite d’elle, Colette descendit vers la salle à manger. Dès qu’elle y entra, son regard croisa celui du propriétaire de la Delahaye. Il lui adressa un amical sourire auquel elle répondit avec réserve. La serveuse lui désigna une petite table dans un coin de la salle. De cet endroit, elle pouvait voir toutes les tables qui, à cette heure, étaient occupées.

Au centre, une longue table réunissait quatre couples qui, certainement, étaient ensemble, car ils parlaient les uns avec les autres fort joyeusement, et leur groupe donnait beaucoup d’animation à la salle. Les guéridons étaient occupés par des couples âgés, deux autres tables par des parents avec des enfants. À l’autre extrémité, solitaire comme elle-même, le monsieur de Pont-Audemer, comme le désignait la jeune fille, dînait mélancoliquement.

Peu à peu, les hôtes se retirèrent, d’abord les parents accompagnés d’enfants, puis les personnes âgées, et il ne resta bientôt plus que les quatre jeunes couples qui parlaient et riaient tellement qu’ils n’en étaient qu’au fromage. Le solitaire prenait son café tout en lisant le journal, et Colette, arrivée la dernière, s’amusait énormément du spectacle de cette salle d’auberge campagnarde, où les huit de la grande table apportaient une atmosphère de vacances.

— Mais il n’y a plus que nous, fit tout à coup l’une des jeunes femmes.

— Pas tout à fait, dit l’un de ses compagnons.

Ils s’étaient tous retournés pour constater leur relative solitude et, loin de les apaiser, cette constatation fit rebondir leur animation. Ils avaient terminé le dessert et l’une des jeunes femmes aperçut le pick-up qui trônait dans un coin. Elle proposa de danser.

Colette, qui avait fini de dîner, se leva pour ne pas être importune.

— Oh ! mais restez avec nous, dit la jeune femme. Si toutefois vous aimez danser.

Les autres convives insistèrent et, avant qu’elle eût réfléchi, Colette se trouva dansant au bras de l’un des jeunes gens.

En vérité, sa solitude qui lui pesait depuis quelques instants, en regard de la joyeuse bande, trouva son compte à cette diversion.

En passant près de la table du monsieur de Pont-Audemer, la jeune fille aperçut deux jeunes femmes qui l’assiégeaient pour le décider à rester. Après s’être fait quelque peu prier, il finit par céder, lui aussi.

Colette apprit de son cavalier qu’ils étaient une bande d’amis, les uns habitant Paris, les autres la Normandie. Ils avaient coutume de se retrouver à Vieux-Port deux ou trois fois l’an.

Pour la troisième danse, le monsieur de Pont-Audemer vint inviter Colette. Malgré la gentillesse de ceux de la bande, ils se trouvaient l’un et l’autre un peu en marge. De nombreuses allusions à certaines plaisanteries leur échappaient totalement, et ceci les incita plus ou moins obscurément à rester le plus souvent ensemble.

Malgré elle, Colette ne put s’empêcher de comparer son cavalier du soir avec son compagnon de la journée. Comparaison qui était tout à l’avantage du monsieur de Pont-Audemer.

Il n’était d’ailleurs plus pour elle le monsieur de Pont-Audemer. Maintenant, elle savait son nom. L’un des garçons de la bande ayant pris l’initiative de faire les présentations, Colette savait qu’il avait nom Pierre Chavanay.

« Pierre Chavanay ! Où ai-je entendu ce nom-là ? » se demandait-elle tout en dansant une samba.

Il avait une telle distinction, une manière de mettre à l’aise sans devenir envahissant, un esprit d’à propos, une bonne humeur cependant voilée d’une aristocratique mélancolie, que la jeune fille prit plaisir en sa compagnie.

Elle-même n’était nullement déplacée à ses côtés. Si la mort de son père et les difficultés de l’existence actuelle l’avaient obligée à se contenter, pour logement, d’un atelier d’artiste à Montmartre, et, pour occupation, d’un emploi assez modeste, Colette avait reçu durant son enfance et sa première jeunesse l’éducation sévère et quelque peu cérémonieuse des Dominicaines. Au contact de Chavanay, elle retrouvait automatiquement ces petits riens qui l’eussent, sans doute, fait juger prétentieuse par ses collègues, et même peut-être par Lina, et qui semblaient ici parfaitement naturels.

Discrètement, vers minuit, le jeune homme commanda quelques bouteilles de champagne et, dans une atmosphère joyeuse, la soirée se poursuivit de tangos en sambas et de slows en be-bop.

Il était plus de deux heures du matin quand, épuisée de fatigue, mais heureuse, Colette se glissa dans les draps frais du lit de sa chambre

rustique.

VII

Le soleil fusait entre les persiennes, lorsque Colette s’éveilla. Le premier instant de surprise passé, le temps de se souvenir où elle était, et sa joie éclata.

Elle vit à sa montre-bracelet qu’il était neuf heures, et cette constatation la rassura. Il lui était impossible de se préparer, de chercher un moyen de transport et d’être à dix heures à Pont-Audemer. Elle n’avait plus le choix. Il faudrait qu’elle trouvât une façon commode d’aller directement à Grandlieu.

François croirait que sa cousine était complètement fâchée et cette épreuve lui serait peut-être salutaire.

Comme il faisait assez froid dans la chambre, Colette s’octroya quelques minutes de grâce et elle s’enfonça avec délices sous les couvertures.

« Si seulement je savais à combien de kilomètres je suis de Grandlieu. »

Tout en réfléchissant, elle examinait sa chambre et vit que le fil d’une sonnerie pendait au-dessus de sa tête. Elle appela la femme de chambre.

— Mademoiselle désire son déjeuner ?

— Oui, s’il vous plaît. Pouvez-vous me dire à combien de kilomètres se trouve le château de Grandlieu ?

— Combien de kilomètres ? Je ne saurais vous dire, mais ce n’est pas très loin.

— Peut-on y aller à pied ?

— Certainement, vous en aurez pour une heure à peine. Vous trouverez le château juste avant la forêt.

La jeune fille remercia la femme de chambre et, pour cette bonne nouvelle, s’accorda le plaisir de déjeuner au lit. Plaisir qui lui était habituellement interdit pour la bonne raison qu’elle devait se lever pour préparer son déjeuner.

Elle paressa jusqu’à dix heures et jugea alors, qu’il était temps de se préparer. Elle retiendrait la chambre pour le soir, irait à la messe et déjeunerait de bonne heure pour arriver tôt à Grandlieu et avoir le temps de visiter le château de fond en comble.

Quand elle descendit au bureau de l’hôtel, Pierre Chavanay se faisait expliquer par l’hôtelier la meilleure route qu’il devait prendre pour sa destination. Malgré elle, Colette entendit :

— … Vous rejoignez alors la route de Pont-Audemer à la Mailleray et, à cinq cents mètres environ, vous trouverez la grille du château.

Le mot de château attira l’attention de la jeune fille.

— Vous n’avez aucun renseignement sur ce château ? demandait Chavanay.

— C’est un très beau château, son propriétaire est décédé il y a plus d’un an.

— Il est en bon état ?

— Il le semble, mais je ne saurais vous l’affirmer.

— Je vous remercie.

En se retournant, Chavanay vit Colette. Il la salua et lui demanda si elle avait passé une bonne nuit. Puis, aux questions de la jeune fille, il répondit :

— J’ai très bien dormi, mais c’est fou ce que j’ai mal aux jambes. Il y a longtemps que je n’avais tant dansé. Vous restez ici aujourd’hui ?

— Je vais aller me promener, mais je reste ce soir encore.

— Eh bien ! à ce soir.

Quelques instants plus tard, Colette descendait vers la route, et elle aperçut la Delahaye grise qui s’en allait à vive allure.

Colette suivit exactement le programme qu’elle s’était fixé à son réveil. Elle déjeuna tôt et il n’était pas treize heures quand elle partit pour « son » château.

Chemin faisant, elle s’arrêta pour demander la direction à un paysan.

Mais, ma petite demoiselle, si vous passez par la route, vous en avez encore pour une heure, tandis que, par ce sentier, vous y serez dans cinq minutes.

Elle gravit un sentier abrupt à travers bois et, en atteignant le sommet de la colline, elle découvrit le château, entre les arbres, à moins de deux cents mètres sur sa droite. En face d’elle, au-delà de cette ligne d’arbres qui bordait l’immense tapis vert, elle pouvait voir les premières frondaisons de la forêt.

Il y avait donc trois chemins pour se rendre au château. La route à peine carrossable par la forêt, la route qui passait devant la grille et ce sentier à travers bois.

La jeune fille se fraya un passage dans la futaie, et, en débouchant sur l’esplanade, elle s’arrêta, surprise. L’auto de Chavanay stationnait devant le perron.

C’est donc de Grandlieu qu’il parlait à l’hôtelier, se dit-elle. Il sera très étonné de me voir. Quelle tête va faire François quand il verra que nous nous connaissons ! »

Tandis qu’elle s’approchait, elle se demandait :

« Que vient-il faire ici ? Acheter, peut-être. Ne s’inquiétait-il pas de l’état du château ? »

La porte, que Colette n’avait pas voulu franchir la veille, était ouverte. La jeune fille gravit légèrement les marches du perron et entra dans le hall. Une odeur d’humidité y régnait, les quelques coffres et bahuts qui meublaient cette entrée étaient ternis par la poussière. Certainement, Lesquent ne devait pas habiter cette partie du château. Cette constatation incita Colette à s’avancer vers le salon, dont la porte était entrouverte. Les meubles étaient recouverts de housses, les tapis roulés ; tout indiquait, sinon l’abandon, tout au moins le délaissement. Il lui sembla entendre parler et elle traversa un autre petit salon. Elle aperçut, en enfilade, une salle à manger de style Empire. Certainement, le visiteur et son cicerone étaient là.

Colette s’avançait à pas de loup, se faisant un jeu de les surprendre, quand elle reconnut la voix de Lesquent.

— … La copropriétaire, disait-il, n’habite pas la région. C’est avec Me Lemasle et moi que vous aurez à traiter. Elle n’a qu’une part infime et, d’ailleurs, ne connaissait même pas le défunt qui, lui, l’ignorait complètement.

Colette s’immobilisa et prêta l’oreille. Qu’est-ce que François allait encore raconter sur elle ?

— Mais pourquoi ne conservez-vous pas cette propriété ? demandait Chavanay.

— Très franchement, parce que je n’ai pas les moyens de payer les droits de succession. Sans cela, vous savez, il y a à faire ici : deux hectares de pommiers sélectionnés, qui font partie du château. En outre, M. Letellier louait vingt hectares de terre qui s’étendent au sud de Grandlieu. Il vendait des pommes jusqu’en Angleterre.

Le futur propriétaire du château aurait-il la possibilité de louer ces terres ?

— Évidemment.

Colette pensa qu’il ne serait plus question d’elle, et elle allait s’avancer quand François reprit :

— Au sujet de ce que je vous disais tout à l’heure, n’en parlez pas à Me Lemasle. Il m’a bien recommandé : « Je veux ignorer totalement s’il y a une soulte. » Vis-à-vis de l’Enregistrement, sa position est délicate.

— Évidemment. Mais votre copropriétaire ?

— Aucune importance, je m’arrangerai avec elle.

— Si je me décide, il serait quand même bon, au moment du paiement, qu’elle soit présente.

— Je n’en vois pas la nécessité, c’est ma cousine, elle a confiance en moi, je peux très bien la représenter. Elle préfère, d’ailleurs, rester en dehors de tout ça.

« Il exagère », pensa Colette.

Plusieurs fois, elle s’était retenue d’entrer dans la salle pour dire son fait à l’impudent personnage. Le désir de savoir jusqu’où François irait dans ses machinations, une sorte de remords d’avoir écouté à la porte, et la crainte que les deux hommes le sussent, l’incitèrent à rester dans le petit salon.

— Nous verrons cela, disait Chavanay. Quant à votre offre de rester pour gérer le château, je vais également y penser. De toute façon, je ne peux pas prendre une décision immédiatement.

Au bruit de leur voix, Colette comprit qu’ils se dirigeaient vers le salon et elle craignit d’être surprise. D’un coup d’œil rapide, elle chercha où elle pourrait se dissimuler. Elle n’avait pas le temps d’aller jusqu’aux doubles rideaux. Elle aperçut un fauteuil Voltaire et s’accroupit derrière.

Les deux hommes passèrent sans la voir.

Dès qu’ils eurent disparu, Colette se glissa jusqu’aux rideaux. Elle y était mieux cachée que derrière le fauteuil et il lui était loisible, à travers les persiennes, de surveiller le départ de Chavanay. Elle avait également besoin d’un moment de tranquillité avant de rencontrer François. Il lui fallait penser à cette curieuse conversation qu’elle venait de surprendre.

Il y avait un premier fait. François la considérait absolument comme négligeable. Mais n’avait-il pas une idée malhonnête derrière la tête en voulant l’écarter ainsi de la vente, d’autant plus qu’il était question d’une soulte. Finalement, elle décida de ne le confondre que plus tard.

« Je ne vais pas lui en parler maintenant. Si je me trompe, il serait vexé ; mais s’il veut me voler, je suis prévenue. »

Lesquent sursauta en voyant Colette dans le salon.

— Il y a longtemps que vous êtes ici ?

— J’arrive. J’ai vu la porte ouverte, je suis entrée et je vous ai appelé.

— Je viens de reconduire un visiteur que M Lemasle m’a envoyé. Oh ! un simple curieux, je ne pense pas qu’il achète.

— C’est une personne des environs ? demanda la jeune fille avec une feinte naïveté.

— Non, j’ignore d’où il est. Un Parisien, peut-être.

— Son offre est intéressante ?

— Je n’en sais rien, il n’a pas voulu me la préciser. D’ailleurs, je préfère, pour nous, que tout soit conclu entre Me Lemasle et lui. Les affaires seront faites dans les règles, et nous n’aurons pas à craindre de surprise.

La jeune fille, qui eût giflé avec plaisir le menteur, lui demanda encore :

— Mais que ferez-vous quand le château sera vendu ?

— Oh ! je ne suis pas embarrassé. Je n’y reste que pour le garder. J’ai hâte qu’il soit vendu, je pourrai enfin réaliser mon plus cher désir partir pour l’Afrique.

— Très curieuse idée, fit Colette pour dire quelque chose.

François, qui ne paraissait pas désireux de poursuivre la conversation sur ce sujet, la tira d’embarras en lui proposant de visiter le château.

— Nous sommes ici dans le grand salon. À la suite, nous allons trouver le petit salon, puis la salle à manger.

Tandis qu’ils visitaient chaque pièce, la jeune fille pensait à la conversation qu’elle avait entendue et à la version que François lui en avait donnée. Il n’y avait aucun doute, les intentions de François étaient malhonnêtes. Fallait-il le lui dire maintenant ? Colette décida d’attendre encore. Si elle pouvait voir Me Lemasle, peut-être saurait-elle mieux à quoi s’en tenir. Elle était tellement obsédée par ses réflexions qu’elle ne regardait les pièces et le mobilier que d’un œil assez distrait. François, qui s’en apercevait fort bien, n’insistait pas. Cette inattention prouvait, à ses yeux, le peu d’intérêt que sa cousine portait au château. Elle n’était venue que par simple curiosité et se trouverait riche le jour où le notaire lui remettrait cent ou deux cent mille francs.

— Comment êtes-vous venue ? lui demanda-t-il comme ils redescendaient le grand escalier.

— À pied !

— Depuis Pont-Audemer ?

Colette ne trouva pas nécessaire d’inventer une histoire. Elle dit simplement sa recherche d’une chambre et comment elle en avait enfin trouvé une à Vieux-Port.

— Alors, ce soir, vous restez ?

— Non, j’ai gardé ma chambre.

— Ce n’est pas une raison. De toute façon, vous dînez au château ?

— Je regrette, on m’attend à l’hôtel.

Lesquent n’insista pas. Il ouvrit une petite porte.

— Voici la cuisine, expliqua-t-il. La cuisinière vient de partir à vêpres. La porte, au fond, est celle de l’office où je me suis installé une salle à manger, et la porte à gauche est celle de ma chambre. Au temps d’Anthime Letellier, c’était le bureau-bibliothèque. Les livres y sont toujours. De belles reliures, mais sans intérêt.

Il entrouvrit la porte et la jeune fille aperçut les rayons chargés de volumes. Dans un coin, un divan défait ; du linge traînait sur le parquet et sur les meubles.

La jeune fille revint vers le hall.

— J’aimerais faire le tour du parc, dit-elle.

Lesquent acquiesça à son désir. Ils suivirent la grande allée qui descendait vers la Seine.

— Ce sont des pommiers, là-bas ? demanda-t-elle incidemment.

— Oui ; malheureusement, ils ne rapportent plus guère, ils sont trop vieux.

— Je regrette que ce ne soit pas la saison, j’aurais quand même eu plaisir à manger des fruits de nos terres, dit-elle en riant.

— Soyez sans regret, ils sont immangeables. Je vous l’ai dit, les arbres sont trop vieux.

Ils firent encore quelques pas.

— Mon seul regret en quittant ce château sera de ne plus avoir devant les yeux la Seine et ce panorama de marais, Est-ce beau ?

Sa voix était devenue vibrante d’émotion, semblait-il. Il poursuivit :

— Colette, je vous dois des excuses. Je me suis très mal conduit hier, mais il faut me pardonner. Je suis maladroit et balourd. À vivre si loin du monde, même devant une nature merveilleuse, l’homme redevient une bête ! Qu’avez-vous pensé de moi ?

C’était justement la question que la jeune fille se posait : « Que penser de François ? »

Hier, après ses privautés, ne l’avait-elle pas jugé sévèrement ? Puis, quand, bien sagement, il l’avait menée à Pont-Audemer, comme elle je lui avait demandé, des regrets étaient venus adoucir son appréciation. Maintenant, elle subissait de nouveau ce revirement. Il y a quelques instants, elle était persuadée qu’il combinait de louches machinations pour la voler et, maintenant, elle doutait encore de sa mauvaise foi.

Colette avait l’âme si droite qu’elle avait peine à croire en la duplicité des gens. Il avait suffi qu’il paraisse émotionné par la vue du paysage pour qu’elle doutât de ses intentions. Peut-être s’était-elle trompée ?

François, qui attendait une réponse, hasarda timidement :

— Qu’avez-vous pensé de moi, hier, Colette ?

Elle haussa les épaules.

— Si vous n’étiez pas un peu plus âgé que moi, je vous dirais que vous êtes un gamin.

Un sourire illumina son visage.

— Je crois que vous avez raison. Je suis un gamin. Et un gamin très maladroit, très timide, savez-vous. Colette.

La jeune fille se retourna vers lui.

— Colette, je vous aime. Oui, j’aurais voulu vous dire ça autrement ; seulement, les belles phrases, je ne sais pas les tourner.

« Dès le premier jour où je vous ai vue dans votre studio, vous m’avez ébloui. Le soir, en repartant de chez vous, je vous imaginais déjà dans le château avec une belle robe comme en portaient les dames d’autrefois. Je nous voyais, l’un et l’autre, galopant à cheval à travers lu forêt et rentrant par cette barrière où nous sommes arrivés. C’est à cause de cette vision que j’ai pris cette route hier soir.

« Si je vous ai blessée, Colette, c’est par maladresse, par amour. Les timides manquent toujours de délicatesse.

Colette n’avait pas prononcé un mot pendant tout ce beau discours. Il semblait si spontané en sa gaucherie, si peu préparé, qu’elle n’était pas loin d’y croire. Elle était même peinée d’avoir provoqué un amour auquel elle ne désirait nullement répondre. François était, certes, sympathique. Il pouvait être un brave garçon ; mais, s’il se révélait honnête, si ce qu’il disait était vrai, alors, par son comportement, il heurtait la délicatesse et la sensibilité de la jeune fille.

Elle ne savait que lui dire. Pour ne pas lui faire de peine, elle n’osa pas le laisser sans espoir, et comme il la pressait de répondre, elle dit :

— Vous comprendrez aisément que je suis surprise, François. Bien sûr, je ne vous tiens aucun grief de votre attitude d’hier. J’ai, moi-même, peut-être, pris trop vivement la chose. Je vous connais si peu. Mais vous admettrez que je sois surprise de cet aveu que vous venez de me faire. Il faut que je réfléchisse, que je m’habitue à cette pensée. Vous-même me connaissez si mal.

— Votre réserve est très naturelle. Je vous demande seulement de bien réfléchir. Regardez ces arbres, Colette. Regardez ce fleuve à vos pieds le fleuve royal. Contemplez ce château et pensez que si nous n’étions qu’un, vous et moi, ce château, ces arbres et ce fleuve pourraient être le décor de notre vie, le cadre de nos amours. Colette, ma chérie, vous seriez la châtelaine de ce merveilleux domaine.

La jeune fille, qui s’était laissé bercer par les mots, regarda le beau parleur.

— Que dites-vous là ? Nos deux pauvretés réunies ne nous permettraient pas de rester maîtres du château. Si nous vendons l’un et l’autre, n’est-ce pas parce que nous n’avons pas l’argent nécessaire pour payer les droits ?

— Bien sûr, petite fille, mais supposez que je vous épouse, alors nous aurions plusieurs solutions pour rester maîtres de Grandlieu, il n’y aurait pas de partage, il ne resterait que les droits à payer. Nous pourrions trouver de l’argent, un prêt garanti par hypothèque. Il nous serait possible de trouver un commanditaire, que sais-je ? Même de vendre en restant les intendants. Croyez-vous qu’un Parisien passera trois cent soixante-cinq jours ici ? Il ne viendra qu’un mois ou deux ; le reste du temps, nous serions les maîtres de Grandlieu.

Il s’échauffait à parler et Colette se demandait s’il n’allait pas laisser échapper quelque confidence sur les propositions qu’il avait faites à Chavanay, mais il s’arrêta après avoir conclu :

— Vous voyez que tout serait changé.

Ils étaient descendus jusqu’à proximité du raccourci par lequel Colette était arrivée tout à l’heure.

— Nous allons remonter, fit-il.

— Non, François, je suis à deux pas de la route de Vieux-Port. Il se fait tard, je vais rentrer à l’hôtel.

— Vous allez venir dîner au château !

— Demain, je reviendrai. J’ai besoin d’être seule pour penser à ce que vous venez de me dire.

François la laissa partir sans insister. Mais quand il voulut l’embrasser, elle se déroba encore. Il la regarda s’éloigner jusqu’à ce que le virage de la route l’eût cachée. Alors, il remonta d’un pas agile, le sourire aux lèvres.

Colette avait absolument besoin d’être seule pour réfléchir, pour démêler toutes ses pensées. Plusieurs fois, au cours de sa méditation, elle évoqua cette image qu’avec tant d’habilité, ou par un simple hasard, François lui avait suggérée : « Je vous imaginais dans le château avec une belle robe, comme en portaient les dames d’autrefois. »

Elle se voyait dans le salon, en robe de tulle blanc, soulevant le rideau et regardant la pluie tomber sur le parc. Elle s’imaginait assise sur le gazon, entourée d’amies comme Winterhalter a peint l’impératrice Eugénie et ses dames d’honneur. Elle… Non, elle chassait ces images, ou tentait de les chasser.

Images sans espoir parce qu’il ne suffisait pas de posséder Grandlieu pour vivre en châtelaine, encore fallait-il en avoir les moyens.

Et puis, de toute façon, elle ne voulait pas envisager d’épouser son cousin. D’obscures raisons le lui interdisaient, des raisons qu’elle ne cherchait même pas à découvrir.

Non, la véritable raison à se poser était celle-ci : quand François mentait-il ?… Était-ce en disant que la fortune de Grandlieu était dans ses pommiers, ou quand il prétendait que les arbres étaient trop vieux et ne donnaient plus de fruits ?

Il semblait à Colette qu’une réponse à cette question était assez simple à obtenir et qu’elle éclairerait la situation. Elle lui permettrait de savoir si c’était d’elle qu’il se moquait ou de Chavanay.

S’il avait trompé Chavanay, ce pouvait être dans l’espoir qu’il fût le Parisien qui ne viendrait que deux mois par an, laissant François maître du château pendant les dix autres. S’il avait menti à Colette, ce ne pouvait être que pour la voler. Chavanay achèterait le domaine pour une bouchée de pain et il donnerait une soulte à François qui l’empocherait seul. Dans l’un ou l’autre cas, François était malhonnête.

Ces réflexions avaient mené Colette jusqu’à l’église de Vieux-Port. Là-bas, devant l’auberge, elle aperçut la Delahaye arrêtée au bord du talus. Chavanay était là. Peut-être parviendrait-elle, avec habileté, à le faire parler de sa visite à Grandlieu.


VIII

— Mademoiselle a fait une agréable promenade ?

Colette remercia la serveuse de l’hôtel qui l’avait accueillie dans la grande salle, encore vide à cette heure. À tout hasard, elle lui dit avoir suivi la route jusqu’à la forêt.

Il y a là un très beau château.

— Le château de Grandlieu, fit la servante. Je le connais bien, j’y ai servi au temps de ce pauvre M. Letellier.

La jeune fille fut d’abord prise au dépourvu. Elle n’espérait pas une telle chance : rencontrer une ancienne servante de feu Anthime Letellier, son cousin inconnu !

— Ce château est à vendre, je crois ?

— On le dit, mais, avec M. François, rien n’est moins sûr.

— C’est le propriétaire, M. François ? demanda Colette du ton le plus naïf.

La servante qui n’avait rien à faire, puisque aucun hôte n’était encore arrivé, prit un ton de confidence :

— Il espérait bien l’être, propriétaire, et il avait fait tout ce qu’il fallait pour cela.

« Malheureusement pour lui, le notaire s’est aperçu que le testament avait été falsifié et M. François n’a pas été admis comme légataire universel.

Colette, qui n’entrevoyait que fort vaguement la vérité à travers ce langage sibyllin, hasarda une question banale avec le seul espoir que la servante s’étendrait plus en détail :

— Je suppose que ce M. François est le fils de l’ancien châtelain, et qu’il a des frères et sœurs ?

— Pas du tout. Le château appartenait à un tanneur de la région, M. Letellier, et M. François, qui est beaucoup plus jeune, est revenu d’Afrique il y a trois ans. Ils étaient cousins et ne s’étaient jamais vus. M. Letellier était déjà malade, sans cela ce vaurien de François ne serait pas resté un mois à Grandlieu. Il faut avoir connu Monsieur quand il était en bonne santé. C’était un homme qui savait ce qu’il voulait. Tandis que le François, c’est un beau parleur et c’est tout. Le soir où Monsieur a eu sa crise cardiaque, quand je lui ai dit qu’il fallait aller chercher le médecin, savez-vous ce qu’il m’a répondu ?

— Par un temps pareil, si vous croyez que je vais sortir !

« Et ce pauvre Monsieur, qui étouffait toute la nuit, est mort au matin.

— Vous croyez que le médecin aurait pu le sauver ?

— Peut-être pas, mais il aurait certainement pu lui faire une piqûre pour le calmer.

— C’est effrayant, fit Colette.

La servante hocha la tête.

— Après, j’ai bien compris.

« — C’est moi le maître, disait-il en fouillant les tiroirs.

« Bien sûr, personne ne connaissait de famille à Monsieur, et nous, nous n’osions rien dire. Et puis, il y a eu le testament. Ce n’est pas moi qui ai entendu, c’est Ludovic, le jardinier. La fenêtre de la bibliothèque était ouverte, nous étions au printemps, Ludovic repiquait des ravenelles sur la plate-bande. Il était à genoux, personne ne pouvait le voir ni l’entendre. M. François était enfermé dans la bibliothèque avec le notaire et, tout à coup, Ludovic a entendu la voix de Me Lemasle :

« — Ce testament n’est pas valable, disait-il.

« — Pourquoi n’est-il pas valable ? lui demandait François. C’est un testament olographe, il n’avait donc pas à être reçu par un notaire.

« — Il est exact qu’un testament de ce genre n’a pas à être déposé chez un notaire, mais je refuse à ce papier la qualité de testament olographe parce que c’est vous qui l’avez écrit.

« — Je ne m’en cache pas, mais il est daté et signé de la main de mon cousin. Le pauvre homme était si fatigué, ce jour-là, qu’il n’a pu le rédiger lui-même, mais il l’a signé.

« — Ce fut une faute, monsieur Lesquent. Vous qui semblez si bien connaître le droit, comment ne saviez-vous pas qu’un testament olographe doit être entièrement écrit de la main du testateur ?

« François est entré dans une colère terrible, il a même menacé Me Lemasle, mais celui-ci fut inébranlable.

« — Lesquent… (Il ne lui disait plus monsieur.) Lesquent, voulez-vous que je dépose ce testament chez le procureur de la République et que je demande l’expertise de la signature ?… Soyez raisonnable, il vous reste une chance d’avoir Grandlieu, peut-être ne trouverai-je pas d’autres héritiers.

« Le mois suivant, M. François nous donnait congé et nous partions du château sans regret. J’ai su depuis qu’il n’était plus seul à hériter, et il a dit au facteur que, peut-être, il repartirait bientôt pour l’Afrique.

« Je me demande pourquoi je vous raconte tout ça. Ces histoires-là ne vous intéressent pas. Pour nous, gens de la campagne, elles remplacent le cinéma et nous cherchons toujours à connaître la suite.

La servante hocha la tête d’un air entendu et elle conclut :

— Ça ne lui portera pas bonheur, vous savez, mademoiselle. Quand je repense à ce pauvre Monsieur sur son lit et qui étouffait, qui étouffait…

L’entrée de Chavanay vint interrompre ces confidences. Il demanda fort aimablement à Colette si elle avait passé une bonne journée.

— Excellente, je vous remercie. Je ne connaissais pas cette région, mais j’aurai plaisir à y revenir. Je suis allée du côté de la forêt. Il y a là un très beau château…

Colette vit son interlocuteur sourciller.

— Le château qui domine la Seine ?… Eh bien ! je l’ai visité cet après-midi.

La jeune fille ne put dissimuler un sourire.

— Oh ! je regrette de ne pas l’avoir fait.

— Sachez qu’on ne le visite pas habituellement. D’ailleurs, il ne s’y rattache aucun de ces souvenirs qui en feraient un château historique. Je l’ai visité parce qu’il est à vendre et que je cherche à acheter une propriété en Normandie.

— Et vous allez vous en rendre acquéreur ?

— Je ne sais pas encore. Il m’intéresse parce qu’il est bien situé, la forêt à proximité augmente encore son charme, mais il y a très peu de terre. Deux hectares et demi sont insuffisants pour pouvoir en tirer un revenu qui amortisse l’entretien d’une construction si importante.

— Vous vous intéressez à la culture ?

— Pas le moindrement. Le château me convient en lui-même, comme résidence d’été. À l’automne, j’y viendrais chasser. Mais comme je vous le disais tout à l’heure, je voudrais, à côté du château, une ferme qui me dédommageât des frais que m’occasionnerait cette maison princière.

L’arrivée de la bande à laquelle, la veille au soir, ils s’étaient intégrés, arrêta, au grand regret de la jeune fille, les confidences de Chavanay.

— Vous n’allez pas rester chacun à votre table, leur dit-on. Venez avec nous.

Chavanay ne protesta que pour la forme. Il semblait assez désireux d’éviter la solitude. Peut-être, même, cherchait-il à s’étourdir pour éviter de penser. Colette, que préoccupait l’attitude de François, n’avait qu’une idée, reparler avec Chavanay du château et elle fut assez satisfaite de voir son acquéreur éventuel placé à côté d’elle. Malheureusement, le caractère de confidence que Chavanay avait donné à ses projets d’achat de Grandlieu empêchait Colette d’en parler la première. Pourrait-elle reprendre avec lui la conversation tant désirée sur le château ?

Tandis que fusaient de part et d’autre des mots drôles, et que les convives s’interpellaient joyeusement, Colette repensait aux étranges révélations de la servante. Justement, celle-ci se penchait pour servir la jeune femme assise en face de Colette et elle adressa à la jeune fille un sourire de connivence.

« Il faut absolument que je voie Me Lemasle demain, se disait Colette. Lui seul peut me confirmer ce que la servante m’a dit. »

Le repas fut très gai. Il s’éternisa quelque peu, puis, comme la veille, deux des jeunes femmes réclamèrent de la musique. Tout naturellement, Chavanay invita Colette dès la première danse.

— Si vous étiez châtelain, je crois que je serais tellement intimidée que je n’oserais accepter, dit-elle en plaisantant.

— Vous allez m’obliger à renoncer à mon projet !

Cette réponse, qui n’était sans doute qu’un madrigal, fit, cependant, rosir les joues de Colette. Chavanay s’aperçut de son trouble et, immédiatement, changea de conversation.

Il ne devait plus être question de Grandlieu jusqu’à la fin de la soirée.

Quand la jeune fille se retrouva seule dans sa petite chambre, elle essaya de démêler les innombrables informations qu’elle avait pu recueillir et, il faut le dire, aucune n’était favorable à François Lesquent. Toutes semblaient se compléter, s’étayer pour prouver que le jeune homme cherchait à tout prix à se rendre maître du château.

« Je n’ai plus rien à faire à Grandlieu, pensa Colette. Je partirai demain matin et j’irai à Pont-Audemer. Peut-être Me Lemasle sera-t-il chez lui. J’arriverai bien à savoir s’il est vrai que Lesquent avait fait un faux et, de toute façon, le notaire me dira si les arbres sont vieux ou s’ils sont encore de bon rapport.

« Quel cassement de tête que d’être châtelaine ! »

IX


— Aller à Pont-Audemer, mademoiselle ?… Mais, aujourd’hui, il n’y a aucun moyen de transport. Quand je dis aucun, c’est une façon de parler. Vous pourriez demander au père Horlaville s’il ne pourrait vous y conduire, ou peut-être à l’un de ces messieurs.

L’hôtelier avait volontairement élevé la voix.

Chavanay, qui fumait une cigarette confortablement assis dans un fauteuil, se leva :

— Vous désirez aller à Pont-Audemer ?

Colette le regarda d’un air si lamentable qu’il dit avec autorité :

— Je vous emmène.

— Oh ! monsieur, vraiment, je suis confuse.

— Nous y serons dans cinq minutes. Je vous en prie, ne vous excusez pas.

La jeune fille le remercia d’un sourire et, sous le regard amusé de leurs compagnons de la veille, elle monta dans la somptueuse Delahaye.

— Vous prenez le train ? demanda Chavanay, tandis qu’ils abordaient la côte de Trouville-la-Haule.

— Cet après-midi seulement, mais, avant, je veux faire une visite.

— Je vous ramène à Paris, si vous le voulez.

La jeune fille ne répondit pas immédiatement tant elle était surprise. Chavanay n’était pas Lesquent, mais était-il bien convenable d’accepter ?

— Je n’ai pas l’intention de rentrer très tard, insistait-il.

Colette regarda le long capot gris, les nickelages étincelants, et elle s’enfonça plus profondément dans les coussins de cuir.

— J’accepte avec plaisir et je vous remercie.

Déjà, elle regrettait.

« Je n’aurais pas dû accepter. Que va-t-il penser de moi ? »

« Puisqu’il te l’a offert », lui répondait son autre voix intérieure.

Ils amorçaient la descente de Pont-Audemer.

— Où désirez-vous que je vous arrête ?

— Laissez-moi avant le pont.

Il freina et rangea sa voiture au bord de la Risle.

— À quelle heure voulez-vous que je vous reprenne ?

— Je ne sais pas, après le déjeuner ou plus tard.

— Vous déjeunez chez vos amis ?

— Ce ne sont pas des amis. J’ai juste une course à faire.

Elle sentait le rouge lui monter au visage ; elle éprouvait toujours beaucoup de difficulté à déguiser ou à ne pas dire la vérité.

Chavanay regarda sa montre-bracelet.

Il est onze heures un quart. Je vous reprends ici dans une heure, c’est convenu ?

Déjà, il remontait dans l’auto et, tout intimidée, Colette le remerciait.

« Quelle idée ai-je eue d’accepter son invitation ? »

La Delahaye repartait vers Vieux-Port.

La jeune fille pensa alors au notaire et, d’un pas d’automate, s’engagea sur le pont.

— Mademoiselle Semnoz ?

— Oui, maître, et je m’excuse de vous déranger aujourd’hui, mais il est indispensable que je vous voie et je vous prie de m’accorder un quart d’heure d’entretien.

Le notaire eut un air de lassitude.

— Soit, mais je ne pourrai pas vous accorder plus de temps, car je m’apprêtais à sortir.

Il introduisit la jeune fille dans son salon et, lui désignant un fauteuil, lui demanda l’objet de sa visite.

— Maître, je suis allée hier visiter Grandlieu. Je suis venue de Paris, samedi, en compagnie de François Lesquent.

En effet, il m’avait demandé votre adresse.

— J’ai donc, non seulement découvert notre château, mais également mon cousin. Le hasard m’a fait le témoin d’une conversation entre lui et un certain M. Chavanay qui serait acheteur de Grandlieu. Je voudrais vous poser quelques questions, maître. D’abord, que pensez-vous des pommiers de la propriété ?

Le notaire ouvrit de grands yeux étonnés.

— Les pommiers ?

— Oui. Que valent ces arbres, rapportent-ils encore des fruits ?

— En bon Normand, je vous dirai que suivant les années, il y a plus ou moins de pommes.

— Ce n’est pas ce que je vous demande, dit nerveusement la jeune fille. Les arbres sont-ils vieux ou sont-ils en plein rapport ?

— Ils sont pour la plupart en plein rapport.

— Donc, Lesquent est un coquin. De toute façon, il était un coquin, mais vous venez de me donner la preuve qu’il voulait me tromper. Une autre question, maintenant. Est-il vrai que Francois Lesquent avait fabriqué un faux testament ?

Cette fois, l’attitude du notaire se modifia. Il avait, jusqu’ici, traité la jeune fille avec condescendance. Il mit ensuite peut-être plus de sécheresse, mais aussi plus de déférence dans sa tenue.

— Mademoiselle, je vous prie de considérer que je ne peux pas répondre à votre question. Vous n’ignorez pas que j’ai dû faire de difficiles démarches pour vous trouver. Je pense avoir défendu vos intérêts comme l’exigeait mon devoir, ne m’en demandez pas plus, et soyez assurée que vous ne serez pas lésée. Maintenant, pour me permettre de protéger vos intérêts, je vous demande de vouloir bien me dire ce que vous a appris votre visite au château de Grandlieu.

La jeune fille raconta son voyage. Elle dit la façon dont François s’était comporté avec elle, puis comment elle avait entendu sa conversation avec Chavanay. Enfin, elle confia au notaire comment le bavardage de la servante avait achevé de la mettre en garde contre son cousin.

Par une sorte de pudeur, elle n’osa avouer que ses relations avec Chavanay avaient dépassé le stade d’une rencontre fortuite dans une salle d’auberge.

— Il y a beaucoup de « racontars » dans les confidences de la servante, dit Me Lemasle avec un ton d’ennui. N’y attachez pas trop d’importance. Comprenez que Lesquent était en droit de se considérer le légataire universel de son cousin avec lequel il venait de vivre trois années. Et la loi veut que vous, qui ne connaissiez pas le défunt, ayez des droits égaux à lui. Alors, qu’il cherche à tirer son épingle du jeu, c’est humain ; mais je veillerai à ce que vos droits soient défendus, comptez sur moi, mademoiselle.

— Je comprends très bien, maître, mais peut-on tenir Lesquent pour responsable de la mort d’Anthime Letellier ?

— La servante a eu vite fait de bâtir un roman. C’est très grave de laisser mourir un homme et, sincèrement, je ne crois pas que Lesquent soit coupable d’un crime. Pour revenir à la vente du château, ce M. Chavanay est venu me voir samedi ; nous allons attendre son offre et, s’il achète, eh bien ! je veillerai à ce que votre part soit égale à celle de votre cousin… Mais, soyez tranquille, il n’y aura pas de soulte, je m’y opposerai.

L’entretien était terminé. M Lemasle reconduisit la jeune fille jusqu’à la porte et, après lui avoir de nouveau donné tout apaisement, il lui souhaita un bon retour.

Comme elle franchissait le porche de la maison du notaire, Colette aperçut la Delahaye qui remontait lentement vers le pont. Instinctivement, elle se rejeta dans l’ombre et attendit que Chavanay fût passé.

— Je suis allé rechercher mes bagages à Vieux-Port ; maintenant, nous sommes libres, lui dit-il quand elle l’eut rejoint. Si nous allions déjeuner à Deauville, il y a moins de quarante kilomètres, nous y serions dans une demi-heure.

« Quand je raconterai ça à Lina », pensait Colette.

Chavanay se montra un compagnon fort agréable, discret, jugeant des gens et des choses avec esprit, laissant percevoir, avec tact, des connaissances étendues.

Non seulement il ne chercha pas à savoir qui était Colette Semnoz, mais jamais la conversation n’effleura un sujet qui eût amené la jeune fille à dire quelles étaient ses occupations, où elle habitait, quelle était sa position sociale, pour quelle raison elle était venue, solitaire, passer le week-end à Vieux-Port. Lui-même était fort réservé à son sujet.

Tandis qu’ils suivaient la route si pittoresque entre Honfleur et Trouville, Colette se faisait cette réflexion :

« Il me semble que nous sommes de vieux amis ; nous ne nous connaissons pas et, au lieu de nous révéler qui nous sommes, nous parlons de la Normandie à Pâques, du métier de pêcheur, du plaisir et de l’ennui des villes d’eau, du dernier concert Pleyel et de l’exposition des Impressionnistes à l’Orangerie. »

La jeune fille écoutait Chavanay la plupart du temps ; cependant, elle ne craignait pas de donner son avis et de faire rebondir la conversation.

Quand il arrêta son auto devant le Normandy, elle dit avec une certaine gêne :

— Je ne suis pas habillée pour venir ici.

Il la regarda de son œil froid, puis il fit :

— C’est sans importance.

Il avait dit cela avec une telle fermeté qu’elle retrouva toute son assurance et elle était sûre d’elle en entrant dans le restaurant, peut-être parce qu’il était à ses côtés. Tout au moins, c’était ce qu’elle pensait.

Ils s’assirent à une table près d’une baie qui s’ouvrait sur la plage déserte. Au loin, la mer miroitait et, très haut dans le ciel, de paisibles nuages blancs remontaient lentement vers la Seine.

« Dans une heure ou deux, leur ombre courra sur la pelouse de Grandlieu », pensa-t-elle fugitivement.

Le maître d’hôtel s’approcha à pas feutrés pour présenter les menus. Discrètement, Colette regarda sur le côté. Il y avait deux Anglaises aux vêtements d’un vert invraisemblable et, plus loin, quelques couples qui déjeunaient silencieusement. Derrière Chavanay, une jeune femme prenait un café-filtre en fumant une cigarette. Aucune des convives ne portait une de ces robes extraordinaires que l’on voit sur les photos de présentation de couture. Alors, rassurée, la jeune fille s’intéressa au menu.

Le luxe était, ici, fait de silence et de distinction.

Très rapidement, Colette s’y habitua et, au dessert, elle savoura pleinement l’ambiance fastueuse du palace. Elle baignait dans une telle euphorie qu’elle sentit la nécessité de révéler à Chavanay quels intérêts elle avait dans le domaine de Grandlieu. Mais n’était-il pas déjà trop tard ? N’allait-elle pas le heurter en lui apprenant qu’hier elle l’avait dupé en lui parlant du château comme si elle ne l’avait pas connu ? Peut-être se fâcherait-il, ou peut-être, simplement, leur bonne entente se trouverait voilée et cette belle journée gâchée.

Elle remit à plus tard cet aveu.

Après le déjeuner, ils firent une promenade sur la plage, mais le fond de l’air était si frais qu’ils l’écourtèrent. Ils reprirent la route.

« Il faut absolument que je le lui dise avant ce soir », pensait-elle.

Mais, ni pendant le trajet, ni au thé qu’il lui offrit à Saint-Germain, ni tandis qu’ils rentraient à Paris, elle ne se décida.

Au début de l’après-midi, elle avait redouté de gâcher le reste de la journée et, dans la soirée, elle craignit de le vexer.

« Ce sera un triste remerciement que de lui laisser supposer que je me suis jouée de lui pendant toute cette belle journée. »

— Je vous dépose de quel côté ?

Ils arrivaient à la porte Maillot.

— Laissez-moi à l’étoile, si vous le voulez.

Tandis qu’ils remontaient l’avenue de la Grande-Armée, il insista :

— Je peux vous reconduire chez vous.

En un instant, Colette vit se dérouler le film merveilleux de cette journée de femme fortunée qu’il venait de lui permettre de vivre. Elle refusa que la dernière séquence se jouât devant la porte vétuste de la rue du Mont-Cenis.

— Si vous voulez arrêter du côté de l’avenue Victor-Hugo…

Elle sentait le sang affluer à ses joues. Certainement, sa voix avait faibli en émettant ce mensonge.

« Il faut que je le lui dise, au sujet de Grandlieu. »

La Delahaye se détacha du flot de voitures qui contournaient l’Arc de Triomphe et elle s’engagea dans l’avenue.

— Quel numéro ?

— Soixante-huit.

Elle avait dit ce chiffre au hasard.

Chavanay arrêta sa voiture devant un grand immeuble de pierre, un seul des battants de la porte monumentale était ouvert.

— Je ne sais comment vous remercier…

— Je vous en prie, vous ne pouvez pas vous imaginer le plaisir que j’ai eu à passer cette journée en votre compagnie. Passer n’est d’ailleurs pas le mot juste, parce que l’on passe le temps comme l’on tue le temps. Tandis qu’aujourd’hui, j’ai vécu de belles heures.

Il semblait à Colette que Chavanay énonçait ce qu’elle ressentait elle-même. Était-il assez perspicace, devin même, pour penser et dire ce qu’elle pensait, ou n’était-ce pas là une extraordinaire communion de sentiments ? Elle se sentit si intensément troublée qu’elle ne bredouilla que quelques mots, avant de glisser hors de la voiture.

— Quand vous reverrai-je ?

— Je ne sais pas, je…

L’esprit troublé, Colette songeait :

« Comment expliquer mes cachotteries au sujet du château ? Il est trop tard, maintenant… Et ma fausse adresse ?… Pourrait-il comprendre, cet homme riche habitué au luxe, les sentiments d’une petite fille simple, obligée de gagner sa vie, et honnête ? » Elle eut, tout à coup, l’impression d’avoir volé cette belle journée ! Un désir de fuir s’empara d’elle.

— Quand vous reverrai-je ? insista le jeune homme.

À quoi bon ! Les beaux souvenirs n’ont pas de lendemain.

Elle fuyait.

— Colette !…

Son nom lui parvint dans un souffle de vent frais, et elle franchit le porche comme si, au-delà de la porte massive, elle eût trouvé un refuge. C’était réellement une fuite.

Deux portes s’ouvraient, l’un à droite, l’autre à gauche, et, au fond, encore une autre qui devait donner dans la cour où jadis les équipages attendaient la sortie des belles dames.

Colette prit la porte de droite et elle hésita à se jeter dans l’ascenseur qui, minuscule et sombre, lui semblait un abri indispensable à sa panique. Elle réfléchit cependant qu’il valait mieux gravir l’escalier à pied. Elle monterait jusqu’en haut, puis elle redescendrait lentement. Cinq minutes plus tard, Colette s’avança vers la porte pour s’assurer si la voiture de Chavanay était encore là. Elle ne la vit pas. Alors elle sortit de l’immeuble et, d’un pas rapide, se dirigea vers la station de métro qui s’ouvrait à deux pas.

Furtivement, elle essuya une larme qui témoignait, croyait-elle, de son énervement. Quand elle était petite et qu’elle avait bien joué un jour de vacances, elle pleurait ainsi toujours le soir avant de s’endormir.

Fugitivement, la pensée l’effleura que, peut-être, elle pleurait cet ami irrémédiablement perdu dans cette capitale immense qui grondait autour d’elle.

Tandis que le métro remontant vers Montmartre la berçait doucement, elle se rappela l’inscription :

Pierre Chavanay,
rue de la Baume

aperçue sur la petite plaque de cuivre qu’elle avait encore, tout à l’heure, devant les yeux sur le tableau de bord de l’auto. Il manquait bien le numéro… Qu’importait puisque jamais,

jamais elle n’irait rue de la Baume !

X

— Ne serais-tu pas amoureuse, toi ?

Colette regarda Lina et, haussant les épaules, fit :

— Tu es absurde !

La jeune fille sourit, et Colette poursuivit son récit :

— Je reconnais que j’ai été imprudente. Oui, j’ai eu la chance que Chavanay soit un homme plus réservé que mon illustre cousin. Mais je ne vois rien dans ce que je viens de te raconter qui puisse te faire supposer que j’éprouve le plus petit sentiment pour lui.

Lina hocha la tête d’un air entendu :

— Eh bien ! moi, j’y vois quelque chose.

— Quoi donc ?

— Cette véhémence que tu mets à te défendre. Mais, ma chérie, il n’y a aucun mal. Quel plus beau parti ma châtelaine pourrait-elle trouver que ce monsieur jeune et distingué, assez riche pour acheter son château ?

— Tu parles comme les annonces matrimoniales. Sache, Lina, que, pour moi, le mariage n’est pas une question de beau parti. Il doit y avoir d’autres sentiments que ceux que l’argent peut dispenser. D’abord, je n’aime pas Chavanay, mais l’aimerais-je que sa fortune serait à mes yeux un vice rédhibitoire.

— Le joli mot !

— Parfaitement. Je suis pauvre et, si j’épousais un homme riche, je me sentirais éternellement en état d’infériorité. J’aurais l’impression d’être sa gouvernante ou d’être en pension dans sa belle maison, ou encore d’être son esclave, suivant la manière dont il se comporterait à mon égard.

Lina réfléchit un instant :

— Tu as peut-être raison, mais peut-être as-tu tort… Il y a un point dont tu serais certaine, c’est qu’il ne t’épouserait pas pour ta fortune.

Colette eut un sourire mêlé de tristesse.

— Je ne prétends pas être épousée pour ma fortune.

— Tu te trompes. La fortune n’est pas une question de capital. Ce n’est qu’un rapport. Peut-être sembles-tu pauvre à Chavanay, mais ta situation, supérieure à celle de beaucoup de jeunes filles de ton âge, peut sembler être la fortune à quelque garçon paresseux. Ne cherchons pas plus loin un exemple : tu apporterais la fortune à François… si ses sentiments sont bien ceux que tu lui prêtes.

— Tu as raison, fit Colette, toute songeuse. Tu as raison quant à la fortune et quant à mon cousin. Mais retiens deux choses : que jamais je n’accepterai d’épouser un homme plus riche que moi, et que je ne suis pas amoureuse de Chavanay comme tu le penses.

Lina embrassa son amie et elle lui dit :

— Ne m’en veux pas, ma chérie, il se peut que je me trompe, je ne voulais que t’ouvrir les yeux.

Ce fut la conclusion d’une longue conversation au cours de laquelle Colette avait raconté à Lina son voyage en Normandie.

Colette s’aperçut soudain qu’il était très tard et qu’il était l’heure de rentrer chez elle.

En sortant de chez Lina et comme elle traversait la chaussée pour aller prendre l’autobus, le bruit aigu d’une auto freinant brusquement fit sursauter Colette.

Elle sortit de ses pensées pour apercevoir le museau monstrueux d’une grosse voiture américaine arrêtée presque contre elle. La peur rétrospective la cloua sur place un instant, puis, d’un bond, elle se réfugia sur le trottoir. Elle ressentit alors pleinement la peur. Son cœur heurtait à grands coups sa poitrine et, durant quelques secondes, les lumières de la rue papillonnèrent.

Déjà, l’auto était repartie, et Colette gardait l’image de ce capot noir auquel les enjoliveurs donnaient une allure de requin.

Elle poursuivit son chemin, remontant le flot des passants qui débouchaient du métro, et elle se dirigea vers la station de l’autobus.

Tandis qu’elle attendait, obsédée par la vision de l’auto qui avait failli la renverser, elle en vint à rapprocher la massive silhouette de la ligne si élégante de la voiture de Chavanay.

En images rapides, dans un rythme de cinéma, elle revoyait l’auto de Chavanay arrêtée devant l’auberge, puis la voiture s’en allant le matin de Pâques. Elle passait maintenant devant elle sur la vieille place de Pont-Audemer et, près du pont, elle, Colette, se glissait sur ses coussins de cuir rouge. Puis l’auto bondissait sur la route de Deauville, les arbres encore dénudés se reflétaient fugitivement sur les chromes des phares. La jeune fille goûtait à nouveau toute l’ivresse de la merveilleuse randonnée.

— Eh bien avancez !

Un choc dans le dos ponctua cet ordre et, brutalement, Colette fut entraînée par la foule qui se précipitait vers l’autobus arrêté. Quand elle se trouva prête à monter, elle vit le receveur raccrocher la chaîne et dire d’une voix morne :

— Complet !

Derrière, des gens grommelaient contre elle et, fort gênée, elle tourna les yeux vers la chaussée où les autos poursuivaient leur ronde éblouissante de feux rouges, blancs et jaunes.

« Tu t’es laissé fasciner comme une midinette par cette belle auto, c’est l’auto que tu aimes, aie le courage de te l’avouer », se disait-elle.

Jamais les six étages de la rue du Mont-Cenis n’avaient paru si pénibles à Colette. Il lui avait fallu ce but du refuge proche de son logis pour qu’elle eût la force de s’enfoncer dans le couloir sombre.

Elle montait, l’âme ravagée par l’odeur de poussière, par les murs lépreux, par les cris des gens du deuxième étage qui commençaient une scène de ménage, par les pleurnicheries des gosses du troisième, par le silence du quatrième où, derrière cette porte, deux pauvres vieux grelottaient de froid, sans soupe pour ce soir, car il y avait des mois qu’ils ne pouvaient plus faire qu’un seul repas par jour. Colette eût volontiers pleuré de toute cette misère, de cette médiocrité des jours sans soleil, de ce vide qu’elle sentait en elle.

Elle ouvrit la porte de son logement et, comme un papillon attiré par la lumière, elle s’avança dans une demi-obscurité jusqu’à l’immense baie qui s’ouvrait sur Paris. Un Paris nocturne au ciel transparent. Un Paris fait des blocs cyclopéens des immeubles qui escaladaient la Butte, avec des carrefours de lumière poudreuse, des carrés sombres et des jaillissements géométriques de néon rouge, et bleu.

Combien de temps resta-t-elle collée à la vitre ? Elle s’en arracha enfin et, tandis qu’elle se dirigeait vers l’interrupteur pour allumer la lumière, elle dit :

« C’est bête d’être pauvre. Si j’étais riche,

je saurais bien si c’est lui que j’aime. »

XI

La lampe rouge était allumée devant le bureau de Colette quand la jeune fille arriva. Elle prit son bloc et son crayon pour se rendre dans le cabinet directorial, et ce fut en franchissant la porte qu’elle se souvint.

« N’avez-vous pas une cérémonie ? »

« Vous avez raison, le mariage de Chavanay, un ami de mon fils. »

Il y avait moins de quinze jours que cet échange de mots avait eu lieu entre Fourcaud et elle. Pourquoi ne s’en était-elle pas souvenue plus tôt ? Peut-être parce que, aujourd’hui, comme ce jour-là, elle était en retard et que le patron l’avait demandée.

« Chavanay n’est pas un nom si répandu. »

La voix de Fourcaud la tira de ses réflexions.

Il dicta les éléments de quelques lettres, puis il lui annonça qu’il serait absent deux jours, et ils passèrent en revue des affaires en cours.

Parfois, Fourcaud s’arrêtait et il demandait :

— Vous me suivez bien ?

— Oui, monsieur.

Mais, quelques instants plus tard, elle posait une question et le patron disait :

— Voyons, je viens de vous le dire.

Et il recommençait.

Quand Fourcaud eut terminé, et tandis qu’elle refermait son bloc, Colette dit insidieusement :

— Il me semble que j’ai oublié de vous rappeler, la semaine dernière, que vous aviez une cérémonie.

Son patron se frottait le menton du bout des doigts, ce qui témoignait chez lui d’une grande réflexion, et la jeune fille se reprochait déjà son impudence.

— Une cérémonie ? Ah ! le mariage ! Non, il a été remis. Figurez-vous…

Il s’arrêta net, fixa sa secrétaire et il dit simplement :

— J’y avais pensé.

Il avait été près de parler, mais il faisait machine arrière. Mieux, il changea de conversation et il s’inquiéta des lettres qu’il avait données à taper la veille.

— Il faut que tout ce courrier parte ce soir sans faute ; demain, je ne serai pas là.

Il y avait eu une panne de métro entre Notre-Dame-de-Lorette et Trinité, et Colette était encore en retard. Elle avait ainsi des séries noires où, trois jours de suite, elle arrivait après l’heure, et actuellement elle se sentait au centre d’une de ces séries. Hier après-midi, elle était arrivée à deux heures dix, alors que Fourcaud l’avait déjà demandée. Ce matin, elle était au bureau à neuf heures cinq, mais, cette fois, elle battait tous les records, la pendule de Saint-Lazare indiquait quatorze heures vingt-cinq, et, comme son patron n’était pas là, elle s’en trouvait d’autant plus peinée.

— Il y a un monsieur dans le bureau du patron, lui dit sa collègue, dès son arrivée.

— Pourquoi est-il dans le bureau ?

— C’est un ami de M. Fourcaud.

— Vous ne lui avez pas dit que M. Fourcaud était absent de Paris ?

— Oui, mais il m’a demandé quand il rentrerait et je n’ai pas su ce qu’il fallait lui dire.

— J’y vais.

Colette posa son sac et accrocha son manteau, puis elle poussa la porte du bureau directorial.

Dès les premiers pas dans la pièce, elle s’arrêta, pétrifiée.

Chavanay était assis dans l’un des fauteuils de cuir et il fumait une cigarette. En voyant la jeune fille entrer, son visage marqua son étonnement.

— Vous !

Colette aurait préféré fuir. Le premier instant de stupeur passé, elle s’avança et dit :

— Vous désirez voir M. Fourcaud. Il est absent de Paris jusqu’à samedi matin.

— Mademoiselle Semnoz, comme je suis heureux de vous retrouver ici. Vous êtes la secrétaire de mon ami Fourcaud ?

— Oui. Avez-vous besoin d’un autre renseignement ?

— Je pense bien, et je suis enchanté de vous rencontrer, car vous êtes l’une des rares personnes à pouvoir me le donner.

— C’est à quel sujet ?

— Je voudrais savoir si la jeune fille que j’ai ramenée à Paris, lundi dernier, s’appelle bien Mlle Semnoz, et, si tel est son nom, quelle est son adresse, parce que 68, avenue Victor-Hugo, le concierge ne connaît personne s’appelant ainsi.

Colette prit un air ennuyé.

— Comme je regrette, monsieur ; ce genre de question sort tout à fait des compétences de la secrétaire de M. Fourcaud. C’est tout ce que vous vouliez savoir ?

Chavanay la regardait d’un œil qu’il essayait de rendre aussi glacial que possible.

— Rien d’autre ne m’intéresse pour l’instant. Dites à M. Fourcaud que je viendrai le voir la semaine prochaine.

Il ramassa ses gants et son chapeau et il sortit en saluant discrètement la jeune fille.

Colette le regarda partir sans rien dire et elle resta dans le bureau du patron. Elle ne pouvait pas retourner immédiatement avec ses collègues. Elle s’approcha de la fenêtre, regarda le flot de voitures qui descendait la rue Tronchet, puis elle revint à la table où elle rangea machinalement les crayons et les gommes mêlés dans le plumier. Enfin, relevant la tête avec décision, elle se dirigea vers la porte.

Quand elle quitta son travail à dix-huit heures trente, elle se félicitait encore de sa fermeté. Elle ne se souvenait pas d’avoir vu Chavanay au bureau depuis deux ans qu’elle était au service de Fourcaud, mais comme il n’était pas impossible qu’elle l’y rencontrât de nouveau, elle pensa avoir bien agi en rompant définitivement avec lui.

— Vous accepterez que je vous reconduise avenue Victor-Hugo ?

Colette sursauta. Chavanay était devant elle et là, au bord du trottoir, la Delahaye grise était arrêtée, la portière ouverte.

— Je vous remercie, monsieur. Je pensais que vous aviez compris que je n’habitais pas avenue Victor-Hugo.

— Je n’ai pas de préférence pour l’avenue Victor-Hugo, je vous offre simplement de vous reconduire chez vous.

— C’est inutile.

— Peut-être le jugez-vous ainsi, mais je voudrais vous parler. Tout à l’heure, dans le bureau de Fourcaud, je n’ai pas insisté parce que je n’étais pas chez moi, et vous auriez pu me rappeler que vous aviez du travail.

— Eh bien ! maintenant, je suis pressée, je regrette…

— Si vous êtes pressée, dites-moi où vous désirez que je vous dépose ?

— Non, je ne…

Il lui sembla que les passants les regardaient. Non loin de là, il y avait un groupe de personnes qui attendaient l’autobus et elles paraissaient s’intéresser à leur conversation. Alors, par gêne, elle accepta.

— Soit, déposez-moi rue… place Clichy.

Ils partirent et furent aussitôt enserrés dans le fleuve d’autos qui venait de Saint-Lazare. Chavanay fut d’abord occupé à éviter les voitures qui le pressaient de toutes parts. Ils roulèrent plus de cinq minutes sans parler.

— Je vous ai dit place Clichy, ce n’est pas la route !

— Je veux éviter les embouteillages de la place Saint-Augustin.

— Monsieur Chavanay, descendez-moi ici… Je n’ai rien à faire du côté des Champs-Élysées.

Elle essayait d’ouvrir la portière, il l’en empêcha.

— Ne faites pas de bêtise. Qu’avez-vous à craindre en plein Paris ? Me suis-je mal tenu de Pont-Audemer à Deauville, et de Deauville à l’avenue Victor-Hugo ? J’ai à vous parler et je ne peux le faire pendant le trajet direct de Saint-Lazare à la place Clichy.

Ils remontaient les Champs-Élysées et, devant eux, l’Arc de Triomphe détachait son imposante silhouette sur un ciel qu’éclairaient les dernières lueurs du couchant.

— Excusez-moi, mademoiselle, de vous avoir imposé ce détour, mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour vous dire ce qu’il faut que je vous dise…

L’imprudence d’un piéton arrêta sa péroraison. Il donna un coup de volant et la voiture repartit avec la majestueuse sérénité qui contrastait avec la nervosité de son conducteur.

— Je peux poursuivre ?

Elle battit des paupières.

Lundi soir, mademoiselle, j’ai fait une sorte de rêve…

Il parlait lentement, en traînant ses phrases pour retrouver son calme, mais sa voix gardait cependant un timbre séduisant et, malgré elle, Colette l’écoutait. Tout autour d’eux, c’était l’agitation de l’avenue triomphale et, dans ce petit univers de l’auto, la voix calme de Chavanay était apaisante.

Colette qui, dès les premiers mots, s’attendait à une déclaration sans détour : « Je vous aime », Colette prit plus d’attention aux phrases du jeune homme.

— Je ne vous demande pas de me répondre immédiatement, je comprends très bien qu’une jeune fille…

« N’aviez-vous pas une cérémonie, il y a une semaine aujourd’hui ? »

Colette avait envie de lancer cette question pour lui montrer qu’elle n’était pas dupe, mais, maintenant, il était trop tard, elle ne pourrait pas dire ces mots sans que des larmes vinssent mouiller ses yeux.

Cette belle journée de lundi, ce merveilleux souvenir s’en allait à la dérive sous le flot de mensonges de cet homme.

« Mercredi dernier, il devait se marier, pensait Colette, et, lundi, il m’invitait à Deauville. Pour une raison quelconque, sa fiancée lui aura rendu sa parole et il veut se venger d’elle avec moi, le joli monsieur ! »

Belle occasion. Rien ne manquait à la mise en scène, l’auto et cette déclaration d’amour en remontant la plus belle avenue du monde. Il ne s’arrêterait qu’au Bois, et rien ne s’opposerait à un dîner en tête à tête au Pré Catelan ou au Pavillon d’Armenonville ou en quelque autre lieu où il était sûr qu’on les vît.

De fait, il avait contourné l’Arc de Triomphe et ils descendaient l’avenue Foch.

— Vous vous méprenez, monsieur Chavanay. Arrêtez-moi ici, je vous prie, et brisons là.

Il freina aussitôt et il arrêta son auto au bord du trottoir.

— C’est vous qui vous méprenez, mademoiselle. Je vous l’ai dit, je ferai suivant votre désir, mais je vous supplie de ne pas prendre de décision aujourd’hui.

— Laissez-moi.

— J’ai cru comprendre que la joie que j’éprouvais lundi à ce que vous fussiez près de moi avait trouvé son équivalent chez vous. Et cette joie était trop immense pour qu’elle ne fût qu’une simple satisfaction. Je suis un piètre amoureux, n’est-ce pas ? Je ne vous dis pas de grands mots, parce que les grands mots, à force d’être galvaudés, ont perdu toute valeur. Mais je suis sûr que ce simple sentiment de bonheur de vous sentir près de moi est de l’amour.

La magie des mots commençait à agir sur Colette ; déjà, elle avait retiré sa main de sur la poignée de la portière et elle écoutait. Elle s’empêcha de murmurer : « Parlez encore. »

D’autres mots chargés d’amertume lui vinrent aux lèvres :

— N’aviez-vous pas une cérémonie l’autre mercredi ?

Elle avait presque chuchoté, mais cette phrase insidieuse arrêta les paroles d’amour dans la gorge de Chavanay.

— Ah !… Vous savez ?

Colette savoura son triomphe comme elle eût savouré un gâteau empoisonné : avec désespoir.

— M. Fourcaud me charge de lui rappeler non seulement ses rendez-vous d’affaires, mais également ses devoirs civils.

— Et c’est pour cela que vous refusez de me revoir ?

Il voulut lui saisir le bras. Avec promptitude, elle ouvrit la portière et se glissa hors de l’auto.

— Écoutez-moi.

— Je ne vous ai que trop écouté sachant ce que je savais. Que penserait votre fiancée, monsieur, si elle nous surprenait ?

Elle goûta toute la cruauté de ces derniers mots et elle claqua la portière.

— Colette !

Un taxi en maraude approchait, la jeune fille le héla.

— Colette !

— Il y a un monsieur qui vous appelle, mademoiselle.

— C’est sans importance. Conduisez-moi

rue du Mont-Cenis.

XII

« Tu l’aimes, ma pauvre Colette. Allons, ne te mens pas à toi-même. Si tu ne l’aimais pas, s’il t’était indifférent, ressentirais-tu ce petit pincement au cœur ? »

Elle arriva chez elle.

— Y’a un petit paquet pour vous, mademoiselle, lui dit, au passage, la concierge. C’est le facteur qui l’a apporté. On dirait un livre.

Elle semblait attendre que Colette ouvrît le paquet devant elle pour lui montrer ce qu’il contenait. Son indiscrétion était si gênante pour la jeune fille que celle-ci s’empressa de monter chez elle.

Ce ne fut que dans son logis que la jeune fille examina le paquet. Aucun nom d’expéditeur et le cachet de la poste illisible à souhait pour augmenter sa curiosité. Colette coupa la ficelle et elle retira le papier. Il s’agissait bien d’un livre. Elle en lut le titre : Historique des châteaux de Grandlieu.

Une carte de visite tomba de l’ouvrage ; elle portait, simplement imprimé : François Lesquent, sans que rien eût été écrit à la main, et Colette lui en sut gré.

« C’est gentil de m’avoir envoyé ce livre. »

La jeune fille feuilleta le volume, illustré de cartes et de plans. Une photo assez ancienne apprit à Colette qu’à la fin du siècle dernier, un chêne immense s’élevait à droite du château.

Après avoir parcouru le livre, Colette pensa qu’elle devait préparer son dîner. Tandis qu’il cuisait, elle expédia quelques menus travaux ménagers. Quand elle se fut servi le potage, elle commença à dîner lentement tout en lisant l’histoire de son château.

Par moments, elle s’arrêtait parce que la pensée de Chavanay l’emportait sur l’intérêt de sa lecture ; puis, elle était reprise par l’histoire qui, en vérité, était passionnante.

Colette apprit que le château était fort ancien. Sur l’emplacement d’une villa romaine, Renaud de Grandlieu avait construit, au Moyen Age, un rendez-vous de chasse. De multiples incendies devaient, à travers les âges, détruire ce pavillon, toujours reconstruit. L’histoire notait qu’Agnès Sorel vint y retrouver plusieurs fois Charles VII. Détruit encore une fois sous Charles IX, le pavillon fut rebâti par un sire de Grandlieu, compagnon d’Henri de Navarre. Le fils de ce personnage agrandit le pavillon de chasse et en fit un château, assez proche du château actuel.

La lecture de cet historique n’était pas fastidieuse. Le récit était relevé d’anecdotes parfois amusantes, certaines galantes, d’autres tragiques. L’une d’elles retint plus particulièrement l’attention de Colette. Il était dit que, durant la Révolution, Henri de Grandlieu, comte de Boissy, avait réussi à se soustraire à toutes les recherches du Comité de Salut Public de Pont-Audemer, grâce à une cachette. Malheureusement pour lui, il fut une nuit surpris par une patrouille de Bleus, alors qu’en toute quiétude il faisait une promenade en forêt, « histoire de prendre l’air », disait l’auteur qui ajoutait « La cachette de Henri de Grandlieu était dans le château même. Elle devait consister en une entrée secrète qui permettait d’accéder à une sorte de réduit fort étroit, aménagé dans l’épaisseur d’un mur. Henri de Grandlieu y avait certainement amassé d’énormes provisions, car, du 17 pluviôse au 20 floréal an II, le château fut occupé par des troupes et le comte de Boissy dut rester dans sa cachette sans pouvoir en sortir. »

Henri de Grandlieu, qui fut décapité, emporta le secret de sa cachette dans la tombe, et ce fut en vain que, depuis, tous les propriétaires du château essayèrent de découvrir la mystérieuse retraite. Recherches pas toujours désintéressées. Une tradition veut, en effet, que le malheureux comte y eût dissimulé un trésor constitué non seulement de sa fortune personnelle, qui était fort élevée en 1780. mais également du trésor des abbayes de Jumiège et de Saint-Wandrille.

Colette posa son livre sur le bord de la table et, emportée par son imagination, se mit à rêver.

Rien ne manquait plus à son château, même pas une légende avec cachette et souterrain, une cachette inconnue recélant un trésor.

La merveilleuse aventure que serait la recherche et la découverte de ce trésor ! Mais il faudrait faire vite avant que le château fût vendu.

J’écrirai demain à Lesquent… »

Il y avait dans les sentiments qui agitaient la jeune fille beaucoup moins d’appât du gain que de besoin d’évasion. Une jolie aventure à courir, pour oublier celle qui venait de se terminer assez laidement.

Le premier moment d’exaltation passé, la voix de la sagesse lui chuchota :

« S’il y avait le moindre fondement de vérité dans cette histoire, comment serait-il possible qu’aucun propriétaire n’ait jamais fait sonder les murs ? »

Elle reprit le livre et le feuilleta de nouveau.

Après le chapitre consacré à l’époque révolutionnaire, l’histoire de Grandlieu se résumait à la liste de ses derniers propriétaires jusqu’à 1900 et à la mention des modifications apportées aux bâtiments.

Colette referma le livre et sur la couverture, elle lut sa date d’impression : 1902. Depuis cette époque, plus d’un demi-siècle, il était possible que le trésor eût été découvert.

« J’écrirai, non pas à Lesquent, mais à Me Lemasle. »

Déjà l’aventure semblait plus improbable ; cependant, elle demeurait latente dans le cœur de la jeune fille et lui laissait un agréable parfum d’espoir.

Colette remit en ordre son studio, puis elle décida d’écrire au notaire.

Dans le billet, très court, elle lui écrivait qu’elle s’était amusée à lire l’histoire du château de Grandlieu, et elle lui demandait si, à sa connaissance, le trésor n’avait jamais été découvert.

« Il va se moquer de moi », se disait-elle en relisant son mot.

Elle eut l’intention de le déchirer, puis elle se donna jusqu’au lendemain matin pour le faire la nuit porte conseil. Elle s’aperçut qu’il était deux heures du matin et se hâta de se coucher.

« J’ai dû, déjà, lui paraître assez sotte à propos de mes démêlés avec Lesquent. Je ne risque plus grand-chose », se dit Colette le lendemain, et ses doigts aux ongles roses lâchèrent la lettre qui glissa dans la boîte.

Quelques minutes plus tard, tandis que le métro l’emportait vers Saint-Lazare, elle pensait :

« Quelle curieuse opinion Me Lemasle doit-il se faire de moi ? J’ai toujours eu l’air un peu gauche chez lui. Son air important m’intimide. Et quand je m’adresse à lui, ce n’est que pour lui rapporter des ragots. Les arbres rapportent-ils toujours ? Lesquent a-t-il tué Anthime Letellier ? Cette histoire de trésor, y croyez-vous ?

« Au lieu d’attendre la réponse de Me Lemasle, j’aurais dû profiter du dimanche pour aller à Grandlieu faire ma petite enquête alentour. Je me vois, entrant chez les paysans :

« — Est-il vrai qu’un trésor est caché dans le château et que personne ne l’a jamais découvert.

« J’aurais joué au détective ou au reporter… »

Depuis trois jours, Colette ne pensait qu’à l’histoire du trésor. Par un sentiment assez étrange, elle n’en avait soufflé mot à Lina et cependant son amie se fût certainement enthousiasmée pour cette légende, mais elle avait préféré en garder le secret.

Hier, tandis que les deux amies faisaient la traditionnelle et fastidieuse promenade du dimanche sur les boulevards, il lui avait fallu reparler de Chavanay. Elle ne s’était soumise aux questions de Lina que pour protéger le secret du trésor. Et tandis qu’elles butinaient de vitrine en vitrine, Lina disait :

— Tu as bien fait de lui dire que tu étais au courant de son mariage, mais, en revanche, pourquoi ne l’as-tu pas écouté puisque tu ignores les circonstances de la rupture ?

— Que m’importe !… Je ne veux plus le revoir.

Lina se contenta de sourire.

Elles marchèrent sans parler, s’arrêtant machinalement à une vitrine et repartant.

— Non, je ne veux pas le revoir, Lina. C’est impossible, je me suis peut-être illusionnée, et rien n’est plus cruel qu’une illusion qui s’évanouit.

— Mais n’est-il pas plus cruel encore de s’apercevoir un jour que l’on est passé à côté du bonheur, et que le bonheur est resté derrière vous tandis que la vie vous entraîne inexorablement dans son tourbillon.

— Peut-être, mais, entre lui et moi, il y a cette femme inconnue que, sans doute, il souhaite encore épouser. Et, de toute façon, il m’a menti.

— Il t’a menti ?

— Mentir par restriction mentale, n’est-ce pas mentir ? Supposons que son mariage soit rompu, — et rien n’est moins sûr, — pourquoi alors ne me l’aurait-il pas dit ?

— Je te comprends, ma petite Colette. Tu peux lui faire ce reproche, toi qui as écouté sa conversation avec Lesquent sans te montrer, toi qui as essayé de le faire parler sur le château sans lui dire qu’il t’appartenait.

Colette se sentit piquée au vif.

— Tu as raison, Lina, je ne suis pas digne d’être aimée et cet incident doit être ma punition. Mais je te le dis encore, je ne crois pas à ses paroles. Il n’avait qu’un désir : s’étourdir et peut-être même se jouer de moi et vivre l’aventure d’une soirée ou d’une semaine.

Tandis que la jeune fille se remémorait cette conversation de la veille, elle était arrivée à son bureau, et, désormais pour elle, à ce bureau s’associait le souvenir de Chavanay. Il lui semblait qu’elle ne pourrait plus entrer chez Fourcaud sans revoir Chavanay se lever du fauteuil de cuir où il était assis. Elle ne pourrait, non plus, sortir sans penser à l’auto arrêtée au bord du trottoir, la portière ouverte comme une invitation à l’abandon.

Fourcaud l’appela peu après.

Colette ne l’avait pas revu depuis la visite de Chavanay, et elle devait lui en faire part.

Dès qu’elle entra dans le bureau directorial, il lui tendit la main comme il en avait l’habitude ; mais, au lieu de lui dire bonjour, il sembla à la jeune fille qu’il la dévisageait avec une insistance amusée. Un peu comme s’il l’eût découverte en cet instant et qu’il se fût dit :

« C’est curieux, je ne m’étais jamais aperçu qu’elle était ainsi. »

Colette, pour dissimuler son trouble, fit aussitôt son rapport. Elle présenta le courrier, en résuma l’essentiel. Puis elle énuméra les visiteurs venus voir M. Fourcaud durant son absence et ceux qui avaient téléphoné ; au moment de partir, elle ajouta :

— J’oubliais. M. Chavanay est venu vous voir…

Elle allait sortir, Fourcaud la rappela. Il avait un drôle de sourire.

— Et que vous a-t-il dit, M. Chavanay ? Était-ce une insinuation ?

— Qu’il vous reverrait, monsieur.

Il sembla à Colette que Fourcaud appesantissait

son regard sur elle ; alors, elle sortit.

XIII

Encore tout essoufflée d’avoir monté l’escalier si vite, Colette déchira l’enveloppe.

À son passage devant la loge, la concierge lui avait dit :

— Y’a une lettre du notaire, mademoiselle.

Elle avait dit du notaire, comme si elle eût été au courant ; ce qui était pour elle sa façon de se glisser dans l’agitation mystérieuse qu’elle devait observer depuis quelque temps chez Colette.

La jeune fille déplia la lettre.

Mademoiselle,

Je vous accuse réception de votre lettre du 16 avril et je m’empresse d’y répondre.

Vous pouvez vendre sans regret le château de Grandlieu, car les événements passés nous confirment que le trésor du comte de Boissy n’est qu’une légende. En effet, à diverses époques, nous relevons qu’il fut fait de sérieuses recherches. Les dernières en date furent exécutées en 1905 par M. Dutoyat qui était, à l’époque, propriétaire du domaine. Des sondages furent faits, en outre, les lambris de la grande salle et de la bibliothèque furent déposés. En 1936, le propriétaire, M. Montrion, fit venir un radiesthésiste réputé qui n’obtint pas de meilleurs résultats.

En revanche, j’ai le plaisir de vous annoncer que j’ai reçu une offre fort intéressante de M. Chavanay, de Paris. Ce monsieur offre douze millions du domaine. J’écris ce jour à M. Lesquent pour le mettre au courant et je vous invite à me donner, le plus rapidement possible, votre acceptation de principe, pour la conclusion de la vente.

Je vous prie d’agréer…

Le premier effet de cette lettre sur la jeune fille fut le désappointement. Un nouveau rêve s’écroulait. Et puis, elle avait une telle provision d’optimisme aujourd’hui, qu’elle pensa aussitôt :

« Un notaire ne peut imaginer qu’il existe des trésors cachés. Pour lui, la vraie fortune est celle qui se voit, celle que l’on avoue, celle qui s’écrit en encre indélébile sur les testaments, les actes de donation et les contrats de mariage. Un notaire peut-il imaginer une corniche que l’on touche, un pan de mur qui tourne et un escalier étroit sentant le moisi qui descend jusqu’à la caverne d’Ali-Baba ? »

Décidément, la lettre du notaire ne la décourageait pas. Peut-être un jour son souvenir amortirait-il une désillusion, si, après avoir encore fouillé le château, la jeune fille se déclarait vaincue.

L’autre point demandait une décision rapide : la vente.

« Si je demande une réserve de six mois, par exemple, on se moquera de moi. J’ai bien la possibilité de retarder ma réponse au notaire, je ne gagnerai que quelques jours. Non, le mieux est que je voie Lesquent le plus tôt possible, puisqu’il est mon associé forcé. »

Le tintement de la sonnette arrêta ses réflexions.

Qui pouvait venir à cette heure ? Colette regarda sa montre et vit qu’il était vingt heures. D’un coup d’œil rapide, elle vérifia si son logis était en ordre et, rassurée, se dirigea vers la porte.

— Vous !

Chavanay, son chapeau à la main, se tenait sur le palier.

— Pouvez-vous m’accorder quelques minutes ?

— Est-ce bien nécessaire ?

— Serais-je venu si je ne croyais pas qu’il fût indispensable que nous parlions.

Colette s’écarta de la porte et le laissa entrer.

Il fit quelques pas avec réserve et, se retournant vers la jeune fille :

— C’est à Fourcaud que je dois votre adresse. Seulement, je tiens à ce que vous sachiez qu’il ignore tout de notre promenade. Je l’ai fait parler par ruse. Je lui ai dit incidemment :

« — Votre secrétaire doit habiter près de chez moi, il me semble la connaître de vue.

« — Ça m’étonne, me fit-il, elle habite Montmartre.

« — Près de chez Elisabeth ?

« — Erreur, mon cher, elle demeure rue du Mont-Cenis.

« J’ai passé l’après-midi à voir les commerçants et tous les concierges de la rue.

— Est-ce pour me démontrer vos talents policiers que vous êtes venu ?

— Je tenais à disculper Fourcaud.

— Admettons, fit Colette qui se souvint du regard de son patron et ne croyait pas un mot de ce que Chavanay venait de lui dire.

Elle offrit une chaise au jeune homme.

— Asseyez-vous… Vous voyez, ce n’est pas l’avenue Victor-Hugo.

Il hasarda un regard vers l’autre extrémité de la pièce.

C’est ravissant. Vous avez tiré, avec goût, un excellent parti de cet atelier.

Il s’attarda un peu à regarder la baie et son décor nocturne, puis reprit :

— Me permettez-vous de vous appeler… Colette ?

— Je n’en vois pas la nécessité.

— Pour vous dire ce que je veux vous révéler, vous m’obligeriez grandement.

Elle ne répondit pas. D’ailleurs, elle ne le regardait pas, semblait hypnotisée par la table qui les séparait.

— J’ai trente ans, dit-il. Je suis industriel. Textiles…

Le souffle d’un rire furtif lui fit lever les yeux. Il vit la jeune fille essayant de contenir un véritable fou rire.

Elle pensait à Lina et à sa description « petites annonces matrimoniales ».

Chavanay, lui-même, ne se présentait pas autrement. C’était trop drôle.

Il se tut et, contournant la table, il vint à elle. Elle se crispait pour essayer de maîtriser son rire.

— Laissez-moi.

Elle rit de plus belle.

— Pourquoi riez-vous ?

Il lui saisit les bras et la secoua sans méchanceté, comme s’il eût voulu lui rendre sa maîtrise d’elle-même.

— Colette, je vous supplie de m’écouter. Colette, je vous aime et je vous aime profondément. Oui, je sais, je vous connais fort peu, mais depuis lundi je suis incapable de ne rien faire d’autre que de penser à vous. Vous ne pouvez imaginer mon angoisse quand, mardi, après être retourné avenue Victor-Hugo, je vous ai crue perdue à jamais, et quelle fut ma joie en vous voyant entrer dans le bureau de Fourcaud. C’est un signe du destin que je vous aie ainsi miraculeusement retrouvée. Pourquoi vous êtes-vous enfuie sans m’écouter, l’autre soir ?

Maintenant, elle ne riait plus, elle le regardait gravement.

— D’abord, je ne vous aime pas, et puis…

— Vous ne m’aimez peut-être pas comme je vous aime, Colette, mais pourquoi m’avez-vous fui jusqu’à maintenant ?

— Parce que… parce qu’il est inutile que nous nous revoyons.

— Vous voulez que je vous dise, moi, pourquoi ?

Elle le regarda avec effroi.

— Non, je ne veux pas. Laissez-moi, je veux être seule. Toute seule.

— C’est cette histoire de mariage, n’est-ce pas ?

— Mais non. Que m’importe votre passé, puisque je ne vous demande qu’une chose, me laisser en paix !

— Je ne partirai pas avant que vous sachiez la vérité.

Il vit dans son visage tourmenté l’éclat d’une larme et, s’approchant, il lui prit les poignets.

— Vous pleurez, Colette ?

— Laissez-moi.

— Je vois bien que vous m’aimez aussi. Il y a entre nous un malentendu, n’est-ce pas ? Quand il sera dissipé, tout s’éclaircira.

Il la sentait toute palpitante et, comme il voulait la serrer contre lui, elle réussit à s’esquiver.

— À quoi bon, dit-elle, mais puisque vous le voulez…

Il la remercia d’un sourire, bien qu’elle gardât un visage impénétrable.

— Il nous sera pénible, à l’un comme à l’autre, de remuer ce passé encore si proche. Pénible pour moi d’abord, parce qu’il me faudra revivre de mauvais souvenirs, pénible, je le crains, aussi pour vous, parce que je vais être obligé de parler d’une femme…

Il s’arrêta un instant avant de dire d’une voix blanche :

— Mais, après, nous n’en reparlerons plus. Plus jamais. Elle s’appelait Véronique…

Colette leva des yeux étonnés.

— Vous la connaissez ? fit-il… Ah ! je comprends, je vous ai parlé d’Élisabeth, tout à l’heure. Élisabeth est ma sœur. Elle habite rue Christiani… Véronique… est une amie d’enfance, je l’avais perdue de vue depuis des années, et puis, un jour, dans un salon de mes amis Mesnager, je fis la connaissance d’une jeune femme, Véronique.

« Vous ne pouvez imaginer, Colette, quand un homme est encore célibataire à trente ans, le nombre d’attentats à sa liberté dont il est victime de la part de ses parents et amis. Seulement, je n’étais pas le seul à avoir trente ans, Véronique également. Veuve depuis six ans, elle songeait sérieusement à se remarier, à refaire sa vie. Mes parents, nos amis, les Mesnager en tête, et Véronique, c’était trop pour un seul homme. D’autant plus que Véronique amenait avec elle une réserve de vieux souvenirs qui fleuraient notre jeunesse. Bref, nous nous sommes fiancés et nous devions nous marier… le mercredi avant Pâques.

« Je vous passerai nos chicanes, nos heurts, des scènes plus pénibles, et la lente découverte que, si nous étions de vieux camarades, notre amitié était sans amour. Nous avons eu la sagesse, ou la chance, de savoir nous arrêter à temps et de ne pas faire bénir une union vouée à la discorde. Sous prétexte d’une grippe, nous avons reculé la cérémonie d’un mois. Ce n’était qu’un manque de courage à l’égard de nos invités, car nous savions déjà que tout était irrémédiablement rompu.

« Voyez-vous, Colette, ce n’est qu’une pauvre histoire. Si Véronique avait été un garçon, nous aurions eu plaisir à évoquer nos souvenirs. J’ai quitté une Véronique encore petite fille, j’ai retrouvé une jeune femme. Nous nous sommes abusés sur nos sentiments.

Colette se retint de dire : « Ce n’est que ça. »

À la vérité, elle était déçue. Quelque rocambolesque histoire lui eût semblé plus naturelle. Il est tellement plus fréquent de consommer un malheur que d’avoir le courage de vouloir l’éviter.

— Vous ne dites rien, fit Chavanay.

La jeune fille leva vers lui un regard accablé.

— Je ne sais plus… Excusez-moi.

— Colette, si je vous demandais de vous revoir, que me répondriez-vous ?

— Rien ne s’oppose à ce que nous nous revoyons.

Il eût voulu la prendre dans ses bras, mais elle était si farouche, qu’il se contint. Il lui prit simplement les mains.

— Vous me donnez un espoir ?

Cet aveu d’amour était si différent de celui qu’elle s’était toujours imaginée recevoir. Bien sûr, il avait dit les mots qu’elle attendait : je vous aime… ces pauvres mots usés par les siècles et par tant de mensonges. Oui, il s’était justifié, où il avait cru le faire. Mais il restait entre eux un fantôme. Une veuve. Colette voyait un fantôme noir, un fantôme voilé de crêpe.

— Ah ! je ne sais pas… Je ne sais plus.

Des pensées contradictoires l’assaillaient :

« Est-ce bien lui que j’aime ou ce luxe qu’il m’offre ? M’aime-t-il réellement, ou n’est-ce que par dépit ? »

Il lui serrait les mains, puis les bras.

Elle eût voulu crier :

« Non, je ne vous aime pas. Comme avec l’autre, vous vous illusionnez.

Elle ne l’osa pas. Elle se retint même de lui demander d’attendre, tant elle craignait de le perdre.

— Ma chérie…

Elle se trouvait contre lui, et maintenant il la serrait. Elle sentait son souffle glisser le long de son cou, effleurer sa nuque, et ils restèrent ainsi sans rien dire, jusqu’à ce que, brusquement, la sonnette de la porte vînt déchirer l’air si calme de la pièce.

Ils sursautèrent l’un et l’autre comme s’ils eussent été pris en faute.

Elle se détacha de lui et dit, hésitante :

— Mais qui est-ce ?

Furtivement, elle se regarda dans la glace. D’un revers de main, elle remonta une mèche de cheveux et alla ouvrir.

Lesquent était là, attendant.

Colette eut un haut-le-corps.

Déjà, son cousin faisait le geste de s’avancer pour entrer. Elle lui barra le passage, tenant la porte.

Il ne fallait à aucun prix que Lesquent et Chavanay se rencontrent chez elle.

Tout à l’heure, tandis que Chavanay la tenait dans ses bras, elle pensait à lui révéler sa cachotterie, mais il ne fallait pas que ce fût Lesquent qui dévoilât que Colette était copropriétaire du château.

Pour d’autres raisons moins précises, la jeune fille préférait que Lesquent ne sût pas qu’elle connaissait Chavanay.

— Je ne peux pas vous recevoir maintenant, dit-elle à mi-voix.

— C’est votre amie qui est là ?

— Je suis occupée, je ne peux absolument pas vous laisser entrer.

Il sourit.

— Cachottière… Je vous attendrai ici.

— C’est inutile, j’en ai pour très longtemps.

— Je voulais cependant vous voir. Vous avez reçu le bouquin ?

— Oui, je vous en remercie ; justement, j’allais vous écrire.

— Pour le trésor ?

La jeune fille fit un signe de la tête.

— Oui.

— Il faut donc que nous en parlions, c’est urgent, et je repars pour Grandlieu demain à six heures du matin.

Colette réfléchit.

— Revenez ce soir, mais très tard.

— À minuit ? fit-il d’un ton gouailleur.

Colette n’avait qu’une idée, se débarrasser de lui, tout en évitant de l’intriguer et de l’inciter à attendre pour voir qui sortirait de chez elle.

Elle dit d’un jet :

— Oui, minuit, ici. Je vous attendrai.

Puis, lui ayant dit au revoir très brièvement, elle ferma la porte.

Chavanay, par discrétion, s’était écarté. Il était allé jusqu’à la fenêtre. En entendant la porte se refermer, il revint vers elle.

Il semblait que le charme, qui tout à l’heure les avait réunis, était maintenant brisé.

— Je vous gêne ? fit-il.

— Oh ! pas du tout.

Elle n’eut pas la force de lui mentir et d’inventer la visite plausible de la concierge ou d’un courtier d’assurance.

Ils ne trouvaient plus rien à se dire.

Après un silence pesant, Chavanay proposa :

— Je vous emmène dîner ?

— Non, je vous remercie… je ne peux pas.

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules. Alors, il lui offrit de la ramener avant minuit.

Elle sentit le rouge lui monter aux joues. Chavanay avait donc entendu la dernière phrase. Elle s’affola.

— Non… je… Ne croyez pas… Je voudrais être seule pour penser.

Chavanay la regardait curieusement.

— Je peux venir vous chercher un soir ?

— Oui, samedi, à midi, si vous voulez. Pas devant le bureau. Au coin de la rue de Provence.

S’il l’avait prise dans ses bras à cet instant, elle ne se fût pas dérobée à un baiser, mais il lui tendit simplement la main, et il sortit lourdement, comme s’il avait perdu cette bataille qu’en vérité il venait de gagner.

Colette, sa main retombée, le regarda partir sans bouger. Quand la porte se fut refermée, elle fondit en larmes.

« Je ne le reverrai plus », murmura-t-elle,

en se laissant tomber sur une chaise.

XIV

La soirée parut interminable à Colette.

Après le départ de Chavanay, elle s’était sentie incapable même de faire cuire un œuf.

Un peu plus tard, tout en essayant de faire le point, elle grignota des biscuits secs et du chocolat.

Elle ne doutait plus maintenant de la sincérité de Chavanay. Mais s’il était sincère avec lui-même, ne se trompait-il pas pour autant ? Le récit de son échec avec Véronique prouvait son honnêteté, sa franchise, mais il montrait également sa faiblesse. L’insistance d’amis et de parents avait emporté la décision de Chavanay. C’eût été la catastrophe si sa fiancée et lui n’avaient pas eu le courage de revenir en arrière, de se pencher sur leurs sentiments mutuels. Certes, devenir Mme Chavanay était un beau rêve, comme disait Lina, mais la griserie de cette ascension passée, ne lui resterait-il pas, pour la vie, cette tristesse de se sentir inférieure à son mari ? Et lui, très rapidement, ne montrerait-il pas une gêne d’avoir une femme qui ne fût pas de son monde ? Quel enfer deviendrait alors leur ménage !

« Mais à quoi bon me tourmenter, se disait-elle, si je ne dois pas le revoir. Son attitude en partant prouve qu’il m’a entendue donner un rendez-vous à minuit. »

— Votre amie est partie ?

Lesquent appuya volontairement sur le féminin de « amie » en ajoutant :

— Il est préférable que nous n’ayons pas de témoin.

Le jeune homme prit un air absorbé et fouilla dans ses poches pour tirer un paquet de gauloises.

— Vous fumez ?

— Pas de ces cigarettes-là.

Il hocha la tête.

— Évidemment.

Il se servit et fit rebondir longuement sa cigarette sur le paquet, puis, après l’avoir allumée, il resta un instant silencieux, comme s’il eût voulu donner plus d’importance à ce qu’il allait dire.

Enfin, il se décida à parler. Se tapotant sur la poitrine, là où était son portefeuille, il dit :

— J’ai la preuve absolue que le fameux trésor n’est pas une galéjade et qu’il se trouve toujours à Grandlieu. Si vous vous étiez montrée moins distante, l’autre jour, je vous en aurais parlé. Je ne sais pas ce qui vous a pris de partir sans me revoir. J’avais, peut-être, été maladroit ; bref, n’en parlons plus. Donc, ce trésor existe et pour le découvrir il est indispensable d’être deux. Anthime et moi, nous avions commencé les recherches. Il est mort trop tôt. Nous étions arrivés à la certitude que l’entrée de la cachette est dans la bibliothèque. Il reste à trouver l’endroit exact ; ce n’est peut-être pas extrêmement facile, mais le champ est tout de même limité.

Colette, qui avait écouté son cousin avec attention, dit alors :

— Je croyais que des recherches avaient déjà été faites, que les murs avaient été sondés ?

— C’est juste ; aussi, nous sommes-nous abstenus de sonder les murs. On pense toujours aux murs, parce que, au cinéma, on voit un monsieur faire tourner une rosace : un pan de mur pivote et on découvre alors l’entrée d’un souterrain. Mais pourquoi ne s’agirait-il pas d’un morceau de plancher… ou d’autre chose. Quoi qu’il en soit, la cachette est certainement très bonne, puisque le comte de Grandlieu s’y est dissimulé quand les Bleus habitaient le château. Et ce trait d’histoire m’a fait penser qu’il fallait être deux. Je m’explique. Peu importe le moyen qui permette d’ouvrir la cachette : rosace à tourner, une moulure à pousser, ou tout autre système ; une fois que nous l’aurons trouvé, il nous fera découvrir la cachette, c’est une vérité de La Palisse, Il ne nous restera plus qu à y pénétrer, Seulement, j’ai lu beaucoup d’histoires de cachettes, toujours dans l’espoir que l’une me donnerait une idée sur la manière de découvrir celle de Grandlieu. J’ai trop lu de récits de ce genre pour ignorer qu’il y a des cachettes qui se referment et je n’ai pas l’intention d’être muré vivant. Je veux avoir avec moi quelqu’un de sûr, qui puisse me délivrer. Voilà pourquoi il faut être deux.

« Maintenant, il y a un autre point, c’est le secret. J’y tiens absolument, pour toutes sortes de raisons, dont la principale est que je ne veux pas payer de droits sur ce trésor qui est à nous et que nous aurons découvert.

Colette sourit. Son cousin se montrait bien tel qu’il était. Décidé, entreprenant, limitant les risques et pourvu d’une conscience assez souple.

— L’aventure me tente, fit-elle. J’accepte d’y participer.

Ils échangèrent en riant une poignée de main que n’eussent pas désavouée deux aventuriers venant de conclure un pacte.

L’aventure tentait réellement Colette. D’abord par l’attrait du risque, mais surtout pour des raisons plus secrètes. Cette part du trésor ne la rapprocherait-elle pas, sur l’échelle des fortunes, de M. Chavanay, industriel ?

Ils arrêtèrent aussitôt les détails de l’expédition. Colette obtiendrait de son patron de ne pas travailler le samedi matin. En prenant le premier train, elle serait à midi à Grandlieu.

Ils auraient devant eux l’après-midi et tout le dimanche pour effectuer les recherches. Un dernier train partait de Pont-Audemer tard dans la soirée. Lesquent lui proposa même de la ramener de nuit à Paris, s’il était nécessaire. Puis, il lui offrit de retenir une chambre à l’hôtel de Vieux-Port.

La jeune fille lui sut gré de cette délicatesse dont il était si peu coutumier et l’en remercia.

Ils se quittèrent les meilleurs amis du monde, radieux l’un et l’autre.

— Je viendrai vous chercher à la gare, dit-il en s’en allant.

La visite de Lesquent laissa la jeune fille dans la joie. Quel contraste avec l’accablement qui avait suivi le départ de Chavanay. Et cependant, ses sentiments n’avaient nullement changé envers son cousin. Au contraire, elle était satisfaite de l’avoir si bien observé pendant tout le temps qu’il avait exposé son projet de recherche du trésor.

« Je saurai me tenir sur mes gardes », se disait-elle encore tandis qu’elle s’apprêtait à se coucher.

Elle avait hâte que la journée du lendemain s’écoulât. Elle était sûre que son patron lui accorderait le samedi matin sans difficulté… Le samedi matin ? Mais elle avait donné rendez-vous à Chavanay à midi. Non, il était impossible qu’elle restât. Ils n’auraient pas trop du samedi après-midi et du dimanche pour essayer de découvrir la cachette. N’aurait-elle pas toute la vie, après la découverte du trésor, pour voir Chavanay et lui avouer qu’elle l’aimait. Depuis que l’histoire du trésor se précisait, elle commençait à ne plus douter de ses sentiments.

« Je vais lui écrire… Rue de la Baume, je n’ai pas son numéro. La rue n’est pas si longue et, certainement, il y est connu. »

Elle éprouvait un tel besoin d’activité, qu’elle écrivit le billet sur-le-champ.

Juste quelques lignes pour s’excuser, où elle disait être appelée d’urgence en province. Elle terminait en lui donnant rendez-vous pour le lundi soir.

« Je ne lui dirai pas que nous avons trouvé un trésor, mais je lui avouerai que je suis propriétaire de Grandlieu… Plus tard, je lui confesserai l’origine de ma fortune. »

Le mot « fortune » la fit sourire d’aise. Non, elle ne doutait plus d’aimer Chavanay, mais elle ne doutait pas plus que, dans deux jours, elle serait riche.

Elle ferma l’enveloppe et, joyeuse comme

une enfant, elle sauta dans son lit.

XV

— Vous êtes donc persuadé que l’entrée de la cachette est située dans cette pièce ?

Lesquent hocha la tête.

— À peu près certain.

Ils se tenaient, Colette et lui, dans la bibliothèque, que, pour la circonstance, il avait hâtivement rangée. Dans un coin, son divan était recouvert d’un plaid vert et rouge qui dissimulait mal l’oreiller. En revanche, il ne traînait plus aucun vêtement, ni de linge.

La bibliothèque était une vaste pièce qui pouvait avoir quelque douze mètres sur dix. Sur deux faces, les murs étaient recouverts de rayons garnis de livres. Une autre face, percée d’une grande fenêtre, donnait sur le parc. La quatrième portait, en son centre, une cheminée monumentale avec, de part et d’autre, des portes qui ouvraient, l’une sur une salle, l’autre sur le couloir menant au hall. De chaque côté des portes, une seule rangée de rayons abritait des livres, tandis que, de chaque côté de la fenêtre, deux bibliothèques Empire contenaient des livres rares aux reliures splendides.

— J’ai sondé le plancher, dit Lesquent. Il m’a donné bien du mal, car, ainsi que vous pourrez le constater, il est fait de petits carrés de marqueterie. Il me semblait donc assez logique que l’un de ces carrés se soulève, ou s’enfonce, permettant l’accès à la cachette du comte de Boissy. Ceci était d’autant plus vraisemblable qu’il n’y a pas de cave sous cette pièce, c’est un terre-plein. J’ai passé des jours et des jours à chercher le point faible de ce parquet. Sans succès, J’ai essayé de passer une lame d’acier entre les lamelles de bois, mais en vain. Je n’avais pas tout à fait terminé ce travail quand je suis allé à Paris pour vous voir. Depuis, j’ai achevé mes recherches dans ce sens et j’ai commencé à explorer la cheminée. Si vous le voulez bien, nous allons l’examiner de plus près.

Ils s’approchèrent de la grande cheminée et Lesquent expliqua ce qu’il avait déjà fait et ce qu’il convenait, selon lui, de faire.

— Cette cheminée, dit-il, est très ancienne, plus ancienne que le château. Rien dans la monographie ne nous le précise, mais, à son style, je ne serais pas étonné qu’elle fût la cheminée du pavillon de chasse, Elle est assez vaste pour qu’une demi-douzaine de personnes puissent s’asseoir à l’intérieur, ainsi qu’on le faisait dans le temps à la veillée, le feu chauffant et éclairant les chasseurs qui devaient évoquer ici leurs prouesses.

Lesquent, pour démontrer son assertion, entra dans la cheminée et Colette l’y suivit.

— Ma première idée, dit-il, fut pour cette magnifique plaque décorée aux armoiries de Grandlieu. J’ai réussi à la desceller sans qu’elle me fît rien découvrir. Vous voyez, maintenant elle ne tient plus. Avec un peu de plâtre, je la reposerai. J’ai sondé aussi les dalles du sol. Tandis qu’il parlait, Colette examinait la cheminée avec attention. Elle regardait le mur du fond, les murs latéraux ; en levant les yeux, elle vit le conduit de fumée et, soudain, poussa un cri d’étonnement.

— Comment se fait-il qu’il y ait deux conduits ?

— Deux conduits ?

— Regardez, en voici un tout au fond, dont on ne voit pas l’issue, et, devant, il y en a un autre avec, tout là-bas, un petit carré de ciel.

— Je n’avais pas remarqué, dit Lesquent d’une voix mal assurée.

Il regarda tour à tour chaque orifice.

— C’est certainement pour avoir un meilleur tirage que cette cheminée est à double conduit. Venez ici, vous verrez le jour.

Colette s’approcha et leva la tête.

— Je ne vois pas.

— Vous ne vous mettez pas là où il faut. Tenez, penchez la tête par là.

Se disant, il la prit par l’épaule et lui appuya sur le cou.

Au même instant, il y eut un fracas effroyable. La jeune fille voulut se redresser, Lesquent l’immobilisait.

— Lâchez-moi !

Brusquement, ils s’étaient trouvés dans une obscurité totale.

— Que se passe-t-il ? fit Colette.

— Nous sommes sans doute dans la cachette, dit Lesquent d’une voix glaciale.

En même temps, il la lâchait, et elle se tournait en tous sens, sans voir la moindre lumière.

Ses mains heurtaient un mur rugueux.

— Nous ne sommes pas tombés dans une fosse… Vous ne dites rien… Pourquoi ne dites-vous rien ?

— Parce que je pense.

— Vous feriez mieux de chercher ce qui vient de nous arriver.

— C’est ce que je fais.

En tâtonnant, elle fit le tour du réduit où ils se trouvaient emmurés. Il y avait six petits pas à faire dans un sens et quatre dans l’autre.

— Il me semble, dit-elle en tremblant, qu’un rideau de fer est tombé devant la cheminée.

— Vous sentez du fer au toucher ?

Fébrilement, Colette passa sa main sur un mur, puis un autre, un autre et enfin le dernier. Tous avaient le contact rugueux de la pierre.

— C’est insensé, un morceau de mur ne tombe pas ainsi !

— Il faut le croire. La voix de Lesquent avait l’assurance de celle d’un homme parfaitement maître de lui.

— Si un rideau, comme vous dites, est tombé devant la cheminée, on doit, au moins, voir par le premier conduit, celui où tout à l’heure nous apercevions un carré de ciel.

Colette leva la tête en écarquillant les yeux. En haut comme en bas régnait l’obscurité la plus totale.

— Mon Dieu, je ne vois rien.

— C’est sans doute que le rideau est tombé entre les deux conduits.

— Vous avez raison ; mais, alors, on doit voir par le deuxième conduit, puisque vous disiez que…

— Oui, je cherche à voir, mais je ne trouve plus rien.

— Qu’allons-nous devenir… Avez-vous du feu sur vous ?

— Répondez. Avez-vous du feu ?

— Je cherche, je ne trouve plus mes allumettes.

— C’est affreux, nous sommes emmurés.

— …

— Mais répondez. Vous voyez bien que…

— Que ?

Elle n’osa dire le mot, mais, à la vérité, une angoisse effrayante s’insinuait en elle, commençant à la paralyser, lui pesant sur la poitrine, la prenant à la gorge.

Elle leva les mains au-dessus de sa tête pour chercher le conduit. Elle en sentit bien un, mais l’autre avait disparu. Cette recherche et l’effort qu’elle fit pour situer les choses la calmèrent un peu.

— C’est étrange, dit-elle. Après le deuxième conduit, il y avait le mur du fond de la cheminée. Or, je sens une aspérité et, au-delà, il y a encore deux pas à faire avant de toucher le mur…

— Vous avez raison et ceci me fait penser que le mur du fond de la cheminée s’est levé. C’est lui que vous sentez quand vos doigts touchent une aspérité. Cette partie du mur fait contrepoids avec celle qui est descendue et, en même temps, elle découvre une seconde cachette. Seulement, cette cachette ne semble pas contenir de trésor.

Une nouvelle crise d’angoisse empoigna la jeune fille.

— Je vous en supplie, François, faites quelque chose.

— Pour la première fois, aujourd’hui, elle l’appelait François. Il s’approcha d’elle et sa présence si proche la réconforta.

— Je pense que nous en sortirons, fit-il.

Il avait une voix convaincante qui donnait confiance. Il poursuivit :

— Il faut d’abord que nous retrouvions tout notre calme et réfléchir avec lucidité. Regardez ce que je viens de trouver.

Elle vit, sur le mur, un petit cercle lumineux. Un cercle qui ne faisait pas plus de cinq centimètres de diamètre.

— Vous avez de la lumière ?

— Oui, j’ai trouvé, dans le fond de ma poche, la petite lampe qui me sert à éclairer la serrure de ma voiture. Vous savez, ce n’est guère plus gros qu’un cigare à demi consumé. Il va falloir en être économe.

— Pensez-vous que nous allons être enfermés longtemps ?

Il ne répondit pas aussitôt. Il ménageait ses effets.

— Peut-être pour l’éternité…

— Je vous en prie, ne plaisantez pas ainsi. Ce n’est pas le moment !

— Je ne plaisante pas. Nous pourrons tenir plusieurs jours si le système d’aération n’est pas bouché.

— Taisez-vous.

Colette l’entendait marcher de long en large. Parfois, il passait près d’elle et puis elle le sentait s’éloigner avec angoisse.

— Vous ne trouvez pas le destin bien extraordinaire ? Enfin, vous avez repoussé mes avances. À aucun prix, vous n’auriez accepté de m’épouser et peut-être que nos os blanchiront ensemble.

— Je vous supplie de vous taire.

— Si c’était à refaire, hein ? Ou, si vous le préférez, supposons que nous sortions vivants d’ici, grâce à moi, parce que, vous, la peur vous cloue dans votre coin. Grâce à moi, vous auriez la vie sauve. Accepteriez-vous alors de devenir Mme Lesquent ?

— Vos suppositions sont ridicules. Vous essaierez de sortir, d’abord pour vous-même. Mais peut-être est-ce moi qui trouverai le moyen.

Il fit trois ou quatre allées et venues et laissa tomber :

— Non !

— Non ? C’est-à-dire ?

— C’est-à-dire que pour moi la vie ne vaut plus la peine d’être vécue sans vous et sans Grandlieu. Comprenez bien, Colette.

Il était contre elle, qui sentait son souffle sur son front. Il la tenait par les épaules.

— Comprenez. Grandlieu et vous, vous êtes étroitement unis. Je serai net. Vous êtes belle, désirable, et, en plus, grâce à vous, nous pouvons garder Grandlieu. Vous vous souvenez de l’esplanade bordée d’arbres avec la Seine pour fond. Vous vous souvenez de l’escalier de pierres blanches, des hautes cheminées. Alors, si je n’ai pas la certitude que vous m’épouserez, que vous deviendrez ma femme et que Grandlieu restera notre bien, alors autant que nous restions ici et que nos…

— Vous êtes fou !

— Peut-être, dans la mesure où l’amour peut faire perdre la raison.

— Vous savez bien qu’en nous mariant nous ne ferions qu’unir nos misères, puisque nous ne pouvons paver les droits.

— Nous hypothéquerons, nous emprunterons : mais je vous jure que nous conserverons Grandlieu.

— Lâchez-moi, vous me faites mal à me serrer ainsi.

— Pardonnez-moi.

Il desserra son étreinte et, le souffle court, il dit :

— Que décidez-vous ?

— Je ne sais pas, je sens la folie m’envahir. Je vous en supplie, François, pendant qu’il en est temps encore, que la fatigue, la faim et la soif n’ont pas affaibli vos facultés, cherchez le moyen de sortir d’ici, cherchons le secret.

— Non. Répondez-moi

— François, j’ai souvent pensé à la valeur de mes droits sur ce château. Ils sont légaux, mais… immoraux. Je n’ai jamais connu Anthime. J’ignorais jusqu’à son existence. J’aurais dû refuser l’héritage. Comme une écervelée, j’ai accepté… pour être : châtelaine, un jour, comme disait mon amie Lina. Je suis punie aujourd’hui. François, je vous abandonne ma part, le château est à vous.

— Je me suis mal fait comprendre, Colette. Ce n’est pas votre part d’héritage que je convoite. Certes, vous ne pouvez imaginer ce que Grandlieu représente pour moi. J’éprouve presque de l’amour pour ce château. Mais Grandlieu, sans vous, ne serait qu’un grand corps sans âme. Il serait semblable à ces somptueuses robes d’autrefois que l’on voit dans les vitrines des musées. Elles sont un peu fanées, les ors en sont ternis ; il leur reste le charme des vieilles et belles choses, mais on a peine à imaginer qu’elles servirent à parer une jolie dame d’antan. Non, Colette, un château sans châtelaine n’est qu’un triste berceau vide.

Ces mots eurent au moins le don d’apaiser l’affolement de la jeune fille.

— Vous êtes un grand enfant, François, et je ne saurai mieux vous comparer qu’à ces petits garçons qui étouffent leur chaton préféré, tant ils l’ont serré par affection. Vous devez comprendre que, pour une jeune fille, la situation dans laquelle nous nous trouvons est peu propice à faire éclore un sentiment de tendresse.

— Si vous saviez à quel point je vous aime, Colette !

— Tout beau, calmez-vous, mon ami. Vous êtes-vous rendu compte que ce que vous faites là, en me disant : « Acceptez-vous de m’épouser ou nous mourrons ici ? » n’est qu’une petite manœuvre peu élégante, un vulgaire chantage.

— Non, Colette, ne croyez pas…

— Je ne le crois pas, rassurez-vous. Je vous connais déjà un peu et c’est pourquoi je pourrai vous pardonner. Réfléchissez, si j’étais quelque peu rouée, j’aurais pu, à votre premier mot, vous promettre le mariage. Mais que vaudrait cette promesse quand nous serions sortis ? Allons, François, ensemble nous allons chercher le moyen de sortir d’ici, et si nous réussissons, eh bien ! ne croyez-vous pas que le souvenir de cette aventure, vécue ensemble, pourrait être le départ de sentiments plus affectueux ?

— Je vous demande pardon, Colette.

Sa voix n’avait plus le pathétique de tout à l’heure. Il semblait penaud. Cependant, il hasarda :

— Vous ne me haïssez pas trop ?

— Je ne vous hais pas.

— Mais vous ne m’aimez pas ?

Elle fit attendre sa réponse. Enfin, elle dit d’une voix grave :

— Je ne sais pas si je vous aimerai un jour, comme vous le souhaitez, mais n’ayez pas la maladresse d’éteindre la petite flamme de sympathie qui est en moi.

Puis, d’une voix qui essayait d’être ferme et même joyeuse, elle dit :

— Allons, François, au travail. Il s’agit de trouver comment M. de Boissy sortait de sa cachette tandis que les Bleus dormaient.

— Et si le système est détraqué ?

— Il a bien fonctionné pour nous enfermer.

— Peut-être, mais… avant de chercher, je crois qu’il faut réfléchir quel peut être ce système.

Ils restèrent un long moment sans parler. Colette s’était assise dans un coin, les coudes sur les genoux.

François continuait à aller et venir, tel un fauve tombé dans un piège.

— Vous ne pouvez pas vous arrêter de marcher ?

— Pour le temps qu’il nous reste à vivre, ne pouvons-nous pas agir à notre guise ?

— Vous avez raison, marchez.

Elle se leva et commença minutieusement à palper le mur, recherchant une aspérité particulière qui pourrait être la commande du secret permettant de faire lever le pan de mur obstruant la cheminée. N’en était-il pas toujours ainsi dans les romans et dans les films ? Cette exploration était fastidieuse, mais elle avait au moins l’avantage de lui occuper l’esprit.

Soudain, elle sentit un creux, comme une niche creusée dans la pierre. La niche n’était pas vide. Elle contenait…

François, voulez-vous allumer votre petite lampe ?

La voix de Colette tremblait d’émotion.

La lumière courut sur le mur et vint s’immobiliser sur la niche. Elle recélait un coffret couvert de moisissure.

Un instant, Colette oublia le tragique de leur situation.

— Le trésor !

Son cousin saisit la petite boîte recouverte de cuir et décorée de clous vert-de-grisés.

— Il faudrait l’ouvrir…

— Tout en disant ces mots, il souleva le couvercle dont la serrure rouillée se détacha.

— Regardez, fit-il à mi-voix.

— Des bijoux !

— Et des perles… Dommage que nous soyons enfermés, emmurés.

— Je l’oubliais.

Lesquent lui mit le coffret dans les mains et éteignit sa lampe.

Colette resta sans changer de place, serrant le coffret contre elle. Elle se disait intérieurement :

« Le trésor… Nous sommes riches… Je suis riche… »

Elle pensait à Chavanay, quand son cousin dit à haute voix :

— J’ai une idée.

Il s’était arrêté de marcher. Il ajouta :

— Je vais essayer quelque chose, mais je crains que le mur mobile ne vous blesse. Je voudrais que vous restiez sans bouger contre le mur du fond.

— Si vous le jugez utile, je vais y rester.

— Indispensable. Vous y êtes ? Ne bougez plus.

Le fracas retentit, mais elle n’eut pas peur parce qu’elle s’y attendait et aussi parce que le jour se fit. Il grandit sur le sol de pierre et déjà le visage de la jeune fille s’éclairait de joie, quand elle le vit décroître. Elle releva la tête. Il faisait nuit à nouveau.

Tout cela n’avait duré que deux secondes à peine.

— Que s’est-il passé ?… François ? François ? Vous êtes blessé ?

François ne répondait pas. Elle allongea les bras devant elle et toucha le mur. Ce mur, contre lequel Lesquent l’avait mise en garde, qui, en temps normal, faisait le fond de la cheminée et tout à l’heure s’était levé, venait de retomber.

— François.

La voix de Colette était moins assurée.

— François.

Elle avança à tâtons, reconnut que sa prison avait diminué de moitié et qu’elle y était seule.

Alors, pour la première fois, sa peur ne connut plus de borne. Elle était seule, emmurée dans cette prison de pierre. Seule…

Victorieux, Lesquent sortit de la cachette. La cheminée avait retrouvé son aspect primitif. Il fit un pas vers la table et s’y arrêta. Pris de curiosité, il revint vers la cheminée pour examiner le bas du mur qui en faisait le fond. Il n’y avait aucune trace qu’il fût mobile et qu’il puisse manœuvrer.

« Ils savaient travailler dans ce temps-là », fit-il entre ses dents.

Il vint vers la fenêtre regarder la vue magnifique du parc, que la Seine barrait de son ruban argenté.

« Rien ne presse. Plus notre chère amie moisira dans cet in pace, plus elle appréciera son « sauvetage » que je ferai tout à l’heure. »

Il eut un méchant sourire.

« Mon petit François, ta mise en scène a été parfaite. Rien n’y manquait, ni une autorité calme, ni les quelques allusions macabres propres à effrayer la demoiselle. Bien sûr, tu as failli tout gâcher par précipitation, mais cette excellente Colette a su, avec quel doigté, te faire savoir qu’elle était plus sensible aux beaux sentiments qu’au marchandage. Nous veillerons à la satisfaire. Maintenant que le trésor de Grandlieu est en sûreté, que le château va t’appartenir, tu vas disposer d’une belle base de départ vers la gloire et la fortune. »

Il s’étira voluptueusement, alluma une cigarette. Puis, ayant regardé sa montre, il décida de laisser Colette encore une demi-heure dans sa prison.

« Elle pourra caresser les bijoux et même compter les perles que j’ai laissées dans le coffret. Ah ! si elle était venue hier !… C’est là qu’elle aurait ouvert de grands yeux. Hier, quand j’ai réellement découvert la cachette… Hier, quand le coffret était plein. »

À ce souvenir, il ne put résister au plaisir d’aller revoir la partie la plus importante du trésor qu’il avait dissimulée. Il se dirigea vers le hall, monta l’escalier quatre à quatre et entra dans la chambre principale, appelée la chambre du roi, parce que Gontran de Grandlieu l’avait fait préparer dans l’espoir que Louis XV y passerait une nuit. La cour changea d’itinéraire et le roi n’y coucha jamais, mais elle conserva le nom donné prématurément.

Lesquent referma soigneusement la porte derrière lui. Il choisit l’une des clés de son trousseau pour ouvrir une sorte de commode Louis XVI qui, à la vérité, était un coffre-fort de conception récente, dissimulé dans un meuble ancien. Après avoir fait le chiffre et tourné les deux manettes, Lesquent ouvrit la porte blindée. Sur les deux rayons du coffre, en vrac, étaient posés deux tas de perles et de joyaux. L’homme resta devant eux comme fasciné, puis, avec précaution, referma le coffre et redescendit vers la bibliothèque. Une voix le fit sursauter. Elle disait :

— Excusez-moi de vous déranger. J’ai frappé, mais comme personne ne répondait, j’ai pris la liberté d’entrer.

Un homme se tenait debout dans le hall. Un homme grand et bien taillé, vêtu d’un costume de sport et que l’étrange châtelain reconnut pour le plus sérieux des acquéreurs éventuels du château.

— Monsieur Chavanay ! Quel bon vent ?

Lesquent souriait, mal à l’aise. Quelle fâcheuse idée Chavanay avait-il eue de venir aujourd’hui, alors que lui, Lesquent, avait une occupation si importante ! Mais, au fait, Chavanay devenait parfaitement inutile pour la réalisation de ses projets.

« Bien sûr, je ne peux pas lui dire tout de go que je n’ai plus besoin de lui. Personne ne doit se douter que je suis devenu riche subitement. Aujourd’hui, il me faut gagner du temps. Il est curieux de constater que nous passons une partie de notre vie à attendre la fortune et que le jour où elle à vous, on s’aperçoit que l’on n’est pas prêt à la recevoir… »

Tout en réfléchissant, Lesquent avait conduit son visiteur vers la bibliothèque. Il avait pris machinalement cette direction, et ce fut en s’effaçant pour laisser entrer Chavanay qu’il s’aperçut de son imprudence.

— Excusez-moi, dit-il avec un vif esprit de décision, j’aurais dû vous recevoir au salon. Si vous le permettez…

— C’est inutile, je vous en prie. Cette bibliothèque est, d’ailleurs, la pièce que je préfère dans ce château. Peut-être parce que ces reliures précieuses forment un ensemble séduisant…

À cet instant précis, les deux hommes virent le chapeau de Colette négligemment jeté sur un fauteuil.

« Colette ici ? » se demanda Chavanay avec stupéfaction.

Au diable le chapeau !… » pensait Lesquent.

Puis, aussitôt, il réfléchit que Chavanay ne pouvait connaître ce chapeau. Il se dirigea vers le fauteuil, retira le chapeau de la jeune fille et présenta le siège à son visiteur.

Quand les deux hommes furent assis, Lesquent demanda :

— Que me vaut votre visite, cher monsieur ?

— Eh bien ! je suis fort désireux de voir cette affaire aboutir. Me Lemasle m’avait laissé entendre que mes propositions étaient acceptées et qu’il écrivait aux deux copropriétaires, à vous et à votre parente. Il y a quelques jours, avant-hier exactement, j’ai téléphoné à Me Lemasle. Celui-ci m’a dit qu’il avait bien reçu votre accord de principe, mais qu’il n’avait encore rien de cette demoiselle… Larose, je crois. Je n’ai peut-être pas très bien compris son nom au téléphone. Je me suis donc décidé à venir vous voir. Je vous sais très désireux de vendre et vous m’aviez dit avoir une certaine influence sur votre parente. Je vous demande de faire le nécessaire auprès d’elle.

Lesquent prit un air ennuyé.

— Vous auriez dû m’écrire avant de venir. Je crains que vous ne vous soyez dérangé inutilement. J’ignorais que ma cousine n’eût pas répondu au notaire, mais, soyez sans crainte, je vais le lui rappeler et, au besoin, j’irai la voir. Avant une semaine, vous serez fixé…

Et pour marquer qu’il jugeait l’entretien terminé, il se leva de son fauteuil. Cependant, son interlocuteur insistait :

— Êtes-vous sûr que cette demoiselle ne fera pas de difficultés ?

— Absolument. Elle est dans un grand dénuement et n’a qu’un désir : vendre. Les quatre sous qu’elle retirera de cette opération équivaudront pour elle à une fortune… Vous pensez bien qu’elle ne s’opposera pas à la vente.

— Comment s’appelle-t-elle ?

Lesquent marqua une hésitation qui n’échappa pas à Chavanay, puis, comme une provocation au destin, il lança :

Mlle Semnoz.

Il lut l’étonnement sur le visage de Chavanay.

— Elle habite Paris ?

L’industriel mit trop d’intérêt dans le ton de sa question. Cette fois, Lesquent marqua un recul.

— Non, elle habite Pont-Audemer.

— Mais le plus simple est que j’aille la voir.

— Vous ne la trouverez pas, elle est en montagne actuellement. Oui, dans une maison de repos dans les Alpes. C’est sans doute pourquoi sa réponse n’est pas parvenue au notaire, mais ne craignez rien, je vais m’en occuper.

Chavanay se leva. Il devait être satisfait des réponses de son hôte.

— Parfait, je vais donc attendre.

Soudain, ses yeux se portèrent sur la cheminée.

— La plaque du foyer est descellée, fit-il.

— Oui, je vais la faire remettre.

— Elle est très belle, cette cheminée…

Chavanay l’examinait attentivement, puis il haussa les épaules sans que Lesquent pût deviner pourquoi, et il se dirigea vers la porte.

— Écrivez à cette demoiselle, si vous avez son adresse actuelle. La belle saison approche et, avant de venir ici avec des amis, je voudrais faire quelques travaux.

Il tendit une main négligente à Lesquent et descendit le perron jusqu’à son auto.

Lesquent le regarda partir. Quand l’auto eut disparu, il revint vers la bibliothèque. Il avait eu chaud. Soigneusement, il ferma la porte à clé et se dirigea vers la cheminée.

« Curieux type ! se disait Chavanay en pensant à Lesquent. Et étrange coïncidence !… »

Il freina en arrivant à la grille et, avant de s’engager sur la route, réfléchit un instant.

Enfin, sa décision prise, il démarra brutalement.

XVI

Pour la troisième fois, Lesquent pressa sur la feuille d’acanthe de pierre qui servait à déclencher le mécanisme de la cheminée, mais, cette fois encore, le mur du fond ne bougea pas.

Il s’essuya le front et pensa avec angoisse :

« Si le mur n’allait pas se lever ? Si le mécanisme était brisé ? »

Avec soin, s’appliquant à presser bien horizontalement, mais cependant sans forcer, il essaya encore. Ce fut en vain.

« Ne nous affolons pas. Que peut-il arriver ? Que je ne parvienne pas à faire lever le mur et qu’elle reste prisonnière pour l’éternité… serait-ce ma faute ? L’ai-je obligée à entrer dans la cheminée ? L’ennui serait que la police s’inquiétât de sa disparition. Bien sûr, ils ne retrouveraient rien, mais ils me questionneraient… »

Lesquent s’avança dans la cheminée et cogna sur le mur du fond, puis attendit.

Il crut entendre un coup sourd et recommença à frapper. Il mit alors son oreille contre le mur et entendit plus distinctement les heurts. Pour faire comprendre à Colette qu’il l’avait entendue, il redonna quelques coups.

« Voilà qui va l’encourager… »

Puis il réfléchit et, après de nouveaux essais infructueux, décida d’employer les grands moyens percer le mur mobile. Il sortit du château pour aller chercher des outils : pic, marteau, pioche, qui lui permettraient d’entailler la pierre et de desceller quelques moellons.

Il trouva une pioche rouillée dans un bâtiment à demi ruiné et prit dans la trousse de son auto un marteau et un burin. Il allait attaquer la pierre au burin, quand l’idée lui vint qu’il pourrait être, à son tour, pris au piège. En descellant des pierres, n’allait-il pas rompre l’équilibre entre les deux murs mobiles ? Sans doute, le mur allégé se lèverait-il, ce qui ferait tomber celui de devant, et lui, Lesquent, se trouverait également enfermé sans pouvoir espérer que quiconque vienne à son secours.

Le moyen d’éviter cet accident était d’étayer sous le premier mur. Deux rondins de bois feraient l’affaire. Il pensa en trouver dans le bûcher et, laissant ses outils à pied d’œuvre, il sortit à nouveau du château.

Lesquent n’eut aucune peine à découvrir ce qu’il cherchait. Deux rondins, d’environ deux mètres de haut et de dix centimètres de diamètre, lui semblèrent suffisants. Il les chargea sur son épaule et montait l’escalier du perron quand il entendit le crissement des pneus d’une auto sur le gravier de l’allée. Il se retourna et reconnut avec ennui la voiture de Chavanay.

« J’ai bien envie de lui dire, à celui-là, que le château n’est plus à vendre. »

À la vérité, Chavanay ne pensait absolument pas au château en cet instant.

Il sortit de sa voiture avec assez de nervosité pour montrer que son humeur n’était plus à la plaisanterie.

— Je voudrais voir Mlle Semnoz, fit-il en entrant dans le hall.

Lesquent, qui venait de déposer son étai près de la porte de la bibliothèque, entrevit en un instant mille menaces. Mais il n’était pas homme à se démonter pour si peu. Il jugea qu’il devait continuer à jouer le jeu de tout à l’heure.

— Je vous ai dit qu’elle était en montagne, ou, plus exactement, c’est ce qu’elle m’a écrit il y a quelques jours.

— Monsieur Lesquent, je veux ignorer quels motifs vous ont incité à me raconter des histoires. Sachez que je viens de chez Me Lemasle. Il n’a fait aucune difficulté pour me donner l’adresse de Mile Semnoz. Elle habite rue du Mont-Cenis, à Paris.

Lesquent écartait déjà les bras et, prenant un visage conciliant, s’apprêtait à dire :

— Eh bien ! puisque vous connaissez son adresse, allez la voir.

Chavanay ne lui en laissa pas le temps.

— Je vous arrête, mon cher, mais je sais également que Mlle Semnoz est ici. Je vous prie donc de me conduire près d’elle… ou de l’appeler.

Ce mot, à lui seul, rassura Lesquent. Il démontrait que Chavanay ne soupçonnait pas que Colette pût être prisonnière. Cependant, l’actuel maître de Grandlieu était inquiet de cette insistance que le Parisien mettait à vouloir rencontrer sa cousine.

Il hasarda :

— Je vous prie de m’excuser, monsieur. Colette, en effet, était ici quand vous êtes venu tout à l’heure. Si je vous ai dit qu’elle n’y était pas, si je vous ai donné une fausse adresse, ce ne fut que pour suivre ses ordres formels… Mlle Semnoz ne veut absolument pas être importunée par la vente du château.

— Vous lui avez fait part de ma visite ?

— Oui, fit Lesquent d’un ton évasif.

— Et que vous a-t-elle dit ?

Lesquent haussa les épaules.

— Pour vous avouer le fond de ma pensée, je suis très ennuyé, car ma cousine ne semble plus désireuse de vendre Grandlieu.

— Que m’importe Grandlieu ! N’a-t-elle pas manifesté le désir de me voir ?

Le visage de Lesquent trahit son étonnement.

— Ne vous a-t-elle pas dit que nous nous connaissions ?

— Je l’ignorais, fit Lesquent avec franchise.

— Veuillez la prier de venir.

— Je vous ai dit tout à l’heure qu’elle était repartie. Juste après votre départ. Vous auriez pu la rencontrer à Pont-Audemer, un fermier voisin l’y a emmenée.

— Monsieur Lesquent, vous mentez mal. Je sais que Me Semnoz est encore ici.

— Je vous assure…

— … Et je veux la voir.

Avec un certain goût du risque qui, parfois, perçait sa prudence coutumière, Lesquent lança :

— Si vous en êtes si sûr, cherchez-la…

Du geste, il indiquait l’escalier et, au-delà du hall, le salon. Mais Chavanay marcha vers lui et, le bousculant presque, entra dans la bibliothèque.

— Elle est repartie nu-tête, fit-il en saisissant le chapeau de Colette. Très étonnant de sa part en cette saison et pour un tel voyage.

Il fit le tour de la pièce, s’assit dans ce fauteuil que, lors de leur premier entretien, Lesquent lui avait offert.

— Votre château, je m’en moque maintenant. Seulement, je n’aime pas être berné… Veuillez donc aller chercher votre cousine, je n’ai que fort peu de choses à lui dire, mais je tiens absolument à ce qu’elles soient dites.

Lesquent, qui était mal à l’aise, réfléchit avec intensité.

— Venez avec moi au salon, dit-il enfin.

Sans dire un mot, Chavanay le suivit. Quand ils y furent entrés, Lesquent le pria d’attendre et, sans rien dire d’autre, se dirigea vers l’escalier.

Il monta rapidement à l’étage et, là, se penchant sur la rampe, observa si Chavanay sortait du salon. Celui-ci n’ayant pas bougé, Lesquent s’éloigna dans un couloir et appela plusieurs fois Colette. Entre temps, il revenait à son poste d’observation. Tout en jouant cette comédie, il se demandait quel pouvait être le degré de relations entre Chavanay et Colette.

Enfin, il redescendit et, d’un air navré, dit :

— Excusez-moi, je ne la trouve pas, mais je crois savoir qu’elle ne tient pas du tout à vous rencontrer.

— Peut-être…

— Si vous ne me croyez pas, cherchez vous-même.

La colère, qui animait Chavanay lors de son arrivée, était tombée. Il se leva, fit quelques pas en direction de la porte, puis s’arrêta.

— Vous me disiez donc que le château n’est plus à vendre ?

— Je ne peux pas vous dire exactement, car je suis toujours désireux de le vendre, c’est ma cousine qui n’y est plus décidée.

— Tout ceci est bien étrange, fit Chavanay.

Avec gêne, Lesquent dut subir le regard pénétrant de son interlocuteur.

Chavanay hocha la tête en guise de salut et il s’en alla. Lesquent s’assura qu’il ne faisait pas de fausse sortie et, après avoir tiré les verrous

de la porte d’entrée, retourna vers la cheminée.

XVII

Sous l’empire de la colère, Chavanay mit moins de deux heures pour rentrer à Paris. La duplicité de Colette dépassait son imagination. Ainsi, depuis qu’ils s’étaient rencontrés à l’auberge de Vieux-Port, depuis qu’ils avaient parlé de Grandlieu, Colette lui mentait. Quand, naïvement, elle lui demandait si l’on visitait ce château qu’elle prétendait n’avoir aperçu que de la route, elle mentait. Tout en elle n’était donc que mensonge. Mensonge sa réserve, minauderie sa feinte pudeur. Chacune de ses actions n’était que calcul. En se faisant conduire avenue Victor-Hugo, elle avait voulu cacher sa véritable adresse pour éviter qu’il l’identifiât, mais aussi pour cacher la modestie de sa situation. (Ce dernier point était, d’ailleurs, en partie exact.) Et quand il venait pour la confondre, elle le fuyait lâchement, honteusement.

Chavanay avait beaucoup plus de difficulté à définir les liens qui pouvaient unir Colette à Lesquent. Pour lui, Lesquent était un coquin et certainement Colette était sa commère, par lucre, bien qu’il ne fût pas impossible qu’un autre sentiment les unissent.

« Je serais fort étonné de la voir lundi soir au rendez-vous, mais cependant j’irai, ne serait-ce que pour lui dire son fait. »

Et, se contredisant immédiatement, il rageait.

« Au diable, cette fille ! J’ignore quel était son but et jusqu’où aurait pu aller notre idylle, mais je peux me féliciter de l’avoir échappé belle. Oublions le passé. »

Il devait s’apercevoir, durant les jours qui suivirent, qu’il était beaucoup plus difficile d’oublier Colette qu’il ne l’avait décidé dans un moment de colère.

Ayant posé ses étais sous le mur mobile, Lesquent commença, au burin, à desceller une pierre du mur qui emprisonnait Colette. C’était de la bonne pierre de Caen, assez dure, mais se laissant attaquer facilement. Lesquent, qui savait que l’effort à fournir serait long, travaillait sans hâte, mais sans paresser. Il pensait que la première pierre serait la plus difficile à enlever. Mais une surprise devait lui être réservée, quand il découvrit que des tiges de fer passaient au travers des pierres, les reliant dans les deux sens. Il lui faudrait, non seulement briser chaque moellon, mais ensuite scier ces tiges à demi rouillées.

De temps en temps, il s’arrêtait de travailler pour écouter les coups que sa cousine donnait pour lui faire comprendre qu’elle était là bien vivante et qu’elle espérait en lui.

Enfin, au bout d’une heure et demie de travail, il put voir le visage angoissé de la jeune fille.

— François… je n’oublierai jamais… Vous ne pouvez imaginer toutes les pensées que j’ai eues pendant que j’étais seule dans l’obscurité. Des sanglots la secouaient et le coquin, fort ému, se sentit soudain une âme de chevalier délivrant une princesse captive.

— Ce sera long encore. Ne craignez rien, je suis là. Je vais vous demander de vous écarter encore de l’orifice, car des éclats de pierre pourraient vous blesser.

— N’y a-t-il pas de danger que nous nous trouvions enfermés tous les deux ?

— Aucun. J’ai étayé le premier mur, il ne peut plus descendre.

Avec une vigueur que venait renforcer la présence plus proche, plus visible de Colette, Lesquent se remit au travail.

Ce ne fut qu’à trois heures du matin qu’il eut ouvert un trou suffisant au passage de la jeune fille. Encore lui fallut-il scier les tiges de fer qui formaient comme une grille au milieu du panneau de pierre. Ce travail lui demanda plus d’une heure.

Enfin, le moment vint où Colette put se glisser par l’orifice. Elle avait déjà passé les bras et la tête, quand Lesquent lui dit en riant :

— Et le trésor ?

— Oh ! je n’y pensais plus !

Elle disparut un instant, avant de tendre le coffret à Lesquent.

— Maintenant que j’ai le magot, je fais tomber l’étai et je vous enferme avec le premier mur, dit-il en riant.

— Vous ne réussirez pas à me faire peur.

Il posa le coffret sur la table et il l’aida à sortir du tombeau, comme ils devaient appeler plus tard la cachette en évoquant cette pathétique aventure.

— Vous êtes un chic garçon, François.

Elle avait posé ses mains sur les épaules de son cousin et, les yeux mouillés de larmes, le fixait dans les yeux. Il paraissait très troublé par l’émotion de la jeune fille.

— Chic… Non. Je n’ai fait que ce que je devais faire.

— Je vous en remercie, François.

Très simplement, elle lui déposa un baiser sur chaque joue, mais quand il voulut la prendre par la taille et chercha à lui ravir un baiser, elle se déroba.

— François, ne gâchez pas un beau moment.

Elle vit une lueur inquiétante dans ses yeux, une lueur qui s’éteignit aussitôt. Et déjà, penaud, il disait :

— C’est vrai, vous êtes une fille pas comme les autres.

— Pas comme les autres ! Comme beaucoup d’autres. Ne vous y trompez pas. Comme toutes les vraies jeunes filles.

Il s’éloigna d’elle, gêné de sa maladresse. Après un silence assez long, brusquement, il se retourna et lui lança :

Vous connaissez le nommé Chavanay, vous ?

Une rougeur monta aux joues de la jeune fille.

— Oui.

— Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ? Vous saviez qu’il voulait acheter Grandlieu ?

— Évidemment, mais il ignorait que j’avais une part sur ce château.

— Eh bien ! ma petite, il ne l’ignore plus.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu’il est venu pendant que vous étiez au coin… dans le cabinet noir.

— Et vous le lui avez dit…

— Calmez-vous… Il est venu parce qu’il s’étonnait de ne pas avoir notre promesse de vente. Il croyait que c’était vous qui ne vouliez pas vendre. J’ai voulu l’en dissuader, mais il ne m’a pas cru et il m’a demandé votre nom et votre adresse. J’ignorais que vous vous connaissiez et qu’il y avait des cachotteries entre vous et lui.

— Vous lui avez dit ce qu’il venait de m’arriver ?

— Quoi, la cheminée ? Je ne lui en ai pas parlé, dès le début. Je n’avais pas à mettre un étranger dans cette histoire de trésor.

Il aurait pu vous aider à me délivrer.

— C’est ce que j’ai pensé, quand j’ai su que vous étiez des connaissances. Sans lui parler du trésor, je lui ai dit que vous aviez été prise dans une sorte d’oubliette et que je n’arrivais pas à vous en sortir. Alors, il a ri.

— Il a ri ?

Il n’a pas ri exactement, mais il semblait satisfait et il a dit que c’était bien fait pour vous… Il y a longtemps que vous vous connaissez ?

Colette, qui fixait le sol, fit non de la tête. Elle sentait sa gorge se serrer.

— Vous l’aimez ? fit Lesquent.

Avec effort, elle répondit :

— Non.

— Et lui ? Parce qu’il semblait furieux…

— Non… Relation… occasionnelle.

— Le mot est joli.

Colette essuya une larme d’un revers de main.

— Il savait que j’étais en danger ?

— Je lui ai dit : « Ma cousine examinait la cheminée. Elle était intriguée par son double tuyau et, tout à coup, un mur est tombé, l’enfermant au fond… »

— Et il a refusé de vous aider ?

— Il m’a dit : « C’est bien fait. Puisqu’elle est si bien en son secret château, qu’elle y reste, au secret… » Et il a ajouté : « Vous êtes assez grand garçon pour la sauver. »

Colette resta un long moment immobile, les poings crispés, le regard fixe. Une larme coula le long de sa joue. Enfin, elle dit :

— Je suis lasse, François, je n’ai pas le courage d’aller jusqu’à l’auberge.

— À tout hasard, je vous avais fait préparer une chambre à l’étage.

Il la conduisit jusqu’à la porte et, lui ayant souhaité une bonne nuit, se retira.

« C’est impossible ! Impossible ! » répétait-elle.

Colette chancelait de fatigue, d’épuisement, de désespoir.

Elle ouvrit le lit d’un geste machinal et, tout habillée, s’allongea. Elle fit encore le geste d’éteindre la lumière et elle s’endormit instantanément.

À midi, après une soigneuse toilette, rasé de près, Lesquent se hasarda jusqu’à la porte de la chambre de Colette. Il frappa discrètement et, n’entendant aucun bruit, redescendit dans la bibliothèque.

À deux heures, il tenta une nouvelle démarche. Colette ne répondant pas, il entrouvrit la porte et passa la tête. Elle dormait toujours.

Elle ne devait descendre qu’à cinq heures et, malgré douze heures de sommeil, son visage, si frais à l’accoutumée, portait les marques de ses angoisses de la veille et de sa tristesse présente.

Lesquent, qui ne l’avait pas attendue pour déjeuner, lui servit un repas auquel elle ne fit que peu honneur. Il ne parut d’ailleurs pas s’en apercevoir. Il avait étalé le trésor sur la table.

— Nous allons faire le partage. Pas besoin de notaire pour cela, nous saurons bien nous arranger entre nous, inutile de faire des frais. Choisissez ce que vous voulez.

— Je ne sais pas, François, je ne voudrais pas vous voler. Nous ignorons le prix de ces joyaux. Et, je vous l’ai dit hier, je n’ai aucun droit sur ces biens. Je n’ai jamais connu Anthime…

— Légalement, vous y avez droit, Anthime était votre cousin au même degré qu’à moi. Chacun notre droit. Ce trésor, voyez-vous, va nous permettre de ne pas vendre Grandlieu et même d’y faire quelques réparations urgentes et nous serons encore riches. Choisissez.

— Je ne sais pas, je vous assure.

— Je pense qu’une jeune fille doit être sensible aux bijoux. Voulez-vous ces trois bagues, ce bracelet, ce collier et ces broches ? Elles sont enrichies de pierres précieuses, de diamants, il me semble qu’elles valent bien la collection de perles.

— Peut-être, François…

— Préférez-vous que nous les fassions estimer ?

— Comme vous voulez.

— Eh bien ! vous allez prendre les bijoux et moi les perles. À Paris, je les ferai estimer pour voir si vous n’êtes pas lésée.

— Je veux bien.

Lesquent regarda sa cousine avec étonnement.

Il ne retrouvait plus la jeune fille si vive et si volontaire qu’il connaissait.

— Vous ne semblez pas heureuse de ce partage. Préférez-vous les perles ?

— Mais non, François, je vous assure…

— Vous paraissiez plus enthousiasmée de votre trouvaille, hier soir, dans la cachette, bien que nous fussions emmurés et que l’avenir, pour nous, ne tînt qu’au miracle.

— Oui, il faut me pardonner, j’étais alors dans le feu de l’action ; maintenant, mes nerfs ont cédé.

Lesquent lui saisit les mains et la regarda dans les yeux.

— Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas… j’ai de la peine !

Elle avait les yeux clos et ne put voir le sourire sarcastique de Lesquent.

— Je sais ce que c’est que souffrir, Colette, et je comprends votre peine… Non, ne vous méprenez pas. Je vous aime, je vous l’ai dit hier et, pour la dernière fois, je vous le dis encore, mais je ne vous importunerai plus avec ça. C’est à une autre souffrance que je pensais. Colette releva la tête, et, comme elle semblait prendre quelque intérêt à ce que son cousin venait de dire, celui-ci, après quelques réticences, se hasarda à murmurer :

— Vous savez peu de chose de moi. C’est à mon passé que je faisais allusion tout à l’heure. Mais je vous ennuie, n’est-ce pas ?

— Non, François. En effet, j’ignore presque tout de vous. Vous vouliez me parler de votre jeunesse ?

— Peut-être ai-je tort, peut-être me mépriserez-vous quand vous saurez. Cependant, vous êtes bonne et vous êtes orpheline, je peux espérer que vous me comprendrez. Vous rendez-vous compte de ce que peut être la vie d’un enfant qui n’a connu ni son père, ni sa mère ? D’un enfant pauvre, élevé par des pauvres, à qui il imposait une lourde charge, même pour être mal nourri et à peine vêtu. Une enfance en haillons, dans la zone lépreuse de Paris, avec pour maison une cabane construite avec de vieux bidons d’essence. Douze dans un réduit grand comme le quart de cette chambre, avec pour l’éclairer le jour une fenêtre basse sans carreau. L’hiver, on y mettait du papier. Voilà pour mon enfance ; je n’en suis pas mort, vous voyez.

Il se tapait sur la poitrine des deux mains, fier de sa force.

— J’ai grandi dans cette cabane jusqu’au jour où les vieux qui m’avaient recueilli sont morts. Elle, d’usure, lui, d’avoir trop bu…

« J’avais douze ans.

« Je partis avec l’un des fils dont le métier était de rempailler les chaises. Ai-je besoin de vous dire qu’il était de beaucoup mon aîné ? Peut-être avait-il vingt-cinq ans à cette époque. Il avait appris ce métier en prison. Ne me regardez pas avec ce visage effrayé, sachez tout de suite que je n’ai jamais été condamné. Oui, pour une petite fille comme vous, ce mouvement de recul, quand on parle de prison, est naturel. Seulement, moi, je n’ai pas eu une jeunesse heureuse, dorloté par un père, comme vous.

« Jo, le vannier, Lulu, le copain que j’ai eu après, et d’autres, tous ont eu affaire avec la justice. Alors, j’estime que je peux être fier.

Il eut un geste de lassitude.

— Mais assez parlé de ces malheureux. Je pense vous en avoir dit suffisamment pour que vous compreniez ce que votre présence dans ce château peut avoir de merveilleux pour moi. Un château ! Vous imaginez ce que ça peut être pour un petit garçon qui vivait dans une cabane construite avec de vieux bidons ?

« Et parler à une jeune fille comme vous, penser que vous êtes ma cousine…

Colette était profondément bouleversée par la révélation de François.

— Mais Anthime, qui était si riche ?

— Anthime, bien sûr, mais il était fâché avec mes parents. Je suppose qu’il n’avait pas admis le mariage malheureux de ma mère : Il ignora longtemps leur mort. Ce ne fut que plus tard, quand je travaillais en Afrique dans une exploitation forestière, que je connus son existence, je lui écrivis.

— Vous êtes heureux maintenant, puisque nous ne vendons plus le château.

— Ne parlez pas du bonheur, Colette. Vous savez comme moi, maintenant, qu’il n’est qu’un mirage fuyant, insaisissable.

Colette regarda François avec compassion.

— Mon pauvre François, comme vous avez souffert pour désespérer du bonheur !

— Vous y croyez encore, vous ? Vous espérez encore que Ch…

— Chut ! Une très vieille femme, que j’aimais beaucoup, m’a dit un jour : « Notre bonheur n’existe que dans le bonheur des autres. » Je crois qu’elle avait raison.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce n’est qu’un mot en l’air, n’y attachez pas d’importance.

Colette regarda sa montre et, retrouvant sa vivacité coutumière, dit :

— Mais il faut que je parte… Je travaille demain matin.

— Vous n’aurez plus de train à cette heure. Si vous le voulez, nous partirons très tôt demain matin et je vous ramènerai à Paris en auto.

— Non, François, il faut que je sois absolument au bureau à neuf heures.

— Eh bien ! partons tout de suite.

— Vous n’y pensez pas ?

— Je parle sérieusement. Nous fermons le château, nous mettons le trésor dans la voiture, et en route pour la capitale. Maintenant que je suis riche, j’ai hâte d’y dépenser ma fortune.

L’entrain soudain de son cousin divertit Colette et, malgré cette blessure qu’elle portait au cœur, elle retrouva sa joie primesautière.

En moins d’une demi-heure, tout fut prêt.

Il n’était pas minuit quand Lesquent déposa sa cousine rue du Mont-Cenis.

— À demain !

— Si vous le voulez, répondit-elle.

Enfin, elle pouvait être seule avec sa peine.

XVIII

« J’ai eu tort de ne pas le lui dire plus tôt. Chaque fois que j’ai remis à plus tard l’aveu que ce château était ma propriété et que je fus le témoin de sa première rencontre avec François, chaque fois je m’enlisais un peu plus. Il était inévitable qu’il le sût un jour.

« Je comprends sa colère. Mais qu’il ait refusé à François de l’aider à me délivrer !… Comment le croire ? M’eût-il laissée me noyer devant ses yeux ? M’eût-il laissée périr dans les flammes ? Était-il moins atroce de mourir emmurée en proie à la faim, à la soif, peut-être à l’asphyxie ? »

Dix fois, elle revit par la pensée sa première rencontre avec Chavanay : le déjeuner de Deauville et le lent cheminement de l’amour entre les craintes et le désir, la pudeur et la passion.

Vingt fois, elle fit le bilan de cette idylle fanée à laquelle ses larmes ne pouvaient rien, mais eût-elle réussi à lui faire connaître l’innocence de son « crime » qu’elle eût gardé au cœur l’amertume de son refus d’aider Lesquent à la sauver. La blessure de Colette était moins due à la colère de Chavanay, qu’elle comprenait et excusait et dont elle était prête porter le poids… moins dans son geste même que dans ses mots atroces : « Qu’elle y reste, au secret. »

L’aube était proche quand, enfin, épuisée, Colette trouva le sommeil.

Elle se réveilla tard et n’eut que le temps de se tremper le visage dans l’eau pour se rafraîchir.

— Tu en as une mine ! lui dit la plus intime de ses collègues.

Fourcaud, lui-même, fit une allusion à la pâleur de son teint. Elle accumula les maladresses dans son travail au cours de ce mortel lundi.

Six heures arrivèrent enfin et, malgré elle, Colette se dirigea vers le lieu du rendez-vous avec Chavanay.

« Pour voir s’il viendrait », pensait-elle.

À sept heures, il n’était pas encore arrivé ! Alors, Colette ne douta plus que tout fût irrémédiablement brisé… Brisé, comme elle-même se sentait ! Elle pensa alors à Lina. Non pour se confier, mais pour voir un visage ami. Elle se rendit chez Lina. La jeune fille s’étonna de sa mine.

— Comme tu sembles fatiguée ?

— Le voyage m’a épuisée.

Deux fois, Colette fut sur le point de tout raconter. Par une sorte de pudeur, elle se retint de parler. D’ailleurs, elle n’avait pas révélé à Lina le véritable but de son voyage en Normandie et ne se sentait pas en état de faire face aux reproches de son amie.

Il n’était question, entre elles, que du règlement de la succession d’Anthime et de la vente du château. Colette se contenta de dire que l’affaire traînait.

— Chavanay n’est plus décidé. D’ailleurs, je me suis brouillée avec lui et, de toute façon, il vaut mieux attendre pour vendre le château.

Au moment de partir, Lina, comme à l’accoutumée, lui demanda quand elles se reverraient.

— Je t’enverrai un mot, car j’ai beaucoup à faire cette semaine.

Lina regarda partir son amie avec inquiétude et songea : « Toi, ma petite Colette, tu me caches quelque chose… Qu’a-t-il bien pu se passer ? Rupture avec Chavanay, beaucoup d’occupations cette semaine. Je serais assez tentée de croire que tu es devenue amoureuse de ton cousin et, qu’après l’avoir tellement noirci à mes yeux, tu n’oses pas me l’avouer… Cependant, il y a trop de tristesse dans ton regard, trop d’amertume à tes lèvres. »

Lina se promit d’être vigilante et surtout de confesser son amie sur sa rupture avec Chavanay.

Ce ne fut qu’en arrivant chez elle que Colette se souvint qu’elle avait accepté que François vienne la voir ce soir-là.

« Pauvre François, ni hier soir ni aujourd’hui, je n’ai pensé à lui. »

Il l’attendait sur le palier et elle fut étonnée de ses premiers mots, après lui avoir dit bonjour :

— Et Chavanay, pas de réaction ?

Colette releva la tête vers son cousin. Je ne l’ai pas vu. Quelle réaction voulez-vous qu’il ait ?

— Il était très monté contre vous avant-hier. Votre duplicité au sujet du château… Je craignais qu’il ne vienne vous faire une scène.

Colette tourna la tête pour essuyer une larme et ouvrit la porte de son petit logis.

Lesquent avait apporté de la charcuterie et des fruits. Il était fort joyeux, plaisantait, racontait sa journée passée à jouir de tous les plaisirs que pouvait offrir Paris.

— J’ai vendu une perle deux cent mille francs et encore le bijoutier a profité de la situation. Ces gens-là sont malins.

Il sautait d’un sujet à l’autre.

— Je vais faire réparer le toit de Grandlieu, puis j’y installerai le chauffage central, je n’ai pas envie de geler l’hiver prochain.

Il faisait maints projets. Un peu plus tard, il demanda :

— Eh bien ! Colette, quand accepterez-vous de devenir châtelaine ? La place est toujours libre, mais il y a tant de jolies femmes à Paris qu’elle ne saurait rester vacante bien longtemps.

Colette ne répondit pas et François se garda d’insister. Il se contenta, plusieurs fois au cours de la soirée, de lancer un mot pour rappeler à sa cousine qu’il maintenait sa demande en mariage.

Lesquent resta deux semaines à Paris. Il ne laissa jamais passer plus de trois jours sans faire une visite à sa cousine.

— Ce soir, je vous emmène diner, puis nous irons au théâtre.

Avec un plaisir enfantin, il lui disait ses dépenses extravagantes.

— Vous voyez cette chemise, je l’ai payée cinq mille francs.

Il s’était vêtu de pied en cap chez les meilleurs faiseurs et parlait de changer sa voiture pour une autre plus somptueuse.

— En donnant cent mille francs de soulte, j’aurai une voiture neuve, mais je me demande si je ne vais pas plutôt acheter une voiture américaine en transit touristique. Pour cinq perles, j’en verrais la farce.

Il avait pris l’habitude de compter en perles.

— Combien de perles peut coûter un étage aux Champs-Élysées ?

Colette lui répondait rarement. Elle le faisait seulement lorsqu’elle était obligée, car les extravagances de son cousin la déroutaient de plus en plus. Jamais elle ne lui posait de questions ; cependant, elle était souvent intriguée par certaines allusions et particulièrement par son projet d’installation de bureaux aux Champs-Élysées. Quel rapport pouvait-il y avoir entre Grandlieu et ses pommiers et des bureaux aux Champs-Elysées assez vastes pour occuper tout un étage ? Peut-être n’était-ce là qu’un bluff de la part de son cousin, ou une sorte d’enivrement à s’écouter parler et à bâtir des châteaux en Espagne !

Lesquent ne la voyait pas une seule fois sans lui rappeler, d’une façon ou d’une autre, ses propositions de mariage. Furtivement, par allusion, il lui disait par exemple :

— La vue est jolie de chez vous, mais, tout compte fait, à votre place, je la troquerais bien pour celle qui se découpe entre les arbres de Grandlieu.

Maintenant, il adoptait une autre attitude. Il parlait au futur et, avec autorité, glissait dans la conversation :

— Quand vous serez châtelaine de Grandlieu…

— Vous ne préféreriez pas que nous fassions l’Espagne au lieu du classique Venise, quand nous partirons en voyage de noces ?

Colette le laissait dire sans relever un seul mot. Elle se sentait prise entre la reconnaissance qu’elle lui devait et une sorte de lassitude pour sa fatuité grossière.

Une fois, cependant, elle réagit avec vigueur. Ce fut la seule fois où il tenta de la tutoyer.

— J’ai l’intention de repartir jeudi pour Grandlieu, je ne t’emmène pas ?

Instantanément, Colette avait senti le sang affluer aux joues.

— Ne forcez pas votre talent, François, il y a une limite que je ne saurais tolérer que vous dépassiez.

Le jeune homme avait dû se rendre compte qu’il atteignait le point de rupture et s’était gardé de pousser plus loin. Hormis cette tentative, il ne s’était jamais permis aucune incongruité.

Pas d’intimité entre eux. En arrivant, il tendait la main à la jeune fille. C’était tout. Ils semblaient veiller l’un et l’autre à éviter même le moindre frôlement.

Enfin, un soir en la quittant, il dit :

— Vous ne me verrez pas avant une dizaine de jours. Je rentre dans « nos » terres.

Colette s’étonna du vide qu’elle ressentit les premiers jours d’absence de Lesquent.

Certes, elle n’éprouvait aucune tristesse, mais elle ne se sentait pas soulagée pour autant.

En quinze jours, elle n’avait vu Lina que deux fois. Comme Chavanay s’estompait dans le passé, elle était seule maintenant, ses soirées lui semblaient vides. Elle ne craignait plus l’arrivée inopinée de son encombrant cousin et n’avait plus cette tension pour rester sur ses gardes durant sa présence chez elle.

Lina manquait à Colette, mais une autre absence lui pesait plus encore : celle de Chavanay. La promenade à Deauville, le temps où il la poursuivait de son assiduité, où il l’attendait rue Tronchet, lui semblait, avec le recul, une merveilleuse époque aussi vite perdue qu’entrevue. Elle apercevait toute la différence entre le restaurant de Deauville et ceux, peut-être plus coûteux, où Lesquent l’avait menée de force, l’écart entre la richesse discrète et solide, et le clinquant d’un luxe tapageur.

Avec quelle réserve, Chavanay laissait-il entrevoir, sans aucune ostentation, l’étendue de ses moyens, mais avec quelle enfantine satisfaction, Lesquent annonçait à l’avance les dépenses qu’il envisageait ! Par exemple, en dernier lieu, le nombre de perles que lui coûterait l’aménagement d’une piscine en plein air à Grandlieu.

Les comparaisons étaient inépuisables entre les deux hommes. Colette s’en faisait un jeu cruel pour elle-même, puisqu’il était le prétexte à raviver une plaie, semblait-il, inguérissable.

Il y avait quatre jours que Lesquent avait quitté Paris quand, à la sortie de son bureau, Colette eut la surprise de trouver Lina.

La jeune fille sortait habituellement une demi-heure après Colette Elle avait donc obtenu une facilité pour être là à cette heure inhabituelle. D’emblée, Colette s’inquiéta du motif qui avait pressé sa camarade à venir l’attendre.

— Je suis passée trois fois chez toi sans te trouver, je n’avais donc qu’un moyen, venir te chercher ici.

Elle regardait Colette avec de grands yeux tristes et étonnés, comme si elle eût pu lire les tourments sur le visage de son amie.

Les deux amies partirent, bras dessus bras dessous, entraînées dans la foule qui, dès dix-huit heures trente, jaillit de chaque magasin, bureau ou atelier.

Elles parlèrent d’abord de ces mille petits riens qui agrémentent les pensées quotidiennes de toute femme. Les jupes seront-elles plus ou moins longues cet été, le vert sera-t-il une teinte à la mode, et la coiffure se rapprocherait-elle de celle de nos grand-mères ou de celle de nos trisaïeules ? De toute façon, Lina n’aurait pas les moyens d’acheter une autre robe cette année. Même si le vert s’imposait, Colette se ferait un petit ensemble jaune parce que le vert allait mal à son teint.

Aucune des deux jeunes filles n’attachait d’importance à cette escarmouche avec la mode, car l’une et l’autre savaient que, tout à l’heure, elles en viendraient à une conversation plus grave. Après quelques allusions aux vacances, Lina dit incidemment, ce qui prouvait beaucoup de préméditation :

— Tu es toujours très prise ?

— Non… C’est-à-dire oui, j’ai beaucoup à faire chez moi.

— Tu emportes du travail de ton bureau ?

— Oh ! non, voyons.

Elles remontaient le boulevard Malesherbes et Lina dit encore avec une nuance de moquerie :

— Tu repeins ta chambre, peut-être ?

Colette la regarda avec étonnement.

— Pourquoi veux-tu que je repeigne ma chambre ?

— Parce que tu as beaucoup à faire. Si tu n’as pas un travail extraordinaire, tel un travail de bureau, ou par exemple repeindre ta chambre ; si tu n’as, comme à l’habitude, comme avant, qu’à entretenir ta maison, je ne comprends pas pourquoi je ne te vois plus ?

Colette ne répondit pas. Elles traversaient une rue, ce qui lui procura un répit, mais Lina revenait à la charge :

— Pourquoi ne te confies-tu pas à moi, ma chérie ? Tu as peur que je ne te blâme ?

Colette ne répondait toujours pas.

— C’est ton cousin… ou Chavanay ?

Elles marchaient sans oser se regarder, Lina craignant de ne plus avoir le courage de dire ce qu’elle s’était juré de dire ; Colette redoutant le regard de son amie.

— Tu as rompu avec Chavanay ?

— Rompu quoi ?

— Tu m’avais bien dit…

— Je ne vois plus Chavanay et c’est tout.

Lina eut envie de dire :

« Eh bien ! quel est ce jeune homme qui vient chez toi, presque tous les soirs ? »

Elle tenait ce renseignement de la concierge de Colette, mais elle ajouta simplement :

— Lesquent ?

Colette soupira.

— Je l’ai vu beaucoup, en effet, mais quoiqu’il gagne à être mieux connu, il n’y a rien entre nous. Rien d’autre que des intérêts !

— Je croyais que le château ne t’intéressait plus ?

— Au contraire. Ne t’ai-je pas dit qu’en ne vendant pas immédiatement, nous pourrons tirer un meilleur parti du domaine ?

— Tu t’associes avec lui, en quelque sorte ? Sois prudente. Ai-je besoin de te rappeler qu’il ne t’inspirait aucune confiance ?

— Oui, mais j’ai compris maintenant qu’il était au fond un brave garçon, simplement un peu rustre.

Elles poursuivirent leur marche sans parler, chacune absorbée par ses pensées.

En vérité, Lina n’était pas satisfaite.

— Ce qui me surprend, fit-elle un peu plus tard, c’est ton âpreté.

Cette fois, elle avait touché Colette au vif. La jeune fille se tourna vers elle.

— Mon âpreté ?

— Le mot n’est peut-être pas rigoureusement exact. J’ai voulu dire cet intérêt que tu portes à cette affaire. Tu es toute changée. T’es-tu regardée dans une glace ces temps-ci, non pour te coiffer ou mettre ton rouge à lèvres, mais pour te regarder vivre. Quelle angoisse dans tes yeux, quelle amertume sur tes lèvres et quelle tristesse sur ton visage !

Colette tenta de rire, mais son rire sonnait mal.

— Que vas-tu chercher là ?

Elle haussa les épaules et ajouta :

— Tu t’égares, ma chérie.

— Non, je ne m’égare pas. Je constate et je m’inquiète.

— Je suis simplement fatiguée, vois-tu, le changement de saison, le printemps…

— Mais que s’est-il passé entre Chavanay et toi ?

Colette comprit qu’elle n’aurait pas raison si facilement de l’amitié de Lina. Le meilleur moyen pour calmer les tourments de son amie n’était-il pas de mentir à demi ?

— Chavanay a découvert que j’étais propriétaire du château, et il s’est vexé de ma cachotterie.

— Mais ne lui as-tu pas expliqué les circonstances qui ont voulu que tu ne lui révèles pas d’emblée tes droits sur Grandlieu ?

— Je n’en ai pas eu la peine et j’en suis fort heureuse. Il m’a ainsi prouvé combien ses sentiments étaient éphémères. Ne te tracasse pas, Lina, et, pour te rassurer pleinement, viens dîner demain soir avec moi.

Colette lut sur le visage de son amie toute la joie que lui donnait la perspective de passer une soirée ensemble, et quand elles se quittèrent, il semblait que le nuage fût dissipé.

Lina, pour son compte, n’était qu’à demi satisfaite. À la réflexion, cependant, elle pensa que le différend entre Chavanay et Colette n’était qu’une bouderie d’amoureux, mais ne risquait-elle pas de devenir fatale à cet amour naissant ?

« Quel dommage que je ne connaisse pas

Chavanay ! Je lui aurais dit ce que je pensais. »

XIX

Il semblait à Colette que ces dernières semaines n’avaient été tour à tour que rêve et cauchemar, que tout maintenant était rentré dans l’ordre.

Lina venait d’arriver. Débarrassée de son manteau et de son chapeau, elle s’apprêtait à aider son amie dans la préparation du repas. Une Lina rayonnante de joie. Il ne restait sur son visage aucune trace d’inquiétude, ni de jalousie.

À la dérobée, la jeune fille observait Colette et la trouvait détendue. Elle commençait à se demander si elle ne s’était pas exagéré les tourments de son amie. Il leur semblait réellement à l’une et à l’autre être revenues à l’heureux temps où Colette ne soupçonnait pas qu’elle pût devenir châtelaine, même un seul jour.

Elles parlèrent chiffons, travail, cinéma, lecture, se gardant pour des motifs différents de faire aucune allusion à Chavanay, Lesquent et Grandlieu.

Colette, qui, seule, se contentait d’un repas rapidement avalé, préparait une pâte feuilletée pour faire une quiche. Lina disposait sur une assiette les gâteaux qu’elle avait apportés pour le dessert de cette dînette. Elles étaient, l’une et l’autre, baignées de cette joie née de l’amitié et du souvenir d’heures heureuses vécues ensemble.

Brusquement, retentit la sonnette de la porte.

Colette s’immobilisa, étonnée.

— Qui est-ce ?

— Je vais aller voir.

D’un pas nerveux, la jeune fille se dirigea vers la porte.

— Vous ne m’attendiez pas ?

Lesquent était là, souriant.

Une bonne surprise, n’est-ce pas ? poursuivit-il.

Il entra et aperçut Lina.

— Oh ! pardon.

Il s’avança cependant avec son sans-gêne habituel et, se tournant vers Colette, lui demanda :

— Voulez-vous me présenter ?

Dès qu’elle eut prononcé le nom de Lesquent, Colette vit une lueur s’allumer dans les yeux de son amie, et le nom de Lina fit hocher la tête de son cousin.

— Ainsi, vous êtes Lina, fit-il. Je suis enchanté de vous connaître, j’ai si souvent entendu parler de vous.

Son ton était persifleur et tout en parlant il détaillait la jeune fille avec une parfaite effronterie. Enfin, protecteur, il dit :

— Je vous en prie, continuez ces petits travaux. Je vois que vous n’avez pas encore dîné, moi non plus, d’ailleurs.

Lina regarda son amie, mais celle-ci lui sembla hypnotisée par son cousin.

— Voulez-vous dîner avec nous ? lui demanda Colette.

Ce n’était là, pensait-elle, que le moyen d’empêcher Lesquent de s’inviter lui-même et d’augmenter encore cette antipathie qu’elle percevait entre Lina et lui.

Il prit une chaise et s’assit sans qu’on l’en priât, puis il fuma une cigarette.

Lina regardait toujours Colette, cherchant la colère sur son visage ; mais, à son étonnement, elle n’y vit que de la résignation. Était-il possible qu’elle ne se rendît pas compte de l’attitude incivile de son cousin ?

— Vous n’avez pas d’apéritif ? demandait-il.

À croire qu’il était ici chez lui.

— Il doit en rester, je n’y ai pas touché.

Ce fut sans satisfaction que Lina le vit prendre place entre Colette et elle. Il affecta, tout de suite, une galanterie qui n’était pas toujours de très bon goût, et Colette se demandait s’il ne cherchait pas, par ce moyen, à provoquer sa jalousie. Soudain, l’orage éclata avec l’imprévu et la violence d’un orage d’été. Comme il venait de préciser l’une de ces avances, Lina lui répondit brutalement :

— Si vous voulez connaître ma pensée, monsieur, sachez que vous représentez assez bien le type d’homme que j’ai le plus en horreur.

Colette blêmit encore plus que Lesquent. Elle s’attendit à un éclat. Il se contenta de ricaner :

— Vous ne jalouserez donc pas votre amie quand nos fiançailles seront officielles !

Lina regarda Colette avec stupeur, guettant au moins un signe de négation. Celle-ci, qui ne savait comment faire face à cette mutuelle hostilité, restait muette et Lina prit son silence pour un acquiescement.

— Tu ne me l’avais pas dit, fit-elle sèchement.

— C’est une cachottière, dit Lesquent, qui semblait beaucoup s’amuser.

— Elle n’avait pas de quoi se vanter.

Cette fois, Lina avait dépassé les limites de ce badinage acide qu’avaient revêtu leurs propos jusqu’ici.

Colette voulut s’interposer et, comme elle craignait par-dessus tout que son terrible cousin eût des mots irréparables, elle adressa d’abord ses reproches à son amie.

— Tes mots ont dépassé ta pensée, Lina. Ne vois-tu pas que François plaisante ?

— Je ne m’en suis pas aperçue, en effet. Mais ce que j’ai vu, c’est qu’il se conduit ici en maître, qu’il est un goujat et qu’il n’a d’autre but que de te dépouiller après avoir abusé de ta candeur…

Lesquent donna un coup de poing sur la table et se leva. Il était blême de fureur.

— Je vous en prie, dit Colette, que les sanglots étouffaient.

Elle n’en put dire plus. Lina, qui s’était levée aussi, disait :

— Que c’est beau, un homme en colère !

— Je ne tolérerai pas que vous m’insultiez !

— Tu es injuste pour François, gémit Colette.

Elle se mit entre les deux antagonistes pour éviter tout geste irréfléchi de Lesquent.

— Et tu lui donnes raison. Eh bien ! épouse-le, Colette, mais, je t’en supplie, réfléchis encore.

Les larmes brillaient dans ses yeux. Elle saisit son manteau et son chapeau. Laissant Colette et Lesquent également ébahis, elle recula jusqu’à porte. Avant de partir, Lina cria :

— Adieu, Colette. Pardonne-moi. Mais, je t’en supplie, réfléchis…

Lesquent eut un geste que Colette arrêta.

— Est-ce ma faute ? Elle m’a insulté alors que j’étais parfaitement correct avec elle. Reconnaissez que j’ai tenté honnêtement, pour vous faire plaisir, de voir s’il était possible qu’elle restât avec nous. Vous l’avez vu, elle me hait.

— Je ne comprends pas. Elle était ma meilleure amie, ma seule amie, devrais-je dire.

Il sembla à Colette que le monde, autour d’elle, chavirait dans un immense cataclysme. La peur et l’angoisse l’étreignaient.

La soirée s’acheva presque dans le silence. Lesquent ne cessait d’épier sa cousine, dans la crainte de découvrir si la sortie de Lina avait fait quelques ravages dans les sentiments incertains que Colette éprouvait pour lui.

Colette, de son côté, tentait de comprendre l’attitude de Lina. Les manières rustres de François pouvaient-elles suffire à expliquer sa fureur ?

Certes, son cousin agissait chez elle avec désinvolture, mais il était déjà venu si souvent ! Évidemment, Lina avait une prévention contre Lesquent, prévention qui venait de la façon peu flatteuse dont Colette l’avait décrit après le voyage à Grandlieu. De plus, Lina ignorait l’affaire de la cachette.

— Ai-je été maladroit, insolent avec elle ?

Colette releva la tête et regarda son cousin.

— Non… Je vous assure ne pas comprendre. Bien sûr, Lina et moi, nous sommes un peu précieuses alors que vous, mon cher François…

— Je suis un ours mal léché.

— N’exagérez pas… Disons que vous êtes un garçon, mais ceci ne suffit pas à excuser Lina. Et cependant, je suis certaine que Lina m’aime.

— Je m’en veux d’être, même involontairement, coupable de ce chagrin.

La jeune fille le regarda de ses grands yeux baignés de tristesse et elle murmura :

— Je ne vous en veux pas, François. Tout

ce qui arrive n’est pas votre faute.

XX

Lina avait été profondément mortifiée de la scène qui s’était terminée par son départ de chez Colette. L’attitude de son amie l’avait indignée. Que Colette lui ait donné tort, ait défendu Lesquent et n’ait même pas eu un geste d’adieu, un regard pour elle, cela dépassait l’entendement.

La jeune fille avait ouvert son cœur à sa mère.

— C’est inconcevable, je me demande comment ce garçon antipathique a réussi à conquérir Colette ?

Les suppositions allaient bon train, entre Lina et ses amies qui, toutes, connaissaient Colette.

Quelqu’un prononça le mot de philtre, d’autres firent des plaisanteries équivoques rien ne satisfaisait Lina.

Une fois de plus, elle décida d’aller chercher, à la sortie de son bureau, celle qui restait quand même son amie.

Lesquent, dans une voiture neuve, attendait devant la porte. Lina passa son chemin.

Quelques semaines s’écoulèrent et Lina, un soir, revint rue Tronchet. Elle était en avance. Une à une sortirent les collègues de Colette. À sept heures, la jeune fille n’était pas encore là. Lina s’en alla, l’âme triste. Le lendemain, elle revint, arrêta Lucie, celle, parmi les camarades de Colette, qu’elle connaissait le mieux.

— Colette est partie depuis quinze jours. Vous ignoriez qu’elle se mariait ?

Les deux jeunes filles marchèrent un moment ensemble.

— Elle est partie brusquement. M. Fourcaud n’était d’ailleurs pas très satisfait. On dit qu’elle a fait un… héritage. On dit beaucoup de choses. Il paraîtrait même qu’elle aurait manqué un beau mariage pour épouser son cousin.

— Son prétendant n’était-il pas un ami de M. Fourcaud ?

— Oui, M. Chavanay. Il a trois usines de tissage et une manufacture de sous-vêtements. Il était l’ami de M. Pierre, le fils du patron qui s’est tué en avion il y a trois ans, et il est depuis un peu comme un fils pour M. Fourcaud. J’ai pris la place de Colette depuis son départ, et c’est ce qui m’a permis d’apprendre pas mal de choses.

— Vous savez peut-être ce qu’il y a eu entre Colette et Chavanay ?

— Je l’ignore. Une fois, le patron m’a dit, en parlant de Colette : « Quelle petite oie ! Aurait-on pu croire qu’elle eût pu être si maladroite ? »

Les deux jeunes filles devisèrent ainsi jusqu’à la Concorde, où chacune prit le métro pour une direction différente.

La curiosité de Lina n’était pas entièrement satisfaite. Cependant, elle savait que Colette avait abandonné sa place et que son mariage se confirmait. Peut-être même était-elle mariée maintenant.

Afin d’en avoir le cœur net, un jour qu’elle faisait une course rue Caulaincourt, elle poussa jusqu’à la rue du Mont-Cenis.

— Vous ne venez pas voir Mlle Semnoz ? fit la concierge qui la connaissait bien.

— C’était mon intention.

— Vous ne savez donc pas qu’elle est partie à la campagne pour se marier. Elle a cependant gardé son appartement, même qu’il fait des envieux.

— Je savais qu’elle devait se marier, mais l’est-elle ?

— Je ne crois pas. Elle m’a dit qu’elle reviendrait avant pour chercher sa robe. Une robe de chez un couturier, s’il vous plaît. Son futur époux doit avoir de l’argent, vous savez, mais c’est tout ce qu’il a, car il n’est même pas poli.

Une fois lancée, la bonne femme était intarissable. Lina n’eut pas un mot à dire, elle se contenta d’écouter.

— L’argent ne fait pas le bonheur, poursuivait la concierge. On le dit, et c’est bien vrai. Mlle Colette s’en rendait compte. Il fallait la voir les derniers temps, triste à pleurer. Elle me faisait pitié. Je le lui ai dit.

« — Une petite demoiselle comme vous qui se marie, ça doit être gai.

« Elle a eu un pauvre sourire et, comme l’autre arrivait, m’a saluée et est montée chez elle.

La concierge prit un ton de confidence.

— Vous savez, je la connais bien, Mlle Colette. C’est une jeune fille comme il faut. Elle ne se serait pas énamourée du premier venu et ce n’est pas elle qui aurait fait un mariage d’argent. Non, y a autre chose. Je l’ai dit à la dame du troisième et elle est de mon avis. Il y a quelque chose…

Elle hocha la tête d’un air entendu et elle ajouta :

— Autrefois, il y avait des tisanes faites avec des herbes, des philtres, qu’ils appelaient ça.

Elle disait fifre au lieu de philtre.

— Eh bien poursuivit-elle, vous pensez qu’aujourd’hui, avec tout ce qu’ils trouvent, il doit y en avoir des drogues…

Pour romanesques qu’elles fussent, ces suppositions étaient bien proches de celles que Lina, sa mère et ses amies avaient faites. Cependant, elle demanda :

— Les dernières fois que Colette vint ici, aviez-vous l’impression qu’elle fût sous l’effet d’un charme ?

— Je n’en serais pas étonnée. Elle n’était plus comme avant. On voyait qu’elle se rendait compte, mais qu’elle ne pouvait rien faire pour empêcher ce mariage.

— C’est effrayant, dit Lina.

Cette pensée poursuivit la jeune fille toute la soirée et toute la nuit. Elle y pensait encore quand, le lendemain, pour son travail, elle eut à chercher des adresses dans le Bottin. Par curiosité, elle en profita pour regarder où habitait Chavanay : 24, rue de la Baume.

Une folle idée germa dans l’esprit de Lina.

« Si j’allais voir Chavanay ? »

Toute la journée, elle fut assaillie par ces deux pensées :

« Colette est en danger » et « Si j’allais voir Chavanay ».

Ce ne fut qu’en arrivant, le soir, vers sept heures, devant la porte de l’industriel, que Lina se demanda ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire.

Malgré cela, elle sonna.

Un valet de chambre aux cheveux blancs vint lui ouvrir.

— M. Chavanay ?

— Monsieur est absent. Dois-je lui faire part de votre visite ?

Lina avait déjà à demi perdu contenance en montant l’escalier de pierre blanche au tapis rouge et vert. Elle était, maintenant, écrasée par la morgue condescendante du valet de chambre.

— Il faudrait absolument que je le voie, c’est extrêmement grave…

— Mademoiselle pourrait peut-être me laisser son numéro de téléphone ?

Lina n’osa pas avouer qu’elle n’avait pas le téléphone, elle bredouilla :

— Ça ne donnerait rien. Je pourrais peut-être attendre ?

— Monsieur ne rentrera pas avant un mois. Il est absent de France.

Lina repartit la mort dans l’âme. Le sort lui était contraire, à quoi bon espérer encore pouvoir

sauver Colette.

XXI

Ma petite Lina,

Je ne peux pas laisser passer cette journée sans t’écrire. Depuis cette malheureuse soirée

Colette releva son stylo. Malheureuse n’est pas le mot, triste ne va pas non plus, regrettable fait trop distant. Elle hésita et, finalement, laissa le mot et continua :

Où tu m’as dit adieu, pas une journée ne s’est passée sans que je pense à toi. Non, pas adieu, Lina, car je souhaite de toute mon âme que nous nous revoyions…

Combien demain ta présence va me manquer, ma chérie. Demain sera célébré mon mariage…

La jeune fille suspendit la rédaction de sa lettre, son regard s’évada mélancoliquement par la fenêtre du boudoir et fixa un navire qui passait au bout du parc de Grandlieu. Il semblait naviguer sur une mer de gazon parce qu’une déclivité du terrain cachait la Seine… Quand le navire eut disparu, elle laissa de nouveau courir sa plume sur le papier.

… Un mariage en toute intimité, puisque ni François ni moi n’avons de famille.

Tu as une famille, des parents, Lina, tu ne peux imaginer combien pèse la solitude. Je le reconnais ; ce poids de la solitude a certainement aidé la balance du destin quand je me suis décidée à répondre affirmativement à la demande en mariage de mon cousin.

Je regrette l’incident qui vous opposa l’un à l’autre. À la réflexion, je comprends que j’en suis la seule fautive. Je t’avais décrit François d’une façon si parfaite, et tu as tellement d’affection pour moi !… que tu ne pouvais pas être autrement que prévenue contre lui. Le tort de François est sa vivacité. Mais qui est parfait en ce monde ? Quoi qu’il en soit, je ne peux que reconnaître ses efforts, depuis que j’ai accepté d’être sa fiancée, pour se dominer et m’être agréable.

François a tenu à ce que nous fassions un contrat de mariage. Nous sommes allés le signer chez M Lemasle, à Pont-Audemer, tout est donc parfaitement en ordre. Nous serons mariés sous le régime de la séparation de biens, ce qui est assez amusant, puisque le château nous appartient toujours en indivision.

Nous allons avoir beaucoup de travail, François a de grands projets. Il veut d’abord remettre la propriété en état, mais il a d’autres idées qu’il ne veut pas me révéler avant qu’elles soient parfaitement au point. Toutes ces occupations nous obligent à remettre à plus tard notre voyage de noces. Nous profiterons des mauvais jours de l’hiver pour faire une croisière vers les pays ensoleillés.

D’ici là, j’espère, ma chère Lina, que je pourrai profiter d’un voyage à Paris pour te revoir et faire la paix entre François et toi…

Le bruit de la porte qui s’était ouverte fit retourner la jeune fille.

Lesquent entrait. Il traversa la pièce jusqu’à la table où sa fiancée était assise.

— Vous écriviez ? fit-il.

Par-dessus l’épaule de la jeune fille, il lut, tandis qu’elle répondait comme si elle s’excusait :

— Une lettre pour Lina. Je ne lui avais encore jamais écrit depuis le soir où vous vous êtes disputés. J’ai pensé que je devais lui annoncer mon mariage… C’était mon unique amie ! De toute façon, nous serons mariés quand elle recevra ma lettre.

— De toute façon ? releva-t-il d’un ton railleur. Heureusement, car cette fille et ses idées sont néfastes pour vous.

Puis, il ajouta :

— Terminez votre lettre, je vais à Pont-Audemer chercher les fleurs ; j’en profiterai pour la mettre à la poste.

Colette, qui s’était tournée à demi, lui demanda :

— Vous êtes fâché ?

— Pourquoi voulez-vous que je le sois ? Je comprends que vous ayez besoin d’une amie… pour correspondre et lui faire part de votre bonheur…

Il se mit à marcher de long en large, et ce pas régulier, derrière elle, la paralysa. Elle relut plusieurs fois la dernière phrase de sa lettre, s’aperçut qu’il suffisait de terminer par une pensée affectueuse. Ce fut vite fait.

— Je n’ai plus que l’enveloppe à écrire, dit-elle quand elle eut signé.

— Je vous en prie, prenez votre temps.

Il lui prit la lettre des mains avant qu’elle la lui ait tendue.

— Soyez tranquille, pour la chère Lina, je ferai le nécessaire. Faut-il la recommander ?

Colette eut un pauvre sourire.

— C’est inutile.

Son sourire n’avait aucune spontanéité, aucune joie. Lesquent s’en aperçut. Nerveux, il lui dit :

— Qu’avez-vous encore ? J’aimerais vous voir heureuse, Colette. Une jeune fille qui va se marier doit être joyeuse. J’espère qu’il n’y a plus, entre nous, aucun malentendu. Je reconnais ma brutalité passée, je vous en ai déjà demandé pardon. Je vous ai dit que j’avais eu une jeunesse pénible, si privée d’affection que j’étais devenu une brute. Il me semble que déjà, à votre contact, je me suis amendé. Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux craintifs ?

La voix de Lesquent avait d’abord été nuancée de regret et, petit à petit, elle s’était faite plus dure. Sa dernière phrase avait été dite presque avec brutalité. Il la répéta plus âprement encore :

— Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux craintifs ? Je veux que vous souriiez. Vous avez tout ce qu’une femme peut désirer, que diable ! Vous ai-je jamais refusé quelque chose ? Une robe de mariée de grand couturier pour des épousailles en tête à tête ; nous aurons, pour témoins, le notaire et le maire du pays, parce que j’ai donné le prix d’une perle à la caisse de bienfaisance.

— Ce n’est pas cela, François, vous le savez bien. Je ne voulais pas d’ailleurs de cette robe luxueuse. Ce n’était pas à vous d’acheter ma robe de mariée…

Il ricana :

— Je n’allais pas vous laisser vendre vos bijoux. Quant à votre livret de caisse d’épargne, il n’y aurait pas suffi, ajouta-t-il lourdement.

Elle eut un geste de lassitude.

— Est-ce ma faute si j’ai le caractère triste et compliqué ? Peut-être aurais-je souvent le sourire si vous me le demandiez plus rarement.

Elle essuya une larme et dit encore :

— Il faut que vous compreniez qu’une jeune fille peut être nerveuse et lasse la veille de son mariage, émue aussi. Je pense à ma mère… Je suis si seule… et un mariage, n’est-ce pas grave ?…

Lesquent s’emporta :

— Non, non ! Cessez, je vous en prie. C’est à croire que vous rassemblez à plaisir les sujets qui peuvent vous faire pleurer. Séchez ces larmes… Bien, maintenant, souriez-moi !… Là, très bien !…

Il eut un curieux sourire.

— Reposez-vous ! Pendant ce temps, je vais à Pont-Audemer. Avant une heure, je serai de retour.

Il partit avec désinvolture, et Colette, enfin seule, se cacha la tête entre les bras.

— Quel homme étrange ! Peut-être m’aime-t-il, lui ?… Il me semble qu’il tient à moi… Mais il faut que tout plie devant lui et je dois sourire à son ordre… Pour me voir sourire, que ne ferait-il pas ? Le meilleur et le pire, je le crains. »

Elle fut de nouveau prise de cette angoisse qui, bien des fois déjà, l’avait saisie en pensant à ce singulier mariage et à ce fiancé peu délicat…

— Oui, François n’avait pas l’élégante retenue de Chavanay…

Pourquoi fallait-il qu’elle ramenât toujours ses comparaisons à Chavanay ? Peut-être parce que tout à l’heure encore François l’avait heurtée, il avait lu par-dessus son épaule pour contrôler, semble-t-il, si elle disait bien la vérité. Mais alors qu’il y a quelque temps encore, il eût tempêté en la voyant écrire à Lina, aujourd’hui, il n’avait rien dit.

Colette lui accorda qu’il faisait effort pour se dominer.

Malgré tous ces amendements, François demeurait néanmoins inquiétant. Son emportement et une certaine forme de tyrannie étaient particulièrement pénibles.

« Souriez, je le veux !… »

Pourrai-je toujours obéir ?… » songeait tristement la jeune fille.

Trop souvent, le terrible gamin que le sort avait voulu qu’il fût durant sa jeunesse perçait à travers ce nouveau riche calculant ses projets de dépenses en perles ou en joyaux.

— Pour trois perles, je pourrais avoir aussi une Delahaye, avait-il dit un jour.

Une phrase en l’air, peut-être ? Non.

— Pourquoi une Delahaye ? lui avait-elle demandé.

— N’est-ce pas la voiture que possède Chavanay ?

La jeune fille avait senti le rouge lui monter aux joues. Ce diable d’homme devait lire dans les pensées, car, justement, elle songeait à Chavanay.

Et maintenant, ayant revu le film des semaines écoulées, elle se disait :

« Je suis folle. Ce n’est pas à vingt-quatre heures de son mariage qu’une jeune fille réfléchit à tout cela. Je ne peux plus reculer. Mieux vaut n’y plus penser. »

Pour chasser ces idées moroses, elle se leva et d’un pas ferme sortit de la pièce.

Anaïse, la petite bonne que Lesquent avait engagée pour leur installation, arrivait tout essoufflée.

— Y’a un monsieur qui demande à voir Monsieur.

— Qui est-ce ?

— J’sais pas.

— Où est ce monsieur ?

— Je l’ai fait entrer au salon. Fallait pas ?

Elle avait un regard effaré. Colette la rassura.

— Vous avez bien fait. Je vais aller voir.

L’homme était petit et maigre, son teint ivoirin, ce qui lui donnait une allure étrange. Ses vêtements avaient encore la raideur du tissu bon marché quand il est neuf et semblaient trop grands pour lui. Colette remarqua qu’il était chaussé d’extraordinaires chaussures de cuir rouge.

En la voyant entrer, il la salua cérémonieusement.

— Madame Lesquent ? dit-il.

— C’est-à-dire… pas encore.

— Je vous demande pardon. Il est sorti, Sonnart ?

— Sonnart ?

— Je veux dire Lesquent.

Il doit rentrer d’un instant à l’autre.

Le visiteur hocha la tête et, se dandinant, il fit :

— Vous avez là une jolie propriété…

Colette ressentait une gêne indéfinissable.

— Oui, c’est agréable… l’été surtout.

— Bien sûr l’été, parce que l’hiver…

La conversation faillit mourir ici, mais Colette se risqua à demander :

— C’est personnel ?

— Personnel ? Ah ! oui, c’est personnel. Très personnel.

— Je vous demande cela parce qu’il est déjà venu plusieurs courtiers en assurances sur la vie…

Le petit homme au teint ivoirin la regarda curieusement.

— Vous pensez vous marier bientôt, sans doute ?

— Demain.

Derrière elle, la porte s’ouvrit brutalement et Colette sentit son dos se glacer.

— Laissez-nous parler, Colette ! Eh bien ! vous n’entendez pas ? Laissez-nous seuls et allez m’attendre dans votre boudoir.

La voix de Lesquent était celle de ses plus mauvais jours, une voix âpre.

Colette sortit.

— Tu ne m’as pas invité à ta noce, disait le visiteur avec sarcasme.

Lesquent repoussa violemment la porte au nez de Colette et la jeune fille l’entendit dire :

— Je crains que tu n’aies fait un voyage inutile, mon cher.

L’autre reprenait :

— La vie de château, mazette ! Eût-on jamais pensé cela à Lambaréné ?

Colette attendit la réponse de François, mais, avec colère, la porte s’ouvrit et il parut, fou de rage.

— Vous écoutez aux portes, maintenant. Je vous ai dit d’aller dans votre boudoir !

— Ta fiancée n’est peut-être pas de trop ! lançait l’autre.

Sans attendre, Lesquent prit Colette par le bras.

— Montez dans votre boudoir, ordonna-t-il. Il est des spectacles qui ne sont pas pour une jeune fille et, en particulier, celui de la sortie que je réserve à ce monsieur.

— Laissez-moi, je monterai seule.

Colette haletait d’émotion, pressentant le drame dès l’instant où la porte s’était ouverte sous la poussée de François.

Elle monta comme un automate, sans regarder derrière elle, et, machinalement, elle ferma

à clé la porte du boudoir.

XXII

— Ouvrez !

La porte reçut un nouveau choc et l’ordre fut répété :

— Ouvrez !

Colette, assise dans un fauteuil, se leva.

— Que voulez-vous ?

— Ouvrez !

La voix de François était cassante.

Le cœur battant, la jeune fille courut jusqu’à la porte. Après une dernière hésitation, elle tourna la clé. Aussitôt, avec une impétuosité que jamais encore elle ne lui avait vue, Lesquent entra dans la chambre.

— Qu’est-ce qui vous a pris de vous enfermer ?

Colette vit un léger filet de sang qui lui coulait de la commissure des lèvres, ses cheveux étaient en désordre et son visage luisant.

— Vous êtes blessé ?

Il se tamponna la lèvre de son mouchoir et fit :

— Ça n’est rien.

— Vous vous êtes battu ?

Son regard farouche s’appesantit sur elle.

— Pas exactement, mais je n’aime pas les gêneurs.

Il allait et venait à travers la pièce, ainsi qu’il le faisait chaque fois que sa nervosité dominait son habituelle maîtrise.

Colette, qui l’observait avec crainte, osa enfin s’approcher de lui. Elle saisit sa main et elle murmura :

— Calmez-vous, François, je vous en prie. Que voulait cet homme ?

— Je vous l’expliquerai.

Il retira vivement sa main.

— Je vous expliquerai tout ça.

— Quand nous serons mariés ?

— Oui !

Sa voix avait été brève, tranchante. Il se dirigea vers la porte, mais Colette l’arrêta.

— Je veux savoir maintenant.

Il sembla cloué sur place. Il s’immobilisa à quelques pas de la porte et, par-dessus son épaule, la regarda avec inquiétude.

— Ce serait trop long.

Loin d’éclater de fureur comme elle l’avait craint, François semblait avoir retrouvé tout son calme, et elle osa dire :

— J’ai le droit de tout savoir avant de lier ma vie à la vôtre. Qui est cet homme ?

Cette fois, immanquablement, il allait fulminer. Non. Par un de ces étranges aspects de son caractère, l’attrait du jeu et du risque l’emporta sur sa colère. Déjà une fois, quand Chavanay était venu au château tandis que Colette était enfermée dans la cachette, il avait ainsi provoqué le sort et fait entrer son visiteur dans la bibliothèque.

Renouvelant cette attitude, il dit d’une voix mordante :

— Vous voulez savoir ?

Il prit une cigarette dans son étui et s’assit sur l’accoudoir d’un fauteuil.

La gorge serrée, Colette assistait à ces préparatifs. Elle s’était reculée à l’autre bout de la chambre et, frémissante, hasarda :

— L’homme de tout à l’heure était un de vos anciens amis ?

— Pas de ceux dont je vous ai parlé. Je l’ai connu quand je travaillais en Afrique. Une autre vie, mais rude aussi. Nous coupions du bois en forêt, et… c’est un malheureux, sans jamais un sou vaillant, il va de l’un à l’autre, empruntant sans avoir, évidemment, l’intention de rendre un jour. Je l’ai sorti un peu brutalement et je lui ai interdit de remettre les pieds ici.

Lesquent respira profondément et dit :

— Vous voyez, peu de chose ! Il vous avait fait des confidences, peut-être ?

Colette se leva, les larmes perlaient à ses yeux. Tremblante d’émotion, elle s’approcha de lui :

— Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous faire de la peine, François… j’essaierai de vous faire oublier les mauvais jours. Je crois, voyez-vous, que nous avons tous notre réserve de bonheur dans ce monde. Vous n’avez guère entamé la vôtre, quelles belles années il vous reste à vivre !

— Peut-être…

Il releva la tête et, avec un sourire désabusé, il dit :

— Tu es trop bonne, Colette. Trop bonne pour moi.

Elle protesta. Tandis qu’il se levait, il sembla à Colette, pour la première fois, que peut-être un jour elle pourrait l’aimer. Déjà il partait comme à son habitude, aussi indifférent que s’il fût sorti d’un bureau de poste ou d’un café.

La main sur la poignée de la porte, il se retourna :

— Vous êtes déçue ?

— Pourquoi déçue ?

— Je ne sais pas… de la banalité de cet incident.

Elle sourit avec beaucoup de douceur.

— Ah ! j’oubliais, fit-elle. Je voulais vous demander pourquoi vous appelait-il Sonnart ?

Le masque de Lesquent se durcit.

— Il m’a appelé Sonnart ? Quand cela ?

— Avant que vous arriviez. Il m’a dit, si je me souviens bien : « Il est sorti, Sonnart ? >

— Et alors ?

La voix de Lesquent était de nouveau brève, incisive.

— Alors, je lui ai demandé qui était Sonnart.

— Ensuite ?

— Il m’a répondu : « Je veux dire Lesquent. »

— Et alors ?

— Eh bien ! je lui ai dit que vous alliez revenir.

— Et puis ?

— C’est tout.

Lesquent saisit les poignets de sa fiancée.

— Que vous a-t-il dit encore ?

— Rien.

— Vous mentez mal. Quelle histoire vous a-t-il racontée ? De quoi avez-vous parlé ?

— Je ne sais plus… Ah ! oui, du château… j’ai même dit qu’il était agréable, l’été surtout…

— Et lui, que disait-il ?

— Vous me faites mal, François, à me serrer ainsi les poignets.

— Que disait-il ?

— Lâchez-moi, voyons.

— Je veux tout savoir.

— Lâchez-moi, vous êtes fou ?

— Je veux que tu me dises ce qu’il t’a raconté, ce bandit.

— François !

La jeune fille pâlit.

Comme une vague arrache au rivage l’écume qu’elle y a déposée, la soudaine brutalité de son cousin venait de balayer l’émotion ressentie quelques minutes plus tôt.

Le visage de Lesquent ravagé par la colère, l’âpreté de ses questions, la brutalité avec laquelle il lui serrait les poignets, tout dans cet homme ne lui inspirait plus que de l’horreur. Dans un sursaut, elle réussit à s’arracher à sa poigne.

— Vous venez de rompre le charme, François, je le crains.

— C’est-à-dire ?

— Vous me faites peur. Une jeune fille ne peut épouser un homme dont elle a peur.

— Oubliez-vous que le mariage a lieu demain, que déjà le maire et le curé…

— Qu’importe !

Elle s’attendait à voir se déchaîner sa fureur. Rien. Sa colère était tombée. Il dit simplement :

— Nous nous marierons demain, Colette, parce que vous ne pouvez pas faire autrement.

— Parce que je ne peux pas faire autrement ?

— Nous sommes complices, vous l’ignorez peut-être.

Cette fois, elle rit.

— Complices, et de quels crimes ?

— Votre broche.

Elle porta la main à son corsage.

— Eh bien ! elle m’appartient. N’est-ce pas l’une des broches du trésor que nous avons partagé ?

— Justement, le trésor que nous avons partagé. Légalement, vous appartient-il, ce trésor ? Allons, Colette, ne cherchez pas à vous convaincre. Vous n’êtes pas héritière du comte de Boissy, et ce bijou, comme les autres, n’appartient-il pas à la famille de Boissy ?

— C’est insensé, François ; le château nous appartient.

Le château, mais non le trésor. Nous devions déclarer sa découverte, son « invention », comme dit le code. Non, Colette, ne rusez pas avec votre conscience. Nous sommes complices de détournement de trésor, de non-déclaration.

Il s’approcha encore et voulut l’attirer contre lui.

— Non, François !

— Quel mal y a-t-il, demain ne serons-nous pas unis ? Ne serez-vous pas Mme Lesquent ? Étranges fiancés que nous faisons.

Il l’avait saisie de nouveau par les mains et la serrait maintenant dans ses bras.

— Étranges fiancés, n’est-ce pas, qui n’ont jamais échangé d’autres baisers que ceux que se donnent un frère et une sœur.

— François, lâchez-moi. Comment voulez-vous, après ce que vous venez de me dire, que j’éprouve pour vous même de l’amitié ?

— Je t’aime, moi, alors que veux-tu de plus ?

— Mais, moi, je vous hais.

Le mot lui avait échappé. Bien qu’il reflétât sa pensée, elle s’arrêta, stupéfaite, sentant que ce mot venait de rompre à jamais toute possibilité d’amour entre François et elle.

D’un violent coup de rein, elle réussit à se libérer et, reculant d’un bond, poussa un guéridon entre elle et lui.

— Ne me touchez plus !

Elle tremblait de tous ses membres, non de crainte, mais de colère.

Lui, très calme, la regardait.

— Nous nous marierons quand même demain.

— Non !

Il eut un haut-le-corps.

— Comment, non ? Je vous l’ai dit, sans vous et sans ce château, la vie m’est intenable.

— Eh bien ! tuez-moi.

— Toujours les grands mots. J’aurais plus de plaisir à te savoir en prison, devrais-je y aller moi-même, que de te voir morte. Cinq ou dix ans de cellule te permettraient de réfléchir.

— Vous êtes un monstre, François… Vous savez bien que je ne suis pas coupable. J’ignorais que l’on dût déclarer ce trésor. C’est vous qui m’avez dit que nous n’avions pas besoin de notaire pour faire le partage. Ah ! je comprends maintenant.

Ses yeux s’embuaient de larmes et les sanglots étouffaient sa voix.

— Vous direz oui, demain, Colette.

Sa voix s’était faite moins mordante, plus onctueuse.

— Ce n’est pas possible, François, vous savez bien que je ne vous aime pas. Cette scène pénible m’a ouvert les yeux. Une vie, François… Une existence à deux, commencée sans amour, deviendra rapidement une vie intenable, un enfer.

— Réfléchissez ! Si demain vous refusez d’aller à la mairie, sachez que j’irai seul pour me constituer prisonnier, et je vous dénoncerai comme ma complice.

— François !…

Il claqua la porte derrière lui, et Colette, épuisée, se laissa tomber à genoux.

« Je ne pourrai pas… Je ne pourrai pas. »

XXIII

« C’est impossible ! Impossible ! »

Il faisait nuit, maintenant, et, les mains crispées, Colette, hagarde, relevant la tête, regardait cette obscurité où elle était plongée tout entière, jusqu’à son âme. Elle cherchait désespérément une lumière.

« C’est impossible, les juges ne pourront pas dire que je suis coupable. »

Elle n’envisageait plus d’autre solution que de refuser d’épouser Lesquent.

« Les juges ne pourront pas. Mais n’y a-t-il pas des erreurs judiciaires ? N’est-ce pas ainsi que naissent les erreurs judiciaires ? On parle justement ces jours-ci, dans les journaux, d’un forçat de retour après vingt ans de bagne et qui est innocent.

« Vingt ans, même dix, même cinq… Cinq ans dans une cellule, toute seule ou, peut-être, avec pour compagne une voleuse, une meurtrière…

« C’est impossible.

« Si seulement j’avais quelqu’un à qui me confier, quelqu’un de sûr, une amie. »

Elle pensa à Lina, abandonna son idée.

« Un prêtre… Oui, un prêtre. Le curé du village…

Elle avait obtenu, non sans raillerie de la part Lesquent, qu’ils se mariassent à l’église. Elle connaissait donc le curé un peu mieux que si elle l’eût vu simplement à la messe le dimanche. Lesquent ne l’empêcherait pas d’aller à l’église ce soir.

Elle se leva, répara sa coiffure et se noua un foulard sur les cheveux.

— Vous sortez ?

Par la porte grande ouverte de la bibliothèque, Lesquent l’interpellait.

Je vais à l’église.

Il ricana :

— Voir le curé ?

Elle mentit pour parfaire son excuse.

— Oui. Il faut que je le revoie pour… demain.

— Tu as déjà passé deux heures au moins avec lui au début de l’après-midi, ça ne suffit pas ?

— Non, je devais y retourner.

— Pour lui raconter nos petites histoires ?

— Eh bien ! il n’y a rien à faire, tu resteras là.

— Je vous assure que…

— Que nous nous marierons demain ?

— Sans doute.

— Pas de sans doute. Écoute-moi. Je ne ferai rien contre tes idées de religion, je te l’ai dit. Moi, je n’y crois pas ; mais, si je m’y opposais, je craindrais que ça me porte malheur. Alors, voilà, s’il faut que tu ailles encore voir le curé, vas-y ; mais, avant, tu vas me jurer devant Dieu que nous nous marierons demain.

Colette marqua une hésitation. Elle essaya de ruser.

— Il ne dépend pas de moi que nous nous mariions demain.

— Si. Tu le sais bien, puisque, moi, je n’ai que ce désir.

— La nuit est longue, François.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que nous ignorons ce que nous réservent les heures que nous avons à vivre d’ici demain.

Lesquent sembla inquiet de ces étranges paroles. Quel sens caché pouvaient-elles avoir ? Il réfléchit un instant, puis, craignant un piège, dit :

— Ce sont là des histoires de ton invention. Jure-moi d’accepter demain de m’épouser ou remonte dans le boudoir.

— Sur quoi voulez-vous que je jure ?

— Sur quoi ? Mais comme ça.

— Mon serment serait sans valeur. Attendez, je vais chercher…

Elle partit en courant vers l’escalier et Lesquent, tout interdit, la regarda monter l’étage.

« Elle va jurer », murmura-t-il.

Il était resté à l’attendre dans le hall d’entrée, perdu dans ses réflexions. Soudain, il lui sembla qu’il y avait bien longtemps que Colette était montée.

Il attendit encore et, par deux fois, regarda sa montre. Cinq minutes s’écoulèrent. C’était trop. Que cherchait-elle ? Ne se serait-elle pas jouée de lui ?

En quatre enjambées, il gravit l’escalier. La porte du boudoir de Colette était fermée, il frappa. Il frappa deux fois, trois fois, puis il ouvrit la porte. La lumière était éteinte. Il tourna le commutateur, il n’y avait personne.

— Colette !

Lesquent sentit un courant d’air et, comme il se dirigeait vers la fenêtre pour la fermer, le vent fit claquer la porte.

— Colette !

Il revint sur le palier, regarda dans les chambres voisines. Il appela encore :

— Colette ! Colette !

Puis il redescendit et, au tournant de l’escalier, il aperçut la porte du hall ouverte, et il comprit.

À l’instant même où Colette s’était aperçue que Lesquent ne la laisserait pas sortir sans un serment qu’elle se refusait à donner, une idée, née de l’excitation où elle se trouvait, avait jailli.

Sans laisser à son tourmenteur le temps de réagir, la jeune fille était remontée vers le boudoir, mais, au lieu d’y entrer, elle s’était cachée dans la pièce la plus proche de l’escalier. Par la porte entrouverte, elle avait vu passer Lesquent, et à peine était-il entré chez elle qu’elle se glissait dans l’escalier. Elle était sortie si rapidement qu’elle n’avait pas pris le soin de refermer la porte du hall. C’est le courant d’air ainsi créé qui, dans le dos de Lesquent, avait fermé la porte.

Maintenant, Colette courait à travers le parc. Elle n’avait qu’une crainte : que son terrible cousin se lançât à sa poursuite.

Elle était à la moitié du tapis vert quand elle entendit que Lesquent l’appelait. Elle bondit vers les arbres. S’arrachant aux ronces, elle descendit en courant jusqu’au sentier qui menait à Aizier. Elle s’arrêta pour écouter et reprendre son souffle. Elle n’entendit aucun bruit de poursuite ; alors, d’un pas rapide, mais sans courir cette fois, elle continua son chemin vers le village.

— M. le curé est-il ici ?

La vieille bonne la regarda sans aménité. Était-ce là une tenue pour se présenter chez un prêtre ? Un accroc à la robe, sans préjudice de ceux faits à ses bas, les éraflures de ses bras, étaient la rançon de cette course folle. En outre, Colette était tout essoufflée et de son foulard dénoué ses cheveux s’échappaient en désordre.

— C’est très urgent.

— Vous venez pour un malade ?

— Non, mais il faut absolument que je voie M. le curé.

— Entrez.

Elle laissa passer Colette devant elle, la détaillant des pieds à la tête, et ouvrit la porte de la salle à manger.

— Asseyez-vous.

La jeune fille pensa que Lesquent viendrait peut-être jusqu’ici. Mais oserait-il entrer chez le prêtre ?

Elle s’assit dans un coin d’où elle ne pouvait être vue de l’extérieur et attendit.

L’abbé Fouquier était un homme d’une cinquantaine d’années, solide fils de paysans, calme jusqu’à paraître lent, volontaire sans être têtu. Il n’avait ni la flamme fiévreuse, ni l’onctuosité de certains ecclésiastiques, mais une apaisante et inébranlable tranquillité.

— Eh bien ! mademoiselle, dit-il avec affabilité en entrant dans la pièce.

— Monsieur le curé, je ne me marie plus.

Le prêtre eut un haut-le-corps.

— Comment cela ?

— Je ne sais plus, je suis épuisée d’angoisse, je…

Enfin, ces larmes, ces sanglots qui l’étouffaient, se libérèrent. Colette fondit en larmes.

Très calmement, le prêtre la fit se rasseoir. Il laissa la première explosion du désespoir s’apaiser. Puis, quand les sanglots se firent plus lents, plus espacés, il dit :

— Racontez-moi cela, mon enfant. Vous avez eu une petite querelle avec votre fiancé, n’est-ce pas ?

Colette fit signe que non. Puis elle commença à raconter son histoire depuis le jour où elle avait reçu la lettre de Me Lemasle. Quand elle eut terminé, le prêtre lui dit :

— Ce que je ne comprends pas d’une jeune fille comme vous, qui me semblez posée, c’est qu’après de nombreux témoignages de la brutalité, de la grossièreté de ce garçon, vous ayez pu envisager de l’épouser. Je vous avoue que ça dépasse mon imagination.

— J’avais la certitude qu’il m’aimait.

Le brave prêtre leva les bras au ciel.

— Voyez-vous, monsieur le curé, il n’avait jamais connu de bonheur. J’étais, à ses yeux, le seul être capable de le lui apporter ici-bas. Même si je n’éprouvais qu’un peu d’affection pour lui, je ne pouvais pas lui ôter son espoir de bonheur.

— C’est un très joli sentiment de charité. Seulement, voilà, vous aimait-il vraiment ? Je ne suis pas très qualifié pour analyser ce sentiment humain ; il me semble, cependant, que si Lesquent vous aimait réellement, il ne vous eût pas menacée tout à l’heure.

— C’est bien en me menaçant qu’il m’a ouvert les yeux. Quand je l’ai connu, je l’ai d’abord jugé comme un rustre, c’est-à-dire un garçon peu plaisant à fréquenter, mais cependant pas condamnable. Puis, souvent, j’eus des doutes qu’il fût malhonnête. Tous les jugements sévères que j’avais pu porter sur lui, je les oubliai quand il me sauva d’une mort affreuse. Je le pris en pitié après qu’il m’eut conté sa jeunesse malheureuse. Je vous ai dit quels furent alors mes sentiments. Imaginez, d’autre part, monsieur le curé, que je me trouvais isolée. Une déception sentimentale, l’abandon d’une amie, et voilà par quels chemins j’ai accepté d’épouser Lesquent. Maintenant, je m’y refuse, je ne le peux plus, mais sur moi pèse sa menace.

— Je ne suis pas un homme de loi. Cependant, il me semble extraordinaire que la justice ait à voir dans cette histoire de trésor. Ce trésor, vous l’avez trouvé ?

— Je ne l’ai pas trouvé, c’est François qui l’a découvert.

— C’est exact. Vous l’avez découvert chez vous. Il me semble que, lorsqu’on trouve quelque chose chez soi, ça vous appartient.

— Le trésor avait été caché par le comte de Boissy ; il appartient donc à ses descendants, s’il en existe. C’est un héritage, il doit aller aux héritiers, sauf, sans doute, une part pour celui qui l’a découvert.

— Je ne peux rien vous affirmer ; en tout cas, vous êtes de bonne foi et il me semble qu’un juge en tiendra compte.

— Peut-être… Mais j’ai peur.

— Vous avez peur, soit, mais plus peur de Lesquent que de la justice. Si de vos sentiments on retire la pitié, il ne reste que la peur. Il faut d’abord la chasser. Voilà ce qu’il faut faire. Vous allez partir, car vous ne pouvez rester sous la domination de cet homme. Vous avez de la famille ?

— Je n’ai plus de famille.

— Des amis sûrs ?

— Lina. Je lui ai écrit cet après-midi. Elle était partie de chez moi à la suite d’une altercation avec François.

— Si cette jeune fille est une véritable amie, elle vous recevra. Sinon…

— Elle me recevra certainement ; mais, avant de partir, je dois me rendre à l’auberge de Vieux-Port, où j’ai ma chambre.

— Bien. Vous savez qu’il existe des œuvres pour la protection de la jeune fille. À tout hasard, je vais vous remettre une lettre de recommandation pour l’une d’elles. Quand vous serez à l’abri de l’influence de Lesquent, vous réfléchirez en toute quiétude et vous pourrez vous renseigner sur cette histoire de trésor. Il faut que je m’occupe maintenant de vous faire partir. Je vais demander au père Horlaville s’il peut vous conduire à Pont-Audemer en passant par l’auberge. Comme vous devez éviter d’y rester longtemps, je vais dire à ma gouvernante de vous donner à dîner.

Contre toute attente, Colette mangea de bon appétit. Il lui semblait que la menace de Lesquent déjà s’éloignait.

Elle achevait son repas quand le curé revint.

— Tout s’arrange, fit-il. Le père Horlaville va vous conduire au train. Il arrive avec sa voiture. J’ai regardé dans les environs, je n’ai pas vu trace de votre tortionnaire.

— Il faudrait peut-être que je lui écrive.

— Pour quoi faire ?

— Pour lui dire que le mariage n’a pas lieu.

Le prêtre réprima un sourire.

— S’il ne vous voit pas rentrer, je crois qu’il s’en doutera. N’écrivez rien aujourd’hui. Dans quelques jours, vous verrez ce que vous avez à faire.

Malgré elle, Colette sursauta en entendant frapper.

— C’est le père Horlaville, fit le prêtre.

Colette remercia le curé qui lui remit l’argent de son voyage et un en-cas. Prestement, elle monta dans l’auto du bonhomme.

— Nous arriverons à temps pour le train, n’ayez crainte, ma petite demoiselle.

En passant, Colette crut apercevoir Lesquent dans la silhouette d’un homme qui rôdait autour

de l’église.

XXIV

Jusqu’à l’instant précis où le train démarra, Colette avait senti l’angoisse lui serrer le cœur.

Maintenant, emmenée dans la nuit, il semblait à la jeune fille qu’un nouveau chapitre de sa vie commençait. Elle ressentait un incommensurable bien-être, une réelle joie de vivre.

À Glos-Montfort, il lui fallut changer de train et, brusquement, sur le quai, alors qu’elle se dirigeait d’un pas alerte vers son nouveau wagon, elle vit, à deux pas devant elle, l’homme, l’ami de François. Il marchait devant elle et Colette se cacha derrière un groupe de soldats en permission. Elle réussit à prendre suffisamment de retard pour perdre de vue le mystérieux personnage.

Pour éviter de passer devant tous les wagons, — l’homme, au passage, pouvait la voir, — elle monta dans le premier compartiment où il y avait une place libre. Elle serait tranquille au moins jusqu’à Serquigny, où elle devait encore changer pour prendre l’express Cherbourg-Paris.

Le train de Glos-Montfort avait deux minutes de retard en arrivant en gare de Serquigny et l’express attendait sur un autre quai. Ce contre-temps obligea les voyageurs à une véritable course par les souterrains. La jeune fille se précipita vers le premier wagon qui se présenta devant elle. Tous les compartiments étaient bondés, ainsi que les couloirs. Déjà le train s’ébranlait. Des voyageurs, en quête de place, suivaient les couloirs et, à chaque instant, Colette devait s’aplatir contre la glace pour les laisser passer.

— Pardon, madame.

L’homme s’était arrêté près d’elle et la dévisageait.

— Excusez-moi, madame, mais il me semble vous reconnaître. N’étiez-vous pas, cet après-midi, chez Sonnart ?

La jeune fille hésitait à le prendre de haut et à dire à cet individu qu’elle ne le connaissait pas. Un sentiment de curiosité, et aussi la crainte qu’il ne la prît à témoin et ne fît du scandale, l’engagea à ne rien dire.

— Pas commode le Sonnart, hein ?

Ce fut presque malgré elle qu’elle lui demanda :

— Parlez à voix basse, il est inutile que les voisins entendent.

L’autre ricanait :

— Vous ne me ferez pas croire que vous ne saviez pas qu’il s’appelle Sonnart ?

— C’est un nom de guerre ?

L’homme riait en hochant la tête d’un air entendu :

— Un nom de guerre !… Non. Son vrai nom.

Après quelques réticences, et pressé par Colette, il confia :

— Nous étions trois blancs sur les bords de l’Ogoué. Nous coupions des bois pour le compte d’une société forestière. Nous ne vivions pas ensemble, mais à cinquante kilomètres les uns des autres, chacun ayant avec soi une trentaine de nègres. Les autres blancs les plus proches étaient à deux cents kilomètres. Vous vous imaginez un peu notre vie ? En quelque sorte perdus dans la forêt vierge avec, pour seul contact avec la civilisation, une vedette qui montait tous les deux mois de Lambaréné.

« Notre unique distraction était de nous réunir chaque semaine, à tour de rôle, chez l’un d’entre nous. Nous prenions une pirogue et, en une dizaine d’heures, nous nous retrouvions, heureux de voir un visage de blanc.

« Nous étions trois. Sonnart, un Parisien qui ne s’embarrassait de rien et se plaisait à évoquer son étrange jeunesse dans la zone, Lesquent, le seul de nous trois qui eût fait des études, et moi. Aucun de nous n’avait de secret pour les autres et l’un de nos amusements était de suivre la correspondance de Lesquent avec un vieil oncle, très riche, qu’il n’avait jamais vu. Nous l’appelions l’oncle d’Amérique, bien qu’il habitât sur les bords de la Seine. Il envoyait de somptueux colis à son neveu et aussi des mandats dont Lesquent n’avait que faire ; nous gagnions royalement notre vie et nous n’avions aucun moyen de dépenser notre argent. Le premier comptoir était à cinq cents kilomètres de notre case. Hormis cet oncle, Lesquent n’avait aucune famille.

« Au jeu de l’oncle inconnu, nous étions aussi forts que notre ami et, en plaisantant, nous nous étions promis que le premier de nous qui rentrerait en France irait voir l’oncle en se faisant passer pour son neveu.

« Trois mois avant son départ pour la France, Lesquent fut tué par la chute d’un arbre. Sonnart se chargea de tout. Il renvoya les papiers et écrivit à l’oncle pour lui apprendre la nouvelle. Peu de temps après, Sonnart résilia son contrat et rentra en France. Après son départ, il arriva une lettre de l’oncle adressée à Lesquent… J’ai pensé que, peut-être, le bonhomme n’avait pas reçu celle de Sonnart et j’ai ouvert la lettre. J’ai compris alors que Sonnart était parti afin de se faire passer pour Lesquent aux yeux de l’oncle. Celui-ci lui écrivait :

Je t’attends, mon petit, je me fais vieux et je veux Le connaître avant de mourir…

— Je ne suis rentré en France, reprit l’homme, que l’année dernière, malade… Tout mon pécule est passé en médicaments et en soins. Alors, je suis venu demander à Sonnart de m’aider.

L’homme sortit de sa poche une perle et ajouta :

— Faut croire qu’il ne se sent pas la conscience tranquille… il m’a donné cela…

Il resta un long moment sans parler. Colette, comme lui, regardait défiler devant eux le fantasmagorique paysage dans la nuit.

— Et vous ? questionna-t-il.

— Moi, c’est sans importance.

Après un temps de réflexion, elle lui demanda :

— Si, un jour, j’avais besoin de votre témoignage, où pourrais-je vous trouver ?

L’homme secoua la tête.

— Je suis de ceux qu’on ne trouve jamais quand on le désire, mais si un jour vous allez à Lambaréné, vous y apprendrez que Lesquent est bien mort, vous verrez sa tombe au cimetière des blancs.

Les lumières de Paris illuminaient le ciel. Colette, hébétée par cette stupéfiante confidence, cherchait à rassembler ses idées. Longtemps, elle resta le nez collé à la glace. Quand elle voulut regarder son interlocuteur, celui-ci avait disparu.

Colette chercha à le voir sur le quai de Saint-Lazare, mais la foule était trop dense. Elle ne le trouva ni dans la salle des Pas-Perdus, ni dans l’escalier. Alors, elle descendit dans la cour du Havre et appela un taxi.

— Colette ! C’est Colette ! D’où venez-vous, mon petit ? Ne savez-vous pas que Lina est absente de Paris ?… Elle est partie pour deux jours. Son patron, actuellement en vacances, l’a fait demander en Touraine pour lui dicter du courrier…

La mère de Lina était dans tous ses états et ses exclamations firent apparaître son mari. Le bonhomme eut le mot qui résuma exactement l’état d’esprit de chacun :

— Mais c’est le retour de l’enfant prodigue ! Les deux braves gens firent entrer Colette et l’assaillirent de questions.

— Je devais me marier demain ; mais cet après-midi, brusquement, la vérité m’est apparue, aveuglante. Je me suis sauvée et je suis venue vous demander asile.

La jeune fille conta son aventure, en réservant certains détails. Par une sorte de retenue, elle n’osa tout dire. Non seulement elle ne révéla rien des confidences de l’homme, mais elle cacha même la menace que Lesquent faisait peser sur elle.

Les parents de Lina étaient les plus braves gens du monde, mais trop simples pour aider Colette dans cette affaire.

Plus tard, couchée dans le lit de Lina, elle réfléchit. Très vite, elle sentit qu’il lui faudrait, dès le lendemain, trouver quelqu’un à qui se confier.

Elle éloigna de sa pensée le nom de Chavanay. Lina ne serait pas de retour avant le surlendemain, et Lina n’était qu’une jeune fille comme elle…

Fourcaud, son ancien patron ? Pourquoi pas lui ? Rien ne s’y opposait. Certes, il n’avait pas été très satisfait de la rapidité avec laquelle Colette était partie ; cependant, ils s’étaient quittés en bons termes. Oui, à Fourcaud, elle pourrait tout dire. Il serait de bon conseil, saurait la guider et elle lui obéirait.

Elle s’endormit enfin.

Le lendemain matin, la jeune fille se réveilla plus décidée que jamais à se confier à Fourcaud et annonça aux parents de Lina qu’elle allait voir son ancien patron.

L’arrivée de Colette dans le bureau où elle avait travaillé deux ans fut, pour ses anciennes collègues, une attraction de choix. Tant de bruits avaient couru sur la jeune fille !

Tout en l’examinant à la dérobée, elles s’inquiétaient de son sort. Était-elle mariée ? Où habitait-elle ?

Simone vint abréger le supplice de la malheureuse en venant lui annoncer que le directeur l’attendait.

— Eh bien ! que devenez-vous ? Êtes-vous mariée ?

Fourcaud lui tendait la main d’un air affable. La jeune fille sentait les larmes lui monter aux yeux, mais elle se maîtrisa.

— Racontez-moi ça…

Colette raconta sa triste odyssée sans omettre aucun détail.

— Diable disait Fourcaud à chaque nouvelle surprise.

Quand elle eut terminé sa confession, il lui demanda :

— Que comptez-vous faire ?

— Je n’en sais rien. Je suis brisée, anéantie, et je suis venue vous demander conseil.

— Bien !

Il tapotait son sous-main et, après avoir réfléchi :

— Il faut d’abord savoir ce que vaut cette menace, je vais téléphoner à mon avocat.

Devant Colette, il décrocha le téléphone et tendit l’écouteur à la jeune fille.

— Mon cher maître, un renseignement. Je vous prends au pied levé et je m’en excuse… Voilà de quoi il s’agit.

En termes précis et succincts, sans nommer personne, il exposa le cas du trésor découvert.

— Il n’y a aucune complication dans cette affaire, répondit l’avocat. Les attributions de trésor sont extrêmement simples. La propriété d’un trésor échoit à celui qui le trouve dans son propre fonds, ce qui est le cas vous intéressant. Si ces deux personnes ont trouvé le trésor dans un château leur appartenant, ils ont droit chacun à la moitié du trésor.

Colette rayonnait de joie.

— Vous êtes tombée dans un piège un peu grossier, ma petite, dit Fourcaud. Vous voyez, rien de grave pour vous. Maintenant, je vais téléphoner à l’un de mes amis qui est commissaire de police au quai des Orfèvres.

La jeune fille eut un sourire crispé.

— Mais non, ne craignez rien, vous n’êtes pas en cause. Il faut quand même s’informer si l’histoire de votre mystérieux personnage est vraie. Vous n’aurez pas besoin d’aller à Lambaréné pour le savoir.

Fourcaud fit le numéro.

— Le commissaire Noël, s’il vous plaît… C’est personnel… Noël ? Ici Fourcaud… Ça va, je te remercie… Pourrais-tu me recevoir ce matin ou cet après-midi ?… Une histoire assez curieuse… Avant d’alerter la police, j’aimerais avoir ton opinion… À quatre heures à ton bureau… Entendu… Merci.

Il raccrocha.

— Noël me recevra cet après-midi, venez me

chercher ici vers trois heures et demie.

XXV

« Vous n’avez rien à craindre. »

Pour la centième fois, peut-être pour la millième fois, Colette se répétait cette affirmation du commissaire Noël. Le policier, un ami intime de Fourcaud, les avait reçus en ami.

— J’envoie un radio à Lambaréné. Demain, nous saurons à quoi nous en tenir sur l’identité de cet individu. En attendant, je donne des ordres pour que le château soit surveillé. Quant à l’histoire du trésor, vous êtes hors de cause. Vous n’avez rien à craindre.

En sortant de la Préfecture, il sembla à Colette qu’on venait de lui rendre la liberté. Le soleil faisait miroiter la Seine et ajoutait une note à sa joie.

— Vous voilà tranquille, dit Fourcaud.

— Je ne crois déjà plus à ce passé… Il me semble presque avoir vécu un cauchemar.

Soudain, Fourcaud vit son sourire se figer sur ses lèvres.

— Y a-t-il encore quelque chose ? s’inquiéta-t-il.

— Non, rien…

— Vous n’avez rien oublié de dire à Noël ?

— Je lui ai tout dit… tout ce qui est du ressort de la police.

— C’est l’emploi à trouver qui vous inquiète ?

— Je ne veux pas rester oisive, bien que ma part du trésor me permette d’envisager l’avenir sans ennuis d’argent.

— Quand vous le désirerez, vous pourrez revenir au bureau.

Elle le remercia d’un sourire. Comme il insistait amicalement, elle dit simplement :

— Les cauchemars laissent toujours de mauvais souvenirs et il est difficile de les chasser.

— N’y pensez plus. N’avez-vous pas toute la vie devant vous ?

La jeune fille, cependant, restait morose. Ils firent quelques pas. Il lui demanda où elle voulait aller.

— Chez moi, d’abord.

— Vous n’allez pas rester chez vous. Tant qu’il n’est pas encore statué sur ce Lesquent, je vous conseille d’aller habiter chez votre amie.

— C’était bien mon intention, mais j’ai besoin d’aller chercher du linge. J’ai presque tout laissé à Grandlieu.

Après avoir quitté Fourcaud, non loin de Saint-Lazare, Colette prit le métro pour rentrer chez elle.

Maintenant qu’elle était seule, tout en se répétant machinalement : « Vous n’avez rien à craindre », elle laissait libre cours à ses pensées. Oui, c’était un cauchemar qu’elle avait vécu et ce cauchemar avait tué le rêve…

« Pierre, murmura-t-elle. Pourquoi faut-il que je pense à lui, que je ramène tout à lui… lui qui ne doit que me mépriser, maintenant. »

Elle retrouva la rue du Mont-Cenis avec une joie mêlée d’amertume, à l’image de son état d’âme, né d’un péril écarté et d’un bonheur perdu.

Par une de ces surprises que ménage toujours le hasard, la concierge ne la vit pas entrer et Colette s’en félicita. Elle avait hâte d’être chez elle, de s’enfermer dans sa coquille, d’y cacher sa peine, de pouvoir y libérer ses larmes.

« Vous n’avez rien à craindre. »

Elle se répétait inlassablement les paroles rassurantes du commissaire. Non qu’elle eût encore besoin de se rassurer, mais pour s’apaiser, s’endormir, comme une mère répète à son enfant le refrain d’une berceuse.

Son logement lui sembla minuscule.

Les hautes salles de Grandlieu, la perspective du parc l’avaient habituée à l’espace.

Colette se sentit attirée par la fenêtre ouverte sur la Butte et elle resta longtemps, collée à la vitre comme un papillon cherchant l’espace et la lumière.

« Je ne pourrai plus vivre ici. Il me semble que j’y étoufferais sous le poids des souvenirs. »

« Vous me donnez un espoir… Ma chérie… Je vous aime…

Le souvenir des dernières paroles de Pierre vint la caresser avec tant de vérité que, malgré elle, elle se retourna… mais la pièce était vide.

« C’est ravissant. Vous avez tiré, avec goût, un excellent parti de cet atelier. »

Combien maintenant l’atelier lui semblait terne dans le jour baissant. La poussière paraissait avoir voilé de crêpe les meubles et les bibelots.

« Me permettez-vous de vous appeler Colette ? »

Non ! C’était grotesque, pourquoi fallait-il que chaque mot lui revienne ?

Colette vint prendre son sac posé sur la table et, avec hâte, sortit de son logis. Elle fuyait. Elle passa si vite devant la loge que la concierge, qui cependant la guettait, n’eut pas le temps de l’arrêter.

Ce ne fut qu’à la place Clichy que la foule et l’animation réussirent à reprendre possession de la jeune fille.

Elle pensa que les parents de Lina devaient l’attendre.

Pour eux, le seul problème qui, maintenant, pouvait agiter la jeune fille devait être de trouver un emploi.

Elle les rassura aussitôt.

— M. Fourcaud m’a offert de retourner chez lui, mais je ne commencerai pas avant quelques jours.

Elle se sentait toute désemparée, sans aucun but. Des bribes du passé lui revenaient à l’esprit.

« Pourquoi a-t-il refusé d’aider Lesquent à me délivrer ? »

Elle frissonnait en se rappelant l’obscurité de la cachette, la rudesse du mur où elle s’écorchait les doigts, la sensation d’étouffement…

« Et il a refusé ! » se répétait-elle.

— Colette, mon petit, à quoi pensez-vous ? Il est tard, disait la mère de Lina, vous devriez aller vous coucher. Ne pensez plus à cet affreux personnage.

Évidemment, Mme Lassale faisait allusion à Lesquent.

Le lendemain, à onze heures, Colette retourna voir le commissaire Noël. Après lui avoir serré la main, le policier lui tendit un télégramme.

Administrateur du cercle de Lambaréné,
à Police Judiciaire, Paris.

François Lesquent tué accidentellement à N’Gouia, le 17 février 19… Inhumé cimetière Lambaréné. Stop. Copie procès-verbal accident suit.

Colette reposa le pli sur le bureau.

— Et Sonnart ?

— Il est en fuite. Nous avons retrouvé sa trace jusqu’à Tors, et là, nous ignorons totalement ce qu’il est devenu. La perquisition effectuée dans le château n’a amené aucune découverte intéressante. Il a emmené avec lui la part du trésor qu’il s’était octroyée.

— C’est sans importance.

Le commissaire ouvrit de grands yeux.

Savez-vous qu’elle devait représenter plusieurs millions ?

La jeune fille dit avec désinvolture :

— Ce n’est pas trop cher payer pour ne plus entendre parler de cet individu.

— Si je comprends bien, vous ne portez pas plainte ?

— Porter plainte ? Mais pourquoi ?

Cette fois, le commissaire Noël ne cacha pas son amusement.

— Usurpation d’identité. Faux et tentative d’usage de faux. Séquestration. Détournement d’un trésor. Tentative d’appropriation illégale d’un héritage, et j’en passe.

— C’est très suffisant.

— Pour l’envoyer aux assises, certainement.

Colette sourit avec quelque tristesse et elle dit :

— Qu’importe, pour moi ! Les mauvais souvenirs s’éloignent, je ne veux plus y penser.

Elle remercia le commissaire de ses bons offices et sortit de son bureau poussiéreux.

— Amusante, cette petite ! remarqua le policier. Mais plainte ou pas, je serais assez curieux de faire connaissance avec ce Sonnart.

Colette occupa le reste de la journée à faire quelques courses et, en fin d’après-midi, alla attendre Lina à la gare d’Orsay.

En l’apercevant, Lina eut un geste d’hésitation. Elle ignorait, évidemment, que Colette était venue l’attendre. Mais quand elle la vit se diriger vers elle, ce fut une explosion de joie.

Après s’être embrassées, les deux amies partirent, bras dessus, bras dessous.

— Combien je suis heureuse, ma petite Lina !

— Colette, je savais bien qu’un jour…

Une fois sorties de la gare, la voyageuse s’étonna :

— Mais tu n’étais pas là par hasard… Tu étais venue chercher quelqu’un ?

— Oui, toi ! C’est toi que j’étais venue attendre.

Lina n’en croyait pas ses oreilles.

Un peu plus tard, tandis qu’elles suivaient la Seine, Colette lui conta son mariage si heureusement manqué. Avec beaucoup de tact, Lina évita de faire des reproches à son amie. Elle se garda même de lui parler de sa démarche manquée auprès de Chavanay. Cependant, elle hasarda son nom.

— Tout est fini, répondit Colette, et je ne suis pas éloignée de penser qu’il ne vaut guère mieux que Sonnart. Bien sûr, il est élégant, distingué, poli, parce qu’il est riche. Mais c’est le même être, égoïste et orgueilleux, sans aucun sentiment autre que celui du moi. N’a-t-il pas refusé d’aider Sonnart à me sauver d’une mort affreuse ? Sonnart est un aventurier, un bandit, mais je ne peux lui ôter ce geste : il a tout fait pour me sortir de la cachette où j’étais emmurée.

— Avec le trésor…

— Bien sûr, avec le trésor.

— Si bien qu’on ne sait si c’est toi ou le trésor qu’il tenait à sauver.

Colette sourit à ce qu’elle jugeait être une rosserie de son amie.

Elles franchirent le pont du Carrousel.

Quelques instants plus tard, elles traversaient les Tuileries. Lina revint à la charge.

— Ton accusation sur Chavanay ne repose que sur les dires de Sonnart qui, tu n’en doutes plus, est un coquin.

— Je l’ai pensé aussi. Mais je suis allée le lundi soir au rendez-vous, il n’y était pas. Non, Lina, Sonnart n’a pas menti, pour la bonne raison qu’il fut surpris d’apprendre de Chavanay que nous nous connaissions. Quand Chavanay est venu lui demander l’adresse de la copropriétaire du château, sans arrière-pensée Sonnart lui a donné mon adresse et monsieur s’est vexé de ma cachotterie. Il s’est imaginé que je m’étais moquée de lui et son amour était si fort que, quelques instants plus tard, quand Sonnart lui a dit que j’étais en danger de mourir emmurée, quelle fut sa réponse ? Un mot… un mot spirituel, tu peux en juger : « Puisqu’elle tient tant à son secret château, qu’elle y reste, au secret. »

« C’était me condamner à la plus affreuse des morts pour un bien léger affront.

Les larmes venaient aux yeux de la jeune fille et Lina eut grand-peine à la calmer.

Malgré les marques d’une amitié retrouvée, saignait au cœur de Colette une blessure inguérissable d’où il semblait à la jeune fille que sa vie et sa jeunesse s’échappaient goutte à

goutte.

XXVI

Il y avait trois semaines que Colette avait repris son emploi chez Fourcaud quand, un soir, celui-ci lui annonça qu’il allait s’absenter quelques jours.

— Il n’y a rien de bien important en ce moment. Je vais en profiter pour rejoindre ma femme à Biarritz. Je viens de passer en revue les affaires en cours, je ne vois rien qui puisse vous attirer des ennuis en dehors des balles de coton que nous avons transportées pour Stella à Troyes. Le chauffeur nous a prévenus que certaines sont en mauvais état. Si notre client fait une réclamation, il sera indispensable que vous alliez avec lui vous rendre compte sur place de l’état de ces balles. Je tiens à ce que vous y alliez vous-même, ajouta Fourcaud. D’ailleurs, Lebaud, qui s’occupe habituellement de ce genre d’affaire, est en vacances.

En vérité, Colette fut très satisfaite, quand la manufacture Stella téléphona pour demander qu’un représentant des établissements Fourcaud vienne constater l’état de certains emballages.

La jeune fille éprouvait le besoin de s’évader de ses pensées. Le voyage à Troyes, la discussion à engager, les responsabilités à prendre, seraient pour elle un puissant dérivatif.

— Une auto partira demain matin à huit heures de nos services commerciaux, rue La Boétie, vous pourrez en profiter, lui dit l’employée de chez Stella.

Colette promit d’être au rendez-vous.

Afin de représenter dignement M. Fourcaud, la jeune fille choisit celle de ses robes qui lui seyait le mieux. Une robe noire très simple, mais qui venait de chez un bon couturier. Véritable folie qu’elle s’était offerte quelques jours avant. Elle l’égaya d’une broche enrichie de diamants qui provenait du trésor.

Quand elle arriva aux bureaux de Stella, elle les crut d’abord déserts. La porte, cependant, était ouverte. Elle s’avança et trouva une secrétaire qui feuilletait des dossiers.

— Si vous voulez attendre notre directeur, il va venir dans un instant et doit vous conduire lui-même à Troyes.

— M. Morin, sans doute ?

— Non, M. Morin est notre directeur commercial. C’est le directeur général lui-même qui a tenu à s’occuper de cette affaire. Je crois que M. Fourcaud le connaît personnellement et il lui a demandé de régler avec vous ce litige. Il est très gentil, vous verrez, beaucoup plus conciliant que M. Morin.

Colette se redressa. Elle connaissait Morin comme étant un homme très dur en affaires. Elle s’était fait un point d’honneur à ne pas se laisser manœuvrer et à défendre pied à pied les intérêts de Fourcaud. Ce qui était pour elle la première occasion de lui montrer sa reconnaissance. Et voilà, sans doute parce qu’elle est une femme, que, craignant qu’elle ne se laissât influencer par le redoutable Morin, Fourcaud avait usé de ses relations personnelles pour lui faciliter la besogne.

— Je vais aller prévenir que vous êtes arrivée, fit la secrétaire qui se leva, un paquet de documents à la main.

Elle revint peu après et annonça :

— M. Chavanay arrive immédiatement.

Colette n’était pas revenue de sa surprise qu’une porte s’ouvrait sur la silhouette bien découplée que la jeune fille connaissait bien. Chavanay eut un haut-le-corps en la reconnaissant.

— Vous êtes toujours chez Fourcaud ?

Colette sentit son cœur se serrer. Elle le retrouvait bien tel qu’il était resté dans sa mémoire, d’une indiscutable élégance, d’une suprême distinction. Cependant, malgré toute sa réserve habituelle, il ne pouvait cacher à la jeune fille tout son trouble. Celle-ci laissa échapper un soupir.

— Je suis la secrétaire particulière de M. Fourcaud.

— Bien, bien.

Il jeta nerveusement la cigarette qu’il tenait à la main.

— Ma voiture est en bas, fit-il.

Ils descendirent sans dire mot. Avec une politesse parfaite qui était l’une de ses séductions, il l’aida à s’installer dans la « 15 CV » noire dont il se servait pour les affaires.

Tant qu’ils furent dans Paris, ils n’échangèrent aucune parole. Colette se trouvait dans un état fébrile d’agitation et cependant il fut bientôt flagrant à ses yeux que son compagnon n’était pas absolument maître de lui. Ses gestes étaient brusques. Deux fois, il freina si brutalement que la tête de la jeune fille faillit heurter le pare-brise.

Elle ne dit rien jusqu’à la sortie de Paris. Mais quand ils furent sur la route et qu’elle vit le compteur dépasser le cent, puis le cent dix, d’un geste instinctif sa main se crispa sur la portière.

— Vous avez peur ?

Sa voix était incisive, et Colette répondit le plus calmement possible :

— Je n’aurais pas peur si je vous savais maître de vous.

— Qu’importe ! Ne croyez-vous pas qu’un solide platane comme celui-là…

— Ne dites pas cela !

— Il est vrai que vous tenez à la vie, vous !

Ils abordaient un virage et les pneus de l’auto crissèrent sur l’asphalte. Chavanay avait les yeux fixés sur la route et la crispation de sa mâchoire montrait à quel point il était tendu.

— Vous pouvez vous vanter d’être la première femme qui se soit moquée de moi. Vous avez dû en faire des gorges chaudes avec votre compère ?

Colette ne répondit rien. Elle s’était promise d’écarter toute discussion. Pour elle, tout était irrémédiablement perdu. Alors, à quoi bon ?

— Et cependant, disait-il, j’avais cru que vous n’étiez pas une femme comme les autres. Je vous voyais comme un ange de pureté, alors qu’en vérité vous vous êtes révélée d’une duplicité effrayante.

« Tour à tour, la jeune femme mystérieuse qui s’éclipse avenue Victor-Hugo, la jeune femme assez libre pour se laisser emmener à Deauville, mais suffisamment réservée pour inciter un honnête homme à garder ses distances. Puis la jeune fille sage, yeux baissés, rougissante, qui cache sa propriété en Normandie en vivant modestement dans une mansarde à Montmartre. Ah ! de quelle splendide colère n’éclatiez-vous pas, avenue Foch ! « Je ne suis pas de celles que l’on emmène au Bois. » Tandis que moi j’étais de ceux que l’on mène en bateau. Quel génie de la mise en scène !…

— Voulez-vous d’abord aller moins vite ?

Cette prière faite si calmement augmenta encore la rage de Chavanay.

Ils descendaient une côte toute droite qui, juste en face, remontait semblablement rectiligne. Devant eux un énorme camion s’en allait qu’ils doubleraient dans quelques secondes et là-bas, en face, une traction noire descendait, accourant vers eux. Brutalement, une image atroce passa devant les yeux de Colette. Immanquablement, Chavanay doublerait le camion quand la traction les croiserait. Ce serait l’accrochage à cent vingt à l’heure et l’écrasement sur le mastodonte.

— Ralentissez, je vous en supplie !

En même temps, elle s’accrochait au bras de Chavanay et elle sentit l’auto déraper. Avec maîtrise, le conducteur réussit à redresser sa voiture, mais la masse du camion se rapprochait avec une vitesse effrayante. Colette ferma les yeux. Elle entendit les pneus crisser sur l’asphalte et se rendit compte que l’auto ralentissait.

Quand Chavanay la regarda, elle pleurait.

L’auto était arrêtée sur l’herbe. Là-bas, l’énorme camion poursuivait sa route, nimbé d’une fumée bleuâtre.

— En vous accrochant à moi, nous pouvions nous jeter dans le fossé, alors que nous avions notre chance de passer.

— Autrement dit, je comblais vos espoirs en nous envoyant ad patres.

— Peut-être. Je me demande parfois si vous vous rendez compte de vos actes… Vous alliez comme un fou.

— Je ne parle plus de ça, mais du mal que vous m’avez fait.

— Je vous assure que ce fut involontaire.

— N’essayez pas encore de ruser.

— Je me suis juré, tout à l’heure, de ne pas répondre à vos reproches…

Elle eut une hésitation.

— Mais je ne peux pas laisser vos accusations sans réponse. J’ai cru à votre amour. Je ne crains pas de l’avouer et c’est pourquoi je suis allée, quand même, le lundi soir à notre rendez-vous. Et vous n’y étiez pas, vous… Par colère, vous aviez déjà refusé à Sonnart de l’aider à me dégager, mais le lundi, par orgueil, par crainte que je me sois moquée de vous, vous n’êtes pas venu. Vous avez aveuglément cru cet homme dont vous vous méfiiez, mais vous n’avez eu aucun espoir que je vienne me justifier. Le grand amour que vous éprouviez pour moi ! Votre orgueil d’homme était plus fort que ce soi-disant amour…

— Colette, je vous assure… et je ne comprends rien à vos paroles. Sonnart, c’est Lesquent ?

— Oui, je vous expliquerai. Laissez-moi vous dire la vérité, sans chercher à dissimuler nos propres fautes. Que m’importe maintenant ! Quand j’aurai terminé, sachez, monsieur, que le livre sera refermé à jamais. Peut-être devrons-nous encore nous rencontrer, mais vous ne serez jamais plus, pour moi, que le directeur général de la Stella.

« Si j’avais osé le premier jour avouer que j’avais des droits sur Grandlieu, peut-être que rien ne serait arrivé.

« Le jour de Pâques, quand vous avez visité le château, j’y suis arrivée au moment où Sonnart vous vantait la valeur de Grandlieu et vous parlait d’une soulte. J’avais de graves raisons de croire qu’il voulait me voler…

« J’ai donc écouté sans me montrer. Ce fut ma première faute. Le soir, j’ai essayé de vous faire dire quelles offres il vous avait faites. Dès le lendemain, je regrettais ma ruse et cette journée, si belle grâce à vous, me fut en partie gâchée. À chaque minute, je voulais vous avouer que Grandlieu était pour une moitié à moi, et à chaque fois, prête à parler, je remettais à plus tard.

— Pourquoi vous faire déposer avenue Victor-Hugo ?

— Par orgueil… non pas pour vous faire croire que j’habitais ce somptueux immeuble, mais pour que vous ne sachiez pas quelle misérable maison j’habitais. Et puis, je craignais aussi de me laisser entraîner. J’étais pauvre, éblouie par cette journée de princesse que vous m’aviez fait vivre. Je ne pouvais pas encore faire la part de l’émerveillement et de l’amour.

— C’est pourquoi, d’abord chez Fourcaud, puis le soir, vous avez refusé de m’écouter ?

— Oui. Entre temps, j’avais appris votre mariage manqué…

« J’en viens au soir où vous êtes venu chez moi. Je savais que je vous aimais, mais je pensais que la pauvre jeune fille que j’étais ne pouvait devenir Mme Chavanay. Or, je venais d’apprendre qu’une légende racontait l’existence à Grandlieu d’une cachette où, durant la Révolution, avait été déposé un trésor que nul n’avait jamais découvert. Si nous trouvions ce trésor, mon triste associé et moi-même, je serais riche, je pourrais vous apporter une dot.

— Folle !

— Peut-être… Tandis que vous étiez chez moi, j’ai reçu une visite. C’était Sonnart. Il venait m’annoncer qu’il était près de trouver le trésor. Il n’attendait plus que moi pour la dernière exploration. Je n’avais qu’une crainte. Que l’un de vous deux vît l’autre. Je lui ai demandé de revenir le soir ; ce fut à ce moment que nous mîmes au point l’expédition.

« Le surlendemain, je partais à Grandlieu ; mais avant, le matin, je vous envoyais une lettre remettant au lundi notre rendez-vous du samedi.

— C’est pourquoi, désemparé de ce samedi si vide, je décidai d’aller en Normandie, moi aussi.

— En examinant la cheminée, un mur mobile descendit comme un rideau et nous enferma, Sonnart et moi, lui seul réussit à s’échapper. Vous êtes arrivé à ce moment. Vous vouliez l’adresse de la copropriétaire du château et, quand vous avez su que c’était moi, vous avez éprouvé une si grande colère que vous avez refusé, quelques instants plus tard, d’aider Sonnart à me délivrer. Vous me saviez emmurée et vous avez…

Un sanglot l’étouffa.

— C’est Lesquent qui vous a donné cette version ?

— Évidemment !

— Elle est fausse. J’ignorais que vous fussiez en danger. Ah ! si j’avais pu supposer… Colette, je vous conjure de me croire. Rien, n’est-ce pas, maintenant, ne pourrait m’inciter à mentir ? Vous l’avez dit tout à l’heure, quand nous aurons terminé, nous fermerons le livre de nos amours défuntes…

« Sachez d’abord que je suis venu deux fois à Grandlieu, cet après-midi-là.

Chavanay raconta ses deux visites à celui qu’il appelait toujours Lesquent.

— Il a donc menti ! Quel affreux personnage !

— Il a menti deux fois à vous et à moi, et cependant il ignorait que nous nous connaissions. Quel intérêt avait-il à mentir ?

— Il ne tenait pas à ce que l’on sache que nous venions de découvrir un trésor. Vous, moins que quiconque, puisque vous étiez susceptible d’acheter le château.

Chavanay hocha la tête.

— Vous avez effectivement découvert le trésor ?

— Je l’ai effectivement découvert, cette broche en est l’un des joyaux.

Chavanay réfléchit un moment, puis il dit :

— Je crois que l’attitude de Lesquent est plus simple à expliquer qu’elle ne le paraît à première vue. J’arrive à Grandlieu à un moment inopportun. Il ne veut pas que j’apprenne la découverte du trésor et, d’abord, il ignore que je vous connais. Alors, simplement, il me donne votre adresse. Il ne joue la comédie que lorsqu’il sait que nous nous connaissons et que j’ai reconnu votre chapeau. Plus tard, il ne vous mentira que pour vous cacher son mensonge. Le mensonge ne peut qu’amener le mensonge. Mais comment êtes-vous sortie ?

— Il a creusé un trou dans le mur, il a descellé des pierres, scié des barreaux de fer.

— J’aurais tant voulu vous sauver !

La jeune fille lut alors dans les yeux du jeune homme l’intensité de sa passion. Elle en fut bouleversée, mais quand il lui saisit les bras et voulut l’attirer contre lui, elle l’arrêta.

— Non, je vous en prie… Ce n’est plus possible.

— Plus possible… Mais vous ne vous rendez pas compte que nos reproches mutuels sont sans fondement, que le seul coupable est cet individu.

La voix de Colette prit une étrange intonation, elle se fit plus rauque, comme irréelle.

— Le lundi, j’étais désespérée en revenant du rendez-vous où vous n’étiez point venu. J’ai vécu de sombres semaines en dépit de ce trésor qui me faisait riche. Parfois, j’arrivais à penser que le destin m’avait apporté la fortune sur un plateau et le malheur sur l’autre.

« Je ne sais si vous le savez, j’avais une amie, Lina, ma seule amie. Je dois vous dire aussi que Lesquent venait me voir assez souvent. Je l’avais d’abord jugé comme un rustre ; mais il m’avait sauvée d’une mort affreuse…

— Peut-être avait-il voulu surtout sauver le trésor.

— Peut-être. Les actes et les sentiments de ce garçon furent toujours complexes, difficiles à définir. Il me faisait pitié ; j’acceptai qu’il vînt de temps à autre, et Lina, beaucoup plus subtile que moi, se rendit compte du machiavélisme de cet homme. Un soir, il y eut une discussion terrible entre eux et Lina partit. Elle ne revint plus jamais. En peu de temps, j’avais perdu l’amitié et l’amour…

Colette se tut un instant et, avec effort, poursuivit :

— Les hommes ont deux moyens de séduire les femmes : leur magnificence, force physique ou richesse, ou la pitié. Je vous l’ai dit, j’avais pitié de Sonnart, j’étais seule…

Chavanay lui saisit les poignets et les serra à les broyer.

— Alors ?

— Il me harcelait pour que je l’épouse… Déjà, quand nous fûmes enfermés tous deux dans la cachette, il m’avait menacée de nous laisser mourir si je ne lui promettais pas de l’épouser.

— C’était un fou !

— J’avais réussi à lui faire entendre raison. J’étais seule, désemparée, il me semblait aussi malheureux que moi qui n’avais plus aucun espoir de bonheur. J’acceptai de l’épouser. Il serait au moins heureux, lui, et je lui devais déjà la vie.

« Je partis de chez M. Fourcaud…

— Je l’ai su.

— Je louai une chambre à l’auberge de Vieux-Port, où j’étais hantée par votre souvenir. Combien de fois me suis-je reprochée de penser à vous, alors que je préparais mon mariage avec un autre.

— Ainsi, vous êtes mariée ?

Sa voix était frémissante.

— Non. La veille de notre mariage, il y eut une scène affreuse.

« Subitement, mon soi-disant cousin s’est révélé tel qu’il était. Une sorte de fauve. Ce fut pour moi un véritable miracle qui m’a ouvert les yeux et je me suis enfuie.

« Je vous jure, Pierre, que jamais il n’y eut rien entre lui et moi. Étranges fiancés que nous étions, qui jamais ne nous sommes embrassés… Pierre, dites-moi quelque chose. Pierre, j’ai peur. À quoi pensez-vous ?

— Je pense que moi aussi, je devais épouser Véronique.

— Chut ! Il était convenu entre nous que nous n’en parlerions plus.

— J’y mets une condition que jamais vous ne parlerez plus de Lesquent.

— Je dois en parler encore. Dans le train, j’ai retrouvé l’homme et il m’a révélé que Lesquent, mon cousin, était mort il y a trois ans en Afrique. Le triste personnage de Grandlieu n’était qu’un aventurier nommé Sonnart, qui a pris son identité.

Elle conta alors sa visite à Fourcaud et au commissaire Noël, et la fuite de Lesquent.

Bouleversé par les révélations de Colette, Pierre Chavanay murmura :

— Je croyais avoir souffert, mais vous avez plus souffert que moi. Colette, la vie s’ouvre devant nous, une vie merveilleuse puisque nous la vivrons ensemble.

De longues minutes s’écoulèrent avant qu’ils s’aperçussent qu’ils étaient sur la route de Troyes, toujours arrêtés sur l’herbe du bas côté.

Soudain, Chavanay eut un sourire.

— Je comprends pourquoi Fourcaud m’a téléphoné hier, insistant pour que j’aille moi-même à Troyes.

— J’oubliais Troyes et les balles de coton, fit Colette en riant.

— Au diable le coton ! Je ne crois pas qu’il soit si abîmé qu’on le prétend.

— Il doit être un peu endommagé quand même.

— À peine, rien pour autant dire.

ÉPILOGUE

L’automne n’était pas encore venu mordorer les arbres de Grandlieu, quand Colette, toute de blanc vêtue, descendit les marches du Sacré-Cœur, au bras de Pierre Chavanay.

Lina, en longue robe bleu pastel, était la première d’une longue file de demoiselles d’honneur. Elle venait de découvrir que le sort qui, comme chacun le sait, est malin, lui avait réservé le plus séduisant cavalier en la personne de Lucien Chavanay, frère cadet du marié.

Fourcaud, témoin de la mariée, avait son sourire des bons jours.

— Les bonnes secrétaires ne manquent pas, disait-il à qui voulait l’entendre, mais une si délicieuse mariée, vous avouerez qu’on n’en rencontre pas tous les jours.

Et si son interlocuteur semblait prêter attention à ses propos, il ne tarissait plus d’éloges sur Colette.

— Je suis heureux que Pierre ait eu la chance de la rencontrer, concluait-il, et aussi qu’elle ait rencontré Pierre.

Le soir même, les jeunes époux partirent pour un long voyage qui, par Venise, devait les mener à Athènes et au Caire.

Quelques jours avant le mariage, le sort de Grandlieu s’était réglé chez le notaire. Colette voulait vendre le château dont elle était, maintenant, la seule propriétaire.

— Il s’attache à Grandlieu un mauvais souvenir, disait-elle.

— Les mauvais souvenirs s’estompent, les bons restent, lui répondit Pierre. Gardez Grandlieu, nous referons la décoration intérieure et, l’été prochain, nous y recevrons nos amis.

Quant au sinistre Sonnart, nul ne sut jamais ce qu’il était devenu, et le commissaire Noël risque d’attendre fort longtemps avant de faire sa connaissance.

FIN
Achevé d’imprimer

sur les Presses de

l’Imprimerie SEG
Dépot légal No : 824 déposé dans le 3ème trimestre 1953

TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

 251

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Extrait du Catalogue :
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La châtaigneraie
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L’Homme de sa vie
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L’amour fratricide
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Le cœur d’ivoire
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