II

Vers cinq heures de l’après-midi, Colette Semnoz descendait en gare de Pont-Audemer d’un wagon de 3 classe. Il tombait une pluie fine et pénétrante qui, en quelques minutes, vous fait ressembler à une naufragée, mais à laquelle la Normandie doit ses riches pâturages.

Après s’être informée de la direction dans laquelle elle trouverait l’étude de Me Lemasle, la jeune fille s’aventura dans les vieilles et pittoresques rues de la petite ville. Sur la place, non loin de l’église gothique, Colette aperçut le rituel panonceau du notaire. Elle se hâta de pénétrer sous le porche où elle put s’ébrouer à plaisir. Après avoir réparé le désordre de sa toilette, elle entra dans l’étude.

L’annonce de son nom ne provoqua pas le mouvement de surprise qu’elle attendait. Le clerc, auquel elle s’adressa et qui était peut-être muet, se contenta de lui indiquer une chaise. Sans plus s’occuper d’elle, il reprit l’œuvre de calligraphie sur laquelle il était penché, en tirant la langue avec application.

Colette s’assit entre un imposant paysan moustachu et une petite vieille desséchée par les ans. Elle se mit à contempler les rayons chargés d’énormes livres reliés en peau verte, portaient chacun un millésime. Cette extraordinaire collection l’orgueil du notaire remontait jusqu’en 18… Certains volumes, beaucoup plus larges que d’autres, marquaient les années de prospérité. Il y avait même deux volumes pour 19.., année remarquable par le nombre d’actes enregistrés.

Soudain, une double porte s’ouvrit. Toute une famille sortit du cabinet du notaire et le paysan se leva, fendit hardiment le groupe pour remonter jusqu’à Me Lemasle, qui lui tendait la main.

Contre toute attente, le paysan ne fit qu’une rapide incursion de l’autre côté de la double porte. Quant à la petite vieille, elle fut appelée par un clerc retranché derrière un paravent.

Mlle Semnoz.

Colette bondit de sa chaise. Elle salua discrètement Me Lemasle et franchit avec émotion la porte que le notaire lui tenait largement ouverte, d’un geste un peu théâtral.

— Asseyez-vous, mademoiselle.

Me Lemasle fit le tour de son bureau, s’assit avec précaution en tirant sur le pli de son pantalon et, mettant ses lunettes avant de regarder la jeune fille :

— Vous êtes bien Mlle Colette Semnoz ?

— Oui, monsieur.

— Il semblait réfléchir. Enfin, d’un geste onctueux, il décrocha le téléphone.

— Veuillez m’apporter le dossier Letellier.

Tandis qu’ils attendaient, Colette se tenait immobile, assise sur le bord de sa chaise, tout intimidée ; Me Lemasle, ses lunettes relevées, se bassinait les paupières avec un plaisir non dissimulé.

Un clerc apporta le dossier demandé. Me Lemasle l’ouvrit, le feuilleta et, levant un regard inquisiteur vers la jeune fille, lui demanda :

— Votre père se nommait bien Jean-Joseph-Louis Semnoz, né à Annecy, le 24 juillet 18.., et votre mère Marie-Léontine Gerlaz, née également à Annecy, le 31 décembre 18… Votre mère est décédée le 7 juin 19.., et votre père le 9 mars 19.. Votre grand-père Jérôme-Jean-Marie Semnoz avait une sœur, Lucie-Armande-Marie, et un frère, Thomas-Marie-Joseph. Thomas-Marie-Joseph épousa en premières noces Armande Duquesnay et en secondes noces…

Submergée par cette avalanche de noms et ce flot de questions auxquelles le notaire ne demandait pas de réponse, Colette ne chercha pas à suivre cet extraordinaire arbre généalogique.

Son oreille distraite ne retrouva de curiosité qu’en entendant prononcer le nom de Letellier.

— … Anthime-Ernest Letellier est donc votre cousin au troisième degré et vous héritez de ses biens pour une part égale avec M. François-Gustave-Victor Lesquent, descendant direct de Lucie-Armande-Marie Semnoz.

Colette ne trouva rien à dire qu’un « ah ! », qui ne reflétait même pas son étonnement.

Elle ignorait jusqu’à ce jour l’existence d’Anthime-Ernest Letellier. Jamais elle n’avait entendu parler de François-Gustave-Victor Lesquent et n’était pas très sûre de se souvenir du nom des deux femmes du grand-oncle Thomas.

— Vous héritez donc, pour une part égale avec M. François-Gustave-Victor Lesquent, des biens d’Anthime-Ernest Letellier, répéta Me Lemasle.

Colette hocha la tête.

— Anthime-Ernest Letellier, poursuivit maître Lemasle, avait acquis une belle fortune dans l’industrie du cuir et, vers 19.., celle-ci pouvait s’élever à vingt millions de francs, chiffre coquet pour l’époque. Malheureusement, la crise économique qui sévit durant les années 19.. à 19.. le ruina à peu près. Il ne conserva qu’une petite tannerie qu’il vendit deux ans avant sa mort et se retira dans son château de Grandlieu où il devait s’éteindre il y a un an. Je n’eus aucune peine à trouver votre cousin Lesquent, mais ce ne fut qu’après d’innombrables recherches que Me Duvignac, notaire à Annecy, me donna votre adresse, votre ancienne adresse, devrais-je dire. Enfin, je passe sur tous ces détails, et j’ai le plaisir de vous faire savoir que, si la fortune d’Anthime-Ernest Letellier n’est pas celle que vous étiez en droit d’espérer, il reste néanmoins le château de Grandlieu et des titres de rentes pour deux cent mille francs environ.

Colette, que ce déluge de paroles et cette nouvelle inattendue éberluaient, murmura en souriant :

— Je suis donc châtelaine.

Colette imaginait déjà de grosses tours couronnant une éminence, qui surplomberait elle-même un petit village aux toits de tuiles brunies par le temps.

Me Lemasle eut un sourire teinté de commisération.

Je vous rappelle que le château ne vous appartient que pour moitié avec M. Lesquent. En outre, vous aurez des droits de succession assez élevés à payer, parce que Anthime-Ernest Letellier n’était votre parent qu’au troisième degré. Il est donc possible que vous soyez amenée à vendre cette propriété. Dans ce cas, il vous restera une somme assez coquette, peut-être trois ou quatre cent mille francs.

Colette fut toute désappointée de voir son château s’évanouir si brusquement.

— M. Lesquent, poursuivit le notaire, est désireux de vendre et m’a chargé d’une proposition. Voulez-vous racheter sa part ?

Colette eut un sourire voilé de tristesse.

— Quand même le voudrais-je, je ne le pourrais pas. Je suis orpheline, mon père est mort ruiné et, n’ayant fait que des études classiques peu poussées, j’ai dû me contenter, pour vivre, d’un emploi assez modeste dans une maison d’exportation. Je n’ai pas de fortune.

— Dans ce cas, vous ne ferez pas de difficultés pour vendre votre part ?

— Certes, non !

— Eh bien ! Mademoiselle, c’est parfait, j’ai déjà reçu quelques propositions d’achat.

Il feuilleta le dossier.

— Oui, une Caisse de Sécurité Sociale qui cherche un château afin d’y installer une maison de repos pour enfants et un particulier. Je vais écrire à l’un et à l’autre et leur demander de préciser leurs offres.

Me Lemasle referma le dossier. Il se leva de sa chaise pour faire comprendre à sa visiteuse qu’il jugeait l’entretien terminé.

Colette se leva et remercia le notaire de son accueil. Comme il la reconduisait jusqu’à la porte, elle lui demanda :

— Vous n’avez pas de photographie de ce château ?

— Malheureusement, non. C’est un château de style Louis XIII. Il est entouré d’un parc de deux hectares et demi, dont une partie est plantée d’arbres fruitiers. La toiture nécessiterait quelques réparations, mais l’état général est bon.

Colette fit encore quelques pas.

— Où est-il situé ?

— À dix kilomètres d’ici, sur le bord de la Seine, non loin de la forêt de Brotonne.

— Je vous remercie, maître… Si, un jour, vous avez l’occasion de vous en procurer une photographie, envoyez-la-moi. Je serais très heureuse d’avoir un souvenir de notre château.

— Je n’y manquerai pas. Au revoir, mademoiselle.

Colette se retrouva sur la grand-place, déserte et sombre. La pluie n’avait pas cessé de tomber et, par endroits, de grandes flaques d’eau miroitaient dans l’ombre. En face, la lumière jaune d’un café l’attira.

L’éclairage médiocre, les tables aux marbres poisseux, la grande glace au tain piqué, le plafond noirci duquel pendait un papier à mouches, tout cela écœura la jeune fille qui rêvait de hautes frondaisons, de tapis de gazon et de fenêtres s’ouvrant sur la perspective d’un parc à la française.

Elle y entra cependant, ne but qu’une gorgée du café qu’elle avait commandé pour se réchauffer et, après avoir payé, se dirigea, sous la pluie fine et tenace, vers la gare à demi obscure qui sentait la poussière, la colle sure et la fumée.