Châtelaine, un jour…/18
XVIII
« J’ai eu tort de ne pas le lui dire plus tôt. Chaque fois que j’ai remis à plus tard l’aveu que ce château était ma propriété et que je fus le témoin de sa première rencontre avec François, chaque fois je m’enlisais un peu plus. Il était inévitable qu’il le sût un jour.
« Je comprends sa colère. Mais qu’il ait refusé à François de l’aider à me délivrer !… Comment le croire ? M’eût-il laissée me noyer devant ses yeux ? M’eût-il laissée périr dans les flammes ? Était-il moins atroce de mourir emmurée en proie à la faim, à la soif, peut-être à l’asphyxie ? »
Dix fois, elle revit par la pensée sa première rencontre avec Chavanay : le déjeuner de Deauville et le lent cheminement de l’amour entre les craintes et le désir, la pudeur et la passion.
Vingt fois, elle fit le bilan de cette idylle fanée à laquelle ses larmes ne pouvaient rien, mais eût-elle réussi à lui faire connaître l’innocence de son « crime » qu’elle eût gardé au cœur l’amertume de son refus d’aider Lesquent à la sauver. La blessure de Colette était moins due à la colère de Chavanay, qu’elle comprenait et excusait et dont elle était prête porter le poids… moins dans son geste même que dans ses mots atroces : « Qu’elle y reste, au secret. »
L’aube était proche quand, enfin, épuisée, Colette trouva le sommeil.
Elle se réveilla tard et n’eut que le temps de se tremper le visage dans l’eau pour se rafraîchir.
— Tu en as une mine ! lui dit la plus intime de ses collègues.
Fourcaud, lui-même, fit une allusion à la pâleur de son teint. Elle accumula les maladresses dans son travail au cours de ce mortel lundi.
Six heures arrivèrent enfin et, malgré elle, Colette se dirigea vers le lieu du rendez-vous avec Chavanay.
« Pour voir s’il viendrait », pensait-elle.
À sept heures, il n’était pas encore arrivé ! Alors, Colette ne douta plus que tout fût irrémédiablement brisé… Brisé, comme elle-même se sentait ! Elle pensa alors à Lina. Non pour se confier, mais pour voir un visage ami. Elle se rendit chez Lina. La jeune fille s’étonna de sa mine.
— Comme tu sembles fatiguée ?
— Le voyage m’a épuisée.
Deux fois, Colette fut sur le point de tout raconter. Par une sorte de pudeur, elle se retint de parler. D’ailleurs, elle n’avait pas révélé à Lina le véritable but de son voyage en Normandie et ne se sentait pas en état de faire face aux reproches de son amie.
Il n’était question, entre elles, que du règlement de la succession d’Anthime et de la vente du château. Colette se contenta de dire que l’affaire traînait.
— Chavanay n’est plus décidé. D’ailleurs, je me suis brouillée avec lui et, de toute façon, il vaut mieux attendre pour vendre le château.
Au moment de partir, Lina, comme à l’accoutumée, lui demanda quand elles se reverraient.
— Je t’enverrai un mot, car j’ai beaucoup à faire cette semaine.
Lina regarda partir son amie avec inquiétude et songea : « Toi, ma petite Colette, tu me caches quelque chose… Qu’a-t-il bien pu se passer ? Rupture avec Chavanay, beaucoup d’occupations cette semaine. Je serais assez tentée de croire que tu es devenue amoureuse de ton cousin et, qu’après l’avoir tellement noirci à mes yeux, tu n’oses pas me l’avouer… Cependant, il y a trop de tristesse dans ton regard, trop d’amertume à tes lèvres. »
Lina se promit d’être vigilante et surtout de confesser son amie sur sa rupture avec Chavanay.
Ce ne fut qu’en arrivant chez elle que Colette se souvint qu’elle avait accepté que François vienne la voir ce soir-là.
« Pauvre François, ni hier soir ni aujourd’hui, je n’ai pensé à lui. »
Il l’attendait sur le palier et elle fut étonnée de ses premiers mots, après lui avoir dit bonjour :
— Et Chavanay, pas de réaction ?
Colette releva la tête vers son cousin. Je ne l’ai pas vu. Quelle réaction voulez-vous qu’il ait ?
— Il était très monté contre vous avant-hier. Votre duplicité au sujet du château… Je craignais qu’il ne vienne vous faire une scène.
Colette tourna la tête pour essuyer une larme et ouvrit la porte de son petit logis.
Lesquent avait apporté de la charcuterie et des fruits. Il était fort joyeux, plaisantait, racontait sa journée passée à jouir de tous les plaisirs que pouvait offrir Paris.
— J’ai vendu une perle deux cent mille francs et encore le bijoutier a profité de la situation. Ces gens-là sont malins.
Il sautait d’un sujet à l’autre.
— Je vais faire réparer le toit de Grandlieu, puis j’y installerai le chauffage central, je n’ai pas envie de geler l’hiver prochain.
Il faisait maints projets. Un peu plus tard, il demanda :
— Eh bien ! Colette, quand accepterez-vous de devenir châtelaine ? La place est toujours libre, mais il y a tant de jolies femmes à Paris qu’elle ne saurait rester vacante bien longtemps.
Colette ne répondit pas et François se garda d’insister. Il se contenta, plusieurs fois au cours de la soirée, de lancer un mot pour rappeler à sa cousine qu’il maintenait sa demande en mariage.
Lesquent resta deux semaines à Paris. Il ne laissa jamais passer plus de trois jours sans faire une visite à sa cousine.
— Ce soir, je vous emmène diner, puis nous irons au théâtre.
Avec un plaisir enfantin, il lui disait ses dépenses extravagantes.
— Vous voyez cette chemise, je l’ai payée cinq mille francs.
Il s’était vêtu de pied en cap chez les meilleurs faiseurs et parlait de changer sa voiture pour une autre plus somptueuse.
— En donnant cent mille francs de soulte, j’aurai une voiture neuve, mais je me demande si je ne vais pas plutôt acheter une voiture américaine en transit touristique. Pour cinq perles, j’en verrais la farce.
Il avait pris l’habitude de compter en perles.
— Combien de perles peut coûter un étage aux Champs-Élysées ?
Colette lui répondait rarement. Elle le faisait seulement lorsqu’elle était obligée, car les extravagances de son cousin la déroutaient de plus en plus. Jamais elle ne lui posait de questions ; cependant, elle était souvent intriguée par certaines allusions et particulièrement par son projet d’installation de bureaux aux Champs-Élysées. Quel rapport pouvait-il y avoir entre Grandlieu et ses pommiers et des bureaux aux Champs-Elysées assez vastes pour occuper tout un étage ? Peut-être n’était-ce là qu’un bluff de la part de son cousin, ou une sorte d’enivrement à s’écouter parler et à bâtir des châteaux en Espagne !
Lesquent ne la voyait pas une seule fois sans lui rappeler, d’une façon ou d’une autre, ses propositions de mariage. Furtivement, par allusion, il lui disait par exemple :
— La vue est jolie de chez vous, mais, tout compte fait, à votre place, je la troquerais bien pour celle qui se découpe entre les arbres de Grandlieu.
Maintenant, il adoptait une autre attitude. Il parlait au futur et, avec autorité, glissait dans la conversation :
— Quand vous serez châtelaine de Grandlieu…
— Vous ne préféreriez pas que nous fassions l’Espagne au lieu du classique Venise, quand nous partirons en voyage de noces ?
Colette le laissait dire sans relever un seul mot. Elle se sentait prise entre la reconnaissance qu’elle lui devait et une sorte de lassitude pour sa fatuité grossière.
Une fois, cependant, elle réagit avec vigueur. Ce fut la seule fois où il tenta de la tutoyer.
— J’ai l’intention de repartir jeudi pour Grandlieu, je ne t’emmène pas ?
Instantanément, Colette avait senti le sang affluer aux joues.
— Ne forcez pas votre talent, François, il y a une limite que je ne saurais tolérer que vous dépassiez.
Le jeune homme avait dû se rendre compte qu’il atteignait le point de rupture et s’était gardé de pousser plus loin. Hormis cette tentative, il ne s’était jamais permis aucune incongruité.
Pas d’intimité entre eux. En arrivant, il tendait la main à la jeune fille. C’était tout. Ils semblaient veiller l’un et l’autre à éviter même le moindre frôlement.
Enfin, un soir en la quittant, il dit :
— Vous ne me verrez pas avant une dizaine de jours. Je rentre dans « nos » terres.
Colette s’étonna du vide qu’elle ressentit les premiers jours d’absence de Lesquent.
Certes, elle n’éprouvait aucune tristesse, mais elle ne se sentait pas soulagée pour autant.
En quinze jours, elle n’avait vu Lina que deux fois. Comme Chavanay s’estompait dans le passé, elle était seule maintenant, ses soirées lui semblaient vides. Elle ne craignait plus l’arrivée inopinée de son encombrant cousin et n’avait plus cette tension pour rester sur ses gardes durant sa présence chez elle.
Lina manquait à Colette, mais une autre absence lui pesait plus encore : celle de Chavanay. La promenade à Deauville, le temps où il la poursuivait de son assiduité, où il l’attendait rue Tronchet, lui semblait, avec le recul, une merveilleuse époque aussi vite perdue qu’entrevue. Elle apercevait toute la différence entre le restaurant de Deauville et ceux, peut-être plus coûteux, où Lesquent l’avait menée de force, l’écart entre la richesse discrète et solide, et le clinquant d’un luxe tapageur.
Avec quelle réserve, Chavanay laissait-il entrevoir, sans aucune ostentation, l’étendue de ses moyens, mais avec quelle enfantine satisfaction, Lesquent annonçait à l’avance les dépenses qu’il envisageait ! Par exemple, en dernier lieu, le nombre de perles que lui coûterait l’aménagement d’une piscine en plein air à Grandlieu.
Les comparaisons étaient inépuisables entre les deux hommes. Colette s’en faisait un jeu cruel pour elle-même, puisqu’il était le prétexte à raviver une plaie, semblait-il, inguérissable.
Il y avait quatre jours que Lesquent avait quitté Paris quand, à la sortie de son bureau, Colette eut la surprise de trouver Lina.
La jeune fille sortait habituellement une demi-heure après Colette Elle avait donc obtenu une facilité pour être là à cette heure inhabituelle. D’emblée, Colette s’inquiéta du motif qui avait pressé sa camarade à venir l’attendre.
— Je suis passée trois fois chez toi sans te trouver, je n’avais donc qu’un moyen, venir te chercher ici.
Elle regardait Colette avec de grands yeux tristes et étonnés, comme si elle eût pu lire les tourments sur le visage de son amie.
Les deux amies partirent, bras dessus bras dessous, entraînées dans la foule qui, dès dix-huit heures trente, jaillit de chaque magasin, bureau ou atelier.
Elles parlèrent d’abord de ces mille petits riens qui agrémentent les pensées quotidiennes de toute femme. Les jupes seront-elles plus ou moins longues cet été, le vert sera-t-il une teinte à la mode, et la coiffure se rapprocherait-elle de celle de nos grand-mères ou de celle de nos trisaïeules ? De toute façon, Lina n’aurait pas les moyens d’acheter une autre robe cette année. Même si le vert s’imposait, Colette se ferait un petit ensemble jaune parce que le vert allait mal à son teint.
Aucune des deux jeunes filles n’attachait d’importance à cette escarmouche avec la mode, car l’une et l’autre savaient que, tout à l’heure, elles en viendraient à une conversation plus grave. Après quelques allusions aux vacances, Lina dit incidemment, ce qui prouvait beaucoup de préméditation :
— Tu es toujours très prise ?
— Non… C’est-à-dire oui, j’ai beaucoup à faire chez moi.
— Tu emportes du travail de ton bureau ?
— Oh ! non, voyons.
Elles remontaient le boulevard Malesherbes et Lina dit encore avec une nuance de moquerie :
— Tu repeins ta chambre, peut-être ?
Colette la regarda avec étonnement.
— Pourquoi veux-tu que je repeigne ma chambre ?
— Parce que tu as beaucoup à faire. Si tu n’as pas un travail extraordinaire, tel un travail de bureau, ou par exemple repeindre ta chambre ; si tu n’as, comme à l’habitude, comme avant, qu’à entretenir ta maison, je ne comprends pas pourquoi je ne te vois plus ?
Colette ne répondit pas. Elles traversaient une rue, ce qui lui procura un répit, mais Lina revenait à la charge :
— Pourquoi ne te confies-tu pas à moi, ma chérie ? Tu as peur que je ne te blâme ?
Colette ne répondait toujours pas.
— C’est ton cousin… ou Chavanay ?
Elles marchaient sans oser se regarder, Lina craignant de ne plus avoir le courage de dire ce qu’elle s’était juré de dire ; Colette redoutant le regard de son amie.
— Tu as rompu avec Chavanay ?
— Rompu quoi ?
— Tu m’avais bien dit…
— Je ne vois plus Chavanay et c’est tout.
Lina eut envie de dire :
« Eh bien ! quel est ce jeune homme qui vient chez toi, presque tous les soirs ? »
Elle tenait ce renseignement de la concierge de Colette, mais elle ajouta simplement :
— Lesquent ?
Colette soupira.
— Je l’ai vu beaucoup, en effet, mais quoiqu’il gagne à être mieux connu, il n’y a rien entre nous. Rien d’autre que des intérêts !
— Je croyais que le château ne t’intéressait plus ?
— Au contraire. Ne t’ai-je pas dit qu’en ne vendant pas immédiatement, nous pourrons tirer un meilleur parti du domaine ?
— Tu t’associes avec lui, en quelque sorte ? Sois prudente. Ai-je besoin de te rappeler qu’il ne t’inspirait aucune confiance ?
— Oui, mais j’ai compris maintenant qu’il était au fond un brave garçon, simplement un peu rustre.
Elles poursuivirent leur marche sans parler, chacune absorbée par ses pensées.
En vérité, Lina n’était pas satisfaite.
— Ce qui me surprend, fit-elle un peu plus tard, c’est ton âpreté.
Cette fois, elle avait touché Colette au vif. La jeune fille se tourna vers elle.
— Mon âpreté ?
— Le mot n’est peut-être pas rigoureusement exact. J’ai voulu dire cet intérêt que tu portes à cette affaire. Tu es toute changée. T’es-tu regardée dans une glace ces temps-ci, non pour te coiffer ou mettre ton rouge à lèvres, mais pour te regarder vivre. Quelle angoisse dans tes yeux, quelle amertume sur tes lèvres et quelle tristesse sur ton visage !
Colette tenta de rire, mais son rire sonnait mal.
— Que vas-tu chercher là ?
Elle haussa les épaules et ajouta :
— Tu t’égares, ma chérie.
— Non, je ne m’égare pas. Je constate et je m’inquiète.
— Je suis simplement fatiguée, vois-tu, le changement de saison, le printemps…
— Mais que s’est-il passé entre Chavanay et toi ?
Colette comprit qu’elle n’aurait pas raison si facilement de l’amitié de Lina. Le meilleur moyen pour calmer les tourments de son amie n’était-il pas de mentir à demi ?
— Chavanay a découvert que j’étais propriétaire du château, et il s’est vexé de ma cachotterie.
— Mais ne lui as-tu pas expliqué les circonstances qui ont voulu que tu ne lui révèles pas d’emblée tes droits sur Grandlieu ?
— Je n’en ai pas eu la peine et j’en suis fort heureuse. Il m’a ainsi prouvé combien ses sentiments étaient éphémères. Ne te tracasse pas, Lina, et, pour te rassurer pleinement, viens dîner demain soir avec moi.
Colette lut sur le visage de son amie toute la joie que lui donnait la perspective de passer une soirée ensemble, et quand elles se quittèrent, il semblait que le nuage fût dissipé.
Lina, pour son compte, n’était qu’à demi satisfaite. À la réflexion, cependant, elle pensa que le différend entre Chavanay et Colette n’était qu’une bouderie d’amoureux, mais ne risquait-elle pas de devenir fatale à cet amour naissant ?
« Quel dommage que je ne connaisse pas Chavanay ! Je lui aurais dit ce que je pensais. »