XX

Lina avait été profondément mortifiée de la scène qui s’était terminée par son départ de chez Colette. L’attitude de son amie l’avait indignée. Que Colette lui ait donné tort, ait défendu Lesquent et n’ait même pas eu un geste d’adieu, un regard pour elle, cela dépassait l’entendement.

La jeune fille avait ouvert son cœur à sa mère.

— C’est inconcevable, je me demande comment ce garçon antipathique a réussi à conquérir Colette ?

Les suppositions allaient bon train, entre Lina et ses amies qui, toutes, connaissaient Colette.

Quelqu’un prononça le mot de philtre, d’autres firent des plaisanteries équivoques rien ne satisfaisait Lina.

Une fois de plus, elle décida d’aller chercher, à la sortie de son bureau, celle qui restait quand même son amie.

Lesquent, dans une voiture neuve, attendait devant la porte. Lina passa son chemin.

Quelques semaines s’écoulèrent et Lina, un soir, revint rue Tronchet. Elle était en avance. Une à une sortirent les collègues de Colette. À sept heures, la jeune fille n’était pas encore là. Lina s’en alla, l’âme triste. Le lendemain, elle revint, arrêta Lucie, celle, parmi les camarades de Colette, qu’elle connaissait le mieux.

— Colette est partie depuis quinze jours. Vous ignoriez qu’elle se mariait ?

Les deux jeunes filles marchèrent un moment ensemble.

— Elle est partie brusquement. M. Fourcaud n’était d’ailleurs pas très satisfait. On dit qu’elle a fait un… héritage. On dit beaucoup de choses. Il paraîtrait même qu’elle aurait manqué un beau mariage pour épouser son cousin.

— Son prétendant n’était-il pas un ami de M. Fourcaud ?

— Oui, M. Chavanay. Il a trois usines de tissage et une manufacture de sous-vêtements. Il était l’ami de M. Pierre, le fils du patron qui s’est tué en avion il y a trois ans, et il est depuis un peu comme un fils pour M. Fourcaud. J’ai pris la place de Colette depuis son départ, et c’est ce qui m’a permis d’apprendre pas mal de choses.

— Vous savez peut-être ce qu’il y a eu entre Colette et Chavanay ?

— Je l’ignore. Une fois, le patron m’a dit, en parlant de Colette : « Quelle petite oie ! Aurait-on pu croire qu’elle eût pu être si maladroite ? »

Les deux jeunes filles devisèrent ainsi jusqu’à la Concorde, où chacune prit le métro pour une direction différente.

La curiosité de Lina n’était pas entièrement satisfaite. Cependant, elle savait que Colette avait abandonné sa place et que son mariage se confirmait. Peut-être même était-elle mariée maintenant.

Afin d’en avoir le cœur net, un jour qu’elle faisait une course rue Caulaincourt, elle poussa jusqu’à la rue du Mont-Cenis.

— Vous ne venez pas voir Mlle Semnoz ? fit la concierge qui la connaissait bien.

— C’était mon intention.

— Vous ne savez donc pas qu’elle est partie à la campagne pour se marier. Elle a cependant gardé son appartement, même qu’il fait des envieux.

— Je savais qu’elle devait se marier, mais l’est-elle ?

— Je ne crois pas. Elle m’a dit qu’elle reviendrait avant pour chercher sa robe. Une robe de chez un couturier, s’il vous plaît. Son futur époux doit avoir de l’argent, vous savez, mais c’est tout ce qu’il a, car il n’est même pas poli.

Une fois lancée, la bonne femme était intarissable. Lina n’eut pas un mot à dire, elle se contenta d’écouter.

— L’argent ne fait pas le bonheur, poursuivait la concierge. On le dit, et c’est bien vrai. Mlle Colette s’en rendait compte. Il fallait la voir les derniers temps, triste à pleurer. Elle me faisait pitié. Je le lui ai dit.

« — Une petite demoiselle comme vous qui se marie, ça doit être gai.

« Elle a eu un pauvre sourire et, comme l’autre arrivait, m’a saluée et est montée chez elle.

La concierge prit un ton de confidence.

— Vous savez, je la connais bien, Mlle Colette. C’est une jeune fille comme il faut. Elle ne se serait pas énamourée du premier venu et ce n’est pas elle qui aurait fait un mariage d’argent. Non, y a autre chose. Je l’ai dit à la dame du troisième et elle est de mon avis. Il y a quelque chose…

Elle hocha la tête d’un air entendu et elle ajouta :

— Autrefois, il y avait des tisanes faites avec des herbes, des philtres, qu’ils appelaient ça.

Elle disait fifre au lieu de philtre.

— Eh bien poursuivit-elle, vous pensez qu’aujourd’hui, avec tout ce qu’ils trouvent, il doit y en avoir des drogues…

Pour romanesques qu’elles fussent, ces suppositions étaient bien proches de celles que Lina, sa mère et ses amies avaient faites. Cependant, elle demanda :

— Les dernières fois que Colette vint ici, aviez-vous l’impression qu’elle fût sous l’effet d’un charme ?

— Je n’en serais pas étonnée. Elle n’était plus comme avant. On voyait qu’elle se rendait compte, mais qu’elle ne pouvait rien faire pour empêcher ce mariage.

— C’est effrayant, dit Lina.

Cette pensée poursuivit la jeune fille toute la soirée et toute la nuit. Elle y pensait encore quand, le lendemain, pour son travail, elle eut à chercher des adresses dans le Bottin. Par curiosité, elle en profita pour regarder où habitait Chavanay : 24, rue de la Baume.

Une folle idée germa dans l’esprit de Lina.

« Si j’allais voir Chavanay ? »

Toute la journée, elle fut assaillie par ces deux pensées :

« Colette est en danger » et « Si j’allais voir Chavanay ».

Ce ne fut qu’en arrivant, le soir, vers sept heures, devant la porte de l’industriel, que Lina se demanda ce qu’elle allait bien pouvoir lui dire.

Malgré cela, elle sonna.

Un valet de chambre aux cheveux blancs vint lui ouvrir.

— M. Chavanay ?

— Monsieur est absent. Dois-je lui faire part de votre visite ?

Lina avait déjà à demi perdu contenance en montant l’escalier de pierre blanche au tapis rouge et vert. Elle était, maintenant, écrasée par la morgue condescendante du valet de chambre.

— Il faudrait absolument que je le voie, c’est extrêmement grave…

— Mademoiselle pourrait peut-être me laisser son numéro de téléphone ?

Lina n’osa pas avouer qu’elle n’avait pas le téléphone, elle bredouilla :

— Ça ne donnerait rien. Je pourrais peut-être attendre ?

— Monsieur ne rentrera pas avant un mois. Il est absent de France.

Lina repartit la mort dans l’âme. Le sort lui était contraire, à quoi bon espérer encore pouvoir sauver Colette.