XXIII

« C’est impossible ! Impossible ! »

Il faisait nuit, maintenant, et, les mains crispées, Colette, hagarde, relevant la tête, regardait cette obscurité où elle était plongée tout entière, jusqu’à son âme. Elle cherchait désespérément une lumière.

« C’est impossible, les juges ne pourront pas dire que je suis coupable. »

Elle n’envisageait plus d’autre solution que de refuser d’épouser Lesquent.

« Les juges ne pourront pas. Mais n’y a-t-il pas des erreurs judiciaires ? N’est-ce pas ainsi que naissent les erreurs judiciaires ? On parle justement ces jours-ci, dans les journaux, d’un forçat de retour après vingt ans de bagne et qui est innocent.

« Vingt ans, même dix, même cinq… Cinq ans dans une cellule, toute seule ou, peut-être, avec pour compagne une voleuse, une meurtrière…

« C’est impossible.

« Si seulement j’avais quelqu’un à qui me confier, quelqu’un de sûr, une amie. »

Elle pensa à Lina, abandonna son idée.

« Un prêtre… Oui, un prêtre. Le curé du village…

Elle avait obtenu, non sans raillerie de la part Lesquent, qu’ils se mariassent à l’église. Elle connaissait donc le curé un peu mieux que si elle l’eût vu simplement à la messe le dimanche. Lesquent ne l’empêcherait pas d’aller à l’église ce soir.

Elle se leva, répara sa coiffure et se noua un foulard sur les cheveux.

— Vous sortez ?

Par la porte grande ouverte de la bibliothèque, Lesquent l’interpellait.

Je vais à l’église.

Il ricana :

— Voir le curé ?

Elle mentit pour parfaire son excuse.

— Oui. Il faut que je le revoie pour… demain.

— Tu as déjà passé deux heures au moins avec lui au début de l’après-midi, ça ne suffit pas ?

— Non, je devais y retourner.

— Pour lui raconter nos petites histoires ?

— Eh bien ! il n’y a rien à faire, tu resteras là.

— Je vous assure que…

— Que nous nous marierons demain ?

— Sans doute.

— Pas de sans doute. Écoute-moi. Je ne ferai rien contre tes idées de religion, je te l’ai dit. Moi, je n’y crois pas ; mais, si je m’y opposais, je craindrais que ça me porte malheur. Alors, voilà, s’il faut que tu ailles encore voir le curé, vas-y ; mais, avant, tu vas me jurer devant Dieu que nous nous marierons demain.

Colette marqua une hésitation. Elle essaya de ruser.

— Il ne dépend pas de moi que nous nous mariions demain.

— Si. Tu le sais bien, puisque, moi, je n’ai que ce désir.

— La nuit est longue, François.

— Qu’entends-tu par là ?

— Que nous ignorons ce que nous réservent les heures que nous avons à vivre d’ici demain.

Lesquent sembla inquiet de ces étranges paroles. Quel sens caché pouvaient-elles avoir ? Il réfléchit un instant, puis, craignant un piège, dit :

— Ce sont là des histoires de ton invention. Jure-moi d’accepter demain de m’épouser ou remonte dans le boudoir.

— Sur quoi voulez-vous que je jure ?

— Sur quoi ? Mais comme ça.

— Mon serment serait sans valeur. Attendez, je vais chercher…

Elle partit en courant vers l’escalier et Lesquent, tout interdit, la regarda monter l’étage.

« Elle va jurer », murmura-t-il.

Il était resté à l’attendre dans le hall d’entrée, perdu dans ses réflexions. Soudain, il lui sembla qu’il y avait bien longtemps que Colette était montée.

Il attendit encore et, par deux fois, regarda sa montre. Cinq minutes s’écoulèrent. C’était trop. Que cherchait-elle ? Ne se serait-elle pas jouée de lui ?

En quatre enjambées, il gravit l’escalier. La porte du boudoir de Colette était fermée, il frappa. Il frappa deux fois, trois fois, puis il ouvrit la porte. La lumière était éteinte. Il tourna le commutateur, il n’y avait personne.

— Colette !

Lesquent sentit un courant d’air et, comme il se dirigeait vers la fenêtre pour la fermer, le vent fit claquer la porte.

— Colette !

Il revint sur le palier, regarda dans les chambres voisines. Il appela encore :

— Colette ! Colette !

Puis il redescendit et, au tournant de l’escalier, il aperçut la porte du hall ouverte, et il comprit.

À l’instant même où Colette s’était aperçue que Lesquent ne la laisserait pas sortir sans un serment qu’elle se refusait à donner, une idée, née de l’excitation où elle se trouvait, avait jailli.

Sans laisser à son tourmenteur le temps de réagir, la jeune fille était remontée vers le boudoir, mais, au lieu d’y entrer, elle s’était cachée dans la pièce la plus proche de l’escalier. Par la porte entrouverte, elle avait vu passer Lesquent, et à peine était-il entré chez elle qu’elle se glissait dans l’escalier. Elle était sortie si rapidement qu’elle n’avait pas pris le soin de refermer la porte du hall. C’est le courant d’air ainsi créé qui, dans le dos de Lesquent, avait fermé la porte.

Maintenant, Colette courait à travers le parc. Elle n’avait qu’une crainte : que son terrible cousin se lançât à sa poursuite.

Elle était à la moitié du tapis vert quand elle entendit que Lesquent l’appelait. Elle bondit vers les arbres. S’arrachant aux ronces, elle descendit en courant jusqu’au sentier qui menait à Aizier. Elle s’arrêta pour écouter et reprendre son souffle. Elle n’entendit aucun bruit de poursuite ; alors, d’un pas rapide, mais sans courir cette fois, elle continua son chemin vers le village.

— M. le curé est-il ici ?

La vieille bonne la regarda sans aménité. Était-ce là une tenue pour se présenter chez un prêtre ? Un accroc à la robe, sans préjudice de ceux faits à ses bas, les éraflures de ses bras, étaient la rançon de cette course folle. En outre, Colette était tout essoufflée et de son foulard dénoué ses cheveux s’échappaient en désordre.

— C’est très urgent.

— Vous venez pour un malade ?

— Non, mais il faut absolument que je voie M. le curé.

— Entrez.

Elle laissa passer Colette devant elle, la détaillant des pieds à la tête, et ouvrit la porte de la salle à manger.

— Asseyez-vous.

La jeune fille pensa que Lesquent viendrait peut-être jusqu’ici. Mais oserait-il entrer chez le prêtre ?

Elle s’assit dans un coin d’où elle ne pouvait être vue de l’extérieur et attendit.

L’abbé Fouquier était un homme d’une cinquantaine d’années, solide fils de paysans, calme jusqu’à paraître lent, volontaire sans être têtu. Il n’avait ni la flamme fiévreuse, ni l’onctuosité de certains ecclésiastiques, mais une apaisante et inébranlable tranquillité.

— Eh bien ! mademoiselle, dit-il avec affabilité en entrant dans la pièce.

— Monsieur le curé, je ne me marie plus.

Le prêtre eut un haut-le-corps.

— Comment cela ?

— Je ne sais plus, je suis épuisée d’angoisse, je…

Enfin, ces larmes, ces sanglots qui l’étouffaient, se libérèrent. Colette fondit en larmes.

Très calmement, le prêtre la fit se rasseoir. Il laissa la première explosion du désespoir s’apaiser. Puis, quand les sanglots se firent plus lents, plus espacés, il dit :

— Racontez-moi cela, mon enfant. Vous avez eu une petite querelle avec votre fiancé, n’est-ce pas ?

Colette fit signe que non. Puis elle commença à raconter son histoire depuis le jour où elle avait reçu la lettre de Me Lemasle. Quand elle eut terminé, le prêtre lui dit :

— Ce que je ne comprends pas d’une jeune fille comme vous, qui me semblez posée, c’est qu’après de nombreux témoignages de la brutalité, de la grossièreté de ce garçon, vous ayez pu envisager de l’épouser. Je vous avoue que ça dépasse mon imagination.

— J’avais la certitude qu’il m’aimait.

Le brave prêtre leva les bras au ciel.

— Voyez-vous, monsieur le curé, il n’avait jamais connu de bonheur. J’étais, à ses yeux, le seul être capable de le lui apporter ici-bas. Même si je n’éprouvais qu’un peu d’affection pour lui, je ne pouvais pas lui ôter son espoir de bonheur.

— C’est un très joli sentiment de charité. Seulement, voilà, vous aimait-il vraiment ? Je ne suis pas très qualifié pour analyser ce sentiment humain ; il me semble, cependant, que si Lesquent vous aimait réellement, il ne vous eût pas menacée tout à l’heure.

— C’est bien en me menaçant qu’il m’a ouvert les yeux. Quand je l’ai connu, je l’ai d’abord jugé comme un rustre, c’est-à-dire un garçon peu plaisant à fréquenter, mais cependant pas condamnable. Puis, souvent, j’eus des doutes qu’il fût malhonnête. Tous les jugements sévères que j’avais pu porter sur lui, je les oubliai quand il me sauva d’une mort affreuse. Je le pris en pitié après qu’il m’eut conté sa jeunesse malheureuse. Je vous ai dit quels furent alors mes sentiments. Imaginez, d’autre part, monsieur le curé, que je me trouvais isolée. Une déception sentimentale, l’abandon d’une amie, et voilà par quels chemins j’ai accepté d’épouser Lesquent. Maintenant, je m’y refuse, je ne le peux plus, mais sur moi pèse sa menace.

— Je ne suis pas un homme de loi. Cependant, il me semble extraordinaire que la justice ait à voir dans cette histoire de trésor. Ce trésor, vous l’avez trouvé ?

— Je ne l’ai pas trouvé, c’est François qui l’a découvert.

— C’est exact. Vous l’avez découvert chez vous. Il me semble que, lorsqu’on trouve quelque chose chez soi, ça vous appartient.

— Le trésor avait été caché par le comte de Boissy ; il appartient donc à ses descendants, s’il en existe. C’est un héritage, il doit aller aux héritiers, sauf, sans doute, une part pour celui qui l’a découvert.

— Je ne peux rien vous affirmer ; en tout cas, vous êtes de bonne foi et il me semble qu’un juge en tiendra compte.

— Peut-être… Mais j’ai peur.

— Vous avez peur, soit, mais plus peur de Lesquent que de la justice. Si de vos sentiments on retire la pitié, il ne reste que la peur. Il faut d’abord la chasser. Voilà ce qu’il faut faire. Vous allez partir, car vous ne pouvez rester sous la domination de cet homme. Vous avez de la famille ?

— Je n’ai plus de famille.

— Des amis sûrs ?

— Lina. Je lui ai écrit cet après-midi. Elle était partie de chez moi à la suite d’une altercation avec François.

— Si cette jeune fille est une véritable amie, elle vous recevra. Sinon…

— Elle me recevra certainement ; mais, avant de partir, je dois me rendre à l’auberge de Vieux-Port, où j’ai ma chambre.

— Bien. Vous savez qu’il existe des œuvres pour la protection de la jeune fille. À tout hasard, je vais vous remettre une lettre de recommandation pour l’une d’elles. Quand vous serez à l’abri de l’influence de Lesquent, vous réfléchirez en toute quiétude et vous pourrez vous renseigner sur cette histoire de trésor. Il faut que je m’occupe maintenant de vous faire partir. Je vais demander au père Horlaville s’il peut vous conduire à Pont-Audemer en passant par l’auberge. Comme vous devez éviter d’y rester longtemps, je vais dire à ma gouvernante de vous donner à dîner.

Contre toute attente, Colette mangea de bon appétit. Il lui semblait que la menace de Lesquent déjà s’éloignait.

Elle achevait son repas quand le curé revint.

— Tout s’arrange, fit-il. Le père Horlaville va vous conduire au train. Il arrive avec sa voiture. J’ai regardé dans les environs, je n’ai pas vu trace de votre tortionnaire.

— Il faudrait peut-être que je lui écrive.

— Pour quoi faire ?

— Pour lui dire que le mariage n’a pas lieu.

Le prêtre réprima un sourire.

— S’il ne vous voit pas rentrer, je crois qu’il s’en doutera. N’écrivez rien aujourd’hui. Dans quelques jours, vous verrez ce que vous avez à faire.

Malgré elle, Colette sursauta en entendant frapper.

— C’est le père Horlaville, fit le prêtre.

Colette remercia le curé qui lui remit l’argent de son voyage et un en-cas. Prestement, elle monta dans l’auto du bonhomme.

— Nous arriverons à temps pour le train, n’ayez crainte, ma petite demoiselle.

En passant, Colette crut apercevoir Lesquent dans la silhouette d’un homme qui rôdait autour de l’église.