XVII

Sous l’empire de la colère, Chavanay mit moins de deux heures pour rentrer à Paris. La duplicité de Colette dépassait son imagination. Ainsi, depuis qu’ils s’étaient rencontrés à l’auberge de Vieux-Port, depuis qu’ils avaient parlé de Grandlieu, Colette lui mentait. Quand, naïvement, elle lui demandait si l’on visitait ce château qu’elle prétendait n’avoir aperçu que de la route, elle mentait. Tout en elle n’était donc que mensonge. Mensonge sa réserve, minauderie sa feinte pudeur. Chacune de ses actions n’était que calcul. En se faisant conduire avenue Victor-Hugo, elle avait voulu cacher sa véritable adresse pour éviter qu’il l’identifiât, mais aussi pour cacher la modestie de sa situation. (Ce dernier point était, d’ailleurs, en partie exact.) Et quand il venait pour la confondre, elle le fuyait lâchement, honteusement.

Chavanay avait beaucoup plus de difficulté à définir les liens qui pouvaient unir Colette à Lesquent. Pour lui, Lesquent était un coquin et certainement Colette était sa commère, par lucre, bien qu’il ne fût pas impossible qu’un autre sentiment les unissent.

« Je serais fort étonné de la voir lundi soir au rendez-vous, mais cependant j’irai, ne serait-ce que pour lui dire son fait. »

Et, se contredisant immédiatement, il rageait.

« Au diable, cette fille ! J’ignore quel était son but et jusqu’où aurait pu aller notre idylle, mais je peux me féliciter de l’avoir échappé belle. Oublions le passé. »

Il devait s’apercevoir, durant les jours qui suivirent, qu’il était beaucoup plus difficile d’oublier Colette qu’il ne l’avait décidé dans un moment de colère.

Ayant posé ses étais sous le mur mobile, Lesquent commença, au burin, à desceller une pierre du mur qui emprisonnait Colette. C’était de la bonne pierre de Caen, assez dure, mais se laissant attaquer facilement. Lesquent, qui savait que l’effort à fournir serait long, travaillait sans hâte, mais sans paresser. Il pensait que la première pierre serait la plus difficile à enlever. Mais une surprise devait lui être réservée, quand il découvrit que des tiges de fer passaient au travers des pierres, les reliant dans les deux sens. Il lui faudrait, non seulement briser chaque moellon, mais ensuite scier ces tiges à demi rouillées.

De temps en temps, il s’arrêtait de travailler pour écouter les coups que sa cousine donnait pour lui faire comprendre qu’elle était là bien vivante et qu’elle espérait en lui.

Enfin, au bout d’une heure et demie de travail, il put voir le visage angoissé de la jeune fille.

— François… je n’oublierai jamais… Vous ne pouvez imaginer toutes les pensées que j’ai eues pendant que j’étais seule dans l’obscurité. Des sanglots la secouaient et le coquin, fort ému, se sentit soudain une âme de chevalier délivrant une princesse captive.

— Ce sera long encore. Ne craignez rien, je suis là. Je vais vous demander de vous écarter encore de l’orifice, car des éclats de pierre pourraient vous blesser.

— N’y a-t-il pas de danger que nous nous trouvions enfermés tous les deux ?

— Aucun. J’ai étayé le premier mur, il ne peut plus descendre.

Avec une vigueur que venait renforcer la présence plus proche, plus visible de Colette, Lesquent se remit au travail.

Ce ne fut qu’à trois heures du matin qu’il eut ouvert un trou suffisant au passage de la jeune fille. Encore lui fallut-il scier les tiges de fer qui formaient comme une grille au milieu du panneau de pierre. Ce travail lui demanda plus d’une heure.

Enfin, le moment vint où Colette put se glisser par l’orifice. Elle avait déjà passé les bras et la tête, quand Lesquent lui dit en riant :

— Et le trésor ?

— Oh ! je n’y pensais plus !

Elle disparut un instant, avant de tendre le coffret à Lesquent.

— Maintenant que j’ai le magot, je fais tomber l’étai et je vous enferme avec le premier mur, dit-il en riant.

— Vous ne réussirez pas à me faire peur.

Il posa le coffret sur la table et il l’aida à sortir du tombeau, comme ils devaient appeler plus tard la cachette en évoquant cette pathétique aventure.

— Vous êtes un chic garçon, François.

Elle avait posé ses mains sur les épaules de son cousin et, les yeux mouillés de larmes, le fixait dans les yeux. Il paraissait très troublé par l’émotion de la jeune fille.

— Chic… Non. Je n’ai fait que ce que je devais faire.

— Je vous en remercie, François.

Très simplement, elle lui déposa un baiser sur chaque joue, mais quand il voulut la prendre par la taille et chercha à lui ravir un baiser, elle se déroba.

— François, ne gâchez pas un beau moment.

Elle vit une lueur inquiétante dans ses yeux, une lueur qui s’éteignit aussitôt. Et déjà, penaud, il disait :

— C’est vrai, vous êtes une fille pas comme les autres.

— Pas comme les autres ! Comme beaucoup d’autres. Ne vous y trompez pas. Comme toutes les vraies jeunes filles.

Il s’éloigna d’elle, gêné de sa maladresse. Après un silence assez long, brusquement, il se retourna et lui lança :

Vous connaissez le nommé Chavanay, vous ?

Une rougeur monta aux joues de la jeune fille.

— Oui.

— Pourquoi ne me l’avez-vous jamais dit ? Vous saviez qu’il voulait acheter Grandlieu ?

— Évidemment, mais il ignorait que j’avais une part sur ce château.

— Eh bien ! ma petite, il ne l’ignore plus.

— Comment le savez-vous ?

— Parce qu’il est venu pendant que vous étiez au coin… dans le cabinet noir.

— Et vous le lui avez dit…

— Calmez-vous… Il est venu parce qu’il s’étonnait de ne pas avoir notre promesse de vente. Il croyait que c’était vous qui ne vouliez pas vendre. J’ai voulu l’en dissuader, mais il ne m’a pas cru et il m’a demandé votre nom et votre adresse. J’ignorais que vous vous connaissiez et qu’il y avait des cachotteries entre vous et lui.

— Vous lui avez dit ce qu’il venait de m’arriver ?

— Quoi, la cheminée ? Je ne lui en ai pas parlé, dès le début. Je n’avais pas à mettre un étranger dans cette histoire de trésor.

Il aurait pu vous aider à me délivrer.

— C’est ce que j’ai pensé, quand j’ai su que vous étiez des connaissances. Sans lui parler du trésor, je lui ai dit que vous aviez été prise dans une sorte d’oubliette et que je n’arrivais pas à vous en sortir. Alors, il a ri.

— Il a ri ?

Il n’a pas ri exactement, mais il semblait satisfait et il a dit que c’était bien fait pour vous… Il y a longtemps que vous vous connaissez ?

Colette, qui fixait le sol, fit non de la tête. Elle sentait sa gorge se serrer.

— Vous l’aimez ? fit Lesquent.

Avec effort, elle répondit :

— Non.

— Et lui ? Parce qu’il semblait furieux…

— Non… Relation… occasionnelle.

— Le mot est joli.

Colette essuya une larme d’un revers de main.

— Il savait que j’étais en danger ?

— Je lui ai dit : « Ma cousine examinait la cheminée. Elle était intriguée par son double tuyau et, tout à coup, un mur est tombé, l’enfermant au fond… »

— Et il a refusé de vous aider ?

— Il m’a dit : « C’est bien fait. Puisqu’elle est si bien en son secret château, qu’elle y reste, au secret… » Et il a ajouté : « Vous êtes assez grand garçon pour la sauver. »

Colette resta un long moment immobile, les poings crispés, le regard fixe. Une larme coula le long de sa joue. Enfin, elle dit :

— Je suis lasse, François, je n’ai pas le courage d’aller jusqu’à l’auberge.

— À tout hasard, je vous avais fait préparer une chambre à l’étage.

Il la conduisit jusqu’à la porte et, lui ayant souhaité une bonne nuit, se retira.

« C’est impossible ! Impossible ! » répétait-elle.

Colette chancelait de fatigue, d’épuisement, de désespoir.

Elle ouvrit le lit d’un geste machinal et, tout habillée, s’allongea. Elle fit encore le geste d’éteindre la lumière et elle s’endormit instantanément.

À midi, après une soigneuse toilette, rasé de près, Lesquent se hasarda jusqu’à la porte de la chambre de Colette. Il frappa discrètement et, n’entendant aucun bruit, redescendit dans la bibliothèque.

À deux heures, il tenta une nouvelle démarche. Colette ne répondant pas, il entrouvrit la porte et passa la tête. Elle dormait toujours.

Elle ne devait descendre qu’à cinq heures et, malgré douze heures de sommeil, son visage, si frais à l’accoutumée, portait les marques de ses angoisses de la veille et de sa tristesse présente.

Lesquent, qui ne l’avait pas attendue pour déjeuner, lui servit un repas auquel elle ne fit que peu honneur. Il ne parut d’ailleurs pas s’en apercevoir. Il avait étalé le trésor sur la table.

— Nous allons faire le partage. Pas besoin de notaire pour cela, nous saurons bien nous arranger entre nous, inutile de faire des frais. Choisissez ce que vous voulez.

— Je ne sais pas, François, je ne voudrais pas vous voler. Nous ignorons le prix de ces joyaux. Et, je vous l’ai dit hier, je n’ai aucun droit sur ces biens. Je n’ai jamais connu Anthime…

— Légalement, vous y avez droit, Anthime était votre cousin au même degré qu’à moi. Chacun notre droit. Ce trésor, voyez-vous, va nous permettre de ne pas vendre Grandlieu et même d’y faire quelques réparations urgentes et nous serons encore riches. Choisissez.

— Je ne sais pas, je vous assure.

— Je pense qu’une jeune fille doit être sensible aux bijoux. Voulez-vous ces trois bagues, ce bracelet, ce collier et ces broches ? Elles sont enrichies de pierres précieuses, de diamants, il me semble qu’elles valent bien la collection de perles.

— Peut-être, François…

— Préférez-vous que nous les fassions estimer ?

— Comme vous voulez.

— Eh bien ! vous allez prendre les bijoux et moi les perles. À Paris, je les ferai estimer pour voir si vous n’êtes pas lésée.

— Je veux bien.

Lesquent regarda sa cousine avec étonnement.

Il ne retrouvait plus la jeune fille si vive et si volontaire qu’il connaissait.

— Vous ne semblez pas heureuse de ce partage. Préférez-vous les perles ?

— Mais non, François, je vous assure…

— Vous paraissiez plus enthousiasmée de votre trouvaille, hier soir, dans la cachette, bien que nous fussions emmurés et que l’avenir, pour nous, ne tînt qu’au miracle.

— Oui, il faut me pardonner, j’étais alors dans le feu de l’action ; maintenant, mes nerfs ont cédé.

Lesquent lui saisit les mains et la regarda dans les yeux.

— Vous l’aimez, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas… j’ai de la peine !

Elle avait les yeux clos et ne put voir le sourire sarcastique de Lesquent.

— Je sais ce que c’est que souffrir, Colette, et je comprends votre peine… Non, ne vous méprenez pas. Je vous aime, je vous l’ai dit hier et, pour la dernière fois, je vous le dis encore, mais je ne vous importunerai plus avec ça. C’est à une autre souffrance que je pensais. Colette releva la tête, et, comme elle semblait prendre quelque intérêt à ce que son cousin venait de dire, celui-ci, après quelques réticences, se hasarda à murmurer :

— Vous savez peu de chose de moi. C’est à mon passé que je faisais allusion tout à l’heure. Mais je vous ennuie, n’est-ce pas ?

— Non, François. En effet, j’ignore presque tout de vous. Vous vouliez me parler de votre jeunesse ?

— Peut-être ai-je tort, peut-être me mépriserez-vous quand vous saurez. Cependant, vous êtes bonne et vous êtes orpheline, je peux espérer que vous me comprendrez. Vous rendez-vous compte de ce que peut être la vie d’un enfant qui n’a connu ni son père, ni sa mère ? D’un enfant pauvre, élevé par des pauvres, à qui il imposait une lourde charge, même pour être mal nourri et à peine vêtu. Une enfance en haillons, dans la zone lépreuse de Paris, avec pour maison une cabane construite avec de vieux bidons d’essence. Douze dans un réduit grand comme le quart de cette chambre, avec pour l’éclairer le jour une fenêtre basse sans carreau. L’hiver, on y mettait du papier. Voilà pour mon enfance ; je n’en suis pas mort, vous voyez.

Il se tapait sur la poitrine des deux mains, fier de sa force.

— J’ai grandi dans cette cabane jusqu’au jour où les vieux qui m’avaient recueilli sont morts. Elle, d’usure, lui, d’avoir trop bu…

« J’avais douze ans.

« Je partis avec l’un des fils dont le métier était de rempailler les chaises. Ai-je besoin de vous dire qu’il était de beaucoup mon aîné ? Peut-être avait-il vingt-cinq ans à cette époque. Il avait appris ce métier en prison. Ne me regardez pas avec ce visage effrayé, sachez tout de suite que je n’ai jamais été condamné. Oui, pour une petite fille comme vous, ce mouvement de recul, quand on parle de prison, est naturel. Seulement, moi, je n’ai pas eu une jeunesse heureuse, dorloté par un père, comme vous.

« Jo, le vannier, Lulu, le copain que j’ai eu après, et d’autres, tous ont eu affaire avec la justice. Alors, j’estime que je peux être fier.

Il eut un geste de lassitude.

— Mais assez parlé de ces malheureux. Je pense vous en avoir dit suffisamment pour que vous compreniez ce que votre présence dans ce château peut avoir de merveilleux pour moi. Un château ! Vous imaginez ce que ça peut être pour un petit garçon qui vivait dans une cabane construite avec de vieux bidons ?

« Et parler à une jeune fille comme vous, penser que vous êtes ma cousine…

Colette était profondément bouleversée par la révélation de François.

— Mais Anthime, qui était si riche ?

— Anthime, bien sûr, mais il était fâché avec mes parents. Je suppose qu’il n’avait pas admis le mariage malheureux de ma mère : Il ignora longtemps leur mort. Ce ne fut que plus tard, quand je travaillais en Afrique dans une exploitation forestière, que je connus son existence, je lui écrivis.

— Vous êtes heureux maintenant, puisque nous ne vendons plus le château.

— Ne parlez pas du bonheur, Colette. Vous savez comme moi, maintenant, qu’il n’est qu’un mirage fuyant, insaisissable.

Colette regarda François avec compassion.

— Mon pauvre François, comme vous avez souffert pour désespérer du bonheur !

— Vous y croyez encore, vous ? Vous espérez encore que Ch…

— Chut ! Une très vieille femme, que j’aimais beaucoup, m’a dit un jour : « Notre bonheur n’existe que dans le bonheur des autres. » Je crois qu’elle avait raison.

— Que voulez-vous dire ?

— Ce n’est qu’un mot en l’air, n’y attachez pas d’importance.

Colette regarda sa montre et, retrouvant sa vivacité coutumière, dit :

— Mais il faut que je parte… Je travaille demain matin.

— Vous n’aurez plus de train à cette heure. Si vous le voulez, nous partirons très tôt demain matin et je vous ramènerai à Paris en auto.

— Non, François, il faut que je sois absolument au bureau à neuf heures.

— Eh bien ! partons tout de suite.

— Vous n’y pensez pas ?

— Je parle sérieusement. Nous fermons le château, nous mettons le trésor dans la voiture, et en route pour la capitale. Maintenant que je suis riche, j’ai hâte d’y dépenser ma fortune.

L’entrain soudain de son cousin divertit Colette et, malgré cette blessure qu’elle portait au cœur, elle retrouva sa joie primesautière.

En moins d’une demi-heure, tout fut prêt.

Il n’était pas minuit quand Lesquent déposa sa cousine rue du Mont-Cenis.

— À demain !

— Si vous le voulez, répondit-elle.

Enfin, elle pouvait être seule avec sa peine.