VI

Tout en faisant le point de cette journée, Colette erra à travers Pont-Audemer à la recherche d’une chambre.

Sur sa porte, le premier hôtel affichait une pancarte « Complet ». Au second, Colette n’eut pas le temps d’entrer dans le hall, d’autres voyageurs en ressortaient. Ils n’avaient pas trouvé de chambre.

La jeune fille se hasarda vers un hôtel plus luxueux, où elle n’avait pas osé entrer tout à l’heure.

Nous n’avons plus de chambre, mademoiselle.

Elle commençait à regretter de n’être pas restée à Grandlieu, quand une somptueuse Delahaye s’arrêta au bord du trottoir.

— Pardon, madame, pouvez-vous m’indiquer un hôtel.

— Il y a bien l’hôtel du Plat d’Etain, à cinquante mètres d’ici…

— Je sais, mais il est complet.

— J’allais vous le dire. Je viens de faire trois hôtels et il n’y a plus une chambre libre.

— Je vous remercie de ce renseignement, madame. Je ne vais pas rester dans cette ville, je vais pousser jusqu’à Lisieux.

Le monsieur salua et silencieusement l’auto s’éloigna.

Colette poursuivit vainement ses recherches. Le patron de la dernière auberge visitée eut pitié d’elle.

— Ma pauvre demoiselle, je n’ai rien pour vous coucher, mais il y a peut-être un moyen de vous tirer d’embarras. Il y a là un monsieur et une dame qui sont comme vous. Ils n’ont rien trouvé ici. Ils viennent de téléphoner à Vieux-Port, un petit village à onze kilomètres d’ici. On leur a répondu qu’il y a des chambres disponibles. N’est-ce pas, monsieur ?

La jeune fille, qui ne se sentait pas d’humeur aventureuse, ne montra aucun enthousiasme pour ce projet. Elle eût sans doute remercié l’aubergiste et serait partie si le monsieur âgé auquel l’aubergiste s’était adressé ne lui avait dit :

— Mais, approchez donc, mademoiselle, n’ayez pas peur. Vous ne trouvez pas de chambre ici ? Je n’en suis pas étonné, nous avons fait tous les hôtels, ma femme et moi. Si je peux vous rendre service en vous emmenant à Vieux-Port, ce sera avec plaisir.

Colette se confondit en remerciements, et un quart d’heure plus tard l’auto du vieux couple s’arrêtait au bord de la Seine, devant une vieille auberge.

— Nous vous amenons une cliente de plus, dit en riant le joyeux vieillard.

L’hôtelier se gratta la tête.

— C’est que je vous ai gardé une chambre, mais je n’en ai pas d’autre libre.

Voyant l’embarras de la jeune fille, l’hôtelier demanda :

— Vous êtes ensemble ?

— Non, fit Colette, mais en cette saison je ne peux cependant pas dormir dehors.

— Écoutez-moi. À cent mètres d’ici, en suivant la route, il y a un autre hôtel. À tout hasard, allez voir. Si vous ne trouvez rien, revenez. Je vous offrirai une botte de paille. À votre âge, vous dormirez quand même.

La jeune fille remercia l’hôtelier de son intention et, après avoir pris congé des gens si aimables qui l’avaient amenée de Charybde en Scylla, pensait-elle, reprit sa valise et se dirigea vers la dernière auberge.

Il faisait maintenant absolument nuit et, n’étaient les phares d’une auto stationnant un peu plus loin, la jeune fille se serait peut-être égarée.

L’auto était arrêtée devant l’auberge. Colette, en passant, trouva qu’elle ressemblait étrangement à la voiture dont le propriétaire lui avait demandé de lui indiquer un hôtel à Pont-Audemer.

Colette, fatiguée, monta péniblement les cinq marches qui menaient à la porte de l’auberge.

— Une chambre ? Oui, mademoiselle, il nous en reste une.

Colette eût sauté au cou de la bonne dame qui, déjà, s’emparait de sa valise.

Au bureau, où elle devait remplir la fiche, Colette dut attendre que le voyageur, devant elle, eut terminé cette formalité. C’était un solide gaillard bâti en athlète et fort élégamment vêtu d’un costume de sport.

Quand il se retourna, il eut une seconde d’arrêt.

— Excusez-moi, madame, n’est-ce pas à vous à qui j’ai demandé l’adresse d’un hôtel à Pont-Audemer ?

Il avait un visage si souriant, si net, si dénué d’effronterie, que la jeune fille n’hésita pas à lui répondre :

— Mais oui, monsieur, et vous voyez que les grands esprits se rencontrent, puisque vous avez abandonné Lisieux pour Vieux-Port.

Ils rirent tous deux, et fort discrètement, après l’avoir saluée, le jeune homme s’en alla.

Maintenant, assurée d’un gîte, Colette se sentait l’âme si joyeuse qu’elle eût chanté. Les âmes gaies sont généreuses… elle ne tenait plus aucun grief à François de son attitude.

« Une simple méprise d’un petit garçon qui n’est pas sorti de son trou, se dit-elle. Il a cru, parce que j’étais Parisienne, que je me laisserais facilement glisser sur le chemin du flirt. Erreur, mon petit bonhomme ; la leçon, j’espère, vous aura servi, et demain vous serez sage. »

Elle pensa alors que, le lendemain, à dix heures, il l’attendrait devant l’église de Pont-Audemer.

« Comment vais-je regagner Pont-Audemer ? Voyons, ici, nous sommes au bord de la Seine, ne serait-il pas plus simple d’aller directement à Grandlieu ? Il faudra que je pose la question à l’hôtelière. »

Détendue par quelques ablutions, puis remaquillée et recoiffée, joyeuse et satisfaite d’elle, Colette descendit vers la salle à manger. Dès qu’elle y entra, son regard croisa celui du propriétaire de la Delahaye. Il lui adressa un amical sourire auquel elle répondit avec réserve. La serveuse lui désigna une petite table dans un coin de la salle. De cet endroit, elle pouvait voir toutes les tables qui, à cette heure, étaient occupées.

Au centre, une longue table réunissait quatre couples qui, certainement, étaient ensemble, car ils parlaient les uns avec les autres fort joyeusement, et leur groupe donnait beaucoup d’animation à la salle. Les guéridons étaient occupés par des couples âgés, deux autres tables par des parents avec des enfants. À l’autre extrémité, solitaire comme elle-même, le monsieur de Pont-Audemer, comme le désignait la jeune fille, dînait mélancoliquement.

Peu à peu, les hôtes se retirèrent, d’abord les parents accompagnés d’enfants, puis les personnes âgées, et il ne resta bientôt plus que les quatre jeunes couples qui parlaient et riaient tellement qu’ils n’en étaient qu’au fromage. Le solitaire prenait son café tout en lisant le journal, et Colette, arrivée la dernière, s’amusait énormément du spectacle de cette salle d’auberge campagnarde, où les huit de la grande table apportaient une atmosphère de vacances.

— Mais il n’y a plus que nous, fit tout à coup l’une des jeunes femmes.

— Pas tout à fait, dit l’un de ses compagnons.

Ils s’étaient tous retournés pour constater leur relative solitude et, loin de les apaiser, cette constatation fit rebondir leur animation. Ils avaient terminé le dessert et l’une des jeunes femmes aperçut le pick-up qui trônait dans un coin. Elle proposa de danser.

Colette, qui avait fini de dîner, se leva pour ne pas être importune.

— Oh ! mais restez avec nous, dit la jeune femme. Si toutefois vous aimez danser.

Les autres convives insistèrent et, avant qu’elle eût réfléchi, Colette se trouva dansant au bras de l’un des jeunes gens.

En vérité, sa solitude qui lui pesait depuis quelques instants, en regard de la joyeuse bande, trouva son compte à cette diversion.

En passant près de la table du monsieur de Pont-Audemer, la jeune fille aperçut deux jeunes femmes qui l’assiégeaient pour le décider à rester. Après s’être fait quelque peu prier, il finit par céder, lui aussi.

Colette apprit de son cavalier qu’ils étaient une bande d’amis, les uns habitant Paris, les autres la Normandie. Ils avaient coutume de se retrouver à Vieux-Port deux ou trois fois l’an.

Pour la troisième danse, le monsieur de Pont-Audemer vint inviter Colette. Malgré la gentillesse de ceux de la bande, ils se trouvaient l’un et l’autre un peu en marge. De nombreuses allusions à certaines plaisanteries leur échappaient totalement, et ceci les incita plus ou moins obscurément à rester le plus souvent ensemble.

Malgré elle, Colette ne put s’empêcher de comparer son cavalier du soir avec son compagnon de la journée. Comparaison qui était tout à l’avantage du monsieur de Pont-Audemer.

Il n’était d’ailleurs plus pour elle le monsieur de Pont-Audemer. Maintenant, elle savait son nom. L’un des garçons de la bande ayant pris l’initiative de faire les présentations, Colette savait qu’il avait nom Pierre Chavanay.

« Pierre Chavanay ! Où ai-je entendu ce nom-là ? » se demandait-elle tout en dansant une samba.

Il avait une telle distinction, une manière de mettre à l’aise sans devenir envahissant, un esprit d’à propos, une bonne humeur cependant voilée d’une aristocratique mélancolie, que la jeune fille prit plaisir en sa compagnie.

Elle-même n’était nullement déplacée à ses côtés. Si la mort de son père et les difficultés de l’existence actuelle l’avaient obligée à se contenter, pour logement, d’un atelier d’artiste à Montmartre, et, pour occupation, d’un emploi assez modeste, Colette avait reçu durant son enfance et sa première jeunesse l’éducation sévère et quelque peu cérémonieuse des Dominicaines. Au contact de Chavanay, elle retrouvait automatiquement ces petits riens qui l’eussent, sans doute, fait juger prétentieuse par ses collègues, et même peut-être par Lina, et qui semblaient ici parfaitement naturels.

Discrètement, vers minuit, le jeune homme commanda quelques bouteilles de champagne et, dans une atmosphère joyeuse, la soirée se poursuivit de tangos en sambas et de slows en be-bop.

Il était plus de deux heures du matin quand, épuisée de fatigue, mais heureuse, Colette se glissa dans les draps frais du lit de sa chambre rustique.