XIX

Il semblait à Colette que ces dernières semaines n’avaient été tour à tour que rêve et cauchemar, que tout maintenant était rentré dans l’ordre.

Lina venait d’arriver. Débarrassée de son manteau et de son chapeau, elle s’apprêtait à aider son amie dans la préparation du repas. Une Lina rayonnante de joie. Il ne restait sur son visage aucune trace d’inquiétude, ni de jalousie.

À la dérobée, la jeune fille observait Colette et la trouvait détendue. Elle commençait à se demander si elle ne s’était pas exagéré les tourments de son amie. Il leur semblait réellement à l’une et à l’autre être revenues à l’heureux temps où Colette ne soupçonnait pas qu’elle pût devenir châtelaine, même un seul jour.

Elles parlèrent chiffons, travail, cinéma, lecture, se gardant pour des motifs différents de faire aucune allusion à Chavanay, Lesquent et Grandlieu.

Colette, qui, seule, se contentait d’un repas rapidement avalé, préparait une pâte feuilletée pour faire une quiche. Lina disposait sur une assiette les gâteaux qu’elle avait apportés pour le dessert de cette dînette. Elles étaient, l’une et l’autre, baignées de cette joie née de l’amitié et du souvenir d’heures heureuses vécues ensemble.

Brusquement, retentit la sonnette de la porte.

Colette s’immobilisa, étonnée.

— Qui est-ce ?

— Je vais aller voir.

D’un pas nerveux, la jeune fille se dirigea vers la porte.

— Vous ne m’attendiez pas ?

Lesquent était là, souriant.

Une bonne surprise, n’est-ce pas ? poursuivit-il.

Il entra et aperçut Lina.

— Oh ! pardon.

Il s’avança cependant avec son sans-gêne habituel et, se tournant vers Colette, lui demanda :

— Voulez-vous me présenter ?

Dès qu’elle eut prononcé le nom de Lesquent, Colette vit une lueur s’allumer dans les yeux de son amie, et le nom de Lina fit hocher la tête de son cousin.

— Ainsi, vous êtes Lina, fit-il. Je suis enchanté de vous connaître, j’ai si souvent entendu parler de vous.

Son ton était persifleur et tout en parlant il détaillait la jeune fille avec une parfaite effronterie. Enfin, protecteur, il dit :

— Je vous en prie, continuez ces petits travaux. Je vois que vous n’avez pas encore dîné, moi non plus, d’ailleurs.

Lina regarda son amie, mais celle-ci lui sembla hypnotisée par son cousin.

— Voulez-vous dîner avec nous ? lui demanda Colette.

Ce n’était là, pensait-elle, que le moyen d’empêcher Lesquent de s’inviter lui-même et d’augmenter encore cette antipathie qu’elle percevait entre Lina et lui.

Il prit une chaise et s’assit sans qu’on l’en priât, puis il fuma une cigarette.

Lina regardait toujours Colette, cherchant la colère sur son visage ; mais, à son étonnement, elle n’y vit que de la résignation. Était-il possible qu’elle ne se rendît pas compte de l’attitude incivile de son cousin ?

— Vous n’avez pas d’apéritif ? demandait-il.

À croire qu’il était ici chez lui.

— Il doit en rester, je n’y ai pas touché.

Ce fut sans satisfaction que Lina le vit prendre place entre Colette et elle. Il affecta, tout de suite, une galanterie qui n’était pas toujours de très bon goût, et Colette se demandait s’il ne cherchait pas, par ce moyen, à provoquer sa jalousie. Soudain, l’orage éclata avec l’imprévu et la violence d’un orage d’été. Comme il venait de préciser l’une de ces avances, Lina lui répondit brutalement :

— Si vous voulez connaître ma pensée, monsieur, sachez que vous représentez assez bien le type d’homme que j’ai le plus en horreur.

Colette blêmit encore plus que Lesquent. Elle s’attendit à un éclat. Il se contenta de ricaner :

— Vous ne jalouserez donc pas votre amie quand nos fiançailles seront officielles !

Lina regarda Colette avec stupeur, guettant au moins un signe de négation. Celle-ci, qui ne savait comment faire face à cette mutuelle hostilité, restait muette et Lina prit son silence pour un acquiescement.

— Tu ne me l’avais pas dit, fit-elle sèchement.

— C’est une cachottière, dit Lesquent, qui semblait beaucoup s’amuser.

— Elle n’avait pas de quoi se vanter.

Cette fois, Lina avait dépassé les limites de ce badinage acide qu’avaient revêtu leurs propos jusqu’ici.

Colette voulut s’interposer et, comme elle craignait par-dessus tout que son terrible cousin eût des mots irréparables, elle adressa d’abord ses reproches à son amie.

— Tes mots ont dépassé ta pensée, Lina. Ne vois-tu pas que François plaisante ?

— Je ne m’en suis pas aperçue, en effet. Mais ce que j’ai vu, c’est qu’il se conduit ici en maître, qu’il est un goujat et qu’il n’a d’autre but que de te dépouiller après avoir abusé de ta candeur…

Lesquent donna un coup de poing sur la table et se leva. Il était blême de fureur.

— Je vous en prie, dit Colette, que les sanglots étouffaient.

Elle n’en put dire plus. Lina, qui s’était levée aussi, disait :

— Que c’est beau, un homme en colère !

— Je ne tolérerai pas que vous m’insultiez !

— Tu es injuste pour François, gémit Colette.

Elle se mit entre les deux antagonistes pour éviter tout geste irréfléchi de Lesquent.

— Et tu lui donnes raison. Eh bien ! épouse-le, Colette, mais, je t’en supplie, réfléchis encore.

Les larmes brillaient dans ses yeux. Elle saisit son manteau et son chapeau. Laissant Colette et Lesquent également ébahis, elle recula jusqu’à porte. Avant de partir, Lina cria :

— Adieu, Colette. Pardonne-moi. Mais, je t’en supplie, réfléchis…

Lesquent eut un geste que Colette arrêta.

— Est-ce ma faute ? Elle m’a insulté alors que j’étais parfaitement correct avec elle. Reconnaissez que j’ai tenté honnêtement, pour vous faire plaisir, de voir s’il était possible qu’elle restât avec nous. Vous l’avez vu, elle me hait.

— Je ne comprends pas. Elle était ma meilleure amie, ma seule amie, devrais-je dire.

Il sembla à Colette que le monde, autour d’elle, chavirait dans un immense cataclysme. La peur et l’angoisse l’étreignaient.

La soirée s’acheva presque dans le silence. Lesquent ne cessait d’épier sa cousine, dans la crainte de découvrir si la sortie de Lina avait fait quelques ravages dans les sentiments incertains que Colette éprouvait pour lui.

Colette, de son côté, tentait de comprendre l’attitude de Lina. Les manières rustres de François pouvaient-elles suffire à expliquer sa fureur ?

Certes, son cousin agissait chez elle avec désinvolture, mais il était déjà venu si souvent ! Évidemment, Lina avait une prévention contre Lesquent, prévention qui venait de la façon peu flatteuse dont Colette l’avait décrit après le voyage à Grandlieu. De plus, Lina ignorait l’affaire de la cachette.

— Ai-je été maladroit, insolent avec elle ?

Colette releva la tête et regarda son cousin.

— Non… Je vous assure ne pas comprendre. Bien sûr, Lina et moi, nous sommes un peu précieuses alors que vous, mon cher François…

— Je suis un ours mal léché.

— N’exagérez pas… Disons que vous êtes un garçon, mais ceci ne suffit pas à excuser Lina. Et cependant, je suis certaine que Lina m’aime.

— Je m’en veux d’être, même involontairement, coupable de ce chagrin.

La jeune fille le regarda de ses grands yeux baignés de tristesse et elle murmura :

— Je ne vous en veux pas, François. Tout ce qui arrive n’est pas votre faute.