Châtelaine, un jour…/5
V
Colette regarda sa montre.
« Trois heures, et Lina n’est pas encore là. »
Lesquent allait arriver, songea-t-elle. N’était-ce pas l’heure à laquelle il devait venir les chercher ?
Colette eût préféré que Lina arrivât avant lui, pour lui demander si vraiment la présence du jeune homme n’allait pas la gêner. Et puis, d’autres obscures raisons l’invitaient à souhaiter que Lina fût avec elle quand son cousin arriverait.
Colette vérifia si elle n’avait rien oublié. Elle ferma le compteur à gaz, tira la housse du divan, remit de l’harmonie dans les plis des rideaux et, à cet instant précis, entendit sonner.
« Ce n’est pas Lina, quelle fille ! »
Lesquent entrait, souriant et satisfait de lui-même.
— Bonjour, ma cousine ! Savez-vous à quoi je pensais en montant ? Eh bien ! que j’allais vous dire « Bonjour, ma cousine. » Ça fait terriblement province. Comme, de nous deux, c’est moi le provincial, je me trouve quelque peu offensé. Alors, ne faisons pas de manières et appelez-moi François, je vous appellerai Colette.
— Je n’y vois pas d’inconvénient.
— Eh bien pour la peine, nous allons nous embrasser.
Avec sa manière brusque habituelle, il attira la jeune fille et l’embrassa avec quelque rudesse. Colette remarqua que, cette fois, le baiser était moins expéditif, qu’il la serrait un peu plus fort, que le contact de ses lèvres traînait un peu plus.
« Je me fais une idée, se dit-elle, parce que Lina n’est pas encore là… je désirais tellement qu’elle arrivât la première. »
Cependant, elle se sentit quelque peu blessée de la façon cavalière dont François se comportait.
— Elle n’est pas là, votre amie ?
— Oh ! elle ne va pas tarder, elle est toujours à l’heure.
Lesquent fit quelques plaisanteries faciles sur l’exactitude des femmes et il musarda à travers le petit logis pour s’immobiliser enfin devant la baie s’ouvrant sur le panorama de Paris.
Tout à coup, on frappa. D’un bond, Colette fut à la porte. Elle ne vit tout d’abord qu’un petit papier bleu que lui tendait un jeune homme.
C’était un pneumatique.
Elle déchira rapidement la bande et lut :
Ma petite Colette,
Un malencontreux début de grippe vient contrecarrer nos projets. Il est plus sage que je garde la chambre. Fais quand même ta visite à ton château, car, s’il était vendu entre temps, j’aurais toujours le regret de t’avoir empêchée de vivre ta journée de châtelaine. Tu ne vas pas être seule, puisque, ainsi que tu me le disais hier, le fameux cousin t’accompagnera.
À mardi soir, ma chérie, j’ai hâte de t’entendre me raconter ta promenade.
— Une mauvaise nouvelle ?
Colette leva les yeux vers son cousin.
— Lina ne vient pas, elle est grippée.
— Ce n’est pas de chance.
Comme Colette restait rêveuse, Lesquent lui dit :
— Nous n’avons plus besoin d’attendre. Vous êtes désappointée, n’est-ce pas ?
— Oui, j’aurais mauvaise grâce à vous le cacher.
— Ce n’est pas très gentil pour moi.
— Excusez-moi. Mais nous nous étions fait un tel plaisir, Lina et moi… Pour un peu, je resterais.
— Vous n’allez pas me jouer ce tour ? Moi qui ne suis resté hier soir à Paris que pour avoir la joie de vous conduire à Grandlieu. Vous me laisseriez repartir seul ?
— Non, bien sûr.
Il saisit la valise de Colette.
— Partons, si vous voulez, dit la jeune fille, à regret, en ouvrant la porte.
D’un geste suffisant, Lesquent désigna son cabriolet.
— La saison est encore trop fraîche pour que je retire la capote. Mais l’été, c’est très agréable.
Il se révéla fort bavard. Il vanta, d’abord, les qualités de sa voiture, puis il raconta son séjour à Paris en termes assez voilés.
— J’ai dîné dans un restaurant select hier soir ; ensuite, je suis allé au music-hall et je ne suis rentré à l’hôtel qu’à trois heures du matin. J’ai regretté de ne pas vous avoir invitée, j’y ai pensé trop tard. Vous vous seriez bien amusée.
Ce fut un peu avant Mantes que Colette risqua cette question qu’elle avait sur les lèvres depuis le départ :
— Vous ne m’avez pas dit ce que vous faites, François.
— Ce que je fais ?
— Oui, quel est votre métier ? Je ne sais pas non plus où vous habitez. Vous m’avez bien dit que vous étiez provincial…
— Mais j’habite Grandlieu.
— Vous habitez au château ?
— Actuellement, oui, et jusqu’à ce qu’il soit vendu.
Colette ne put cacher sa surprise. François poursuivit :
— Il n’y a là rien d’extraordinaire, car je l’habite depuis plusieurs années. J’ai vécu avec Anthime.
Lesquent montrait un tel naturel, une telle tranquillité, que Colette se reprocha sa surprise.
Il n’était pas anormal que son cousin habitât avec Anthime Letellier, puisqu’ils étaient également cousins. En vérité, c’était elle, Colette, l’intruse. Elle n’avait pas connu Anthime et se voyait attribuer la moitié de son héritage. Lesquent, qui avait vécu avec lui, se trouvait en quelque sorte dépouillé par une inconnue. Dépouillé légalement, soit, mais dépouillé quand même.
La jeune fille allait témoigner à son cousin de ses scrupules quand celui-ci lui fit remarquer la beauté du paysage.
Ils sortaient de Rosny et la route bordait la Seine presque au ras de l’eau, avant d’escalader la côte vers Bonnières. Le soleil, jusqu’ici capricieux, éclairait magnifiquement la boucle du fleuve dans la douceur bleutée du ciel d’Ile-de-France.
À gauche, une auberge coquettement fleurie de primevères et de fleurs précoces. Le jeune homme proposa de s’y arrêter un moment.
Il rangea son auto sur le bord de la route et ils firent quelques pas tous les deux sans parler. Puis François demanda :
— Vous avez peut-être déjeuné un peu rapidement ? Voulez-vous que nous prenions une tasse de thé ?
— J’accepte avec plaisir.
Colette et son cousin entrèrent dans l’auberge et, tandis qu’ils attendaient qu’on les servît, Lesquent fredonna Tea for two.
— Puisque vous habitez Grandlieu, vous devez bien avoir une photo du château.
— Certainement. Vous êtes curieuse de voir votre bien ?
Il glissait déjà la main vers son portefeuille, quand il se ravisa.
— Vous êtes vraiment pressée de voir Grand-lieu ?
— Bien sûr, fit-elle, étonnée.
— Ne déflorez pas votre plaisir, nous y serons dans une heure.
— Vous croyez que j’aurai plus de plaisir à le découvrir en « vrai » si je n’ai pas vu la photo avant ?
— Plus de plaisir, peut-être, mais aussi moins de désillusion. J’ai dans mon portefeuille une fort belle photo qui l’avantage assez. Je vous la donnerai pour que vous la montriez à vos amis, pour les étonner. Mais quand on le voit « en vrai », comme vous dites, il est beaucoup moins somptueux.
— Alors, j’attendrai, dit la jeune fille avec une nuance de regret.
Quand ils eurent pris le thé, ils restèrent un moment à deviser à bâtons rompus, et, soudain, la jeune fille s’écria :
— Oh ! regardez ces péniches qui passent. Si nous allions au bord de la Seine…
Ils trouvèrent l’ancien chemin de halage et suivirent le fleuve vers l’aval.
— C’est extraordinaire ce qu’un fleuve donne de vie dans un paysage. Il y a d’abord les bateaux qui passent, mais, même sans bateau, il y a l’eau, ses miroitements, ses reflets, ses couleurs changeantes. Voit-on la Seine de Grandlieu ?
— Oui, entre les arbres. Vous verrez passer les grands bateaux qui montent à Rouen ; mais, quand on y habite, on n’y fait guère attention.
Ils marchèrent l’un près de l’autre et Colette, que cette promenade égayait, exprima sa joie. Elle eut cependant une pensée pour Lina.
— Pauvre Lina, quel plaisir elle aurait eu à être avec nous.
— Elle ne sera pas plus heureuse si vous vous attristez, et, moi, j’aime vous voir rire comme vous le faisiez tout à l’heure.
Il s’était rapproché d’elle et il tenta de la prendre par la taille. Sans éclat, elle détacha sa main et s’éloigna de lui.
— Il faudrait peut-être que nous regagnions la voiture, dit-elle.
— S’il vous plaît de rester ici quelque temps encore. Nous avons jusqu’à minuit pour être aujourd’hui à Grandlieu.
Colette, que la tentative du jeune homme avait vexée, dit avec froideur :
— Je ne vais pas à Grandlieu ce soir.
Lesquent la regarda avec étonnement.
— Mais où allez-vous, alors ?
— Mon intention est d’aller à Pont-Audemer, d’y trouver un hôtel, et demain de me rendre à Grandlieu pour visiter le château.
— Vous n’allez pas passer une nuit à l’hôtel, alors qu’il y a vingt chambres au château !
— Peut-être, mais je ne veux pas vous importuner et…
— Et ?
Colette détourna les yeux et fit :
— Je préfère aller à l’hôtel.
Ils ne parlèrent plus jusqu’à l’auto.
Ce fut beaucoup plus loin que leur conversation reprit sur un sujet anodin.
Colette, qui connaissait mal la région, ne commença à s’étonner de la route prise que lorsqu’ils furent devant une plaque indicatrice qui désignait « Forêt de Brotonne ».
— Je vous ai dit, François, que je voulais, ce soir, aller à Pont-Audemer.
— Si vous v tenez, je vous y conduirai tout à l’heure ; mais, avant, nous avons le temps de passer par le château.
Elle ne répondit pas. À quoi bon ? Quand l’auto serait arrêtée, elle jugerait alors ce qu’elle devait faire.
Ils suivaient une route rigoureusement droite ; à perte de vue s’étendaient de hautes futaies. Puis la route devint plus accidentée et, entre les arbres, elle aperçut la Seine. Maintenant, ils longeaient à peu près le fleuve, tantôt s’en éloignant, tantôt s’en rapprochant. Soudain, Lesquent freina. Un sentier rocailleux s’ouvrait sur la gauche, dans l’argile de la forêt, et il grimpait entre les arbres, laissant la Seine derrière lui. Le jeune homme y engagea sa voiture, lentement, parce que le chemin était défoncé et la pente raide.
Le soir tombait déjà et l’ombre s’épaississait sous les arbres qui, dénués de feuilles, étaient cependant très drus.
Colette commençait à n’être plus du tout rassurée. Si elle n’eût pas craint davantage de se perdre dans cette forêt immense, elle eût sauté de l’auto.
Elle jeta un regard vers son cousin, très occupé à éviter les fondrières et les racines qui débordaient du talus. Enfin, la route devint plus plane et ils sortirent de la forêt.
Un pré planté d’arbres s’étendait au-delà du chemin. Ils le longèrent jusqu’à une barrière et Lesquent arrêta sa voiture.
— C’est ici ?
Le jeune homme feignit de ne pas entendre. Il descendit de l’auto pour aller ouvrir la barrière.
Quand il fut revenu et eut remis la voiture en route, il dit avec quelque emphase :
— Ma chère, vous voici dans nos terres.
Ils traversèrent le pré planté de pommiers et brusquement, au bout d’une splendide esplanade de gazon, la jeune fille aperçut le château.
De pierres blanches et de briques roses, il avait grande allure avec ses toits élevés et ses cheminées à la française. Le rez-de-chaussée et l’étage étaient percés de hautes fenêtres. De part et d’autre de l’escalier monumental, une ligne verticale de colonnes supportait un fronton chargé d’allégories.
Une sorte de campanile assez bas couronnait cet ensemble que n’eût pas désavoué Mansard.
Lesquent avait arrêté de nouveau sa voiture pour laisser à Colette le temps de contempler leur propriété.
— Qu’en dites-vous, ma chère amie ?
— C’est merveilleux…
Emue d’admiration, Colette ne put trouver d’autres mots.
— Regardez à droite.
La jeune fille tourna la tête. Elle aperçut l’esplanade bordée de hautes frondaisons, qui semblait descendre jusqu’à la Seine.
Dans la pénombre du soir, des vapeurs montaient du fleuve, embuant ses rives. Là-bas, au détour de la boucle qui s’amorce vers Aizier et Quillebeuf, un navire hérissé de mâts de charge s’avançait, sombre silhouette percée de lumière, et seul le bourdonnement de ses machines, semblable au grondement de quelque animal fabuleux, troublait le silence.
Perdue dans la rêverie que lui inspirait ce majestueux tableau, la jeune fille ne s’aperçut pas, tout d’abord, que Lesquent s’était approché d’elle et avait passé son bras par-dessus son épaule. Elle ne s’en rendit compte que lorsqu’il commença à la serrer contre lui.
— Que pensez-vous de notre propriété, très chère… ?
D’un mouvement d’épaule, la jeune fille tenta de se dégager.
— Elle est très belle.
— Vous êtes heureuse ?
— Oui. Voulez-vous me laisser, s’il vous plaît.
— Colette, ne croyez-vous pas que…
— Qu’il est temps que vous me conduisiez à Pont-Audemer, certainement.
— Nous avons de longues heures devant nous. Vous n’avez encore rien vu.
Pour la rassurer, Lesquent retira son bras et remit la voiture en marche. Il ne s’arrêta, cette fois, qu’au pied de l’escalier de pierre blanche et, sans rien lui demander, descendit de l’auto.
Il gravit quelques marches avant de se retourner et proposa :
— Voulez-vous venir ?
La jeune fille sortit de la voiture, mais elle s’arrêta aussitôt.
— Vous ne vivez pas seul, ici ?
— Non, le palefrenier d’Anthime habite toujours les communs. Dans la journée, il travaille dans les fermes du voisinage. Pour mon service, j’ai une cuisinière qui me sert de gouvernante.
Colette, les yeux baissés, remarqua combien l’herbe gagnait sur le sable de l’allée. Il y avait même de curieuses graminées qui commençaient à pousser entre les marches de pierre.
— Voulez-vous entrer ? insista-t-il.
— Je ne voudrais pas qu’il y eût de malentendu entre nous, François.
— Mais il n’y a pas de malentendu, Colette…
— Vous me comprenez fort bien. Il y a dans votre attitude des intentions, des gestes, qui me choquent. J’ai accepté très simplement votre invitation, sans aucune arrière-pensée, ne vous méprenez pas.
— Vous romancez, ma chère. Que voulez-vous ?
— Que vous me meniez à Pont-Audemer.
— Sans avoir visité le château ?
— Je reviendrai demain, dans la journée.
D’un pas nerveux, il redescendit l’escalier et monta dans son auto. Colette s’installa près de lui et la voiture démarra brutalement.
Ils contournèrent le château et suivirent une allée bordée d’arbres qui menait à une grille monumentale, mais chemins et bâtiments portaient les signes de l’abandon. L’herbe envahissait tout.
Chemin faisant, la jeune fille se demandait pour quelle raison son étrange cousin l’avait fait passer par la route rocailleuse de la forêt au lieu d’entrer par celle-ci.
Il dut descendre de voiture deux fois, d’abord pour ouvrir la grille, puis pour la refermer. Ils trouvèrent aussitôt une excellente route goudronnée qui, en quelques minutes, les mena à Pont-Audemer.
Pendant ce trajet, ni l’un ni l’autre ne desserra les dents.
— Vous préférez un hôtel à un autre ?
— Nullement, laissez-moi sur la place, je me débrouillerai.
Au moment de le quitter, Colette eut un remords. La voix chavirée, elle dit, en tendant sa main :
— Au revoir, François… et merci.
— À demain. Voulez-vous que je vienne vous chercher ?
— Oh ! je ne sais pas, je n’en sais rien.
Elle ne se sentait pas très fière d’elle. Ne s’était-elle pas exagéré les attitudes de François ?
— Je serai à dix heures devant l’église, fit-il.
— Merci.